Tous les plaisirs sont-ils des genèses ?
Étude sur le statut des plaisirs purs dans le Philèbe de Platon
p. 47-68
Texte intégral
1Le Philèbe compte de nombreuses allusions à des thèses philosophiques défendues par des contemporains et des prédécesseurs de Platon. Parmi ces thèses, il en est une qui fait irruption à un moment stratégique du dialogue. Socrate vient tout juste d’achever de parcourir les différentes espèces de plaisirs auxquels la nature humaine est sujette, les plaisirs impurs d’abord, puis les plaisirs purs. Mais au lieu de passer immédiatement à l’étude des différentes formes de pensées, il éprouve le besoin d’introduire, en guise de conclusion à l’étude du plaisir, un argument destiné à ridiculiser ceux qui prétendent que le plaisir est le bien. C’est dans ce contexte et à cette fin que de manière soudaine, en 53c 4, il fait référence à une thèse défendue par des gens qu’il appelle subtils (κοµψοί). D’après eux, nous dit-il, « le plaisir est toujours genèse (γένεσις), et l’existence (οὐσία) n’appartient absolument pas au plaisir ». Socrate remercie chaleureusement les tenants de cette thèse, car elle conduit nécessairement, selon lui, à affirmer que le plaisir ne peut être le bien.
2Néanmoins, la thèse des subtils ne mène à cette conclusion que moyennant certaines prémisses supplémentaires. L’ensemble constitue un argument que nous appellerons dans cette étude l’argument du plaisir-genèse, et que l’on peut décrire schématiquement de la manière suivante : toute genèse de quelque chose, par exemple la genèse ou la construction d’un navire, est en vue du fait d’être, ou de l’existence (οὐσία)1 de cette même chose, par exemple l’existence du navire ; par conséquent, tout ce qui est genèse est en vue d’autre chose que lui-même, cette autre chose étant une existence, qui est la fin à laquelle tend la genèse. Mais par ailleurs, c’est la fin qui entre dans le rang du bien2, et non ce qui tend vers la fin. Par conséquent, si comme le veulent les subtils, le plaisir est genèse, alors il n’est pas fin, mais tend vers une fin, et donc il n’est pas au rang du bien, mais il est toujours en vue du bien et inférieur à lui. L’argument conduit donc à déprécier doublement la valeur du plaisir : d’une part, le plaisir n’est jamais le bien, et d’autre part, si l’on voulait qu’il soit cependant un bien, il ne serait jamais qu’un bien dérivé et inférieur par rapport à ce qui est un bien à proprement parler.
3Sur ce passage du Philèbe, les commentateurs n’ont pas toujours mis l’accent sur les problèmes les plus importants : la question que l’on retrouve à peu près partout, et qui semble effacer toutes les autres, est celle de l’identité de ces esprits subtils. Sans doute cette question a-t-elle son mérite, mais il se trouve qu’elle est à peu près insoluble, et surtout qu’elle ne présente pas d’intérêt pour comprendre l’ensemble de l’argument qui suit et sa fonction dans l’économie générale du dialogue. En effet, il n’y a guère que l’énoncé selon lequel le plaisir est genèse et non existence qui soit explicitement prêté aux subtils. Or cet énoncé, pris tout seul, peut avoir de multiples sens. Si dans la suite, Socrate s’en sert pour montrer que le plaisir n’est pas le bien, il ne peut le faire qu’en précisant le sens des termes de cet énoncé et en ajoutant des prémisses. Or il est fort possible que ces précisions et ces ajouts ne soient imputables qu’à Socrate lui-même ; rien ne dit que les subtils aient donné à leur énoncé le sens précis qu’il acquiert finalement dans l’argument ; et même, rien ne dit non plus qu’ils acceptent la conclusion anti-hédoniste que Socrate en tire. Dès lors, déterminer l’identité de ces subtils, ou, ce qui revient au même, le sens dans lequel ils entendent initialement leur thèse, s’avère inutile pour comprendre à la fois le sens de cet argument, et surtout sa fonction par rapport à ce que le Philèbe voudra finalement démontrer.
4Il apparaît que ce sens et cette fonction ne sont pas tout à fait clairs. La première question est de savoir si Socrate prend à son compte cet argument du plaisir-genèse. Rien dans le texte ne permet d’affirmer le contraire, puisque Socrate remercie les auteurs de cette thèse, ne la réfute à aucun moment du Philèbe, et ne manifeste nulle part un quelconque désaccord, même limité, avec la conclusion qui en est tirée3. Le second problème, sur lequel nous voudrions concentrer toute notre attention, concerne la nature des plaisirs sur lesquels porte cet argument. Cette démonstration que le plaisir n’est pas le bien n’est-elle valable que pour les plaisirs que Socrate a appelés les plaisirs impurs, ou vaut-elle aussi pour les plaisirs purs qu’il vient tout juste d’étudier ? En d’autres termes, y a-t-il dans ce passage une attaque de certains plaisirs, ceux qui sont mêlés de peine et dont Socrate a montré que ce sont des plaisirs faux ? Ou y a-t-il aussi une attaque contre les plaisirs purs qui sont aussi les plaisirs vrais, et par conséquent, contre tout plaisir quel qu’il soit ?
5On observe sur cette question une étonnante unanimité des commentateurs. Tous affirment que l’argument ne peut être valable que pour les plaisirs impurs et faux4. Nous voudrions montrer au contraire qu’il est nécessaire qu’il porte aussi, et peut-être surtout, sur les plaisirs purs.
6L’enjeu de ce problème n’est pas sans importance, puisque ce qui est en question est l’étendue et la radicalité de l’anti-hédonisme de Platon5. Nous croyons qu’au moins dans le Philèbe, cet anti-hédonisme ne souffre aucune exception : il n’est pas vrai en toute rigueur que pour le Platon du Philèbe, certains plaisirs, les vrais et les purs, sont des biens à proprement parler tandis que d’autres, les faux et les impurs, ne sont pas des biens. Certes, dans la vie la meilleure, il faudra inclure comme dignes de choix les plaisirs qui sont purs, et à ce niveau, on peut toujours dire que Platon n’est pas un adversaire de tous les plaisirs. Néanmoins, nous voudrions montrer que grâce à l’argument du plaisir-genèse, le Philèbe établit que ces plaisirs ne sont pas à strictement parler des biens en tant que ce sont des plaisirs ; le bien proprement dit est l’existence de ce dont le plaisir n’est que la genèse. Ainsi, le plaisir n’est jamais ce qui donne à titre de fin de la valeur à quelque bien que ce soit, ou si l’on veut, ce par quoi un bien peut être un bien. Autrement dit Platon, même s’il n’est pas un adversaire de tous les plaisirs, demeure un adversaire irréductible de l’hédonisme sous toutes ses formes, y compris un hédonisme partiel qui ne compterait que certains plaisirs au rang des biens.
7Le problème de l’anti-hédonisme de Platon est au centre des débats les plus récents entre les interprètes du Philèbe6. Les partisans d’une lecture radicalement anti-hédoniste, dont nous partageons nombre de positions, ne sont jamais allés jusqu’à affirmer que l’argument du plaisir-genèse est destiné à exclure du rang des biens proprement dits tous les plaisirs sans exception. Nous voudrions par notre lecture faire ce pas supplémentaire, et apporter ainsi un nouvel argument à leur interprétation générale.
8Pour montrer que l’argument du plaisir-genèse s’applique aussi aux plaisirs purs, nous utiliserons deux ensembles d’arguments. Tout d’abord nous reviendrons sur le passage antérieur où Socrate caractérise les plaisirs purs, et essaierons de montrer que cette caractérisation ne s’oppose pas, bien au contraire, à l’idée que ces plaisirs ne seraient que des genèses. Ensuite nous montrerons que la place et la fonction de l’argument du plaisir-genèse au sein du Philèbe, ainsi que son contenu, s’expliquent beaucoup mieux si cet argument porte atteinte à tous les plaisirs quels qu’ils soient.
I. Les plaisirs purs peuvent-ils être des genèses ?
A. La caractérisation générale des plaisirs purs
9Après avoir passé en revue l’ensemble des plaisirs impurs et montré que tous ces plaisirs sont faux, Socrate introduit en 51b 3 les plaisirs que l’on est en droit de considérer comme vrais, c’est-à-dire les plaisirs purs :
« Ce sont ceux qui portent sur les couleurs que nous appelons belles, sur les figures, ainsi que la plupart des (plaisirs) des odeurs et des sons, et de tout ce qui, possédant des manques ni sensibles ni pénibles, procure des réplétions senties, et plaisantes en étant pures de peines (καὶ ὅσα τὰς ἐνδείας ἀναισθήτους ἔχοντα καὶ ἀλύπους τὰς πληρώσεις αἰοθητὰς καὶ ἡδείας καθαρὰς λνπῶν παραδίδωσιν). »
10D’après la caractérisation générale qui figure à la fin de cet énoncé, il y a un plaisir pur lorsqu’il y a une réplétion sentie par le vivant, et lorsque le manque qui est l’envers de cette réplétion, quant à lui, n’est pas senti, et par conséquent n’est pas pénible. Cette détermination du plaisir pur suit rigoureusement le modèle initial qui a servi à caractériser les plaisirs liés à la restauration du corps au début de l’étude du plaisir. Cependant, Socrate tient compte des modifications qu’il a dû entre temps apporter à ce modèle, et supprime, dans le cas des plaisirs purs, le facteur en vertu duquel tous les plaisirs étudiés jusqu’ici ont été caractérisés comme des plaisirs faux.
11Pour comprendre comment sont déterminés les plaisirs purs, il faut donc revenir à ce modèle initial, et rappeler comment Socrate l’a ensuite modifié.
12Socrate propose en 32a 8 de caractériser par une formule générale l’ensemble des plaisirs liés à la restauration du corps, comme celui de boire quand on a soif ou de se réchauffer quand on a froid :
« Et en un mot, examine si à tes yeux cette formule te paraît convenable, qui dirait : l’espèce engendrée par nature comme animée à partir de l’illimité et de la limite, comme nous le disions précédemment, eh bien, lorsque cette espèce se détruit, la destruction est une peine, tandis qu’en ce qui concerne le chemin qui mène à l’existence de ces choses (τὴν δ' εἰς τὴν αὐτῶν οὐσίαν ὁδὸν), eh bien, ce retour (ἀναχώρησιν), à son tour, est chez toutes, inversement, un plaisir ».
13Dans cette formule difficile, Socrate répond à la question qui a ouvert l’étude sur le plaisir en 31b 3 : il faut déterminer en quoi le plaisir réside, et « du fait de quelle affection » (διὰ τί πάθος) il se produit lorsqu’il se produit. La formule répond à ces deux questions en ce qui concerne le plaisir corporel : ce en quoi réside ce plaisir est « l’espèce engendrée par nature comme animée à partir de la limite et de l’illimité ». Par cette « espèce », Socrate fait référence au genre du mixte qu’il a identifié dans la première partie du dialogue7 : lorsque l’illimité du chaud et du froid, du sec et de l’humide, reçoit une limite qui rend consonants et commensurables les contraires entre eux, alors est engendré un être mixte. Or parmi ces êtres mixtes figurent les corps vivants ou les corps animés. C’est donc par rapport à un tel être mixte animé, et au sein de cet être, que sont déterminés la peine et le plaisir. La peine est la destruction (ϕθορά) de cet être mixte, c’est-à-dire le fait que cet être perde la proportion qui en fait un être mixte. Par exemple la soif est une peine car elle est une perte d’humidité, la chaleur excessive est pénible car elle est provoque une dissolution excessive dans le corps animé. Quant au plaisir, c’est le retour du mixte à la proportion qui fait de ce mixte ce qu’il est et qui constitue son existence ou son fait d’être. En d’autres termes, c’est le chemin qui mène à cette existence (ὁδὸς εὶς οὐσίαν), chemin désigné plus loin, en 42d 6, par le terme générique de restauration (κατάστασις).
14Selon ce modèle, le plaisir est toujours le chemin qui mène à l’intégrité du corps vivant, et jamais l’état de ce corps lorsqu’il est dans sa nature, de même que la peine est la perte et la destruction, et non l’état de manque engendré par cette destruction. En d’autres termes, le plaisir est la restauration en train de se faire et non la restauration achevée8, de même que la peine est la destruction en train de se faire. Toutes les autres formules employées dans le Philèbe à propos des exemples de plaisirs corporels (depuis 31d 8) rendent ce fait incontestable, ainsi que les passages où Socrate fait admettre que lorsqu’un vivant n’est ni en cours de restauration ni en cours de destruction, si tant est que cette situation puisse lui arriver, alors il n’éprouve ni plaisir, ni peine9.
15Cependant, il apparaît dans la suite du dialogue que ce modèle doit être révisé. Socrate précise plus loin (43b 7) que toutes les restaurations du corps ne sont pas plaisantes et que toutes les destructions ne sont pas pénibles. Seules les restaurations corporelles suffisamment grandes pour affecter l’âme autant que le corps sont senties, et donc sont des plaisirs. De la même manière, seules les grandes destructions du corps sont senties, et sont donc des peines. Cette précision est importante dans l’économie générale du dialogue : elle permet à Socrate de démontrer que tous les plaisirs corporels précédés d’une peine sont des plaisirs faux. Et en même temps, elle lui donne le moyen d’introduire et de caractériser les plaisirs purs, qui parce qu’ils ne sont pas précédés de peine, sont des plaisirs vrais.
16Il serait trop long d’étudier en détail la démonstration de la fausseté des plaisirs impurs. Néanmoins il est nécessaire d’en résumer l’essentiel10, si nous voulons comprendre pour quelle raison précise et en quel sens les plaisirs impurs sont faux, tandis que les plaisirs purs sont vrais. Cela permettra de saisir exactement quelle est la différence spécifique des plaisirs purs.
17Socrate pose tout d’abord que lorsque les plaisirs corporels sont précédés d’une peine, alors ils sont précédés d’un appétit auquel appartient un plaisir qui anticipe le plaisir futur. Il montre ensuite que ces plaisirs d’anticipation sont en réalité des opinions et des jugements portant sur le plaisir que le vivant éprouvera effectivement11. Il se trouve qu’en raison de la peine qui accompagne ces jugements, ces jugements sont toujours des jugements faux12. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que tous les plaisirs d’anticipation sont des plaisirs faux.
18Mais Socrate ne s’arrête pas là. Il se sert de la différence qu’il a posée entre le plaisir et la restauration corporelle en général pour montrer que si les plaisirs d’anticipation sont faux, alors les plaisirs éprouvés qui les suivent sont également faux. En effet, la force qui fait du πάθος de restauration corporelle un plaisir dépend de la force de l’appétit : le plaisir est d’autant plus fort que la peine antécédente et le plaisir anticipé sont forts13. Mais alors, si ce plaisir anticipé est toujours un jugement faux sur le plaisir, et si le plaisir vécu tient sa force de ce plaisir anticipé, il est clair que cette force, qui fait de l’affection corporelle un plaisir, est elle aussi une pure illusion. Ainsi, lorsque nous « éprouvons » le plaisir de boire quand nous avons soif, le plaisir n’est jamais identique à l’affection corporelle. En réalité, nous n’« éprouvons » pas véritablement ce plaisir, mais nous jugeons faussement que ce que nous éprouvons est ce plaisir14.
19On constate donc que ce qui fait qu’un plaisir éprouvé est un plaisir faux est uniquement le fait qu’il soit l’envers d’une peine et donc d’un appétit. Il suffit qu’il n’y ait pas de peine antécédente15 pour que le motif de la fausseté disparaisse. Socrate, s’il trouve le moyen de supprimer cette peine antécédente, peut donc introduire des plaisirs qui sont vrais dans la mesure où ils sont purs de peine.
20La distinction entre les destructions corporelles faibles et non senties et celles qui sont fortes, et par conséquent senties comme pénibles et douloureuses, permet à Socrate de supprimer le facteur de peine, tout en continuant à caractériser le plaisir en fonction d’une restauration du corps qui suit un manque et une destruction. C’est exactement ce qu’il fait lorsqu’il caractérise les plaisirs purs en 51b 3 : tout ce qui procure des « manques non sentis et non pénibles », mais qui procure « des réplétions senties et plaisantes », procure un plaisir pur et vrai. Dans ce cas en effet, le plaisir correspond exactement à la réplétion, puisqu’il n’est pas faussé par une peine antérieure à lui.
21Ainsi Socrate introduit les plaisirs purs en suivant à la lettre son modèle initial de la restauration du vivant16. Le plaisir pur n’est pas une espèce de plaisir qui serait à situer en-dehors et au-delà de ce contexte, bien au contraire. C’est le seul cas de plaisir où le plaisir éprouvé correspond très exactement à la restauration du vivant. Or cette restauration ou cette réplétion, on l’a vu, a toujours désigné le chemin qui mène à l’état naturel du vivant, et jamais l’existence de cet état naturel. Pourquoi faudrait-il donc que ce ne soit plus le cas ?
22L’ensemble de cet examen montre que la pureté et la vérité des plaisirs purs ne les empêche en rien de correspondre à des réplétions en train de se faire, et non au résultat de ces réplétions. Au contraire, en vertu de cette pureté et de cette vérité, les plaisirs purs sont les seuls à être parfaitement adéquats à ces réplétions.
23Revenons maintenant à l’argument du plaisir-genèse. Il y est supposé que le plaisir est toujours une genèse de quelque chose, et non l’existence de cette même chose. On ne peut s’empêcher de remarquer l’affinité de cette formulation avec celle qui figure dans la toute première caractérisation du plaisir. Ce que Socrate avait appelé « chemin vers l’oujsiva du mixte », il l’appelle à présent genèse, et le distingue de l’οὐσία elle-même. Si comme on l’a vu, les plaisirs purs et vrais correspondent autant et même mieux que les autres à ce chemin vers l’οὐσία du mixte, on ne voit pas pourquoi la thèse selon laquelle le plaisir est genèse ne s’appliquerait pas aussi à ces plaisirs.
B. Difficultés posées par les exemples de plaisirs purs
24Notre hypothèse se heurte cependant à quelques difficultés si l’on examine les exemples de plaisirs purs que Socrate prend dans la suite du texte.
25Le premier exemple est celui des plaisirs procurés par les belles figures. Socrate précise en 51b 9 que les belles figures qui produisent un plaisir pur, conformément à la caractérisation générale qu’il vient d’énoncer, ne sont pas n’importe quelles figures, comme les figures d’animaux ou certaines peintures, mais uniquement les figures géométriques comme le cercle et la droite :
« En effet, j’affirme que ces figures ne sont pas belles relativement à quelque chose, comme d’autres, mais qu’elles sont naturellement belles par elles-mêmes, et qu’elles procurent des plaisirs qui leur sont propres et qui n’ont rien de comparable aux plaisirs que l’on prend à se gratter » (Ταῦτα γὰρ οὐκ εἶναι πρὸς τί καλὰ λέγω, καθαπὲρ ἄλλα, ἀλλ' ἀεὶ καλὰ καθ' αὐτὰ πεϕυκέναι καί τινας ἠδονὰς οἰκεὶας ἔχειν, οὐδὲν ταῖς τῶν κνήσεων17 προσϕερεῖς).
26Pour qu’une figure procure un plaisir pur, elle ne doit pas être relativement belle, comme les figures d’animaux ne sont belles que par rapport à d’autres figures moins belles. Elle doit être belle par elle-même, pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle n’est pas. Dans ces conditions seulement elle procurera un plaisir qui lui est propre, car ce plaisir ne pourra provenir que de ce qu’elle est, et non de ce qu’elle n’est pas.
27On croit souvent que dans cet énoncé, Socrate renonce à caractériser les plaisirs purs comme de simples réplétions senties sans peine préalable, et introduit un nouveau critère des plaisirs purs. En effet, on comprend difficilement comment le plaisir pris à voir une figure peut coïncider avec une réplétion du corps vivant, et surtout on ne comprend pas comment la vision d’une figure relativement belle illustre le cas d’une réplétion qui suit un manque pénible du vivant, tandis que seules les figures géométriques procureraient une réplétion sentie sans peine préalable.
28Socrate renoncerait donc à son critère initial pour en introduire un nouveau : pour qu’un objet procure un plaisir pur, ce plaisir doit être une propriété intrinsèque à l’objet. Autrement dit la chose doit être par soi plaisante18. Le plaisir ne réside plus dans l’affection de celui qui saisit cet objet, et il n’y a plus aucun sens à dire que le plaisir ne correspond qu’au processus de restauration du vivant qui saisit cet objet, et non à son état une fois qu’il l’a saisi.
29Nous croyons que cette lecture n’est pas fondée : il n’y a pas lieu de croire que cet exemple des figures géométriques n’est pas une illustration fidèle du modèle initial de la réplétion sans peine. D’une part, il serait étrange que Socrate renonce à son modèle général de manière si abrupte, d’autant qu’il y revient aussitôt après lors de la conclusion de son étude19. D’autre part, on peut fort bien imaginer que lorsqu’on voit une figure qui n’est belle que relativement à une plus laide, il se produit dans le vivant un manque pénible qui est la condition de la vision plaisante. Seule la vision de figures géométriques qui ne sont belles et plaisantes que pour ce qu’elles sont permettrait d’échapper à cette condition de la peine. Enfin, l’idée que le plaisir pur doit être une propriété essentielle de l’objet en soi, et ne réside donc pas dans la réplétion du vivant, ne nous semble pas justifiée. Car ce n’est pas la chose en elle-même, mais la chose en tant que sentie qui est belle par soi, et qui possède donc un plaisir propre. Or la sensation a été caractérisée dans le Philèbe20 comme une affection (πάθος) et un mouvement du corps vivant affectant à la fois le corps et l’âme. La sensation est donc une espèce de πάθος au sein de l’être mixte, au même titre que les πάθη de destruction et de restauration. Si un plaisir, aussi pur soit-il, est lié à une sensation, il appartient donc à une affection et à un mouvement dans le corps animé. Ce n’est ni une propriété de la chose indépendante du vivant qui la saisit, ni l’état naturel de ce vivant une fois qu’il l’a saisie.
30Le deuxième type de plaisirs purs qui pose problème par rapport à notre hypothèse est celui qui est ajouté ensuite en 52a 1. Il s’agit des plaisirs pris aux objets de connaissances (τὰς περὶ τὰ μαθήματα ἠδονάς). Ces plaisirs posent problème pour deux raisons. D’une part, il n’y a apparemment plus de πάθος de restauration du corps vivant, et même en général d’un être mixte, auquel ces plaisirs pourraient correspondre. Le modèle de la réplétion du corps animé semble donc cette fois devoir être abandonné21. D’autre part, on ne voit guère comment ces plaisirs de connaître, appelés plus loin des plaisirs pris aux sciences, peuvent être des genèses ou des réplétions de quoi que ce soit, plutôt que des états de l’être vivant lorsqu’il est dans sa nature.
31Pourtant, même si le modèle de la réplétion du mixte ne vaut peut-être pas strictement pour ces plaisirs de connaître, on ne peut nier que Socrate, pour ces plaisirs aussi, persiste à utiliser ce modèle22. Ces plaisirs sont dits purs parce que, nous dit-il, ils ne comportent pas « des faims de connaître ». (δοκοῦσιν ἡμῖν αἷται πείνας μὲν μὴ ἔχειν τοῦ μανθάνειν). Cette allusion à la faim ne manque pas de nous rappeler que dans le traitement de l’appétit23, Socrate a montré que l’objet d’un appétit comme la faim ou la soif est nécessairement la réplétion de nourriture ou de boisson, et non la nourriture ou la boisson elles-mêmes. Il semble donc que dans notre texte, si nous suivons l’analogie avec la faim, il faut comprendre le verbe μανθάνειν comme s’il désignait une réplétion de connaissances. Ce point est confirmé par la suite immédiate, où Socrate dit qu’une fois que l’on a connu, on est « rempli de connaissances » (μαθημάτων πληρωθεῖσιν).
32Il reste alors à comprendre comment des connaissances peuvent être considérées comme des réplétions, et non comme le résultat de ces réplétions. Si l’on se souvient que le terme de μάθημα peut signifier l’objet du savoir en tant qu’il est appris, et non en tant qu’il est connu, on peut alors faire l’hypothèse suivante : les réplétions de connaissances se distinguent de leur possession comme l’acte d’acquérir des connaissances que l’on ne possédait pas auparavant se distingue du fait de les posséder ou de les utiliser. Par conséquent, si dans ce cas aussi le plaisir est toujours du côté de la réplétion, cela veut dire qu’on ne prend plaisir à connaître qu’en tant qu’on acquiert une connaissance dont on était privé, et non en tant qu’on la possède.
33Il ressort de l’ensemble de cette lecture que dans tous les cas, Socrate respecte pour les plaisirs purs le principe selon lequel le plaisir est toujours dans le processus de réplétion, et non dans la possession du bon état qui résulte de cette réplétion. Certes, en ce qui concerne les plaisirs de connaître, le modèle de la réplétion du mixte ne vaut peut-être pas en toute rigueur. Mais Socrate reste néanmoins fidèle à ce modèle et le plaisir de connaître correspond au moins à un analogue de la réplétion du corps.
34Nous voulons écarter enfin une dernière objection24, fondée sur le texte de 52c 1 où Socrate oppose l’espèce des plaisirs impurs, qui dans la mesure où ils reçoivent le plus et le moins, appartiennent au genre de l’illimité, et les plaisirs purs, qui dans la mesure où ils ne reçoivent pas le plus et le moins, se rangent quant à eux parmi les choses mesurées (τῶν ἐμμέτρων). Ce texte pose problème car si les plaisirs purs ne sont pas susceptibles de plus et de moins, on voit mal comment ils pourraient correspondre à des réplétions. En effet, il semble que l’idée de réplétion désigne toujours un processus qui se fait en plusieurs moments, et qui est donc susceptible d’augmentation, de plus et de moins. Nous pouvons répondre à cette objection que rien n’interdit de penser qu’il existe des réplétions instantanées, où l’on achève la réplétion en un seul moment. Dans ces conditions, le plaisir ne serait pas susceptible de plus et de moins, et l’on pourrait en rendre compte en se fondant simplement sur la beauté de ce qui est senti ou pensé. Ce serait donc bien un plaisir pur. Néanmoins, en tant que c’est un plaisir, il resterait toujours du côté de la réplétion, et non du côté du bon état auquel mène cette réplétion.
II. L’argument du plaisir-genèse doit-il porter sur les plaisirs purs ?
A. La place et la fonction de l’argument
35Notre thèse selon laquelle l’argument du plaisir-genèse vaut pour tous les plaisirs, y compris les plaisirs purs, paraît plus probable encore si l’on réfléchit à la place de cet argument et à la fonction qu’il peut prendre dans le plan d’ensemble du Philèbe.
36Tout d’abord, cet argument, au lieu d’être situé à la suite de l’étude des plaisirs impurs, vient immédiatement après celle des plaisirs purs25. Socrate vient tout juste de montrer que les plaisirs purs sont plus vrais, plus beaux et plus plaisants26 que les plaisirs impurs, et évoque aussitôt, sans aucune transition, la thèse des subtils qui veut que le plaisir soit genèse, sans jamais préciser qu’il ne parle plus des plaisirs purs, mais revient au cas des plaisirs impurs.
37De plus, si l’argument du plaisir-genèse était seulement destiné à exclure les plaisirs impurs du rang des biens, il se trouve qu’il serait parfaitement inutile dans l’économie générale du Philèbe. Lorsqu’à la fin du dialogue, Socrate exclut de la vie mélangée la meilleure les plaisirs impurs, il n’utilise jamais la conclusion de cet argument, mais seulement les caractères qu’il a attribués par ailleurs à ces plaisirs, et tout particulièrement leur fausseté : puisque ce sont en réalité des opinions fausses, les plaisirs impurs détruisent les pensées vraies27 et ne doivent donc pas être admis à leur côté, sinon dans les limites du strict nécessaire. L’idée que ces plaisirs sont des genèses ne réapparaît nulle part à la fin du Philèbe. Le passage consacré à la thèse des subtils serait donc un argument supplémentaire et accessoire pour montrer que ces plaisirs ne sont pas des biens. Une fois n’est pas coutume, le Philèbe consacrerait tout un développement à un argument qui ne serait jamais réutilisé dans la suite.
38Ceux qui présupposent que cet argument ne peut disqualifier que les plaisirs impurs ont donc cherché d’autres hypothèses pour rendre compte du statut de ce passage. Nous retiendrons particulièrement deux hypothèses : certains soutiennent que ce passage du Philèbe est seulement une reconnaissance ad hominem de Platon à des philosophes anti-hédonistes28 qui soutiennent que les plaisirs, puisqu’ils sont genèses, ne sont pas des biens. D’autres, à l’inverse, y voient une réfutation ad hominem d’autres philosophes, hédonistes29 cette fois : Socrate s’appuierait sur leur théorie selon laquelle tout plaisir est genèse pour renverser leur hédonisme, et montrer que si le plaisir était toujours genèse comme ils le croient, alors il ne serait jamais le bien.
39Ces deux hypothèses méritent l’attention, car chacune repose sur des arguments qui trouvent leur origine dans d’autres textes que le Philèbe lui-même. Or il nous semble que ces emprunts à d’autres textes sont en grande partie responsables de la lecture ordinaire selon laquelle Platon ne se servirait de l’argument du plaisir-genèse que pour dévaloriser les plaisirs impurs.
40La première hypothèse se fonde sur l’utilisation de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. On croit que derrière les subtils se cachent les mêmes philosophes anti-hédonistes que ceux qui sont critiqués par Aristote. On trouve en effet dans le livre VII de l’Ethique à Nicomaque (1152b 12) une thèse et un argument qui ressemblent de très près à ce qu’on lit dans le Philèbe :
« Il semble à certains qu’en général le plaisir n’est pas un bien, parce que tout plaisir est une genèse sentie vers la nature, et qu’aucune genèse n’est du même genre que les fins : par exemple la construction de maison n’est pas du même genre que la maison ».
41Il se trouve que dans sa critique de cet argument, Aristote réplique qu’un des torts de ceux qui identifient plaisir et genèse est de se limiter aux plaisirs liés à une réplétion corporelle30. On retrouve une critique analogue dans le livre X : Aristote objecte à ceux qui caractérisent le plaisir comme une genèse, un mouvement ou une réplétion, qu’ils ont le tort de se limiter aux plaisirs et aux peines liées à la nourriture. En effet, si l’on tient compte des plaisirs sans peine antécédente, comme les plaisirs pris aux connaissances et certains des plaisirs sensibles, on ne peut plus soutenir que le plaisir est genèse31.
42Au regard de ces textes, il est tentant de croire que dans le Philèbe comme dans l’Ethique à Nicomaque, les tenants de la thèse et de l’argument du plaisir-genèse sont une seule et même personne, qui a le tort, aux yeux de Platon comme aux yeux d’Aristote, de limiter les plaisirs aux plaisirs qui sont liés à la réplétion du corps et accompagnés de peine, au lieu de tenir compte aussi des plaisirs purs comme ceux des connaissances et de certaines sensations32. Voilà pourquoi on croit que pour le Platon du Philèbe aussi, la thèse des subtils et l’argument qui en est issu ne peuvent être valables que pour les plaisirs impurs, et non pour les plaisirs purs. La référence aux subtils et à leur argument doit donc être comprise comme un acte de reconnaissance de Platon, qui tiendrait à manifester son accord avec les thèses de certains anti-hédonistes, mais seulement dans le domaine des plaisirs impurs.
43A la seule lecture du Philèbe, on doit néanmoins reconnaître que cette hypothèse ne tient pas. En effet, Socrate ne manifeste nulle part qu’il n’est d’accord avec l’argument des subtils que dans le domaine des plaisirs impurs. D’autre part, une telle superposition des textes d’Aristote sur le Philèbe implique un certain nombre de présupposés contestables. Car dans le Philèbe, l’argument antihédoniste n’est peut-être pas attribué aux gens subtils qui posent que le plaisir est toujours genèse. Cet argument peut être une création de Platon lui-même. Mais surtout, si cet argument a été soutenu, avant ou après Platon, par des antihédonistes qui restreignent les plaisirs à ceux qui sont liés à la réplétion du corps, et omettent ou refusent l’existence de plaisirs purs, ce n’est pas une raison pour que le Platon du Philèbe ait lui aussi compris et utilisé cet argument dans ce sens. Il peut fort bien s’être servi des genèses liées aux plaisirs impurs comme un modèle qu’il a ensuite étendu à tous les plaisirs, exactement comme il l’a fait pour le modèle des réplétions corporelles.
44D’après la seconde hypothèse, Platon se contenterait, dans ce passage, de lancer une pique contre des hédonistes pour qui le plaisir est toujours une genèse, et montrerait que cette thèse va à l’encontre de leur hédonisme. En réalité il faut lire l’ensemble de la preuve comme une démonstration par l’absurde. Socrate voudrait dire la chose suivante : si comme le veulent les subtils le plaisir était toujours genèse, alors nécessairement il ne serait pas le bien. Si donc on veut, comme ils le souhaitent et comme Socrate le souhaite lui-même, que certains plaisirs soient des biens, il faut nécessairement qu’ils ne soient pas des genèses, mais des οὐσίαι. Ainsi, il faut remercier les gens subtils en question, car grâce à leur théorie du plaisir comme genèse ils nous montrent bien malgré eux que s’il y a des plaisirs qui sont des biens, ils doivent être des οὐσίαι et non des genèses.
45Cette interprétation semble avoir quelques avantages sur la précédente : d’une part, il devient plus logique que l’argument soit situé juste après l’étude des plaisirs purs, car il servirait à établir que ces plaisirs, pour être des biens, ne doivent pas être des genèses ; d’autre part, il n’est plus nécessaire comme dans l’hypothèse précédente que Socrate précise dans quelle mesure il accepte la thèse des subtils, puisque de toute manière il les réfute.
46C’est exactement cette lecture que l’on rencontre dans la tradition des commentaires néoplatoniciens du Philèbe. On en trouve l’exemple le plus caractéristique dans le commentaire de Marsile Ficin33. Pour Marsile Ficin, l’argument des subtils du Philèbe sert à ridiculiser ceux qui affirment que tous les plaisirs sont des genèses. En réalité, seuls les plaisirs mêlés de peines sont des genèses. Les plaisirs purs ou les vrais plaisirs ne doivent pas être conçus comme des genèses, mais comme les états (habitus) naturels auxquels mènent ces genèses. Ainsi le vrai plaisir n’est pas dans le retour du corps à la santé, mais dans la possession et l’exercice de la santé. Le vrai plaisir n’est pas dans l’apprentissage de connaissances, mais dans la possession et l’exercice de ces connaissances.
47Cette lecture de Marsile Ficin se rattache à toute la tradition des commentaires néoplatoniciens. Damascius34 pose lui aussi comme un principe que tous les plaisirs qui sont purs et vrais appartiennent à la catégorie de l’oujsiva, et que seuls les plaisirs impurs et faux peuvent être des genèses. Et l’on retrouve les effets de cette tradition jusque dans les commentaires les plus récents. Ainsi Francisco Bravo pense que les vrais plaisirs ne relèvent pas de la catégorie de la genèse, mais de l’οὐσίαι, « comme le dit Damascius »35.
48Il apparaît donc nécessaire de rappeler que cette lecture n’est pas justifiée. Tout d’abord, à l’examen du texte du Philèbe, il s’avère impossible de comprendre l’argument du plaisir-genèse comme une démonstration par l’absurde. En effet, si c’était le cas, il faudrait qu’à l’issue de l’argument Socrate ajoute que la conséquence n’est pas vraie, ou au moins qu’il manifeste de quelque manière qu’il n’adopte pas l’argument qu’il présente, ou ne l’adopte qu’au conditionnel. Or on ne trouve aucun indice dans le texte qui va dans ce sens.
49Par ailleurs, il nous semble que cette lecture est dépendante de présupposés proprement néoplatoniciens. D’une part, ces lecteurs du Philèbe supposent que le vrai plaisir ne peut se trouver en deçà de la possession de la science, et en deçà de la vie intellectuelle. Si c’est un vrai plaisir, il doit appartenir à la vie ou à l’exercice de l’intellect, et même être dans cette vie ce qui rattache l’intellect à son principe, c’est-à-dire l’Un ou le Bien36. D’autre part, ils identifient par principe le vrai avec ce qui est véritablement et est une oujsiva, et le faux avec ce qui n’est pas véritablement et ce qui est genèse, et non oujsiva. Ils en déduisent alors que le plaisir vrai est aussi le plaisir qui est réellement plaisir et qui est une οὐσίαι, tandis que le plaisir qui n’est que genèse est celui qui n’est pas véritablement un plaisir, et qui est un plaisir faux.
50Ce second principe revient à confondre deux thèses du Philèbe qu’il faut soigneusement distinguer. On croit à tort que lorsque Socrate se sert des philosophes sévères (δυσχερεῖς)37 pour montrer que les plaisirs impurs sont faux et « ne sont en aucun cas »38, il veut dire que ces plaisirs ne sont pas des plaisirs. Or comme on l’a vu, ce n’est pas cela qu’il veut dire, mais seulement que ces plaisirs, même si ce sont des plaisirs, sont des jugements faux. D’autre part, on croit que dans la thèse des subtils, le fait que l’essence n’appartient en aucun cas aux plaisirs signifie ici encore que ces plaisirs n’ont aucune réalité39. Mais cette lecture est elle aussi injustifiée, car plus loin Socrate précise que sous les catégories de la genèse et de l’essence, il divise l’ensemble de ce qui est40. Que le plaisir soit genèse ne l’empêche donc pas d’être un type d’étant à part entière. Si l’on prend soin de bien comprendre en quel sens il est dit que des plaisirs sont faux, et en quel sens il est dit par ailleurs que les plaisirs sont des genèses, il n’y a donc plus lieu de superposer ces deux thèses et de prétendre que seuls les plaisirs faux peuvent être des genèses.
51A la seule lecture du Philèbe, il apparaît donc qu’on ne trouve aucun moyen de donner un statut à l’argument du plaisir-genèse, si l’on suppose qu’il n’est valable que pour les plaisirs impurs. Mais il y a plus. Si cet argument ne valait pas aussi pour les plaisirs purs, cela aurait des conséquences fâcheuses pour ce que le Philèbe voudra finalement démontrer.
52Supposons en effet que les plaisirs purs ne soient pas des genèses inférieures à ce dont elles sont les genèses. Dans le cas des plaisirs propres aux sciences ou au connaissances, il sera alors équivalent de dire que l’on choisit de posséder une science ou que l’on choisit le plaisir pur qui l’accompagne. Rappelons maintenant de quoi la vie la meilleure est composée à la fin du Philèbe. C’est une vie faite de toutes les formes de sciences et de tous les plaisirs purs ; à ces composants dignes de choix, il faut ajouter les plaisirs nécessaires, c’est-à-dire les plaisirs impurs contenus dans les limites de la stricte nécessité41. L’examen de la composition de cette vie soulève alors immédiatement une difficulté. On pourrait substituer aux différentes formes de sciences les plaisirs purs qui leur sont propres, de sorte qu’en réalité, cette vie la meilleure serait faite de ces plaisirs, auxquels on ajouterait comme des biens dignes de choix les autres plaisirs purs, et enfin les plaisirs impurs dans les limites du nécessaire. Dans ce cas, tous les biens dignes de choix de cette vie pourraient être appelés des plaisirs purs. Il n’y aurait plus aucune raison de les reléguer au cinquième rang des biens, en dessous des sciences sous toutes leurs formes, comme le fait Socrate dans la conclusion du Philèbe42.
53De plus, la conclusion qui précède immédiatement l’allusion de Socrate aux subtils rend ces conséquences plus embarrassantes encore. Socrate vient de montrer en 53b 10 que les plaisirs purs sont plus vrais, plus beaux, mais aussi plus plaisants que les autres :
« N’importe quel plaisir, même petit et rare, s’il est pur de peine, sera plus plaisant, plus vrai et plus beau qu’un plaisir grand et abondant ».
54Dès lors non seulement les plaisirs purs s’identifieraient à tous les biens dignes de choix de la vie bonne, mais même le plaisir tout court serait un critère parfaitement suffisant pour rendre compte de la composition de cette vie, c’est-à-dire le privilège donné aux plaisirs purs sur les plaisirs impurs. Comment Socrate pourrait-il alors échapper à l’hédonisme43 ?
55Avant de démontrer que les plaisirs purs sont plus vrais et plus plaisants que les autres, Socrate justifie en ces termes, en 52d 10, la poursuite de l’étude des plaisirs purs :
« Je ne veux rien laisser de côté dans notre mise à l’épreuve du plaisir et de la science, en tout cas s’il est bien vrai qu’en chacun d’eux il y a une part pure et une part impure, afin que chacun d’eux, pénétrant à l’état pur dans le mélange, nous rende à moi, à toi et à tous ceux qui sont ici le jugement plus facile. »
56Il est clair que si l’on s’en tient à ce qui précède l’argument du plaisir-genèse, rien ne peut justifier le jugement qui sera finalement prononcé, c’est-à-dire l’infériorité des plaisirs purs ou même celle du plaisir tout court44.
57Mais précisément, il semble que tous ces éléments permettent d’expliquer la place de l’argument du plaisir-genèse et en même temps de rendre compte de sa fonction. Si Socrate introduit sans transition la thèse des subtils45, et ajoute qu’il faut leur adresser les plus grands remerciements, c’est parce que cette thèse et l’argument qui en est issu sont absolument nécessaires pour garantir l’infériorité des plaisirs purs, et même celle du plaisir tout court, prononcées à la fin du dialogue. Autrement dit, cet argument fait partie intégrante de ce qu’il ne faut pas « laisser de côté dans notre mise à l’épreuve » du plaisir pour le jugement final, qui établit que les plaisirs, et même seulement les plaisirs purs, sont toujours inférieurs aux différentes formes de sciences.
58Si l’argument porte sur tous les plaisirs, il satisfait alors pleinement à cette fonction. En effet, il établit que les plaisirs purs sont toujours dans la genèse des biens, et par conséquent sont toujours inférieurs à ces biens. C’est particulièrement le cas des plaisirs de connaître, qui résident toujours dans la genèse de ces connaissances, et non dans leur possession. Dès lors, il est clair qu’on ne pourra plus identifier les sciences et les plaisirs qui leur sont propres46 dans la meilleure des vies composée à la fin du Philèbe, et que dans tous les cas les plaisirs tiendront un rang inférieur aux sciences.
B. Le contenu de l’argument
59Il reste à présent à examiner si le contenu de l’argument lui-même va dans le sens de notre hypothèse. Rien n’indique dans le cours de cet argument qu’il est aussi valable pour les plaisirs purs. Mais rien n’indique non plus le contraire. En particulier, le sens dans lequel Socrate prend le terme de genèse ne permet pas de conclure qu’il ne parle que de processus progressifs, et encore moins de processus illimités, comme le sont l’ensemble des plaisirs impurs d’après la caractérisation générale de 52c. 1. La genèse ne désigne pas ici le domaine du devenir perpétuel opposé au domaine de ce qui est véritablement. La genèse est comprise comme genèse de quelque chose de déterminé, par opposition à l’existence de cette même chose47, comme la construction du navire est genèse par rapport à l’existence du navire. Si l’on prend le terme de genèse en ce sens, rien n’empêche de l’appliquer à des domaines où la genèse donne immédiatement lieu à ce dont elle est la genèse. En particulier, on pourra parler de la genèse d’une connaissance, par opposition à l’existence de cette même connaissance, et affirmer que s’il y a un plaisir pris à cette connaissance, ce plaisir sera toujours une genèse ou une venue à être de cette connaissance, et jamais le fait que cette connaissance existe ou soit possédée.
60A présent, examinons plus précisément la conclusion de l’argument :
(54d 4) Socrate – « Ainsi, comme je l’ai dit en commençant cet argument, nous devons être reconnaissants envers celui qui nous révèle, au sujet du plaisir, que c’est une genèse qui relève du plaisir, mais aucune existence d’aucune sorte (τῷ μηνύσαντι τῆς ἡδονῆς πέρι τὸ γένεοιν μέν, οὐσίαν δὲ μνδ' ἡντινοῦν αὐτῆς εἶναι, χάριν ἔχειν δεῖ). Car évidemment, cet homme tourne en ridicule ceux qui prétendent qu’un plaisir est un bien (δῆλον γὰρ ὅτι οὗτος τῶν ϕασκόντων ἡδονὴν ἀγαθὸν εἶναι καταγελᾷ).
Protarque – Assurément.
Socrate – Et à chaque fois, cet homme même tournera aussi (καὶ) en ridicule ceux qui trouvent leur achèvement dans les genèses (τῶν ἐν ταῖς γενέσεσιν ἀποτελουμένων).
Protarque – Comment cela, et de quels gens parles-tu ?
Socrate – De tous ceux qui, en apaisant leur soif ou toute chose de ce genre qui est propre à être apaisée par la genèse, se satisfont dans cette genèse, étant donné qu’elle est un plaisir, et déclarent qu’ils n’accepteraient pas de vivre sans avoir soif ni avoir faim, et sans souffrir de tout ce que l’on pourrait appeler les conséquences des affections de ce genre ».
61A première lecture, deux passages du texte semblent plaider contre notre interprétation d’ensemble. Tout d’abord, l’argument ne ridiculise pas ceux qui prétendent que le plaisir est le bien, mais « ceux qui prétendent qu’un plaisir est un bien ». Il se peut que les deux formules soient équivalentes, et qu’« un plaisir n’est pas un bien » signifie en réalité qu’il n’y a pas équivalence entre le plaisir et le bien48. Mais il se peut aussi que l’argument conduise non seulement à nier que le plaisir soit le bien, mais même à refuser qu’il soit un bien. Dans ce cas, si cet énoncé vaut aussi pour les plaisirs purs, il paraît en contradiction avec la fin du Philèbe49, où les plaisirs purs sont admis comme dignes de choix dans la vie la meilleure. Par conséquent, sous peine de se contredire, Platon ne doit pas prendre à son compte l’argument du plaisir-genèse et sa conclusion, ou bien ne doit l’accepter que pour les plaisirs impurs et non dignes de choix.
62En réalité, à l’examen de la logique de l’argument, la difficulté n’est pas si grande qu’elle ne le paraît. La conclusion doit reformuler le fait que le plaisir, s’il est genèse, n’est pas « dans la part assignée au bien » (ἐν τῇ τοῦ ἀγαθοῦ μοίρᾳ)50, car il n’est pas fin mais en vue de la fin. Puisque dans ces conditions, le plaisir est un bien second et dérivé par rapport au bien proprement dit, il est clair que non seulement il n’est pas le bien, mais même qu’il n’est pas non plus un bien à proprement parler. En même temps, il demeure justement un bien secondaire et dérivé, et à ce titre on peut le considérer comme digne de choix, et non comme un mal ou un indifférent. Il n’y a donc pas de contradiction entre cette conclusion et ce qui sera affirmé à la fin du Philèbe.
63Par ailleurs, certains lecteurs51 ont vu dans la fin du texte une preuve que Socrate ne s’est attaqué dans tout son argument qu’aux plaisirs corporels et impurs. En effet, la dernière réplique vise clairement ceux qui placent leur satisfaction dans les seuls plaisirs du corps, qui supposent une peine antérieure comme la faim ou la soif. Seuls ceux qui placent leur bien dans les plaisirs impurs seraient donc visés par l’argument.
64Il nous semble que le texte dit exactement le contraire. Certes l’argument a pour conséquence de ridiculiser ceux qui identifient le bien et le plaisir corporel, mais ce n’est qu’une conséquence secondaire, et non la conclusion de l’argument. En effet, celui-ci est d’abord destiné à ridiculiser tous ceux qui prétendent que le plaisir est le bien. Ce n’est qu’ensuite, par la même occasion, qu’il ridiculise « aussi » (καὶ) ceux qui identifient le bien au plaisir corporel : le texte dit clairement que ces derniers, les apôtres du plaisir corporel, ne sont pas les mêmes personnes que celles qui soutiennent que le plaisir est le bien. Ils ne sont donc ni les seules cibles, ni même les premières cibles de l’argument, qui s’attaque de manière générale à toute thèse qui identifierait le plaisir quel qu’il soit avec le bien.
65Cependant, puisque Socrate désigne les apôtres du plaisir corporel comme « ceux qui trouvent leur achèvement dans des genèses », en quoi se distinguent-ils de ceux qui identifient le bien et le plaisir ? La différence peut s’expliquer : c’est autre chose d’affirmer théoriquement que le plaisir est le bien, et de se donner pratiquement pour fin un plaisir, c’est-à-dire une genèse, sans viser le bien, c’est-à-dire le résultat de cette genèse. En effet, dans ce dernier cas, il faut que l’on puisse viser le plaisir sans viser le bien qui en est la suite. Or ce n’est possible que si le moment de la réplétion peut être séparé du moment de l’état naturel. Autrement dit, ce n’est possible que lorsque la réplétion ou la genèse se fait en plusieurs moments, comme dans les réplétions corporelles. En revanche, s’il existe des genèses instantanées qui produisent immédiatement ce dont elles sont genèses, on ne peut plus se donner la genèse pour fin sans se donner aussi ce résultat. Or on a vu que les plaisirs purs, et plus particulièrement les plaisirs de connaître, pouvaient être compris comme des genèses de ce type.
66Il n’est donc peut-être pas possible de prendre la genèse pour fin à l’exclusion de son résultat dans le domaine des plaisirs purs. Néanmoins, il est toujours possible de soutenir théoriquement la thèse selon laquelle dans ce domaine, le plaisir s’identifie au bien. Or c’est cette thèse qui est détruite par l’argument du plaisir-genèse. Même si le plaisir-genèse n’est pas séparable du bien qui en est le résultat, on doit néanmoins prendre garde de les distinguer, si l’on ne veut pas prendre le risque de cautionner ceux qui cherchent leur satisfaction dans des genèses sans fin : dans tous les cas, le plaisir est toujours du côté de la genèse et non du côté du bien ; en d’autres termes, si l’on prend l’exemple d’un acte de connaître, le plaisir ne concerne que cet acte en tant que genèse, et non en tant que bien. La formulation de la conclusion va dans le sens de cette lecture. Au lieu de dire simplement que le plaisir est genèse et non existence et bien, Socrate dit que « c’est une genèse qui relève du plaisir », et non une existence. Tout se passe comme si dans cette formulation, il n’y avait qu’une distinction d’aspect entre la genèse et l’existence, qui peuvent par ailleurs être inséparablement liées l’une à l’autre52.
67L’examen détaillé de la conclusion de l’argument plaide donc en faveur de notre thèse : l’argument n’est pas une attaque des seuls plaisirs impurs, mais de tous les plaisirs, y compris les plaisirs purs. Socrate se sert de cet argument pour montrer que même dans les plaisirs purs on doit contester la validité de l’hédonisme. Il faut toujours distinguer le côté du bien et le côté du plaisir qui, puisqu’il est la genèse de ce bien, est inférieur à lui. Cette distinction a deux conséquences : d’une part, nul ne peut choisir comme un bien un plaisir pur. Car ce n’est pas alors le plaisir qu’il choisit, mais d’abord le bien dont ce plaisir est la genèse. Le plaisir n’est un bien à choisir que secondairement, parce qu’il mène au bien proprement dit. D’autre part, on ne peut pas non plus affirmer que les biens comme les sciences qui entreront dans la vie la meilleure sont des plaisirs. En tant que telles ces sciences ne sont pas des plaisirs, mais elles ne le sont qu’accidentellement, en tant qu’on les acquiert, c’est-à-dire parce qu’elles adviennent à des êtres vivants qui en sont privés.
68Si cette lecture est juste, elle semble avoir quelques conséquences non négligeables : en réalité ce qui serait à proprement parler digne de choix dans la vie la meilleure ne serait jamais un plaisir, mais toujours un bien qui lui est supérieur, comme les sciences sous toutes leurs formes. Mais dans ces conditions, on ne voit pas pourquoi la vie la meilleure n’est pas appelée une vie de pure pensée, ni pourquoi il faut ajouter à cette dernière certains plaisirs pour qu’elle soit pleinement digne de choix. Car s’il faut les ajouter, ils doivent donc être des biens pour eux-mêmes53, indépendamment des sciences auxquelles on les ajoute.
69Cette objection n’est pas aussi troublante qu’elle ne le paraît. Il est peut-être superficiel d’admettre comme un dogme du Philèbe que la vie la meilleure est la vie composée de plaisir et de pensée. Socrate peut avoir concédé provisoirement la supériorité de cette vie mixte, pour montrer qu’en réalité c’est la vie de pensée qui est la meilleure. Dans le cours du dialogue, nombre d’indices vont dans ce sens, en particulier une remarque située immédiatement après l’argument du plaisir-genèse, en 55a 5 : Socrate oppose à la vie de destruction et à la vie de genèse choisies par ceux qui « trouvent leur achèvement dans des genèses », la « troisième vie »54 qu’il a auparavant attribuée aux dieux, où « il n’était pas possible d’avoir du plaisir ni de la peine, mais possible en revanche de penser de la manière la plus pure qui soit ». Ainsi la vie où il est possible de penser de la manière la plus pure est une vie qui ne laisse pas de place ni au plaisir ni à la peine. Socrate avait déjà affirmé, au début de l’étude du plaisir, qu’une vie divine est nécessairement sans plaisir55. Mais cette fois il le répète alors qu’il a étudié le plaisir sous toutes ses formes, et ne présente plus cette vie comme propre aux dieux, mais comme un objet de choix pour nous. Ainsi, même pour nous, une vie est d’autant plus parfaite qu’elle ne fait pas de place au plaisir, quel que soit le plaisir dont il est question. Cette remarque, présentée comme une conséquence de l’argument du plaisir-genèse, semble confirmer qu’en vertu de cet argument, le plaisir est toujours, sous toutes ses formes, du côté de l’imperfection, et qu’il ne compte pas parmi ce qui donne véritablement de la valeur à la vie bonne.
70Il fallait démontrer que dans le Philèbe, l’argument du plaisir-genèse porte aussi sur les plaisirs purs, et sert à exclure tout plaisir du rang des biens proprement dits. La caractérisation des plaisirs vrais et purs rend possible et même probable que ces plaisirs, aussi vrais et purs soient-ils, restent néanmoins liés aux réplétions et non aux termes de ces réplétions. Il est donc plausible que la thèse qui identifie plaisir et genèse soit aussi valable pour ces plaisirs. D’autre part, on a vu que c’est seulement si l’argument porte aussi sur les plaisirs purs qu’il acquiert une fonction dans l’ensemble du Philèbe. Si ce n’était pas le cas, on ne pourrait expliquer ni sa place ni son statut, et même certaines conclusions du dialogue seraient mises en péril. Enfin, le contenu de l’argument s’avère plus favorable à notre thèse qu’à la thèse adverse.
71En même temps sont apparues les principales raisons pour lesquelles on a cru que cet argument ne pouvait porter que sur les plaisirs impurs et faux : on a suivi l’interprétation néoplatonicienne selon laquelle le domaine du vrai et du pur doit nécessairement correspondre au domaine de l’οὐσία et non à celui de la genèse, ou bien on s’est appuyé sur l’existence d’un argument semblable dans l’Ethique à Nicomaque, en considérant que Platon ne pouvait pas donner une autre extension à cet argument que celle que lui donne Aristote56.
Notes de bas de page
1 D’après l’exemple du navire, il est clair que par opposition à la genèse du navire, l’οὐσία désigne le fait qu’il soit effectivement. Autrement dit, c’est son « fait d’être ». Pour simplifier nous traduisons οὐσία par « existence ».
2 Littéralement, « dans la part assignée au bien » (ἐν τῇ τοῦ ἀγαθοῦ μοίρᾳ, 54c 10).
3 Le seul fait que le terme « κομψοίν » puisse être péjoratif, et que ces subtils « entreprennent (ἐπιχείρουσιν) de nous révéler » (53c 6) que le plaisir est genèse, sont des éléments très insuffisants pour affirmer que Socrate ne prend pas leur thèse à son compte. Mais surtout, en admettant que Socrate n’accepte pas cette thèse dans son sens initial, cela importe peu, car ce qui compte est le sens que cette thèse prendra in fine dans le cours de l’argument.
4 C’est le cas entre autres de Poste (1860, p. 104), Taylor (1956, p. 79), Hackforth (1945, p. 111), Guthrie (1965, p. 302 n. 3), Hampton (1990, p. 74), Migliori (1993, p. 269), D. Frede (1997, p. 306 et 316), Pradeau (2002, p. 63), Bravo (2003, p. 251), et malgré leur hésitation, de Gosling (1975, p. 221) et Van Riel (2000, p. 40). Certains d’entre eux, constatant que le texte ne fait jamais cette restriction, y voient la preuve que Socrate n’adopte pas cet argument.
5 Précisons une fois pour toutes qu’en qualifiant Platon d’« anti-hédoniste », nous ne voulons pas dire qu’il considère tout plaisir comme un mal, ou même comme un indifférent, mais simplement qu’il s’oppose à l’hédonisme, c’est-à-dire une doctrine pour laquelle le plaisir est le bien, ou même un bien au sens premier, un bien qui d’une manière ou d’une autre sert de référence axiologique.
6 Nous pensons au désaccord entre Van Riel, partisan d’une lecture anti-hédoniste, et Bravo (2003, p. 61 et 231), qui critique cette lecture et défend l’idée que, dans le Philèbe, Platon est partiellement hédoniste.
7 Cf. 25c 2 et s. Précisons contre Bravo (2003, p. 62) que le mixte est ce en quoi advient le plaisir, et non le plaisir lui-même, qui correspond à l’affection de retour à la limite dans ce mixte.
8 Nous ne partageons pas les doutes de Gosling (1982, p. 122 et s.) sur le sens à donner aux termes de κατάστασις et de πλήρωσις, et encore moins la position de Bravo (2003, p. 232). Ces termes ne désignent jamais dans le Philèbe l’état du vivant une fois qu’il est rempli ou restauré. Sur ce point, même les occurrences de la République (585d 7 et s., et même 585a 3) ne peuvent pas être alléguées, car elles n’imposent jamais ce sens plutôt que l’autre. Pour une lecture proche de la nôtre, voir Van Riel (1999, p. 301, et 2000, p. 20).
9 Socrate affirme en 32d 9 que c’est une conséquence de sa caractérisation du plaisir, et le répète en 42e 11.
10 Notre interprétation de tout cet ensemble ne fait pas l’unanimité. Mais la justifier en détail nous ferait sortir de notre objet. Pour un compte-rendu complet des débats contemporains autour de la question des faux plaisirs, voir Bravo (1995). Pour situer notre position dans ce débat, disons simplement que nous partageons pour l’essentiel l’interprétation de Thalberg (1961) et la lecture de Gosling (1959) : les plaisirs d’anticipation sont faux parce qu’ils se réduisent à des opinions fausses sur le plaisir futur. Mais contrairement à Gosling et à Dibikowski (1970, p. 164), nous croyons, comme Kenny (1960, p. 50) et Penner (1970, p. 171 et s.) qu’il n’y a alors plus de sens à vouloir distinguer le plaisir d’anticiper et le plaisir anticipé. D’autre part, contrairement à Gosling (1982, p. 432) et à Bravo (1995, p. 267), nous croyons que Socrate étend ensuite ce type de fausseté à tous les plaisirs mixtes. Les plaisirs mixtes sont appelés faux en 51a 2 parce que ce sont tous des jugements faux sur l’affection éprouvée, et non en raison d’une fausseté « ontologique », parce qu’étant mêlés de peine, ils ne seraient pas des plaisirs.
11 C’est ainsi que nous comprenons la conclusion de l’argument qui commence en 38b 6 et s’achève en 40c 6. Pour une lecture semblable, voir Gosling (1975, p. 216 et s.) et Pradeau (2002, p. 56).
12 Cf. 42b 2 et s.
13 Cf. 45b 3 et s. Dès lors, comme le dit Van Riel (2000, p. 21), il n’y a plus de différence entre les plaisirs d’anticipation et les plaisirs vécus. Nous affirmons plus précisément que les premiers sont comparables à des jugements sur l’affection future, et les seconds à des jugements sur l’affection présente. Il résulte de tout cela qu’en réalité il n’y a jamais identité stricte entre le plaisir et la réplétion corporelle. Les plaisirs sont des jugements formés sur ces réplétions, et non ces réplétions elles-mêmes.
14 Autrement dit, le plaisir est toujours une sorte de jugement ou d’opinion, et la fausseté des plaisirs est épistémologique et non « ontologique ».
15 Nous laissons de côté le cas extrême où il n’y a pas seulement une peine antérieure au plaisir, mais aussi une peine simultanée.
16 Pour une lecture semblable, voir Van Riel (1999, p. 303 ; 2000, p. 24).
17 On lit κινήσεων dans les manuscrits. Nous adoptons la correction de Heusde, reprise par l’ensemble des éditions du texte : une correction semblable paraît s’imposer en 46d 10, et tandis que le terme de κίνησις n’a jamais servi auparavant de terme générique pour désigner un ensemble de plaisirs, les plaisirs procurés par l’acte de se gratter, en revanche, ont été pris comme paradigmes des plaisirs impurs.
18 C’est l’interprétation de Pradeau (2002, p. 56). Hackforth (1945, p. 97 et s.), Hampton (1990, p. 70), et Migliori (1998, p. 259) ajoutent que ces plaisirs sont en réalité des caractères des formes intelligibles. Mais le texte ne parle que de σχήματα, et ajoute ensuite que ce qui vaut pour ces figures vaut pour les couleurs et les sons purs, que nul ne songerait à dire intelligibles. Pour une critique semblable, voir Gosling (1975, p. 121).
19 Cf. 51e 1 et s.
20 34a 3. Dans le Timée (64a 2 et s.) la sensation est caractérisée de manière semblable. Notons néanmoins que la sensation de la vue y est dite ni pénible ni plaisante (64d 3).
21 En effet, la pensée et la science ne relèvent pas du genre du mixte, mais de celui de la cause. De plus, les plaisirs de connaître seront appelés à la fin du dialogue des plaisirs « propres à l’âme même » (66c 4).
22 Gosling (1975, p. 122) adopte une lecture semblable.
23 34e 7 et s.
24 Bravo (2003, p. 62) s’appuie par ailleurs sur ce texte pour affirmer que les plaisirs purs relèvent du mixte, et correspondent donc à l’état achevé de ce mixte. Mais les plaisirs correspondent à proprement parler à la reconduction de l’illimité à la limite. Ils peuvent être « mesurés » sans désigner l’état où le mixte possède sa limite.
25 Voir sur ce point la perplexité de Poste (1860, p. 104) et de D. Frede (1997, p. 316).
26 53b 10.
27 Cf. 63d 1 et s.
28 C’est la position de Gosling (1975, p. 221, 1983, p. 140 et p. 153) et Bravo (2003, p. 231). On identifie parfois ces anti-hédonistes à Speusippe.
29 C’est la position de Poste (1860, p. 104), Taylor (1956, p. 81), également préférée par Diès (1941, p. 65 de la notice). Ils identifient ces hédonistes à Aristippe.
30 1152b 36 et 1153a 32.
31 1173b 15. Aristote oppose aux plaisirs liés à la nourriture une liste de plaisirs sans peines dont certains correspondent aux plaisirs purs du Philèbe.
32 Gosling (1983, p. 285 et s.) part toujours du principe que l’argument du plaisir-genèse dans le Philèbe correspond, moyennant quelques modifications, à celui qui est critiqué par Aristote.
33 Voir les excerpta au Commentaire du Philèbe, aux pages 457 à 461 de l’édition de Allen (1975).
34 Voir les Notes sur le Philèbe de Damascius dans l’édition de Westerink (1959). Comparer notamment le ß206 où les plaisirs purs sont dits survenir lorsque l’état naturel est atteint, et le ß136, où le plaisir est lié à l’οὐσία, c’est-à-dire à l’état naturel, du fait de l’activité de cette οὐσία.
35 Bravo (2003, p. 62).
36 Cette théorie, qui remonte à Plotin (Enn. VI, 7, 30, 1-29), est reprise par Damascius (Notes sur le Philèbe, ß257) et Ficin (Commentaire du Philèbe, p. 429 de l’édition Allen).
37 45c 5 et s.
38 51a 5.
39 On retrouve cette lecture chez Pradeau (2002, p. 282, note 233). Nous reconnaissons que la formulation hyperbolique de la thèse initiale des subtils (« l’οὐσία n’appartient absolument pas au plaisir ») peut faire penser qu’à l’origine, ces subtils veulent dire que le plaisir n’a absolument aucune réalité. Néanmoins, ce qui compte pour l’économie d’ensemble du dialogue n’est pas le sens dans lequel ils prennent initialement leur thèse, mais le sens que lui donne Socrate au cours de son argument.
40 En 53d 12.
41 Cf. 63d 1 et s. ; nous croyons que les plaisirs qui accompagnent la santé et la tempérance correspondent aux plaisirs nécessaires admis en 62e 10, c’est-à-dire des plaisirs par nature impurs, mais qu’on est obligé d’admettre dans les limites de la nécessité.
42 66c 4.
43 Ce problème est posé par Van Riel (2000, p. 31 et s.). Mais il oublie que les plaisirs purs sont plus plaisants que les autres ; il pense donc que Socrate échappe à l’hédonisme parce qu’en vertu du critère du plus plaisant, on choisit un plaisir impur illimité et non un plaisir pur.
44 Il nous semble que la communauté générique des plaisirs purs avec les impurs est insuffisante pour expliquer le jugement final. Car d’une part, les plaisirs purs ne sont pas des espèces de plaisir comme les autres, ils en sont aussi les meilleurs représentants, et peuvent être choisis en vertu du seul critère du plaisir. D’autre part, même si on expliquait ainsi l’infériorité du plaisir en général, on ne pourrait pas expliquer l’infériorité des seuls plaisirs purs.
45 Cette thèse est introduite par la simple question : « τί δὲ τὸ τοιόνδε ; » (53c 4).
46 En 63e 3, ces plaisirs sont plus précisément qualifiés de « propres pour ainsi dire » (σχεδὸν οἰκείας) aux pensées, comme s’il n’était pas vrai en toute rigueur qu’ils en sont les propriétés.
47 Cette distinction entre γένεσις et οὐσία est donc très différente de celle que l’on trouve en Rép. V, 470b-480a, contrairement à ce que dit Pradeau (2002, p. 283, note 235). Et encore une fois, même si à l’origine, les subtils voulaient dire que le plaisir est une genèse perpétuelle, ou même que le plaisir n’a absolument aucune réalité, cela importe peu, car tel n’est pas le sens que prend finalement leur thèse dans l’argument de Socrate.
48 C’est l’interprétation de Taylor (1956, p. 81) : il est vrai qu’une formule semblable, en 55a 10, ne peut avoir que cette signification. Mais la formule n’est pas exactement la même, car Socrate parle du cas de quelqu’un qui poserait le plaisir comme bien (ἐὰν τις τὴν ἡδονὴν ὡς ἀγαθὸν ἡμῖν τιθῆται).
49 En 63d 1 et s.
50 C’est la formule de 54c 10.
51 Par exemple Taylor (1956, p. 179) et Gosling (1982, p. 152).
52 On pourrait peut-être expliquer le nom des « subtils » par la subtilité de cette conclusion et de cette distinction entre le plaisir et le bien. Mais il faudrait pour cela qu’ils ne soient pas seulement les auteurs de la thèse du plaisir-genèse, mais aussi de l’ensemble de l’argument qui en est tiré.
53 C’est l’objection que Bravo (2003, p. 232) fait à Van Riel.
54 Nous traduisons βίος par « vie » faute d’autres termes. Mais ici βίος ne signifie sans doute pas la vie dans son ensemble, mais une manière particulière de mener sa vie.
55 Cf. 32 d 9.
56 Je remercie René Lefebvre pour les remarques et objections qu’il a adressées à une première version de cet article, et qui m’ont permis de préciser et parfois reformuler mon propos.
Auteur
Université Charles-de-Gaulle/Lille 3
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