Hôtes importuns. Des Algériens en République fédérale pendant la guerre d’Algérie (1957-1962)
p. 119-129
Texte intégral
1Dans les années 1957 – 1962 la frontière franco-allemande fut le théâtre d’une activité importante. Ce constat ne surprend pas. Après tout, en période de normalisation des relations entre ces deux pays, de miracle économique allemand et d’approfondissement de l’intégration européenne les contacts s’intensifiaient aux plans économique, politique ou socio-culturel1.
2Toutefois une catégorie de voyageurs se comportait de manière peu traditionnelle. Ils voyageaient par exemple surtout dans un sens, de la France vers l’Allemagne. D’autre part ils ne franchissaient pas uniquement la frontière aux points de contrôle institutionnels, mais pour nombre d’entre eux en des points illégaux, ce que l’on appelait la « frontière verte »2. Il s’agissait, autre caractéristique, presque exclusivement de célibataires âgés de 20 à 45 ans, voyageant seuls. Pour la plupart ils étaient pauvres et démunis, ils ne parlaient pas l’allemand et ils étaient analphabètes3 .En outre ils n’étaient pas des citoyens français ordinaires, mais des « Français musulmans d’Algérie » (FMA). Enfin, en dépit de leurs passages de frontières à sens unique, ces FMA ne restèrent que provisoirement en Allemagne. Plus précisément leur immigration en République fédérale se limita aux six dernières années de la guerre d’indépendance franco-algérienne.
3On ignore le nombre précis des FMA qui se rendirent en Allemagne ; pour différentes raisons il ne fut jamais arrêté avec précision par le registre central de l’immigration (Ausländerzentralregister) du ministère de l’Intérieur (Bundesministerium des Inneren, BMI). Les nombreux clandestins se soustrayaient à l’obligation d’enregistrement. Parmi ceux qui entraient légalement la plupart évitaient le contact avec les autorités – comme ils l’avaient fait dans leur pays d’origine4.Ils changeaient souvent de résidence, et même la durée de leur séjour en République fédérale était très variable5 . S’ajoute à cela que la compétence pour la prise en charge des étrangers incombait aux Länder, ce qui compliquait un traitement et un dénombrement centralisés. Enfin, leur statut ne permettait pas de les enregistrer séparément puisqu’en termes de droit il convenait de les considérer comme français6 . Depuis le statut de l’Algérie de 1947, qui faisait des FMA des « citoyens », les documents d’identité français ne portaient pas de mention de leur appartenance7.En dépit de ces difficultés Bonn estimait qu’entre 1957 et 1963 entre 2.500 et 8.000 Algériens séjournèrent en République fédérale, la fourchette 3.000 à 5.000 semblant plus crédible8 .
4Comparée à l’immigration de travailleurs italiens, turcs et autres, qui commença vers la fin des années 1950, l’arrivée d’Algériens était donc de peu d’importance en temps comme en nombre9. Elle en resta au demeurant à la première phase, il n’y eut pas de regroupements familiaux et encore moins de création de communautés10.C’est pourquoi cette immigration apparaît au premier regard de peu d’importance. Et pourtant elle fut lourde de conséquences pour la République fédérale qu’elle menaça d’impliquer dans la guerre d’Algérie.
5En politique étrangère ce conflit colonial avait déjà placé la République fédérale dans une situation difficile. Les historiens Jean-Paul Cahn et Klaus-Jürgen Müller ont montré que Bonn se trouva dans l’obligation de louvoyer entre deux axiomes diplomatiques. Il importait d’une part de préserver l’exigence de représentation exclusive (Alleinvertretungsanspruch) tel que l’avait définie la doctrine Hallstein, et qui permettait d’isoler la RDA au plan international. Dans le cadre du processus de décolonisation, qui conduisait à la création de nombreux Etats nouveaux en Asie et en Afrique, ceci présupposait une attitude anticoloniale et, partant, une option proalgérienne . Il s’agissait in fine d’éviter la reconnaissance de la RDA par ces nouveaux Etats. Mais d’autre part Bonn se devait, dans le contexte de la guerre froide, de ne pas sacrifier l’intégration à l’Ouest ni la réconciliation et le partenariat avec la France. Surtout après l’amorce de la deuxième crise de Berlin, en novembre 1958, ceci revêtait une importance particulière aux yeux du chancelier Adenauer . Mais ceci impliquait en retour une fidélité absolue à l’alliance avec Paris, et donc un soutien dans la guerre d’Algérie. Cette contradiction insoluble imposait la neutralité la plus rigoureuse possible11 .
6Cependant l’arrivée d’Algériens sans ressources et leur présence fantomatique mit précisément en péril cette attitude de neutralité. Cette évolution n’échappa ni à la France ni au Front de Libération nationale et à ses alliés du monde arabe. C’est pourquoi la présente communication aura pour objet d’examiner comment la République fédérale a résolu la situation complexe créée par l’arrivée d’immigrés algériens. On cherchera à y montrer, ne serait-ce que schématiquement, que du point de vue de Bonn les Algériens n’ont jamais quitté leur statut d’hôtes importuns dont on souhaitait se débarrasser dès que possible tant pour des raisons de politique intérieure qu’extérieure. Avant de le démontrer il faut toutefois présenter les raisons qui ont conduit les Algériens à entrer en nombre croissant en Allemagne pendant la guerre et en quoi leur présence est devenue problématique pour Bonn12.
7L’arrivée d’Algériens en nombre croissant à partir de 1957 fut largement la conséquence de la dramatisation de la guerre, laquelle ne se déroulait pas seulement au Sud de la Méditerranée, mais de plus en plus en métropole également. Vers la fin des années cinquante quelque 250 000 à 300 000 Algériens vivaient en France, dans le Sud et dans les secteurs industriels de Paris, Lyon, Lille, Metz, Strasbourg et Belfort13. Cette population se trouva exposée à des pressions croissantes de la part du FLN et de son rival, le Mouvement national algérien (MNA), chacun tentant de contrôler les Algériens de métropole. Simultanément les pressions de la police et des services de sécurité français s’accrurent, l’objectif étant d’empêcher les activités nationalistes. L’addition de ces deux pressions prit de plus en plus une forme de violence pure et simple. Parallèlement au renforcement de la guerre de décolonisation entre Français et Algériens se développa une guerre civile interalgérienne14.
8La précarité de leur situation incita nombre d’Algériens à chercher refuge dans le pays voisin15. Les membres du FLN et du MNA tentèrent d’échapper aux autorités françaises afin de préserver leur liberté d’action. L’arrivée de l’ancien collaborateur de Vichy Maurice Papon aux fonctions de préfet de police de Paris, en mars 1958, constitue une césure particulière. Les mesures de répression policière s’intensifièrent. Même les chefs de la Fédération de France furent obligés de s’exiler à Cologne16 . Nombreux étaient aussi toutefois les Algériens qui quittèrent la métropole pour se protéger de leurs coreligionnaires, du FLN en particulier, qui ne reculait pas moins devant l’usage de la violence pour imposer son emprise à la population algérienne, surtout lorsque le paiement de l’impôt révolutionnaire était en cause17.
9Tout ceci explique certes pourquoi des Algériens quittaient la France. Reste à comprendre pourquoi ils firent de la République fédérale leur territoire d’accueil privilégié. Indépendamment de la proximité géographique et de la présence de nombreux Algériens dans le Nord-Est de la France, le statut sarrois de l’après-guerre joua un rôle décisif. Bien que ce protectorat français eût été réintégré politiquement à la République fédérale à partir du premier janvier 1957, des liens économiques étroits demeuraient avec la France. Jusqu’au 7 juillet 1959 la Sarre resta partie de la zone douanière française, ce qui facilitait l’entrée ou le passage d’Algériens vers le sol fédéral18 . A cela s’ajoutait le miracle économique des années 1950. Lui aussi attira quelques Algériens. En 1955 quelque 500 Algériens travaillaient dans l’industrie lourde et les mines de Sarre, mais la Ruhr devenait aussi un bassin d’emploi attrayant19 .Les accords douaniers du 8 décembre 1956 facilitaient le franchissement de la frontière : ils levaient les contrôles d’identité pour les citoyens français et allemands lors du passage d’un pays à l’autre. Cette décision s’avéra particulièrement favorable aux Algériens à qui les autorités françaises compétentes n’accordaient de visa qu’avec parcimonie20 .Du côté allemand on estimait aussi que l’article 16,2 de la Loi fondamentale rendait le territoire allemand attractif. La Frankfurter Allgemeine Zeitung fut le premier quotidien Ouest-européen qui abordât ouvertement la question du droit d’asile pour les Algériens en Allemagne21 .
10De telles exigences mirent le gouvernement fédéral dans l’embarras. L’arrivée d’Algériens plaça Bonn dans une situation inconfortable, entre deux pressions diplomatiques. La France n’appréciait guère de voir des Algériens émigrer en Allemagne. De tels développements contrecarraient les mesures antiterroristes de sa police et de ses services de sécurité. En cela ils entravaient l’efficacité de la lutte contre le FLN (et le MNA). Pour Paris la fuite d’un nombre croissant d’Algériens vers l’étranger engendrait un problème de sécurité nationale auquel il convenait d’apporter remède dans les meilleurs délais. C’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères et les services de sécurité français exercèrent des pressions constantes et croissantes afin que Bonn prît des mesures pour freiner l’immigration algérienne. L’attitude des autorités révéla d’ailleurs un paradoxe de la politique française envers les Algériens. D’une part elles insistaient auprès de leur partenaire allemand sur le fait que ceux-ci étaient de jure citoyens français – qui ne devaient par conséquent faire l’objet d’aucune discrimination, mais dans le même temps ils ne devaient ni ne pouvaient être traités comme tels au motif que se cachaient parmi eux des « criminels » et des « terroristes » des mouvements indépendantistes. Cette ambiguïté compliquait considérablement la définition de l’attitude allemande envers les immigrants algériens22 .Mais le FLN et ses alliés tentaient eux aussi d’influencer la position allemande. Le FLN affirmait que ces Algériens faisaient l’objet de persécutions politiques dans un pays injustement soumis à un régime colonial. Ils présentaient comme pure fiction la thèse d’une Algérie partie intégrante de la France. En se fondant sur l’inhumanité de la politique algérienne de la France ils demandaient à l’Allemagne d’adopter envers ces hommes au moins une attitude tolérante23 . La question du traitement des migrants algériens n’avait ainsi pas seulement un caractère juridique et administratif, elle revêtait une dimension hautement politique. L’enjeu n’était ici pas moins que la nationalité et l’identité politique des Algériens – et partant leur droit à l’indépendance et à la souveraineté nationale.
11Aussi des considérations diplomatiques suscitèrent-elles de fortes réticences à Bonn face au nombre croissant des arrivants. Dès août 1956 l’Auswärtiges Amt craignait que « la présence de nombreux Algériens en République fédérale […] et la possibilité qui en résultait de manifestations antifrançaises […] ne puissent contraindre les autorités fédérales à prendre position dans le conflit Nord-africain », ce qui serait « en contradiction avec la neutralité stricte observée par le gouvernement fédéral dans toutes les questions touchant à l’Afrique du Nord »24. On voulait éviter de se trouver en situation de choisir entre la fidélité à la France et les intérêts de l’Allemagne dans le monde arabe.
12Mais les réserves allemandes face à la présence algérienne avaient aussi des causes intérieures. Ainsi le ministre fédéral du Travail Anton Storch avait-il mis en garde de manière réitérée depuis octobre 1955 contre l’embauche de travailleurs algériens, craignant que ceux-ci ne s’intègrent pas à la vie économique allemande. Le recrutement d’étrangers devait se limiter à des spécialistes ou à des ouvriers disciplinés, de préférence d’origine européenne. Les Algériens ne passaient cependant ni pour bien formés, ni pour fiables, ni, comme on peut le constater, pour européens. On craignait avant tout que de mauvaises expériences avec des travailleurs algériens ne poussent les employeurs allemands à prendre leurs distances par rapport à la politique d’immigration du gouvernement25.On avait aussi des doutes quant aux réactions de l’opinion face aux Algériens. En 1955 et 1956 encore le stationnement de régiments nord-africains dans l’ancienne zone d’occupation française avait conduit à des protestations importantes de la population. Ces réserves montrent que l’image allemande des Nord-africains était fortement imprégnée de préjugés raciaux peu compatibles avec les thèses françaises qui les présentaient comme des ressortissants français – et donc européens. Comme en France même ils étaient souvent considérés comme des hommes violents et criminels. Aussi étaient-ils considérés également à Bonn comme une menace potentielle pour la sécurité et l’ordre publics26 .Ainsi des considérations intérieures poussaient-elles également à entraver autant que faire se pouvait l’arrivée d’Algériens.
13C’était plus facile à dire qu’à faire. Du point de vue juridique les Algériens restaient français. Tant qu’ils disposaient d’une carte d’identité française en règle on ne pouvait pas leur refuser l’entrée sur le territoire allemand. En dehors d’un renforcement des contrôles le long de la « frontière verte » il n’y avait pas grand-chose à faire.
14Une fois qu’ils étaient arrivés la situation se compliquait encore. Des séjours prolongés nécessitaient encore et toujours des autorisations de séjour et de travail qu’ils pouvaient toutefois obtenir sur présentation d’un passeport en règle. Ceux, peu nombreux, qui ne présentaient aux autorités locales qu’une carte d’identité obtenaient des autorisations provisoires conditionnées par la présentation ultérieure d’un passeport. Mais comme les autorités françaises ne leur établissaient que rarement ces documents, et comme la plupart des arrivants rechignaient à tout contact avec les autorités allemandes ou françaises, rares étaient ceux qui satisfaisaient à cette obligation27 .
15Si bien que les autorités allemandes furent bientôt confrontées à un problème administratif et social, surtout dans les centres urbains tels que Munich, Stuttgart, Francfort, Hambourg ou les villes de la Ruhr, car la réglementation faisait que nombre d’Algériens n’étaient pas seulement non répertoriés, mais sans travail ni domicile. Cette existence souterraine et ce dénuement entraînaient trois conséquences dont les effets négatifs ne devaient pas seulement concerner l’ordre et la sécurité publics, mais aussi la politique étrangère de Bonn, sans parler de ses effets sur la politique algérienne de la France. En premier lieu les Algériens étaient largement isolés et marginalisés. En second lieu le risque d’une augmentation de la criminalité entre Algériens existait. Enfin cette situation permettait au FLN et au MNA de recruter, de contrôler et de radicaliser leurs coreligionnaires en Allemagne comme c’était déjà le cas en France28.
16A cela s’ajoutait la question du droit d’asile, publiquement posée par la FAZ le 25 février 1958. Les autorités allemandes avaient obligation légale d’examiner le bien-fondé de toute demande. Pendant l’examen de son dossier le demandeur ne pouvait être ni extradé, ni refoulé, ni expulsé, même s’il avait pénétré illégalement sur le territoire29 .Mais comment traiter les demandeurs d’asile qui ne venaient pas d’un état dictatorial ni totalitaire, mais d’un pays qui avait littéralement inventé les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, et qui était de surcroît l’un des alliés les plus proches de la RFA ? Les autorités françaises combattaient évidemment avec fougue l’application du droit d’asile aux Algériens. Le ministère des Affaires étrangères craignait qu’un précédent, venant à faire tâche d’huile, ne compliquât la politique algérienne de la France, laquelle reposait finalement sur l’argument que les Algériens n’étaient exposés à aucune persécution, que le FLN et le MNA n’étaient pas des mouvements représentatifs ni légitimes, mais bien des organisations terroristes. Il fallait éviter que la République fédérale, en accordant le droit d’asile, vînt à contrecarrer ces arguments au plan international30.Aussi les diplomates français exerçaient-ils de fortes pressions sur l’Auswärtiges Amt, lequel faisait de son mieux en pleine crise de Berlin pour se montrer conciliant. Indépendamment du fait que la République fédérale ne reconnut jamais le FLN ni le gouvernement en exil qu’il avait créé en septembre 1958, le procureur général (Generalbundesanwalt) engagea au début de 1960 des poursuites contre le Front pour avoir enfreint les articles 128 et 129 du code pénal31. Cette action devait permettre aux autorités allemandes de classer les membres et les sympathisants du FLN « éléments criminels » auxquels l’asile serait donc refusé32 . La thèse était que le droit d’asile ne pouvait pas s’appliquer aux Algériens, car in fine leur pays d’origine était « un Etat fondé sur le droit de caractère occidental » à propos duquel on « ne pourrait conclure à la réalité de mesures de persécutions que dès lors que l’on disposerait d’éléments de soupçons fondés sur des circonstances de faits [criminels] suffisants ». Cette position de prudence fut en outre confortée par des décisions des tribunaux administratifs d’Ansbach et de Bavière33 .
17En dépit de cette lecture qui leur était défavorable la présence d’un nombre croissant d’Algériens sans ressources plaçait la République fédérale dans l’obligation de trouver des solutions. Par ailleurs Bonn avait souci de ne pas trop hypothéquer ses relations avec le monde arabe en se montrant par trop intransigeante envers ces Algériens. A partir d’octobre 1958 surtout le ministère fédéral de l’Intérieur élabora des dispositions particulières pour les immigrés algériens. On offrit par exemple la possibilité à des Algériens munis de cartes d’identité en règle de prolonger leur autorisation de séjour et même leur autorisation de travail. Ces documents de faveur n’étaient cependant accordés qu’à une double condition : d’une part il incombait aux Algériens de se présenter régulièrement aux services des étrangers dont ils dépendaient et de l’autre ils devaient renoncer à toute activité qui pouvait être interprétée comme des agissements politiques, subversifs et antifrançais34 .Les Algériens sans papiers séjournant illégalement en République fédérale pouvaient également prétendre sous ces conditions à une autorisation de séjour dans la mesure où ils étaient capables de démontrer de manière crédible qu’un retour en France donnerait lieu à des poursuites politiques. A la place des passeports, réservés aux demandeurs d’asile, ces Algériens obtenaient des « cartes bleues » (blaue Karten) qui permettaient au moins à la police de les enregistrer, de les encadrer et de les surveiller35 .
18Ces dispositions spécifiques résultaient d’un certain nombre de considérations. L’attribution d’autorisations de résidence et de travail visait par exemple à éviter des activités criminelles et à préserver ainsi l’ordre et la sécurité. En les traitant avec souplesse on cherchait en outre à éviter la politisation et la radicalisation de ces immigrants et à endiguer ainsi les agissements du FLN et du MNA . Simultanément on espérait, en les acceptant, les soumettre à un contrôle policier plus étroit, ce qui devait aussi aider les autorités françaises dans leur combat contre le nationalisme algérien. Enfin on espérait obtenir un effet dissuasif sur les Algériens à travers les limitations temporelles et spatiales et autres dispositions auxquelles étaient soumises les autorisations de séjour, et éviter par là que le nombre de ces étrangers crût davantage encore36. Afin de renforcer dissuasion et contrôle le ministère de l’Intérieur introduisit à l’automne 1959 pour les arrivants algériens une procédure spécifique de comptage et d’empreintes digitales, bien que ces dispositions fussent contraires à celles qui régissaient le traitement des citoyens français37 . L’office fédéral de la criminalité (Bundeskriminalamt) instaura en outre en décembre 1959 l’« office central des Affaires algériennes » (Meldekopf für Algerienangelegenheiten), dans l’espoir d’obtenir une vue d’ensemble de la présence algérienne en République fédérale38 .Le ministère fédéral de l’Intérieur pensa même rétablir une obligation de visa pour les Algériens, mais même la France recula devant des mesures aussi discriminatoires, pour des raisons de politique étrangère39.Ces mesures n’étaient pas seulement destinées à être dissuasives, elles devaient avant tout faciliter la recherche et l’identification des nationalistes algériens que la France avait interdits de sortie du territoire. A cette fin les Renseignements généraux transmirent au BMI des dizaines de milliers de notes extraites de leurs registres personnels confidentiels, le « fichier Z »40.
19Tout ceci montre pour conclure que Bonn ne fit preuve envers les Algériens, sur son territoire, que d’une attitude modérément tolérante et souple. Bien qu’elle ne pût les refouler à la frontière et qu’elle évitât de les expulser, la République fédérale fit tout son possible pour les soumettre à un contrôle policier étroit. Les mesures de nature restrictive, voire partiellement discriminatoires, qui furent introduites entre 1958 et 1962 pour traiter les immigrants algériens, répondaient à trois objectifs cohérents. D’une part elles étaient censées avoir un effet dissuasif, afin de faire baisser leur nombre ; ensuite elles devaient permettre aux autorités allemandes de mieux les recenser et les contrôler ; last but not least, elles devaient endiguer les activités subversives du FLN et du MNA. Ces objectifs montrent que, face aux Algériens et à la guerre d’Algérie, Bonn penchait plutôt du côté de la France. On ne pouvait plus parler ici de neutralité.
20On reconnaît toutefois un paradoxe dans l’attitude du gouvernement fédéral face aux immigrés algériens. Bien que Bonn essayât par des mesures adéquates de soutenir la France dans son combat contre l’indépendantisme algérien, ces mêmes mesures montraient combien peu naturelle et réaliste était la situation des Algériens et, partant, de l’Algérie. Finalement les autorités allemandes ne considéraient pas plus les Algériens comme des citoyens français que ne le faisait la France elle-même. Le seul fait que le gouvernement allemand s’efforçât de s’en tenir à une attitude de neutralité, même s’il n’y parvenait pas toujours, comme le montre la gestion administrative de la présence algérienne en Allemagne entre 1957 et 1962, montre que Bonn n’accordait aucun crédit à la fiction de l’« Algérie française ». La solution algérienne apparaissait comme une question de temps. En attendant la solution du conflit il importait de soutenir malgré tout la politique algérienne de la France. Tant que dura la guerre, par égard pour le rapprochement franco-allemand, les immigrés algériens restèrent, au moins aux yeux des autorités fédérales, des hôtes importuns.
Notes de bas de page
1 Voir Ulrich Lappenküper, Die deutsch-französischen Beziehungen, 1949-1963. Von der„ Erbfeindschaft“zur„ Entente élémentaire“, 2 vol. (München, 2001), ou encore Hélène Miard-Delacroix & Rainer Hudemann (Hrsg.), Wandel und Integration . Deutsch-französische Annäherung der fünfziger Jahre (München, 2005).
2 Ministère des Affaires Etrangères (MAE), Paris, EU/RFA/1272, Dépêche no. 148 du Quai d’Orsay au ministère de l’Intérieur, 24.9.1958 ; Bundesarchiv, Koblenz (BA/K), Aufzeichnung, Sicherheitsabteilung VIA an Staatssekretär (StS) im Bundesministerium des Innern (BMI) Ritter von Lex, 26.6.1959 .
3 Neil MacMaster, Colonial Migrants and Racism. Algerians in France, 1900-62 (Basingstoke, 1997), 12.
4 PA/AA, B25/11, Schreiben des Präsidenten der Bundesanstalt für Arbeitsvermittlung an das BM für Arbeit und Sozialordnung, 5.1.1960 .
5 BA/K, B106/15779, Niederschrift einer Besprechung mit den Vertretern der Landesministerien des Innern (LMI), 10.10.1958 ; PA/AA, B25/4, Schreiben des BMI an das Auswärtige Amt (AA), 13.11.1958 ; B25/11, Schreiben des BMI an das AA, 26.11.1959 .
6 Voir e.a. Louis-Augustin Barrière, Le statut personnel des musulmans d’Algérie de 1834 à 1962 (Dijon, 1993) ; John Barzman, « Citoyens, sujets, immigrés : quelques aspects de la législation française en Algérie et à l’égard des personnes originaires d’Algérie », Cahiers de sociologie économique et culturelle/Ethnopsychologie 21/1 (1994), 111-27 ; Laure Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et Société 48 (2001) : 557 – 80 ; Kamel Kateb, Européens, « indigènes », et Juifs en Algérie, 1830-1962 : Représentations et réalités des populations (Paris, 2001).
7 Alexis Spire, « Semblables et pourtant différents. La citoyenneté paradoxale des < Français Musulmans d’Algérie > en Métropole », Genèses 53 (2003), 57-8.
8 PA/AA, B25/11, Schreiben vom AA an das BMI & BM für Arbeit, 6.10.1959 ; Schreiben des BMI an das AA, 26.11.1959 ;„ Emigranten auf Zeit, « Rheinischer Merkur (Bonn), 3.3.1961 ; „ Viertausend Algerier in Deutschland, « FAZ, 29.3.1962 ; BA/K, B106/47459, Schnellbrief vom AA an das BMI, 20.7.1963 .
9 Voir Thomas Bauer & Klaus F. Zimmermann, „ Gastarbeiter und Wirtschaftsentwicklung im Nachkriegsdeutschland, « Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte 2 (1996), 73-108 ; Stephen Castles, „ The Guests Who Stayed – The Debate on ‚Foreigners Policy’ in the German Federal Republic, « International Migration Review 19/3 (1985), 517-34 ; Ulrich Herbert, Geschichte der Ausländerpolitik in Deutschland (Bonn, 2003), 202-216 .
10 MacMaster, Colonial Migrants, 10 ; Abdelmalek Sayed, « Les trois < âges > de l’émigration algérienne », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, XV (1977), 59-79.
11 Jean-Paul Cahn et Klaus-Jürgen Müller, La République fédérale d’Allemagne et la Guerre d’Algérie 1954-1962 : Perceptions, implications et retombées diplomatiques (Paris, 2003) . Voir aussi Nassima Bougherara, Les rapports franco-allemands à l’épreuve de la question algérienne (1955-1963), (Berne, 2006) ; Mathilde von Bülow, „ The foreign policy of the Federal Republic of Germany, Franco-German relations, and the Algerian war, 1954-62’’, PhD Thesis (Cambridge University, 2006), parties 1 et 5.
12 Pour plus ample informé, voir les chap. 2 et 6 de Mathilde von Bülow, „ Foreign policy’’, en préparation.
13 Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France 1912-1992 (Paris, 1992), 143-5 ; Marcel Streng, „‘Abrechnung unter Nordafrikanern ? ’Algerische Migranten im Alltag der französischen Gesellschaft während des Algerienkriegs (1954-1962)‘‘, Werkstattgeschichte 35 (2003) : 65 .
14 Voir Linda Amiri, La Bataille de France : La guerre d’Algérie en Métropole (Paris, 2004) ; Mohammed Harbi, Le FLN : Mirage ou Réalité ? Des origines à la prise de pouvoir (1945-1962), 2e éd. (Paris, 1985), 143-58 ; Ali Haroun, La Septième Wilaya : La Guerre du FLN en France 1954-1962 (Paris, 1986), en particulier. 1, 15 et 18 ; Jim House & Neil MacMaster, Paris 1961 : Algerians, State Terror and Post-Colonial Memories (Oxford, 2006), partie I ; Jacques Simon, L’Immigration algérienne en France des origines à l’indépendance (Paris, 2000), partie IV ; Alexis Spire, Étrangers à la carte : L’administration de l’immigration en France (1945-1975) (Paris, 2005), 6 ; Stora, Ils venaient d’Algérie, partie II ; Vincent Viet, La France immigrée. Construction d’une politique 1914- 1997 (Paris, Fayard, 1998), partie II, II.
15 On estimait à quelque 800 le nombre des Algeriens vivant en Suisse. Pour la Belgique on indique le nombre de 1 500. La République fédérale se trouva ainsi héberger le plus grand nombre d’Algériens en Europe ; voir Marc Perrenoud, « La Suisse et les accords d’Evian : La politique de la Confédération à la fin de la guerre d’Algérie (1959-1962) », Politorbis . Revue trimestrielle de la politique étrangère 31/2 (2002), 4 ; Stora, Ils venaient d’Algérie, 148.
16 Amiri, Bataille de France, 56-61 ; Mohammed Harbi, Une vie debout : Mémoires politiques 1945- 1962, tome I (Paris, 2001), 222 ; House et MacMaster, Paris 1961, 26-32 et part. 1 ; MacMaster, Colonial Migrants, 196-7.
17 BA/K, B106/5350, Schreiben des LMI Baden-Württemberg an das BMI, 14.5.1958 .
18 Cahn et Müller, RFA et Guerre d’Algérie, 197-8 ; Stora, Ils venaient d’Algérie, 147.
19 Ibidem et PA/AA, B25/7, Schreiben des BM für Arbeit an das BMI & AA, 7.8.1956 ; BA/K, B106/63320, Vermerk, Referat VIB5/BMI, 10.6.1958 ; B106/5350, Vermerk, Referat IB3/ BMI, 2.10.1958 ; MAE, EU/RFA/1272, Dépêche no. 658 de l’Ambassade de France à Bonn, 8.4.1958.
20 MAE, MLA/2, Instructions de l’Ambassade de France à Bonn aux consuls, 21.1.1958 ; EU/ RFA/1272, Dépêche no. 658 de l’Ambassade de France à Bonn, 8.4.1958 ; BA/K, B106/5350, Notiz an Breull, IB3/BMI, für die am 18./19.7.1960 stattfindende deutsch-französische Besprechung, undatiert .
21 Algerier flüchten in die Bundesrepublik’’, FAZ, 25.2.1958 ; MAE, EU/RFA/1272, Dépêche no. 52 de la Direction générale politique du MAE à l’Ambassade de France à Bonn, 21.3.1958 .
22 Mathilde von Bülow, „ Exposing the ‘paradoxical citizenship’ : French authorities’ responses to the Algerian presence in Federal Germany during the Algerian war (1954-62)’’, in Martin Thomas (Hrsg.), The French Colonial Mind, 2 vols. (à paraître, Lincoln NE, 2009).
23 39. Kabinettssitzung, 22.10.1958, in Ulrich Enders und Christoph Schawe (Hrsg.), Die Kabinettsprotokolle der Bundesregierung, Bd. 11 – 1958 (München, 2002), 366 ; PA/AA, B25/9, Aufzeichnung, StS van Scherpenberg, 13.11.1958 .
24 PA/AA, B25/7, Vermerk, Referat 302 an Abt. 5, 28.8.1956 .
25 Fortsetzung der 100. Kabinettssitzung, 15.10.1955, in Michael Hollmann und Kai von Jena (Hrsgg.), Die Kabinettsprotokolle der Bundesregierung, Bd. 8 – 1955 (München, 1997), 584-5 ; PA/ AA, B25/7, Schreiben des BM für Arbeit an das BMI & AA, 7.8.1956. Voir aussi Karen Schönwälder, „ Why Germany’s guestworkers were largely Europeans : The selective principles of post-war labour recruitment’’, Ethnic and Racial Studies 27/2 (2004), 248-65.
26 Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT), Vincennes, 14S/20* (sur dérogation), Dépêche no. 34 de l’Ambassade de France à Bonn, 11.1.1956 ; Dépêche no. 281 de l’Ambassade de France à Bonn, 29.2.1956 ; PA/AA, B24/321/F1, Aufzeichnung, von Baudissin, 7.11.1956 . Voir également Cahn et Müller, RFA et Guerre d’Algérie, 64, 144 .
27 MAE, MLA/2, Dépêche no. 1245 de l’Ambassade de France à Bonn, 29.7.1957 ; EU/RFA/1272, Dépêche no. 408 de l’Ambassade de France à Bonn, 27.2.1958 .
28 Ibid.
29 PA/AA, B25/4, Schreiben Nr. 134 des BMI an das AA, 26.2.1958 ; MAE, EU/RFA/1272, Dépêche no. 472 de l’Ambassade de France à Bonn, 26.2.1958 .
30 MAE, EU/RFA/1272, Note de la Direction des Affaires sociales et administratives du MAE, 18.3.1958 ; dépêche no. 52 de la Direction générale politique, 21.3.1958.
31 BA/K, B131/214, Schreiben Nr. 1310 vom Landeskriminalamt (LKA) Baden-Württemberg an das Bundeskriminalamt (BKA), 22.2.1960.
32 PA/AA, B25/4, Informationsfunk der Bundesregierung, 28.2.1958 .
33 BA/K, B106/47459, Schreiben des bayerischen Staatsministeriums des Innern an das BMI, 22.2.1960 (Zitat) ; Schlußbericht Nr. 5621 des Verwaltungsgerichts Ansbach, 8.2.1961 ; Beschluß Nr. 66 des Bayerischen Verwaltungsgerichtshofes, VIII. Senat, 21.6.1961 .
34 PA/AA, Vermerk, Referat 502, 8.10.1958 ; BA/K, B106/15779, Vermerk, Referat IB3/BMI, 21.10.1958 ; B106/15779, Schreiben des BMI an die LMI, 13.11.1958.
35 MAE, MLA/2, Télégramme no. 3027 de l’Ambassade de France à Bonn, 28.11.1958 ; BA/K, B106/5352, Vermerk für StS Ritter von Lex, 20.1.1960 .
36 BA/K, B106/5350, Vermerk, Referat IB3/BMI 2.10.1958 ; B106/15779, Aufzeichnung, Referat IB3/BMI, 21.10.1958 ; B106/15778, Schnellbrief des BMI an das LMI Hessen, 3.3.1960 .
37 BA/K, B106/15779, Schnellbrief des BMI, 22.12.1959 ; B106/5350, Vermerk, Referat VIA3/BMI, 21.7.1960.
38 BA/K, B131/198, Wochenbericht der Sicherungsgruppe Bonn an das BKA, 13.5.1960 .
39 PA/AA, B25/12, Zuschrift, Referat 204 an Referat 502, 16.7.1959 ; Vermerk, Referat 204, 20.7.1959 ; MAE, MLA/4, note pour la mission de liaison pour les affaires algériennes, 31.8.1959.
40 BA/K, B106/15779, Vermerk, Referat VIA3/BMI, 16.12.1958 ; B106/5350, Vermerk, Referat IB3/BMI, 29.8.1962.
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