Entre fuite et émigration autorisée : les mouvements de population entre la RDA et la RFA 1949-1989/90
p. 155-165
Texte intégral
1Dans la mémoire collective des Allemands, mais aussi plus largement des Européens, l’Unification allemande qui a eu lieu il y a maintenant dix-huit ans n’est pas prioritairement associée à son accomplissement officiel, la signature et la ratification du Traité d’unification interallemand et du Traité 4 + 2 d’une part, et l’entrée en bonne et due forme des cinq Länder est-allemands dans la République fédérale d’Allemagne le 3 octobre 1990 d’autre part1. Ce sont bien plutôt des images qui se sont gravées dans les esprits : la joie exubérante des quelque 4 000 réfugiés est-allemands rassemblés dans l’ambassade de la République fédérale à Prague lorsque le ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, leur annonça le soir du 30 septembre que le gouvernement est-allemand avait accepté leur sortie du territoire ; puis le bonheur des gens lorsque les dirigeants est-allemands, le soir du 9 novembre, autorisèrent pour la première fois la libre circulation vers l’Allemagne de l’Ouest, faisant ainsi de facto tomber le Mur. Des milliers de gens profitèrent dès cette même nuit de cette nouvelle liberté pour passer les postes frontière avec leurs Trabant, leurs Wartburg ou à pied. Certains eurent même l’audace de grimper sur le Mur sans être inquiétés2 .
2Ces impressions ne reflètent pas seulement le caractère contre-nature et violent de la division de l’Allemagne entre 1949 et 1989/90, elles sont symboliques du processus de migration interallemand qui s’est déroulé pendant ces quatre décennies à l’ombre des miradors qui jalonnaient la frontière. Pendant toutes ces années, il y eut d’intenses mouvements de population entre les deux Etats allemands : essentiellement de l’Est vers l’Ouest – sous la forme de fuite ou de sortie du territoire autorisée –, mais aussi, bien que ce fût dans une proportion bien moindre, de l’Ouest vers l’Est3.
3Cinq aspects de ce processus qui aujourd’hui, presque vingt ans après l’Unification allemande, nous semble lointain et presque étranger, seront ici l’objet de notre enquête : la dimension quantitative des mouvements de fuite et d’émigration légale de la RDA vers la RFA ; ce que ces mouvements migratoires nous apportent comme informations sur l’évolution de la RDA mais aussi sur la RFA ; les dommages physiques et psychologiques qu’ont eu à subir ceux qui voulaient sortir de la RDA et ceux qu’ils ont subis lors de leur intégration en RFA ; enfin la signification de ce phénomène pour l’évolution d’ensemble de la RDA et pour le processus d’Unification de 1989/90.
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4Entre 1949 et 1989/90, plus de 4 millions de personnes ont quitté la RDA4. Ces chiffres font du mouvement de fuite et d’émigration légale hors de RDA l’une des migrations les plus importantes de l’après-guerre et constituent un témoignage particulièrement frappant de l’ambiguïté de la relation de « division et d’interdépendance »5 entre les deux Etats allemands. Jusqu’à la construction du Mur, en août 1961, ce sont plus de 3 millions de personnes qui sont arrivées à Berlin-Ouest pour se faire enregistrer par les autorités. D’abord directement en passant la frontière interallemande. Et ensuite, encore relativement sans risque, en prenant le train pour Berlin-Est puis le métro pour Berlin-Ouest. Après le bouclage de Berlin-Est et de la RDA en août 1961, seul un nombre relativement faible de réfugiés arriva encore par différents moyens à atteindre la RFA ou Berlin-Ouest. Le gros de ceux qui voulaient quitter la RDA opta dès lors pour la voie moins dangereuse de la demande de visa de sortie du territoire6.
5Entre 1961 et 1988, environ 380 000 personnes ont reçu de la part des autorités est-allemandes une autorisation de sortie du territoire, et parmi elles, jusqu’au début des années 1980, essentiellement des retraités7 . Ce n’est qu’à partir de 1984 que des personnes plus jeunes ont pu espérer obtenir une telle autorisation. A cela s’ajoutent les 33 000 personnes dont le gouvernement ouest-allemand a « acheté » la sortie de prison pour des raisons humanitaires entre 1963 et 1989 – d’abord pour 40 000 marks puis, à partir de 1977, pour plus de 95 000 marks8 . On en est arrivé à un véritable exode en été 1989, lorsque plusieurs milliers de personnes ont fui vers l’Ouest via la Hongrie, la Tchécoslovaquie ou la Pologne9. Après le 9 novembre, nombreux sont ceux qui ont aussi utilisé la possibilité d’un exil légal. Ainsi, rien qu’entre le début de 1989 et le 9 novembre, 225 000 personnes ont quitté la RDA, et entre cette date et le jour de l’Unification, le 3 octobre 1990, ce chiffre a atteint environ 500 000.
6Alors que dans les années 1950 et 60 on utilisait le plus souvent le vocable générique de « réfugiés » (« Flüchtlinge »), on nomma en RFA à partir des années 70 ceux qui quittaient la RDA avec un visa de sortie (et qui étaient déchus de leur citoyenneté est-allemande) les « Übersiedler », terme difficilement traduisible et qui désigne « celui qui passe de l’autre côté ». Les « réfugiés », c’était désormais seulement ceux qui, par quelque moyen que ce soit, quittaient illégalement la RDA, certains au péril de leur vie en passant les barrages de la frontière interallemande10. Le nombre des émigrants est-allemands illégaux a été après 1961 bien inférieur à 10 000 par an11. Selon les données officielles dont on dispose à ce jour, rien que le long du Mur de Berlin, au moins 123 personnes sont mortes lors de tentatives de fuite, et pour l’ensemble de la frontière interallemande, le nombre s’élève à au moins 270, mais il dépasse plus probablement les 400 victimes – touchées par les balles des gardes-frontières, les tirs des armes à déclenchement automatique, les mines anti-personnel ou à fragmentation12. On a encore déploré des victimes en 1989, peu avant l’ouverture du Mur.
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7L’évolution du nombre de personnes ayant légalement et illégalement passé la frontière d’Est en Ouest est un excellent révélateur des crises internes qu’a connues le régime est-allemand13 .Les années 1953-54 – avec plus de 500 000 migrants de l’Est vers l’Ouest –, mais aussi 1961 – plus de 200 000 – et encore 1984 – environ 40 000 –, puis finalement 1989 – plus de 350 000 – affichent des chiffres records qui signalent en général une dégradation des conditions de vie en RDA . En 1953-54 en raison du coup d’accélérateur donné à l’édification du socialisme après la 2e conférence du Parti, qui a aussi conduit à la révolte du 17 juin 1953, et parce qu’on craignait de plus en plus l’établissement de deux Etats allemands vraiment distincts. En 1961 à nouveau, en réaction à la collectivisation des dernières entreprises agricoles encore privées et au bouclage pressenti de la frontière. En 1984, parce que le gouvernement de RDA, de manière surprenante, autorisa le départ de 30 000 personnes relativement jeunes et en âge de travailler, sans doute avec l’espoir de faire ainsi disparaître un risque de déstabilisation. Et finalement en 1989, à cause de la déception de tous ceux qui avaient espéré que la RDA appliquerait elle aussi une politique de Glasnost et de Perestroïka, et parce que le régime communiste pétrifié se montrait incapable de leur offrir des perspectives personnelles ou sociales.
8Mais les mouvements de population permettent aussi de tirer des enseignements intéressants, du point de vue de la RFA, sur le climat social ouest-allemand et l’état des relations interallemandes14. Dans les années qui suivirent immédiatement la fondation de la République fédérale, les immigrants en provenance de RDA n’étaient pas du tout les bienvenus, bien que la Loi fondamentale les ait en théorie reconnus dans son article 116 comme citoyens allemands jouissant des mêmes droits que les Allemands de l’Ouest15 . Il y avait encore en RFA un taux de chômage assez élevé et on peinait à balayer les ravages de la guerre. La pénurie de logements, d’énergie et de produits alimentaires posait déjà suffisamment de problèmes à la population, de sorte que celle-ci ressentit comme un poids les arrivants en provenance de l’Est – comme cela avait été le cas de ceux qui, immédiatement après la fin de la guerre, furent expulsés des régions anciennement allemandes de l’Est de l’Europe. C’est pourquoi en 1950-51 encore, les deux tiers des personnes qui firent leur demande dans le cadre du dispositif dit « d’accueil d’urgence » – en se fondant sur la « loi sur l’accueil d’urgence d’Allemands sur le territoire de la République fédérale » – se virent opposer un refus. Certes, en général, cela ne signifiait pas qu’ils étaient refoulés, mais ils devaient renoncer à l’attribution de logements et autres avantages. Les choses ne changèrent qu’avec le rétablissement économique croissant de la République fédérale. En 1952, le taux de rejet des demandes tombait déjà à 21 %, et dans les quatre dernières années avant la construction du Mur, il n’atteignait plus que 4 %. Désormais, les arrivants étaient considérés comme une main-d’œuvre utile. Ils semblaient de surcroît confirmer l’attractivité du régime de l’Ouest et la supériorité occidentale dans le conflit Est-Ouest et interallemand . En conséquence de quoi ils obtinrent d’importantes aides matérielles à l’intégration et ils purent faire valoir d’éventuels droits à la retraite, à l’assurance-maladie ou à l’assurance-chômage. Les anciens prisonniers pouvaient – selon la durée de leur détention – revendiquer des compensations supplémentaires. Par ailleurs, entre 1953 et 1961, dans le cadre de divers programmes spécifiques, 450.000 nouveaux logements furent construits sur l’ensemble du territoire ouest-allemand, et les familles de réfugiés purent de surcroît obtenir des prêts à taux privilégiés pour la construction de leur logement.
9Dans le même temps, les critères d’acceptation furent de moins en moins stricts. S’il fallait encore au début des années cinquante présenter un motif politique convaincant pour justifier l’entrée en RFA, quelques années plus tard, de fait, des motifs économiques suffisaient s’ils étaient présentés sous un jour politique. Cependant, tous les gouvernements ouest-allemands entre 1949 et 1989-90 se sont tenus à la ligne politique qui était de n’encourager en aucune façon les passages de la RDA vers la RFA . Dans les années cinquante et soixante était décisive la conviction que les mécontents et les prétendants au départ représentaient un ferment déstabilisant et un potentiel d’agitation interne qui, à moyen ou long terme, contraindrait l’Union soviétique, d’une manière ou d’une autre, à retirer son soutien au régime du SED et à reconnaître la revendication d’unification défendue par la RFA . Dans les années 70 et 80 des considérations de stabilité sont sans doute passées au premier plan : le succès du traitement de la question allemande et de la politique de détente) supposait de ne pas trop déstabiliser le SED .
10Les autorités est-allemandes, de leur côté, essayèrent dès les années 1950, par des contrôles toujours plus sévères et en criminalisant les personnes concernées, de colmater les voies de fuite hors de RDA et de dissuader de partir ceux qui auraient pu en nourrir le désir. Après 1961, les organisations d’aide à la fuite furent systématiquement combattues et nombre d’entre elles furent démantelées. Des accords furent conclus avec d’autres pays du bloc de l’Est pour que les citoyens est-allemands qui y étaient arrêtés après une tentative de fuite soient livrés à la RDA.
11De plus, le SED fit tout son possible pour compenser la perte de main-d’œuvre en attirant, par une propagande renforcée, des personnes disposées à revenir et des Allemands de l’Ouest. Et de fait, entre 1950 et 1968, environ 600 000 personnes entrèrent en RDA, dont environ deux tiers étaient des anciens émigrés et un tiers des nouveaux arrivants en provenance de la RFA16. En ce qui concerne les retours, il s’agissait surtout d’expatriés dont les procédures d’accueil d’urgence avaient été rejetées, qui n’avaient obtenu à l’Ouest ni travail ni logement, ou simplement de personnes qui voulaient retrouver leur famille.
12Pour les quelque 200 000 citoyens ouest-allemands qui passèrent en RDA, ce furent aussi des raisons familiales et économiques qui furent prédominantes, le désir de vivre avec des parents en Allemagne de l’Est ou bien la peur de perdre leur travail ou leur logement en RFA. Seulement quelque 2 % d’entre eux ont indiqué des raisons politiques pour cette émigration en Allemagne de l’Est, en général des intellectuels et des artistes, surtout dans les premières années d’existence de la RDA. On pourrait ici citer les noms de Johannes R . Becher, Bertolt Brecht ou encore Anna Seghers dans la deuxième moitié des années 40, puis du chansonnier Wolf Biermann et du dramaturge Peter Hacks dans les années 50, et enfin de l’acteur Wolfgang Kieling dans les années 60.
13On notera que le SED a mené, au fil des décennies, une politique de recrutement de citoyens contradictoire et en zigzag. Dans l’immédiat après-guerre, comme la RFA, la RDA se ferma pour se protéger, parce qu’elle avait une offre de main-d’œuvre excédentaire et que les logements manquaient, d’autant que les expulsés des régions anciennement allemandes et les personnes qui rentraient de la guerre devaient être intégrées. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 50 qu’elle s’ouvrit davantage à ceux qui voulaient revenir et aux nouveaux arrivants, pour redevenir plus stricte à la fin des années 50 et au début des années 60, parce qu’elle craignait le passage « d’agents » ou de ceux qu’on appelait les « asociaux », les « récalcitrants au travail » ou les « criminels ». En l’occurrence, les organes du SED recouraient sans vergogne au jargon hérité de l’époque nazie. Même les personnages importants n’étaient pas à l’abri de l’espionnage et de la surveillance, parce qu’ils entraient souvent assez rapidement en conflit avec les pratiques sociales restrictives du régime SED et que les organes de la RDA se méfiaient d’eux. C’est pourquoi nombre d’entre eux tournèrent de nouveau le dos à la RDA – volontairement comme Kieling, qui repartit en RFA au bout de deux ans, ou bien contraints et forcés comme Biermann, qui fut déchu de sa citoyenneté est-allemande en 1977.
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14Ce sont indubitablement les Allemands de l’Est qui ont le plus souffert du poids psychologique lié à la fuite ou au départ volontaire17 .On le comprend d’emblée pour ceux qui ont fui parce que leur départ impliquait la mise en danger de leur propre vie ; la tentative pouvait échouer, et il fallait alors compter avec une peine de prison assez longue, si on n’avait pas le malheur d’être tué par des gardes-frontière, les armes à déclenchement automatique ou les mines, ou encore de mourir noyé dans la Baltique. Mais la décision d’émigrer légalement était elle aussi, en définitive, le point d’arrivée d’un long cheminement. Les raisons données pour les demandes d’autorisation de sortie du territoire étaient très variées et mélangeaient souvent aspirations politiques, privées et économiques. S’ensuivait une procédure bureaucratique souvent encore plus longue, au terme de laquelle seulement on pouvait effectivement partir. A ce processus participaient directement ou indirectement de nombreuses instances officielles de l’Ouest comme de l’Est. Il y avait d’abord les négociateurs directs – côté ouest-allemand des représentants du ministère des Relations interallemandes, à Berlin-Est l’avocat Wolfgang Vogel, le groupe central de coordination au ministère de la Sécurité d’Etat (la Stasi) ainsi que le ministère de l’Intérieur18 . Des listes de personnes désireuses de quitter la RDA, établies à Bonn, étaient transmises à l’avocat Vogel qui à son tour les décortiquait avec la Stasi. Dans le cas d’une décision positive, le gouvernement de RDA faisait financer le départ par l’Ouest.
15Les candidats au départ étaient d’abord très peu informés de cette procédure. Dès l’instant où un citoyen de RDA envoyait sa demande à la « Division des Affaires intérieures » du Conseil d’arrondissement ou de quartier, il devenait un sujet de droit spécifique. Il perdait souvent son travail et ne pouvait plus être employé que comme ouvrier auxiliaire. Nombreux sont ceux qui ont cherché refuge en entrant au service de l’Église ou qui sont devenus des gardiens de cimetière. Il fallait parfois même compter avec une détention provisoire sous de futiles prétextes. L’entourage, de son côté, réagissait en général avec un mélange d’envie et d’admiration – on était jaloux de celui qui allait réellement quitter un État honni, on admirait le courage personnel que cela exigeait.
16Celui qui partait savait pour sa part qu’il allait très probablement devoir couper les liens avec ses amis et ses parents, qu’il devrait plus que probablement laisser derrière lui tout ce qu’il possédait – et en tout cas ses éventuels biens immobiliers – sans garantie de pouvoir reprendre pied matériellement en Allemagne de l’Ouest. Le poète et auteur de chansons Wolf Biermann a résumé en ces termes édifiants le déchirement intérieur de nombreuses personnes qui voulaient quitter la RDA ou qui se trouvèrent dans l’obligation de le faire : « J’aimerais plus que tout partir. Et je souhaiterais plus que tout rester »19. Par ailleurs, le manque de transparence complet des processus de décision officiels était oppressant : le visa de sortie du territoire pouvait être délivré immédiatement ou après plus de dix ans, dix années au cours desquelles on était en permanence confronté à des sentiments contradictoires. En même temps, la pratique est-allemande de délivrance des visas dans les années 70 et 80 refléta largement les paradoxes du système, la stabilité dans l’instabilité d’un Etat est-allemand totalement artificiel, mais aussi sa délégitimation croissante consécutive à une contradiction toujours plus éclatante entre la théorie propagée à cor et à cri et la pratique sous-jacente : d’un côté, tout départ était considéré officiellement, et même s’il avait reçu l’aval des autorités, comme « une tentative illégale de quitter le territoire » ; de l’autre pourtant, des milliers d’autorisations de sorties furent accordés.
17En même temps, le flux croissant des départs encourageait toujours plus de personnes à s’y joindre. Ceux qui voulaient partir développèrent une solidarité de plus en plus forte20. On collait un gros « A » sur sa voiture, qui ne se référait plus au A de (Fahr)-Anfänger, jeune conducteur, mais à l’initiale du terme Ausreise-Antragsteller, demandeur de départ en exil. Ou bien on mettait un voile blanc – comme celui des mariages – sur sa voiture. Des services religieux furent utilisés comme forums, ou bien on provoquait les organes de l’Etat par d’autres formes de protestation – des rassemblements, des prises de contact avec des correspondants de l’Ouest – pour forcer la main au régime et obtenir plus rapidement une autorisation de sortie. Dans les années 1980, les occupations d’ambassades occidentales jouèrent le même rôle quand on voulait obtenir l’asile politique. L’évolution du rapport de force en faveur des individus est bien illustrée par le fait que, dans la deuxième moitié des années 1980, il arrivait que des citoyens de RDA donnent du poids à leur demande d’un meilleur logement ou d’autres avantages en menaçant de déposer une demande de visa si on les leur refusait.
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18Il est intéressant de noter que l’intégration en RFA des immigrants en provenance de RDA se fit, du moins à première vue, largement sans tapage ni problème21 . D’abord, les personnes qui avaient franchi la frontière devaient parcourir en RFA un long cheminement bureaucratique : elles étaient envoyées dans des camps d’accueil d’urgence – à Gießen, Uelzen ou Berlin-Marienfelde – où les services secrets occidentaux et les autorités allemandes les interrogeaient. Derrière cela se cachait l’intérêt tout à fait compréhensible de l’Ouest pour la vie et le travail des arrivants, surtout quand ils avaient exercé des métiers qui touchaient à la sécurité ou quand ils avaient été des cadres importants. Mais on voulait aussi être informé des éventuelles voies de départ et des possibilités de fuite. Quand les personnes concernées avaient réussi à surmonter ce parcours bureaucratique parfois fort éprouvant et qu’elles étaient arrivées dans leur nouveau lieu de séjour, l’intégration apparente était d’abord assez rapide. En définitive, il s’agit jusqu’en 1961 – dans la période où le passage de la frontière était encore relativement facile – de personnes bien formées et compétentes, le marché du travail ouest-allemand en pleine expansion avait besoin, et qui de leur côté étaient désireuses de s’intégrer : le « miracle économique » ouest-allemand après la Seconde Guerre mondiale fut aussi un résultat de l’apport d’exilés d’Allemagne de l’Est. De plus, les nouveaux citoyens parlaient la même langue et ils avaient la même culture, de sorte que l’intégration sociale se faisait elle aussi facilement, d’autant que nombre d’entre eux avaient encore des parents en Allemagne de l’Ouest et qu’ils étaient accueillis par elles. En même temps le consensus anticommuniste qui était un élément fondateur de l’identité ouest-allemande permit à ces gens qui rejetaient la RDA de s’intégrer sans problème ; ils renforcèrent même ce consensus. Cela valait aussi pour ceux qui suivirent, les plus âgés et les retraités, car ils appartenaient à cette partie de la population est-allemande qui, en raison de sa socialisation à l’époque wilhelminienne, la République de Weimar ou l’époque nazie, n’était pas très profondément marquée par les principes de la société socialiste.
19Après 1984 un nombre croissant de personnes plus jeunes, socialisées en RDA, vinrent en RFA. À cette période, de surcroît, le taux de chômage était relativement élevé et où l’on était confronté à un flux important de migrants en provenance de différents pays de l’Est et à de nombreux demandeurs d’asile. Les recherches sur l’intégration de ces nouveaux arrivants n’étaient à l’époque pas particulièrement encouragées sur le plan politique, sans doute parce qu’il y avait en toile de fond le postulat politique intangible d’une unité de la Nation et qu’on ne voulait pas regarder en face certains problèmes. On notera que les ex-citoyens de RDA continuèrent alors à recevoir des aides financières importantes et un soutien dans leur recherche de travail et de logement. Cela explique sans doute que les rares enquêtes existantes constatent certes les succès et la rapidité de l’intégration des anciens Allemands de l’Est à un premier niveau – le travail et le logement – mais soulignent aussi souvent d’importants problèmes pour ce qui est de l’intégration psychologique et sociale, dans l’établissement de contacts avec leur nouvel entourage et la compatibilité entre les valeurs est- et ouest-allemandes. Ceci confirme le fossé croissant qui s’était creusé entre les Allemands de l’Est et de l’Ouest au fil des décennies – même s’il s’agissait d’un processus asymétrique. L’intérêt des Allemands de l’Est pour la RFA ne se démentait pas malgré la division, ils l’idéalisaient même en raison des déficiences de leur propre Etat. A l’inverse, les Allemands de l’Ouest s’étaient habitués, au plus tard dans les années 80, à vivre dans leur partie de l’Allemagne coupée en deux, et ils se montraient largement indifférents à ce qui se passait de l’autre côté de la frontière interallemande. De plus, l’afflux massif de centaines de milliers de citoyens est-allemands en 1989-90 fit que, pour la première fois, nombre d’entre eux ne pouvaient plus être intégrés sur le marché du travail ouest-allemand.
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20Pourtant on doit surtout retenir que les migrations interallemandes intervenues entre 1949 et 1989-90 signifiaient avant toute chose la banqueroute de la RDA. En « votant avec leurs pieds », plus de 4 millions de personnes se sont prononcées pour la RFA et contre la RDA22. Il serait trop facile et rapide d’expliquer ces départs par la simple attractivité économique de l’Allemagne de l’Ouest. En réalité, le mécontentement de nombreux Allemands de l’Est en matière économique, qui était d’ailleurs tout à fait légitime, était aussi, fondamentalement, une prise de position d’ordre politique contre l’économie socialiste planifiée. De plus, la fuite et le départ autorisé avaient en général plusieurs motivations, dont souvent le mécontentement face à la mise sous tutelle des individus et à l’endoctrinement par le système socialiste, ou même l’expérience concrète de discriminations ou de persécutions pour des raisons politiques ou religieuses.
21Tout cela eut des conséquences désastreuses sur l’image de la RDA à l’étranger. Qui plus est, le mouvement de départ et de fuite mit l’Etat SED dans une situation de plus en plus précaire dans la deuxième moitié des années 1980. La pratique plus souple de délivrance des visas ne fit pas disparaître la volonté croissante de la population est-allemande de partir, contrairement à ce que le pouvoir avait espéré ; au contraire, elle contribua à l’augmenter : toute personne qui partait constituait pour les candidats au départ potentiels un modèle qu’ils s’efforçaient de suivre. Lorsqu’à l’été 1989 les ambassades de Varsovie, Prague et Budapest se remplirent, et qu’un nombre croissant de personnes exprimèrent ainsi encore plus clairement leur désir de partir, cela signifia le début de la fin pour l’Etat SED. Le mouvement de départ qui s’est poursuivi même après la chute du Mur a finalement non seulement accéléré l’introduction du Deutsche Mark en Allemagne de l’Est, mais aussi rendu possible le succès des négociations interallemandes sur le rattachement de la RDA à la République fédérale d’Allemagne, de même que l’acceptation de l’Unification au niveau international lors des négociations 4 + 2 dès 1990 – à la date du 3 octobre23 . Sans ce « vote avec les pieds » dénué d’ambiguïté, la RDA d’avant 1989 n’aurait pas perdu autant de sa légitimité en interne et à l’international. Et la réunification des deux Etats allemands aurait très vraisemblablement traîné au-delà de 1990, elle serait peut-être même devenue tout à fait obsolète, si l’on pense à quel point la « fenêtre d’opportunité » pour la création d’une Allemagne unifiée était étroite en 1990. Si de surcroît on considère que ces événements interallemands ont également contribué à accélérer le processus de transformation de l’ensemble du Bloc de l’Est, y compris l’Union soviétique, modifiant de manière fondamentale le visage de l’Europe, et même du monde, alors on comprend pourquoi les images de la fin de l’été 1989 à l’ambassade de RFA à Prague et lors de la chute du Mur le 9 novembre 1989 se sont gravées si profondément dans notre mémoire collective.
Notes de bas de page
1 Wolfgang Jäger, Die Überwindung der Teilung. Der innerdeutsche Prozess der Vereinigung 1989/90, Stuttgart : DVA 1998 ; Werner Weidenfeld, Außenpolitik für die deutsche Einheit. Die Entscheidungsjahre 1989/90, Stuttgart : DVA 1998 ; Philipp Zelikow/Condoleezza Rice, Sternstunde der Diplomatie. Die deutsche Einheit und die Spaltung Europas, Berlin : Propyläen 1997 ; Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante ans. Les relations Est-Ouest 1943- 1990, Paris, Fayard 2001, S. 695-732 ; Alexander von Plato, Die Vereinigung Deutschlands – ein weltpolitisches Machtspiel . Bush, Kohl, Gorbatschow und die geheimen Moskauer Protokolle, Berlin : Christoph Links 2002.
2 Bernd Lindner, Die demokratische Revolution in der DDR 1989/90, Bonn : Bundeszentrale für politische Bildung 1998, p. 45 et p. 107 ; Thomas Flemming/Hagen Koch, Die Berliner Mauer . Geschichte eines politischen Bauwerks, Berlin-Brandenburg : be.bra 2001, p. 114-125.
3 Helge Heidemeyer, Flucht und Zuwanderung aus der SBZ/DDR 1945/1949 – 1961 . Die Flüchtlingspolitik der Bundesrepublik Deutschland bis zum Bau der Berliner Mauer, Düsseldorf : Droste 1994 ; Bettina Effner/Helge Heidemeyer (dir .), Flucht im geteilten Deutschland. Erinnerungsstätte Notaufnahmelager Marienfelde, Berlin-Brandenburg : be.bra 2006 ; Helge Heidemeyer, „ Antifaschistischer Schutzwall « oder„ Bankrotterklärung des Ulbricht-Regimes « ? Grenzsicherung und Grenzüberschreitung im doppelten Deutschlqnd, in : Udo Wengst/ Hermann Wentker (dir .), Das doppelte Deutschland. 40 Jahre Systemkonkurrenz, Berlin : Ch . Links Verlag 2008, S. 87-109.
4 Bettina Effner/Helge Heidemeyer, Die Flucht in Zahlen, in : Effner/Heidemeyer (dir .), Flucht, p. 27-31.
5 Christoph Kleßmann, Spaltung und Verflechtung – Ein Konzept zur integrierten Nachkriegsgeschichte 1945 bis 1990, in : Christoph Kleßmann/Peter Lautzas (dir .), Teilung und Integration. Die doppelte deutsche Nachkriegsgeschichte als wissenschaftliches und didaktisches Problem, Schwalbach/Ts . : Wochenschau 2005, p. 20-37 ; voir aussi Thomas Lindenberger, ‘Zonenrand’, ‘Sperrgebiet’ und ‘Westberlin’ – Deutschland als Grenzregion des Kalten Krieges, in : ibid., p. 97-112.
6 Bernd Eisenfeld/Roger Engelmann, 13. August 1961 : Mauerbau, Fluchtbewegung und Machtsicherung, Berlin : temmen 2001 ; Christine Brecht, Wege in den Westen, in : Effner/ Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 67-82 ; Flemming/Koch, Die Berliner Mauer.
7 Effner/Heidemeyer, Flucht, p. 21-31 .
8 Klaus Schroeder, Der SED-Staat . Geschichte und Strukturen der DDR, Munich : Hanser 1998, p. 191.
9 Ronge, Übersiedler, in : Werner Weidenfeld/Karl Rudolf Korte (dir.), Handbuch zur deutschen Einheit, Francfort/Main : Campus 1993, p. 643-648 (p. 645).
10 Heidemeyer, Flucht, p. 23-36.
11 Volker Ronge, Übersiedler, p. 643-648.
12 Hans-Hermann Hertle/Gerhard Sälter, Die Todesopfer an Mauer und Grenze. Probleme einer Bilanz des DDR-Grenzregimes, in : Deutschland Archiv 39 (2006), p. 667-676.
13 Heidemeyer, Flucht, p. 53-62 ; Ehrhart Neubert, Geschichte der Opposition in der DDR 1949 – 1989, Berlin : Ch. Links 1997, p. 133-138 ; Henrik Bispinck, Motive für Flucht und Ausreise aus der DDR, in : Effner/Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 49-65.
14 Heidemeyer, Flucht ; Gerhard Ritter, Die menschliche„ Sturmflut‘‘ aus der„ Ostzone‘‘ . Die Flucht aus der DDR und ihre Folgen für Berlin und die Bundesrepublik, in : Effner/Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 33-47.
15 Hans von Mangoldt, Staatsangehörigkeit, in : Weidenfeld/Korte (dir.), Handbuch, p. 603- 612.
16 Andrea Schmelz, Migration und Politik im geteilten Deutschland während des Kalten Krieges. Die West-Ost-Migration in die DDR in den 1950er und 1960er Jahren, Opladen : Leske + Budrich 2002 ; Cornelia Röhlke, Entscheidung für den Osten. Die West-Ost-Migration, in : Effner/Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 97-113.
17 Stefan Wolle, Die heile Welt der Diktatur . Alltag und Herrschaft in der DDR 1971-1989, Berlin : Ch. Links 1998, S. 283-289, p. 283f.
18 Heidemeyer, Flucht ; Stefan Wolle, Welt ; Elke Kimmel, Das Notaufnahmeverfahren, in : Effner/Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 115-133 ; Katja Augustin, Im Vorzimmer des Westens . Das Notaufnahmelager Marienfelde, in : ibid., p. 135- 151.
19 Wolf Biermann, Alle Lieder, Cologne : Kiepenheuer & Witsch 1991, p. 280.
20 Wolle, Welt, p. 287-289.
21 Volker Ronge, Von drüben nach hüben. DDR-Bürger im Westen, Wuppertal : Hartmann + Petit 8421985 ; Volker Ronge, Die soziale Integration von DDR-Übersiedlern in der Bundesrepublik Deutschland, in : Aus Politik und Zeitgeschichte, vol. 1-2 (1990), p. 39-47 ; Heidemeyer, Flucht ; Christine Brecht, Integration in der Bundesrepublik : Der schwierige Neuanfang, in : Effner/Heidemeyer (dir.), Flucht, p. 83-95 ; Elke Kimmel, Das Notaufnahmeverfahren, in : ibid., p. 115-133 ; Katja Augustin, Im Vorzimmer des Westens. Das Notaufnahmelager Marienfelde, in : ibid, S. 135-151.
22 Sigrid Meuschel, Legitimation und Parteiherrschaft in der DDR . Zum Paradox von Stabilität und Revolution in der DDR, Francfort/Main : Suhrkamp 1992 ; Michel Hubert, L’Allemagne en mutation. Histoire de la population allemande depuis 1815, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques 1995, p. 378-397 .
23 Dieter Grosser, Das Wagnis der Währungs-, Wirtschafts- und Sozialunion . Politische Zwänge im Konflikt mit ökonomischen Regeln, Stuttgart : DVA 1998 ; Jäger, Überwindung ; Weidenfeld, Außenpolitik ; Konrad H. Jarausch, Die unverhoffte Einheit 1989 – 1990, Francfort/ Main : Suhrkamp 1995 ; Charles S. Maier, Das Verschwinden der DDR und der Untergang des Kommunismus, Francfort/M . : S. Fischer 1997.
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