Aimer et souffrir : quelques réflexions sur la « Philosophie dans le boudoir » de l’Ars amatoria
p. 161-172
Texte intégral
1L’Art d’aimer d’Ovide a été depuis toujours considéré comme un joyau d’impertinence libertine, comme une parodie des artes, c’est-à-dire des traités techniques consacrés à des sujets sérieux et, de l’aveu même du poète, comme l’une des causes qui lui valurent la disgrâce et l’exil1. Du coup, les études ont fleuri sur ces aspects, sans que l’on se pose la question de savoir quelle relation une telle œuvre pouvait avoir à la philosophie. Cette omission paraît fondée dans la mesure où aucun témoignage ne nous renseigne sur une quelconque formation philosophique du poète. Celui que Sénèque le Père nous décrit comme une sorte d’enfant prodige de la poésie et de la rhétorique ne semble a priori d’avoir eu d’autre accès à la philosophie que par l’image bien déformée qui pouvait en être donnée chez les rhéteurs2. Pourtant, il y a de la philosophie explicite chez Ovide, dans la description du chaos du premier livre des Métamorphoses3, qui a donné à des discussions savantes, notamment de Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, tout comme dans le livre XV, qui est l’un des rares témoignages sur le néo-pythagorisme romain qui nous soit parvenu. Il reste donc à voir quel est donc le statut de la philosophie dans celle de ses œuvres qui paraît la plus étrangère à la philosophie, l’Art d’aimer précisément, et comment ce statut de la philosophie induit une autre présentation du plaisir et de la douleur. Mais auparavant je voudrais faire une courte remarque de caractère historique. Après la mort des grands noms de la pensée tardo-républicaine, Lucrèce, Cicéron, Varron, Caton, Brutus, la philosophie connaît à Rome quelques décennies de relative éclipse, les plus brillants parmi les jeunes étant attirés beaucoup plus par la poésie élégiaque que par la réflexion philosophique. Cette génération d’élégiaques est, sous des formes diverses, celle du rejet plus ou moins assumé de toutes les formes trop contraignantes de l’autorité, et, en particulier, du magistère moral que les fondateurs de la philosophie romaine s’étaient attribué. Il faudra attendre Sénèque pour que la situation se modifie, même si les Sextii avaient déjà dans la génération précédente tenté de reconquérir le terrain perdu par la philosophie4. L’une des conséquences de la guerre civile aura donc été de détourner la jeunesse intellectuelle vers un genre littéraire qui se définit explicitement par la souffrance puisque l’élégie est étymologiquement le chant de deuil. Chant du plaisir et de la souffrance d’aimer, l’élégie érotique va devenir une caractéristique littéraire romaine, modulée par chacun des poètes en fonction de son tempérament propre. Pourquoi avoir donc choisi Ovide, et plus particulièrement l’Art d’aimer ? Parce que la construction systématique de cette œuvre en fait une réponse non-philosophique à la philosophie, qui prétend avoir la même absolue cohérence que les systèmes qu’elle rejette. Il y a plusieurs lectures possibles de l’Art d’aimer. Je laisserai de côté ici celles qui insistent sur le sourire, la grâce, la parodie, non que je sous-estime ces éléments, mais parce qu’ils me paraissent secondaires au regard de ce qui me semble avoir été le projet, et je dirai même le pari d’Ovide : construire un système pour penser l’homme et le monde à partir des principes unanimement refusés par les philosophes. Il y a donc chez lui, j’essaierai de le démontrer, un effort de subversion radicale de la philosophie, aboutissant à une « philosophie dans le boudoir » avant la lettre, dans laquelle une anthropologie fondée sur un plaisir bien différent de celui que l’on trouve chez Epicure, et même chez les Cyrénaïques, aboutit à un art de vivre où la douleur revêt un sens nouveau.
2Au centre du second livre, et donc de l’œuvre tout entière, on trouve deux passages qui n’ont que peu attiré l’attention de la critique, alors même qu’il est évident qu’un poète comme Ovide, rompu à l’art rhétorique de la dispositio, ne les a pas placés là sans un dessein particulier. Le premier5, vers 468-492, succède à quelques vers où il dit qu’il doit se considérer comme heureux celui dont la maîtresse souffre de jalousie, que celle-ci soit justifiée ou non6 :
Puissé-je être celui dont ses ongles déchirent les joues délicates, qu’elle ne peut pas voir sans pleurer, qu’elle regarde d’un œil farouche, sans lequel elle ne peut vivre, mais voudrait pouvoir vivre.
3Alors que l’évocation des scènes de ménage semble se clore par le conseil7 : « à ses larmes donne les joies de Vénus » et par l’évocation du lit comme lieu de concorde, coup de griffe à l’idéologie augustéenne, le poète, sans crier gare, se lance dans une évocation de la création du monde, en quelques vers qui annoncent le grand développement du début des Métamorphoses, ce qui devrait suffire à montrer qu’il y a dans ce passage du chaos originel au monde organisé beaucoup plus qu’une simple parodie, un thème qui l’intéresse réellement. Cependant, alors que dans les Métamorphoses la description de l’organisation du monde est suivie de celle de la création de l’homme, qui se voit aussitôt attribuer un statut privilégié, puisqu’il est modelé à l’image des dieux qui gouvernent tout (in effigiem moderantum cuncta deorum)8, dans l’Art d’aimer, la reprise de la description des débuts de l’humanité du cinquième livre de Lucrèce va permettre à Ovide de corriger en quelque sorte son modèle, de le ramener à une logique dont il n’aurait jamais dû s’éloigner. Les ressemblances entre les deux textes sont si frappantes que ce n’est pas la peine de s’y attarder. Lorsque Ovide évoque l’humanité errant solitaire dans les champs, des êtres qui n’étaient « que muscles sans intelligence, qu’un corps rude »9, c’est de toute évidence Lucrèce qu’il imite, tout comme quand il décrit l’herbe qui les nourrissait, les feuilles qui leur servaient de couche et l’ignorance dans laquelle ils étaient les uns des autres. Ces similitudes ne font que mieux souligner la différence de fond entre les deux textes. Pour Lucrèce, l’acte sexuel dans sa forme animale est caractéristique de la première période de l’humanité, c’est le fameux vers 96210 : « Et Vénus dans les bois accouplait les amants », la seconde référence explicite à la déesse se trouvant au vers 1017, où, dans une phase ultérieure de l’histoire humaine, elle est associée à la tendresse11 : « Vénus énerva leur vigueur, et les caresses des enfants fléchirent aisément le caractère des parents ». Or c’est précisément ce dédoublement que refuse Ovide. Pour lui, c’est la Vénus exclusivement sexuelle, celle qui est présente dans le dulce opus que le couple réalise nullo magistro, qui permet de comprendre le passage à une humanité plus raffinée12. Il y a là un contraste frappant entre les deux poètes, dont je voudrais souligner rapidement les enjeux :
- pour Lucrèce, l’humanité est la seule à connaître une histoire, une évolution. Tout en faisant du plaisir l’alpha et l’omega de la vie sous ses diverses formes, il montre comment les êtres humains passent de la uoluptas de l’accouplement primitif à d’autres formes de ce même principe, comme l’amour qui unit les parents pour les enfants, ou l’amitié qui va permettre de conclure les pactes limitant la violence13. C’est précisément cette idée d’une uoluptas évolutive, d’une histoire du plaisir, que rejette implicitement Ovide. L’élément unique de référence est l’acte sexuel, c’est en lui seul qu’il faut chercher la source possible d’une moins grande inhumanité. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer aux raffinements de la civilisation que le poète est le premier à goûter. Tout simplement il faut veiller à ce que l’évolution de l’humanité ne fasse pas oublier cette vérité première qu’est l’absolue primauté du plaisir sexuel. Le thème majeur de la philosophie hellénistique, celui du retour au sens premier de la nature est ainsi à la fois conservé et subverti, puisqu’aucun de ces philosophes n’avait identifié la nature humaine à la sexualité ;
- une telle thèse se heurte immédiatement à une objection : raisonner ainsi, n’est-ce pas supprimer toute différence entre l’homme et la bête ? Cette objection est non seulement affrontée, mais assumée avec jubilation, par l’énumération de la seule grande loi de la vie (v. 481 s.)14 : « L’oiseau a une femelle à aimer. Le poisson femelle trouve au milieu des eaux avec qui goûter la joie de s’unir. La biche recherche le mâle de sa race… ». Il est plus que probable qu’Ovide a voulu donner ici une leçon de rigueur aux moralistes hellénistiques qui, partant tous de l’identité de comportement entre l’homme et l’animal à la naissance – c’est la fameuse oikeiôsis –, font de cette communauté l’instrument même de la différenciation et aboutissent à des définitions du telos qui ne sont valables que pour l’homme, qu’il s’agisse de la rationalité parfaite des Stoïciens ou du plaisir-absence de douleur chez les Epicuriens15. Dans la tradition de la Nouvelle Académie, Cicéron avait déjà reproché aux dogmatiques d’oublier dans la construction de l’éthique la base pourtant définie par eux-mêmes16. Ovide, lui, ne modifie pas les règles du jeu, il s’en tient au constat initial, l’homme, comme l’animal, est un être pour l’accouplement. Cette idée que le libertinage est la forme suprême de la rationalité se retrouvera, notamment sous la plume de Choderlos de Laclos, lorsque le vicomte de Valmont se vantera de « sa pureté de méthode »17. Aux Epicuriens qui prétendent retrouver la sensation en la débarrassant de la gangue des opinions, Ovide lance par sa critique implicite de l’anthropologie lucrétienne, un défi : celui d’appliquer ce principe méthodologique à leur propre doctrine et de retrouver le désir sexuel dans sa pureté, en quelque sorte, par-delà les prolongements moralisateurs. Ce n’est pas par une dynamique transformatrice du désir que l’homme se distingue fondamentalement des animaux, mais par sa capacité à assumer pleinement la commune animalité de la sexualité tout en la pensant. Certes, il est peu probable qu’un animal puisse rédiger un traité érotique, mais, dans la perspective ovidienne, cela n’induit pas de différence fondamentale avec l’être humain, puisque l’Ars se définit par une réflexivité qui n’implique pas l’éloignement par rapport à ce qu’il y a de commun entre l’homme et l’animal. Il s’agit, au contraire, de consacrer une attention exclusive à cette caractéristique commune. Pourquoi cette ars, alors que le premier homme et la première femme se sont accouplés sine magistro ? Précisément parce que la nature a été oubliée, occultée par le moralisme et par la politique qui lui est subordonnée. Retrouver le sens premier de la nature, c’est le projet commun aux philosophes hellénistiques et à Ovide. Projet commun, mais contenu fondamentalement différent : la nature chez les philosophes devient concept, chez Ovide elle doit rester sensualité. Ce choix a également un aspect esthétique : l’auteur de l’Ars a comme cible non seulement les penseurs du stoïcisme et de l’épicurisme, mais aussi le poète pour ainsi dire officiel du régime augustéen, l’ancien épicurien Virgile dont la troisième Géorgique est une condamnation de l’amour et du plaisir, chez les animaux, mais évidemment aussi chez les humains ;
- en procédant ainsi, Ovide joue, d’une certaine manière, Lucrèce contre Lucrèce. Dans son évocation des origines de l’humanité, il rétablit les droits de la Vénus chantée au début du De rerum natura, celle sans laquelle « rien ne se fait d’aimable ou de joyeux »18, celle qui ne différencie pas les humains et les animaux et qui accorde aux mortels le bonheur de la paix en endormant Mars sur son sein, dans une scène dont le caractère érotique est longuement et admirablement décrit par le poète. Rappelons aussi les vers 1192-1209 du livre IV, où différents animaux sont évoqués comme preuve de la réciprocité du plaisir. Ce qu’Ovide reproche implicitement à Lucrèce, c’est de ne pas avoir conservé cette orientation tout au long de son poème. Lui-même, en revanche, se fait gloire de réaliser cette coïncidence de l’actualité et de l’origine que la philosophie prétendait fallacieusement assumer. « Ce qui reste caché demeure inconnu et ce qui est inconnu ne suscite aucun désir », dit-il au troisième livre19, comme répondant à la prétention épicurienne de connaître l’invisible par le visible. Ce qui est visible c’est l’universalité du désir, le reste n’existe pas, ou n’a pas d’intérêt.
4Dans les vers que je viens de commenter, Ovide incite donc les tenants de la pensée du plaisir à revenir au principe dont ils se sont détournés, probablement parce qu’ils ne supportaient pas d’admettre durablement l’unité du vivant, l’identité essentielle de l’homme et de l’animal. A ceux qui pourraient penser que je sur-interprète et qu’il ne s’agit que d’une parodie sans autre dessein que de provoquer le rire, je rappellerai, que, dans le dernier livre des Métamorphoses, un passage dont le caractère philosophique n’est contesté par personne, Ovide donne une version du pythagorisme qui est tout entière centrée sur la métensomatose, laquelle le conduit à condamner tout meurtre d’animal, précisément au nom de cette continuité du vivant20 : « le souffle vital circule, il va de ci de là, et il prend possession à son gré des créatures les plus différentes ; des corps des bêtes, il passe dans celui des hommes, du nôtre dans celui des bêtes... ainsi l’âme, je vous le dis, est toujours elle-même, quoiqu’elle émigre dans des figures diverses ». Il y a donc là en lui non pas seulement un instrument de dérision, mais bien une conviction profonde, réaffirmée selon des modalités différentes à plusieurs moments de sa vie.
5Dans la suite du texte, après quelques vers où cette idée que c’est dans la sexualité qu’il faut rechercher le remède à la violence se trouve appliquée au cas précis de la puella, le registre philosophique s’élargit. Ce n’est plus seulement des hédonistes qu’il s’agit, ni même des penseurs hellénistiques, mais du projet philosophique dans son essence même, du moins tel qu’il était majoritairement perçu dans la pensée antique. L’Apollon de Delphes apparaît au praeceptor amoris, s’adresse à lui et l’incite à se connaître lui-même, car, nous est-il dit21 : « seul celui qui se connaîtra sera sage dans ses amours et proportionnera les entreprises à ses forces ». Mais qu’est ce que se connaître soi-même ? Evidemment ce qu’Ovide propose est exactement le contraire de l’anthropologie du Premier Alcibiade : se connaître, c’est savoir rester à la superficie de soi-même, pouvoir contrôler et manipuler l’image que l’on donne de soi, de façon à pouvoir en tirer le plus de séduction, et par tant de plaisir22 : « si la nature lui a donné de beaux traits, il doit se regarder de ce côté ; celui qui plaît dans la conversation évitera un morne silence ; celui qui sait chanter chantera, celui qui sait boire boira ». L’adéquation à la nature, condition de la sagesse dans les pensées hellénistiques est ainsi investie d’un sens nouveau : obéir à la nature, ce n’est pas partir de la sensation pour rechercher la liberté intérieure par rapport au monde environnant, mais trouver son existence dans le regard que l’on porte sur soi et dans la relativité du jugement d’autrui. Il est frappant de voir à quel point Ovide répond ici implicitement à Cicéron, lequel écrivait dans la première Tusculane, en se référant explicitement à Apollon et au précepte delphique23 : « je ne crois pas qu’il nous recommande de connaître nos membres, ou notre taille, ou notre apparence ». Pour Cicéron, une telle interprétation du précepte delphique est si grotesque qu’elle ne mérite pas d’être véritablement réfutée. Il suffit tout simplement de la mentionner avec un sourire pour qu’elle soit ipso facto écartée. Or ce sourire négateur devient chez Ovide sourire d’affirmation : oui, c’est précisément cela que signifie le précepte delphique. Tout comme, à propos de Vénus, il invitait à retrouver la déesse dans sa sensualité absolue, en faisant fi des prudentes constructions philosophiques, ici c’est la splendeur apollinienne qu’il encourage chacun à retrouver, en privilégiant tout ce qui peut le rendre plus beau, plus séduisant. Chez Cicéron, Apollon n’existe que par le précepte delphique. Chez Ovide, il est théophanie, c’est-à-dire image, apparition. Le dieu lui-même est uates uidendus24, prophète qu’il faut voir. Rien n’est plus inacceptable pour l’Ovide de l’Art d’aimer que la disqualification de l’image au profit des profondeurs. Pour les Stoïciens, le sage est le seul à être beau, parce que c’est l’aspect de l’âme qu’il faut prendre en compte, et non celui du corps : recte etiam pulcher appellabitur (animi enim liniamenta sunt pulchriora quam corporis), dit Cicéron25. Pour Ovide, se connaître soi-même c’est savoir se maintenir à la superficie de la sensation, précisément parce que c’est cette superficialité qui dans l’Ars est promue au rang d’essence de l’humanité. Ce passage se termine par une forte formule : quisquis sapienter amabit, uincet26. Les Stoïciens notamment s’étaient longuement interrogés pour savoir si le sage pourra être amoureux et ils en avaient conclu qu’il aimera les jeunes gens d’un amour pur qui se transformera en amitié27 : sapientem amaturum esse dicunt et amorem ipsum conatum amicitiae faciendae (Tusc., IV, 72). Chez Ovide le sujet devient adverbe, tout un chacun peut aimer sapienter, pour peu qu’il sache précisément se débarrasser de la sapientia.
6Dans cette critique informelle, mais sans concession, à laquelle il soumet et Lucrèce et Cicéron, Ovide ne peut conserver la parfaite systématicité qu’il prétend donner à son œuvre qu’en affrontant l’objection majeure au tournant de laquelle il est, si l’on peut dire, attendu. Ne pas vouloir sortir de l’image, du désir et de la sexualité, n’est-ce pas réunir toutes les conditions pour subir la plus grande souffrance et donc se retrouver à l’opposer du plaisir que l’on prétend rechercher ? Sur ce point au moins, Lucrèce et Cicéron sont également catégoriques, malgré leurs différences. « Eviter l’amour », dit le poète épicurien, « n’est point se priver des joies de Vénus, c’est au contraire en jouir sans payer de rançon »28, puisqu’il suffit de tourner ailleurs son esprit et de « jeter en n’importe quel corps l’humeur accumulée, au lieu de la garder, à jamais consacrée à un unique amour « (curam certumque dolorem) »29. Aimer en fixant son désir sur une seule personne, c’est, au contraire, se condamner à de terribles souffrances, se perdre en débauches et en éprouver le remords, ou endurer la torture du soupçon30. En rejetant l’amour au profit d’une sexualité indifférenciée dans le choix d’objet, Lucrèce ne se montre-t-il pas cette fois plus cohérent qu’Ovide ? Ce n’est pas certain. La règle de l’amour ovidien, c’est qu’il n’est pas d’exception possible et que tout désir sexuel doit être satisfait. Délaisser une puella réticente pour une autre, plus accueillante, ce serait, au nom précisément du refus de la douleur, renoncer à ce que chaque désir a de spécifique, d’unique au profit d’une sorte d’universalité abstraite du désir. Innombrables sont les puellae dans cette Rome où affluent les peuples du monde entier, et toutes méritent d’être séduites, mais il ne s’agit pas pour autant de les considérer comme interchangeables, au sens où l’on trouverait nécessairement chez l’une la compensation du refus de l’autre. L’homme, comme tous les êtres vivants, disent les Epicuriens, recherche le plaisir et fuit la douleur, d’où la nécessité du « sage calcul » qui permettra de déterminer le maximum de plaisir et le minimum de douleur. Inacceptable, répond Ovide, car on ne renonce pas au plaisir de la séduction et de la possession parce qu’il comporte de la souffrance. Reste évidemment à voir ce qu’il convient de faire de celle-ci. Quant à Cicéron, qui avait une certaine expérience en la matière, il n’y va pas par quatre chemins. L’amour est pour lui la plus violente de toutes les passions, ex animi perturbationibus est profecto nulla uehementior, il se trouve à l’origine des plus grands désordres, personnels et publics et son intrinsèque perversité devrait effrayer tout un chacun : alium cogitatio, alium satietas deterreret31. L’attitude que préconise Cicéron est plus radicale, comme lui-même le souligne en critiquant et Platon et les Stoïciens, que celle préconisée par tous les autres philosophes : il faut rejeter tout ce qui, sous une forme sous une autre, a rapport à l’amour. Le pari ovidien se caractérise par la radicalité inverse : il faut tout accepter dans l’amour, à la fois le plaisir et la souffrance. Cela est exprimé dans tout particulièrement dans le vers32 : En ego confiteor, non nisi laesus amo, « je n’aime que si j’ai subi un affront ». Parce que Cupidon est par essence un dieu cruel, qui provoque la blessure, il est vain de croire que l’on puisse isoler en lui, comme le fait Lucrèce, d’une part, un aspect gratifiant que l’on accepterait et, d’autre part, des tourments que l’on refuserait. « Toutes les épreuves », dit Ovide, « voilà ce qu’on endure dans le camp du plaisir »33 et, un peu plus loin, il n’hésite pas à affirmer que « les coquilles du rivage sont moins nombreux que les tourments de l’amour »34. Les dulces gemitus qui accompagnent l’acte d’amour sont donc le signe immédiat d’une réalité irrémédiablement duelle35. Comme la nature des philosophes hellénistiques, celle que met en scène Ovide indique des orientations qu’il est inutile de nier, mais qui sont aussi fondatrices de la liberté du sujet, puisqu’une fois qu’il en a pris conscience, il peut jouer avec ces contraintes. L’important est de se débarrasser de l’illusion philosophique que l’on pourrait maîtriser la douleur, s’en libérer, l’art d’aimer étant précisément celui qui vise à éviter que la souffrance ne détruise l’amant ou l’amante. S’adressant à Didon et à Ariane, Ovide leur déclare36 : « ce qui a causé votre perte, je vais vous le dire : vous ne saviez pas aimer ». Qu’est-ce donc que « savoir aimer » ? c’est conjuguer une éthique du plaisir et une esthétique de la douleur.
7Puisque la philosophie voit cette interdépendance du plaisir et de la douleur, mais ne se résigne pas à en prendre réellement acte, il faut former à la douleur, non pas pour parvenir à une vertu qui, aux yeux du magister amoris, est vide de sens, mais pour parvenir au plaisir suprême, celui auquel tous les autres plaisirs sont subordonnés, car le vin « prépare les cœurs et les rend aptes aux ardeurs amoureuses »37 et la culture qui forme durablement l’esprit est elle-même un moyen de séduction38. Ici encore le modèle de la téléologie est à la fois repris et subverti. Dans la continuité d’Ovide, l’auteur de La philosophie dans le boudoir dira : « L’acte de la jouissance est une passion qui, j’en conviens, subordonne à elle toutes les autres, mais qui les réunit en même temps. Cette envie de dominer dans ce moment est si forte dans la nature qu’on la reconnaît même dans les animaux ». Cicéron, lui, opposant aux Stoïciens que la douleur ne peut être vaincue par des petits raisonnements, des ratiunculae39, avait transformé le légionnaire en paradigme du mépris de la mort, de la capacité à endurcir le corps et l’âme par l’exercitatio et à libérer ainsi l’âme de l’asservissement par rapport à la douleur. Or, ce même modèle est repris par Ovide, lorsqu’il dit40 : « L’amour est une espèce de service militaire ». La militia amoris exige, à l’en croire, une capacité d’endurer au moins égale à celle des légionnaires les plus aguerris. « Vers le même temps, remarque P. Grimal, un philosophe disait la même chose de la vie du Sage », et il ajoute : « ce parti pris d’exagération enlevaient à l’ouvrage beaucoup de son immoralité. Il était difficile de ne pas y voir avant tout un jeu d’esprit »41. Que la militia amoris soit l’image inversée de la pensée stoïcienne du sage, telle qu’elle était exprimée par Cicéron est assurément indiscutable. Cela signifie-t-il pour autant que la pensée du plaisir, telle que nous essayons de la reconstituer, n’a pas de cohérence propre ? A partir des mêmes prémisses que Cicéron – il est dans notre nature de souffrir ; nous avons la capacité de contrôler notre souffrance – Ovide aboutit à une conclusion radicalement différente : mettre cette résistance au service du seul plaisir dont le caractère universel ne puisse être contesté par personne, celui de la sexualité. « Jugez-moi donc comme Turenne ou comme Frédéric », dira le vicomte de Valmont, dans la lettre 125. Au demeurant la douleur n’est pas perçue dans l’Ars comme une réalité univoque : ingenium mala saepe mouent, dit le poète42 la souffrance est une incitation à se dépasser, à créer ce que l’on n’aurait jamais réalisé dans l’état d’ataraxie cher aux penseurs hellénistiques. Le long récit de l’épisode mythologique de Dédale et Icare, qui commence le livre II et qui peut apparaître comme un morceau de bravoure mal rattaché à ce qui suit s’explique, au contraire, assez bien si l’on prend au sérieux ce que dit Ovide : tout comme Minos n’a pas pu empêcher un homme de fuir à l’aide de ses ailes, il est illusoire de prétendre fixer le dieu volage. La douleur et l’amour sont les deux moteurs humains d’un monde qui, pour Ovide, est celui de l’éternelle mobilité. Rappelons ici encore la fin des Métamorphoses43 : « Tout change, rien ne périt », omnia mutantur, nihil interit. Non seulement la douleur est un stimulus qui conduit à se surpasser, mais elle constitue un instrument extraordinairement efficace quand on veut agir sur autrui, soit que l’on feigne la douleur pour susciter la compassion, soit que l’on provoque la douleur chez l’autre pour le contraindre à aller là où l’on veut le conduire44 : « les larmes sont également utiles : avec des larmes tu amolliras le diamant… Si les larmes te font défaut (car elles ne viennent pas toujours à commandement) mouille-toi les yeux avec la main ». La souffrance de l’autre devient alors le signe le plus sûr de son amour et l’exclamation traditionnelle de la poésie épique retentit pour saluer ce succès45 : « O heureux quatre fois et un nombre incalculable de fois celui dont la maîtresse gémit de se voir offensée ».
8Que la douleur amoureuse puisse détruire, Ovide ne l’ignore pas et c’est cette souffrance des êtres abandonnés qu’il exprime dans les Héroïdes œuvre qui connaît actuellement un succès important dans les gender studies, parce qu’on y voit l’une des toutes premières expressions de la parole douloureuse des femmes. Tout autre est le point de vue de l’Ars, dans laquelle il n’y a jamais communion avec cette souffrance, qu’Ovide ne veut pas aborder d’un point de vue autre que celui d’une esthétique dont la raison d’être se trouve dans le refus de se plier à l’idée commune que la douleur d’autrui est nécessairement ma douleur. Ariane abandonnée sur sa plage et criant la cruauté de Thésée aux flots ne suscite de lui que ce commentaire46 : « Elle criait et pleurait à la fois, mais l’un et l’autre lui allaient bien ; ses larmes ne la rendaient pas plus laide ». Il est, de ce point de vue, intéressant de rappeler comment un même évènement, le rapt des Sabines, est traité par Tite Live et par Ovide. Le premier, à la fois auteur de traités philosophiques et d’une l’histoire de Rome profondément nationaliste, sait que cet épisode fut à la fois nécessaire et moralement scandaleux, il le traite in utramque partem47, soulignant l’indignation des parents et des jeunes femmes devant cet outrage aux lois de l’hospitalité, mais rapportant aussi les justifications de Romulus et les efforts des hommes qui essaient de conquérir par la tendresse les femmes qu’ils ont prises de force. Rien de tel chez Ovide qui ne dissimule certes pas l’effroi et la douleur de ces femmes, mais qui ajoute48 : et potuit multas ipse decere timor. Le decus, qui occupe la place que l’on sait dans le De officiis comme définition d’une éthique en situation, change ici totalement de sens. Il exprime l’omniprésence du désir même dans les moments de souffrance où celui-ci semble devoir céder la place au sentiment. « Je m’attendais bien qu’un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes et le désespoir d’usage », dira Valmont. Bien sûr Ovide n’est pas Sade, ni même Valmont, mais il y a déjà chez lui cette idée que la douleur de l’autre peut-être, sous des formes diverses, un puissant adjuvant du désir.
9Je voudrais revenir rapidement pour conclure sur la question à tous égards fondamentale du statut de l’Ars. Tout le monde peut s’accorder pour y voir une œuvre ludique, mais il reste encore à définir quel sens il faut accorder à ce jeu, car s’en tenir à l’ironie, comme si cette notion était auto-suffisante, serait se rassurer à bon compte. Il est clair qu’Ovide ne s’engage pas dans l’Ars comme Sade le fait dans la « Philosophie dans le boudoir », lorsque, militant des « délicieuses passions », il proclame qu’il faut « mépriser tout ce qui contrarie les lois divines du plaisir »49. On trouve chez Sade la même révolte contre le pouvoir philosophique, mais la cruauté extrême inhérente au sadisme a occulté cet aspect de sa pensée, et surtout Sade a érigé sa révolte en dogme. La provocation ovidienne, car il s’agit d’abord d’une provocation, s’adresse à la philosophie dont la politique augustéenne – d’inspiration en partie cicéronienne – semble n’être qu’une émanation aux yeux du poète. Elle a pour fonction d’ébranler des certitudes beaucoup plus que d’en imposer dogmatiquement des nouvelles. Le refus radical du consensus sur la passion, sur la douleur, et même sur le plaisir, de ceux que Sade qualifiera de « froids et plats moralistes » induit la jubilation du « pourquoi pas ? », dans ce qui se veut avant tout un exercice de liberté de la raison, enfin mise au service de la vérité d’un plaisir débarrassé de tout corset moralisateur. La légèreté du poète est donc celle de convictions réelles qui s’organisent en système mais qui, précisément parce qu’elles privilégient le désir, l’amour et l’instabilité de toute chose, trouvent un mode d’expression approprié dans une forme qui n’adhère jamais à elle-même. L’Ars fut un unicum et l’on ne manquera pas sans doute de trouver une exemplarité dans le fait qu’un itinéraire poétique qui commença par le rire libérateur de la poésie des Amours se termina par un recueil intitulé les Tristes, tout comme les Liaisons dangereuses s’achèvent sur la fin hideuse de Mme de Merteuil. Pendant la plus grande partie de sa vie, Ovide dit l’amour, sous des formes qui ne furent plus celles de l’Ars, par prudence peut-être, mais aussi parce que la logique de ce qu’il croyait être la fuyante vérité du monde lui interdisait de se figer, même dans la parole qui exprime la mobilité universelle.
Notes de bas de page
1 Voir le fameux passage de Tristes II, 207.
2 Sénèque le Père, Controverses II, 2, 8.
3 Voir sur ce point, M. Boillat, Les Métamorphoses d’Ovide. Thèmes majeurs et problèmes de composition, Berne-Francfort, 1976, p. 25-34.
4 Sur le rôle des Sextii, voir Italo Lana, « La scuola dei Sestii », in P. Grimal éd., La langue latine, langue de la philosophie, Rome, 1992, p. 109-24.
5 Ars II, 468-92.
6 Ibid. 451-4 : Ille ego sim, teneras cui petat ungue genas,
Quem uideat lacrimans, quem toruis spectet ocellis,
Quo sine non possit uiuere, posse uelit !
Trad. H. Bornecque, Les Belles Lettres.
7 Ibid. 459 : Oscula da flenti, Veneris da gaudia flenti,
Pax erit.
et 463-4 : Illic depositis habitat Concordia telis,
Illo, crede mihi, Gratia nata loco est.
8 Mét. I, 83.
9 Ars II, 473-4 : Tum genus humanum solis errabat in agris,
Idque merae uires et rude corpus erat.
10 DRN V, 962 : Et Venus in siluis iungebat copora amantum, trad. D. Pautrat.
11 Ibid. 1017-8 : Et Venus inminuit uiris, puerique parentum
blanditiis facile ingenium fregere superbum.
12 Voir les vers 477 : Blanda truces animos fertur mollisse uoluptas et 479-80 : Quid facerent, ipsi nullo didicere magistro ;
Arte Venus nulla dulce peregit opus.
13 Voir sur cette question K. Algra, « Lucretius on the Epicurean Other, On the philosophical background of DRN V, 1011-27 », dans K. Algra et al. éds : Lucretius and his Intellectual Background, Amsterdam, 1997, p. 141-50.
14 Ars II, 481-3 : Ales habet quod amet ; cum quo sua gaudia iungat
Inuenit in media femina piscis aqua ;
Cerua parem sequitur ; serpens serpente tenetur.
15 La bibliographie sur l’« oikeiôsis », dans ses deux aspects indissociables, individuel et social est immense. Voir en particulier T. Engberg-Pedersen : The Stoic Theory of Oikeiosis, Aarhus, 1990 ; B. Inwood : « L’oikeiôsis sociale chez Epictète », dans K. Algra et al. éds, Polyhistor, 1996, 243-264 ; R. Radice : Oikeiôsis. Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e la sua genesi, Milan, 2000.
16 Voir C. Lévy, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL, 62 (1984), p. 111-27.
17 Les liaisons dangereuses, lettre 125, R. Pomeau (éd.), Paris, coll. Imprimerie Nationale, 1981, p. 132.
18 DRN I, 23. La principale différence réside toutefois dans le fait que cette Vénus joyeuse est principe de fécondité, tandis que la Vénus ovidienne est stérile. L’absence de toute référence aux enfants est une des caractéristiques majeures de l’Ars.
19 Ars III, 397.
20 Mét. XV, 165-70 : Hunc uenit, hinc illuc et quoslibet occupat artus
Spiritus eque feris humana in corpora transit
Inque feras noster nec temore deperit ullo ;
Vtque nouis facilis signatur cera figuris.
21 Ars II, 501-2 : Qui sibi notus erit, solus sapienter amabit
Atque opus ad uires exiget omne suas
22 Ibid. 503-6 : Cui faciem natura dedit, spectetur ab illa ;
Cui color est, umero saepe patente cubet ;
Qui sermone placet, tacituran silentia uitet.
23 Tusc. I, 52.
24 Ars II, 496.
25 Fin. III, 75.
26 Ars II, 501.
27 Tusc. IV, 72.
28 DRN IV, 1073-4 : Nec Veneris fructu caret is qui uitat amorem,
Sed potius quae sunt sine poena commoda sumit.
29 Ibid. 1065-7 : Et iacere umorem coniectum in corpora quaeque,
Nec retinere, semel conuersum unius amore.
30 Ibid. 1135-40.
31 Tusc. IV, 75.
32 Ars III, 598.
33 Ars II, 235-6 : Mollibus his castris et labor omnis inest.
34 Ibid. 519 : Litore quot conchae, tot sunt in amore dolores.
35 Ibid. 724.
36 Ars III, 42-3 : Quid uos perdiderit, dicam ; nescitis amare ;
Defuit ars nobis ; arte perennat amor.
37 Ars I, 237 : Vina parant animos faciuntque caloribus aptos.
38 Ars II, 119-20.
39 Tusc. II, 29.
40 Ars II, 233 : Militiae species amor est. Discedite segnes.
41 Littérature latine, Paris, 1994, p. 136.
42 Ars II, 43.
43 Mét. XV, 165.
44 Ars I, 657-60 : Et lacrimae prosunt ; lacrimis adamanta mouebis.
Fac madidas uideat, si potes, illa genas ;
Si lacrimae (neque enim ueniunt in tempore semper)
Deficient, uncta lumina tange manu.
45 Ars II, 447-8 : O quater et quotiens numero comprendere non est
Felicem, de quo laesa puella dolet.
46 Ars I, 532-3 : Clamabat flebatque simul ; sed utrumque decebat.
Non facta est lacrimis illa turpior suis.
47 Tite Live I, 9.
48 Ars I, 126.
49 Sade, Œuvres complètes, A. Le Bris et J. J. Pauvert (éds.), p. 370.
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