Le mariage : plaisir de la censure ?
p. 103-118
Texte intégral
1« Plaisir de la censure » : l’expression a sans doute quelque chose de paradoxal. On s’attendrait plutôt en effet, à la lecture de beaucoup de textes antiques, à une inversion du type « le mariage : censure du plaisir », tant il est vrai que s’il est un lieu d’où le plaisir est absent, et doit le rester, ou tellement contraint qu’il est en quelque sorte évacué, c’est bien le mariage. De fait, le plaisir conjugal, s’il n’est pas complètement ignoré parce que de toute façon choquant, reste un sujet des plus tabous : les aphrodisia dans les liens du mariage sont neutralisés parce qu’ils ne sont l’expression que d’une nécessité, qui elle-même répond à une exigence réputée plus haute, à savoir la procréation des enfants. De là vient la liaison coutumière dans les textes grecs entre les verbes γαμεῖν et παιδοποιεῖσθαι (ou παιδοποιεῖν). Le mariage apparaît ainsi le lieu où les aphrodisia sont maîtrisés, alors même qu’ils sont voulus par la nature, maîtrisés à tel point qu’ils disparaissent du discours, faisant en somme l’objet d’une triple censure : une censure dans le discours philosophique – on n’en parle pas ou le moins possible ; une censure dans les mœurs : s’il faut bien convenir de leur nécessité, il faut veiller à ne pas montrer ces plaisirs ; enfin une censure des plaisirs eux-mêmes : le mieux est encore qu’on ne les ressente pas comme des plaisirs.
2On ne prend donc pas de plaisir avec l’épouse, on fait des enfants. Et limiter le plaisir sexuel au mariage, c’est un peu comme s’abstenir du plaisir sexuel, ce qui peut être valorisé au titre d’une grande tempérance, mais cela sous-entend alors qu’on ne pourrait prendre du plaisir que dans des relations extra-conjugales, le plus souvent quant à elles dévalorisées, ou bien vues comme un mal nécessaire, précisément à cause de la tyrannique nécessité du désir sexuel. L’absence de référence au plaisir conjugal connaît cependant deux notables exceptions : Musonius, et Plutarque. Musonius fait une mention très claire du plaisir entre les époux, mention qui correspond cependant à une très grande limitation de celui-ci. Mais précisément du fait de cette limitation, il me semble que l’on peut comprendre le mariage comme plaisir de la censure, au sens où c’est par elle que le plaisir trouve sa place et sa fonction. Pour Plutarque, d’autre part, les ἀϕροδίσια sont très valorisés, dès lors qu’on les consomme dans les liens du mariage.
3Mon propos consiste à réfléchir sur le renversement de l’évaluation de la conjonction ἀϕροδίσια/γάμος dans la réflexion philosophique à Rome (chez les héritiers des trois écoles hellénistiques, épicurisme, Académie et stoïcisme), et son ambition se borne à dresser une sorte de premier état des lieux. Or, pour ce faire il faut s’arrêter sur trois notions très difficiles à articuler : pour penser le rapport entre aphrodisia et gamos (voluptas et matrimonium), il convient de s’interroger sur les liens entre d’une part erôs (amor) et aphrodisia, d’autre part entre eros et gamos. Or ces deux couples de notions ne vont pas de soi, loin s’en faut. D’une part, il faut tenir compte de la profonde ambivalence, justement soulignée par M. Nussbaum1, de la conception grecque de l’erôs (et que l’on retrouve, mais plus péjorativement marquée, dans le latin amor), ambivalence où sont entremêlés désir sexuel pour l’eromenos et désir de son éducation (l’erastês ayant la fonction de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’idéal du moi), qui ne peut se faire sans la sublimation, l’idéalisation plus ou moins réussie du premier désir (en ce sens, les œuvres d’Eros et celles d’Aphrodite ne gagnent rien à la confusion). D’autre part, il faut faire, dans la pensée grecque, avec la relative dévalorisation de la relation conjugale par rapport à la relation homosexuelle : au mariage reviennent les œuvres d’Aphrodite, sans passion. Somme toute, Aphrodite est perdante dans tous les cas de figure.
4Deux exemples sont emblématiques de l’exclusion du plaisir dans les liens du mariage, deux exemples qui entretiennent un lien théorique (une pensée du plaisir) assez lâche cependant, puisque le plaisir de l’amour chez l’un – assumé comme une sorte de maladie qui fait du bien – se trouve rejeté par l’autre, alors même qu’il revendique une philosophie du plaisir sous le patronage de Vénus. Il s’agit bien sûr d’Ovide et de Lucrèce.
5La pensée du premier est particulièrement délicate en ce qu’elle reconnaît dans le mariage une double et contradictoire censure : d’une part, le mariage est réduit à l’institution, à savoir le mariage selon les lois d’Auguste, qui jouent le rôle d’une censure morale (le mariage est censure du plaisir), d’autre part, la nature même du mariage porte à la transgression, parce que précisément les plaisirs y sont permis, et pour cela, moindres : le mariage est en ce sens une entrave au plaisir de la censure, extrêmement important pour notre auteur parce qu’en tant que relation fermée, le mariage ne laisse de place qu’au plaisir de la transgression.
6On trouve cet état paradoxal du mariage dans un passage des Amours :
Si pour toi il n’est pas besoin que la belle soit surveillée, insensé,
du moins pour moi fais-le : surveille-la, pour que moi, je l’en désire davantage.
Ce qui est permis est déplaisant, ce qui n’est pas permis, voilà qui brûle plus vivement.
Il est de fer celui qui aime ce qu’un autre le laisse aimer.
Nous devons espérer autant que nous devons craindre, nous autres amants ;
aussi que de temps en temps un refus laisse une place pour le désir2.
7Le passage est pour ainsi dire structuré par le paradoxe : pour le mari, la femme n’a pas à être surveillée3. Or l’absence de surveillance, d’un obstacle qui permette d’espérer et de craindre, n’apporte précisément à l’amant véritable aucun plaisir. Ovide se livre là à l’habile détournement d’un précepte d’allure morale (surveille ta belle, pour lui éviter la honte de l’adultère, surveille-la, parce que les lois d’Auguste – en particulier la lex Iulia de Adulteriis – punissent le mari trop indulgent)4, qui a pour résultat pratique d’exclure l’amour du mariage, faute du piment, de la brûlure du désir, de l’interdit. Les plaisirs non interdits, faciles à se procurer, les plaisirs naturels et nécessaires épicuriens pour tout dire, ne font pas plaisir – et surtout ils n’ont rien à voir avec la passion amoureuse :
Ce qui est permis et facile, quiconque le désire, qu’il aille cueillir les feuilles des arbres, et boire de l’eau dans un grand fleuve5 !
8Ce qui vaut cette généralisation d’Ovide, cette fois pestant contre le mari jaloux qui fait surveiller sa femme, en III, 4 : « Nous nous portons toujours vers ce qui nous est défendu et nous désirons ce qu’on nous refuse »6. Ainsi vaut-il mieux ne pas surveiller une femme dont seule la vertu, de toute façon, demeure le gardien effectif : Pénélope est restée pure, malgré le nombre de ses prétendants (une Pénélope plus sage que celle qui, au moyen d’un arc, teste leur vigueur – cf. I, 8), offrant en cela le rare exemple d’une femme vertueuse, alors même que d’aucunes, même surveillées, trompent leur mari, en réalité ou en phantasmes – c’est alors leur âme qui est adultère.
Celle-là seule est chaste qui le demeure quand elle n’a rien à craindre en ne l’étant pas : celle qui ne fait pas l’amour parce qu’elle ne le peut pas, c’est comme si elle le faisait, même si tu préserves soigneusement le corps, l’âme est adultère7.
9Ce qui est dès lors en jeu, c’est la pertinence même d’une contrainte extérieure : le mariage est la contrainte d’une loi qui ne peut guère changer les cœurs, même si elle contraint les corps. Et encore ne les contraint-elle pas véritablement.
10Cette remarque semble invalider presque totalement ce conseil donné aux femmes mariées dans l’Art d’aimer :
Que la femme mariée craigne son mari, qu’on la surveille constamment c’est là ce qu’il convient, c’est là ce que les lois, le chef et la pudeur ordonnent8.
11Est-ce là une pure précaution oratoire par souci de complaire à l’autorité d’Auguste et aux mores sévères que celui-ci prétend restaurer ? Peut-être pas, après tout, et l’on peut penser qu’il en est de l’amant fou Ovide comme de la prostituée pudibonde, qui malgré les impératifs du métier conserve en son cœur une morale et se plaît à la reconnaître en ceux qui ont eu plus de chance qu’elle : ce qu’on fait ne prétend pas à l’universalité, et si l’amour doit avoir sa place, le mariage, sans doute noble même sans amour, doit avoir la sienne. Il y a en somme une morale, et peut-être même est-ce cette morale qui permet d’inventer les diverses manières de lui échapper. Ainsi Ovide conseille-t-il aux femmes de suivre ses leçons, de profiter de son Art d’aimer tant qu’il en est encore temps :
Tandis que Vénus m’inspire, cherchez ici des leçons, ô femmes ! Je parle des femmes que la pudeur, les lois et leur condition autorisent à en puiser ici. Dès à présent, songez à la vieillesse qui viendra : ainsi vous ne laisserez passer aucun moment sans en profiter. Pendant que vous le pouvez, et que vous êtes encore au printemps de la vie, amusez-vous ; les années s’en vont comme une eau qui s’écoule9.
12N’est-ce pas là une autre façon de chanter le carpe diem ? Profite de ce qu’il te reste de liberté, avant que le mariage et la vieillesse ne transforme le plaisir en un lointain souvenir. Le lien opéré par Ovide entre les femmes mariées et les vielles femmes n’a ici rien d’anodin : le mariage est comme une accélération du temps, et transforme pour ainsi dire la substance de la femme. La femme mariée se voit exclue d’un temps du plaisir, d’une histoire du plaisir – en somme, on pourrait dire que la femme mariée est une « jeune vieille », vieille avant d’être vieille parce que l’institution la vieillit avant l’âge. Telle est la force de l’institution qu’elle fait que la femme est sous le droit de son mari, de la pudeur et des lois : la femme est un corps triplement censuré, et une âme qui doit elle-même se censurer, pour assumer la fonction du mariage comme fonction sociale de reproduction. Le mariage apparaît dès lors dans ce contexte comme une institution de grands, d’adultes qui ne peuvent plus aimer, une institution de vieux, alors même qu’il doit cependant sauvegarder, outre les corps, les bonnes mœurs nécessaires à la sauvegarde de l’Etat.
13Et pourtant celles-ci, dit Ovide, n’ont pas d’autre fondement, si l’on y réfléchit, que l’amour lui-même. La censure des lois devient alors ambivalente : elle est légitime, dans le sens où elle s’inscrit dans une logique du sentiment amoureux, par nature exclusif ; elle est illégitime, parce que, précisément, elle contraint un mouvement intrinsèque à l’amour (elle plaque pour ainsi dire la fidélité là où elle devrait se laisser construire par le sentiment, au risque d’être falsifiée par ce même sentiment). Car si l’amour est volage par nature, l’amant n’aspire qu’à la fidélité et l’invention de la poésie arrive finalement, et sans doute plus sûrement, à ce qu’ordonnent de l’extérieur les lois, parce qu’elle seule comprend, de l’intérieur, toutes les facettes de l’amour et sait les articuler. Or l’amant n’a d’autre prière que celle-ci :
Juste est ma prière : la femme dont je suis depuis peu la conquête doit m’aimer ou faire que je l’aime toujours. Mais j’ai trop demandé : qu’elle se laisse seulement aimer et la déesse de Cythère aura exaucé toutes mes prières. Accepte un amant qui soit ton esclave pendant de longues années, un amant qui sache aimer d’un cœur pur et fidèle… J’ai pour alliés Phoebus et ses neuf compagnes et le dieu qui inventa la vigne, et l’Amour aussi qui me donne à toi, et une fidélité à nulle autre seconde, une conduite irréprochable et une pudeur qui empourpre ma joue. Non, je n’aime pas cent femmes, je ne suis pas un voltigeur d’amour ; c’est toi, tu peux m’en croire, qui seras toujours l’objet de mes soins. C’est auprès de toi que je souhaite le bonheur de vivre les années que m’assure le fil des Parques, toi dont je veux que soit pleurée ma mort10.
14Promesses d’amoureux pris d’un délire ? Sans doute, mais c’est aussi cette folie amoureuse qui engendre la poésie (une sorte d’immortalité, celle-là même que recherche tout engendrement), et montre que la pulsion amoureuse est non seulement issue du désir violent des corps, mais également ce qui permet son dépassement, même s’il n’est que promesses. Il faut, je crois, prendre au sérieux ces lignes d’Ovide, sans les rejeter comme une sorte de cynisme amoureux et calculateur. Cela parce que la passion amoureuse est, dans l’instant, en son coeur même, fidèle et poétique : elle déploie une autre temporalité qui transfigure la relation rêvée, temporalité parallèle, promesse et espoir d’un avenir à deux que, cependant, le temps du désir et la multiplicité de ses objets rend incertain. La passion porte sur un objet unique, objet cristallisé de tous les soucis, et amène à dépasser précisément l’instant présent dans un futur qu’elle doit et ne peut qu’imaginer, à défaut peut-être de l’inventer, à deux et au risque de l’autre et de soi-même. Si l’amoureux promet alors sa fidélité, il n’ose cependant l’attendre de sa bien-aimée – c’est dans l’engagement du sentiment que se construit la réciproque, jamais assurée.
15On chercherait en vain une telle vision du plaisir chez Lucrèce. Et pourtant, les deux auteurs ont des présupposés communs : d’une part que le plaisir est à rechercher, mais que, d’autre part, il ne faut pas le rechercher dans le mariage. Mais cette communauté de vues a pour contrepartie une très large différence : Ovide place tout plaisir valable dans l’amour, Lucrèce refuse à tout amour le statut de plaisir. Pour Lucrèce, les simagrées d’Ovide sur le seuil de sa maîtresse ne sont que le résultat de la pire faute de jugement qui soit, précisément celle qui consiste en ce qu’on appellera ensuite la cristallisation sur l’objet de l’amour. Le désir sexuel, s’il est sans doute naturel mais non nécessaire, doit alors être distingué de la passion amoureuse, et assouvi avant qu’il ne devienne trop violent :
Mais sans cesse il convient de fuir les simulacres
et de chasser de soi les pâtures d’amour
de tourner son esprit vers ailleurs, de jeter
en n’importe quel corps l’humeur accumulée
au lieu de la garder, à jamais consacrée
à un unique amour, et de se réserver
à préserver l’amour, une douleur certaine11.
16Et le plaisir sexuel lui-même, dans une sorte de spirale, amène à cette errance du désir, puisque, dans la fougue et la violence des ébats amoureux, vient un moment de douce et trompeuse trêve :
Mais, légère, Vénus, à l’instant de l’amour,
vient briser la peine, tandis que la volupté
mêlant ses caresses refrène les morsures.
De la vient l’espoir que l’origine de cette ardeur,
le corps qui l’alluma, puisse en éteindre le brasier.
Mais la nature proteste qu’il advient le contraire,
et c’est bien le seul cas où plus nous possédons
plus notre cœur brûle d’un funeste désir12.
17Or cette trêve est trompeuse, puisqu’elle est ce qui permet au phantasme de se constituer, ou de se reconstituer : la trêve signifie paradoxalement l’absence de limite assignable au plaisir sexuel – plus nous en avons, plus nous en désirons, et, sans limite, le plaisir devient irrémédiablement douleur. On retrouve là ce que dit Métrodore à Pythoclès dans la Maxime Vaticane 51, attribuée à Epicure :
Tu m’apprends que le mouvement de ta chair est plus généreux pour la relation amoureuse : pour ce qui te concerne, si tu ne renverses pas les lois, si tu n’ébranles pas les coutumes en place, si tu n’affliges pas l’un de tes proches, si tu n’épuises pas ta chair et si tu ne sacrifies pas les nécessités vitales, exerce ton penchant à ta guise ; il est toutefois impossible de ne pas se trouver soumis à l’un de ces inconvénients : les choses de l’amour en effet ne sont jamais profitables, et il faut se réjouir qu’elles ne nous nuisent pas (συνουσίη δὲ ὠνησε μὲν οὐδέποτε, ἁγαπητὸν δὲ εἰ μὴ καὶ ἔβλαψε)13.
18Métrodore parvient à un point d’équilibre précaire : le plaisir n’a aucun intérêt en ce qu’il n’amène aucun profit, mais il se peut qu’on arrive à le neutraliser, ce qui constitue à vrai dire la seule véritable joie dans l’amour (qu’il ne fasse pas mal). Mais qu’en est-il alors, à présent, si précisément les conditions requises par la sentence sont réunies ? Force est en effet de songer au mariage lorsqu’on lit les premières lignes : on y retrouve l’exigence de la conformité aux lois et aux coutumes (ce qui ressemble terriblement à la conformité de l’institution conjugale) ; il ne faut pas affliger un proche – la fidélité dans le mariage n’a-t-elle pas pour corollaire précisément de permettre de n’affliger personne dans la consommation du plaisir ? A moins de penser que la relation avec une courtisane n’offense pas les mœurs (et nous savons qu’une telle relation, dans la Rome de Caton, n’offensait guère le censeur) ni les lois. De manière tacite, donc, nous avons deux possibilités : les seuls lieux possibles d’assouvissement du désir sont les bordels ou le mariage14, alors même qu’Epicure ne conseille le mariage à personne. De fait, il semble bien même l’interdire au sage épicurien :
Et le sage ne se mariera pas et n’aura pas d’enfants ; cependant, dans des circonstances exceptionnelles, certains se marieront et élèveront des enfants15.
19La leçon classique du texte est passablement contradictoire : « en outre, le sage se mariera et fera des enfants (…) mais c’est suivant les circonstances de la vie qu’il se mariera », et l’on ne comprend pas très bien le lien logique entre l’impératif fait au sage et la mention des circonstances qui fait plus que le nuancer. Si toutefois Epicure conseillait au sage de se marier, il faudrait convenir que le seul lieu acceptable pour les plaisirs sexuel est le mariage, sous peine d’outrage aux bonnes mœurs (même si la fidélité du mari est somme toute secondaire dans l’antiquité hellénistique et, dans une certaine mesure, elle exige une certaine discrétion dans la Rome républicaine : la chose se fait et elle est tolérée tant qu’on ne s’en vante pas). Si l’on accepte maintenant qu’Epicure interdit le mariage au sage dans les circonstances normales, alors il faut penser que le sexe sans amour est réservé aux rencontres occasionnelles.
20Mais lorsqu’il s’agit de procréer, la situation devient plus complexe : on ne peut guère faire d’enfant à une courtisane et, s’il est clair que l’on peut faire des enfants hors des liens du mariage, je ne sais pas jusqu’à quel point cela n’offenserait pas les bonnes mœurs et/ou les lois. Il est un fait que, lorsqu’il montre que la fécondité des unions dépend de la bonne convenance réciproque des partenaires sexuels16, Lucrèce se réfère naturellement à l’union conjugale17 :
Beaucoup furent stériles en plusieurs hyménées
mais trouvèrent plus tard l’homme qui leur donna
d’enfanter et de s’enrichir d’une douce lignée.
Des maris à leur tour dont les femmes fécondes
n’avaient pu concevoir rencontrèrent enfin
la nature assortie capable d’assurer à leur vieillesse le réconfort d’enfants18.
21L’union conjugale est comme il se doit précaire, largement ouverte sur la possibilité du divorce, et n’a pour seul moteur, non pas bien entendu l’amour, mais bien la nécessité d’avoir une lignée. Finalement, et c’est là la surprise, si le but de l’union conjugale est d’avoir des enfants, le mieux est de réduire au maximum un plaisir qui serait forcément trompeur, et diluerait le couple dans les fantasmes et les délires amoureux. D’où la solution de Lucrèce, qui laisse aux courtisanes (scorta) le plaisir, et préserve les épouses (uxores, coniuges) et le mariage des illusions de la uoluptas :
Et les façons aussi qu’on a de pratiquer
la tendre volupté, comptent énormément ;
c’est en effet plutôt à la façon des bêtes,
croit-on communément, comme les quadrupèdes,
que l’épouse conçoit : la poitrine est posée,
les lombes sont en l’air, si bien que les semences
peuvent bien se loger. Pas l’ombre d’un besoin,
pour l’épouse, en ce cas de mouvements lascifs :
la femme fait obstacle à la conception
(…) Et les prostituées ont leur raison à elles
pour remuer ainsi : c’est afin d ’ éviter
de subir le fardeau de grossesses fréquentes
et faire en même temps que Vénus elle-même
s’ajuste mieux encore à la virilité :
nos épouses n’ont donc aucun besoin de ça19.
22Les courtisanes font alors peut-être le meilleur calcul : en donnant plus de plaisir, en en prenant elles-mêmes sans doute plus (voir IV, 1192-1197, où est montré, de manière assez nouvelle sans doute et c’est suffisamment rare en philosophie pour être souligné, que la femme prend elle aussi plaisir à faire l’amour), elles ne risquent pas d’avoir d’enfants : on ne saurait beaucoup plus désolidariser le mariage du plaisir, puisque lorsque l’on recherche l’un, on évite la fin naturelle de l’autre, et lorsqu’on veut un enfant dans le mariage, on évite le plaisir.
23Après ce trop rapide itinéraire, il faut se rendre à l’évidence : dans ces deux philosophies du plaisir, erôs et gamos ne semblent pas pouvoir être articulés ; eros et aphrodisia le sont chez Ovide, de manière plus problématique chez Lucrèce (mais en raison même du fait que le plaisir sexuel engendre immanquablement l’illusion de la passion, on peut penser qu’ils doivent être articulés, même si la solution des courtisanes protège pour ainsi dire de la spirale passionnelle) ; erôs et gamos sont ainsi peu conciliables. La solution lucrétienne est suffisamment conforme aux bonnes mœurs pour interdire dans les liens du mariage et l’amour et le plaisir (ou les minimiser à l’extrême). C’est peut-être pourquoi Cicéron ne la rejette pas complètement, ou du moins lui donne sa préférence dans les diverses théories philosophiques de l’amour :
Venons-en aux philosophes, ces maîtres de vertu, qui disent que l’amour n’offense pas la pudeur et sur ce point sont en litige avec Epicure, qui, à mon sens, ne ment pas beaucoup (non multum, ut opinio mea fert, mentiente)20.
24Toute proportion gardée, évidemment (pour Cicéron, Epicure ment moins, ou, pour une fois, « pas beaucoup »), l’Arpinate préfère l’absence de tout amour, plutôt que les extrémités coupables dans lesquelles se jettent bien des débauchés. Car voilà la plus terrible passion de l’âme : l’amour, inconsistant, volage, qui amène injustices, soupçons, etc. L’amour n’est pas naturel pour Cicéron :
et en effet, si l’amour était chose naturelle, tous les hommes aimeraient toujours et aimeraient la même chose ; ils n’en seraient pas détournés l’un par la honte, l’autre par la réflexion, un autre par la satiété21.
25Et, de fait, les remèdes proposés ne sont pas loin d’être ceux des Epicuriens :
Ainsi le remède qu’il faut ici employer, c’est de monter combien l’objet du désir est futile, méprisable et de nulle valeur, combien il est facile de l’atteindre ailleurs ou autrement (vel aliunde vel alio modo perfici), ou même de le négliger tout à fait. Il faut aussi parfois détourner son esprit vers d’autres goûts, d’autre inquiétudes, d’autres affaires ; souvent il faut ordonner un changement d’air comme on le fait aux malades qui ne reprennent pas leurs forces22.
26Cicéron serait-il crypto-épicurien sur la question du mariage ? La solution doit bien sûr être nuancée, mais il faut bien avouer qu’on a du mal à comprendre le vel aliunde vel alio modo : satisfaire le désir sexuel autrement, ou d’une autre façon, qu’est-ce à dire ? Je peine à penser qu’il pourrait s’agir complètement de la solution classique épicurienne (jeter sa semence dans la première venue), à moins qu’il ne s’agisse de s’en tenir à la fameuse promenade, qui, comme on le sait, a des vertus de continence. La solution emprunte somme toute autant au stoïcisme qu’à l’épicurisme : il s’agit de montrer que ce que l’on prenait à tort pour un bien n’est qu’un indifférent notoire, sans doute pour Cicéron non préférable.
27Ce que l’Arpinate blâme ici, c’est surtout l’amour soit disant pédagogique et homosexuel (c’est en cela que les philosophes sont appelés professeurs de vertu, parce que l’amour est censé élever l’éromenos, ce dont doute Cicéron, regrettant les écrits du maître Platon) : pourquoi ne pas aimer alors un jeune homme laid ou un beau vieillard ? Pourquoi, en somme, jouer avec le feu (ce plaisir des attouchements dans les gymnases, que louait Platon dans le Phèdre23, que conteste Cicéron, précisément avec les mêmes raisons), en recherchant des plaisirs qui, jouant avec leurs propres limites, accroissent, pour Cicéron, l’inquiétude (il n’est pas bon, dit le § 70 du livre IV des Tusculanes, de « se retenir et de réprimer son désir », ce qui est pour Platon, le gage d’un dépassement de l’érotique vers la vertu) ? Et l’Arpinate n’agrée finalement que deux formes d’amour : la forme stoïcienne, même si son nom est malheureux, puisque erôs ne saurait être cet amor amicitiae, amour d’amitié, qui est un amour sine sollicitudine, sine desiderio, sine cura, sine suspirio, et les amours des femmes, non qu’ils lui plaisent véritablement sans doute, mais la nature leur a donné une plus grande licence et une certaine légitimité. Il y a donc place pour la passion pour les femmes : il s’agit sans doute de lui conférer des cadres.
28Ces cadres, nous les trouvons évidemment chez Musonius. La grande originalité du maître d’Epictète est sans doute d’admettre et de donner une place aux aphrodisia dans le mariage. On retient en général de Musonius sa rigoureuse morale sexuelle, qui réserve le plaisir au couple marié et dans la mesure où il a pour fin la procréation des enfants. Mais on n’insiste assez peu finalement sur le fait que Musonius laisse une place aux aphrodisia : la chose n’est en somme pas taboue chez le Stoïcien. Le plaisir sexuel, indifférent dans la doctrine de l’école, en ce qu’il n’est pas à rechercher et advient naturellement du fait de l’union sexuelle, trouve son expression et sa légitimité dans le mariage.
Une partie et non la moindre de la vie de mollesse réside aussi dans le plaisirs sexuels : ceux qui s’adonnent à cette vie ont besoin de toutes sortes de mignons (ὅτι ποικίλων δέονται παιδίκων οἱ τρυϕῶτες), non seulement permis mais aussi défendus (οὐ νομίμων μόνον ἀλλὰ καὶ παρανόμων), non seulement féminins mais masculins ; ils font la chasse tantôt à un aimé, tantôt à un autre (ἄλλοτε ἄλλους θηρῶντες ἐρωμένους) et ne se contentent pas de ceux qu’ils ont sous la main, mais poursuivent ceux qui sont rares et recherchent des unions honteuses, qui constituent toutes pour l’homme le comble du déshonneur. Il faut que ceux qui ne vivent pas dans la mollesse ou ne sont pas mauvais tiennent pour seuls plaisirs sexuels justes (δίκαια) ceux qui s’assouvissent dans le mariage et qui ont pour finalité de procréer des enfants (τὰ ἐν γάμῳ καὶ ἐπὶ γενέσει παίδων συντελούμενα), parce qu’ils sont conformes à la loi (νόμιμα). Ceux qui ne constituent qu’une pure recherche de plaisir sont injustes et illégaux (ἄδικα καὶ παράνομα), même s’ils ont lieu dans le mariage24.
29Ce texte est d’une très grande densité. Le premier étonnement vient de la mention des mignons, garçons ou filles, non seulement légaux mais aussi illégaux. Musonius est ici plus qu’obscur et l’interprétation est malaisée, et ne peut que butter sur la notion de « mignon légal ». On ne saurait cependant, à mon sens, réduire le texte à une sorte de simple témoignage de ce qui se fait à l’époque, d’une pratique que le style de l’enseignement de Musonius amènerait à radicaliser, pour en souligner l’indécence, dans un texte qui par ailleurs n’aurait aucune visée philosophique. D’une part parce que le sujet dans la Rome post-augustéenne est tabou (profiter des charmes d’un garçon est largement déconsidéré), et on ne voit pas la légalité du statut de ces « mignons », même si par ailleurs la relation pourrait par défaut se conformer aux lois sur le mariage, si elle est consommée par un célibataire. À moins que νόμιμος et παράνομος ne se réfèrent aux usages plus qu’à une loi (ce que j’ai essayé de traduire par le couple, plus large « permis/défendu »), ce qui ne change cependant pas considérablement notre problème : un mignon « permis par les usages » n’est rien d’autre qu’un(e) petit(e) esclave. Si tel est le cas, Musonius, dans un premier temps, ne regretterait alors que le fait qu’on ne s’en tienne pas à ce qu’on a sous la main et la variété et la rareté recherchées. Or, le texte ne se contente pas de regretter cette variation presque infinie de la recherche du plaisir : c’est l’idée même de tirer du plaisir d’un mignon qui constitue un obstacle à la vertu. Il s’agit plutôt, pour Musonius, de condamner, un peu comme Cicéron le fit, un plaisir qui, jouant avec les limites, n’en trouve plus et qui tient d’un erôs pédagogique non maîtrisé (mais peut-il l’être ?). C’est là le second point important de ce texte : même si on accepte l’idée que la « chasse aux mignons » ici décrite n’est que l’effet du style de Musonius (ce fameux et obscur style « diatribique »)25, il n’en reste pas moins que l’expression θηρῶντες ἐρωμένους conserve une troublante proximité avec le vocabulaire de la « chasse » philosophico-pédagogique, vocabulaire que reprend le stoïcisme ancien et que critique implicitement notre auteur.
30Compte tenu cependant de l’obscurité du propos, je ne ferai donc qu’esquisser une hypothèse : ne s’agirait-il pas là de la part de Musonius, dans un propos qu’il amène sur le sujet du mariage, lieu de légitimation du plaisir sexuel, d’une attaque contre ceux qui usent illégitimement de ce qui fut pour l’Ecole un autre lieu de légitimation, l’eros pédagogique ? Cette hypothèse repose en partie sur la très curieuse distinction ventre nomimos et paranomos et sur la notion de « chasse aux aimé(e)s ». L’école définit en effet l’amour (Erôs) comme une chasse :
L’amour, disent-ils, est une sorte de chasse (θήρα) au jeune homme imparfait, mais doué pour la vertu26.
31Le sage, ayant toutes les vertus, possède évidemment la vertu érotique, cette science de l’aimer honnête, cette chasse aux jeunes gens doués pour la vertu. Il semble que Musonius dans notre texte disqualifie une pratique pédagogique que Rome ne pouvait plus accepter. Et il est vrai que l’indifférence dans laquelle Zénon tenait le plaisir sexuel tiré des relations avec l’aimé (e) ne pouvait que choquer un esprit romain :
Ainsi, le chef de leur secte, Zénon, parmi beaucoup d’autres choses semblables concernant l’éducation des enfants, dit ceci dans ses Discours : « Ecarter les cuisses (διαμηρίζειν) de ses mignons ni plus ni moins que le faire avec ceux qui ne le sont pas (μηδὲν μᾶλλον μνδὲ ἧσσον παιδικά), des filles ni plus ni moins que des garçons, car mignon ou pas, fille ou garçon, cela ne fait pas de différence, mais ce sont les mêmes choses qui leur seyent et leur conviennent »27.
32Seul le sage sait maîtriser la pulsion érotique pour l’orienter en vue d’une amitié vertueuse. Or, utiliser et maîtriser cette pulsion peut très bien passer par la consommation du plaisir. Ce dernier étant indifférent, rien n’empêche ce choix souverain du sage, qui sera fonction des circonstances et de l’intérêt pédagogique qu’on peut en tirer. Certains textes en effet de Zénon et de Chrysippe cités dans Sextus Empiricus28 montrent l’insistance des scholarques sur l’indifférence du plaisir sexuel. La variation des conditions dans lesquelles il s’effectue (avec des mignons, ou bien dans le cas de l’inceste), toutes d’un point de vue moral plus horribles les unes que les autres, me semble – je suis en ce sens M. Schofield29, une preuve de cette indifférence intrinsèque de l’acte. Comme le disait déjà Pausanias30 de l’eros dans le Banquet, l’acte en lui-même ne vaut rien, mais c’est la manière de le faire qui compte – j’ajouterais cependant ce que tait malignement Sextus : les circonstances qui expliquent l’acte31.
33La solution musonienne consisterait à condamner toute chasse au mignon (et pas seulement celle qui n’aurait pas en vue la vertu), pour la réorienter dans de nouveaux cadres, qui ne sont plus pédagogiques, mais dont la fin demeure la vertu, puisque la légitimation des plaisirs n’est acquise que dans le mariage (mais celui-ci pourrait très bien être compris comme une sorte de continuité du cadre pédagogique, puisque les époux sont chacun l’un pour l’autre des professeurs de vertu, puisqu’ils doivent rivaliser d’efforts pour l’atteindre)32. La relation conjugale (car il faut insister sur le fait que le mariage est d’abord une relation avant d’être une institution qui découle de la relation) est un lieu hautement stratégique pour la conversion du plaisir, et si les aphrodisia lui sont exclusivement réservés, c’est aussi parce que c’est là que ces indifférents prennent tout leur sens et leur valeur de préférables. Dans le mariage, d’abord, sont liées les deux premières sortes d’amour (ἐπιθυμία pour les unions sexuelles, voulues par la nature) et ἐπιθυμία pour l’amitié, parce que la composante du désir est double : ἐπιθυμία τῆς ὁμιλίας καὶ τῆς κοινωνίας, désir tout à la fois du commerce sexuel et d’une communauté à construire, fondée sur la bienveillance réciproque des époux. Telle est la double fin assignée au mariage par Musonius : procréation et communauté de vie bienveillante.
Dis-moi, à cause de quoi le démiurge de l’Homme a-t-il d’abord coupé en deux notre genre, puis lui a-t-il fait deux [sortes de] parties sexuelles, l’une pour la femme, l’autre pour l’homme, puis pourquoi a-t-il mis ensuite dans chacun un violent désir de commerce et de communauté avec l’autre (ἐπιθυμίαν ἰσχυρὰν ἑκατέρᾡ θατέρου τῆς θ' ὁμιλίας καὶ τῆς κοινωνίας), et pourquoi a-t-il mêlé aux deux une violente nostalgie (πόθον ἰσχυρὸν) l’un de l’autre, de l’homme pour la femme, de la femme pour l’homme33 ?
34La conformité des plaisirs à la loi, dans le mariage, se constitue en somme sur un double front : d’une part, parce que les plaisirs conjugaux ont pour but la procréation, ce qui est honorer l’instinct naturel (je pense qu’il s’agit bien là d’un skopos, un but, dont la réalisation dépend des circonstances, et ne dépend pas de nous : le tout est sans doute de ne pas faire obstacle au but naturel que poursuit la nature à travers l’instinct de procréation) ; d’autre part (et c’est là l’essentiel), honorer le lien intersubjectif, en cherchant à accomplir la fin (c’est alors là le telos du mariage) : la communauté de vie dans la bienveillance.
35Nous avons alors, semble-t-il, tous les ingrédients pour que le mariage, école de vertu, devienne, selon une autre définition stoïcienne classique de l’amour « Une pulsion fondamentale (ἐπιβολή) qui vise à se faire des amis à cause de la beauté qu’ils manifestent »34, le mariage est une sorte de double de l’erôs pédagogique, où s’assume la liaison entre désir sexuel et amour vertueux, et la mention de celui-ci, comme en passant en début de traité, s’éclaire par le fait que le mariage en est une sorte de spécification. Tout plaisir hors de ces cadres est interdit, censuré, et le mariage n’est plus censure du plaisir, mais seul lieu du plaisir, qui a trouvé en lui la justification de son existence. C’est du reste bien servir les dieux (Andronicus définit l’amour comme ὑπηρεσία θεῶν εἰς ναῶν κατακόσμηοιν καὶ καλῶν, service des dieux en vue de l’ornement et des choses belles, c’est-à-dire : ἐπιβολὴν ϕιλοποίας διὰ κὰλλος ἐμϕαινόμενον) que de réserver les plaisirs au mariage : honorer Aphrodite en procréant et honorer l’amour dans le mariage :
Des dieux veillent sur lui [le mariage], qui sont de grands dieux selon l’estimation des hommes. Tout d’abord Hèra, et c’est pourquoi nous la disons « qui préside aux unions ». Ensuite, Éros, ensuite Aphrodite. Tous ces dieux en effet, nous pensons qu’ils ont réalisé cet ouvrage, d’unir ensemble l’homme et la femme pour la procréation des enfants35.
36Héra, déesse du mariage, γάμος, Aphrodite, déesse des plaisirs sexuels, ἀϕροδίσια, Eros, enfin, dieu de l’amour : voilà nos trois notions enfin articulées, sans qu’il ne soit besoin d’exclure l’une au profit des autres, cela grâce aux cadres donnés au plaisir par le mariage.
37Je me contenterai de quelques remarques conclusives sur Plutarque. Il constitue un sommet pour la réflexion que j’ai voulu mener ici, puisque les plaisirs sexuels sont pleinement assumés dans le mariage, mais, plus encore, ils en sont le ciment, et le lit devient un lieu stratégique de réinvestissement des relations dans le couple. En somme, là où Musonius maintenait encore dans le cadre légal l’impératif, à titre de but, de la procréation, comme constituant de ce cadre, Plutarque ne retient plus que la fin du mariage – la relation de bienveillance, à laquelle les plaisirs sexuels contribuent dans une large part.
Stergesthai et stergein, parce qu’ils ne diffèrent de stegein que d’une lettre, me semblent précisément montrer la bienveillance que mêle le temps à la nécessité du commerce habituel36.
38D’où du reste une charge violente contre ceux – sont visés les Epicuriens – qui réduiraient le mariage à la procréation, ou bien se contenteraient de la pulsion de procréation :
Les autres, ayant plus besoin d’enfants que de femmes, à l’image des cigales qui jettent leur semence dans les oignons ou quelque légume de ce genre, fécondent en toute hâte les premiers corps venus puis emportent le fruit, et abandonnent là les joies du mariage, ou bien si ce dernier subsiste, ils ne s’en préoccupent pas ni ne donne la moindre valeur au fait d’aimer ou d’être aimé37.
39En somme, le mariage sans amour n’est que ruine de l’âme, parce que ruine d’une relation toujours exceptionnelle. Dans le mariage, il s’agit bien d’abord d’aimer et d’être aimé, et non pas de rechercher à perpétuer l’espèce. Le plaisir sexuel est ainsi aussi et surtout plaisir de l’autre, de la relation.
Mais pour les femmes mariées, <qu’Aphrodite se joigne à Eros> est principe d’amitié, comme prendre part ensemble à de puissants mystères. Malgré la petitesse du plaisir, c’est tout de même à partir de lui que reverdissent jour après jour le respect, la bienveillance, l’affection et la confiance mutuels : et on ne blâme pas les Delphiniens de déraison parce qu’ils appellent Aphrodite « Attelage », ni Homère lorsqu’il nomme « Amitié » une telle union ; enfin, on invoque Solon, législateur de grande expérience en matière de mariages, lorsqu’il commanda aux époux de faire l’amour pas moins de trois fois par mois – sans doute pas à cause du plaisir, mais, de même que les Cités de temps en temps renouvellent leurs alliances réciproques, de même ainsi voulait-il que le mariage fût renouvelé, <sauvé> des griefs accumulés en toutes occasions dans une telle affection38.
40La jonction Eros/Aphrodite amène à une épure du plaisir, qui tend à se dépasser lui-même à travers lui-même. Petit par la durée, sans doute, peut-être aussi par sa valeur intrinsèque, il n’en reste pas moins qu’il est garant de l’union conjugale et devient l’occasion pour les époux de renouer l’un avec l’autre, occasion de transformer l’attirance sexuelle en amitié. Le mariage permet cette conversion : depuis l’attelage de deux êtres jusqu’au lien prévenant, le plaisir permet à la relation de se réinventer. De fait, parce que l’union conjugale peut supporter les désaccords et parce qu’elle s’inscrit dans la durée qui seule fait sa vérité, le lit est aussi l’espace où se scelle la concorde des époux, et où se réinventent, se réinvestissent, les liens. On ne fait donc pas l’amour uniquement par plaisir ou pour sanctionner une belle relation avec l’autre, on fait l’amour aussi pour réorienter cette relation, lui redonner un élan :
Pensez donc, quand à vous, qu’ils font fausse route ceux qui couchent ensemble pour le plaisir, mais qui, alors qu’ils sont en colère et en désaccord, font lit à part, et ne font pas appel, plus que jamais, à Aphrodite, alors qu’elle est pour ce genre de cas, le meilleur médecin. C’est là sans doute ce qu’enseigne aussi le poète, lorsqu’il fait dire à Héra :
« Et je briserai leur querelle continuelle,
En les poussant au lit pour les unir par amour »39.
41Le mariage apparaît ainsi, loin de la logique du tout ou rien qu’on trouve chez Musonius (en cas de désaccord des époux, le mieux est de divorcer dit-il)40, comme relation faite de rivalités, d’ambivalences, de ratées, qui toutes trouvent une harmonie et se pacifient sans s’annuler dans le plaisir sexuel, sans doute parce qu’il faut en revenir sans cesse à cette première pulsion qui légitime l’union et lui permet en même temps de se dépasser – on aura reconnu l’erôs du Banquet de Platon.
42Plutarque ne se fait enfin aucune illusion, dans une sorte de réalisme prosaïque, dénué de cynisme mais non de poésie : la fidélité aussi se construit, se gagne dans le temps. Comme l’habitude crée la bienveillance, c’est aussi dans le temps que l’amour amène à intérioriser, ou plutôt à exprimer soi-même, la norme que dessinent les lois, une norme qui peut n’être qu’extérieure et subie :
En outre, la fidélité mutuelle, qui est plus que tout nécessaire dans le mariage, cette fidélité, en tant qu’elle dépend moins de la volonté qu’elle n’est imposée de l’extérieur par des lois, la honte ou la crainte, et qu’elle est :
« L’œuvre de plus d’un frein, de plus d’un gouvernail »,
est toujours, sans doute, au pouvoir des époux, mais l’Amour, de lui même, apporte tant de maîtrise de soi, de retenue et de loyauté que, même si c’est une âme déréglée qu’il atteint, il la détourne de ses autres amoureux, détruit son orgueil, brise son insolence et son effronterie, introduit en elle la pudeur, le silence, le calme, l’entoure d’un abord réservé et la rend attentive à un seul être41.
43Plus qu’il ne l’intériorisent, du reste, l’amour et l’érotisme amoureux justifient la norme : dans un mouvement très platonicien42, l’amour bien compris, pour qui se laisse faire par Eros, devient révérence et respect mêlé de crainte pour l’être aimé : le cadre du mariage, qui exige la fidélité, n’est donc plus une censure extérieure, comme le dénonçait Ovide, mais constitué de manière immanente par la seule puissance d’Erôs. C’était bien là une des intuitions du poète, c’est celle-ci que confirme la philosophie43.
Notes de bas de page
1 M. Nussbaum, « Eros and the Wise : the Stoic Response to a Cultural dilemma », OSAPh, XIII (1995), p. 23-67.
2 Ovide, Am. II, 19, 1-6.
3 Même s’il s’agit là d’une puella, les vers 45-46 nous montrent qu’il peut bien s’agir de la légitime épouse d’un mari : Ille potest uacuo furari litore harenas, Vxorem stulti siquis amare potest = « il peut bien voler du sable sur un rivage désert, celui qui peut aimer la femme d’un imbécile » (Trad. H. Bornecque, CUF).
4 Cf. P. J. Davis, « Ovid’s Amores : a Political Reading », Classical Philology, 94 (1999), 431-49, p. 446-47, dont je m’inspire très largement.
5 Ovide, Am. II, 19, 31-32.
6 Nitimur in uetitum semper cupimusque negata.
7 Am. III, 4, 3-5. Trad. H. Bornecque CUF.
8 Ars III, 613-614.
9 Ars III, 58-63. Trad. H. Bornecque.
10 Am. I, 3, 1-6 ; 11-18.
11 Lucrèce, DNR IV, 1063-1067. Trad. B. Pautrat.
12 DNR IV, 1084-1090. Trad. J. Kany-Turpin.
13 Epicure, SV 51. Trad. J. -F. Balaudé. Cf. Tad Brennan, « Epicurus on Sex, Marriage and Children », Classical Philology, 91, 4 (1996), 346-52, p. 346, qui justifie la traduction.
14 Il y aurait bien aussi la masturbation, solution cynique, mais aucun texte à ma connaissance n’en parle, et Lucrèce ne le propose pas : il s’agit de jeter la semence dans un corps.
15 D. L. X, 119. Je retiens la proposition de T. Brennan, art. cit., p. 351 : Οὐδὲ μὴν καὶ γαμησέιν καὶ τεκνοποιήσειν (...) κατὰ περίστασιν δέ ποτε βίου γαμήσειν καὶ <παι>δία τραϕήσεσαί τινας.
16 DNR IV, 1248 : Nam multum harmoniae Veneris differre uidentur (les harmonies de l’amour sont en effet très diverses).
17 Sur ce point très délicat dans Lucrèce, voir A. Gigandet, « Lucrèce et l’amour conjugal. Un remède à la passion ? », B. Besnier et alii (dir.), Les passions antiques et médiévales, Paris, PUF, 2003, p. 95-110.
18 DNR IV, 1251-1257. Trad. J. Kany-Turpin.
19 DNR IV, 1263-1269 ; 1274-1277. Trad. B. Pautrat.
20 Tusc. IV, 70.
21 Ibid. IV, 76.
22 Ibid. IV, 74. Trad. E. Bréhier.
23 Platon, Phèdre 255 b-c.
24 Musonius, XII, p. 63, 17-64, 4. Trad. A. Jagu, modifiée.
25 Pour l’analyse de ce qui apparaît largement comme une fiction rétrospective, voir l’éclairante mise au point de P. P. Fuentès Gonzàlez, Les diatribes de Télès, Paris, Vrin, 1998, en particulier le chapitre 6 de l’introduction.
26 Plutarque, Comm. not. 1073 B = SVF III, 719. Voir aussi SVF III, 717 : « De la même façon que l’amour, ils comptent la convivialité parmi les vertus (…) <la vertu érotique> d’autre part, c’est la science de la chasse aux jeunes <filles ou garçons> de noble nature, car elle exhorte aux actions conformes à la vertu, et d’une manière générale, c’est la science de l’aimer honnête ».
27 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes III, 245 trad. P. Pellegrin.
28 Outre notre texte, voir Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 188-196 et Esquisses pyrhonniennes III, 246, cf. aussi ibid. I, 160.
29 M. Schofield, The Stoic Idea of the City, University of Chicago Press, 1999, p. 44-5
30 B. Inwood, « Why do Fools fall in Love ? », BICS, Aristotle and after, supplement 68 (1997), p. 55-69, opère un rapprochement entre le discours de Pausanias dans le Banquet de Platon et la doctrine stoïcienne de l’amour (voir p. 56-60). Voir aussi K. L. Gaca, « Early Stoic Eros : The Sexual Ethics of Zeno and Chrysippus and their Evaluation of the Greek Erotic Tradition », Apeiron, 33 (2000), p. 207-38, qui montre que la poursuite de l’amitié n’engage aucunement une continence sexuelle, l’acte sexuel demeurant un indifférent et collaborant même à la réussite pédagogique du sage. Cf. notamment p. 228-9 : « The friendship-building sexual relations facilitate the progress toward wisdom and virtue of the early Stoic city as a whole ».
31 En ce sens je n’irais pas aussi loin que les conclusions de K. L. Gaca, art. cit., p. 234-5, qui voit dans les passages les plus polémiques de Plutarque et Sextus sur cette question (l’inceste) une des conséquences naturelles du système, absolument justifiée et assumée par les Stoïciens.
32 Musonius, XIIIa, p. 68, 11.
33 Musonius, XIV, p. 71, 11-7.
34 SVF III, 397 (Andronicus). Voir également, par exemple et parmi d’autres, SVF III, 650 ou 717.
35 Musonius, XIV, p. 75, 7-12 trad. Festugière.
36 Plutarque, Amator. 21, 767 d.
37 Ibid. 21, 767 d.
38 Ibid. 23, 769 a-b.
39 Plutarque, Coniu. praec. 38, 143 d.
40 Musonius, XIIIa, p. 68, 13-20.
41 Plutarque, Amator. 21, 767 e. Trad. R. Flacelière.
42 Sur la lecture par Plutarque de Platon, voir J. M. Rist, « Plutarch’s Amatorius : A Commentary on Plato’s Theories of Love ? », CQ, 51. 2 (2001), p. 557-75.
43 Je voudrais remercier Laurence Boulègue et Carlos Lévy de m’avoir permis de prolonger à Lille une réflexion qui a beaucoup profité de leurs remarques, ainsi que Bernard Graciannette qui m’a fait l’amitié de relire cet article.
Auteur
Université de Bordeaux III
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