Envoi
p. 13-15
Texte intégral
1L’œuvre de Jean Bollack est strictement philologique, ayant investi les régions d’excellence qui avaient permis à cette discipline, principalement en Allemagne, de se définir : la Grèce ancienne, Homère, les tragiques, Pindare, les « Présocratiques ». Mais elle est incontestablement aussi tournée vers le présent, politique et artistique, elle le fut d’emblée et s’est affirmée en ce sens au fil des années. La Grèce, objet dont s’était emparée la « philologie », devenait par là autre, méconnaissable, inappropriable, étrange et étrangère : une « Grèce de personne »1 sans géographie, faite de textes recomposés, interprétés. Elle devenait l’instrument d’une analyse de notre cosmos intellectuel à travers l’examen des strates de projection qui l’avaient constituée en terrain de prédilection de l’érudition et de l’imitation.
2L’accès était direct, une plongée dans la lecture intensive, et indirect, passant par la revue des doxographies et des traditions, avec leurs altérations et leurs appropriations. L’histoire du savoir y prenait la forme d’une confrontation agonistiques des hypothèses de sens. La critique ne reculait pas devant la polémique pour dégager, à un second niveau, la voie à l’herméneutique et à la pratique d’une lecture se mesurant exclusivement à son objet. La naïveté herméneutique allait de pair avec la réflexivité historique et critique.
3Joignant le savoir-faire hérité de la discipline au souci rigoureux d’une actualisation critique qui demandait préalablement pourquoi l’on devait s’occuper de tels textes et qui savait y répondre péremptoirement, Jean Bollack a démontré, souvent dans l’incompréhension de ses contemporains, ce que pouvait signifier l’intérêt pour la chose intellectuelle – et pour la chose écrite. Le bien connu redevenait neuf et la philologie se muait en « connaissance de l’inconnu », contredisant à une de ses définitions les plus établies2.
4Les œuvres du passé nous parlent au même titre que celles du présent ; il n’est que de les lire. Mais ce qui paraît si évident qu’il ne requerrait aucun apprentissage particulier se montre, une fois mesurés les enjeux qu’il porte, la conquête d’un effort prodigieux. Lire est un art, et d’abord l’art d’en saisir les difficultés.
5Les textes ne sont textes que parce qu’ils se ferment pour s’ouvrir ultérieurement, telle est la modalité de leur communication. Mais ils peuvent aussi bien être recouverts d’autres visées, détournés d’eux-mêmes par des besoins leur étant étrangers ou des pouvoirs qui en font des autorités. L’autorité est pour les textes l’autre face de la censure. La lecture doit souvent s’y frotter, pour dégager l’espace de son exercice, passant par les détours des traditions savantes et des stratégies institutionnelles des acteurs. La distance d’un regard jamais oublieux des situations actuelles, mais aussi, avec Bernays, le secours apporté par l’attention au judaïsme dans le rapport à l’antique et dans la constitution de la modernité, maintient l’œil sur la violence des conflits dans l’histoire, fussent-ils savamment habillés, et sur les résistances à l’affirmation d’une raison sans préventions.
6La lecture découvre l’inconnu par sa naïveté sans appréhension qui est une force d’affirmation, par son triomphe sur les déformations qui témoigne des ressources de la réflexion, par l’insistance sans fatigue qui rappelle que l’on peut toujours aller plus loin.
7Pas plus que dans le long cours de la tradition, l’université qu’a connue Jean Bollack n’offrait, malgré les ouvertures ménagées par mai 68 et amplifiées par lui, les conditions de l’exercice d’une telle recherche. S’appuyant sur le Centre National de la Recherche Scientifique, il put cependant créer en elle, à Lille, une « autre institution », le Centre de Recherche Philologique, qui se nourrissait du défi de pratiquer autrement la science philologique, avec passion, dévouement et excès. De nombreux chercheurs ont pu s’y former à une reconnaissance exigeante des enjeux intellectuels de la lecture, et l’ont emportée avec eux, à Lille et ailleurs. Mais c’est aussi en dehors de l’Université et de la communauté académique que Jean Bollack a été, plus tard, à la rencontre d’un autre public et d’un autre lectorat, tant du côté des psychanalystes, à partir de sa lecture décapante des grands mythes dans le théâtre grec, que du monde du spectacle, à travers de nombreuses collaborations avec des metteurs en scène.
8Le principe de la lecture insistante affirmait sa prétention à valoir pour toutes les littératures, et à s’incarner dans des performances. La philologie est bien présente dans la puissance d’actualisation de la scène, introduisant les multiples possibilités de l’élocution, de la fiction, de la contradiction. Tant par les études monumentales consacrées aux grands tragiques grecs que par les nombreuses et marquantes traductions réalisées avec Mayotte Bollack, le théâtre est toujours et encore de la philologie, par d’autres moyens, sur d’autres terrains.
9Les poètes aussi furent philologues d’eux-mêmes, cette réflexivité accompagne voire rend possible tout art, aimerait à montrer Jean Bollack. L’amplification des objets de la lecture allait gagner, de proche en proche, l’ensemble de la tradition littéraire européenne et rejoindre avec évidence la poésie contemporaine, et le théâtre, et la danse. À Celan l’unissait une solidarité troublante qui supposait une dissociation, entre le témoin et l’ami d’une part, le lecteur et le philologue d’autre part. Il faut avoir mesuré l’enjeu de cette poésie et sa difficulté propre pour avoir su que son accès supposait un auto-apprentissage radical, qu’aucune divination ne pouvait tenir lieu de l’ascèse du déchiffrement. Un philologue critique rencontre intellectuellement un poète lui aussi critique, mais autrement, qu’il avait connu dans la vie. Il en sortit une singulière aventure intellectuelle où l’expérience du lecteur glanée dans la Grèce archaïque est redirigée vers la poésie contemporaine cryptée mais non cryptique. L’attention à l’autre dans le texte débouchait, par un travail d’écriture et de condensation singulier, à son tour sur une œuvre. La lecture s’est écrite.
10Les textes recueillis ici évoquent différents aspects de cette œuvre, dont la variété est souvent ignorée du lecteur qui n’en connaît qu’une entrée. Ils s’organisent en un parcours de différents mondes, selon le principe d’une traversée. Ils ressortissent à différents genres, de la poésie à l’essai critique, de la traduction à l’étude savante, du dessin à la peinture. Les auteurs et traducteurs ont voulu, chacun à sa façon, choisir un angle pour considérer l’œuvre, formant ce livre qui est leur tribut commun : Fabienne Blaise, Bernhard Böschenstein, Miklos Bokor, Emmanuelle Bollack, Mayotte Bollack, Sabine Bollack, Yves Bonnefoy, Dominique Bourel, Colette Brunschwig, Jacques Dupin, Michel Espagne, Myrto Gondicas, Erika Hültenschmidt, John E. Jackson, Pierre Judet de La Combe, Isabelle Kalinowski, Franz Kaltenbeck, Christoph König, André Laks, Marc de Launay, Jacques Le Rider, Henri Meschonnic, Geneviève Morel, Pierre Oster, Arnau Pons, Didier Pralon, Pietro Pucci, Philippe Rousseau, Rossella Saetta Cottone, Perrine Simon-Nahum, Denis Thouard, Tim Trzaskalik, François Turner, Heinz Wismann, Werner Wögerbauer.
11Les titres librement proposés par les contributeurs disent en eux-mêmes quelque chose de la cosmologie bollackienne. On y retrouve bien sûr le langage et la philologie, la lettre et la signification, mais aussi, de façon plus significative sans doute, deux fois l’idée d’inversion, la redéfinition, la dispute et l’adversité, le partage et la concentration, le fragment et la question, et surtout, surgissant en deux endroits différents et éclatant dans son évidence provocante : l’insoumission.
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