De quoi la « RSE » est-elle le nom ?
p. 15-21
Note de l’auteur
Cet ouvrage a bénéficié de l’apport scientifique du comité scientifique du quatrième congrés RIODD que nous remercions chaleureusement. La liste des personalités constituant ce comité scientifique est indiquée page 411, elle suit la liste des contributeurs de cet ouvrage.
Texte intégral
1Elles sont donc devenues responsables ! C’est en effet désormais un fait acquis et sans cesse rappelé par les entreprises, même les plus en butte à la critique sociale ou écologique (que l’on pense à Total…). Aujourd’hui, les entreprises se préoccupent d’être éthiques et se prétendent prêtes à assumer les conséquences sociales et environnementales de leur activité. Une telle affirmation a tout d’une révolution. Elle est censée renvoyer au loin la vieille antienne marxiste de l’antagonisme irréductible entre capital et travail (et par là même entre entreprise et société), voire ses résurgences récentes qui, s’émouvant des dérives d’un capitalisme livré à lui-même, en appellent de manière incantatoire à une régulation publique. Avec le mouvement de la RSE, l’entreprise s’affirme autonome, prête à s’autoréguler et à gérer les conflits entre les différentes parties prenantes à son activité – salariés, actionnaires, clients, ONG environnementales…. Sous la déflagration de la crise financière qui a dévoilé les abîmes insoupçonnés de la cupidité des acteurs de marché, ce n'était pas forcément aperçu ; mais il semblerait qu’une entreprise « nouvelle » soit née…
2Bien-sûr, on doute. L’entreprise – expérience commune de milliers de travailleurs ou de riverains de son activité – n’a pas fondamentalement changé et vise d’abord et avant tout l’efficacité productive (ou financière) oubliant largement la question des retombées de son activité sur le « bien être collectif ». En la plaçant sous le règne exclusif de la rentabilité financière à court terme, la gouvernance actionnariale a plutôt eu tendance à accentuer cette pente naturelle du primat du profit (Robé, 2009). Ce doute entraîne même souvent les commentateurs parmi les plus avisés à rire de cette prétention à la responsabilité et la « vertu » (Lordon, 2007) et à balayer tout potentiel régulateur réel à ce mouvement de la RSE…. Pourtant, il ne faut sans doute pas, comme toujours, aller trop loin dans le déni et jeter le bébé RSE avec l’eau du bain du grand nettoyage du capitalisme financier. S’il est encore fragile, ce bébé est utile et occupe un tel vide qu’il semble quelque-fois jouer, déjà, un rôle indispensable. Plutôt que de le noyer, on serait sans doute plus avisé de le penser dans ce qu’il est pour l’aider à grandir.
D’où vient la RSE ?
3Le besoin de RSE qui explique la floraison et le succès du mouvement de l’entreprise responsable vient de très loin2. L’exigence éthique de justification est en effet profondément ancrée dans le capitalisme et coextensive de sa logique. Le capitalisme, comme système, doit en effet en permanence justifier (1) le pourquoi de l’accumulation productive qui constitue sa logique et (2) le « pour qui » que fondent les règles de répartition du produit de cette accumulation. À titre d’exemple récent, l’extraordinaire accaparement des efforts de tous au profit, de court terme et sans aucune retombée sociétale, des seuls actionnaires est d’une indécence rare et provoque une forme de révulsion collective face au système dans lequel on vit. On sait, immédiatement, qu’un tel système n’est pas tenable et qu’il lui faut d’urgence se relégitimer en montrant à quoi et à qui il sert – c'est-à-dire en prouvant sa contribution décisive à l’amélioration du bien commun. Cette exigence éthique n’a pas attendu le mouvement de la RSE pour trouver une réponse. En ce sens, il n’est pas du tout nouveau que les entreprises aient à penser leur responsabilité. C’est la forme que prend cette recherche qui est, à la fois, nouvelle et fragile. Elle revivifie la figure de l’entreprise comme acteur individuel en réaction à la déliquescence des institutions du fordisme qui jusqu’à peu assuraient la cohérence du système et tenaient ensemble les différentes parties prenantes du capitalisme (Postel, Rousseau, Sobel, 2006).
4La responsabilité, version fordisme (c'est-à-dire dans la forme que prend le mode de production capitaliste pendant les Trente glorieuses), revêt une forme macro-sociale et repose sur des institutions transcendant les interactions. Dans l’immédiat après-guerre en effet, l’existence d’un accord politique mondial sur la nécessité d’une régulation publique du capitalisme permet la mise à distance des quatre marchés principaux qui entourent l’entreprise : la marché financier (qui lui fournit les capitaux), le marché des matières premières (qui gère son rapport à la ressource naturelle), le marché des biens finaux (où s’écoule sa production) et le marché du travail (où elle puise les ressources humaines nécessaire à son activité). Les accords de Bretton Woods libèrent les entreprises de la tutelle financière et les place sous une tutelle politique leur assurant des financements abondants (via le plan Marshall) et bon marché (les taux d’intérêt réels sont souvent négatifs à cette période). La mise en place de la planification publique, le financement massif d’infrastructures, l’intervention contra-cyclique de l’État sécurisent les entreprises en leur assurant un débouché sur le marché des biens. Là encore, la contrainte marchande est donc dénouée. Enfin, en matière environnementale, L’État, via la colonisation et l’exploitation des ressources des pays dominés, assure aux entreprises un libre-accès aux ressources naturelles, avec peu de contraintes de coût et aucune de quantité. Les entreprises, dans cet univers pratiquement dénué de pression marchande peuvent alors nouer avec les salariés un accord de démarchandisation du rapport au travail. Les institutions paritaires assises sur les représentations syndicales des employeurs et employés inventent une égalité formelle entre offreur et demandeur de travail par-dessus le rapport salarial. Le deal conclu est assez simple : l’acceptation des méthodes tayloriennes et fordiennes de mise au travail en échange d’avantages salariaux et sociaux sécurisent le salarié et le mettent à l’abri du risque marchand, puisque ni son salaire, ni son emploi, ni sa santé, ni sa retraite, ni les études des enfants, ni l’accès aux biens premiers qui font l’objet de services publics ne sont gérés selon un principe marchand. Pas d’éthique dans l’entreprise donc, puisque le taylorisme est le degré le plus avancé de l’exploitation du travail, privant même les salariés de « parole »… mais une éthique macro-sociale autour et au-dessus de l’entreprise assurant au salarié une réelle autonomisation et un vrai accès à la citoyenneté.
5La crise du fordisme modifie profondément ce paysage. La remarchandisation de la monnaie (à partir de la crise du système de Bretton Woods suite à la suspension de la convertibilité or du dollar), la réactivation du marché des biens (par hausse de la concurrence internationale et crise de l’État social), l’émergence des premiers problèmes et restriction écologiques et la fin (souhaitable) de la colonisation provoquent un surenchérissement de l’accès aux matières premières (il suffit de penser au premier choc pétrolier). Face à ce retour de contrainte marchande les entreprises dénoncent le compromis macro-éthique fordiste et réactivent les forces du marché du travail. Cette remarchandisation prend les appellations « flexibilisation » et « réforme générale des politiques publiques ». Ainsi, en creux de la crise économique, apparaît un terrible vide éthico-politique : ce qui légitimait le capitalisme s’effondre. La RSE a vocation à remplir ce vide et à servir « d’éthique de secours ». Elle le fait en prenant acte de l’affaissement des cadres institutionnels nationaux et en en appelant donc à la responsabilité des acteurs. C’est donc une démarche micro-fondée qui suit la déréliction de la réponse macro-sociale des Trente glorieuses.
6Après avoir saisi le contexte de cette nouvelle forme de réponse à la vieille question de l’éthique dans le capitalisme, il convient d’en cerner les chances de succès. C’est ce à quoi ce livre, modestement, entend contribuer.
7Une interrogation domine les débats : l’entreprise, qui plus est sous sa forme néolibérale, n’est pas a priori un espace adapté à la discussion éthique. Ne faire appel qu’à la liberté des acteurs, c’est oublier leur inégalité de fait (dès que la fiction des partenaires sociaux s’épuise, le salarié redevient aux ordres de son patron), inégalité qui ne permet pas la construction commune, mais risque au contraire d’accentuer le sentiment d’exploitation si la discussion prend la forme d’un sermon paternaliste. Pour devenir lieu d’élaboration d’une forme de responsabilité collective, il faut donc que l’entreprise change, s’ouvre, se démocratise. L’avenir de la RSE dépend largement de cette redéfinition des frontières, des formes et surtout des dispositifs de contrôle du fonctionnement de l’entreprise qui, en tant qu’entité collective, n’appartient pas aux actionnaires. Contre le dogme de la gouvernance actionnariale, le mouvement de la RSE se doit donc d’inventer d’autres chemins, intellectuels, pratiques, politiques. Cette évolution bouleverse nos cadres d’analyse et suppose de prendre acte de la redéfinition du rôle de régulation entre États nationaux, largement débordés par la puissance du mouvement de l’internationalisation des logiques productives (qu’ils ont par ailleurs initiés), et par les acteurs « privés », mais dont l’action est un enjeu public en raison de leur puissance financière, que sont les entreprises transnationales. Cette co-régulation qui s’élabore (bien repérée par Benoît Frydman, (Frydman et alii, 2006)) ouvre un espace intellectuellement stimulant, politiquement à investir, et en pratique caractérisé par des innovations organisationnelles qui préfigurent, peut-être, l’entreprise de demain.
8Pour cette raison, nous avons choisi d’organiser ce livre, qui rassemble des contributions issues des travaux du congrès RIODD 2009 à Lille (présenté dans l’avant-propos par son président Jean Pasquero), autour de trois axes : cadrage théorique, expériences emblématiques et enjeux politiques. Le lecteur peut donc, selon sa curiosité, librement parcourir la partie qui correspond le mieux à ses secteurs d’intérêts.
Quel lectorat ce livre vise-t-il ?
9Ce livre est issu de travaux universitaires. Il est l’œuvre de chercheurs en sciences sociales qui font œuvre commune pour rendre lisible les phénomènes de régulation. Pour autant il n’est pas exclusivement conçu pour un public d’universitaires. La volonté des directeurs de cet ouvrage (et de cette collection) est de toucher un public plus vaste, de praticiens, de citoyens, qui s’intéressent aux questions de régulation de leur activité productive, ou, plus généralement, du capitalisme. C’est la raison pour laquelle les auteurs de ce livre ont accepté de jouer le jeu d’une écriture plus simple, d’un format plus court, d’un référencement bibliographique moins formel et allégé de leurs travaux.
10Le formatage des travaux universitaires a considérablement réduit l’accessibilité de ces travaux pour le grand public. Les épisodes récents de comparaisons internationales des performances de recherche ont amené les différentes autorités évaluatrices du travail de recherche – émanant pour partie du monde de la recherche lui-même – à sanctifier le modèle de l’article scientifique dans une revue à comité de lecture référencée comme unique média digne de considération. Cet alignement des standards d’évaluation des sciences sociales sur les sciences dures est une erreur pour la vie de la recherche en sciences sociales, mais c’est surtout un recul pour ce qui concerne le lien que doivent tisser les sciences sociales avec la société qui les fait vivre. Il est, pensons-nous, du devoir des chercheurs en sciences sociales de se tourner vers la société pour lui proposer des clefs d’explication, dont chacun jugera la pertinence de ses évolutions récentes. Les textes de cet ouvrage sont donc conçus comme courts, relativement simples, et peu encombrés des références savantes non essentielles pour le propos. En ce sens, il s’adresse à un public large, concerné par les évolutions de l’entreprise et de son rapport à la société.
Plan et progression du livre
11Il serait fastidieux de recenser ici l’ensemble des contributions. Nous laisserons donc le lecteur découvrir la diversité de leurs points de vue. Quelques lignes de force se dégagent cependant.
12Première remarque, ces approches appartiennent à plusieurs disciplines appartenant aux sciences sociales (Économie, Sociologie, Gestion, Droit, Sciences de l’information et de la communication) et communiquent par un souci commun de penser ensemble des éléments que le partage disciplinaire habituel sépare. Cette réunification « de fait » des sciences sociales trouve dans l’étude de la RSE un objet d’étude privilégié en cela qu’il est touche à différents domaines du social : la communication, la production, l’éthique... Cette réunification se fait autour d’une posture que l’on peut très généralement qualifier d’institutionnaliste (au sens utilisé par Postel et Sobel, 2009), c'est-à-dire en mettant l’accent non pas sur des processus individuels mobilisables mais sur la dimension intrinsèquement collective des processus de RSE, ancrée dans un territoire, une histoire, un contexte institutionnel et des représentations collectives. Ici comme ailleurs, les différentes sciences sociales communiquent par leur cœur (et non par la marge) et ce cœur est plus que jamais l’interrogation sur les rapports entre acteurs individuels et processus institutionnel.
13Seconde remarque, les auteurs partagent un regard critique, au sens plein du terme, sur la RSE. Critique face à ces excès de communication sans engagement. Critique aussi, en un sens plus positif, afin de déterminer ce qui lui manque encore pour devenir effectivement une force régulatrice.
14Cette critique amène les différents auteurs, en théorie et en pratique, à mettre l’accent sur le rôle des normes (comme la nouvelle norme ISO 26000), l’appui sur les partenaires institutionnels (syndicats, pouvoirs publics, institutions transnationales), la nécessité d’une dimension non pas seulement volontaire mais « opposable » des engagements de RSE. En ce sens, ils convergent vers l’idée d’une RSE « en mal d’institutionnalisation » et se refusent à voir dans la RSE l’aboutissement – naïf – de la régulation par le contrat.
15Ce point est essentiel. La RSE est en effet en elle-même porteuse d’espoir et de menace. Espoir d’une meilleure régulation effective d’un capitalisme qui s’est affranchi des régulations politiques nationales. Menace et crainte d’un effet d’éviction que contiennent la soft law, l’engagement sans contenu, les bonnes intentions. Un effet d’éviction qui verrait la pseudo-régulation prendre la place des anciennes régulations effectives portées par des Etats-nations. Un tel scénario serait menaçant car, si une pseudo-régulation peut masquer l’existence d’une vraie force régulatrice, elle ne peut prévenir les risques que contient la dérégulation. En ce sens, comme cache-misère, la RSE peut jouer le rôle d’écran de fumée et hâter ainsi la disparition du politique et de l’éthique sous le seul souci d’efficacité économique. En empêchant la prise de conscience du malaise de nos sociétés sans réellement le traiter, elle ferait alors pire que mieux. Au contraire, ce livre montre que les processus de RSE ne doivent pas s’arrêter au milieu du gué et doivent aboutir, avec l’effort de tous les acteurs, entreprises, syndicats, pouvoirs publics, institutions trans-nationales, associations, à une régulation effective portée par des institutions dotées d’un pouvoir coercitif allant au-delà de l’appel aux bonnes volontés. C’est au fond le message adressé par ce livre aux acteurs de l’entreprise responsable.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Boidin B., Postel N. Rousseau S., (2009), La RSE : une perspective institutionnaliste, Presses Universitaires du Septentrion.
10.2307/j.ctt20q1w8f :Bowen, Howard, (1953), Social Responsibilities of the Businessman. New York : Harper and Row.
10.3917/dec.capro.2016.01 :Capron M., Quairel-Lanoizelée F., (2010), La responsabilité Sociale d’Entreprise, coll.. Repère La Découverte, Paris.
10.3406/ecoap.2006.1820 :Postel N., Rousseau S. ET Sobel R., (2006) « La responsabilité sociale et environnementale des entreprises : une reconfiguration du rapport salarial fordiste ? », Économie Appliquée, tome LIX n ° 4 p. 77-104.
Cazal D. (2010) « Théorie des parties prenantes : quelles perspectives pour la RSE ? », Revue de la Régulation, à paraître Frydman B., Berns T., Docquir P. -F., Hennebel L., Lewkowicz, G., (2007), Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruxelles, coll. « Penser le Droit » - No. 6, Bruylant, 230 p.
Robé J. P., (2009), « À qui appartient l’entreprise », le Débat Mai.
Lordon F., (2007) Et la vertu sauvera le monde, raison d’agir.
Postel N., Sobel R., (2009), " Institutionnalism as the way of unification of the heterodox theories ", The Journal of Philosophical Economics, III : 1, p. 47-77.
Notes de bas de page
2 Les premiers écrits sur le RSE sont ceux de Bowen (1963), on peut aussi avec profit consulter le livre récent de Capron et Quairel Lanoiselé (2010).
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