Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1L’Allemagne, qui n’a pas voulu se considérer comme territoire d’immigration dans la deuxième partie du vingtième siècle alors qu’elle le devenait de plus en plus depuis les années 1955-1960, quand les impératifs économiques l’incitèrent à initier un tel mouvement, se trouve aujourd’hui confrontée à la nécessité de se considérer comme tel et d’en tirer les conclusions. Le début des années 2000 lui a permis d’engager une réflexion, d’ouvrir un débat (l’on songe en particulier à la conférence sur l’islam voulue par le ministre fédéral de l’Intérieur Wolfgang Schäuble en 2006), et de prendre des dispositions, notamment législatives. Il n’en demeure pas moins que le statut de « société ouverte »1 (pour reprendre le titre d’une étude de Siegfried Frech et Karl-Heinz Meier-Braun) qui considère l’islam comme « partie de l’Allemagne », laisse la République fédérale aussi perplexe face à la dimension culturelle et religieuse en particulier que l’est la France dont le statut religieux n’est pourtant pas le même2. Dénuée de frontières naturelles à l’Est comme à l’Ouest, elle a été le témoin et l’acteur des Grandes Migrations – que ce soit l’avancée des Huns au quatrième siècle qui mirent en mouvement Wisigoths, Vandales et Suèves, ou encore l’occupation napoléonienne au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Tour à tour envahies et envahisseurs, les contrées qui constituent l’Allemagne actuelle ont connu de nombreuses vicissitudes. Simultanément et surtout après ces mouvements de peuples l’Allemagne fit l’expérience des migrations individuelles, tour à tour terre d’accueil, par exemple pour des réformés français indésirables dans le royaume, ou terre d’exil économique ou politique au dix-neuvième siècle. Le phénomène migratoire, individuel ou collectif, est partant associé de longue date à son histoire et il a imprégné les mentalités, la psychologie collective.
2A partir du deuxième tiers du vingtième siècle ces questions prirent une dimension dramatique. Certes, le Reich wilhelminien s’était largement construit dans sa dimension patriotique à partir d’exclusions – que ce fût de minorités allemandes (Kulturkampf ou encore lutte de Bismarck contre les socialistes) ou « ethniquement » autres. La fin du dix-neuvième siècle vit un antisémitisme que beaucoup considéraient comme « scientifique » se substituer à celui, plus traditionnel, qui était à fondement religieux. Avec toute la prudence que requiert ce terme, il s’agissait pourtant là d’un racisme ordinaire, comme l’histoire en offre des exemples à satiété ; les Zigeuner étaient depuis longtemps des marginaux méprisés et régulièrement chassés des lieux où ils s’installaient. Au onzième siècle déjà les chevaliers teutoniques avaient conquis des territoires à l’est du Saint Empire par le glaive.
3Avec l’arrivée au pouvoir du national-socialisme tous ces éléments furent poussés jusqu’aux limites de la démesure et de la perversion. Dès lors que la race, le sang et l’adhésion sans réserve au régime devinrent les critères absolus d’une hiérarchie sociale fondée, par sa nature et par son idéologie, sur l’exclusion, la persécution et la mort, dès lors que l’identité n’était plus nourrie par la diversité mais génératrice d’exclusion, dès lors que la mission des « êtres supérieurs » se trouvait être d’assurer leur survie au moyen de l’accaparement de territoires et la réduction en esclavage de leurs habitants, les notions de « migrations », de « dignité humaine » ou d’ « identités » perdirent leur sens dans un contexte d’absolue barbarie. De nombreux Allemands furent contraints à quitter leur patrie non plus pour gagner de quoi vivre, mais simplement pour survivre.
4La réponse de la République fédérale d’Allemagne naissante, en 1949, tient en particulier en deux articles de sa constitution. L’article 1,1, tout d’abord, affirme l’intangibilité de la dignité humaine et l’obligation de la puissance publique de la protéger – l’exact contre-pied donc du Troisième Reich . Plus directement encore en rapport avec la thématique de cet ouvrage, l’article 16,2 de cette même Loi fondamentale proclame : « […] Ceux qui font l’objet de persécutions politiques bénéficient du droit d’asile ». Dans son extrême brièveté cette phase ne recèle pas seulement l’immense quantité de souffrance qu’une partie des auteurs de cette constitution avaient vécue ou côtoyée ainsi que leur désir de rendre à d’autres victimes l’incommensurable service que leur avaient rendu les pays qui les avaient accueillis, elle marque aussi le refus d’assortir de conditions restrictives et inévitablement mesquines à leurs yeux l’accueil des victimes à venir.
5Le présent ouvrage, réalisé dans le cadre des activités du Centre d’Information, d’Etudes et de Recherches sur l’Allemagne (CIERA), réunit les communications de chercheurs issus de spécialités différentes autour de la question des migrations vers l’Allemagne, depuis l’Allemagne et en Allemagne, sans pour autant négliger la dimension française : des germanistes français et des historiens (français et allemands), mais aussi un psychanalyste, un magistrat, une politiste, un sociologue. Cette configuration permet d’éclairer le phénomène migratoire sous des angles très divers, mais complémentaires, dans les éléments qui l’ont déterminé par le passé comme à travers ceux qui le caractérisent au présent.
6Au fil des textes, il apparaît que le fait migratoire ainsi que la quête d’identité qu’il induit peuvent être considérés sous le double signe de la rupture et de la continuité. Rupture dans l’espace qu’implique le changement du lieu de vie, mais dans le même temps tentative polymorphe de retrouver, de reconstituer ailleurs son double ou son semblable. Rupture dans la constitution d’une identité individuelle au sein d’un groupe ou de groupes de référence ; mais aussi efforts pour reconstruire ailleurs des liens d’appartenance qui préservent l’individu d’une errance sans fin, d’une irréparable mutilation.
7Une fois envisagés les aspects psychologiques, existentiels et juridiques de l’acte de migration, la variété de ses modes de réalisation se fait jour.
8Cette variété tient à la motivation. La migration peut être subie par nécessité de se protéger un temps d’un danger de persécution ou de misère, comme l’illustrent aussi bien l’exemple des communautés alévies en Allemagne que celui des émigrés sarrois en France, des victimes du totalitarisme national-socialiste, de celles de son effondrement ou encore des Algériens cherchant un refuge durable ou transitoire en République fédérale durant la guerre d’Algérie ; celui aussi des demandeurs d’asile contemporains. Parfois, il arrive que le migrant décide de rester dans sa terre d’accueil à la suite d’une migration subie, alors qu’il pourrait rentrer dans son pays d’origine sans craindre quelques représailles que ce soit – auquel cas son attitude demeure chargée de signification pour le vécu de sa migration. Enfin, la migration peut être délibérée, voire libératrice, départ vers une terre promise attendue, comme dans le cas des piétistes gagnant la Palestine à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
9La variété concerne ensuite les périodes de l’histoire prises en compte, qui vont de la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’aux temps immédiatement présents.
10Elle concerne enfin l’espace au sein duquel ces mouvements ont été étudiés : migrations intra-nationales, dans le cas des populations allemandes expulsées à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou encore dans celui des migrants quittant les nouveaux Länder de la République fédérale depuis la Réunification pour s’installer à l’Ouest ou inversement – dans un mouvement qui constitue un prolongement historique des migrations passées entre République fédérale et République démocratique ; migrations vers une Allemagne pays d’accueil, dans les cas précédemment évoqués des alévies, des demandeurs d’asile et des Algériens ; migrations depuis l’Allemagne vers une autre terre d’accueil, dans le cas des persécutés du régime national-socialiste.
11Mais au-delà de cette diversité de situations, toutes ces migrations, qu’elles soient fuite, exil forcé ou bien départ volontaire, présentent de manière évidente ou sous-jacente quelques caractéristiques communes.
12En premier lieu, elles affectent profondément ceux qui en sont les acteurs, involontaires ou même volontaires. Certains parviennent à se réinsérer dans un nouveau cadre de vie, à retrouver place dans un réseau de relations individuelles ou bien collectives par l’entremise de l’écriture, du travail, de l’adhésion à telle ou telle organisation ou communauté ; d’autres à l’inverse ne parviennent jamais à se libérer de la rupture, de la souffrance initiale.
13Ensuite, il apparaît clairement que la possibilité du ré-enracinement intellectuel, social et spatial dépend d’une double volonté. Elle dépend de la volonté des migrants de se faire accepter en s’adaptant, donc en ne se repliant pas hermétiquement sur eux-mêmes ni à titre individuel, ni comme communauté allogène ; indépendamment du caractère et du tempérament de chacun, cette volonté est largement indissociable du projet initial du migrant et de la perception subjective qu’il a de son état, de son désir et de son espoir, ou non, de retourner un jour ‘au pays’. Elle dépend aussi de la volonté active du pays d’accueil d’intégrer, provisoirement ou durablement, les migrants, entre autres par des mesures concernant le logement, le droit de la nationalité, les droits sociaux.
14Enfin, au-delà de ces questionnements et de ces considérations sur des situations passées ou immédiatement présentes, le présent ouvrage ouvre une double perspective.
15Il esquisse des interrogations sur l’avenir des mouvements migratoires, de leur impact démographique, de l’évolution inévitable mais indécise de leur accompagnement juridique et social.
16Il fait aussi ressortir le fait que, insérées parmi les champs que la recherche a déjà explorés, demeurent des zones d’ombre, des aspects mal connus de cette thématique, alors même que pour certains d’eux les sources sont disponibles et n’attendent que d’être exploitées, n’attendent que d’éveiller l’intérêt des chercheurs, expérimentés ou plus jeunes.
Notes de bas de page
1 Siegfried Frech et Karl-Heinz Meier-Braun, Die offene Gesellschaft . Zuwanderung und Integration, Wochenschau, Schwallbach 2007, 256 p. L’ouvrage relativise le titre en le questionnant.
2 Cf. Jean-Paul Cahn et Hartmut Kaelble (éd.), Cultures religieuses et laïcité en France et en Allemagne aux 19e et 20e siècles/Religiöse Kulturen und Weltlichkeit in Deutschland und in Frankreich im 19 . und 20 . Jahrhundert, à paraître en 2009 au Franz Steiner Verlag, Stuttgart .
Auteurs
Professeur à l’université de Paris IV
Professeur émérite à l’université de Paris IV
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