Aristote, sur Démocrite. Fragment 208 Rose1
p. 69-79
Texte intégral
1Avant d’expliquer que le monde inengendré est aussi incorruptible (De Caelo A 10, 279b12ss), Aristote résume les opinions de ses prédécesseurs et les répartit en trois classes. S’ils ont tous pensé que le monde est engendré, ils n’en divergent pas moins pour en expliquer le devenir : les premiers disent que le monde dure éternellement2. Les seconds le disent périssable comme n’importe quel autre corps composé. Les troisièmes enfin, les seuls explicitement nommés : Empédocle3 et Héraclite4, se situant à l’intermédiaire entre la pérennité et la corruption, disent le monde changeant, tantôt tel que nous le voyons, tantôt autre, selon qu’il existe ou disparaît. La première classe, à l’évidence, inclut Platon et ses successeurs immédiats, auxquels Alexandre d’Aphrodise avait ajouté les théologiens : Orphée et Hésiode5, mais surtout, antérieure aux raffinements spéculatifs, une conception naïve de la cosmologie. Seule la seconde classe pose problème. Si l’on suppose qu’Aristote argumente contre les Atomistes, c’est au prix d’une simplification, puisque dans son développement ultérieur (280a11-27), il examine successivement l’hypothèse d’un monde unique et celle de mondes infinis. La première lui paraît absolument irrecevable ; la seconde simplement plus acceptable6. Il n’argumente pas.
2Pour commenter ce tableau, le commentaire du commentaire7 occultant le texte lui-même, Simplicius cite, paraphrase et rectifie le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise, en s’appuyant sur un fragment du Démocrite8 :
Et voici ce qu’ajoute Alexandre : « Ceux qui disent que le Tout est tantôt ainsi, tantôt autrement, parlent plutôt d’une altération du Tout, et non pas d’une génération et d’une destruction. Et ceux, dit-il, qui disent le monde générable et destructible, comme n’importe quel autre composé, pourraient être Démocrite et les siens. En effet, de même que chacune des autres choses s’engendre et se détruit selon eux, de même aussi chacun des mondes infinis. Et de même que dans les autres cas, ce qui s’engendre n’est pas identique à ce qui se détruit, si ce n’est spécifiquement, ils disent qu’il en va de même dans le cas des mondes aussi. Et si les atomes restent identiques, n’étant pas susceptibles de modifications, il est évident qu’eux aussi pourraient parler d’une altération des mondes et non d’une destruction comme Empédocle et Héraclite semblent en parler ».
Quelques mots paraphrasés du Démocrite d’Aristote expliciteront la conception de ces hommes : « Démocrite pense que la nature des êtres éternels, c’est de petites substances, infinies en nombre ; et il leur suppose, d’autre part, un lieu d’étendue infinie. Il appelle le lieu des noms de vide, de néant et d’infini ; et chacune des substances, des noms de chose (den), de compact, d’être. Il pense que les substances, sont si petites qu’elles échappent à nos sens ; qu’elles ont toutes sortes de figures et de formes, et des différences de taille ; qu’à partir de cela désormais, comme à partir d’éléments, elles engendrent et combinent les volumes visibles et perceptibles. Elles divergent, pense-t-il, et se déplacent dans le vide à cause de leur dissimilitude et des autres différences déjà dites ; en se déplaçant, elles se rencontrent et s’entrelacent d’un entrelacs si fort qu’il les fait se toucher et être toutes proches les unes des autres ; toutefois, il n’engendre pas en vérité une seule nature à partir d’elles, pas la moindre. Il est en effet tout à fait naïf de penser que deux ou plus ne puissent jamais devenir une unité. Au maintien jusqu’à un certain point des substances les unes avec les autres, il attribue comme cause les imbrications et les accrochages des corps. Les uns en effet sont scalènes, d’autres sont crochus, d’autres sont creux, d’autres sont bombés, d’autres enfin ont d’autres différences innombrables. Il pense qu’ils se tiennent les uns aux autres et restent ensemble un certain temps jusqu’à ce que quelque nécessité plus forte survienne d’alentour, les secoue et les disperse de part et d’autre. Il explique la génération et son contraire, la dissociation, non seulement à propos des êtres vivants, mais aussi des plantes et des mondes, et, en général, de tous les corps sensibles ».
Si donc la génération est une association des atomes, et la destruction, une dissociation, d’après Démocrite aussi, la génération, pourrait être une altération. Et de fait Empédocle dit aussi que ce qui s’engendre n’est pas identique à ce qui périt si ce n’est spécifiquement ; et cependant Alexandre dit que celui-là suppose une altération, et non pas une génération9.
3Alexandre pose un dilemme et le résout par un raisonnement. Il suppose, au conditionnel, que Démocrite et ses proches auraient pu tenir les mondes pour susceptibles de naître et de mourir, puisqu’ils n’ont aucune raison de différer des autres composés10. Toutefois, ils ne peuvent pas ne pas admettre que ce qui existe et ce qui n’est pas ou plus (par exemple, un monde existant et un monde disparu) n’ont pas le même mode d’être et ne se ressemblent que formellement (κατ' εἶδος). Seules persistent dans leur identité inaltérable les formes ou les substances insécables. Démocrite se rapproche donc de la troisième classe, d’Empédocle et d’Héraclite.
4Dans ce contexte, la citation du Traité sur Démocrite doit expliciter la cosmogonie des Atomistes. H. Wismann a analysé la démarche11 : pour traiter les atomes comme des corps naturels, Aristote leur impose une triple détermination analogique. Du point de vue de l’ontologie, il les désigne d’abord comme des petites substances (μικρὰς οὐσίς), auxquelles il assigne un lieu. Du point de vue de la cosmologie, il leur attribue les propriétés fondamentales des formes, supposées mobiles dans l’espace, de sorte qu’elles se combinent. Du point de vue de la physique, il tient ces combinaisons pour des conglomérats éphémères, que fonde, transforme et détruit le combat naturel des forces opposées. Les principes ontologiques fondent donc une cosmogonie, puis une physique générale qui, à son tour, englobe et justifie la cosmogonie.
5Dans le détail, les précisions font référence à la lettre de la doctrine : les substances supposées sont infinies en nombre, si minuscules qu’elles échappent à la perception. Leur dénomination même flotte. Le nom artificiel de δέν donne à entendre que le οὐδέν, le « rien », « le nulle chose », précède, au moins théoriquement, le « den », le « quelque chose »12, avec lequel il forme une paire explicitement antithétique. La solidité absolue (ναστόν)13 connote la résistance au toucher, l’infrangibilité matérielle. Le nom d’être (ὄν) fait référence à la réflexion ontologique14. C’est que la doctrine peut recouvrir une pensée formaliste polaire, physique ou ontologique, selon les points de vue et les dénominations choisies. On ne peut pas en déduire que les Atomistes ne distinguaient pas les différents ordres15.
6L’espace n’est pas donné pour ce qui englobe formellement et abstraitement les corps. Il est autonomisé dans son altérité radicale (ἄλλον). Hormis le mot οὐδέν, ses noms ne répondent pas antithétiquement à ceux des substances. Les déviations, pour légères qu’elles soient, portent une signification : dénommer spécifiquement « infini » (ἄπειρον) le lieu, c’est poser l’illimité spatial en modèle de toute infinitude. Le caractériser comme vide (κενόν), c’est postuler une inconsistance absolue et, dans l’univers, une faille irréductible16.
7Le fragment a été à la fois utilisé comme résumé commode de la doctrine17 et négligé parce qu’il paraît trop schématique.18. Il passe aussi pour prouver que les Atomistes sont des physiciens plutôt que des théoriciens abstraits19 ou pour montrer que Démocrite rectifie les doctrines de Leucippe et renchérit20. Si le témoignage déroute, c’est qu’il ne développe pas les questions que l’on attendrait d’un exposé aristotélicien : la multiplicité infinie des formes ne saurait offrir un modèle d’explication aussi séduisant que celui de Platon, pour insatisfaisant qu’il soit ; l’uniformité de substance devrait entraîner l’uniformité de mouvement (naturel) ; le mouvement originel devrait recevoir une explication21.
8Tel que Simplicius le préserve, le résumé juxtapose cinq problématiques : celle de la réalité-irréalité, celle de la consistance physique, celle de l’ontologie en général, celle de l’abstraction formelle, celle de la discontinuité, comme si, à la façon des Sophistes, les Atomistes ne voulaient pas se fixer une seule façon de voir et de dire. Nulle part l’indivisibilité n’est ici évoquée, le terme « atome » n’apparaît en aucun endroit, comme si Aristote évitait sciemment d’aborder le problème théorique de la divisibilité.
9La petitesse ne se fonde pas sur une nécessité intrinsèque, elle se justifie par sa conséquence22 : les substances supposées infrangibles ne sont pas perceptibles23. Elles n’en prennent pas moins toutes les formes connues et imaginables24, toutes les tailles possibles. L’univers de l’infiniment petit reproduit homothétiquement le monde perceptible. Les différences se maintiennent25.
10Dans la cosmogonie, les substances tiennent lieu de matière. Les formes jouent le rôle d’éléments constitutifs26. Elles déterminent les êtres perceptibles, produits par simple association, sans mixtion ni modification fondamentale. Le point de départ n’est pas la dispersion, mais une masse qui se disloque27 (στασιάζειν)28. La dissimilitude (διὰ τὴν ἀνομοιότητα), sous tous ses aspects, est la cause de la séparation et du mouvement dans l’espace, considéré comme vide. La raison des rencontres (ἐμπίπτειν) n’est pas donnée29. Seuls importent l’enchevêtrement (περιπλοκήν), les croisements (ἐπαλλαγάς) et les agrippements (αντιλήψεις) qui produisent des contacts et des promiscuités30, grâce aux irrégularités contrastées des corps (σκαληνά... ἀγκιστρώδη... κοῖλα... κυρτά... ἄλλάς ἀναρίθμους ἔχοντα διαϕοράς)31, mais ne compte pour rien la substance naturelle unique, selon le modèle arithmétique qui impose que les unités s’additionnent mais ne se fondent pas en une grandeur supérieure. On ne peut assurer que cette considération abstraite provient des Atomistes eux-mêmes ou traduit un jugement propre d’Aristote32. Elle fonde axiomatiquement la discontinuité. Si l’être est éclaté en parcelles inaltérables, il ne peut être qu’irréductiblement multiple, ne se confondant pas, se composant par contacts, comme cela est réfuté en De Generatione et Corruptione A 10.
11Un tel assemblage ne peut être que provisoire, sans cesse menacé par les agressions extérieures d’autres corpuscules ou d’autres conglomérats. L’image est empruntée à la guerre, faisant référence aux jets de pierres et de traits. Étrangement, le bombardement reçoit le nom d’ἀνάγκη, de sorte que l’on imagine que si les projectiles ébranlent (διασείσῃ) et dispersent (διασπείρῃ), ils ne disloquent pas totalement, mais enchaînent un nouvel agencement à la suite immédiate du précédent. Le monde dans sa totalité, comme dans ses parties, fonctionne à la façon d’un immense kaléidoscope, se redistribuant à chaque secousse.
12La doxa, ainsi agencée, permet d’imputer à Démocrite l’hypothèse que rien n’advient ni ne disparaît, mais que tout s’altère ou se transforme33. Si le compte rendu, substitué à la doctrine elle-même, livre des informations, ce ne peuvent être que des détails, sur lesquels s’appuie une problématique hétérogène. Le contexte propre du fragment 208 reste inconnu. Il forme en lui-même un tout, résumant, du point de vue d’Aristote, les traits principaux de l’atomisme : ne sont éternels que le vide spatial, les corpuscules compacts, imperceptibles, infiniment divers, mobiles. Naissant de leurs étreintes caduques, les corps composés ne forment pas de véritables unités. Livrés aux dissensions, aux heurts, aux corps à corps, aux affrontements généralisés, le cosmos, et toutes choses en lui, se font et se défont dans la violence.
Notes de bas de page
1 Simplicius In De Caelo, 294,23-295,29 Heiberg ; 68A35 DK. S. Luria, Demokrit, Leningrad, 1970, traduction italienne par A. Krivushina et alii, Democrito, Racolta dei frammenti, Interpretazione e Commentaria di Salomon Luria, Milan, Bompiani, 2007, fait éclater le texte en 7 testimonia (172, 197, 204, 227, 293, 320, 339).
2 Si Aristote ne nomme personne, les commentateurs ne s’y sont pas trompés : il réfute les Académiciens dans le développement qui suit (279b17-280a11). H. F. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy I, New York, 1944, p. 88, suppose qu’Aristote polémique précisément contre Xénocrate, qui aurait répliqué à ses critiques de Platon (voir aussi p. 421-431). P. Moraux (Du ciel, Paris, CUF 1965, p. 40, n. 1) le suit implicitement. L. Elders, Aristoteles Cosmology, Assen 1966, p. 153, renvoie à Physique 251b17-18.
3 Aristote fait référence au combat de Neikos et de Philotès, au double mouvement de désagrégation et d’unification. J. Bollack, Empédocle I, p. 99-101 et 141-146, a analysé le raisonnement d’Aristote dans l’ensemble du chapitre, mais surtout le développement de 280a11-28 : « Empédocle et Héraclite ont en commun le recours à l’origine, le double chemin des choses et la fin, toujours atteinte et jamais acquise, qui oriente le devenir et s’identifie avec l’origine », conclut-il (p. 146).
4 Pour assimiler Héraclite à Empédocle il faut en faire un physicien et donner une signification proprement naturaliste à des formules telles que : Κόσμον, τὸν αὐτὸν ἁπάντων, οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν, ἀλλ' ἦν ἀεὶ καὶ ἒστιν καὶ ἒσται, πῦρ ἀείζωον ἁπτόμενον μέτρα καὶ ἀποσβεννύμενον μέτρα « Le monde, le même parmi tous, pas un, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais toujours il était, il est et il sera, feu toujours vivant qui s’allume suivant la mesure et, suivant la mesure, s’éteint » (Clément, Stromates V 14, 104, 2 = 22B30 DΚ. Traduction de J. Bollack et H. Wismann, Héraclite ou la séparation, Paris, 1972, p. 131). Simplicius disloque le fragment, intervertit le début et la fin, transpose la dernière formule du feu au κόσμος : μέτρα ἁτττόμενοι καὶ μέτρα σβεννύμενοι (In De Caelo, p. 294, 6 et 15sq.). Bien qu’il refuse explicitement de poser une origine et une fin, Héraclite est sommé de les penser. Rapproché d’Empédocle, il est supposé construire une cosmogonie. En retour, il éclaire Empédocle : Philotès et Neikos ne s’opposent pas dans quelque ailleurs originel ou cosmique, mais partout et toujours, comme le feu toujours vivant impose à tous et à tout sa présence alternative. Selon Simplicius (In De Caelo, p. 294, 19sq.), Alexandre d’Aphrodise, commentant le fragment a caractérisé l’ambiguïté d’Héraclite : il emploierait le mot kovsmoς en deux sens pour désigner, tantôt l’ordonnancement cosmique (τήυδε τὴν διακόσμησιν), tantôt la disposition des êtres dans leur ensemble (καθόλου τὰ ὄντα καὶ τὴν τούτων διάταξιν). Pour ne pas s’en tenir aux Présocratiques, Simplicius ajoute les Stoïciens à la liste (p. 294, 7).
5 Simplicius, In De Caelo, p. 293, 14. Un peu plus loin (p. 294, 7-10), il esquisse les caractéristiques d’une interprétation allégorique : ὅτι δὲ οἱ θεολόγοι οὐχ ὡς ἀπὸ χρονικῆς ἀρχῆς, ἀλλ’ ὡς ἀπὸ αἰτίας ποιητικῆς λέγουσι τὴν γένεσιν τοῦ κόσμου καὶ ταύτην μυθικῶς ὥσττερ καὶ τὰ ἄλλα, πρόδηλον « Que les théologiens n’expriment pas la naissance du monde comme à partir d’une origine dans le temps, mais comme à partir d’une cause efficiente, et cela mythiquement, de même que le reste, c’est évident ». L. Elders, Aristotle’s Cosmology, Assen, 1966, p. 152 (renvoyant à W. K. C. Guthrie, History of Greek Philosophy I, Cambridge, 1967, p. 282), ajoute les Pythagoriciens à la liste.
6 280a26-27 : ἀπείρων δ‘ ὄντων (scilicet κόσμων) ἐνδέχεται μᾶλλον « Si les mondes sont infinis, la possibilité est plus grande. »
7 Simplicius signale lui-même qu’il paraphrase, plutôt qu’il ne cite expressément Aristote. Le terme παραγραφεντα désigne dans la langue tardive un commentaire marginal, mais aussi un résumé : “brief summary of one subject, before passing to another”, glosent LSJ, sv III.
8 V. Rose, Aristoteles Pseudepigraphus, Leipzig, 1863, p. 213, tenait le fragment pour erronément attribué à Aristote et authentiquement dû à Théophraste. Le lemme du TLG d’Irvine rappelle cette attribution qu’aucun philologue, apparemment, n’a jusqu’à présent reprise.
9 Καὶ ταῦτα δὲ προστίθησιν ὁ Ἀλέξανδρος, ὅτι οἱ λέγοντες ποτὲ μὲν οὕτως τὸ πᾶν, ποτὲ δὲ ἄλλως ἔχειν, ἀλλοίωσιν μᾶλλον τοῦ παντὸς ἀλλ' οὐ γένεσιν καὶ ϕθορὰν λέγουσιν. " οἱ δὲ γενητόν, ϕησί, καὶ ϕθαρτὸν λέγοντες τὸν κόσμον ὡς ὁτιοῦν ἄλλο τῶν συνισταμένων εἶεν ἂν οἱ περὶ Δημόκριτον. ὡς γὰρ ἕκαστον τῶν ἄλλων γίνεται καὶ ϕθείρεται κατ' αὐτούς, οὕτως καὶ τῶν κόσμων τῶν ἀπείρων ἕκαστος· ὡς γὰρ ἐπὶ τῶν ἄλλων τὸ γινόμενον οὐ ταὐτὸν τῷ ϕθαρέντι, εἰ μὴ ἄρα κατ' εἶδος, οὕτω καὶ ἐπὶ τῶν κόσμων λέγουσιν. Εἰ δὲ αἱ ἄτομοι αἱ αὐταὶ μένουσιν ἀπαθεῖς οὖσαι, δῆλον, ὅτι καὶ οὗτοι ἀλλοίωσιν ἂν λέγοιεν τῶν κόσμων ἀλλ' οὐ ϕθοράν, ὥσπερ Ἐμπεδοκλῆς δοκεῖ λέγειν καὶ Ἡράκλειτος. ’Ολίγα δὲ ἐκ τῶν Ἀριστοτέλους περὶ Δημοκρίτου παραγραϕέντα δηλώσει τὴν τῶν ἀνδρῶν ἐκείνων διάνοιαν. Δημόκριτος ἡγεῖται τὴν τῶν ἀιδίων ϕύσιν εἶναι μικρὰς οὐσίας πλῆθος ἀπείρους, ταύταις δὲ τόπον ἄλλον ὑποτίθησιν ἄπειρον τῷ μεγέθει· προσαγορεύει δὲ τὸν μὲν τόπον τοῖσδε τοῖς ὀνόμασι τῷ τε κενῷ καὶ τῷ οὐδενὶ καὶ τῷ ἀπείρῳ, τῶν δὲ οὐσιῶν ἑκάστην τῷ τε δενὶ καὶ τῷ ναστῷ καὶ τῷ ὄντι. νομίζει δὲ εἶναι οὕτω μικρὰς τὰς οὐσίας ὥστε ἐκϕυγεῖν τὰς ἡμετέρας αἰσθήσεις, ὑπάρχειν δὲ αὐτοῖς παντοίας μορϕὰς καὶ σχήματα παντοῖα καὶ κατὰ μέγεθος διαϕοράς· ἐκ τούτων οὖν ἤδη καθάπερ ἐκ στοιχείων γεννᾶν καὶ συγκρίνειν τοὺς ὀϕθαλμοϕανεῖς καὶ τοὺς αἰσθητοὺς ὄγκους· στασιάζειν δὲ καὶ ϕέρεσθαι ἐν τῷ κενῷ διά τε τὴν ἀνομοιότητα καὶ τὰς ἄλλας τὰς εἰρημένας διαϕοράς, ϕερομένας δὲ ἐμπίπτειν καὶ περιπλέκεσθαι περιπλοκὴν τοσαύτην ἣ συμψαύειν μὲν αὐτὰ καὶ πλησίον ἀλλήλων εἶναι ποιεῖ, ϕύσιν μέντοι μίαν ἐξ ἐκείνων κατ' ἀλήθειαν οὐδ' ἡντίναοῦν γεννᾷ· κομίδῇ γὰρ εὔηθες εἶναι τὸ δύο ἢ τὰ πλείονα γενέσθαι ἄν ποτε ἕν. τοῦ δὲ συμμένειν τὰς οὐσίας μετ' ἀλλήλων μέχρι τινὸς αἰτιᾶται τὰς ἐπαλλαγὰς καὶ τὰς ἀντίλήψεις τῶν σωμάτων· τὰ μὲν γὰρ αὐτῶν εἶναι σκαληνά, τὰ δὲ ἀγκιστρώδη, τὰ δὲ κοῖλα, τὰ δὲ κυρτά, τὰ δὲ ἄλλας ἀναρίθμους ἔχοντα διαϕοράς· ἐπὶ τοσοῦτον οὖν χρόνον σϕῶν αὐτῶν ἀντέχεσθαι νομίζει καὶ συμμένειν, ἕως ἰσχυροτέρα τις ἐκ τοῦ περιέχοντος ἀνάγκη παραγενομένη διασείσῃ καὶ χωρὶς αὐτὰς διασπείρῃ. Λέγει δὲ τὴν γένεσιν καὶ τὴν ἐναντίαν αὐτῇ διάκρισιν οὐ μόνον περὶ ζῴων, ἀλλὰ καὶ περὶ ϕυτῶν καὶ περὶ κόσμων καὶ συλλήβδην περὶ τῶν αἰσθητῶν σωμάτων ἁπάντων. Εἰ τοίνυν ἡ μὲν γένεσις σύγκρισις τῶν ἀτόμων ἐστίν, ἡ δὲ ϕθορὰ διάκρισις, καὶ κατὰ Δημόκριτον ἀλλοίωσις ἄν εἴη ἡ γένεσις. καὶ γὰρ καὶ Ἐμπεδοκλῆς τὸ γινόμενον οὐ ταὐτὸν τῷ ϕθαρέντι ϕησίν, εἰ μὴ ἄρα κατ' εἶδος, καὶ ὅμως τοῦτον ἀλλοίωσιν ἀλλ' οὐ γένεσιν ὑποτίθεσθαί ϕησιν Ἀλέξανδρος (Aristote, fragment 208 Rose ; Simplicius, Commentaire au Traité du Ciel, ed. Heiberg, Berlin, 1894, p. 294, 23-295, 29). J. L. Heiberg résume dans sa préface les conclusions de son étude : « Handschriftlichen zum Kommentar des Simplicius zu Aristoteles De Caelo », Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1892, p. 59-61. Il distingue deux familles de manuscrits : 1. AB ; 2. DE, C tenant une position intermédiaire, plutôt proche de AB. Il privilégie A.
10 Quand il réfute la seconde hypothèse (Ciel I 10, 280a23-27), Aristote, précisant, tout en ne nommant personne explicitement, que l’unicité du monde s’oppose à ce qu’il disparaisse absolument et qu’il y faudrait des mondes innombrables, pointe en direction de la doxographie des Atomistes. Hippolyte seul (Réfutation de toutes les hérésies I 13, 2 = 68A40 DΚ) atteste que les mondes doivent être innombrables : (ἔλεγε Δημόκριτος...) ἀπείρους δὲ εἶναι κoσμοὺς καὶ μεγέθει διαϕέροντας « Démocrite disait qu’il y a des mondes infinis, de tailles différentes ». D. Furley, Greek Cosmologists, Cambridge 1987, p. 138 suppose que l’hypothèse dérive du raisonnement parménidéen selon lequel aucun besoin ne pourrait avoir contraint l’être à naître plus tôt ou plus tard (28B8, 9-10 DK : τί δ’ ἄν μιν χρέος ὦρσεν ὕστερον ἢ πρόσθεν, τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον ϕῦν « Quel besoin l’aurait suscité plus tard ou plus tôt, pour naître à partir du rien ? »). Le même argument peut induire l’unicité intemporelle ou l’infinité des possibles. Métrodore de Chios (Aétius I 5, 4, Doxographi Graeci, p. 292 = 70A6 DK) formule le raisonnement : Μητρόδωρος...) ϕησὶν ἄτοπον εἶναι ἐν μεγάλῳ πεδίῳ ἕνα στάχυν γενηθῆναι καὶ ἕνα κόσμον ἐν τῷ ἀπείρῳ. Ὅτι δὲ ἄπειροι κατὰ τὸ πλῆθος, δῆλον ἐκ τοῦ ἄπειρα τὰ αἴτια εἶναι. « Métrodore dit qu’il est absurde que dans un grand champ ne germe qu’un seul épi, et aussi un seul monde dans l’infini. Qu’ils sont en nombre infini, c’est évident du fait que les causes sont infinies. » Deux arguments justifient l’infinité des mondes possibles : le raisonnement analogique, soumis au principe d’indifférence, suffit à fonder en raison l’hypothèse de la pluralité des mondes : il n’y a pas plus de raison pour que se forme un seul monde dans l’espace infini, qu’il n’y en a pour que pousse un seul épi dans un champ spacieux. De l’infinité des causes, – tant matérielles que formelles préciserait Aristote –, se déduit immanquablement l’infinité des effets : de l’infinité des atomes, de l’infini spatial – et, peut-on inférer, temporel –, découle l’infinité des mondes et des individus.
11 H. Wismann, « Réalité et matière dans l’atomisme démocritéen », Democrito e l’Atomismo Antico, a cura di Francesco Romano, Catania 1980, p. 65sq.
12 Le terme δενὶ est omis dans le manuscrit E. Karsten lui substituait οτερεῷ. Guillaume de Moerbecke traduit ce qu’il lit par solido. Le néologisme ne paraît pas une invention de Démocrite lui-même, puisqu’Alcée l’emploie (Etymologicum Genuinum sv Οὐδείς p. 40 Calame = Etymologicum Magnum, 639, 31-33 ; Lobel-Page, Poetarum Lesbiorum Fragmenta, Oxford 1955, 19683, v 2, f 320, p. 263 = D. A. Campbell, Greek Lyric I, Londres, Loeb, 1982, p. 366sq. = G. Liberman, Alcée, CUF, 1999, f. 320, II p. 139 : καὶ κ' οὐδὲν ἐκ δενὸς γένοιτο). G. Liberman, II, p. 233, n. 259, relève que, dans le Testimonium du fragment d’Alcée, le grammairien Zénobius semble interpréter erronément δέν comme un équivalent de οὐδέν. Sur le concept, voir A. C. Moorhouse, « ∆έν in Classical Greek », Classical Quaterly 1962, 235-238 et W.K. C. Guthrie, History of Greek Philosophy II, Cambridge, 1969, p 392, n. 3. Le terme est attesté, en référence à Démocrite, chez Galien, De Elementis secundum Hippocratem, I, 2 (68A49 DK) et chez Plutarque, Adversus Colotem 4, 1108f (68B156 DK. Voir W. I. Matson, « Democritus fragment 156 », CQ, 1963, p. 26-29). S. Luria, traduction italienne, Democrito, Bompiani, 2007, p. 1058, à son fragment 197, montre, en référence à Diels, que le terme devn s’autonomise dans la langue d’époque romaine, puisque, au témoignage de Jean Philopon, De Opificio Mundi, Reichart, Leipzig, BT, 1897, p. 59, 12 et 68, 10 et 16, Theodotion emploie le mot θέν pour traduire Genèse I 2, 2. Le texte de Simplicius est corrompu : d’après l’apparat de Heiberg, A donne τῷ τε δὲ (d'où Rose tire τῷ τῷδε) ; D donne τῷ τε et une lacune de 7 lettres ; E laisse apparaître une lacune de 8 lettres. La correction de Heiberg, fondée sur les assimilations résumées par Jean Philopon (In Physica, Vitelli, Berlin 1887, p. 110, 7-14) : δέν, décliné en δένὶ ; par Diels apparaît plus acceptable que le τῷ τῷδε de énigmatique de V. Rose ou le τῷ πλήρει doxographique de Karsten, appuyé par la traduction latine de Moerbecke : pleno.
13 La dénomination varie : en d’autres contextes πλῆρες remplace ναστόν (Métaphysique A 4, 985b4). L’adjectif ναστός est rare et technique. D’après Bonitz, Index Aristotelicus, 2 ° édition, Berlin, 1870, il n’est attesté qu’ici dans le Corpus aristotélicien. Dans le traité hippocratique Des Glandes, 16 (vraisemblablement de la fin du Ve siècle aC, H. Joly, Hippocrate, Œuvres XII, Paris, CUF, 1978, p. 101-103), le terme qualifie la chair des mâles, dure au toucher, en contraste avec celle des femmes. À en croire LSJ, les commentateurs d’Aristote ont forgé l’abstrait ναστότης, attesté seulement chez Alexandre d’Aphrodise (In Metaphysica, p. 35, 27), Simplicius (In De Caelo, p. 609, 18, In De Anima, p. 64, 3), Jean Philopon (In Physica, p. 506, 6). Selon R. Seide, « Zum Problem des geometrischen Atomismus bei Demokrit », Hermes CIX 1981, p. 265-280), ναστός ne signifie pas l’indivisibilité absolue (absolute Unteilbarkeit), mais une propriété des particules élémentaires (eine Eigenschaft der Elementarepartikel).
14 S’il est indéniable que les Atomistes anciens ont voulu reprendre et dépasser la pensée éléatique, on ne peut utiliser le texte du fragment 208 d’Aristote à l’appui de cette interprétation, comme P. M. Morel en donne l’impression, Démocrite et la recherche des causes, Paris, 1996, p. 46sq. Le point de vue est ici explicitement physique et cosmologique.
15 W. Κ. C. Guthrie, History of Greek Philosophy II, Cambridge, 1969, p. 392, n. 3, suppose que Démocrite ne distingue pas le lieu du vide : « Democritus drew no distinction between place (τόπος) and void (κενόν) ». Il en infère que, lorsque Simplicius (In Physica 571, 22 : τὸ διάστημα τὸ μεταξὺ τῶν ἐσχάτων τοῦ περιέχοντος τὸν τόπον ἀνάγκη εἶναι) impute à Démocrite (associé aux Stoïciens, aux épicuriens et même à Platon, selon ce que lui prêtent certains) une définition distincte de l’espace, c’est une définition épicurienne posée à la lumière des thèses d’Aristote sur la notion d’espace. Elle apparaît bien plutôt une définition étendue permettant de regrouper les doctrines effectivement regroupées. La définition que ne rejetterait pas Démocrite n’est pas nécessairement la définition qu’il propose. F. Solmsen, Aristotle’s System of the Physical World, A Comparison with his Predecessors, New York, 1960, p. 141, avait relevé que le témoignage selon lequel Démocrite fait du vide un lieu vient d’Aristote lui-même.
16 D. N. Sedley, « Two Conceptions of Vacuum », Phronesis 27, 1982, 179-183, fonde sur la dénomination de kenovn « vide », l’interprétation « non newtonienne » qu’il donne de l’espace selon Démocrite : l’endroit que ne remplissent pas les atomes. La doxa (que M. Schofield omet, dans sa citation) Δημόκριτος ἡγεῖται τὴν τῶν ἀιδίων ϕύσιν εἶναι μικρὰς οὐσίας πλῆθος ἀπείρους, ταύταις δὲ τόπον ἄλλον ὑποτίθησιν ἄπειρον τῷ μεγέθα « Démocrite pense que la nature des êtres éternels, c’est de petites substances infinies en nombre, et il leur suppose d’autre part un lieu d’étendue infinie », montre que si le δέν suppose déjà l’existence du οὐδέν, le lieu infini n’existe pas pour autant indépendamment des petites substances, mais il en est noétiquement déduit (ταύταις τόπον ἄλλον ὑποτίθησιν, dit expressément Aristote).
17 J. Barnes, Presocratic Philosophers, 2e édition Londres, 1982, p. 343, cite le fragment d’Aristote et l’analyse en tête de son chapitre sur les Atomistes. S’il admet, d’entrée, quelque connection entre Démocrite et Newton, il refuse de tenir l’atomisme pour une théorie unitaire, associe les thèses des Abdéritains à celles des éléates et insiste sur la solidité, l’éternité et l’immutabilité des atomes de Démocrite.
18 M. Schofield, in G. S. Kirk, J. E. Raven M. Schofield, The Presocratic Philosophers, 2e édition, Cambridge, 1983, p. 413, n° 556 (tf amendée, Paris, 1995, p. 445), lui préférant l’exposé de Métaphysique A4, 985b4-19, ne cite le texte qu’en seconde position et l’ampute de sa première phrase. Il n’en retient que l’attribution de tailles variées aux atomes.
19 T. G. Sinnige, Matter and Infinity in the Presocratic Schools and Plato, Assen, 1961, p. 155, en tire argument pour relier les Atomistes aux Ioniens : « The text shows that Democritus’ theory was physics, not mathematics. The atoms are solid particles having different shapes and moving in infinite empty space. There is no trace whatever of a mathematical ground-pattern for the theory. This means incidentally, that Democritus infinite space was probably derived from the Ionian tradition of unbounded heavens. » La recherche des origines autorise les approximations, les rapprochements partiels, occulte les problématiques originales.
20 C. Bailey, The Greek Atomists and Epicurus, Oxford, 1928, p. 117, présente le texte comme un résumé de la doctrine ; p. 127sq., il suppose que Démocrite renchérit et étend à l’infini la variété des formes atomiques ; p. 132, qu’il induit un mouvement originel dans toutes les directions ; p. 135-137, il suppose qu’il élabore et que, renforçant la pensée de son maître, il invente une guerre des atomes, réduisant le mélange à une juxtaposition, et la destruction ultime du composé sous l’effet d’une force ou d’un souffle extérieur. Dépecé en détails, l’exposé paraît une juxtaposition de doxai particulières que l’on peut séparément évaluer, analyser, situer dans une histoire.
21 Telles sont les questions que soulève, de façon dispersée, H. F. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Presocratic Philosophy, Baltimore, 1935, p. 7, 101, n. 402 et 191, n. 195.
22 J. Barnes, The Presocratic Philosophers, 2e édition, Londres, 1982, p. 347sq., résume la question : le témoignage d’Aristote (auquel il faut ajouter De Generatione et Corruptione, 325a30,– la doxa est rapportée à Leucippe – : ἀόρατα (scilicet ὄντα) διὰ σμικρότητα τῶν ὄγκων) est apparemment contredit par Diogène Laerce (IX 44 : καὶ τὰς ἀτόμους δὲ ἀπείρους εἶναι κατὰ μέγεθος καὶ πλῆθος), par Denys d’Alexandrie (cité par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique XIV 23, 2-3), lequel signale une différence entre Épicure et Démocrite : τοσοῦτον δὲ διεϕώνησαν ὅσον ὁ μὲν (Ἐπίκουρος) ἐλαχίστας πάσας (ἀτόμους) καὶ διὰ τοῦτο ἀνεπαισθήτους, ὁ δὲ καὶ μεγίστας εἶναί τινας ἀτόμους ὁ Δημόκριτος ὑπέλαβεν, et par Aétius (12, 6 = Doxographi Graeci, p. 311, 21) : (Δημόκριτός ϕησι...) δυνατὸν εἶναι κοσμιαίαν ὑπάρχειν ἄτομον – la métaphore pose elle-même problème : que doit signifier κοσμιαίαν « telle qu’un monde ? ». J. Barnes relève que deux argumentations peuvent être imaginées. Selon la première, rien ne s’oppose en théorie à ce que des atomes atteignent de très grandes tailles, mais comme personne n’en perçoit, ils sont, au moins dans notre univers, trop petits pour être perçus. Selon la seconde, plus naïve, l’indivisibilité résulte de la petitesse. La doxa aristotélicienne inverse la première argumentation, présentant l’imperceptibilité comme corollaire de la petitesse. D. O’Brien, Theories of Weight in the Ancient World I, Leyde-Paris, 1981, p. 282-301, suppose, lui, en résumant l’histoire du débat, que l’assertion d’Aétius repose sur une erreur doxographique, simplificatrice ou, plus insidieusement, destinée à développer une différence entre Épicure et Démocrite. Une telle entreprise anéantit les simplifications naïves ou les extrapolations antérieures. Mais elle force la lettre des témoignages transmis, extrapole elle-même à partir de silences ou de fautes supposées, convainc moins que la restitution du raisonnement proposée par J. Barnes. Il est tout aussi arbitraire de supposer que Leucippe déduit l’indivisibilité de la petitesse, tandis que Démocrite la déduirait de la solidité (V. Alfieri, Gli Atomisti, Bari, 1936, p. 80, n 151). Par extrapolation, toutes les suppositions sont possibles : S. Luria, traduction italienne, Democrito, Milan, Bompiani, 2007, p. 1061, à son fragment 204, suppose que la référence à une petitesse imperceptible résulte de ce que Démocrite n’aurait pas rendu suffisamment intelligible la distinction entre atomes physiques et atomes mathématiques. P. Bicknell, « Kosmos-sized Atoms in Democritos », Apeiron XV 1981, p. 138-139, analysant Aétius I 12, 6, suppose qu’il est des atomes si petits qu’ils peuvent former des mondes entiers non perceptibles. J. Salem, Démocrite, Grains de poussière dans un rayon de soleil, Paris, 1996, p. 52 suggère que « l’hypothèse d’atomes atteignant le même ordre de grandeur que celui d’un monde » pourrait être l’image la plus saisissante d’une reductio ad absurdum qu’épicure aurait fait subir, bien plus tard, à la physique de Démocrite. Rien dans la tradition proprement épicuréenne n’étaie cette hypothèse.
23 L’anacoluthe de αὐτοῖ (que V. Rose, puis Diels-Κranz corrigent en αὐταῖς, sans signaler la leçon des manuscrits), reprenant οὐσίας, n’est pas nécessairement une faute. L’anaphorique peut renvoyer aux dénominations précisées dans la phrase précédente (δέν, ναστόν, ὄν), par suite des raccourcis que produit la paraphrase, ou même par un effet d’expression concerté : les noms variant, les genres grammaticaux peuvent aussi flotter, puisqu’une seule appellation ne saurait suffire pour fixer des entités insaisissables.
24 H. Langerbeck, Δόξις Ἐπιρυσμίη, Studien zu Demokrits Ethik und Erkenntnislehre, Berlin, 1935, p. 83-100, a établi que σχῆμα exprime le mode d'être essentiel d'une chose, que μορϕή désigne ce qui la définit. En ce sens σχήματα s'applique plutôt aux êtres premiers irréductibles, tandis que μορϕαί convient mieux aux composés. E. Auerbach, Figura, Berne, 1944, traduction française, M. A. Bernier, Paris, 1993, p. 12, distingue d'un autre point de vue, la Forme ou l'Idée qui « informe » la matière (μορϕή, εἶδος, forma) et la pure forme perçue par les sens (σχῆμα, figura), Aristote définissant la μορϕή comme σχῆμα τῆς ἰδέας, Métaphysique Z 3, 1029a4-5. P. Sandoz, Les noms grecs de la forme, Neufchâtel, 1971, (qui ne cite pas le fragment 208 d'Aristote, mais d'autres textes relatifs à Démocrite, notamment p. 60), voudrait que μορϕή désigne plutôt le contour et σχῆμα la figure, de sorte qu'il tend à donner à μορϕή le sens de forme curviligne et à σχῆμα le sens de forme rectiligne. La distinction paraît arbitraire et la définition de μορϕή comme σχῆμα τῆς ἰδέας s'oppose à une telle simplification. La redondance d'Aristote ne suppose pas deux référents différents, mais seulement deux formulations : la première, μορϕή, dénote plutôt la forme géométrique, la seconde, σχῆμα, plutôt l'aspect ou le mode d'être.
25 Étrangement, P.-M. Morel, Démocrite et la recherche des causes, Paris, 1996, p. 84 tire du texte d'Aristote (ἐκ τούτων οὖν ἢδη καθάπερ ἐκ στοιχείων γεννᾶν καὶ συγκρίνειν τοὺς ὀϕθαλμοϕανεῖς καὶ τοὺς αἰσθητοὺς ὄγκους, 295, 8-9) que les composés ne sont engendrés qu'« en apparence et non objectivement ». Si, quelle que soit leur taille propre, les atomes restent imperceptibles en raison de leur petitesse (νομίζει δὲ εἶναι οὕτω μικρὰς τὰς οὐσίας ὥστε ἐκϕυγεῖν τὰς ἡμετέρας αἰσθήσεις, 295, 5-6), seuls les composés peuvent atteindre une taille perceptible.
26 Les manuscrits ADE proposent les infinitifs actifs γεννᾶν καὶ συγκρίνειν, que Karsten, puis Rose corrigeaient en passifs γεννᾶσθαι καὶ συγκρίνεσθαι (à la suite de Moerbecke), et Diels en indicatifs γεννᾷ καὶ συγκρίνει. On peut supposer que le sujet des infinitifs actifs est οὐσίας, comme il l'est ensuite de στασιάζειν : les substances engendrent et composent les masses perceptibles à partir des formes.
27 Jean Bollack, « La cosmogonie des Anciens Atomistes », Democrito e l'Atomismo Antico, Catane, 1980, p. 11-59, a montré qu'aucun témoignage ne permet d'imaginer quelque dispersion précosmique des atomes de Leucippe ou de Démocrite : « La question de l'origine des choses ne peut, chez les Atomistes, trouver de réponse en dehors du cadre particulier de la cosmogonie (p. 15). »
28 D. O'Brien, Theories of Weight in the Ancient World I : Democritus Weight and Size, Leyde-Paris, 1981, p.179-181, répertorie les termes qui, dans la doxographie, expriment la violence du mouvement atomique. Présentant plus loin, p. 301-310, l'ensemble du fragment, il concentre son attention sur la description du mouvement, le suppose extérieur au cosmos (p. 306) et veut montrer que la notion de poids est implicitement supposée par les termes στασιάζειν, ϕέρεσθαι et ἐμπίπτειν : la lutte devrait supposer les différences de force et donc de poids. Il faudrait pouvoir expliquer pourquoi Simplicius-Aristote taisent ce trait caractéristique.
29 La leçon de A : ἐκπίπτειν (contre ἐμπίπτειν des autres manuscrits) apparaît fautive. Elle ne s'en accorde pas moins avec la cosmogonie attribuées aux Atomistes : pour se réunir en un monde, les corps se séparent de l'illimité (Diogène Laerce IX 30 =67A1 ; Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies I 12= 67A10 DK). Jean Bollack, « La Cosmogonie des Anciens Atomistes », art. cit., p. 16-21 et 47, pose que le mouvement de dissension ne se sépare pas des combinaisons dans le temps : « Aristote en isolant dans son traité sur Démocrite un mouvement de "dissension" dû aux différences des atomes et "antérieur" aux combinaisons..., isole un mouvement initial de la matière qui, en fait, ne se confond pas moins avec les vibrations du δῖνος que les enchevêtrements qu'il suscite. » La séparation et la réunion sont les deux aspects simultanés et contradictoires d'un même processus, celui de la formation des composés. Diogène Laerce, IX 30 = 67A1 DK, atteste lui aussi le verbe ἐμπίπτειν dans le contexte de la cosmogonie : σωμάτων εἰς τὸ κενὸν ἐμπιπτόντων καὶ ἀλλήλοις περιπλεκομένων. Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies I 12 = 67A10 DK, le remplace et le glose par προσκρούοντα. Aristote n'évoque ici, même implicitement, aucune forme d'attraction du semblable par le semblable, comme P.-M. Morel, Démocrite et la recherche des causes, Paris, 1996, p. 411, voudrait qu'il le fît.
30 Jean Bollack, « Deux figures principales de l’atomisme d’après Aristote : l’entrecroisement des atomes et la sphère de feu », Naturphilosophie bei Aristoteles und Theophrast, Heidelberg, 1969, p. 32-50, a étudié les termes de περιπλοκή et ἐράλλαξις : les corpuscules se croisent et s’emboîtent.
31 La leçon ἄλλα de AEb, si elle n’est pas erronée, (contre ἄλλα de D), pourrait donner à penser que les corps peuvent se classer en cinq catégories : les scalènes, les crochus, les creux, les bombés et le reste des autres confondus. Il n’en manquerait pas moins dans ce tableau la figure très particulière de la sphère ! S. Luria, traduction italienne, Democrito, Milan, Bompiani, 2007, p. 1064, à son fragment 227, suppose que les formes scalènes (σκαληνά) et crochues (ἀγκιστρώδη) apparaissent ici en référence au rôle important qu’elles jouent dans la théorie démocritéenne de la sensation. Si σκαληνός apparaît plusieurs fois chez Théophraste en référence aux saveurs (De Causis Plantarum VI 7, 2 = 68A132 DK) et aux sensations (De Sensibus 66 = 68A135), ni ἀγκιστρώδης, ni ἀγκιστρωειδής ne sont attestés ailleurs dans les Corpus aristotélicien ou théophrastéen.
32 Après V. Alfieri, Gli Atomisti, Bari, 1936, p. 80 n° 154 : « .. per un’unità vera, secondo Aristotele, manca nell’atomismo il concetto di forma - εἶδος, τὸ τί ἦν εἶναι - » (voir aussi Atomos Idea, 2e éd. Galatina, 1979, p. 66), J. P. Dumont, Les Présocratiques, Paris, 1988, p. 1467 note 4 à p. 767, tient pour assuré qu’« ici Aristote critique la thèse atomiste : l’unité du corps composé d’atomes n’est qu’apparente. À la continuité se substitue le contact. » Cette constatation, simple, ne peut avoir été omise ou niée par les Atomistes eux-mêmes. Le contexte évoque seulement la constitution physique des corps composés. La définition formelle n’est pas en cause.
33 Réduisant γίγνεσθαι à ne signifier que le devenir, V. Alfieri, Gli Atomisti, Bari, 1936, p. 81, n° 159, reconstruit un accord ponctuel et artificiel entre Aristote et les Atomistes et interprète καὶ ; comme signifiant « comme pour Aristote » : « Democrito ed Aristotele concordano nel concepire il divenire non come passagio dall’assoluto non-essere ma come modificazione di stato (ἀλλοίωσις). » Quand le commentaire ne prend pas en considération l’ensemble de l’argumentation, il s’égare dans des rapprochements non pertinents de détails.
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