Le calcul épicurien des plaisirs : l’utile et l’agréable
p. 85-94
Texte intégral
1En accordant la primauté éthique au plaisir, Vénus « gouvernant seule la nature des choses »1, les Epicuriens se sont assurés une popularité ambigüe, en même temps qu’ils s’attiraient de manière durable les foudres des écoles rivales. L’image des pourceaux d’Epicure, qu’on la prenne en bonne ou mauvaise part, a la vie dure. Les Epicuriens, certes, ne s’y reconnaissaient pas, et nombre de lecteurs attentifs et scrupuleux ont prétendu depuis longtemps faire justice de ces clichés, mettant en évidence que l’éthique épicurienne, du fait du sens très spécifique qu’elle donne à ce plaisir dont elle fait « le guide de la vie »2, n’a rien d’un hédonisme sensualiste. Or ce topos critique lui-même incline, me semble-t-il, à passer un peu trop vite sur la manière dont l’épicurisme conçoit la détermination de notre comportement par la visée du souverain bien, et en définitive à masquer la complexité de cette démarche aussi bien que les difficulltés qu’elle soulève. Au cœur de cette question se trouve l’idée du calcul des plaisirs et l’articulation entre plaisir et utilité qui donne à ce calcul son sens3.
2Le résumé éthique proposé par la Lettre à Ménécée d’Epicure a pour fil conducteur le célèbre « quadruple remède » : se convaincre qu’il n’y a rien à craindre des dieux, que la mort n’est rien pour nous, que le bien est facile à obtenir, la douleur aisée à supporter4. Pour expliciter le troisième remède, celui qui touche plus précisément au souverain bien5, les paragraphes 127 à 130 proposent successivement une division des désirs et un calcul des plaisirs6. Comment le plaisir peut-il devenir objet de calcul ? Que calcule-t-on, qu’y calcule-t-on, par rapport à quoi calcule-t-on ? L’exposé est nettement teinté de paradoxe : « A certains moments nous traitons le bien comme s’il était un mal, et, à l’inverse, le mal comme s’il était un bien ». Mais ce paradoxe est présenté comme nécessaire, d’une nécessité liée à la nature même du souverain bien ; nous ne pouvons pas ne pas faire ainsi du fait même que le plaisir est le principe et la fin du bonheur :
Comme [epei] le plaisir est le bien premier et connaturel, pour cette raison [dia touto] aussi nous ne choisissons pas n’importe quel plaisir, mais nous passons parfois par-dessus [huperbainomen] de nombreux plaisirs, quand s’ensuit pour nous un désagrément plus grand.
3Je voudrais tenter d’approfondir ce paradoxe et ses conséquences : comment effectue-t-on un tel choix ? qu’est-ce qui conditionne cette effectuation ? qu’en résulte-t-il touchant la nature même de la vie bienheureuse ?
4Qu’est-ce que ce calcul qui permet de juger [krinein], de faire un choix entre les plaisirs possibles, de déterminer notre attitude par rapport aux douleurs qui s’offrent à l’horizon de notre expérience ? Epicure le nomme nêphôn logismos « calcul sobre » ou « tempérant », comme le propose Guyau7. Son critère est l’avantageux : « … il convient que nous jugions de tous ces points par le calcul [summetrêsis] et la considération [blepsis] des avantages et des désavantages [sumpherontôn kai asumphorôn] ». A quel titre ce critère est-il avancé ? L’exposé du § 129 est elliptique. Epicure commence par commenter sa formule « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse ». Le plaisir est toujours bon, il représente « le bien premier et connaturel [sungenikon] », donc reconnu spontanément comme tel par l’ensemble des vivants. De là la possibilité de l’ériger en critère. Nous choisissons et nous refusons, certes, en vue de lui et pour aboutir à lui de toute façon, mais c’est en même temps à partir de lui que nous pouvons effectuer le choix, c’est sur lui pris comme principe et critère que repose le jugement [krinontes]. Comment, lorsqu’on en vient à préciser le fonctionnement du calcul, ce critère se décale-t-il vers le sumpheron, l’avantageux, l’utile ou le « plus utile », c’est ce qu’Epicure n’explicite pas. Difficulté aggravée par le fait que le texte reste désespérément vague sur les procédures et opérations mises en œuvre par ce même calcul8.
5L’introduction du sumphesron est liée au fait qu’au nom même du plaisir il ne faut pas choisir tout plaisir. Cette injonction s’annonçait dans la classification des désirs : s’il faut distinguer les désirs naturels et nécessaires de ceux qui sont seulement naturels, et à plus forte raison de ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre (désirs vides, vains), il est clair que les plaisirs qui résultent de la satisfaction de ces désirs devront être eux-mêmes hiérarchisés :
une étude de ces désirs qui ne fasse pas fausse route sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’absence de troubles de l’âme, puisque c’est là la fin de la vie bienheureuse9.
6Du coup, il semble que la « mesure » se déplace du plaisir pris en lui-même vers le fait qu’il renvoie à tel ou tel type de désirs. Commençons donc par le calcul lui-même, qui présente deux aspects symétriques et complémentaires.
7Il est bien entendu, donc, que c’est la fidélité au plaisir et rien d’autre qui impose de renoncer à certains plaisirs, « nous ne choisissons pas tout plaisir, mais il y a des cas où nous passons par-dessus [huperbainomen] de nombreux plaisirs, lorsqu’il en découle pour nous un désagrément [duskheres] plus grand ». Il y a de ce raisonnement un ancrage empirique, l’expérience de la douleur. Pour être plus précis, l’expérience de l’inversion du plaisir en douleur, dans laquelle celle-ci succède à celui-là comme sa conséquence (le dégoût qui suit l’abus d’un mets délicieux, par exemple).
8Je peux donc me livrer à une mesure comparée, summetrêsis, metttre en balance une quantité donnée de plaisir et une quantité de douleur (« un désagrément plus grand »). La quantité en jeu a-t-elle trait à l’accumulation, à l’intensité, à la durée ? rien n’en est dit. Quoi qu’il en soit, une fois cette mesure faite, je peux décider de passer par-dessus le plaisir promis ou au moins espéré, ne pas accéder au désir dont il est corrélatif, donc m’abstenir de faire ce que pourtant la nature me dicte. Il est naturel, en effet, de me porter vers ce qui me promet du plaisir, quand bien même cette promesse procèderait d’une opinion fausse. Il faut d’ailleurs remarquer que, contrairement à ce qui est parfois avancé, ce refus proprement éthique ne concerne nullement les seuls désirs vains ou même naturels non nécessaires : je peux avoir très soif, ce qui est un désir naturel nécessaire, et m’abstenir de boire parce que je suis malade et que cela me serait fatal ou parce que je sais que cette eau est polluée etc. On doit donc renoncer à mettre en stricte continuité, comme nous avons été tentés de le faire pour commencer, classification des désirs et calcul des plaisirs.
9Il faut envisager ensuite le calcul symétrique, qui ne procède pas de la même manière : « et nous regardons beaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert longtemps ». Le calcul précédent était commandé par une logique de l’abstention, renoncer à un plaisir pour éviter une douleur. Celui-ci conduit, positivement, à assumer une douleur, en tant qu’elle « vaut mieux » [kreittous], qu’elle apparaît préférable à un plaisir qui est en balance avec elle. Mais le préférable, on l’a rappelé, c’est le plaisir, comme telos et comme arkhê, qui le fixe intangiblement. Est-ce à dire alors que ce qui se donnait d’abord comme douleur est désormais éprouvé comme agréable ? Impossible, précise Epicure juste après : « toute douleur est un mal, mais toute douleur n’est pas telle qu’elle doit être évitée »10.
10Le préférable signale donc bien ici la référence à un nouveau critère susceptible, au nom de la poursuite du plaisir, de rendre acceptable, voire désirable, son contraire. Ou, comme le dit la dernière phrase du paragraphe, d’en user sur le mode du « comme si ». Sans doute y a-t-il place ici pour l’entraînement, l’ascèse. Que signifie, à la fin de cette même phrase, « pour avoir souffert longtemps » ? On peut imaginer que c’est avoir résisté au désir de mettre fin à la souffrance, chaque occasion de le faire étant en elle-même promesse de plaisir. Le critère additionnel est donc celui de la durée : la souffrance plus longue est justifiée par la conséquence d’un plaisir lui-même plus durable, donc plus stable. Il s’applique de manière systématique à chacune de nos possibilités de choix11.
11Chacun sent bien qu’on est ici à une croisée de chemins. Que le plaisir ne soit vraiment désirable que s’il est stable procède d’une décision philosophique qui ne va pas de soi. Jean-Marie Guyau a limpidement opposé sur ce point la position d’Epicure à celle d’Aristippe, qui enseignait que « seul le présent est nôtre », en conséquence de quoi les plaisirs sont tous en mouvement et s’équivalent (ce qui rend vaine toute métrétique)12. Le calcul épicurien des plaisirs et le concept de l’avantageux ou de l’utile qu’il enveloppe sont entièrement conditionnés par un choix fondateur de l’éthique épicurienne touchant le telos, l’idée même du bonheur. C’est lui que rappelle discrètement la fin de la première phrase du § 129 citée plus haut : « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse [tou makariôs zen] ».
12Il faut donc revenir aux principes. Est en jeu, en effet, l’idée même que les Epicuriens se font de la philosophie et de la nécessité de philosopher. On peut, pour s’en convaincre, parcourir de manière synoptique l’enchaînement des préludes du De rerum natura. Vénus, dès l’entame du poème, introduit le plaisir comme guide et norme universels de la nature animale ; puis le prélude du chant II montre qu’ayant rompu avec cette naturalité, l’homme ne peut atteindre le plaisir vrai que grâce à la sagesse et à la philosophie (comme le premier éloge d’Epicure nous en avait déjà averti en incriminant les terreurs de la religion) ; c’est au début du chant III que le second éloge d’Epicure fait valoir le don des commoda, les vrais biens découverts par le Maître, ceux qui sont véritablement utiles à la vie13 ; une comparaison avec les bienfaits que l’humanité doit, selon la légende, au dévouement d’Hercule (héros stoïcien) va ensuite fournir l’occasion, au prélude du chant V, de faire de cette notion de l’« intérêt » humain le critère permettant de prendre la mesure exacte de l’œuvre d’Epicure ; le prélude du chant VI, enfin, par le biais d’une distinction entre les biens du corps et ceux de l’âme, explicite les fondements philosophiques de cette évaluation par l’utilité véritable. La question du rapport entre bonheur et philosophie semble donc bien trouver une expression adéquate dans le mouvement uoluptas – sapientia – commoda.
13J’emprunterai à Richard Bodéüs, pour aller vite, cette mise au point sur l’eudaimonia : « … pour Aristote comme pour les Grecs en général, [c’] est un état divin exemplaire… [et c’est à tort qu’on imagine] que le mot recouvre d’abord, comme le plus souvent le mot « bonheur », un sentiment subjectif de satisfaction »14. Phillip Mitsis a montré de manière particulièrement convaincante de quelle manière l’éthique du Jardin est tributaire de ce qu’enveloppe le concept d’eudaimonia. La définition du telos, le but suprême entendu comme « le bien tel que tous les autres se rapportent à lui et que lui ne se rapporte à rien d’autre »15, est elle-même soumise par Epicure à plusieurs exigences formelles : ce bien doit être tel qu’il nous assure un bonheur rigoureusement à l’abri des aléas du sort (critère d’invulnérabilité)16 ; que le sujet puisse y accéder et en jouir en toute autonomie (critère d’autosuffisance)17 ; qu’il soit complet par rapport à ce que requiert notre nature (critère de perfection)18. En clair, le plaisir n’est le souverain bien que dans la mesure où lui, et lui seul, s’avère capable de satisfaire à l’ensemble de ces réquisits19.
14S’il en va bien ainsi, alors ce que propose la philosophie, c’est une position, un site capable de garantir la jouissance de ce bonheur parfait. C’est à Lucrèce encore que nous devons une figuration précieuse d’un tel site20. Suaue mari magno … : le spectacle des malheureux en proie à la tempête vient renforcer le sentiment de sécurité dont jouit celui qui y assiste depuis la terrre ferme, sur le bord ; le sage peut aussi être comparé à cet observateur hors d’atteinte qui, du sommet d’une montagne, voit les armées s’affronter dans la plaine. Quel est ce rivage ? Quels sont ces hauts lieux « qu’a fait venir au jour l’enseignement des sages,/bien défendus, sereins… » ? Se retrancher, c’est d’une part s’écarter, faire retraite vers un lieu marginal ou distant, ce qui implique détachement ; c’est en même temps se protéger contre ce qui menace cette position de retrait, construire un système de défense, des murailles. Si le retrait coïncide avec la détermination d’un point de vue dominant capable de remettre les opinions ruineuses à leur place, d’en dévoiler la vacuité, comment garantir ce lieu ? Il faut opérer un déplacement : puisqu’il est vain de bâtir un rempart contre l’intrusion du danger extérieur, la solution procèdera d’un retour intérieur sur la manière dont nous-même nous y disposons, et nous y exposons. Le lieu du retrait, le seul lieu retranchable, c’est l’âme. Mais se soustraire, cela devient, littéralement, opérer par soustraction. Exemple célèbre du premier précepte du tetrapharmakos : certes, la mort est notre destin, à cause d’elle, dira Métrodore, « nous habitons une cité sans murailles »21 ; mais qu’est-ce qui, au vrai, nous relie à elle, quelle sorte d’expérience paradoxale, imaginaire ? La réponse d’Epicure tient dans sa thèse célèbre « la mort n’est rien pour nous ». L’expérience de la mort en première personne est en elle-même contradictoire, puisque pour sentir et éprouver quoi que ce soit, je dois précisément être en vie. La mort, comme dit Alain, est une « maladie de l’imagination » dont l’éthique peut nous guérir.
15Si l’âme est le lieu du retranchement, alors le calcul rationnel des plaisirs ne peut que se référer au temps. L’invulnérabilité, en effet, se conquiert par rapport à l’attente, à ce qui menace ou promet d’arriver. Elle correspond au « mode de vie le plus ferme »22. Diogène en témoigne lorsqu’il rend compte de l’opposition entre Epicure et les Cyrénaïques : « … eux considèrent les douleurs corporelles comme pires que les douleurs psychiques […] alors qu’Epicure considère les douleurs psychiques comme pires, puisque la chair n’est ballottée dans la tempête que dans le présent, alors que l’âme l’est dans le passé, le présent et l’avenir »23.
16Lorsqu’Epicure, donc, affirme au début du § 129 de notre texte que le plaisir est reconnu comme « bien premier et connaturel [sungenikon] », il nous oblige à reconsidérer la question de l’affection, en particulier de ce sentiment de l’agréable auquel nous lions fondamentalement l’idée de plaisir. Le § 127 l’a énoncé, le plaisir est essentiellement ce qui est conforme à notre nature en ce qu’il témoigne de l’état optimal de cette dernière : aponia, absence de douleur pour le corps d’une part ; ataraxia, absence de trouble pour l’âme délivrée de la crainte de la souffrance, d’autre part. Par conséquent,
une étude de ces désirs qui ne fasse pas fausse route, sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’absence de troubles de l’âme, puisque c’est là la fin de la vie bienheureuse24.
17Si l’affect est ce point de départ indispensable qui nous assure que le plaisir est bon en lui-même, ce qui importe éthiquement c’est ce à quoi l’affect renvoie, ce dont il est signe, la perfection de notre nature. Dès lors, c’est à bon droit que la raison prend en charge les moyens de cette perfection, en procédant à des évaluations conformes à la norme qu’elle seule peut déterminer : « [Selon les Epicuriens] l’équilibre [eustathês] de la chair et l’espoir de le posséder sont la joie la plus haute et la plus solide pour ceux qui sont capables de raisonner »25.
18Il fallait s’imposer, sans doute, ce détour par les réquisits formels de l’éthique pour tenter de mieux comprendre le critère du sumpheron, l’avantageux, l’utile, qu’Epicure assigne au calcul des plaisirs. Comment cela se présente-t-il désormais ?
19Le concept commun de l’utile est un relatif, il prend sens dans une situation où une pluralité de moyens est disponible pour une fin donnée. « On n’aime pas tout, semble-t-il, mais ce qui est aimable, c’est-à-dire bon, plaisant ou utile. Or l’on peut croire que l’utile, c’est le moyen de faire du bien ou de faire plaisir », analyse Aristote26. L’utile ne comprend pas en lui-même sa propre norme et ne peut donc se fonder lui-même en dernier ressort : ce qui est utile l’est toujours à un certain point de vue. Lucrèce nous en a averti dans ses éloges d’Epicure, et c’est également la leçon de son anthropologie historique au chant V : on ne peut décider des avantages d’une invention donnée, et donc dans quelle mesure elle participe au « progrès », en considérant simplement le problème qu’elle résout, le gain d’efficacité, d’agrément ou de confort qu’elle permet. Il faut avant tout mesurer la valeur des usages qu’elle autorise, la nature des nouveaux besoins qu’elle fait naître etc., en les référant aux exigences du bonheur. C’est dans le moyen de faire cela que consiste, précisément, le don inestimable qu’Epicure a fait à l’humanité27.
20L’utile, ainsi, ne devient critère que si l’on refond son concept en en faisant la visée rationnelle du plaisir introduit dans l’ordre du temps, du projet vital. Muni de ce critère, le logismos, la raison calculante cesse d’être une simple raison instrumentale. Au contraire, il fait valoir la fin, les exigences de la vie bienheureuse, dans les choix particuliers devant lesquels nous place l’existence. Ainsi peut-on refuser des plaisirs au nom du plaisir, mais on voit, en réponse aux questions qui se posaient en commençant, que la « mesure » ne réfère à aucune quantité. Les questions destinées à évaluer l’avantage ou le désavantage d’un plaisir porteront bien plutôt sur sa capacité à satisfaire de manière stable tel type de désir, sur le fait qu’il m’expose ou pas au hasard, qu’il mette ou non en danger mon autonomie28. La Maxime capitale VIII énonce qu’il faut remonter du plaisir à ses causes29, quoi de plus normal si l’on admet que ce qui importe est moins l’affect éprouvé que la mesure de la dépendance dans laquelle il nous place par rapport à son objet ? Il n’y a là rien, en tout cas, d’un calcul pragmatique de maximalisation des plaisirs de type hédoniste. L’éthique épicurienne est rationaliste.
21L’examen du résultat du calcul confirme le déplacement corrélatif du concept de plaisir :
Et nous regardons l’indépendance <à l’égard des choses extérieures> comme un grand bien, non pour que absolument nous vivions de peu, mais afin que, si nous n’avons pas beaucoup, nous nous contentions de peu, bien persuadés que ceux-là jouissent de l’abondance avec le plus de plaisir qui ont le moins besoin d’elle30.
22On touche là sans doute le maître mot de l’éthique épicurienne. Je ne jouis vraiment du festin présent que si ce plaisir s’accompagne de l’intime conviction que demain, le cas échéant, je me satisferai sans réserve d’un peu de pain et d’eau. Le plaisir pur est une disposition [diathêsis] plus qu’un état sensoriel à proprement parler, comme le confirme la conclusion du paragraphe31 :
L’habitude donc de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l’homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition [diatithêsi] quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune32.
23Cette diathêsis peut évoquer l’« heureuse disposition de l’âme » de Démocrite33. Disposition, de fait, qui n’est rien d’autre que l’accomplissement mental de l’exigence rationnelle de sécurité. Je retiens sur ce point la belle formule de Jean Bollack commentant l’extrait du § 130 cité ci-dessus : « Persuadés véritablement ne se réfère pas à une conviction communiquée par la doctrine, mais situe la jouissance même dans l’ordre de la pensée »34.
24Si le bonheur, fin de toutes nos actions, se résume dans cet usage réglé des plaisirs, on comprend que la règle, précisément, en soit l’utile. Le sumpheron n’est pas tel avantage relatif à telle situation, à telle configuration du besoin ou du désir humain, comme peuvent l’être les apports successifs des inventions qui jalonnent l’histoire humaine retracée par Lucrèce dans la dernière partie du chant V35. Certes, les hommes ont commencé par former un concept relatif de l’utilité, indispensable à l’invention et au progrès des techniques, des arts et des divers commoda. Il faudrait, pour reconstruire cette histoire, se pencher tout particulièrement sur la manière dont l’épicurisme théorise les fondements du droit et de la justice. Les Maximes capitales XXXI à XXXVIII articulent en effet la convention à l’utilité, cette dernière garantissant en quelque sorte l’objectivité du juste. Les normes concrètes, les règlements positifs sont variables dans l’espace et dans le temps, mais ils expriment tous cet universel qu’est l’utilité commune, ciment de la communauté, dont ils « remplissent » le concept en fonction des circonstances36. Norme invariante des normes, l’utilité commune est étroitement associée à la sécurité, dont on sait l’importance dans la définition même du bonheur. Il reviendra à la philosophie, qui redéfinit l’utilité par une remontée radicale aux conditions et aux principes, de montrer dans quelle mesure cette sécurité politique est requise par le « retranchement » de la sagesse37.
25A quoi œuvre l’utile-critère du calcul des plaisirs, qu’est-ce que cet avantageux avantage, à quoi donne-t-il finalement la primeur ? Pas à un type de désir spécifique et aux plaisirs qui lui sont corrélatifs, mais à une certaine représentation ou plutôt un certain sentiment que j’ai de moi-même en tant que sujet invulnérable aux vicissitudes qui séparent d’ordinaire les hommes de leur propre nature, leur interdisant d’accomplir cette condition divine que pourtant ils portent en eux. On s’arrêtera sur cette disposition qui dilate l’instant présent en une éternité au moins virtuelle de paisible certitude, car elle nous ramène, après quelques détours, à notre lieu commun critique.
Notes de bas de page
1 Quae quoniam rerum naturam sola gubernas : Lucrèce, DRN I, 21.
2 Dux uitae dia uoluptas : ibid. II, 172.
3 Un traité « Du choix et du refus », Peri aireseôs kai phugês, figure dans la liste des œuvres d’Epicure transmise par Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres X, 27 et 136).
4 L’expression tetrapharmakos a été transmise par Philodème, Contre les Sophistes IV, 10-14.
5 § 129 : « Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse » (trad. M. Conche).
6 Summetrêsis ; Cicéron dit ratio uoluptatis (Fin. I, 32) ou uoluptatum calculus [ibid. I, 60] et partitio pour la division des désirs (ibid. I, 45).
7 La morale d’Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, Paris, 1910 (5e éd.).
8 Même déception avec les passages correspondants dans l’exposé de Torquatus, Fin. I, 32-33 ; 48.
9 § 128.
10 La première hypothèse n’a rien d’extravagant, elle correspond par exemple à une observation d’Aristote au chapitre13 du livre VII de l’Ethique à Nicomaque (1153a 15) : « … si la pleine restauration (de la nature) est en cours, on prend même plaisir à ce qui est tout le contraire ; on a même du goût pour les choses piquantes et amères, qui ne sont jamais ni naturellement plaisantes, ni tout simplement agréables ». Dans un autre registre, on peut penser à certaines analyses freudiennes de la sublimation par le sacrifice, par exemple.
11 Voir Max. cap. XXV, ainsi que la S. V. 71. Un redoutable problème est ici posé par la thèse plusieurs fois réaffirmée que la durée du plaisir n’importe pas, en dernière instance, à l’appréciation du bonheur de la vie prise comme un tout [Max. cap. XIX, XX ; Cicéron, Fin. II, 87-88]. Sans prétendre régler la question, on peut remarquer que cette thèse engage le plaisir pur, parfait en lui-même : le calcul vise précisément à nous installer dans ce plaisir invulnérable au temps, car sûr de sa perfection.
12 Op. cit., p. 37.
13 III, 1-2 : tam clarum extollere lumen/ qui primus potuisti inlustrans commoda uitae (il s’agit bien entendu d’Epicure).
14 Dans Aristote, Ethique à Nicomaque, Garnier Flammarion, 2004, Présentation, p. 6, n. 1.
15 Cicéron, Fin. I, 29.
16 Mén. 131.
17 Mén. 130 ; S. V. 44, 77.
18 Mén. 131.
19 P. Mitsis, Epicurus’Ethical Theory, Ithaca-London, Cornell University Press, 1988, p. 15-18.
20 DRN II, 1-10.
21 S. V. 31 (attribuée à Métrodore, fr. 51, Körte) : « A l’égard de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la sécurité, mais, à cause de la mort, nous, les hommes, habitons tous une cité sans murailles ».
22 Max. cap. XL : hêdiston tôn bebaiotatôn.
23 D. L. X, 136-137 ; cf. le prélude du chant VI de Lucrèce cité ci-dessus. Le parallèle avec les opérations épistémologiques de confirmation et d’infirmation est bien relevé par J. -P. Dumont : de même qu’il y a dans ce cas « correction » introduite par la raison à l’égard, non de la sensation, mais de l’opinion suscitée par la perspective, toujours singulière, qui commande notre sentir (prise en compte de la distance), de même ici l’affection qui est alogos mais aussi « achronique » doit-elle être introduite dans le temps, ouverte à l’anticipation par le raisonnement (Eléments d’histoire de la philosophie antique, Nathan, 1993, commentaire de la Lettre à Ménécée). Précisément, la problématique de notre texte est introduite, en 127, par la considération de ce qui, dans l’avenir, dépend ou ne dépend pas de nous.
24 Mén. 128. Cf. D. L. X, 136 et Lucrèce, DRN II, 172 : dux uitae, dia uoluptas.
25 Plutarque, On ne peut vivre, même agréablement, en suivant la doctrine d’Epicure, 1089D.
26 Nic. VIII, 3, 1155b 20.
27 V, 9-10 : uitae rationem inuenit eam quae/ nunc appelatur sapientia.
28 Voir P. Mitsis, Op. cit., p. 30. Cf. Cicéron, Fin. I, 62 : « Du futur il ne dépend pas, et s’il le voit venir, c’est en jouissant du présent ». Le calcul ouvre le plaisir à la durée et au futur, mais pour protéger du futur, s’en garantir.
29 « Aucun plaisir n’est en soi un mal ; mais les choses qui produisent certains plaisirs apportent en bien plus grand nombre les importunités que les plaisirs ».
30 § 130.
31 La détermination du plaisir pur comme « en repos » (catastématique) ne peut être développée dans le cadre de cet article. Il suffit de remarquer qu’elle repose sur un concept rigoureusement déterminé de la limite.
32 § 131. Cf. Diogène d’Œnoanda, fr. 112 (M. Ferguson Smith) : « Le plus important pour le bonheur, c’est la disposition dont nous sommes maîtres [to kephalaion tês eudaimonias ê diathesis, ês êmeis kurioi] ».
33 « Car, pour les hommes, l’heureuse disposition de l’âme naît de la modération du plaisir et de la mesure de la vie » (fr. B 191, trad. J. P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, Pléiade, 1988, p. 894).
34 La pensée du plaisir, p. 124-5. Sur diathesis, cf. A. Grilli, « Diathesis in Epicuro », SUZETESIS, Naples, 1983, p. 93-109.
35 Cf. A. Gigandet, « Le paradigme artificialiste chez les Epicuriens », in Ars et ratio. Sciences, arts et métiers dans la philosophie hellénistique et romaine, éd. C. Lévy, B. Besnier et A. Gigandet, Bruxelles, Collection Latomus, vol 273, 2003.
36 Voir J. Brunschwig, art. « Epicurisme », in Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996.
37 Voir A. Long, « Pleasure and Social Utility – The Virtues of Being Epicurean », Fondation Hardt, Entretiens sur l’Antiquité classique, 32, p. 283-324. Noter que ce qui est utilis pour Lucrèce, c’est, dans une majorité d’occurences, la uera ratio d’Epicure elle-même : I, 331 ; III, 207 ; IV, 25 etc.
Auteur
Université de Paris XII – Val de Marne
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