Le souvenir des plaisirs : le rôle de la mémoire dans la thérapeutique épicurienne1
p. 69-83
Texte intégral
1Nous tenterons dans ce travail de déterminer puis de résoudre les difficultés multiples posées par un fragment épicurien connu, l’extrait d’une lettre adressée à Idoménée, rédigée par Epicure au moment de mourir.
Τὴν μακαρίαν ἄγοντες καὶ ἅμα τελευτῶντες ἡμέραν τοῦ βίου ἐγράϕομεν ὑμῖν ταυτί. Στραγγουρικά τε παρηκολούθει καὶ δυσεντερικά πάθη ὑπερβολὴν οὐκ ἀπολείποντα ποὓ ἐν ἑαυτοῖς. ἁντιπαρετάτεττο δὲ πᾶσι τοὺτοις τὸ κατὰ ψυχὴν χαῖρον ἐπὶ γεγονότων ἡμῖν διαλογισμῶν μνήμνῃ.
Je t’ai écrit ceci en ce jour bienheureux de ma vie qui est aussi le dernier. La strangurie et la dysenterie se sont installées avec la plus grande intensité dont elles soient capables. Mais la joie de mon âme et le souvenir de nos conversations passées étaient un contrepoids suffisant2.
2Selon Cicéron qui la cite3 et la commente longuement, cette lettre est adressée à Hermarque et non à Idoménée. Mais il n’est pas exclu qu’elle ait pu avoir plusieurs destinataires – voire aucun, dans la mesure où il peut aussi s’agir d’un fragment apocryphe rédigé par un disciple épicurien soucieux de propager la « légende dorée » de son maître4. Sans trancher cette question somme toute assez anecdotique, nous conserverons pour plus de commodité l’appellation traditionnelle de Lettre à Idoménée.
3Ce fragment est d’une apparente banalité. Toutes les éthiques hellénistiques font de la sagesse philosophique le remède souverain aux pires tortures du corps, s’inspirant en cela de la mort héroïque de Socrate qui inaugure en quelque sorte ce lieu commun. Le thème ici évoqué peut être comparé à son illustration la plus saisissante, l’image du « taureau de Phalaris », instrument de supplice dans lequel le sage est « heureux »5. L’usage que fait ici Epicure de ce lieu commun peut être considéré comme absolument conventionnel.
4Cependant Epicure y introduit également une thèse nouvelle importante, que J. Salem6 baptise avec un certain bonheur la thèse de la « réminiscence affective ». Cette thèse met en exergue le pouvoir efficace de la mémoire qui peut faire basculer le siège du plaisir ressenti du corps à l’âme. La mémoire a ainsi le pouvoir de rééquilibrer la balance apparemment faussée des plaisirs et des peines, en compensant rationnellement l’« équilibre de la chair » qui a été perdu. Cette thèse est illustrée à de nombreuses reprises dans le corpus épicurien7.
5Ce dogme épicurien original soulève comme nous allons le montrer des difficultés importantes du point de vue de la doctrine même d’Epicure sur la nature du plaisir ; d’autre part, il donne à la mémoire des attributions assez étendues et parfois relativement suprenantes – d’autant plus qu’Epicure est très peu disert sur le mode opératoire réel de cette « réminiscence affective ». Ces difficultés attirent dès le début beaucoup de critiques sur la position épicurienne. Les sarcasmes de Cicéron sont sans doute les plus connus et les plus importants. On peut les lire au livre II du De Finibus, dans les paragraphes 94 à 104 qui sont consacrés à l’examen de la position épicurienne sur la nature de la douleur et sur les moyens de la dominer.
6Cicéron fait d’abord montre d’une ironie générale quant au principe épicurien de la brièveté de la douleur extrême. Il utilise pour faire valoir son absurdité l’exemple de la figure mythique de Philoctète, victime d’une blessure empoisonnée lui procurant des douleurs à la fois extrêmes et sans fin.
Sic Epicurus : « Philocteta, si grauis dolor, breuis. » At iam decimum annum in splelunca iacet. « si longus, leuis ; dat enim interualla te relaxat ». Primum non saepe, deinde quae est ista relaxatio, cum et praeteriti doloris memoria recens est et futuri atque inpendentis torquet timor ? « Moriatur », inquit. Fortasse id optimum, sed ubi illud : « plus semper uoluptatis » ? Si enim ita est, uide ne facinus facias, cum mori suadeas. Potius ergo illa dicantur : turpe esse, uiri non esse debilitari dolore, frangi, succumbere.
Voici donc Epicure : « Philoctète, si ta douleur est intense, elle est brève. » Mais il y a déjà dix ans qu’il gît sur son rocher. « Si elle est longue, elle est brève ; elle connaît des intervalles de repos ». D’abord elle n’en a pas souvent, ensuite quel est ce repos, lorsque le souvenir de la douleur passée est encore frais, et la crainte de celle à venir, imminente, nous torture ? « Qu’il meure », dit-il. Peut-être serait-ce le mieux, mais qu’en est-il alors du dogme : « il y a toujours plus de plaisir que de douleur dans la vie » ? Si en effet il est vrai, vois que tu fais mal de lui conseiller de mourir8. Donc il serait meilleur de lui dire ceci : il est honteux, et indigne d’un homme, de se laisser abrutir par la douleur, d’être terrassé par elle, d’y succomber9.
7L’argument serait fort habile si l’histoire de Philoctète n’était justement un mythe. C’est bien pourquoi Cicéron poursuit sa critique, en s’attaquant explicitement à cette lettre d’Epicure agonisant, dans laquelle est exposée une situation tout à fait semblable à celle décrite par l’histoire de Philoctète : une douleur intense, sans relâche, qui n’aura sa fin que dans la mort, et qui semble donc entraver à la fois l’idée de rapport d’équilibre entre durée et intensité de la douleur, et l’interdiction épicurienne du suicide, toujours considéré comme la plus mauvaise solution possible, indigne du sage en tous les cas.
« Compensabatur », inquit, « cum summis doloribus laetitia ». Audio equidem philosophi uocem, Epicure, sed quid tibi dicendum sit oblitus es. Primum enim, si uera sunt ea, quorum recordatione te gaudere dicis, hoc est, si uera sunt tua scripta et inuenta, gaudere non potes. Nihil enim iam habes, quod ad corpus referas ; est autem a te semper dictum nec gaudere quemquam nisi propter corpus nec dolore. « Praeteritis », inquit, « gaudeo ». Quibusnam praeteritis ? Si ad corpus pertinentibus, rationes tuas te uideo compensare cum istis doloribus, non memoriam corpore perceptarum uoluptatum ; sin autem ad animum, falsum est, quod negas animi ullum esse gaudium, quod non referatur ad corpus.
« La joie compense mes douleurs extrêmes », dit-il. J’entends certes là la voix d’un philosophe, Epicure, mais tu as oublié ce que tu devais dire. D’abord en effet, si les dogmes dont tu dis que le souvenir te réjouit étaient vrais, si tes écrits et tes découvertes sont vrais, tu ne peux te réjouir. Car tu n’as là rien que tu puisses rapporter à ton corps ; or c’est ce que tu as toujours prétendu, et qu’on ne pouvait éprouver aucune autre joie ni douleur que celles du corps. « Je me réjouis des choses passées », dis-tu. Mais quelles sont ces choses passées ? Si elles sont de nature corporelle, je vois que tes principes compensent ces douleurs, et non la réminiscence par le corps des plaisirs passés ; mais si elles sont de nature spirituelle, c’est faux, puisque tu nies qu’aucune joie soit propre à l’esprit, si elle n’est pas rapportée au corps10.
8Comme l’a relevé Jean Salem, la nature de cette critique est dialectique11. C’est ce qu’indique en particulier la suite du texte, qui fait explicitement mention d’un trope dialectique pratiqué par Epicure lui-même contre ses adversaires, la peritropê ou « auto-réfutation »12. Plus précisément, cette critique dialectique porte sur une assertion précise d’Epicure : à savoir que le plaisir ne se pense que comme plaisir du corps. Cicéron en conclut aisément que l’hypothèse d’un plaisir de l’âme influant sur les souffrances du corps est absurde, car elle entre en contradiction avec les principes même d’Epicure dont il prétend que le souvenir lui apporte la joie13.
9Il est tout à fait justifié de la part de Cicéron de souligner que, pour Epicure, le bonheur est fondamentalement identifié au plaisir du corps, puisque telle est explicitement la définition du telos de la philosophie épicurienne14. Les Stoïciens n’ont pas la même difficulté à penser le bonheur du sage au milieu des souffrances dans la mesure où ils ne définissent justement pas le bonheur comme bonheur physique. Il y a donc bien là sinon une contradiction, comme le prétend Cicéron, du moins une difficulté pour qui veut sauvegarder la cohérence de l’éthique épicurienne. On lit ainsi dans le De Finibus que, même si Epicure admet que les plaisirs de l’âme sont plus « vastes » que ceux du corps – mais en quel sens ? –, il y a quand même bel et bien primauté du corps dans l’appréhension de la nature du plaisir15.
eorum utrumque et ortum esse e corpore et ad corpus referri nec ob eam causam non multo maiores esse et uoluptates et dolores animi quam corporis.
L’un et l’autre (plaisir et douleur) naissent du corps et s’y rapportent, mais l’âme est cause de plaisirs et de douleurs bien plus grands que le corps16.
10Or, dans le cas évoqué par la Lettre à Idoménée, ni « l’équilibre de la chair » ni « l’espoir confiant de le posséder » ne sont ici conservés, puisque la douleur est extrême et qu’elle ne s’achèvera que dans une mort présentée comme certaine à brève échéance. Cicéron en conclut alors avec beaucoup d’ironie que l’apaisement que prétend trouver alors Epicure ne provient absolument pas de cette problématique réminiscence de souvenirs agréables, mais bien de son bon naturel – il serait finalement vertueux au sens stoïcien sans le savoir. Ce qui prouve pour Cicéron que le plaisir n’est pas le souverain bien, ce qui est exactement ce qu’il cherchait à démontrer. La critique de Cicéron s’adresse donc à la fois à la doctrine elle-même – l’éthique d’Epicure, qui pose une prééminence du corps sur l’âme et qui confond ainsi le plaisir du corps avec le souverain bien, et qui se révèle contradictoire, donc fausse – et à l’attitude psychologique des épicuriens vis-à-vis d’une doctrine qu’ils défendent mais qu’ils n’appliquent pas réellement et à laquelle ils ne croient pas ; Cicéron accuse ainsi Epicure de mauvaise foi caractérisée.
11On remarquera que Montaigne dédouble de façon semblable la cible des critiques qu’il adresse lui aussi au principe épicurien de la « réminiscence affective », si l’on conserve la terminologie de Salem. De fait, les traces sont très nombreuses dans les Essais de la gêne de Montaigne vis-à-vis de ce qu’il considère comme la prétention la plus absurde des sages de l’antiquité – à savoir l’idée que l’activité de l’âme peut faire oublier et mépriser les souffrances du corps. Montaigne lui-même est atteint de la gravelle, ce qui le rapproche de la situation décrite par Epicure, et l’autorise à en parler en personne bien informée. Il fait à de nombreuses reprises référence à ce mal terrible qui le torture de façon abominable.
12Montaigne peut par ailleurs être considéré comme ayant une disposition éthique proche d’un épicurisme modéré. Il indique en particulier dans De la présomption que l’éthique bien comprise doit tenir compte de l’union indissoluble de l’âme et du corps ; elle doit donc satisfaire les deux de façon équilibrée17. Cependant, ce constat ne s’accompagne pas chez lui de la croyance en une influence réciproque possible de l’âme sur le corps. Et c’est alors que nous retrouvons, de façon plus éparpillée, la double réfutation relevée plus haut chez Cicéron. Montaigne indique en effet dans un autre texte que cette influence étant impossible, on ne peut mépriser la douleur du corps18. Autrement, on considèrerait la souffrance comme une représentation dépendant de l’imagination, ce qui n’est pas le cas.
Ferons-nous croire à notre peau que les coups d’étrivière la chatouillent ? Et à notre goût que l’aloé soit du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon est ici de notre écot. Il est bien sans effroi à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente19.
13Cependant, il est vrai que la tolérance à la souffrance varie selon les individus. Montaigne renvoie ainsi doctrinalement dos à dos les Epicuriens et les Stoïciens qui accordent, soit trop d’importance, soit pas assez à la part d’interprétation qui gouverne la sensation de douleur. Le paradoxe que soulève implicitement ici Montaigne étant bien que ce sont ceux-là mêmes qui supposent un absolu de la sensation – à savoir les Epicuriens –, qui entendent aussi déterminer un rééquilibrage possible entre sensations et jugements dans les situations de douleur extrême.
14D’autre part, dans De la gloire20 cette fois-ci, Montaigne se réfère explicitement à la Lettre à Idoménée, à propos du dédain affiché par les philosophes envers la gloire et la renommée. Derrière les critiques doctrinales, se profile à nouveau l’attaque de la mauvaise foi d’Epicure, voire même de son hypocrisie – Epicure léguant à la postérité la fable de sa mort, destinée à alimenter une hagiographie pieusement entretenue par les sectateurs du Jardin.
Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernières paroles d’Epicure, et qu’il dit en mourant : elles sont grandes et dignes d’un tel philosophe, mais si ont-elles quelque manque de la recommandation de son nom, et de cette humeur qu’il avait décriée par ses préceptes. [suit une citation assez exacte de la Lettre à Idoménée] Voilà sa lettre. Et ce qui me fait interpréter que ce plaisir qu’il dit sentir en son âme, de ses inventions, regarde aucunement la réputation qu’il en espérait acquérir après sa mort, c’est l’ordonnance de son testament…
15C’est cette communauté structurelle entre ces deux critiques qui va nous permettre de montrer qu’elles manquent toutes deux l’essentiel de la thèse soutenue par Epicure dans la Lettre à Idoménée. Elles ne tiennent compte en effet que de deux présupposés de l’éthique épicurienne, à savoir premièrement que l’âme influe efficacement sur le corps, et que deuxièmement elle change la définition du plaisir en en changeant le siège : le plaisir souverain n’est plus plaisir du corps mais de l’âme. Or ces deux présupposés sont insuffisants en eux-mêmes. Ils nécessitent en fait pour fonctionner la prise en compte d’un élément doctrinal capital de l’épicurisme qui n’est jamais envisagé par Cicéron ni par Montaigne : à savoir la considération que pour Epicure l’âme elle-même est un corps. Ces deux critiques en fait ignorent toutes deux ce qui fait la spécificité de l’éthique épicurienne, qui est une éthique accordée à une physiologie résolument matérialiste. Cicéron et Montaigne ignorent ce qui fait l’originalité de la thèse de la « réminiscence affective », et rabattent ce qui est ici soutenu par les Epicuriens sur des lieux communs éthiques d’inspiration plus générale. On considère qu’il s’agit là d’une « histoire édifiante » à classer dans les habituelles « morts du sage ». Nous avons là l’exemple d’une stoïcisation caractéristique de l’épicurisme, Epicure revenant à ses derniers instants sur le dogme selon lequel le corps serait siège fondamental du plaisir ; Epicure accepterait ainsi au moment de sa mort la suprématie de l’âme sur le corps. Les responsables de cette stoïcisation ont alors beau jeu de fustiger l’incohérence de la position d’Epicure, en identifiant sa position à ce qu’elle n’est pas et ne peut pas être du fait de ses propres fondements ontologiques. Si Epicure prétendait reprendre à son compte la position stoïcienne, il est bien évident qu’alors sa malhonnêteté intellectuelle serait patente. Mais Epicure ne prétend absolument pas dans la Lettre à Idoménée jouer le rôle du sage stoïcien.
16L’efficacité de l’éthique stoïcienne vient en effet de son insistance sur une dissociation réelle des fonctions de l’âme – qui est elle-même un corps d’une certaine nature, dans la mesure où la physique stoïcienne est bien une physique moniste – et des fonctions du corps ; les plaisirs de l’âme sont supérieurs à ceux du corps, et ne leur ressemblent pas. Il n’y a aucune réciprocité autre que négative entre âme et corps : le corps ne peut influer sur l’âme, ni l’âme sur le corps ; mais l’âme peut faire écran aux souffrances du corps, tandis que le corps peut faire oublier l’âme. Le sage torturé est heureux parce qu’il peut dissocier efficacement ce que ressent son corps et ce qu’éprouve son âme ; il peut donc éprouver une joie de l’esprit même si son corps souffre bel et bien. Cette dissociation est impossible dans un cadre épicurien, puisque âme et corps s’influencent réciproquement et se communiquent réellement douleur et plaisir, dans la mesure où l’âme elle-même est un corps qui ressent de manière similaire à tout autre type de corps. Si le corps souffre, l’âme doit donc souffrir aussi21.
17Si donc le sage doit pouvoir être heureux au milieu des souffrances, ce n’est que dans la mesure où son âme pourra réellement influer sur son corps – et pas simplement lui faire écran. Ce cas est bien prévu par l’éthique épicurienne ; c’est même un des éléments du tétrapharmakos, quadruple remède22. Quand la douleur est extrême, on peut trouver un soulagement dans la considération rationnelle de sa nécessaire faible durée. Mais s’agit-il vraiment d’un plaisir positif, ou bien simplement d’un soulagement, d’une simple atténuation de la douleur ? Cet aspect est un peu développé dans la Maxime Capitale IV.
Οὐ χρονίζει τὸ ἀλγοῦν συνεχῶς ἐν τῇ σαρκί, ἀλλὰ τὸ μὲν ἄρκον τὸν ἐλάχιστον χρόνον πάρεστι, τὸ δὲ μόνον ὑπερτεῖνον τὸ ἡδόμενον κατὰ σάρκα οὐ πολλὰς ἡμέρας συμβαίνει αἱ δὲ πολυχρόνιοι τῶν ἀρρωστιῶν πλεονάζον ἔχουσι τὸ ἡδόμενον ἐν τῇ σαρκὶ ἤπερ τὸ ἀλγοῦν.
La douleur ne dure pas continûment dans la chair : quand elle est très vive, elle est là pour un temps très court, alors que la douleur qui dépasse juste un peu le plaisir dans la chair ne persiste pas beaucoup de jours ; quant aux maladies chroniques on y trouve, dans la chair, plus de plaisir que de douleur23.
18Sur ce dernier point, on aimerait qu’Epicure entre un peu plus dans le détail, parce que c’est précisément le cas qui semble en contradiction avec le principe de la brièveté de l’extrême souffrance… La Lettre à Idoménée utilise d’ailleurs, sans doute volontairement, une expression qui signale bien qu’Epicure a atteint l’extrême point de la souffrance et qu’il s’y maintient ; la joie devrait donc juste venir de la certitude que cette pointe ne peut pas être dépassée, et que donc il va mourir. Mais Epicure donne une autre origine à cette joie, à savoir un plaisir positif, véritablement éprouvé par son âme, et capable de s’opposer, de contre-balancer les souffrances du corps et de prendre sur elles le dessus. On peut alors, soit faire d’Epicure mourant un stoïcien qui oppose les souffrances du corps aux joies de l’âme, soit considérer que cette joie de l’âme va influer sur le corps et transformer la souffrance en plaisir, ce qui semble dans ce cas précis assez improbable, mais qui est la seule solution permettant de conserver un Epicure strictement épicurien. Cette solution est celle que Torquatus dans le De finibus semble vouloir exploiter24. Il explique en effet que le souvenir des joies passées est utilisé par le sage comme un bienfaisant souvenir (grata recordatione), et qu’il s’agit là d’un pouvoir efficace de l’esprit, capable d’agir sur le corps de façon parfaitement symétrique par rapport à l’action du corps sur l’âme.
19Mais cette idée contrevient néanmoins à un autre principe épicurien fondamental : l’impossibilité pour une sensation d’en réfuter une autre25. C’est alors la nature de cette efficace supérieure d’une sensation par définition corporelle sur une autre qui pose problème par rapport aux principes fondamentaux de l’éthique épicurienne, et non l’idée plus générale que combattent Montaigne et Cicéron, selon laquelle par définition pour Epicure il n’y a de plaisir que du corps. Et c’est cette efficace-là sur laquelle nous devons nous pencher si nous voulons comprendre de quoi il est exactement question dans la Lettre à Idoménée, et ce que recouvre exactement la thèse de la réminiscence affective.
20On confond souvent deux choses très différentes quand on aborde l’éthique épicurienne et la question de la nature du plaisir et de la douleur. On se concentre d’habitude sur la question très controversée de la distinction entre plaisir cinétique et catastématique. On envisage alors l’éthique épicurienne selon son versant positif – qu’est-ce qui donne son contenu réel au bonheur ? qu’est-ce que le plaisir ? Or il y a une autre distinction présente en filigrane, distinction négative, qui semble tout aussi importante, et qui concerne la nature de la douleur. Il existe en effet pour Epicure deux types distincts de douleurs. D’une part, les douleurs qui procèdent d’un calcul, et qui sont donc de nature « active » – on se trompe dans ce qui est à rechercher. D’autre part, les douleurs qui procèdent d’une simple sensation non précédée de calcul et qui sont purement « passives » – on ressent de la douleur, par simple réaction sensorielle lors de la mise en présence du corps avec un stimulus douloureux. Or Epicure ne se contente pas d’indiquer comment obtenir le plaisir ; il propose aussi des moyens de se guérir de la douleur, et ces moyens vont varier selon que cette douleur est subie ou recherchée, selon qu’elle procède d’un calcul ou d’une sensation.
21C’est cette distinction entre douleur recherchée et douleur subie qui est première dans l’épicurisme. L’éthique est définie par Epicure d’abord comme thérapeutique. Le mal est d’emblée diagnostiqué : les hommes sont malheureux. Les causes de ce mal sont claires : ils craignent les dieux, la mort, et – par-dessus tout – la souffrance. La crainte de la souffrance est même ce qui gouverne les deux premières. La prescription est simple : il faut évacuer cette souffrance, en débarrasser l’humanité, en traitant les causes identifiées.
22Dans la Lettre à Ménécée, le texte le plus souvent sollicité quand on cherche à connaître l’éthique épicurienne, les deux possibilités (douleur obtenue et subie) sont traitées de façon déséquilibrée. Le premier cas est envisagé selon toutes ses implications.
- La douleur peut être est obtenue à l’issue d’un calcul erroné – c’est le cas du débauché, qui chercher le plaisir là où il ne peut pas être. En ce cas la thérapie va consister à rectifier le calcul – le raisonnement corrige le raisonnement.
- La douleur peut résulter d’un bon calcul – c’est le cas de la douleur « positive », lorsque d’un mal peut déboucher un bien, par analogie avec l’opération chirurgicale, douloureuse mais indispensable. La sensation de bonheur à venir compensera alors la douleur provoquée par le raisonnement qui me la fait rechercher aujourd’hui.
23Pour le second cas, seul une possibilité est envisagée, celle selon laquelle la douleur procèderait d’une sensation non précédée de calcul ; en ce cas elle est acceptée selon l’évaluation du rapport de sa durée et de son intensité, fulgurante mais brève, longue mais supportable – le raisonnement corrige alors la sensation.
24Nous constatons alors qu’Epicure ne semble pas envisager de cas où la sensation va corriger la sensation. Ce qui pourrait être interprété comme l’application de ce prérequis épicurien selon lequel aucune sensation ne peut réfuter une autre sensation. Il serait impossible, dans un cadre épicurien, qu’une sensation de plaisir puisse venir compenser une sensation actuelle de souffrance ; mais la compensation en plaisir et souffrance est envisagée toujours de façon chronologiquement décalée, par l’intermédiaire de mécanismes mentaux d’anticipation. Donc, pour que la thèse soutenue par Epicure dans la Lettre à Idoménée soit « tenable », doctrinalement et psychologiquement, il faut que ce prérequis soit d’une façon ou d’une autre atténué, afin que le cas illustré par l’agonie d’Epicure puisse compléter le tableau ci-dessus, en postulant qu’une sensation peut compenser une autre sensation sans pour autant la réfuter. Comment donc comprendre la définition du plaisir de l’âme dans la Lettre à Idoménée, s’il doit être de nature sensible, et s’il doit compenser sans la réfuter la douleur éprouvée par le corps ?
25Comprendre ce qui est soutenu ici par Epicure implique en fait de revenir à la gnoséologie épicurienne elle-même : il va falloir en effet saisir dans quelle mesure la mémoire invoquée par Epicure peut produire des sensations actuelles et actuellement efficaces, capable de compenser des douleurs extrêmes ; il va donc falloir envisager la mémoire comme une faculté mentale intégrée dans un système gnoséologique matérialiste.
26Selon Epicure, lorsque nous pensons, notre esprit « travaille » à partir d’éléments que nous possédons déjà, et que nous devons agencer de manière diverse. Nous ne pouvons pas faire autrement, et cette nécessité constitue même un pan tout à fait important de la méthodologie épicurienne : il faut un modèle à l’activité mentale. Lucrèce utilise d’ailleurs cette thèse comme un argument permettant de dénier aux dieux la capacité d’avoir pu créer le monde.
Exemplum porro gignundis rebus, et ipsa
notities diuis hominum unde est insita primum,
quid uellent facere ut scirent animoque uiderent,
quoue modost umquam uis cognita principiorum,
quidque inter sese permutato ordine possent,
si non ipsa dedit speciem natura creandi ?
Le modèle du monde, la notion même des hommes,
d’où vinrent-ils s’inscrire pour que les dieux connaissent
et voient en leur esprit ce qu’ils voulaient faire ?
Comment ont-ils jamais connu la force des atomes,
Les possibilités qu’offrent leurs transpositions
Si la nature n’a pas fourni l’exemple de la création26 ?
27En ce sens, on peut supposer que pour les épicuriens la fonction intellectuelle appelée logismos – faculté de synthèse par le raisonnement – n’est rien sans la mémoire qui sous-tend ce logismos et lui donne une matière sur laquelle travailler. Le logismos ne peut pas tourner à vide, sinon il ne produit que des fantasmes, des images vides qui ne correspondent pas à un substrat réel ; or l’interdiction de travailler sur de telles images vides est énoncée au début de la Lettre à Hérodote comme une règle explicite de la physiologia. La mémoire est justement la fonction qui me permet de vérifier que le logismos ne tourne pas à vide27. Dans le cas de la Lettre à Idoménée, il faut semble-t-il comprendre que la mémoire a le pouvoir de rendre présent le plaisir passé jusqu’à en faire un plaisir présent tout aussi sensible, capable de contrebalancer la douleur actuelle et réelle que subit le corps ; la mémoire a donc visiblement pour Epicure une puissance de « re-sensibilisation » de l’idée. Comment le peut-elle ?
28La fonction de re-sensibilisation de la mémoire est due au fait qu’en suscitant des images, la mémoire informe et organise des structures atomiques réelles28. Il nous faut ici revenir brièvement sur les principes fondamentaux de la théorie épicurienne de la sensation. Toute sensation correspond à la réception de séries de pellicules atomiques – les simulacres – qui se détachent des corps, viennent heurter les organes des sens, et imprègnent physiquement l’âme – l’âme étant elle-même un agrégat d’atomes, donc un corps, susceptible de subir physiquement des modifications de sa disposition atomique propre sous l’action de ces simulacres29. La mémoire est ce qui rend possible la ré-utilisation de ces imprégnations, par une configuration volontaire ou involontaire de l’esprit. Si elle peut réactualiser des sensations, c’est donc d’une part parce que le support de ces mêmes sensations est demeuré présent dans l’esprit, et d’autre part parce qu’elle n’est pas considérée par Epicure comme une fonction purement passive de l’esprit. Dans le chant IV du De rerum natura, Lucrèce, alors qu’il commente les illusions composées par les simulacres pendant le sommeil ou certains états de veille particuliers – la folie, par exemple –, indique ainsi comme en passant :
Hoc ideo fieri cogit natura, quod omnes
corporis offecti sensus per membra quiescunt
nec possunt falsum ueris conuincere rebus.
Praeterea meminisse iacet languetque sopore,
nec dissentit eum mortis letique potitum
iam pridem, quem mens uiuom se cernere credit.
Voici pourquoi la nature produit ces illusions :
tous les sens dans le corps entravés se reposent
et ne peuvent donc pas vaincre le faux par le vrai.
En outre, la mémoire gît alanguie de sommeil
Et ne proteste pas qu’en son pouvoir la mort détient
Depuis longtemps celui que l’esprit pense voir vivant30.
29La mémoire est ici décrite comme une fonction de focalisation active et volontaire de l’esprit sur des impressions passées, qui a valeur de détermination du Vrai et du Faux, c’est-à-dire bel et bien comme une fonction critériale, qui est capable de confronter une représentation à une autre – un homme mort à un homme vivant – de façon active, et pas simplement comme un réceptacle passif d’impressions. La mémoire n’est donc pas simplement une collection d’informations, mais une faculté intellectuelle active qui travaille sur ces informations, structurée selon un double mouvement de réception passive et d’attention active de l’esprit31. C’est cette propriété spécifique qui rend possible l’existence d’un objet mental comme la « prolepse » épicurienne. La description que propose Diogène Laërce de la prolepse est bien connue.
Τὴν δὲ πρόληψιν λέγουσιν οἱονεὶ κατάλνψιν ἥ δόξαν ὀρθὴν ἥ ἔννοιαν ἠ καθολικὴν νόησιν ἐναποκειμένην, τουτέστι μνήμην τοῦ πολλάκις ἔξωθεν ϕανέντος, οἷον τὸ Τοιοῦτόν ἐστιν ἀνθρωπος. Ἅμα γάρ τῷ ῥηθῆναι ἄνθρωπος εὐθυς κατὰ πρὸληψιν καὶ ὁ τύπος αὐτοῦ νοεῖται προηγουένων τῶν αἰσθήσεων.
Quant à la prénotion, ils disent qu’elle est comme une perception, ou une opinion droite, ou une notion, ou une conception générale que nous avons en réserve en nous, c’est-à-dire la mémoire de ce qui nous est souvent apparu en provenance du dehors, par exemple quand on dit que « telle sorte de chose est un homme ». En effet, en même temps que l’on prononce « homme », aussitôt par la prénotion on pense à une image (tupos) de l’homme, du fait que les sensations précèdent32.
30Nous ne rentrerons pas ici dans les détails techniques du fonctionnement de la prolepse, qui sont extrêmement complexes et qui nous éloigneraient de notre sujet propre33. Relevons simplement ici que sous l’influence de ce texte, la prolepse a très souvent été définie comme un contenu mental positif pouvant servir d’étalon de mesure à un autre contenu. L’identification à un tupos a pu laisser croire que la prolepse est simplement un schème d’impressions passées qui peut être rapporté à une impression actuelle. Mais il nous semble que cette interprétation est fausse ; la prolepse en effet est également ce mouvement même de mise en rapport. Il faut nécessairement supposer que ce mouvement a lui-même une certaine durée temporelle, permettant un déplacement de l’attention de l’objet envisagé aux schèmes déposés dans l’esprit, selon une orientation tantôt régressive – on identifie la nature d’un objet par comparaison avec l’esquisse déposée dans l’esprit par les rencontres multiples –, tantôt progressive – on appréhende les futures rencontres d’objets semblables en leur attribuant par avance les caractéristiques associées aux précédents.
31Pour revenir à la Lettre à Idoménée, notre problème était de comprendre comment dans le cadre de l’épicurisme une représentation mentale activée par la mémoire pouvait compenser une sensation corporelle sans pour autant la « réfuter ». Il nous semble, à présent que la nature de cette « réminiscence » a été explorée, que la clef de ce problème réside dans l’acceptation de la thèse suivante : il n’y a aucune différence de nature pour un épicurien entre une représentation mentale et une sensation corporelle. Cette absence de différence est premièrement due à la nature corporelle de l’esprit. Mais elle est également causée par le fonctionnement propre de la mémoire qui cumule pour Epicure des fonctions actives et passives, de réception et de recomposition d’impressions, et qui propose une sensation plus efficace en ce qu’elle n’est pas décalée par rapport à la sensation initiale de douleur – comme le raisonnement l’est – mais, prolongée et d’une durée plus vaste ; donc capable de recouvrir et de surpasser cette sensation immédiate. Cicéron très curieusement a bien relevé cette caractéristique, en l’indiquant dans l’apologie de Torquatus, mais il n’en a absolument pas tenu compte dans sa critique de la Lettre à Idoménée.
nam corpore nihil nisi praesens et quod adest sentire possumus, animo autem et praeterita et futura.
Car par le corps nous ne pouvons avoir la sensation que de ce qui est actuel et présent, au lieu que par l’âme nous atteignons le passé et le futur34.
32Cette thèse est à plus d’un titre scandaleuse. Son originalité même explique l’aveuglement successif des commentateurs d’Epicure dans l’Antiquité et à la Renaissance. Admettre à la fois la corporéité de l’esprit, et l’activité de la mémoire, revenait en effet à admettre l’utilisation dans un cadre strictement empiriste et matérialiste des hypothèses gnoséologiques proches de celles défendues par Platon à propos de la réminiscence. En ce sens, il est tout à fait révélateur de trouver trace de ce désarroi chez Damascius, qui, dans un passage peu souvent cité du commentaire du Phédon, propose une explication « platonisante » de la prolepse épicurienne en terme d’anamnèsis. Cependant cette réminiscence ne sera pas appliquée par les Epicuriens à des concepts, comme c’est le cas pour la réminiscence platonicienne, mais à des affects, selon une genèse strictement empiriste. Citant les Propos de table de Plutarque, Damascius s’attarde sur le cas de ceux qui sont tellement effrayés par certains objets que leur seule vue déclenche la fuite et la perte de contrôle. « La cause de cela, c’est le ressouvenir des anticipations vécues », ὣν αἰτίαν εῖναι τὴν ἀνάμνησιν τῆς προπαθείας35. Cet argument est présenté par Damascius comme confirmant la thèse épicurienne de la prolepse. Il nous présente en fait la remémoration que rend possible la prolepse comme un souvenir de nature sensible : on re-éprouve par la prolepse les pathè déjà éprouvés.
33La Lettre à Idoménée peut ainsi être considérée comme un texte charnière de l’épicurisme, dans la mesure où elle utilise l’articulation fondamentale postulée par les Epicuriens entre éthique, physique et canonique, et donne ainsi des indications précieuses quant aux rapports qu’il convient d’établir entre les critères logiques du vrai et du faux, et les critères pathétiques du plaisant et du douloureux. De même que méthodologiquement, la figure de la prolepse est un critère parce qu’elle permet par un mouvement d’attention de l’esprit de juxtaposer à une sensation actuelle, non pas un raisonnement ou une autre sensation actuelle, mais une autre sensation, passée, et que cette confrontation va faire émerger le vrai par rééquilibrage réciproque, de même les plaisirs conservés dans l’âme peuvent donner lieu à des prolepses affectives qui rééquilibrent les sensations de douleur actuelle. Mais ce fragment est également fondamental d’un point de vue historiographique, au sens où il fournit un exemple spectaculaire et quasiment paradigmatique des erreurs herméneutiques dont l’épicurisme a été victime depuis son apparition sur la scène philosophique de l’antiquité. Ces erreurs, qui procèdent à la fois d’une mauvaise compréhension des détails de la doctrine, et d’un refus idéologique de ses présupposés, sont elles-mêmes des témoignages très précieux pour l’historien des idées. En effet, elles apparaissent souvent à propos de l’examen des points de force et des traits caractéristiques de la position philosophique examinée ; leur dévoilement est ainsi par contre-coup l’occasion d’une mise à jour des lignes de force et des spécifités propres à cette position philosophique.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier C. Lévy et L. Boulègue pour leur invitation, ainsi que A. Gigandet, D. Delattre et V. Laurand pour leurs suggestions, critiques et remarques toujours très pertinentes, qui m’ont beaucoup aidée à améliorer cette communication.
2 D. L. X, 22, éd. G. Arrighetti, Einaudi, Turin, 1972, n. [52] p. 427 (Us. 138). Traduction française par J. Brunschwig et P. Pellegrin de l’anthologie de A. Long et D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, Garnier-Flammarion, Paris, 2001, t. 1 p. 299.
3 Fin. II, 30 (98).
4 Gassendi propose déjà quelques hypothèses non dénuées d’intérêt sur cette question ; cf. Vie et moeurs d’Epicure, Alive, Paris, 2001, II, 2, p. 176-77.
5 Cf. Cicéron, Tusc. II, 7 ; on remarque que dans ce texte, cette opinion sur le bonheur du sage dans le taureau de Phalaris est atribuée à Epicure, et condamnée de ce fait comme une absurdité. Cependant, plus loin, il est démontré que le bonheur du sage stoïcien résistera également au sein du supplice (V, 28).
6 Tel un dieu parmi les hommes. L’Ethique d’Epicure, Vrin, Paris, 1989, p. 44-52.
7 Cf. entre autres Cicéron, Fin. I, XVII, 57 ; Plutarque, Contra Epic. beat. 1089 A.
8 Effectivement, dans le cadre de l’éthique stoïcienne, nous aurions là un cas d’application de la doctrine éthique du « suicide du sage ». Cf. D. L. VII, 130 (SVF III, 757) : « [Les Stoïciens] disent que le sage s’ôtera lui-même la vie en un geste de raison, pour sa patrie et pour ses amis, et s’il est soumis à une douleur trop aiguë, à des infirmités ou à des maladies incurables », traduction R. Goulet, in Diogène Laërce, Vies et doctrines de philosophes illustres, Livre de Poche, Paris, 1999, p. 867. L’épicurisme au contraire condamne le suicide dans tous les cas, dans la mesure où cet acte est symptomatique d’un rapport troublé et non apaisé à la mort et à la douleur ; cf. D. L. X, 119, et Lucrèce, DRN III, 79-82.
9 II, 94-5, nous traduisons.
10 II, 97-8, nous traduisons.
11 Tel un dieu..., Op. cit., p. 50 et sv.
12 II, 99 ; cf. sur cette question de l’usage épicurien de la peritropè, D. Sedley, « Epicurus ‘Refutation of Determinism », SUZETESIS. Studi sull’ epicureismo greco e latino offerti a Marcello Gigante, Bibliopolis, Naples, 1983, p. 11-51 ; et M. Burnyeat, « The Upside-Down Back-to-Front Sceptic of Lucretius IV 472 », Philologus, 1978, p. 197-206.
13 Sur ce point, on peut d’aileurs déjà constater que Cicéron semble très légèrement falsifier le texte d’Epicure, en traduisant les « conversations » évoquées dans le texte grec par le terme de dialogismoi, par les « principes » et les « découvertes » (rationum inuentorumque memoria). Ce point n’est pas négligeable, puisqu’il va servir à cautionner l’accusation suivante d’hypocrisie, Epicure se révélant dans cette lettre soucieux de sa gloire personnelle. Néanmoins, selon une suggestion de D. Delattre, on pourrait au contraire voir ici une traduction justifiée de la part de Cicéron qui reprendrait une signification très spécifique du terme grec de dialogismos, selon un usage employé par Epicure lui-même au début de la Lettre à Pythoclès ; en effet dans ce texte les dialogismoi eis makarion bion désignent explicitement les « arguments qui tendent à la vie heureuse ». Cependant, tous les traducteurs français du fragment (nous nous référons entre autre à A. Laks, J-F. Balaudé, et aux traducteurs de l’anthologie de A. Long et D. Sedley) conservent l’interprétation habituelle de « conversations » ; en revanche, G. Arrighetti se rapproche de la compréhension suggérée par D. Delattre en utilisant l’expression « ragionamenti fiolosofici ». (p. 427).
14 Cf. Valéry Laurand, « Le traitement épicurien de la douleur », L’Epicurisme antique, Cahiers philosophiques de Strasbourg, 15 (printemps 2003), p. 91-119.
15 C’est selon Diogène Laërce un point d’achoppement entre les doctrines épicuriennes et cyrénaïques du plaisir. Cf. X, 137 : « Voici encore contre les Cyrénaïques : selon ces derniers, les douleurs du corps sont pires que celles de l’âme – en tout cas c’est dans leur corps que les coupables subissent le châtiment ; mais Epicure dit que les pires douleurs sont celles de l’âme. En tout cas, la chair n’est agitée que par le présent, tandis que l’âme est agitée par le passé, le présent et le futur. De la même façon, les plus grands plaisirs sont ceux de l’âme. » Traduction J-F. Balaudé, Diogène Laërce..., Op. cit., p. 1315.
16 Fin. I, 55. Ce point est également repris explicitement par Plutarque : « L’équilibre de la chair et l’espoir confiant de le posséder sont la joie la plus haute et la plus solide pour ceux qui sont capables de raisonner ». Contra Epic. Beat. 1089 D.
17 Essais II, 17.
18 Essais I, 40, Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons.
19 Essais I, 40, in Œuvres complètes – Montaigne : Les Essais – éd. La Pléiade Gallimard 1962, texte établi par A. Thibaudet et M. Rat.
20 Essais II, 16.
21 On remarque que chez Lucrèce, au chant III, 445-525, si la communication de la douleur de l’âme au corps et du corps à l’âme est bien un cas prévu et exploité, ainsi que la communication de plaisir du corps à l’âme, il manque justement le cas de la communication de plaisir de l’âme au corps.
22 Mén. 133.
23 Max. cap. IV, Arrighetti [5], p. 121.
24 Fin. I, 57.
25 Cf. D. L. X, 32. Cette question est délicate ; en effet, l’impossibilité pour une sensation d’en réfuter une autre repose sur trois présupposés fondamentaux dont l’explicitation est complexe ; d’une part, sur la véracité absolue de toute sensation, d’autre part sur l’attribution spécifique de chaque sens à des objets propres, et enfin sur une conception très ambiguë de la nature des « sensibles communs », qu’Epicure ne rejette pas mais qu’il conçoit très différemment d’Aristote. Sur ces trois présupposés, on pourra consulter C. Taylor, « All perceptions are true », in Doubt and dogmatism. Studies in Hellenistic epistemology, Clarendon, Oxford, 1980, p. 105-24 ; F. Solmsen, « Aisthèsis in Aristotelian and Epicurean thought », Kleine Schriften, Hildesheim, 1968-1982, p. 612-33 ; et D. Sedley, « Epicurus on the common sensibles » The criterion of thruth. Studies in honour of George Kerferd on his seventieth birthday, Liverpool, 1987, p. 123-36.
26 V. 181-6, édition et traduction de J. Kany-Turpin, Garnier-Flammarion, 1998, p. 324-5.
27 C’est ce principe fondamental qui, comme on va le montrer, régit le fonctionnement de la « prolepse » ou prénotion comme critère de vérité.
28 Cette hypothèse est confirmée par un fragment de Diogène d’Oenoanda qui explique clairement que la mémoire comme l’imagination supposent pour exister un soutien physique, une image réelle sur laquelle se concentre l’esprit comme sur un substrat. « L’âme hérite de ce qui est vu par les yeux, et après le choc des premières images, des passages s’ouvrent en nous, de telle sorte que, même lorsque les objets que nous avons vus primitivement ne sont plus présents, notre esprit accueille des copies des objets primitifs ». Diogène d’Oenoanda, nouveau fragment 5, 3, 3-14, cité dans l’anthologie de A. Long et D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, Garnier-Flammarion, t. I, p. 160.
29 Cf. Epicure, Hér. 46-49.
30 IV, 762-767, édition et traduction J. Kany-Turpin, p. 284-5.
31 Sur la distinction épicurienne entre mnèmè et anamnèsis cf. Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme. Etude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Belles Lettres, Paris, 1989, p. 145. Ce passage est cité par V. Laurand, art. cit., p. 112. V. Laurand donne à cette occasion des arguments intéressants sur la nature active de la mémoire, en faisant valoir qu’elle est pour Epicure avant tout une puissance de « focalisation ».
32 D. L. X, 33.
33 Les hypothèses que nous évoquons ici sur la nature de la « prolepse » sont en partie inspirées par les travaux de D. K. Glidden (cf. « Epicurean prolepsis », Oxford studies in Ancient Philosophy 3, 1985, p. 175-218, et « Epicurean semantics » SUZETESIS. Studi sull’epicureismo greco e latino offerti a Marcello Gigante, Naples, 1983, p. 185-226).
34 Fin. I, 55-7.
35 In Phaedonem 285, 7.
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