Introduction : dépasser le dilemme entre développer les productions ou préserver les écosystèmes
p. 17-23
Texte intégral
1Le monde contemporain vit au rythme d′évènements qui n′ont pas le même cadre d′origine, ni la même ampleur et ne s′inscrivent pas dans la même temporalité, mais s′enchaînent les uns aux autres et s′entremêlent dans les opinions publiques, étant propagés par des vecteurs de communication eux-mêmes mondialisés. Le rôle du chercheur – et plus généralement du citoyen conscientisé – est d′analyser cet amas de faits et de représentations parfois contradictoires, afin d′en améliorer la compréhension et la signification. Les acteurs concernés, directement ou via leurs représentants ou leurs autorités de tutelle, seront ainsi mieux à même pour définir des priorités à l′action collective et y adapter leur propre comportement.
2C′est à ce type d′objectif que répond le présent ouvrage, ainsi que la manifestation scientifique à partir de laquelle il a été préparé1. Parmi les défis majeurs qui se posent actuellement au niveau mondial, deux d′entre eux nous sont apparus particulièrement prégnants. Il s′agit, en premier lieu, du développement des ressources d′origine agricole pour faire face aux besoins alimentaires d′une population mondiale de plus en plus nombreuse et aux besoins non alimentaires – notamment énergétiques – également croissants. Par ailleurs, il parait également nécessaire de préserver des écosystèmes particulièrement fragilisés, du fait notamment des activités humaines de production intensive. Le développement des agro-ressources est-il compatible avec la préservation de l′environnement ? C′est la question centrale à laquelle cet ouvrage collectif tente de répondre, d′une manière circonstanciée, en partant de l′observation de situations contrastées : des terres hautement productives du bassin parisien à celles en cours de défrichement du bassin amazonien, en passant par des cas intermédiaires au Québec ou dans divers pays du Maghreb.
3Ces observations multiples mettent en évidence l′importance de la contextualisation dans l′analyse des thématiques étudiées. Ainsi, l′état des écosystèmes et les conditions de production des agro-ressources diffèrent d′un endroit à l′autre ; il en va de même des niveaux technologiques, des modes d′organisation des exploitations et des marchés, ainsi que de nombre de facteurs socio-économique comme le régime de propriété ou les modes de consommation. Par là, l′articulation des politiques agricoles et environnementales ne peut être identique aux États-Unis, en Russie, dans l′Union Européenne ou dans les pays du Sud.
4Cependant, au-delà de la diversité des situations observables et à travers elles, quelques aspects communs se révèlent, constituant autant de repères permettant d′esquisser une réponse positive à la question posée. Pour aller à l′essentiel, cette réponse argumante pour une compatibilité entre le développement des productions agricoles (à usage alimentaire ou non alimentaire) et la préservation des écosystèmes. Quelques exemples, présentés dans cet ouvrage, plaident dans ce sens : ici, un produit de terroir spécifique (huile d′argan) constitue un levier de développement d′une région rurale défavorisée ; là, ce sont des préoccupations en termes de « commerce équitable » qui sont prises en compte. Certes, il ne faudrait pas hâtivement généraliser et d′autres cas présentés dans l′ouvrage montrent le maintien de pratiques managériales peu sensibles aux atteintes portées à l′environnement ou qui se contentent d′un discours lénifiant, accompagné de quelques mesures gadgets, visant à « verdir » leurs activités. Une voie semble néanmoins possible dans le sens d′une compatibilité entre les deux objectifs – économiques d′une part, écologiques d′autre part – qui constituent l′un et l′autre des enjeux sociétaux cruciaux.
5Pour aller dans cette direction, plusieurs facteurs sont apparus nécessaires, parfois décisifs, à travers la variété des « retours d′expériences » présentés dans l′ouvrage. On peut, sans forcer le trait, les regrouper en trois groupes complémentaires :
6En premier lieu, évidemment, les savoirs et les savoir-faire technologiques qui en expriment la faisabilité et en bornent les limites ; les choix effectués en faveur du développement des agro-ressources ou de préservation des écosytèmes ne pouvant pas être exclusifs les uns des autres. Dans cette perspective, on ne peut que se réjouir de la mise en œuvre de programmes, comme ceux initiés par la Commission de l′UE2, dans lesquels plusieurs potentiels de savoirs scientifiques et technologiques se conjuguent dans une fertilisation croisée, ainsi pour la « chimie doublement verte » (C2V).
7En second lieu, le dispositif institutionnel qui en régit les modalités d′exercice, dans un espace, une temporalité et pour une société donnée. Si ce dispositif institutionnel n′existe pas ou est trop biaisé en faveur d′une catégorie d′objectifs, il serait vain d′espérer une compatibilité entre les deux pôles économique/écologique, lesquels resteraient contradictoires. Ainsi, la priorité donnée à la production de coton en Asie soviétique a abouti au désastre que l′on a pu voir sur la mer d′Aral. Il n′est pas sûr, sur la base des études de cas présentées dans l′ouvrage, que les dispositifs institutionnels décrits soient beaucoup plus équilibrés dans la Russie actuelle ; il en va de même pour certaines régions d′Afrique du Nord ou d′Amérique latine... Pourtant, la direction à prendre est connue : la compatibilité entre les objectifs économiques (quantités, qualité, coûts et prix) et écologiques (préservation des écosytèmes) nécessite un dispositif institutionnel adéquat, comportant un ensemble de règles et de mesures incitatives vs prohibitives, amenant les acteurs concernés à « internaliser », dans leurs comportements managériaux, les externalités négatives générées par leurs activités. Si l′orientation est claire dans son principe, il en va autrement de sa mise en œuvre concrète, comme en témoignent les discussions passionnées concernant tant les recommandations des Nations Unies (agenda 21) que, en Europe, le renouvellement de la politique agricole commune (PAC post 2013).
8Enfin – et surtout – le troisième groupe de facteurs nécessaires pour rendre compatibles (ou a minima rapprocher) les objectifs économiques et écologiques relève de la société elle-même, plus précisément du tissu social et des personnes qui composent celui-ci, avec leurs comportements, leurs systèmes de valeurs, leurs modes d′organisation. La plupart des études présentées dans l′ouvrage mettent l′accent sur cette dimension sociétale : des acteurs participant à une « intelligence territoriale » ici, à ceux qui manifestent au sein d′une ONG là, le facteur sociétal est omniprésent. Il ne se réduit pas aux seules dimensions, bien connues, du « capital humain », reposant sur les acteurs concernés, avec leurs caractéristiques individuelles, mais plus largement sur le « capital social » (au sens de Bourdieu, Coleman, Putman…) impliquant les réseaux relationnels, idéologiques et culturels constitutifs du tissu social. Ce concept est mobilisé dans l′étude menée dans le Brésil amazonien par l′équipe du prix Nobel Elinor Ostrom et dans diverses autres études. On observe, dans plusieurs des cas exposés (en France, au Canada, au Maroc…), le rôle positif joué par ces formes spécifiques d′organisation collective que sont les coopératives, a priori plus réceptives que d′autres catégories d′entreprises au renforcement du capital social et, à travers ce dernier, à la prise en compte des intérêts des parties prenantes concernées par leurs activités productives.
9Le présent ouvrage rend compte de cette diversité d′approches et de terrains d′études. Après avoir situé les enjeux internationaux du management environnemental et des agro-ressources (I), sont analysés successivement les caractéristiques du management environnemental (II), la gestion des territoires agricoles et ruraux (III) et les flux économiques dans une perspective de développement durable (IV). Enfin, quelques applications industrielles des agro-ressources sont présentées, à l′exemple du pôle de compétitivité IAR (Industrie et agro-ressources) Champagne-Picardie (V).
10La première partie « Contexte et cadre d′analyse », introduite par Jean Pasquero (UQAM, Québec, Canada et Président du RIODD), comporte quatre exposés constituant autant d′éclairages à la définition de la question posée, à l′importance de ses enjeux et à aux principales recherches qui lui ont été dédiées :
11Edouardo S. Brondizio et Elinor Ostrom (Université d′Indiana, USA), avec Oran R. Young (Université de Californie, USA), présentent une recherche menée au sein de l′équipe fondée et animée par Elinor Ostrom à Bloomington, recherches qui ont valu à cette dernière le « Nobel » d′économie en 2009. Les auteurs proposent un cadre d′analyse de « la gouvernance des systèmes socio-écologiques multi-niveaux », cadre qu′ils ont mis au point et qui a été appliqué à une région du bassin amazonien au Brésil (pays dont E. S. Brondizio est originaire).
12Michaël Kraft (Université du Wisconsin, USA) effectue une comparaison entre les politiques environnementales aux USA et en Europe, pointant les différences contextuelles entre ces deux grandes zones du monde.
13Jean-Marc Boussard (INRA Paris et AAF) fait part de réflexions sur « l′avenir du système agro-alimentaire mondial » (SAAM), commentaires menés à partir des travaux d′un groupe thématique constitué de membres de l′Académie d′agriculture de France. Ce « Groupe de Bellechasse » a pu développer un dialogue collectif pluridisciplinaire, mettant notamment en exergue les relations entre l′agriculture et les écosystèmes.
14Enfin, Tomas Garcia Azcarate (Commission de l′Union Européenne et AAF) fait le point sur le débat, lancé depuis plusieurs années sur la Politique agricole commune (PAC) et sur la « PAC du futur » – prévue après 2013 – laquelle tentera de concilier les objectifs en termes de productions agricoles et de préservation de l′environnement.
15La seconde partie, intitulée « Discours, outils et pratiques du management environnemental », permet d′analyser les caractéristiques de cette nouvelle application du champ managérial, jusqu′à ce jour peu étudiée, tant d′un point de vue théorique que pratique. Dans son introduction, Jacques Richard (Université Paris Dauphine) met l′accent sur la diversité des conceptions de la soutenabilité – « faible » vs « forte » – auxquelles se réfèrent les acteurs, tant dans leurs discours que dans leurs actes.
16Yulia Altukhova (Universités de Moscou et Paris Dauphine) évoque la notion d′agriculture durable en comparant ce que cela recouvre dans deux pays qui ont connu au cours du siècle dernier une évolution historique bien différente, notamment en matière d′agriculture, à savoir la France et la Russie.
17Bernard Christophe (Université de Picardie) propose une réflexion sur la manière de lire le discours écologique que veulent faire passer les entreprises, à travers leurs rapports développement durable, et d′une manière plus générale à travers leur communication environnementale. La notion de « éco-blanchiment » des actions des entreprises ou des administrations s′est ainsi développée.
18Céline Berrier-Lucas (Universités de Paris Dauphine et UQAM, Canada) s′intéresse à la notion voisine de « verdissement » dans l′entreprise. Dans une approche historique de la question, elle nous emmène au Québec et nous fait remonter jusque dans les années 50 pour voir comment s′est progressivement forgé ce concept.
19Cette deuxième partie se termine sur une étude d′Elodie Brûlé-Gapihan (Université de Reims URCA) qui analyse les actions menées par les militants anti OGM et leur impact médiatique.
20La troisième partie, intitulée « Gestion des territoires agricoles et ruraux », met en évidence la variété des outils que les hommes ont pu inventer pour tenter de gérer, de manière optimale, la terre qu′ils cultivent et qui les nourrit. Cette partie est introduite par Michel Capron (Université de Paris-Est, Président du Comité d′orientation du RIODD) et comporte des contributions portant sur des applications et des terrains complémentaires
21Tout d′abord, Najoua Bensalah & al. (Université de Rabat, Maroc) adoptent une approche technique pour évoquer l′usage d′indicateurs des risques de ruissellement et d′érosion favorisant une gestion durable des eaux et des sols. L′auteur a appliqué cette méthodologie à un bassin versant du Maroc.
22Karima Boudedja (Université de Montpellier) privilégie une approche plus sociologique pour étudier la « construction collective du territoire » ; pour elle, un outil n′est utile que par rapport à ce que l′on veut en faire, d′où l′intérêt de connaître les représentations que les acteurs ont du développement. Elle a appliqué sa grille d′analyse à un massif forestier en Algérie.
23La contribution de Chiraz Ghozzi – Nekhili et Emma Gana-Oueslati (Université de Tunis) s′inscrit dans la même perspective. Pour évoquer la mise en place d′un « agenda 21 » dans une région de Tunisie, il ne peut être question d′ignorer comment se comporte le milieu humain concerné. Les bouleversements que ce pays a connus durant la période récente valident, s′il en était besoin, la pertinence de cette observation.
24Enfin, Sophie Lefranc-Morel (Université de Saint-Etienne), en faisant une étude historique d′entreprises coopératives agricoles dans une région française, souligne le rôle structurant du mouvement coopératif dans la gestion et la gouvernance d′un espace agro-rural.
25La quatrième partie, intitulée « Flux économiques et développement durable », permet d′approfondir les relations entre les activités agroalimentaires et le management des écosystèmes concernés. Après une introduction par Jean-Marie Bouquery (AND et AAF), plusieurs formes de ces relations sont analysées.
26Sana Essaber – Jouini (Université de Tunis) adopte une approche environnementale macro économique en recherchant les liens qui existent entre croissance économique, émissions de polluants et consommation d′énergie pour tout un pays (la Tunisie)
27Souad Kamoun-Chouk (ESC Tunis) analyse le rôle joué par le concept dit « intelligence territoriale » pour assurer la sécurité sanitaire des aliments.
28Soumia Omari et Fatima El Kandoussi (Université d′Agadir), étudient la stratégie marketing de produits de terroir, en l′occurrence une huile particulière (argan) produite par les coopératives d′une région rurale du pays (Maroc).
29Mantiaba Coulibaly (ESC Amiens) et Thierry Brugvin (Université Paris Est) s′intéressent au commerce équitable et plus particulièrement aux systèmes de vérification et de normalisation de produits agricoles, systèmes qui suscitent beaucoup de questions (qui vérifie ? qui impose des normes ? quelle fiabilité ?).
30La cinquième et dernière partie intitulée « Applications industrielles des agro-ressources » évoque des questions technico-économiques qui peuvent être illustrées par le pôle de compétitivité « Industries et agro-ressources » (IAR) ; pôle qui a été mis en place et s′est développé à partir des régions Champagne-Ardennes et Picardie, lesquelles se situent – comme on le sait – au premier rang mondial pour certaines productions agricoles. Les activités de ce pôle reposant sur des partenariats entre les acteurs économiques (agriculteurs, industriels) et les chercheurs des établissements des régions concernées (notamment UPJV Amiens, UTC Compiègne, URCA Reims), il a été fait appel à ces derniers pour exposer cette thématique.
31Dans un premier temps, Martino Nieddu (URCA) présente le concept de « Knowledge-Based Bio-Economy » (KBBE), utilisé notamment par la Commission de l′U. E. pour structurer les actions thématiques mises en place dans le domaine d′une production « soutenable » des ressources agricoles, tant à usage alimentaire que non alimentaire.
32Romain Debref, du même collectif de recherche (URCA), complète le propos en évoquant l′impact des activités agro-industrielles sur l′écosystème, en mettant en vis-à-vis l′approche en termes d′innovation environnementale et celle relevant de l′éco-conception.
33Puis, Estelle Garnier (URCA) aborde ce que l′on pourrait appeler le management de la connaissance en agro ressources puisqu′elle évoque la coordination scientifique en « chimie doublement verte » (C2V).
34Enfin, Daniel Thomas (UTC, président du pôle IAR) tire les conclusions de ces différentes analyses et apporte sa propre vision des relations entre agro-ressources et environnement à partir de son expérience à la tête du pôle de compétitivité, reconnu d′envergure mondiale, qu′il a créé et qu′il anime.
35Ainsi, par la complémentarité des approches retenues, des terrains étudiés, des méthodes d′analyse utilisées, les contributions rassemblées dans le présent ouvrage tentent d′apporter une réponse à une question difficile : comment concilier l′augmentation souhaitable des ressources agricoles et la préservation des écosystèmes concernés ? Nul doute que cette question risque de peser longtemps sur la situation mondiale. Notre ambition est d′avoir esquissé les éléments d′une réponse « raisonnée ».
Notes de bas de page
1 « École doctorale internationale d′été » qui s′est tenue à Amiens et Paris, en juillet 2010, à l′initiative de l′université de Picardie Jules Verne, en partenariat avec l′université de Paris Dauphine, les réseaux scientifiques internationaux RIODD (Réseau international de recherche sur les organisations et le développement durable) et IFSAM (International Federation of Scholary Associations of Management) et avec l′appui du plusieurs institutions (Académie d′agriculture de France, Ministère français de l′enseignement supérieur MESR-DREIC, Pôle de compétitivité IAR, Région Picardie)
2 DG Recherche, 7 ° programme cadre, divers thèmes dont ceux relevant du KBBE « Knowledge-Based Bio-Economy »)
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