Une (petite) histoire franco-allemande ou le dilemme du mangeur alsacien
p. 73-82
Texte intégral
Aber wenn man [im Elsaß] im politischen Sinne sich
gern als Franzose betrachtet,
so sind doch in jeder anderen Richtung deutsche Kultur
und deutsche Sitten überwiegend,
und keine der französischen Superstitionen wird jemals
dort tiefe Wurzeln schlagen.1
Goethe
M’ r esch, was m’ r esst !
(On est ce que l’on mange !)
Proverbe alsacien
1Dans une interview intitulée « Attention à ne pas saborder la gastronomie française ! » publiée dans la revue Les Saisons d’Alsace2, Alain Ducasse, ce chef multi-étoilé et actif sur tous les terrains, fait remarquer que l’une des spécificités de l’Alsacien serait de ne « jamais se détacher de ses origines. Il faut ressembler à soi-même et ne pas oublier d’où l’on vient ». Peut-être cette remarque n’est-elle aussi vraie pour aucun autre domaine de la vie des Alsaciens que celui du bien boire et du bien manger. Malgré les doutes qui pourraient parfois nous assaillir lorsque nous sommes confrontés à la « malbouffe » version alsacienne (et dieu sait qu’elle existe !), nombreux sont ceux qui partagent cet optimisme. Jean-Louis Schlienger, professeur de médecine et nutritionniste strasbourgeois, qui consacre ses recherches depuis des années à l’histoire de la nourriture alsacienne, va dans le même sens : « Carrefour de spécificités diverses, née de la profusion, la cuisine alsacienne tire son originalité de sa fidélité au terroir et de son opposition à l’expansionnisme de la gastronomie française. Tout comme elle possède sa langue et sa littérature, l’Alsace possède sa cuisine…»3.
2« Toute cuisine est un langage à travers lequel s’exprime une société », dit encore Freddy Raphaël dans son introduction à la Table juive d’Alsace. « Ainsi la cuisine d’un peuple et son appréhension du monde sont liés »4. Or si la cuisine est un langage et que tout langage est identitätsstiftend, à la fois générateur et porteur d’identité, on peut dire que la manière de préparer les aliments et la manière de se nourrir sont l’une des facettes de cette identité. Cependant, une société est ordonnée – formatée ? – par les avatars de son histoire. Si elle est marquée par des mouvements migratoires liés, précisément, à son histoire, son langage culinaire en portera nécessairement l’empreinte ou en sera la traduction. Tel est le postulat que j’aimerais poser en introduction à cette petite histoire franco-allemande présentée sous forme de digression sur l’Alsace et ses us et coutumes en matière de cuisine et de nourriture. Le champ des « nourritures terrestres » avec ses « spécialités », son histoire propre, n’est-il pas l’une des meilleures expressions des spécificités culturelles et identitaires d’une région ?
3Pour mettre en scène le mangeur alsacien, je ferai appel à quelques souvenirs littéraires. L’Amphitryon :
« choisit une belle nappe damassée et l’étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds, pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi il prit une pile d’assiettes plates et les posa sur la cheminée, puis une autre d’assiettes creuses. Il fit de même d’un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a des reflets sombres de rubis, et le vin jaune ceux du topaze. Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l’un en face de l’autre ; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d’évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie. En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient »5.
4La scène se passe dans une petite ville d’Alsace, un jour de semaine. C’est la fin de l’été. Le maître de maison est un célibataire encore jeune et apparemment fortuné. Il s’entoure d’amis avec lesquels il aime goûter les plaisirs de la vie. Toutes les occasions sont bonnes pour partager avec eux un repas préparé avec soin et arrosé de quelques bonnes bouteilles. Et justement : il a saisi l’occasion de cette belle matinée pour inviter spontanément trois de ses amis ; il a demandé à sa cuisinière d’aller au marché et d’en rapporter ce qu’elle aura trouvé de meilleur : « deux gélinottes, un superbe brochet arrondi dans son cuveau, de petites truites pour la friture, un superbe pâté de foie gras », nous dit l’histoire.
5Pendant ce temps, le maître de maison est descendu à la cave où règne un ordre méticuleux : sur les étagères sont rangées des bouteilles alignées au cordeau. C’est le grand-père qui avait commencé à réunir les meilleurs vins dans cette cave. Soixante millésimes ( !) sont couchés là, la collection ne connaît pas la moindre lacune. Notre personnage est fier d’avoir respecté la coutume et perpétué la tradition familiale : il est fier de pouvoir offrir à ses amis ce que sa cave contient de meilleur. Religieusement, il en fait le tour et choisit les vins qui accompagneront le repas. Dans son panier, il pose délicatement six bouteilles d’un vieux rouge – c’est du Bordeaux qu’il choisit – et trois bouteilles de blanc. Au diable l’avarice ! Puisqu’ils seront quatre à table, il ajoute au lot une quatrième bouteille de vin blanc – du vin de Rüdesheim, soit dit en passant.
6Lorsque vient enfin la description du repas lui-même, le ton se fait élégiaque :
« Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l’antique salle à manger de ses pères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses, qui embaume, et de passer les assiettes en disant : Goûtez-moi cela, mes amis, vous m’en donnerez des nouvelles. […] Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper les tranches de gigot fondantes, ou la truelle d’argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent !
Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille, et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant : qu’est-ce qui va venir à cette heure ?
Ah ! je vous le dis, c’est un grand plaisir de traiter ainsi ses vieux amis, et de penser : cela recommencera de la sorte d’année en année jusqu’à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d’Abraham. Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s’animent […] c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis est sur la terre ».
7La scène se passe au milieu du XIXe siècle6. Si je n’ai pu résister à la tentation de citer ces quelques extraits de L’Ami Fritz, c’est qu’ils traduisent à merveille, me semble-t-il, le culte du bien vivre qui avait cours dans cette Alsace de l’époque, et que les voyageurs curieux passant par là n’ont eu de cesse de constater au fil des siècles. Et si les romans d’Erckmann-Chatrian semblent a priori illustrer un certain « folklore » alsacien, ils véhiculent avant tout une image de l’Alsace fondée sur l’amour de l’opulence. Car « l’Alsace à table, c’est d’abord manger bien et beaucoup. Bien comme en France, beaucoup comme outre-Rhin. Cet art de vivre […] donne la certitude qu’une fois à table, plus rien de désagréable ne peut arriver »7.
8En fait, l’Alsace est déjà, à la fin du XIXe siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui une « région gastronomique ». Et si les plaisirs de la table rassemblent les Alsaciens, forts de leur double culture, ils savent aussi séduire l’occupant.
9Pour l’Alsacien du XIXe siècle la bonne chère, s’est imposée « comme un message identitaire et parfois protestataire »8.Après l’annexion de 1871 tout se passe comme si la table était le lieu privilégié de l’appartenance – et parfois de la résistance – identitaire : quelles que soient les opinions politiques et les vicissitudes de la vie, se réunir, se retrouver, se restaurer à une table bien garnie confortent les mangeurs dans leur conviction qu’être Alsacien est un privilège qui se mérite.
10« Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es », décrète Brillat-Sa-varin, et ce très célèbre aphorisme, il l’a peut-être emprunté au fond populaire alsacien, puisque le proverbe dit : „ M’r esch, was m’r esst « – „ Man ist, was man ißt « – « On est ce qu’on mange ». En tout cas, les documents qui permettent de faire le portrait du mangeur alsacien au fil de l’histoire pour tenter d’en établir l’identité sont nombreux et tous ceux que j’ai consultés me poussent à croire que le type du Hans im Schnokeloch – l’éternel insatisfait, l’Alsacien grincheux qui « ne sait pas ce qu’il veut, et ce qu’il veut il ne l’a pas, et ce qu’il a il ne l’veut pas » – est l’exception, contrairement à ce que dit la chanson. Ou bien faut-il voir dans l’opulence et la joie du bien manger, à l’instar de l’humour alsacien (citons Auguste Wackenhiem, Rire et sourires en Alsace), une « compensation » ou « surcompensation », pour recourir à ces notions psychanalytiques, aux complexes identitaires alsaciens, aux frustrations et autres « troubles de l’appartenance » dont parle Frédéric Hoffet dans sa célèbre Psychanalyse de l’Alsace ?
11Dès le Haut Moyen-Âge, les plaisirs de l’estomac sont très prisés en Alsace, bien que seules les mœurs courtoises aient été transmises. Pour ce qui est du XVe et du XVIe siècle, ce sont surtout les hommes d’Église qui se sont chargés de nous faire connaître les habitudes de bouche de leurs fidèles et c’est de manière récurrente qu’ils fulminent contre leur goinfrerie et leur ivrognerie. C’est ainsi que le théologien humaniste Wimpheling nous décrit comment la population de Strasbourg se réunissait tous les ans à la cathédrale9, le 29 août, jour de la Saint Adelphe et fête votive : non pas pour prier le Seigneur et chanter ses louanges, mais pour s’adonner à de gargantuesques ripailles – dans la nef de la cathédrale, faut-il préciser. Le maître-autel était transformé en une sorte d’immense buffet, et dans la chapelle Sainte-Catherine étaient installés de gigantesques tonneaux de vin.
12C’est le réformateur Geiler de Kaysersberg qui parviendra, grâce peut-être au courroux de ses sermons, à endiguer progressivement ces pratiques ; cependant, le peuple choisissait bien ses modèles : le clergé ne cachait pas ses dispositions au plaisir ; certains récits de l’époque montrent que les prêtres n’hésitaient pas à quitter la cathédrale au beau milieu de la messe pour aller faire leurs provisions au marché qui se tenait sur la place attenante… L’ordre des chevaliers teutoniques bien implanté en Alsace a lui aussi la réputation de ne pas mépriser les plaisirs de chère et de chair. Un dicton populaire datant de cette époque nous renseigne à leur sujet : Kleid aus, Kleid an, essen, trinken, schlafen gan, ist die Arbeit so die deutschen Herren han. (« Se déshabiller, s’habiller, boire, manger, dormir, tel est le dur labeur des chevaliers teutoniques »).
13Il va de soi que le peuple observe et emprunte les habitudes du clergé et de la noblesse et cherche à les copier. Ces tendances ont été d’autant plus marquées, semble-t-il, que la période économiquement faste après la guerre de Cent Ans a été relativement longue. La gloutonnerie semble à tel point être entrée dans la vie quotidienne au XVe siècle, que dans sa remarquable étude, L’ancienne Alsace à Table, publiée à Strasbourg en 1862, Charles Gérard constate qu’elle a sans doute forgé le « caractère national ». Pour preuve, il suffit de se pencher, précisément, sur les sermons de Geiler de Kaysersberg consacrés à ce sujet, sur les écrits satiriques de Thomas Murner et de Jean Fischart (je rappelle qu’il est le premier « traducteur » du Gargantua de Rabelais – sa conception de la traduction est à la mesure de l’appétit des Alsaciens de l’époque, mais c’est là un autre sujet !), sans oublier La Nef des Fous de Sébastien Brant, dont le virulent chapitre 16 intitulé„ Vom Saufen und vom Prassen « – « Des noceurs et des buveurs » est on ne peut plus révélateur. « Ubi est amplior epulis atque armis locus quam literis » : « Bien plus importante que leur amour de la science et des arts est leur préférence pour la bonne chère et les armes » affirme Peter Schott, l’ami de Geiler à propos des Strasbourgeois . En fait, la Réforme n’est jamais parvenue en Alsace à réfréner l’atavisme gourmand, et Montaigne confirme ce tableau alsacien lorsqu’en 1580, au cours de son grand voyage à travers l’Europe, il fait halte en Alsace et nous dit :
« En cette contrée ils sont somptueux en poiles, c’est à dire en salles communes à faire le repas, mais ils ont plus de soucys de leurs disners que du demeurant… Ils sont excellents cuisiniers, notamment de poisson. […] Ils ont jusqu’à six ou sept changements de plats, deux par deux… Les moindres repas sont de trois ou quatre heures pour la longueur de ces services ; et à la vérité, ils mangent aussi beaucoup moins hâtivement que nous et plus sainement. Ils ont grande abondance de vivres de cher et de poisson et couvrent fort somptueusement les tables ».
14Lorsqu’en 1600, le duc de Rohan se rend en Alsace, il constate lui aussi « dans le bizarre ordre de cet estat populaire » (il s’agit de Strasbourg, ville libre d’Empire) que la population a un penchant irrépressible pour les plaisirs de table. Cependant, il apprécie le traitement qui lui est accordé en cette ville : « Tout ce que j’en ay le plus aymé a esté la bonne chère qu’on m’y a faite ».
15Cette frénésie à s’adonner aux plaisirs des sens serait-elle pour les Alsaciens une manière parmi d’autres de faire face aux avatars de l’histoire ? À moins que ce ne fût chez eux l’expression d’un besoin de rattraper le temps perdu, notamment après les privations de la guerre de Trente Ans. En tout cas, toutes les voix qui s’élèvent au lendemain du Traité de Westphalie ou après 1681, lorsque Louis XIV eut définitivement annexé à son royaume l’ensemble des territoires alsaciens, y compris la ville libre de Strasbourg, abondent dans ce sens.
16Dans son Mémoire sur l’Alsace pour l’instruction du Duc de Bourgogne, l’intendant royal de la Grange constate en 1697 : « Les curés y ayment naturellement le vin et les compagnies, et comme c’est un usage parmi les prestres et les religieux allemands qui est approuvé des peuples, il ne faut pas espérer les faire revenir sur cette mauvaise inclination ». Mais il constate également « que la noblesse ayme aussi la joye et qu’elle s’adonne beaucoup à la débauche » ; impossible donc d’en vouloir au peuple, s’il suit le mauvais exemple : « Ces peuples sont fort portez à la joye et ils ayment trop le vin pour ne pas dire que c’est un de leurs grands deffauts ; ils ne demandent qu’à vivre avec douceur ».
17Mais tous les voyageurs de passage en Alsace ne sont pas aussi cléments dans leurs jugements. Je citerais volontiers Lazare de La Salle (1681) :
« Leurs repas ordinaires, ou de ménage, sont mesquins et fort peu apétissants. Ils ne font guère cuire la viande de la marmite, et on ne sait ce que c’est que d’y mettre des herbes potagères ; mais ils en font un plat à part, de sorte que leur ‘bouilly’ est toujours accompagné d’une espèce d’entremets de choux, de navets ou de betteraves… Aux jours maigres […] ils font souvent des beignets de diverses façons, quelquefois ils sont filés comme de la bougie entrelacée en couronne, et, ce qui paraîtra incroyable, on y en fait même avec des écrevisses ou bien avec des feuilles de sauge. Ils font, outre cela, frire des boulettes de pâte beurrée de la grosseur d’une savonnette, qui est un détestable mets. Un homme qui est bourré de trois de ces balles-là,10 en a du moins pour deux jours à faire digestion… leurs longues sauces sont des solécismes de bonne chère, et le poivre noir et le safran qu’ils y fourent sans mesure est un vrai barbarisme du bon goût. Joignez à cela de la vaisselle fort malpropre, des ronds de bois qui servent d’assiettes… on avouera que cela n’est guère ragoûtant »11.
18Une autre diatribe très violente contre les Alsaciens et leurs Tischsitten (habitudes de table) nous vient d’un médecin parisien qui fut probablement muté en province contre son gré par le nouvel état centralisateur à la fin du XVIIe siècle. Maugue a livré à la postérité une Histoire naturelle d’Alsace aussi terrifiante qu’impitoyable :
« Outre que les aliments participent du climat où ils croissent, ils sont par eux-mêmes grossiers et visqueux ; ces aliments consistent en épinards, en raves, en navets tant crus que cuits, en fèves, en pois, en chneitts12, en riz, en orge mondé et en choux de toute espèce… Les Alsaciens ne sont pas friands de bonne chère ; leurs viandes sont mal apprêtées, leurs ragoûts sans délicatesse, leurs rôtis secs… ils mangent peu de viande ; ils font une soupe d’une ou de deux livres de bœuf qui se promène quelque temps dans un baquet d’eau bouillante ; les herbes n’y cuisent pas ; […] s’ils mangent peu de bonne viande, ils en mangent beaucoup de mauvaise. Ils aiment le rôti fort sec et il est ordinairement à demi froid quand on le sert, parce que l’usage est de le porter dans le vestibule pendant qu’on mange les salades qui sont les premières servies et seules… Que peut produire un genre de vie tel que celui des Alsaciens, qu’un sang grossier, épais, froid et mal travaillé ? » [sic !]
19Cette citation regorge de préjugés, stéréotypes et autres poncifs et n’hésite pas à recourir à la douteuse argumentation ethnique à l’égard des Alsaciens – qui seraient des « rustres » (germaniques) mal dégrossis et incultes, ignorant l’art de la table raffiné à la française et s’opposant, par là, à l’Esprit et la « haute culture » qui serait réservée aux « Français de l’intérieur »…
20Si les théologiens ont condamné les Alsaciens en raison de leurs dérèglements culinaires, le docteur Maugue s’érige en nutritionniste moralisateur : mal manger est mauvais pour la santé, mais c’est aussi une preuve de mauvais goût. Et de mauvais goût – comment en serait-il autrement ? – importé d’outre-Rhin. Quoi de plus simple que d’en conclure que le mauvais goût va toujours de pair avec le mauvais caractère ! Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, l’influence française (liée à l’afflux – la migration ! – de hauts fonctionnaires parachutés en Alsace après 1681) ne peut encore s’être infiltrée en Alsace. L’annexion à la France est toute récente et pour les Français du XVIIe siècle dont les modèles sont dictés par la cour de Versailles, il devait être plus difficile que pour nos contemporains (qui ont pris l’habitude de voyager, même les pays germaniques ne leur sont plus totalement inconnus !) de se plier à des modes de vie aussi « exotiques ».
21Les fonctionnaires français venant exercer leurs fonctions en Alsace prennent garde à emmener leurs cuisiniers. Et dans ce contexte, l’évolution des pratiques culinaires en Alsace au XVIIIe siècle mériterait sans doute une étude plus approfondie. Il est clair que l’influence française porte ses fruits, sans toutefois jamais écarter complètement la tradition alsacienne et alémanique. La cuisine alsacienne s’affine, la préparation des viandes et des sauces que Maugue avait si peu appréciée, devient elle aussi plus raffinée, jamais cependant au détriment de la particularité et des usages régionaux. Des créations telles que le foie gras de Strasbourg, peu avant la Révolution Française, sont à n’en pas douter à mettre au compte de l’influence française13 . Mais elles sont aussi les témoins d’une symbiose parfaitement réussie entre tradition et nouveauté. Même si, dès 1816, Grafenauer déclare que « beaucoup d’habitants de Strasbourg ont adopté depuis longtemps la cuisine française » (l’évolution dans les villes est plus rapide car plus fortement soumise aux modes), l’identité culinaire de l’Alsace n’est pas véritablement atteinte.
22Et cent ans après l’annexion à la France, l’abbé Grandidier, qui vient de prendre ses fonctions à Strasbourg, écrit à un collègue : « Vous trouverez dans les abbayes de cette province peu de science et point de bibliothèques, mais de la bonhomie et du bon vin ». Cependant, le clergé n’est pas seul à être resté attaché aux bonnes vieilles habitudes germaniques ; elles sont tout aussi solidement ancrées dans le peuple. « S’ils [les Alsaciens] ont l’amour du travail, ils n’ont pas la tempérance qui, pour l’ordinaire, l’accompagne. Ils se livrent facilement aux désordres de l’ivresse », constate La Vallée en 1793 – la terreur révolutionnaire est à son apogée – dans son Voyage dans les départemens de France. Haut-Rhin. Il en donne une explication d’une simplicité lumineuse : les Alsaciens sont de joyeux drilles, ils adorent danser. Or les danseurs chevronnés ont besoin de boire pour tempérer l’échauffement causé par la danse…
23Par ce très rapide tour d’horizon de l’histoire d’Alsace, je tenais simplement à rappeler que la cuisine de ce pays, célèbre dans le monde entier, a des racines variées : la situation géographique aux frontières et les vagues successives de flux migratoires, par les exils et retours, expliquent que la cuisine alsacienne est plus particulièrement marquée par les apports français et allemands qui ont su s’amalgamer de manière harmonieuse au fil des époques. La biographie de ma grand-mère alsacienne illustre assez bien le fait que la cuisine de cette région est le miroir de son histoire mouvementée.
24Marie Jeggy, née française dans un village du Haut-Rhin en 1869, devient allemande en 1871 et, peu avant le tournant du siècle, elle épouse un Alsacien, fonctionnaire prussien de son état. En 1918, après avoir mis cinq enfants au monde, elle redevient française. On comprendra peut-être que le nouveau revirement en 1940 l’ait assez peu émue. Cinq nationalités en soixante dis-sept ans : Elle mourut de vieillesse et d’épuisement en 1946, peu après qu’on lui eut rendu enfin, pour la seconde fois, sa nationalité d’origine. Dans ces conditions, sa famille constitua dans sa vie le seul élément de continuité, au même titre que la conviction selon laquelle il fallait subir les événements extérieurs sur lesquels on n’avait aucune prise comme une fatalité. Comme pour beaucoup d’Alsaciennes de sa génération sans doute, son expérience de la vie venait s’enrichir de la certitude que le repli sur les valeurs identitaires essentielles, la famille, devait s’accompagner du plus d’agréments possibles pour ses proches : le rôle de ma grand-mère et des Alsaciennes de sa génération était non seulement d’assurer le bon fonctionnement de la vie quotidienne et de nourrir les siens, mais de le faire de manière à offrir à la famille une certaine dose – saine et mesurée – de plaisirs au quotidien. Les cahiers où elle recopiait ou conservait les recettes, comme tous ceux de la même époque qu’il m’a été donné de consulter, constituent un témoignage attendrissant qui montre à quel point on avait appris, dans ce pays qui, des siècles durant, fut le jouet d’ambitions politiques contradictoires, à « faire avec », à s’accommoder de toutes les situations en toute circonstance.
25Les recettes transcrites tout au long de leur vie par des femmes comme Marie Jeggy peuvent rarement être datées de façon précise. Mais elles sont en elles-mêmes des témoins de l’histoire. Tous les carnets de recettes que j’ai eus entre les mains et dont les premières pages sont souvent calligraphiées, presque toujours en langue allemande, parfois avec des traces d’alsacien, remontent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe et ils s’ouvrent en général sur les grands classiques de la cuisine bourgeoise d’Alsace, „ Sauerbraten « (rôti mariné), „ Hasenpfeffer « (civet de lièvre) et autres„ Rehrücken « (selle de chevreuil). Progressivement, les recettes à base de viande, de volaille et de gibier deviennent moins nombreuses, tandis que celles de beignets, Knoedel et quenelles en tous genres se font plus abondantes. Lorsqu’à leur suite apparaissent de multiples variantes de„ Kriegssuppe « et de„ Kriegskuchen « (« soupes et gâteaux de guerre »), toutes faisant preuve de l’imagination foisonnante de leurs auteurs, on voit bien sur quel front la ménagère et mère de famille alsacienne est obligée de se battre. Et au fil des pages, les recettes se rapportent à nouveau à des mets plus consistants et soudain réapparaît le foie gras sous diverses formes… même dans le cahier écrit de la main d’une femme de pasteur protestant de Mulhouse que j’ai eu entre les mains (luthérien et non calviniste probablement !). Il est clair alors que la vie a repris son cours « normal », la famille s’est remise des angoisses de la grande guerre, sans doute aussi des conséquences de la première crise économique mondiale. Comme autrefois, l’Alsacien compense ses malheurs passés par des excès de bouche effrénés, au lieu de se jeter éperdument dans les joies bruyantes de la vie (auxquelles il ne participe qu’avec une certaine timidité dictée peut-être par une maîtrise incertaine de la langue française). Quoi d’étonnant à ce que les recettes d’inspiration française soient dorénavant rédigées en français (un fançais souvent approximatif), alors que les classiques de la cuisine germaniques et leurs variantes restent invariablement formulées en allemand. Parfois le lecteur découvre même, écrits sans doute dans des moments de liesse, de longs passages en alsacien, et il se trouve alors confronté à des exubérances et des fantaisies de langage très divertissantes pour celui qui, ethnologue ou Alsacien lui-même, sait les déchiffrer. Et de ce décryptage on conclura fort simplement que dans ce pays « en marge », bien des choses n’ont cessé d’être mouvantes, de se « déranger » parfois, mais le plus souvent de se féconder mutuellement.
26Pour conclure, je m’appuierai une fois encore sur Jean-Louis Schlienger – qui décidément a tout dit du mangeur alsacien : « Sans bouleverser la syntaxe, l’influence française a beaucoup apporté à la grammaire culinaire alsacienne »14. Et j’ajouterai une remarque d’Ivan Goll, ce perpétuel migrant, ce Jean sans Terre que seul l’humour, et parfois le sarcasme, sauvait du désespoir d’être toujours « entre deux » : « L’Alsace est un corridor plein de courants d’air entre l’âme de la France et l’esprit allemand. Il est naturel qu’on y contacte des bronchites »15, avait-il noté peu de temps avant sa mort. Je dirais volontiers que les indigestions n’y sont pas rares non plus.
Notes de bas de page
1 « Si en Alsace on aime bien, au sens politique, se considérer comme Français, ce sont, dans tous les autres domaines, la culture et les mœurs allemandes qui dominent, et aucune des superstitions françaises n’y prendra jamais réellement racine ». Goethe, Werke, Briefe und Gespräche, vol. 14, Schriften zur Literatur. Der Pfingstmontag . Nachtrag. Zürich, Stuttgart 1948, p. 489.
2 Numéro spécial Noël gourmand, Les saisons d’Alsace, DNA Strasbourg, décembre 2006, p. 4.
3 Jean-Louis Schlienger, André Braun, Le mangeur alsacien, La Nuée Bleue, Strasbourg, 2000, p. 38.
4 Freddy Raphaël, Table juive d’Alsace, La Nuée Bleue, 19…, p. 13 . Et il cite Jean Soler : « Car la nourriture que l’homme absorbe pour vivre, il sait qu’elle va s’assimiler à son être, devenir lui. Il faut donc qu’il y ait une relation entre l’idée qu’il se fait de tel ou tel aliment et l’image qu’il se donne de lui-même et de sa place dans l’univers ». (« Sémiotique de la nourriture dans la Bible », in Annales, t. 28, ESC, 1973, p. 94).
5 Erckmann-Chatrian, L’Ami Fritz, Paris, 1864 .
6 Et cette scène, je l’ai vécue, un siècle plus tard, sauf qu’elle n’avait pas lieu en semaine et que la coutume n’était plus de boire dix bouteilles à quatre...
7 Schlienger, op. cit ., p. 33.
8 Ibid., p. 26 .
9 La construction de la cathédrale de Strasbourg fut achevée en 1439. On peut rappeler ici qu’à l’époque, les brasseries étaient légion autour du grand chantier...
10 Il s’agit probablement d’une variante de ce qu’aujourd’hui encore les Alsaciens appellent « Pflüte », de grosses quenelles à la semoule ou aux pommes de terre.
11 Cité par Schlienger, op. cit., p. 39 .
12 Il s’agit probablement de « Schnitzen », fruits secs.
13 Cf. Irène de Font-Verger, « Die Straßburger Gänseleber «, in Die Küche des Elsass. Land und Menschen, 1994.
14 Schlienger, op. cit., p. 18. Et aussi : « La table ne fut-elle pas une manière de résister à l’envahisseur, un acte d’indépendance où la tristesse de l’opprimé cédait le pas à la jovialité conviviale en se reposant sur des pratiques ancestrales que personne ne pouvait usurper ou empêcher ? » (p . 40).
15 Document manuscrit, archives Goll à Saint-Dié (Vosges).
Auteur
Maître de conférences, Université de Strasbourg
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