Recompositions identitaires en migration. L’autonomisation des associations alevies d’Allemagne par rapport à la Turquie
p. 201-210
Texte intégral
Introduction
1Ce texte traite de recompositions identitaires en migration, à partir du cas des alévis . Qui sont les alévis ? La Commission européenne évalue leur nombre en Turquie entre 12 et 15 millions1 . Cependant, ce groupe est difficile à qualifier. On rassemble en général sous ce terme un ensemble de groupes qui, bien qu’ils se réclament en majorité de l’islam, peuvent être classifiés comme hétérodoxes dans la mesure où ils ne respectent pas les cinq piliers de l’islam. Certains éléments de leur culte se rapprochent du courant chiite (adoration d’Ali et des douze imams, jeûne de muharrem), d’autres sont inspirés de la mystique musulmane, alors que d’autres pratiques et institutions sont difficiles à rattacher à l’islam ; ainsi, on note l’existence de cérémonies mais aussi de dignitaires religieux héréditaires sui generis. Il est donc assez difficile de catégoriser les alévis de manière simple et précise. De nombreux observateurs ont qualifié l’alévité de syncrétisme. En outre, les alévis se caractérisent par une grande diversité, autant du point de vue linguistique (ils sont en majorité turcophones, mais il existe aussi de nombreux kurdophones, et quelques arabophones), du dogme que de celui du culte. Il n’existe pas d’institution centrale alévie qui puisse imposer un dogme unifié, mais des dignitaires religieux très segmentés2 .
2Nous avons choisi de traiter des alévis parce qu’ils constituent à notre sens un cas d’école de recompositions identitaires en migration. En effet, des revendications identitaires alévistes3 sont apparues à partir de la fin des années 1980, de manière relativement simultanée en Turquie et au sein de la migration issue de Turquie, notamment en Allemagne – où les alévis se sont implantés, au même titre que les autres citoyens turcs, comme Gastarbeiter à partir des années 1960. Or, ce mouvement identitaire s’est structuré, et il agit de manière différente dans ces espaces politiques distincts, bien que reliés. Ces différences entre le mouvement aléviste en Turquie et en migration ne concernent pas seulement les modes de fonctionnement des organisations ou les stratégies qu’elles adoptent, mais aussi l’identité même dont elles revendiquent la reconnaissance. Nous faisons l’hypothèse que pour comprendre la différenciation des discours et des évolutions du mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne, il convient de les rapporter aux contextes institutionnels, politiques et discursifs dans lesquels ce dernier s’inscrit, et qui lui fournissent des ressources et des opportunités différentes.
3Après avoir présenté les caractéristiques générales du mouvement aléviste, on développera ses discours et développements divergents en Turquie et en Allemagne, puis on étudiera les dynamiques d’autonomisation du mouvement en Allemagne4 .
Le mouvement identitaire aléviste : mobilisation, cadrages et environnements
4Le mouvement aléviste exprime des revendications pour l’obtention de droits égaux sans discrimination, la reconnaissance des siens comme groupe spécifique, voire l’obtention de droits spécifiques. Au cours du développement du mouvement, différentes tendances – que l’on peut, grosso modo, identifier à différentes organisations – sont apparues, qui défendent des représentations différentes, voire opposées, de l’alévité. Certains défendent l’idée selon laquelle l’alévité est un phénomène religieux – par exemple, la « vraie religion » des Turcs ou des Kurdes. Pour d’autres, l’alévité est avant tout une philosophie politique de libération, de résistance et de démocratie. Pour d’autres encore, elle est surtout une culture, un mode de vie caractérisé par l’esprit critique et l’ouverture. Ce n’est pas notre objet ici de décrire ces différentes positions avec précision5. Les théoriciens des mouvements sociaux conceptualisent ce travail de construction du sens par le terme de cadrage ou « framing ». Ce concept est dérivé des travaux d’Erving Goffman, pour lequel les cadres sont des « schèmes d’interprétation » qui permettent aux individus « de localiser, percevoir, identifier et labelliser » les situations et les événements6 .
5Le point important ici est que la lutte sur le sens de l’alévité, et même sur le registre dans lequel cette identité doit être définie (religieux ? social ? politique ? culturel ?) est un trait central du mouvement aléviste qui lui confère un caractère très disputé et concurrentiel. Même après plus de quinze années d’existence, le débat sur la définition de l’identité alévie et de ses frontières n’est pas terminé. En fonction de la situation politique et du cours des événements, certaines interprétations acquièrent plus ou moins de force. Cependant à ce jour aucun groupe n’est parvenu à établir sa domination sur la définition de l’alévité, ni à établir un monopole sur le droit de la représenter.
6Ces interprétations ne sont pas uniquement des constructions intellectuelles. Elles sont orientées vers l’action, puisqu’elles définissent une situation problématique comme nécessitant un changement, identifient qui ou quoi doit être tenu comme responsable, et suggèrent des solutions alternatives. Ainsi, pour les alévistes laïcistes, les problèmes des alévis proviennent du fait que les islamistes ont pris le pouvoir, détruit l’héritage laïc de la Turquie, et introduit des discriminations contre les alévis ; pour eux, la laïcité et l’impartialité des institutions doivent être rétablis. Mais pour les alévistes plus religieux, le problème est ailleurs : l’Etat laïc a surtout opprimé la religion, et c’est ce qui devrait être modifié dans une direction plus libérale, pour que les alévis, comme les autres musulmans, puissent pratiquer librement leur culte. Ainsi, les différents courants alévistes se distinguent avant tout selon les problèmes qu’ils identifient et les responsabilités qu’ils attribuent. Ceux qui estiment que l’alévité est une religion et devrait être reconnue en tant que telle revendiquent son inclusion dans les institutions étatiques qui gèrent la religion, alors que pour leurs concurrents, ces institutions devraient tout simplement être abolies.
7Dans la mesure où elles sont le résultat de processus de négociation du sens, ces interprétations ne sont pas des entités statiques, elles sont continuellement produites, reproduites, contestées, transformées et remplacées dans le cours de l’activité du mouvement, en interaction avec d’autres acteurs7 . Ainsi, les alévistes ne formulent pas des revendications ni ne cadrent l’alévité indépendamment du contexte institutionnel qui les entoure. En effet, les institutions fournissent des opportunités, gèrent d’importantes ressources politiques et économiques, distribuent ou refusent des subventions, définissent les catégories légitimes susceptibles d’être revendiquées et les critères devant être remplis. Il existe des interactions constantes entre les institutions et les porteurs de revendications, et l’Etat est un partenaire – même indirectement – dans la formulation des revendications, et donc dans les processus de cadrage. Les cadres institutionnels contribuent aussi à donner forme à la mobilisation, dans la mesure où ils fournissent certaines ressources, contraintes et modèles d’organisation. Ils contribuent de la sorte à définir la disponibilité et l’attractivité relative de différentes options que rencontrent et perçoivent les mouvements à un moment donné. Il est donc central de prendre en compte dans l’analyse les interactions entre les organisations de mouvement social et leur environnement, notamment institutionnel.
8Les mouvements qui sont actifs dans différents espaces politiques – par exemple ceux qui sont actifs à la fois dans un pays et dans la migration issue de ce pays – sont confrontés à des environnements politiques différents. L’alévisme étant un mouvement très contesté, ne disposant pas d’organisation ou d’interprétation dominante, les cadrages produits par ses organisations sont susceptibles d’être d’autant plus perméables aux contextes politiques et institutionnels dans lesquels elles s’inscrivent.
L’alévisme en Turquie : une reconnaissance impossible ?
9Les alévis n’ont pas de statut spécifique ni de reconnaissance en Turquie. Unitariste, l’Etat turc dénie tout trait spécifique à des groupes particuliers et criminalise le particularisme comme « séparatisme ». Il n’existe pas de statut spécifique susceptible d’être revendiqué, ni sur un plan religieux ni sur un plan ethnique8.Ainsi, le contexte turc fournit des opportunités très restreintes pour la reconnaissance d’un particularisme quel qu’il soit, et de telles revendications de reconnaissance sont largement considérées comme illégitimes9. De manière significative, les revendications alévistes ne sont soutenues ou relayées par aucun parti politique, puisqu’aucun ne veut courir le risque d’être identifié comme un « parti alévi » et donc de perdre le soutien ou les voix des non-alévis10 .
10Cette négation de toute reconnaissance est particulièrement frappante dans le champ religieux. Bien que l’Etat turc soit officiellement laïc, il n’existe pas de réelle séparation entre l’Etat et le religieux ; on assiste plutôt à une domestication de la religion par l’Etat, notamment par l’intermédiaire de l’institution du Diyanet İşleri Baş kanlığı ou Diyanet (Direction des affaires religieuses), qui exerce le monopole de la gestion du religieux officiel. Ainsi, les institutions ont institutionnalisé l’interprétation sunnite de l’islam comme « confession officielle par défaut »11. Par conséquent, le Diyanet considère les alévis comme des musulmans qui, soumis à des influences néfastes, ont dévié du droit chemin ; de ce fait, aucun traitement différencié ne leur est réservé, et les enfants alévis doivent assister aux cours obligatoires de religion (sunnite) dispensés dans les écoles. Dans le discours officiel turc, la dimension religieuse de l’alévité est niée au profit de ses apports culturels (musique, danse, littérature) qui sont célébrés. Malgré leurs revendications et les débats qu’ils ont instigués, les alévistes n’ont obtenu ni la reconnaissance d’un statut religieux, ni l’introduction de l’alévité dans les institutions religieuses – ce qui figure pourtant parmi leurs principales revendications sur le plan religieux.
11Le seul domaine dans lequel une légitimité officielle est possible semble être la culture. Certains éléments culturels largement attribués aux alévis – principalement des poèmes et des chants – ont été intégrés à la culture nationale officielle et promus à ce titre. Cependant, ils ont en général été débarrassés de toute dimension alévie ou communautaire et donc en quelque sorte « neutralisés ». Des institutions comme le Ministère de la culture ont tenté de « réhabiliter » l’alévité dans le cadre de la culture nationale turque, tout en lui refusant toute spécificité qui ne s’inscrive pas dans cette perspective. De fait, toutes les organisations mettent en avant la dimension culturelle, notamment par la musique et la danse – seule pourvoyeuse de légitimité, d’où l’accent presque folklorique qu’a acquis le mouvement.
12Dans l’ensemble, le mouvement aléviste n’est pas parvenu à obtenir une reconnaissance quelle qu’elle soit, pas plus qu’aucune forme de traitement spécifique par les institutions en Turquie. Quelques subventions mineures ont été distribuées par les pouvoirs publics, principalement à des organisations alévistes proches des institutions, pour des activités culturelles ou sociales. Mais on ne peut pas pour autant affirmer que les institutions turques favorisent une organisation en particulier ou encouragent une mouvance précise au sein du mouvement aléviste . De ce fait, en Turquie, les différentes tendances du mouvement et leurs interprétations divergentes continuent à co-exister et à se concurrencer, sans que l’une ne parvienne à s’imposer sur les autres ; parallèlement, toutes ont un accent culturel marqué.
L’alévisme en Allemagne : de la culture à la religion ?
13C’est dire à quel point la reconnaissance d’une organisation aléviste comme communauté religieuse à Berlin en 2000 a constitué une première. Revenons ici, en amont de cette décision, sur le mouvement en Allemagne et sur son autonomisation par rapport à la Turquie. Tout d’abord, il est important de souligner que le mouvement aléviste d’Allemagne n’émane pas de celui de Turquie – il s’est formé, comme son homologue de Turquie, par agrégation de nombreuses initiatives locales et ne constitue pas un prolongement en exil initié par des acteurs de Turquie. De ce fait, il reste relativement autonome du mouvement dans le pays d’origine. En outre, une différence de taille doit être prise en compte au sujet des possibilités d’action de ces mouvements respectifs : en Allemagne, les alévis sont des migrants et ont dans l’ensemble, bien que certains aient acquis la nationalité allemande, moins de droits politiques que les citoyens. De ce fait, les possibilités pour exprimer des revendications et obtenir une reconnaissance diffèrent. Elles se sont accrues ces dernières années, mais dans une perspective particulière.
14En Allemagne, Etat et religion entretiennent des relations de coopération12. Celle-ci se manifeste notamment dans le domaine éducatif : la religion est enseignée comme matière régulière dans les écoles publiques… ou plutôt les religions reconnues par les institutions. Il existe des statuts juridiques précis dans le cadre desquels sont institutionnalisés les groupes religieux reconnus. Le plus favorable est celui de collectivité de droit public (Körperschaft des öffentlichen Rechts) . Ce statut restant très difficile à obtenir13, seules certaines confessions en bénéficient. Pour les autres, le statut de communauté religieuse (Religionsgemeinschaft)14 est plus intéressant que celui de simple association de droit commun : les pouvoirs publics n’ont qu’une marge de manœuvre réduite en matière de dissolution, et surtout, les communautés peuvent dispenser un enseignement religieux. L’acquisition de l’un de ces statuts est donc l’enjeu central des mobilisations des groupes religieux en Allemagne, qu’ils soient originaires de la migration ou non (comme par exemple les témoins de Jéhovah).
15Mais cette possibilité n’avait pas été considérée par les alévis jusqu’à récemment, car ils ne la percevaient pas comme une opportunité. Deux principales explications peuvent être apportées à cet état de fait : d’une part, lors des débuts du mouvement aléviste, à la fin des années 1980 et au début des années 1991, le multiculturalisme était en vogue en Allemagne, et la question de l’immigration y était traitée principalement en termes de différence culturelle15. Or, les politiques multiculturelles ouvraient de nombreuses opportunités institutionnelles, l’accès à des ressources et un espace pour l’institutionnalisation d’organisations « culturelles ». Ces politiques ont contribué à influencer les cadrages institutionnels et discursifs des revendications de migrants. Les alévistes aussi ont négocié avec la société allemande des subventions, et ont cadré leur différence principalement dans les termes alors en vogue d’une culture ayant besoin d’être protégée, ce qui était assez proche des revendications exprimées par le mouvement en Turquie. D’autre part, aucun groupe de migrant n’avait jusqu’alors obtenu l’un des statuts religieux existant en Allemagne, ce qui fait qu’ils n’étaient pas perçus comme des statuts susceptibles d’être acquis.
16Cependant, cette situation a changé en février 2000, lorsqu’une cour administrative de Berlin a reconnu à une organisation musulmane, la Fédération Islamique de Berlin (Islamische Föderation Berlin), le statut de communauté religieuse16 .Il s’agissait de la première reconnaissance juridique de l’islam en Allemagne. Quelques semaines plus tard, la principale organisation aléviste de Berlin, le Centre Culturel des Alévis Anatoliens (AAKM, Anadolu Alevileri Kültür Merkezi), a pris l’initiative de demander le même statut, renonçant ce faisant à ses précédentes revendications17. En effet, l’association alévie prônait jusque-là l’inclusion de l’alévité dans un enseignement non confessionnel, mais d’instruction religieuse (religiöse Unterweisung) multireligieuse, car seul ce système serait susceptible de promouvoir la tolérance et la compréhension mutuelle. Une fois la reconnaissance et le droit d’enseigner acquis par une association islamique, l’association alévie fit à son tour une demande, revendiquant le droit de dispenser un enseignement confessionnel concurrent. A partir du moment où ils ont perçu l’ouverture d’une opportunité dans le registre religieux, les cadres alévistes ont commencé à cadrer l’alévité comme une religion devant être protégée et à se voir octroyer les mêmes droits que l’islam sunnite. En 2001, quelques mois après l’octroi à l’IFB du statut de « communauté religieuse », le sénat de Berlin reconnaissait ce même statut à l’AAKM, ce qui constituait, là aussi, une première.
17Mais le revirement de discours et de cadrage par cette organisation aléviste était-il dû uniquement à la perception de cette opportunité de reconnaissance religieuse ? On pourrait penser que d’autres facteurs ont pu jouer, comme un regain de religiosité lié au vieillissement de la population alévie en Allemagne. Or, un tel regain de religiosité est difficilement observable. Ce revirement religieux ne découle pas non plus des caractéristiques sociologiques des porteurs. En effet, l’AAKM n’était pas l’organisation aléviste la plus religieuse de Berlin, et de loin : elle était alors dirigée par d’anciens militants de gauche défenseurs de la laïcité, voire ouvertement athées. En revanche, il s’agissait de l’organisation la plus orientée et ouverte sur les institutions et la sphère publique allemandes, et c’est elle qui a perçu cette opportunité et a investi avec succès un discours orienté vers les pouvoirs publics. Ainsi, ce revirement apparaît plutôt comme une réponse stratégique à des discours publics changeants (ou perçus comme changeants) et comme un ajustement aux conditions légales et aux opportunités institutionnelles. Ce nouveau cadrage apparaît comme délibéré et orienté vers un but, puisqu’il semble avoir été développé pour atteindre un objectif spécifique, celui de faire correspondre le cadrage à celui des pourvoyeurs de ressources.
18La reconnaissance de l’AAKM comme communauté religieuse est intervenue au niveau du Land de Berlin, car les Länder ont des compétences exclusives dans les domaines religieux et éducatif. Très rapidement, ce changement de position a cependant été repris par la principale fédération nationale d’organisations alévistes – à laquelle est affiliée l’AAKM-, la Fédération des Unions Alévies d’Allemagne (AABF, Almanya Alevi Birlikleri Federasyonu ). Très rapidement, l’AABF a donc essayé de généraliser cette reconnaissance à un niveau national allemand, en impulsant une campagne de demande du statut de communauté religieuse par les organisations alévistes dans tous les Länder où sont implantés de nombreux alévis. Dès lors, la dimension religieuse a été privilégiée par ces organisations alévistes pour leur représentation externe, même si la nature de l’alévité reste débattue parmi les membres. Quatre Länder se sont coordonnés pour donner satisfaction à ces demandes fin 2004. Ainsi, la question de la reconnaissance, d’abord revendiquée et traitée localement, a été progressivement nationalisée, à la fois pas les activistes et par les institutions. En sorte qu’il existe une disjonction entre les mouvements alévistes en Turquie et en Allemagne, ce dernier adoptant des cadrages plus religieux, alors que ceux de Turquie restent plus divisés.
19Parallèlement, les alévistes de France – qui sont sociologiquement similaires à ceux d’Allemagne – n’ont pas adopté ce ton religieux. La France, second pays européen de migration depuis la Turquie, compte sur son sol des dizaines de milliers d’alévis . La Fédération Union des Alévis en France (FUAF) y regroupe une vingtaine d’associations depuis 1997. Mais, en raison de la séparation stricte entre Etat et Eglise, la question de la reconnaissance de groupes religieux ne se pose pas en France ; les associations alévies y conservent un profil plus culturel et s’y présentent avant tout comme défenseurs de la laïcité, de la démocratie et des droits de l’homme, ce qui est stratégiquement et politiquement plus pertinent dans ce contexte. Les discours identitaires alévis dominants en Allemagne sont donc différents de ceux que l’on peut observer en France ou en Turquie. Bien qu’il existe une Confédération Européenne de Unions Alévies, regroupement relativement lâche de plusieurs fédérations alévistes nationales, les évolutions du mouvement dans différents pays d’installation européens restent relativement autonomes les unes par rapport aux autres. On voit donc ici à quel point la structure institutionnelle, mais aussi la situation politique, déterminent la reconnaissance et l’institutionnalisation d’un groupe, voire influencent ses stratégies pour obtenir une reconnaissance.
Conclusion
20Cet article traite des identités affichées et revendiquées par les mouvements et organisations, et non des identités vécues ou ressenties par les membres de ces organisations ou de ces groupes. A son tour cependant, le statut de communauté religieuse octroyé en Allemagne à des associations alévistes est susceptible de contribuer à modifier l’identité vécue et ressentie des alévis. En effet, ces changements institutionnels entraînent d’une certaine manière la tendance à la transformation de l’alévité en Eglise du point de vue de l’organisation interne, et la formalisation du dogme alévi et des modalités de sa transmission.
21Ainsi, la fédération alévie d’Allemagne a adopté un nouveau nom pour insister sur son caractère religieux. A la place de « fédération », elle se nomme désormais – dans la traduction allemande de son acronyme – « Communauté des alévis en Allemagne » (Gemeinde der Aleviten in Deutschland), le terme Gemeinde étant associé à la religion. En outre, pour être reconnue comme communauté religieuse, la fédération doit prouver l’existence d’une structure organisationnelle clairement identifiable. Elle a donc modifié ses statuts, son organisation interne, et revu le rôle des dignitaires religieux en son sein18. En effet, pour obtenir ce statut, l’AABF doit également disposer d’une autorité religieuse contraignante et d’un consensus sur le dogme et la croyance. C’est aussi dans cette optique qu’a été entreprise la rédaction de manuels. La fédération s’est donné pour mission de développer une religion « enseignable », de manière à remplir les exigences légales. Cet enseignement, mis en place depuis quelques années, touche relativement peu d’élèves, mais aura nécessairement des conséquences, à moyen terme, sur la manière dont ils conçoivent l’alévité.
22Ces changements sont d’autant plus spectaculaires que les alévis en Allemagne avaient exprimé leur spécificité principalement en termes de culture. Seules des « associations culturelles » y avaient été créées, associations qui aujourd’hui se transforment en lieu de culte. Ainsi, cette reconnaissance a des implications concrètes sur la recomposition de l’organisation alévie au niveau de l’Allemagne et les formes de présentation et de transmission de l’alévité. L’insistance croissante sur la religion apparaît largement comme une réponse aux opportunités et aux discours publics.
23A travers cet exemple, on constate à quel point ce sont les institutions qui définissent les catégories pertinentes, qui hiérarchisent et régulent l’accès au religieux légitime. C’est ainsi que l’on observe une intéressante évolution différentielle de l’alévité dans les différents pays européens d’implantation. Cette étude de cas montre que la dynamique migratoire a créé les conditions de la transformation de l’alévité. La migration n’est pas un simple lieu de prolongement de dynamiques identitaires « importées » du pays d’origine, mais bien un espace où se forment des dynamiques identitaires spécifiques, qui peuvent à leur tour avoir de l’influence sur le pays d’origine.
Notes de bas de page
1 Commission des Communautés Européennes, Rapport régulier 2004 de la Commission sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion, Bruxelles, 6/10/2004, p. 45. De manière intéressante, la version en anglais de ce même rapport évalue cette population à « 12 à 20 millions de personnes ». Commission of the European Communities, 2004 Regular Report on Turkey’s progress toward accession {COM (2004) 656 Final}, Brussels, 6/10/2004, p. 44.
2 Eléments de bibliographie. Amiraux, Valérie (2001) Acteurs de l’islam entre Allemagne et Turquie, Parcours militants et expériences religieuses, Paris, L’Harmattan ; Benford, Robert D., Snow, David A. (2000) « Framing processes and social movements : an overview and assessment », Annual Review of Sociology, 26, p. 611-639 ; Bozarslan, Hamit (1994) « Au-delà de l’abolition du Khalifat. Laïcité, Etat-Nation et contestation kurde » Les annales de l’autre islam, n° 2, p. 225-235 ; Commission des Communautés Européennes (2004), Rapport régulier 2004 de la Commission sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion, Bruxelles, 6/10/2004, URL : http://ec.europa.eu/enlargement/archives/pdf/key_documents/2004/rr_tr_2004_fr.pdf ; Commission of the European Communities, 2004 Regular Report on Turkey’s progress toward accession {COM (2004) 656 Final}, Brussels, 6/10/2004, p. 44 ; Goffman, Erving (1974) Frame Analysis : An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper Colophon ; Kaya, Ayhan (1998) « Multicultural Clientelism and Alevi Resurgence in the Turkish Diaspora : Berlin Alevis », New perspectives on Turkey, 18 Spring, pp. 23-49 ; Massicard, Elise (2005), L’autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses Universitaires de France ; id. (2006) ‘Claiming Difference in an unitarist frame : the case of Alevism’ in Hans-Lukas Kieser (ed.), Turkey Beyond Nationalism : Towards Post-Nationalist Identities ?, London, IB Tauris, p. 71-79 ; Schüler, Harald (2000) « Secularism and ethnicity : Alevis and social-democrats in search of an alliance », In : Stefanos Yerasimos, Günter Seufert, Karin Vorhoff, Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul, Orient-Institut, p. 197-250 ; Vorhoff, Karin (1995) Zwischen Glaube, Nation und neuer Gemeinschaft : alevitische Identität in der Türkei der Gegenwart [Entre croyance, nation et nouvelle communauté : l‘identité alévie dans la Turquie contemporaine], Berlin, Klaus Schwarz.
3 Je distingue entre « alévité » (le fait sociologique) d’une part, et « alévisme » (la mobilisation au nom de l’alévité), de la même manière que l’on distingue entre islam et islamisme.
4 Pour une étude plus approfondie, on se reportera à l’ouvrage tiré de notre thèse de doctorat : L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.
5 On se reportera pour ce point à Karin Vorhoff, Zwischen Glaube, Nation und neuer Gemeinschaft : alevitische Identität in der Türkei der Gegenwart, Berlin, Klaus Schwarz, 1995.
6 Erving Goffman, Frame Analysis : An Essay on the Organization of Experience . New York, Harper Colophon, 1974, p. 21.
7 Robert D. Benford, David A. Snow, ‘Framing processes and social movements : an overview and assessment’, Annual Review of Sociology, 26, 2000, p. 614.
8 La liste des minorités (azinlik) reconnues, exclusivement non-musulmanes, a été fixée par le traité de Lausanne en 1923.
9 Nous avons développé ce point dans ‘Claiming Difference in an unitarist frame : the case of Alevism’ in Hans-Lukas Kieser (ed.), Turkey Beyond Nationalism : Towards Post-Nationalist Identities ? London, IB Tauris, 2006, p. 71-79.
10 Harald Schüler « Secularism and ethnicity : Alevis and social-democrats in search of an alliance », In : Stefanos Yerasimos, Günter Seufert, Karin Vorhoff, Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul : Orient-Institut, 2000, p. 197-250.
11 Hamit Bozarslan « Au-delà de l’abolition du Khalifat. Laïcité, Etat-Nation et contestation kurde », Les annales de l’autre islam, n° 2 (1994), p. 225-235.
12 Voir sur les relations entre Etat et religion en Allemagne, Valérie Amiraux, Acteurs de l’islam entre Allemagne et Turquie, Parcours militants et expériences religieuses, Paris, L’Harmattan, 2001.
13 Les conditions requises pour l’acquérir sont la stabilité, la garantie de durée, une structure organisationnelle fixe et un grand nombre d’adhérents.
14 La loi fondamentale (article 7, § 3 et article 140) définit une communauté religieuse comme : « toute réunion non organisée comme Eglise ayant pour objectif la confession communautaire vers l’intérieur et vers l’extérieur. Une communauté religieuse est une réunion durable de personnes sur la base de visions concordantes au sujet de la religion (consensus religieux), qui se manifestent également vers l’extérieur par une conviction (une confession) ». Une communauté religieuse doit rassembler de manière identifiable les membres d’une confession déterminée, de sorte que ceux-ci se sentent liés par elle à une ou plusieurs divinités, et à laquelle ils rendent un culte.
15 Voir Ayhan Kaya, « Multicultural Clientelism and Alevi Resurgence in the Turkish Diaspora : Berlin Alevis », New perspectives on Turkey, 18 Spring, 1998, pp. 23-49.
16 Cette organisation revendiquait l’obtention de ce statut depuis plus de vingt ans.
17 La reconnaissance de l’IFB n’implique pas qu’elle ait l’exclusivité de la représentation de l’islam. En effet, l’un des principes qui régit les rapports entre Etat et religion en Allemagne est la neutralité religieuse de l’Etat par rapport aux différentes religions et confessions (art. 4 GG), soit sa non-identification à une religion en particulier, l’égalité pour toutes les options religieuses du citoyen. Ce principe renvoie à la parité, égalité reconnue aux communautés chrétiennes entre elles et vis-à-vis de l’Etat, tant sur le plan des droits que sur celui des pouvoirs. Ainsi, l’acquisition du statut de communauté religieuse par une association islamique n’implique pas qu’elle devienne la représentante exclusive de l’islam, mais ouvre en revanche la voie à d’autres demandes.
18 Les organisations concernées ont fait de même.
Auteur
Chargée de recherches CNRS, Centre d’études administratives, politiques et sociales
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La RDA et la société postsocialiste dans le cinéma allemand après 1989
Hélène Camarade, Elizabeth Guilhamon, Matthias Steinle et al. (dir.)
2018
Saisir le terrain ou l’invention des sciences empiriques en France et en Allemagne
Jean-Louis Georget, Gaëlle Hallair et Bernhard Tschofen (dir.)
2017
Fuite et expulsions des Allemands : transnationalité et représentations, 19e-21e siècle
Carola Hähnel-Mesnard et Dominique Herbet (dir.)
2016
Civilisation allemande
Bilan et perspectives dans l'enseignement et la recherche
Hans-Jürgen Lüsebrink et Jérôme Vaillant (dir.)
2013
RDA : Culture – critique – crise
Nouveaux regards sur l’Allemagne de l’Est
Emmanuelle Aurenche-Beau, Marcel Boldorf et Ralf Zschachlitz (dir.)
2017
Le national-socialisme dans le cinéma allemand contemporain
Hélène Camarade, Elizabeth Guilhamon et Claire Kaiser (dir.)
2013
Le premier féminisme allemand (1848-1933)
Un mouvement social de dimension internationale
Patrick Farges et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
2013
France-Allemagne
Figures de l’intellectuel, entre révolution et réaction (1780-1848)
Anne Baillot et Ayşe Yuva (dir.)
2014
La laïcité en question
Religion, État et société en France et en Allemagne du 18e siècle à nos jours
Sylvie Le Grand (dir.)
2008
Migrations et identités
L’exemple de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles
Jean-Paul Cahn et Bernard Poloni (dir.)
2009