Une identité impossible ? Le cas des demandeurs d’asile politique déboutés
p. 83-90
Texte intégral
1Le cas des demandeurs d’asile politique déboutés et plus largement des étrangers tolérés, qui a été en Allemagne l’objet d’un vif débat ces dernières semaines, prouve à quel point les questions de migration et d’identité y sont actuelles et préoccupent les responsables politiques comme les citoyens. Il s’agit de s’intéresser ici à une migration bien particulière vers l’Allemagne, celle des demandeurs d’asile politique, les « Asylbewerber ». On a beaucoup parlé de ce flux migratoire en Allemagne depuis les années 1980/1990, même si la tendance du nombre d’arrivées est nettement à la baisse depuis le milieu des années 1990. En 2004, les demandeurs d’asile ont ainsi représenté environ 6 % des entrées d’étrangers en Allemagne. Nous pouvons ainsi déjà retenir qu’en 2005, 28 910 demandes d’asile ont été déposées auprès du Bundesamt für Migration und Flüchtlinge, l’Office fédéral pour la migration et les réfugiés, qui est en charge des procédures administratives d’asile. L’immense majorité de ces demandeurs va être, comme c’est le cas depuis la fin des années 1970, déboutée de sa demande et devra en théorie quitter le territoire fédéral. Mais dans de nombreux cas, ces étrangers ne seront pas expulsés, pour diverses raisons, et vont séjourner un certain temps, généralement plusieurs années, en Allemagne avec le statut d’étranger toléré, « geduldeter Ausländer », un statut très précaire qui sera décrit plus loin. Dans le cadre d’une thèse consacrée aux demandeurs d’asile politique, j’ai mené des entretiens avec sept de ces demandeurs d’asile déboutés tolérés et leurs familles, entretiens qui seront ma source principale pour montrer l’acuité avec laquelle la question de l’identité se pose à ces personnes. J’essaierai donc de décrire leurs conditions de vie et surtout les conséquences psychosociales de la précarité de leur séjour, particulièrement grandes sur les enfants. Pour tous, les rapports à soi et à l’Autre sont marqués d’une grande ambivalence et d’une grande fragilité. C’est ce qui m’a amené à me poser la question de l’impossibilité d’une identité pour ces étrangers, qui ne peuvent s’appuyer sur leur appartenance ni à leur pays d’origine, ni à leur pays d’accueil.
2Comme mentionné précédemment, en 2005, 28 910 demandes d’asile ont été déposées en Allemagne. Les trois principaux pays d’origine des demandeurs étaient la Serbie-Monténégro, la Turquie et l’Irak, suivis par la Fédération de Russie, le Vietnam, la Syrie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, l’Afghanistan et la Chine. Il s’agit là d’une tendance démographique forte, puisque l’Asie et l’Europe de l’Est représentent les plus importantes régions d’origine des demandeurs d’asile depuis plusieurs décennies. Pour comparaison, en 2005, la France a reçu plus de 50 000 demandes, les Etats-Unis 48 000 et l’Angleterre 30 000 ; l’Allemagne est donc actuellement le quatrième pays d’asile au monde en chiffres absolus, le 18e si on rapporte le nombre de demandeurs d’asile à la population. Le nombre de ces demandes ne cesse de baisser depuis 1993, date d’une modification constitutionnelle importante du droit d’asile, suivie de restrictions législatives régulières, la dernière datant de 2004. A cela s’ajoutent les mesures prises au niveau européen, qui contribuent également à la diminution du nombre de demandes d’asile.
3Il est intéressant d’observer les décisions prises au terme de la procédure devant le Bundesamt . Ces indications sont nécessaires pour bien comprendre la situation des étrangers dont il est question ici : en 2005, 48 102 décisions ont été prises. 5,2 % des demandeurs ont été reconnus réfugiés et obtenu une autorisation de séjour. 57,1 % ont été déboutés et 36,4 % ont vu leurs dossiers rejetés sur des critères de forme, sans examen du fond de leur demande. Cela signifie que pour 2005, 93,5 % des demandeurs étaient susceptibles de vivre en Allemagne sous le statut de la tolérance, « Duldung », soit qu’ils entament une procédure judiciaire, soit qu’ils ne soient pas expulsables pour une raison pratique ou humanitaire. Au 31 décembre 2005, 179 000 étrangers étaient tolérés en Allemagne, dont la majorité sont des demandeurs d’asile déboutés. Notons que la procédure d’asile peut être très brève, quelques mois, mais aussi très longue, 2-4-6 ans, voire plus.
4Cette « Duldung », obtenue par les demandeurs déboutés, est inscrite au § 60a de la loi sur le séjour des étrangers, sous le titre « suspension provisoire de l’expulsion ». Citons l’alinéa 2 : « l’expulsion de l’étranger est à suspendre, tant qu’elle est impossible pour des raisons matérielles ou de droit et qu’une autorisation de séjour n’est pas accordée ». Alinéa 3 : « l’obligation de quitter le territoire de l’étranger dont l’expulsion est suspendue reste inchangée ». Il s’agit donc d’un droit de séjour en négatif, par défaut d’expulsion, celle-ci représentant pour l’étranger comme une épée de Damoclès . L’abrogation de la tolérance avait été demandée par les associations de défense des réfugiés en 2004, mais elle a été maintenue, avec des possibilités légèrement plus étendues de transformer la « Duldung » en autorisation de séjour sous certaines conditions.
5La restriction la plus importante et quasiment unique en Europe est la limitation de la liberté de circulation des étrangers tolérés, la « Residenzpflicht ». La tolérance limite en effet les mouvements de l’étranger et des membres de sa famille au Land, au Landkreis plus fréquemment, à la commune parfois. Toute sortie de la zone de tolérance fait l’objet d’une autorisation et est source de complications administratives. La deuxième restriction concerne le droit de travailler. Les étrangers tolérés n’obtiennent que difficilement une autorisation de travail, et si c’est le cas, seulement pour la durée pour laquelle la tolérance leur est accordée, c’est-à-dire 15 jours, un mois, trois mois maximum. Les tolérés vivent donc généralement d’aides sociales, ce qui leur est reproché ; ces aides sont réglementées par une loi spécifique, elles sont réduites et surtout la plupart des prestations sont accordées en nature (paquets alimentaires deux à trois fois par semaine, paquets de produits d’hygiène mensuellement). Ces prestations sont souvent vécues comme des humiliations répétées, de même que les conditions d’hébergement, également fréquemment source de conflits avec les administrations. Enfin, l’accès aux soins médicaux est limité aux urgences et maladies aiguës, à l’exception des grossesses, et les tolérés n’ont pas ou très peu accès à la médecine prophylactique ou psychothérapeutique.
6Sept des demandeurs rencontrés lors de ma série d’interviews vivaient dans ces conditions ; les entretiens ont eu lieu en avril 2004, à Tübingen, par l’entremise d’un ami avocat ou des demandeurs eux-mêmes. Le but de ces rencontres, qui duraient environ une heure et étaient menées en allemand, français ou anglais, était un travail qualitatif, de recueil de paroles, et de compréhension des parcours et du vécu de ces personnes. J’ai utilisé pour cela la méthode de l’entretien semi-directif, à l’aide d’une grille de questions ouvertes sur les conditions de vie avant la fuite du pays d’origine, les motifs et les moyens de cette fuite, la procédure d’asile en Allemagne, les conditions de vie depuis l’arrivée en Allemagne et les vues des demandeurs par rapport à leur avenir, à leur pays d’origine et à l’Allemagne. Les difficultés identitaires des demandeurs d’asile déboutés sont alors apparues très clairement.
7Il est impossible de rendre ici les récits de toutes les personnes rencontrées, c’est pourquoi nous nous appuierons sur le vécu de quatre familles de demandeurs d’asile pour illustrer ces questions identitaires, et la façon dont elles se posent différemment selon le rang générationnel occupé par l’individu, parent ou enfant. Le point commun des parcours de ces familles est d’avoir été déboutées du droit d’asile, d’être expulsables, et de s’être maintenues sur le territoire fédéral pour différents motifs sous le régime de la « Duldung » : l’un de mes interlocuteurs fut le père d’une famille irakienne de 10 enfants. Ils avaient fui la première guerre du Golfe, dans laquelle leur maison avait brûlé, et étaient présents en Allemagne depuis 9 ans. Ce père n’avait jamais travaillé en Allemagne et toute la famille vivait depuis 7 ans avec une « Duldung » renouvelée tous les 3 mois, limitée au Landkreis de Tübingen. Une autre famille, algérienne, m’a reçue. Il s’agissait d’un couple de trentenaires et de trois jeunes enfants, dont 2 nés en Allemagne ; le père était journaliste et avait été menacé par le FIS, ils étaient présents sur le territoire depuis 5 ans. Le père ne travaillait plus depuis 1 an et demi, depuis qu’ils étaient sous le coup de « Duldungen » d’un mois, limitées à la commune de Rottenburg . Je me suis entretenue également avec le fils de demandeurs roms de Bosnie-Herzégovine. Sa famille était arrivée 15 ans plus tôt en Allemagne, fuyant la guerre, ses parents avaient des « Duldungen » de 3 mois, lui de 2 semaines, limitées au Land de Bade-Wurtemberg . Enfin, une jeune Libanaise de 18 ans m’a accordé une interview ; sa famille avait fui la pauvreté et se trouvait en Allemagne depuis 11 ans. Il s’agissait de la famille la plus intégrée, puisque la plupart des membres avaient un travail, malgré la tolérance de 3 mois, limitée au Bade-Wurtemberg .
8A chaque fois, la souffrance de ces personnes était évidente. Pour autant qu’il soit légitime d’établir une telle comparaison, on peut dire que les demandeurs d’asile déboutés partagent les mêmes difficultés que les autres migrants, mais à un degré encore plus élevé, de par les circonstances de leur migration et leurs conditions de vie en Allemagne. Les demandeurs d’asile, déboutés ou non, partagent avec les autres migrants les douleurs de l’exil, c’est-à-dire de la séparation. Les pertes familiales, sociales et culturelles sont immenses, comme la séparation de la famille, des amis, la dislocation des réseaux de connaissance établis depuis plusieurs années, l’environnement et ses codes socioculturels sont totalement changés, sans parler de la difficulté première, la difficulté linguistique, qui rend le quotidien extrêmement difficile, au moins dans un premier temps. Après l’euphorie provoquée par l’arrivée, les demandeurs connaissent un véritable deuil au vu des pertes subies, qu’ils n’avaient pas forcément mesurées avant le départ. Ils n’avaient souvent pas imaginé le déclassement social et professionnel entraîné par leur migration. Certains ressentent également une profonde culpabilité envers ceux qu’ils ont laissés derrière eux. Et si tous les demandeurs n’ont pas été persécutés politiquement, la plupart d’entre eux ont connu dans leur pays une détresse, une peur immense, sans parler de traumatismes, tortures et autres, qui les ont poussés à la fuite, et les ont souvent fragilisés plus que d’autres catégories de migrants.
9Tous les migrants connaissent ce stress du déracinement, et leur intégration à la société d’accueil dépend en partie de la façon dont ils vont surmonter ce stress. Lorsqu’ils arrivent en Allemagne, ou dans un autre pays européen, les demandeurs d’asile se trouvent face à des obstacles démultipliés et dans une lutte permanente, principalement pour pérenniser leur séjour. Cette guerre des nerfs les épuise et va influencer de façon négative la constitution de leur nouvelle identité et leur rapport à leur pays d’accueil. Il me semble qu’il y a là une différence fondamentale entre les demandeurs d’asile et les migrants familiaux ou de travail, dans la façon dont ils sont accueillis et dans les possibilités qu’ils ont de s’intégrer à la société allemande. Les demandeurs d’asile se trouvent face à un rejet administratif et politique certain. Ils le ressentent pendant toute la procédure, et dans leurs rapports quotidiens avec les administrations, dont ils sont entièrement dépendants. Ils sont hébergés à part, dans des centres d’hébergement collectifs ou semi-collectifs réservés, et connaissent parfois pendant des années cette forme d’exclusion sociale. Généralement, ils travaillent pendant la procédure elle-même, puis avec le rejet de la demande et la tolérance du séjour, ils perdent leur emploi et avec lui leurs seuls contacts sociaux avec des Allemands ou d’autres étrangers. Nous avons vu également qu’ils ne sont pas libres de leurs mouvements, qu’ils ne disposent que de peu d’argent liquide, etc.
10Leur rapport à l’Allemagne est donc marqué par une grande ambivalence ; de pays idéalisé, sur lequel se fondaient leurs espoirs, l’Allemagne devient le lieu d’une immense déception et d’une grande frustration. Les demandeurs d’asile adultes peuvent aller jusqu’au rejet de l’Allemagne. Le demandeur algérien a déclaré par exemple « Pour moi l’Allemagne c’est négatif. Je déteste ce pays-là ». Ce rejet, allié à l’exclusion sociale décrite plus haut, est une des explications du non-apprentissage de l’allemand d’une part et de la permanence de comportements amenés du pays d’origine d’autre part. Je pense là en particulier au maintien du machisme dans les familles même après plusieurs années de séjour en Allemagne. Dans le même temps, l’Allemagne reste le pays sauveur, et avant tout celui de la sécurité, un bienfait auquel ils ne veulent pas renoncer, et au nom duquel ils tentent tout pour rester. On commence à voir pointer ici la situation de grand écart identitaire dans laquelle les demandeurs d’asile déboutés se trouvent : ils veulent absolument rester dans un pays dans lequel ils se sentent pourtant rejetés, et pour lequel ils éprouvent autant d’aversion que d’attirance. Leur rapport au pays d’origine est par certains égards moins complexe. Il existe une image positive du pays d’origine, celle du pays de l’enfance, du temps précédant la vie qui a entraîné la fuite, précédant l’arrivée au pouvoir d’untel, la guerre, etc., mais également une image totalement négative, où dominent la misère et l’insécurité. Le vécu douloureux dans le pays d’origine est si présent que pour aucun des demandeurs déboutés rencontrés le retour n’était envisageable, et encore moins souhaité. Il me semble que pour les demandeurs d’asile, le processus de rupture avec le pays d’origine est plus profond, plus définitif, que pour d’autres migrants, tandis que leur intégration dans le pays d’accueil est plus difficile.
11L’intégration impossible en Allemagne d’une part, le retour impossible d’autre part, sont une situation à laquelle beaucoup de demandeurs d’asile déboutés, adultes en particulier, répondent par la maladie et la somatisation. Il s’agit là d’une constante chez ces personnes, aucune n’est bien-portante. Le tabagisme est énorme, les troubles du sommeil et gastriques sont classiques, les femmes ont des problèmes hormonaux, beaucoup vivent sous calmants. Le demandeur algérien entendait en permanence des bruits dans sa tête, le demandeur irakien était tour à tour surexcité et absent, certains connaissent des épisodes psychiatriques ou déclarent des cancers. Un mécanisme pervers se met alors en place, qui veut que le séjour en Allemagne dépende de la maladie. Il est en effet interdit par la loi d’expulser une personne malade, d’autant plus si elle ne recevrait pas les soins appropriés dans son pays. Tous les demandeurs déboutés rencontrés s’étaient maintenus sur le territoire sur la base de leurs problèmes de santé. Guérir signifierait donc potentiellement partir. Il devient par là impossible de guérir. La maladie devient proprement identitaire et vient combler l’impossibilité d’une nouvelle identité positive en harmonie avec le pays d’accueil.
12Pour les enfants, surtout ceux qui sont arrivés jeunes en Allemagne, ou y sont nés, la difficulté est légèrement différente. Ils ne sont pas épargnés par les troubles psychosomatiques. Comme tous les enfants de migrants, ils se retrouvent pris entre deux loyautés : celle envers leurs parents, y compris les valeurs différentes de celles du pays dans lequel eux-mêmes se sont socialisés, et leur adhésion, leur appartenance à ce pays d’accueil. Ils grandissent auprès de parents peu disponibles affectivement, tendus uniquement vers leur but, rester en Allemagne, pour assurer un avenir à ces mêmes enfants. Ils portent donc les espoirs de leurs parents, souvent excessivement. Le demandeur irakien par exemple, qui avait renoncé à toute ambition personnelle et professionnelle et avait vu son état physique et mental se dégrader un peu plus chaque année, rêvait d’une carrière de footballeur pour son fils, sans réaliser que celui-ci était hors de tous les circuits qui mènent à ce type de carrière. Les enfants subissent donc une grande pression (on leur dit que l’on reste pour eux, voire à cause d’eux en Allemagne), et servent souvent également de parents à leurs parents. La difficulté se manifeste particulièrement au moment de l’entrée dans l’âge adulte. Certains se montreront, pour reprendre le thème des exposés précédents, plus résilients que d’autres, mais peu arrivent à construire quelque chose sur une base aussi fragile. Le fils des demandeurs roms, après avoir travaillé quatre ans dans une imprimerie, a fini par s’abandonner à une apathie totale, à vivre sans projet. Il répétait sans cesse « Du kannst auch nix planen ». La fille des demandeurs iraniens s’était montrée plus « accrocheuse » et allait obtenir son diplôme d’assistante dentaire, puis, de ses propres mots, se marier et élever ses enfants. Elle allait donc obtenir les moyens de son autonomie sans envisager de la réaliser concrètement. Ecart identitaire entre ce qu’elle pourrait être et s’autorise elle-même à devenir.
13Enfants ou adultes, tous sont habités du même sentiment, celui de l’insécurité de leur séjour. Tous ont reçu un jour la lettre leur annonçant le rejet de la demande d’asile et l’obligation de quitter le territoire sous peine d’expulsion. Cette dernière cristallise toutes les craintes ; ils en connaissent le déroulement pour l’avoir vu ou entendu les récits d’autres demandeurs, ils guettent les bruits au petit matin, et se sentent menacés en permanence. Ils ne connaissent parfois même plus avec précision leur statut exact en Allemagne, et cette incompréhension juridique renforce le sentiment de précarité du séjour, y compris chez ceux pour qui la probabilité d’une expulsion est faible. Les enfants restent d’ailleurs pris dans le statut de leurs parents, sans essayer d’en sortir. Paradoxalement, tout en vivant quotidiennement avec l’éventualité de l’expulsion, jamais aucune mesure concrète n’est prise pour préparer un éventuel retour. Un effort psychique intense est fourni pour refouler l’idée de l’expulsion. Qu’ils réagissent par le volontarisme ou la démotivation, tout est sous-tendu par ce déni de la possibilité du retour ; là encore le grand écart psychologique apparaît.
14Il y a en effet bien, si l’on s’appuie sur les descriptions de ce processus par les sociologues, immigration des demandeurs d’asile déboutés, en dépit de leur non-droit à séjourner en Allemagne. Quatre facteurs ont été distingués, que l’on retrouve tout à fait chez eux : au contact du pays d’accueil, les mentalités des immigrants changent, et notamment leurs critères d’exigence envers ce que doivent être les standards d’une vie normale, qui s’alignent petit à petit sur ceux du pays d’accueil. Cela vaut en particulier pour les habitudes de consommation et les soins médicaux. Les immigrants s’habituent également à un certain individualisme, à une vie moins située sous le contrôle de la communauté que dans le pays d’origine. Ils estiment aussi que les chances d’ascension sociale pour leurs enfants sont plus grandes dans le pays d’accueil que dans le pays d’origine. Enfin, au fur et à mesure, les attaches avec le pays d’origine perdent en intensité, tandis que les liens personnels, sociaux et économiques avec le pays d’accueil se développent. De par le simple fait de la durée de leur séjour en Allemagne, ces processus sont sans aucun doute à l’œuvre chez les demandeurs d’asile politique déboutés, et de façon irréversible. Leurs attentes rendent ensuite un retour inenvisageable, même si les conditions de leur fuite ont disparu. Les restrictions juridiques et administratives n’empêchent pas l’immigration psychologique de fait. On retrouve la situation de grand écart et la difficulté identitaire : quel peut être le sentiment d’identité de ces individus au bout de plusieurs années de séjour en Allemagne ? Peuvent-ils reconstruire une identité pluri-culturelle, comme le font d’autres migrants, se reconstruire entre pays d’origine et Allemagne dans la situation de non-maîtrise de leur vie qui est la leur ? Cela semble impossible, ou pour le moins extrêmement difficile.
15Cette situation concerne pourtant des dizaines de milliers de personnes et les responsables associatifs font pression depuis plusieurs années sur les hommes politiques afin de trouver une solution au problème. La loi sur l’immigration, « Zuwanderungsgesetz », de 2004, prévoyait la mise en place dans tous les Länder de commissions spécialisées dans le traitement des cas-limites, « Härtefälle » ou « Altfälle », cas typiques de demandeurs d’asile déboutés présents sur le territoire depuis de nombreuses années et à qui il est finalement préférable de régulariser le séjour. Tous les Länder sauf la Bavière ont mis en place leur commission courant 2005, sur la base de décrets fixant pour chaque Land la composition des commissions, les critères de traitement des dossiers, la valeur juridique des décisions prises. A ce jour, très peu de cas ont été traités par ces commissions. Les régularisations de masse n’ont jamais été pratiquées en Allemagne ces soixante dernières années, mais devant l’ampleur et la pérennité du phénomène, l’idée d’une régularisation ponctuelle et limitée a commencé à s’imposer en 2005/06. En octobre de cette année, un débat sur un droit de séjour, « Bleiberechtsregelung », a eu lieu au niveau du gouvernement fédéral et des Länder. Le ministre de l’Intérieur et celui du Travail se sont accordés avec difficulté sur un compromis prévoyant la régularisation de certains étrangers tolérés et surtout un accès facilité au marché du travail pour les autres. Ce compromis a été rejeté le 17.11.2006 par la Conférence des ministres de l’Intérieur des Länder au profit d’une solution en deux temps : tout d’abord l’octroi d’une autorisation de séjour aux étrangers tolérés détenteurs d’un emploi ou d’une promesse d’embauche. Les autres avaient jusqu’au 30.09.2007 pour trouver un emploi et bénéficier de cette mesure. Puis, dans le courant de l’année 2007, le législateur devra élaborer une loi réglant le cas des étrangers tolérés .1 On voit donc que la question des demandeurs d’asile politique déboutés et des étrangers tolérés en général n’est pas encore résolue.
Notes de bas de page
1 Actualisation : Au 30.09.2007, 19 770 autorisations de séjour de 2 ans avaient été accordées à des étrangers anciennement tolérés sur la base de cette « Bleiberechtsregelung » décidée en novembre 2006. 7 885 demandes avaient été refusées. Le 19.08.2007, la loi de transposition de directives européennes dans les domaines du séjour des étrangers et de l’asile 08.2007, « EU-Richtlinienumsetzungsgesetz », a été votée avec entrée en vigueur au 28.08.2007 . Le § 104a de la loi sur le séjour des étrangers prévoit un règlement (« Altfallregelung ») de la situation des étrangers tolérés depuis plus de huit ans (ou six pour les familles), par l’octroi d’une autorisation de séjour sous certaines conditions d’emploi, de logement, de connaissance de la langue allemande, entre autres. Comme toutes les mesures prises dans ce domaine, cette « Altfallregelung » a été diversement accueillie. Les associations soulignent que les conditions sont trop restrictives pour permettre de régler le sort des quelques 160 000 étrangers tolérés vivant actuellement en Allemagne. Ils saluent en revanche la possibilité, prévue au § 104b, d’accorder l’autorisation de séjour aux « enfants intégrés d’étrangers tolérés ». En 2007, 19 164 demandes d’asile ont été déposées en Allemagne, chiffre qui ramène celles-ci au niveau de 1977 .
Auteur
Maître de conférences, Université de Valenciennes
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