Conclusion générale
p. 343-361
Texte intégral
« La vraie morale se moque de la morale. »
(Pascal)1
« Elle m’a dit elle-même qu’elle n’avait pas de morale – j’en ai conclu qu’elle avait, comme moi, une morale plus rigoureuse que quiconque. »
Nietzsche2
« Rien d’autre en tête qu’une morale personnelle : et me constituer un droit d’y contribuer, voilà le sens de toutes mes interventions d’ordre historique à propos de la morale. »
(FP, IX, 4 (227), p. 184)
1La philosophie de Nietzsche est une philosophie perspectiviste. Elle l’est, d’abord, par son contenu interprétatif, puisque les volontés de puissance qui constituent indéfiniment les significations du monde, sont des centres d’interprétation et que ces interprétations centrées sont autant de perspectives qui s’affrontent les unes les autres. Mais elle l’est, aussi, en ce qu’elle s’offre elle-même, conformément à son perspectivisme assumé, à une multiplicité de commentaires, tous légitimes à condition de s’ouvrir, de manière forte, aux autres, et de les laisser se déployer pour les dépasser dans le jeu indéfini des herméneutiques. Notre travail sur la philosophie de Nietzsche partait d’une hypothèse selon laquelle la perspective d’interprétation morale de cette philosophie est sans doute celle qui permet le mieux, d’une part, de rendre compte de son développement et de sa méthode propre et, d’autre part, de s’ouvrir aux autres perspectives interprétatives sur elle, en les comprenant sans les réduire, tout en les subordonnant ou hiérarchisant de façon rigoureuse. Ayant d’abord mis à l’épreuve cette hypothèse du point de vue d’une lecture interne et conclu quant aux résultats acquis (à la fin de notre seconde Partie), c’est par sa mise à l’épreuve des autres interprétations que nous voudrions amorcer notre conclusion générale, en une sorte de tentative (de Versuch) redoublée.
2Plusieurs perspectives interprétatives, aussi diverses que fécondes, ont en effet depuis un siècle enrichi le commentaire nietzschéen. Rappelons, pour mémoire, les principales d’entre elles : perspective métaphysique (M. Heidegger3, M. Haar4), perspective généalogique (G. Deleuze5, Y. Quiniou6), perspective de la vérité (J. Granier7), perspective de la religion (P. Valadier8, Didier Franck9), perspective historique (K. Löwith10, V. Goldschmidt11), perspective de la culture et de la civilisation (E. Blondel12, P. Wottling13), perspective de la physiologie (W. Müller-Lauter14, B. Edelman15), perspective de l’art (M. Kessler16). La perspective morale en laquelle s’est « centrée » notre propre « volonté de puissance interprétative » vis-à-vis des textes nietzschéens eux-mêmes constitués, en leurs tissus aphoristiques, de multiples lectures, nous a paru suffisamment ouverte pour rendre raison de toutes celles que nous venons d’évoquer, tout en les laissant se déployer au sein d'une « optique » régulatrice, susceptible, pour employer à dessein les formules herméneutiques de Nietzsche, de leur rendre justice avec le maximum de probité.
3La perspective métaphysique heideggerienne a été maintes fois rencontrée par notre questionnement et nous a semblé, en dépit de l’éclairage insurpassable qu’elle porte sur le supposé projet ontologique de Nietzsche dans son rapport à l’histoire de la métaphysique, devoir être mise en question. Heidegger interprète toujours l’évaluation qui, en tant que volonté de puissance, est le fond de l’étant, comme une « subjectivation », ce qui l’amène, de façon cohérente, à faire du surhomme, en tant que figure de l’accomplissement volontariste de la métaphysique, un méta-sujet qui reste un hyper-sujet, technicien et maître de la Terre. Nous avons tâché de montrer au contraire que le surhomme nietzschéen est précisément celui qui se donne pour tâche de surmonter l’éthique du sujet savant et technicien, ultime avatar du nihilisme moderne. À l’opposé de ce progrès subjectiviste indéfini, les nouveaux « maîtres » de la Terre seront ceux qui maîtriseront la Terre géopolitique en tant que « fils » de la Terre intra-mondaine, physique, même s’ils disposent d’une techno-science pour ce dessein ; l’éternel retour dans le jeu du monde – et non le progrès en puissance de la subjectivité dévastatrice – est leur loi, avec le consentement aux renversements sans fin des dominations, condition « libérale », auto-libératrice et donatrice de nouveaux gains. Plus radicalement, la volonté de puissance est originairement une relation tensionnelle, avons-nous montré, entre des centres eux-mêmes intra-différenciés et dualisés en forces actives et réactives. Ceci a pour conséquence que, ainsi qu’y insiste W. Müller-Lauter, « …nous ne parvenons jamais à un « individu », à un quantum de puissance indivisible »17. Seules donc, les forces réactives sont les ancêtres physiques de la subjectivation. Réduire ontologiquement toute volonté de puissance à leur réactivité pré-subjective revient à démembrer l’« ontologie » relationnelle et pluraliste de Nietzsche. Tel n’est précisément pas le cas de l’approche également ontologique de M. Haar qui, tout en contestant le présupposé moniste et subjectiviste heideggerien18, rétablit la lecture d’un Nietzsche « critique » et non « accomplissement » de la métaphysique19. C’est par une « généalogie de la métaphysique »20 que l’on montre pourquoi certains hommes ont besoin d’un second monde, idéalement vrai. Mais cette généalogie métaphysique indispensable peut-elle se ressourcer ailleurs que dans une généalogie morale de l’ascétisme, en tant que mode théorique du nihilisme, comme nous l’avons établi plus haut21 ? Quant au dépassement positif de la métaphysique élaboré par Nietzsche, selon M. Haar, il répond bien à la question : quelles nouvelles valeurs, plus précisément « quels seront les nouveaux buts ? »22. C’est dans la « théologie »23 dionysiaque, cette « métamorphose du divin »24, que le « génie du cœur » (PBM, § 295) substituera sa voix inspiratrice à la voix catégoriquement impérative de la moralité : « cette morale qui s’adosse à l’affirmation “dionysiaque” du monde a (ou aura) quelque chose de sacré »25. On voit ainsi que la plus radicale contestation de la lecture métaphysique heideggerienne ne tire sa force qu’à restituer la généalogie morale du dualisme et la perspective d’« une éthique par-delà le ressentiment »26.
4La perspective généalogique ouverte par G. Deleuze, de même que celle que déploie Y. Quiniou, de façon matérialistement critique vis-à-vis de la généalogie, sont d’emblée celles dont nous sommes le plus proche puisqu’elles sont centrées sur le Zarathoustra et La généalogie de la morale. L’étude d’Y. Quiniou, qui montre comme nous que le question de la morale est chez Nietzsche la perspective centrale, a fait l’objet plus haut d’une longue mise au point sur laquelle nous ne reviendrons pas27. Celle de G. Deleuze nous a par ailleurs fourni un apport indéniable pour la typologie duale des forces actives et réactives et des volontés affirmatives et négatives, typologie qui a orienté notre recherche de la genèse des types d’individuation morale chez Nietzsche. Mais, précisément, d’une part, G. Deleuze se limite à la période dite « généalogique » de Nietzsche, tandis que c’est le cheminement antérieur du questionnement moral qui a fait l’objet de notre recherche. Nous avons montré comment la typologie de l’individuation s’est ébauchée dans Le gai savoir à partir de la problématique des rapports individu-espèce28 et de la différence des types d’individualité, le dividuum et l’individuum, et souligné le caractère trop durci de l’antithèse entre les types selon G. Deleuze. D’autre part, c’est aussi le problème de la nouvelle maîtrise dans un contexte civilisationnel surhumain qui est absent de l’analyse deleuzienne, problème que nous avons posé en référence aux récents travaux sur cet aspect de la pensée nietzschéenne (E. Blondel, P. Wotling). G. Deleuze a ici minimisé la positivité de la maîtrise morale constituant la vertu du surhomme, « garantie sans moraline ». Le rapprochement explicite qu’il opère entre le type de la force active et la figure de Calliclès29 contribue à la confusion entre jouissance hédoniste et joie de puissance forte. Ceci entraîne l’impossibilité d’envisager le thème de l’élevage sélectif d’une nouvelle aristocratie au plan civilisationnel, ce qui est pourtant la visée ultime du questionnement nietzschéen de la morale30.
5Dans l’angle interprétatif ouvert par J. Granier, le problème de la vérité chez Nietzsche s’impose « …comme le problème central de cette philosophie »31. Et sans doute « la duplicité de l’être »32 selon lui consiste tout à la fois à imposer au réel une perspective violente et à reconnaître avec justice la totalité infinie des autres perspectives. La dualité qualitative et typique des volontés de puissance explique dès lors que seul un type et non l’autre assume la duplicité de l’être en sa vérité. Or, ces deux types « polémiques » de vouloir, l’un dominant par anéantissement, l’autre par dépassement de l’adversaire, sont inévitablement qualifiés moralement : l’un est injuste, sans probité, l’autre est juste et probe, ouvert à la vérité comme totalité au sein même de sa perspective violente. J. Granier admet lui-même cette signification éthique de la force d’habiter la duplicité ontologique : « le critère de la force n’étant rien d’autre que la fidélité à la Duplicité de l’Être, dans la mesure où cette fidélité est le gage d’une adhésion sans réticence à l’Être… »33. « Fidélité », « gage d’une adhésion sans réticence », ces termes sont bien les qualificatifs éthiques ultimes de l’existence dans la Vérité.
6L’optique religieuse de l’interprétation, quant à elle, est sans doute celle qui s’inscrit le plus aisément dans le questionnement moral de Nietzsche. « Péché », « châtiment », « salut éternel », telles sont les expériences successives qui jalonnent l’interrogation sur la religion juive, puis chrétienne, lui fournissant son axe de lecture généalogique, de sorte que, comme l’écrit E. Blondel de son côté, « ….la cible de Nietzsche n’est pas tant le christianisme en soi qu’une certaine morale, celle qu’il prête au christianisme… »34. Il est certain que cette optique demeure fermée à d’autres points de vue possibles sur le phénomène religieux, mystiques, ou humanistes, par exemple, ainsi que le souligne P. Valadier : « l’identification, juste à un certain niveau, posée entre morale et religion, aveugle Nietzsche sur tout ce qui, dans la religion, ne se laisse pas identifier à la morale »35. La religion chrétienne est cependant toujours envisagée comme celle du non au monde réel, du non à la vie forte, puisqu’elle se centre, ascétiquement, sur la figure du Père, lui vis-à-vis duquel on a péché, lui qui châtie et pardonne par la médiation de son Fils, lui qui procure, enfin, le salut ou la damnation éternels. Bien antérieures sont les religions du oui, à l’égard desquelles les religions nihilistes ont réagi. Et c’est, à nouveau, une interprétation morale qui permet de décoder les signes de ces rapports inter-religieux lorsque, plus récemment, l’étude de D. Franck substitue à l’histoire métaphysique de la technique moderne (Heidegger) une généalogie religieuse de la technique centrée sur l’injonction biblique de « …se soumettre la terre et tout ce qui y vit ». Renforcée par le dogme de la créature « image » de son créateur, cette injonction religieuse valorise par avance la science et la technique humaines. La perspective cartésienne de maîtrise et de possession de la nature, par-delà l’instauration métaphysique de la subjectivité, se réfère plus radicalement et plus explicitement à une volonté de puissance religieusement ancrée qui renverse, réactivement, la domination de l’éthique grecque de la connaissance : « l’ombre de Dieu » est la sombre trace technique d’un effacement religieux avec son inhérente faillibilité36.
7Le coup de projecteur historique sur la pensée de Nietzsche fourni par K. Löwith et V. Goldschmidt nous a convaincu du caractère de bout en bout « inactuel », « anhistorique » de la perspective dionysiaque de Nietzsche. C’est en référence à une nature inhumaine et à une temporalité méta-historique que sont dressés les « modèles » du surhumain. Cependant K. Löwith pense trouver une contradiction insurmontable entre le naturalisme de l’éternel retour dionysiaque et le volontarisme déontologique du vouloir surhumain. Nous remarquerons, contestant le caractère radical de cette contradiction apparente, que le naturalisme nietzschéen n’est pas celui d’une nécessité axiologiquement neutre, soustraite au hasard, puisque la volonté de puissance intra-naturelle est déjà évaluation et interprétation. Il est d’ailleurs significatif que K. Löwith conteste une interprétation axiologique et morale tant de l’éternel retour (« maxime ») que du surhomme (« idéal » auquel appelle Zarathoustra) rencontrée chez O. Ewald37. Comme nous, et menant à un questionnement critique de type kantien, O. Ewald montre le glissement possible – dès lors contradictoire en effet – de l’axiologique à l’existentiel, de l’hypothétique à l’assertorique, sous l’effet d’un enthousiasme dogmatiquement non maîtrisé : « Nietzsche affaiblit ainsi l’idée fondamentale de sa doctrine »38. N’acceptant pas l’hypothèse herméneutique d’un tel glissement, K. Löwith, à tort pensons-nous, pose comme l’authentique et univoque doctrine de Nietzsche le nécessitarisme absolu et l’assertion enthousiaste de Zarathoustra.
8La perspective d’interprétation centrée sur la question de la culture, telle que l’élabore E. Blondel, vise à mettre en lumière la dualité de la « culture (Kultur) » selon Nietzsche, dualité perceptible dans l’interférence des deux champs sémantiques dont le généalogiste de Bâle fut un familier. Kultur appartient d’abord à un champ déterministe d’institutions véhiculant les mêmes règles à travers la continuité historique et matérielle d’une civilisation (Zivilisation). Mais le signifiant Kultur appartient simultanément au champ sémantique de l’axiologique et du normatif : celui des valeurs qui font l’objet d’une « formation (Bildung) » de l’individu, avec une nuance nettement éthique ou morale39, « formation » que Nietzsche pense comme « élevage » (Züchtung). De cette équivocité le philosophe de la volonté de puissance tente une explication : culture-civilisation et culture-formation, culture déterminante historiquement et culture normative éthiquement sont les deux faces d’un même phénomène dans la mesure où, selon le naturalisme proprement nietzschéen, la nature est tout à la fois nécessité et norme, fatalité et devoir-être, économie corporelle et idéalité d’un texte qui fait loi, selon l’insistance d’E. Blondel. Celui-ci le reconnaît, néanmoins, c’est la dimension axiologique de la culture qui est fondamentale : ce sont les inventions morales discontinues – les renversements d’anciennes valeurs et les dominations de nouvelles valeurs imposés par de puissants individus – qui scandent la nécessité, par ailleurs fatale, du devenir historique et en rendent raison par de nouvelles configurations pulsionnelles. L’écriture est fixation et institution de normes dont le corps est le premier porteur par ses instincts et l’« incorporation » (l’Einverleibung) l’ultime ethos. Nietzsche est donc avant tout, sur ce terrain comme sur les autres, un moraliste : « le Nietzsche du problème de la culture reste un moraliste, qui ambitionne jusqu’à la fin, par-delà l’Umwertung aller Werte, la création de nouvelles valeurs, l’indication de “vorzuschreibende Wege der Kultur” (« des itinéraires à prescrire à la culture ») »40 et plus bas : « voici le cœur de la problématique nietzschéenne de la culture : la critique de la morale »41, et encore : « … il préfère substituer une Bildung à la morale »42. Selon l’herméneutique de P. Wotling, c’est la question de la « civilisation » qui unifie le questionnement nietzschéen : « cette problématique fondamentale n’est pas propre aux textes de la maturité : elle régit et organise la totalité de pensée de Nietzsche »43. Complémentaire de celle d’E. Blondel, cette perspective nous semble approcher la perspective problématique centrale de Nietzsche, qui vise bien, en dernière analyse, à « …favoriser l’apparition d’un certain type de culture, et, simultanément, d’un certain type d’homme »44, bref la question de la « transvaluation », cinquième et ultime thème symphonique du Zarathoustra. L’auteur cite Nietzsche : « mon idée : les buts font défauts, et ces buts doivent être des individus » (FP, OC, XII, 7 (6), p. 275). Or, c’est, avons-nous cherché à montrer, en tant que volonté morale que la volonté de puissance est un principe et une force d’individuation. C’est d’individu à individu, de volonté à volonté, moralement en définitive, que se transmet, s’accumule, et se projette la force médiatement inscrite dans les formes collectives et corporelles de la culture. Force est de reconnaître comme E. Blondel la prévalence des valeurs morales (bien et mal, bon et mauvais, force et faiblesse, etc) sur l’ensemble de celles que produit une culture : morale, droit, politique, art, philosophie, etc. Une optique physiologique projette, dans les travaux de W. Müller-Lauter et de B. Edelman, une lumière vive sur « …la notion centrale du questionnement nietzschéen, celle de volonté de puissance »45. Le premier montre que la volonté de puissance est un concept extensionnel renvoyant à une multiplicité irréductible dont le seul trait commun est l’organisation par domination46 à des niveaux diversement intégrés : physique, physiologique, sociologique, historique, philologique, etc. Mais cette organisation-domination procède par une perpétuelle interprétation mutuelle des forces en présence. Et cette interprétation est une évaluation réciproque normée par la valeur utime de l’auto-dépassement (Selbstüberwindung). Celle-ci est valeur d’un « valoir plus » au sens d’un « valoir mieux » et par suite, inévitablement, d’un valoir mieux « moral », inchoativement présent dans l’organisation la plus humble, la configuration minimale des forces dites « matérielles ». L’ultime problème de l’« élevage » civilisationnel humain est ainsi l’écho anthropologiquement agrandi du questionnement moral en « quête » de sa valeur propre, amorcé par l’organisation moléculaire. La même ambition « physiologique », au sens d’une interprétation du texte de la phusis, anime le livre de B. Edelman. De Nietzsche, « …on a peu écrit sur sa théorie du chaos, sa conception de l’instinct ou de l’évolution… On a, en quelque sorte oublié – ou supprimé – la base “matérialiste” de Nietzsche… »47. Matérialiste, Nietzsche, quand on sait combien il a critiqué le matérialiste mécaniste et l’atomisme de son temps ? Certes, soutient B. Edelman, « …et le plus conséquent ; seulement, pour lui, la matière n’est pas “morte”, neutre, inerte : elle est l’énergie en mouvements qui se distribue en “forces”, elles-mêmes animées par une “volonté de puissance” »48. Mais, dans la mesure où la volonté de puissance est interprétation, valorisation, et par là même « moralisation » de son existence, il nous paraît difficile d’affirmer qu’« … un “protoplasme” ne moralise pas sa vie et se borne à exister le plus possible »49.
9Quant au travail de M. Kessler sur le dépassement esthétique de la métaphysique chez Nietzsche, il insiste légitimement sur le fondement esthétique de la morale selon le philosophe50, en remarquant que toutes les catégories éthiques de Nietzsche sont esthétiques : « bon goût », « créativité », « inspiration », « grand style ». On accordera, certes, que la volonté de puissance qui anime l’art est, selon les termes de Nietzsche, « …une surabondance de force plastique, façonnante et regénératrice » (GM, I, § 10, p. 236).
10Mais, d’une part, cette force plastique, en effet artistique, s’exerce d’abord dans le commandement, le châtiment, la guerre, qui sont les œuvres plastiques primordiales et essentielles, avant que de s’exprimer dans les œuvres d’art esthétiques. D’autre part, l’art esthétique suppose la contemplation et la sensation (dérivées) suscitées par le produit de la création. Mais il s’agit avant tout de créer des valeurs en se dépassant à partir de soi et ensuite seulement d’en être le spectateur. Le mobile proprement esthétique de la contemplation est, du point de vue des maîtres, secondaire : le besoin de créer des œuvres d’art particulières que l’on puisse « contempler » – des œuvres « belles » en termes d’esthétique de la réception – n’advient qu’après la satisfaction du besoin qui dynamise la création dans des domaines (ludiques, militaires, politiques, juridiques) où il n’est pas question de jouir en contemplant, mais en agissant. Le mobile contemplatif et réceptif est, au contraire, originaire, chez les volontés faibles : ce sont les valeurs esthétiques contemplées – par exemple dans la sublimité ou la beauté de la nature ou encore la finalité des vivants – qui motivent leur re-production par l’art et en conséquence la volonté artiste, qui, symétriquement, en est dérivée. L’invention de la fiction d’un Dieu créateur, le sommet de l’ascétisme, répond à l’impuissance et à l’angoisse de devoir créer par soi-même quelque chose : « on a voulu avoir un Dieu ou une conscience pour se soustraire à la tâche qui exige de l’homme qu’il crée » (FP, X, 26 (347), p. 268). Il n’est pas jusqu’au penseur tragique qui ne puisse faire de l’art classique, simple, équilibré et équilibrant (Bizet, Raphaël) un usage préférable à celui de l’art tragique ou romantique (Wagner, Delacroix). Ce dernier, en redoublant le pessimisme de la pensée par celui de l’imagination, rendrait le penseur « malade du tragique ». De sorte que la philosophie de Nietzsche, si elle est bien une morale artistique et esthétique, au sens où une morale de la création produit des valeurs artistiques dont la réception est esthétique, n’est en aucune façon une esthétique morale, si l’on entend par là que ce sont les valeurs et les catégories originairement esthétiques – celles de la sensibilité réceptive et réactive – qui déterminent les valeurs morales. En effet, les valeurs esthétiques sont dérivées des valeurs d’art et celles-ci expriment une volonté de dépassement de soi qui est, en toutes occurrences, une volonté de bien (gut) ; c’est parce qu’il est bon de se dépasser soi-même à partir de soi qu’il est bon de créer et que le beau contemplé – paradoxalement, surtout le beau « classique » pour un penseur tragique ! – fait du bien, tout d’abord physiologiquement. C’est en réaction à cette créativité pleine qu’il est bon de contempler esthétiquement les formes que l’on n’a pas pu créer : beautés naturelles d’abord, artistiques ensuite. Esthétique active et esthétique réactives supposent l’une et l’autre le dépassement moral de soi-même.
11Montrer comment le problème moral fut le problème central, sinon unique, du moins unifiant du questionnement nietzschéen, nous semble de plus fournir à l’historien de la philosophie – mais aussi au philosophe post-nietzschéen – un bénéfice de cohérence, à porter au crédit d’une interprétation éthique de l’œuvre. L’avantage essentiel de cette perspective est de laver Nietzsche, en maintes occurrences, de plusieurs soupçons de contradiction communément avancés et qu’il convient, en conséquence, de distinguer de ceux que nous avons retenus comme légitimes – à tout le moins réellement menaçants – dans les « trois mises en question » des Chapitres précédents. Ces soupçons s’autorisent en apparence de formulations explicites et formellement embarrassantes de Nietzsche dans trois registres. Ces trois registres sont, d’abord celui de la morale, ensuite celui du sens, enfin celui de la vérité.
12C’est d’abord la question de la morale elle-même qui paraît chez Nietzsche faire l’objet de formulations contradictoires. À plusieurs reprises, le philosophe formule son entreprise en termes de critique, voire de négation et même de destruction de la morale : « se mettre en garde contre l’interprétation et la signification morales de l’existence » (NT, Essai d’auto-critique, § 5, p. 16), « …la morale même est un cas particulier de l’immoralité » (FP, XIV, 14 (137), p. 106), « …je commençai à saper notre confiance en la morale » (A, Avant-Propos, p. 14), « …il faut d’abord pendre les moralistes » (FP, XIV, 23 (3) 2, p. 344). Mais, par ailleurs, Nietzsche l’admet, une morale est toujours nécessaire et c’est bien une volonté morale qui anime son propos : « il n’est pas possible de vivre en dehors de la morale » (A, FP, A, VII, (154), p. 591), « la morale est apparue comme une condition d’existence… » (FP, IX, (6) 4, p. 244), et encore : « j’ai dû abolir la morale, pour imposer ma volonté morale » (VP, II, § 436, p. 164), enfin et surtout : « un philosophe devrait s’arroger le droit de considérer le vouloir sous l’angle de la morale : à savoir de la morale entendue comme doctrine des rapports de domination dont procède le phénomène “vie”(Moral nämlich als Lehre von den Herrschafts-Verhältnissen verstanden, unter denen das Phänomen “Leben” entsteht) » (PBM, I, § 19, p. 37, trad. modifiée).
13L’on pourrait multiplier sans peine les citations allant dans les deux sens. C’est que, précisément, il n’y a pas une, mais deux morales typiques : une morale des volontés de puissance fortes et une morale des volontés de puissance faibles, ou, dit dans les termes plus simples et provocants auxquels Nietzsche n’hésite pas à recourir : « il existe une morale des maîtres et une morale des esclaves » (PBM, IX, § 260, p. 183). La généalogie remonte de ces catégories apparemment sociologiques et historiques aux types de volonté de puissance, et donc de volonté vitale qui en rendent raison. C’est, avons-nous montré, la dualité de la volonté de puissance entendue comme « volonté d’auto-surpassement », la Selbstüberwindung explicitée dans le Zarathoustra, qui fournit la clef de l’interprétation. Nous avons souligné, en en faisant l’apport propre de notre explication sur ce point, que la volonté de se surpasser peut être une volonté de se surpasser à partir d’un Autre (du maître, de la loi, de Dieu, de la conscience) ou une volonté de se surpasser à partir de Soi, une énergie qui pousse, excédant immédiatement les limites du Soi intérieur, à imposer une forme originaire à l’Autre, forme politique, esthétique, éthique, etc. La dernière citation mentionnée indique explicitement qu’il ne s’agit pas simplement de critiquer la morale ascétique dominante, mais de redéfinir les deux types de morales en termes pulsionnels de volonté de puissance. Car dans toutes ces modalités il s’agit bien de morale, puisqu’il s’agit de vouloir être, de vouloir se sentir et de vouloir valoir mieux. « Être plus », c’est « valoir mieux », et « valoir mieux », c’est inévitablement « valoir mieux moralement ». Comme la morale de la force est une morale de la singularité qui veut joyeusement la séparation et la conflictualité entre tous les individus de même qu’à l’intérieur de chacun, on peut dire en ce sens, qu’elle est la morale de la vérité entendue comme totalité, et, en somme, la vraie morale. La morale de la faiblesse au contraire ne voulant pas la division et les luttes sans fin entre individus, elle tend à l’individuum. De sorte que Nietzsche aurait pu écrire, comme Pascal51, que « la vraie morale se moque de la morale ».
14Secondement, Nietzsche avance, en de nombreux passages, que le monde selon lui est dépourvu de tout sens tandis qu’en d’autres, non moins nombreux, il affirme que le monde est constitué d’une infinité d’interprétations, ce qui revient à dire cette fois que, du point de vue du sens, il est plutôt surdéterminé que non déterminé. Le monde est-il dépourvu de sens ou au contraire recèle-t-il une infinité de sens ? La compatibilité et la conciliation de ces textes divergents se montreront plus aisément dès lors qu’on fera valoir, d’après l’hypothèse de nos analyses, que c’est encore la dualité des morales qui rend compte de cette contradiction herméneutique apparente relative au sens du monde. Car, si l’on peut dire que le monde n’a pas de sens, c’est en envisageant le concept de « sens » d’un point de vue qui est celui des interprétations finalistes et conceptualistes de l’univers. Le concept de sens élaboré dans cette « perspective » relève de volontés moralement faibles et hiérarchiquement serves qui élaborent un concept de sens dont la teneur est celle d’une signification et d’une valeur divines données au monde du dehors, par un Dieu transcendant ou celle d’un sens finaliste idéel immanent, comme dans le stoïcisme, pour lequel la nature est Dieu, le grand vivant ayant en lui-même un logos final qui est raison. De ce point de vue, selon Nietzsche, le sens n’est rien, parce qu'il est une illusion nihiliste, la négation de ce sens se faisant précisément d’un autre point de vue interprétatif, celui des volontés saines et généalogiquement « nobles », des vouloirs forts. Mais ces volontés interprètent, elles aussi, le monde qui est loin d’être pour elles un non-sens absolu. Leur privilège est de comprendre et de tolérer la multiplicité des interprétations, par conséquent les interprétations différentes des leurs, même si elles leur refusent le caractère exclusif de la vérité, si tant est que, pour elles, la vérité est précisément la totalité des interprétations, entendue comme une multiplicité irréductible, mais néanmoins lisible à partir d’un principe, celui de la volonté de puissance. Nier ce sens nihiliste, cela veut dire que l’interprétation dont il relève n’est pas respectueuse de la réalité comme totalité, en réduisant cette totalité qui signifie ici multiplicité indéfinie à l’un de ses aspects, celui par lequel elle se nie pour se poser illusoirement en un sens unique, transcendant ou immanent.
15On s’aperçoit alors que le « déni » de sens, énoncé à l’encontre de ces interprétations, ne signifie évidemment pas que les significations nihilistes – ou « idéalistes » ou « métaphysiques », toutes expressions synonymes en l’occurrence – n’existent pas, ni qu’il faudrait les nier en les supprimant comme telles, mais qu’il convient de nier la vérité de leur sens, la vérité à laquelle ce sens prétend. Lorsqu’il affirme, en conséquence, que le monde est non-sens, Nietzsche veut dire que ce sens nihiliste n’est pas le sens vrai, soit le sens accordé à la totalité du réel ; qu’il est faux que le réel ait ce sens à l’exclusion de tout autre, ce que prétend précisément une interprétation nihiliste. L’interprétation généalogiste, elle, peut être dite « vraie », dans la mesure où le sens qu’elle donne au monde, de façon, redisons-le, hypothétique, non-dogmatique, est d’être une multiplicité infinie (indéfinie) de significations que l’on peut d’ailleurs déjà nommer, au plan de la réalité inorganique et organique élémentaire, une multiplicité d’« interprétations ». L’interprétation généalogiste est interprétation – philosophique – d’interprétations contenues, voulues et reconnues présentes dans le réel le plus « simple » – depuis la réalité physique non vivante jusqu’aux formes les plus complexes de la vie, y compris celles de la vie philosophique en sa conflictualité herméneutique interne.
16En affirmant la totalité « ouverte » des interprétations – et non la totalité refermée en un concept exhaustif et systématique du « Tout » – la perspective forte est la plus fidèle au critère de « l’intensification maximale » de la « meilleure » puissance, qui est le seul critère nietzschéen de la vérité d’une interprétation. Loin donc que le réel soit non-sens, il est infiniment signifiant et son infinie signifiance est conflictuelle, étant l’expression d’une infinité de volontés de puissance compétitives. Mais si le concept généalogique d’interprétation mène à nier la vérité du sens métaphysique – unique, idéel, transcendant – attribué au monde, il conduit, de façon en quelque sorte symétrique, à nier la vérité d’une interprétation mécanique et purement absurdiste du monde, en vertu de laquelle, en dehors de l’homme, seul être signifiant, le monde n’aurait en lui-même aucun sens, n’étant que pure matière, obéissant à des lois aveugles, sans orientation ni direction. À la thèse selon laquelle le monde aurait un sens (thèse métaphysique), le mécanisme oppose ainsi une antithèse (matérialiste) selon laquelle le monde en dehors de l’homme n’aurait aucun sens. Nous avons rappelé et expliqué les principaux textes dans lesquels Nietzsche s’élève aussi contre cet absurdisme matérialiste, en faisant valoir que, si le matérialisme nie avec juste raison l’unicité, l’idéalité et la transcendance métaphysiques du sens, il n’en a pas moins tort d’ignorer que le monde a en lui-même, en son immanence, une infinité de centres individuels interprétant et s’interprétant les uns les autres, en tant que volontés de puissance.
17La solution de ce que l’on peut présenter ici comme une « antinomie de l’interprétation » consiste à donner raison et tort aux deux conceptions apparemment exclusives en se situant à un troisième point de vue interprétatif. Il est vrai, ainsi que l’affirment les interprétations métaphysiques, que le monde est pourvu de sens, c’est-à-dire d’orientation et de direction interprétatives. Mais ce sens, étant présent au cœur des volontés de puissance qui orientent et dirigent le réel du dedans en l’interprétant et le valorisant, n’est pas un unique concept, ni une finalité idéale, ni une raison transcendante. Le monde n’a donc pas de sens, si l’on entend par « sens » un concept, une fin, une raison : le monde est bien sans concept, sans fin, sans raison. À l’opposé, s’il est vrai, comme le soutient la conception matérialiste, que le monde n’a aucun sens conceptuel, final ou rationnel transcendant ou immanent, s’il est donc vrai que nous devons le signifier – en tant qu’hommes – comme purement immanent à lui-même, il est en revanche inexact de supposer qu’il est non-signifiant (en dehors de l’homme), puisqu’il a dans la volonté de puissance, une multiplicité infinie de directions et d’orientations signifiantes, interprétantes. Le concept de volonté de puissance permet donc de résoudre ce qui se présente comme une antinomie cosmologique de l’interprétation, en opérant la synthèse de l’affirmation de l’immanence du monde (niant toute transcendance du sens) et de la réalité de sa signifiance orientée et dirigée (niant tout absurdisme matérialiste).
18Or, c’est bien en tant que concept « moral » que le concept de volonté de puissance permet de résoudre l’antinomie cosmologique en question. Selon nos analyses, en effet, la volonté de puissance, disséminée en un nombre infini – ce qui signifie selon Nietzsche, non pas actuellement infini, mais si grand que nous ne pouvons le dénombrer de façon finie ou achevée – de centres interprétants, est une volonté de se surmonter soi-même en dirigeant et orientant d’autres forces et en accroissant, en même temps que sa propre force, la valeur de son existence. Nous avons longuement insisté sur la détermination inséparablement matérielle et morale, énergétique et axiologique, du concept de volonté de puissance ainsi compris. C’est précisément cette indissociabilité des deux déterminations qui permet de critiquer aussi bien les moralismes coupés de tout matérialisme (générateurs des métaphysiques de la transcendance) que les matérialismes coupés de toute moralisation de l’univers (engendrant l’antithèse cosmologique absurdiste). On s’aperçoit alors de ce que seul le maintien de la dimension morale, coexistant avec la dimension physique de toute force, est la seule condition qui permette d’opérer la généalogie du concept métaphysique du sens unique et de résoudre l’antinomie herméneutique en question. Mais c’est aussi ce qui explique les reproches de contradiction, voire de confusion, que ces deux traditions de pensée n’ont pas manqué de formuler, après coup, à l’endroit de Nietzsche. Les deux interprétations cosmologiques antithétiques, métaphysique et matérialisme, ont en commun, selon cette vue, de procéder d’une volonté de puissance faible, génératrice d’un triste savoir, celui qui consiste à séparer abstraitement une détermination du réel en minimisant, voire en niant l’autre détermination, tantôt la réalité des forces immanentes au monde, tantôt leur sens immanent, évaluant et orientant les autres forces en présence.
19Une même faiblesse de la volonté morale est finalement à l’origine de la métaphysique rationnelle comme du matérialisme mécaniste. Sa détection permet de résoudre l’antinomie cosmologique au bénéfice de la volonté interprétative moralement forte. En effet, la généalogie de la morale montre à l’envi que la thèse d’un sens idéel et final du monde, posé en Dieu, repose sur la faiblesse d’un type de volonté nihiliste qui n’est pas assez forte pour vouloir se dépasser à partir d’elle-même, pour trouver en elle et dans le monde, son orientation et sa direction déterminées. Se dépasser à partir d’un Autre, posé en dehors du monde, voire d’un Dieu-monde, toujours Autre que le monde comme conflit irrationnel des forces, et non à partir de soi, de son Soi dans le monde, telle est la généalogie morale de la métaphysique. Or, l’antithèse matérialiste, si elle suppose bien la négation critique d’une telle extra-position (ou aliénation) de la volonté morale - ce dont Nietzsche lui est redevable – participe, moralement, de la même faiblesse. En effet, c’est, avec elle, « la pulsion vers la vérité (der Trieb zur Wahrheit) » (GS, III, § 110, p. 128), entendue comme adéquation ou exactitude qui mobilise l’intention de savoir. Mais cette volonté d’exactitude est aveugle au fait que c’est, chez elle, la volonté de rechercher des faits qui obéissent ou se conforment à des lois idéales qui définit inévitablement la fin de la recherche. La « puissance » des lois sur les faits, et, partant, de ceux qui connaissent ces lois sur ces faits eux-mêmes, est ce à quoi tend la volonté. Or les faits, ainsi légalisés en leur soumission aux lois, ont été soigneusement expurgés de toute leur volonté immanente profonde. C’est donc la même volonté réactive de « neutraliser » l’adversaire, cet adversaire étant la volonté de puissance inscrite au fond des faits, qui mène à la conception de la vérité-exactitude, de l’adéquation fait-loi, principe du positivisme matérialiste. Neutraliser ces faits signifie les considérer comme « neutres », dépourvus de tout sens, c’est-à-dire de toute volonté en eux-mêmes et de tout lien à la totalité qui leur donne leur sens.
20Au principe herméneutique de la volonté forte, selon lequel « … il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », le matérialisme a substitué le principe : « il n’y a pas d’interprétation, il n’y a que des faits ». Désamorcer ainsi la violence de l’adversaire est en réalité une ruse de la raison positiviste. Et, corrélativement à ces faits faussement « neutres », se tiennent les « lois » de la nature, ce concept faible d’une légalité dont ne peuvent se défaire les matérialistes. En dépit des apparences et des proclamations d’objectivité, ces lois ne sont pas plus « neutres » vis-à-vis de la morale que ne le sont les faits qui sont censés leur « obéir ». D’une part, parce qu’elles contiennent un « résidu » d’idéalité normative non négligeable et d’autre part, parce que leur recherche « désintéressée » n’en continue pas moins d’obéir à l’impératif moral de « véracité » : « tu dois ne pas mentir ».
21Mais ne pas mentir, c’est dire à tous ce que je pense, de telle sorte que tous puissent finir par penser la même chose que moi. L’impératif de véracité auquel se soumet la science « objective » dans la diffusion d’un savoir commun - principe premier de l’interprétation matérialiste de la science - relève donc de la morale collective, celle qui vise à former des individus-indivisés, égaux, sans différence entre eux pour l’essentiel, partageant une unique pensée. La morale de la science matérialiste relève ainsi d’une volonté immanente aux individualités faibles, celle d’une volonté de puissance qui se dépasse à partir d’un Autre qui, certes, n’est plus Dieu, mais qui est la Loi de la pensée commune sur laquelle on a reporté la « piété » autrefois due à Dieu.
22On voit que la problématisation morale du concept de « sens », mène à la problématisation du concept de « vérité », troisième lieu de contradictions apparemment insurmontables du discours nietzschéen. La présente recherche nous a permis de montrer la compatibilité d’énoncés aussi apparemment contradictoires que « la vérité est une sorte d’erreur faute de laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre » (VP, II, § 308, p. 331) ou « la vérité est fausse », d’un côté ; et : « la tâche : voir les choses comme elles sont » (VP, II, § 493, p. 425), ou, puisque l’esprit libre est le seul qui veuille jusqu’au bout la vérité, « quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le vrai critère des valeurs » (EH, Avant-Propos, § 4, p. 240) ou encore : « c’est la vérité qui parle par ma bouche… je suis le premier à avoir découvert la vérité… » (EH, « pourquoi je suis un destin », § 1, p. 334), sans oublier que « … le service de la vérité est le service le plus exigeant » (AC, § 50, p. 214), de l’autre côté.
23La duplicité morale du concept de vérité et la duplicité des perspectives morales qui la commandent fournissent à nouveau ici la clef de l’énigme. D’un côté, la vérité-exactitude ou vérité d’adéquation relève de la perspective d’une volonté de puissance faible, qui ne peut se surmonter qu’à partir du Dieu transcendant ou de la loi morale, fondement de la recherche des faits dont rendent compte de façon adéquate les lois. Eu égard à la vérité vers laquelle tend une volonté de puissance forte, c’est-à-dire eu égard à la vérité entendue comme « totalité » des perspectives en conflit vers le dépassement de soi, une telle vérité est une sorte d’erreur, puisqu’elle n’est pas accordée à la totalité, qu’au lieu de vouloir « dévoiler » elle tend à dissimuler : « la vérité dans sa totalité et sa cohérence n’est faite que pour les âmes à la fois puissantes et ingénues, joyeuses et pacifiques… » (A, V, § 230, OC, p. 230). La vérité-totalité – que l’on pourrait définir paradoxalement en usant de la formule hégélienne « le vrai, c’est le tout » à condition de l’entendre en un sens généalogique, non spéculatif – est, bien entendu, « utile »52 aux individus voulant le dépassement de soi à partir de soi, c’est-à-dire à partir du mouvement du monde comme totalité, qui est leur Soi, et de l’éternel retour qui est leur temporalité immanente.
24Dira-t-on que ce concept de vérité-totalité apparaît lui-même, en tant que perspective, comme une « erreur » aux tenants de la vérité-exactitude ? Ou encore, que l’affirmation du perspectivisme n’est à tout prendre elle-même qu’une interprétation de plus, équivalente aux autres ? On connaît la réponse de Nietzsche : « …en admettant que ceci aussi ne soit qu’une interprétation (Interprétation) – et n’est-ce pas ce que vous vous empresserez de me répondre ? – eh bien, tant mieux. » (PBM, I, § 22, p. 41). « Tant mieux », en effet, parce que la perspective « faible » ne peut admettre ou tolérer la perspective reconnue de la vérité-totalité qui la domine ; elle doit fatalement l’exclure dans la mesure où le concept d’adéquation ne peut « fonctionner » vitalement qu’au regard d’une « partie » du réel, en faisant « abstraction » des autres ; tandis que le concept « fort » de vérité, étant celui du dévoilement de la totalité indéfinie, inclut sous lui, en tant qu’une interprétation celui de la vérité-adéquation comme celui d’une vérité qu’il s’agit de dominer, éventuellement d’exploiter, notamment à des fins techniques et esthétiques servant la volonté forte. En bref, l’erreur serait précisément de croire que le perspectivisme s’auto-affirme sur le mode de la vérité-exactitude, par où seulement il serait en effet logiquement contradictoire avec lui-même. Une telle naïveté est la « pétition de principe » de ceux qui croient prendre Nietzsche en flagrant délit de contradiction sur ce point. Or il affirme seulement sous lui, comme une interprétation singulière, effectivement une « de plus », la vérité-exactitude comme une perspective plus étroite prise dans une perspective plus large, mais s’affirmant toujours comme une perspective. Ce que Kant avait dit du concept en tant que genre, pourrait très exactement être dit par Nietzsche de sa perspective de pensée en tant que singulière, de façon à réfuter l’objection d’équivalence faite à son interprétation perspectiviste : « il est possible de considérer chaque concept comme un point qui, comme le point de vue d’un spectateur, a son horizon, c’est-à-dire une foule de choses qui, à partir de ce point, peuvent être représentées et pour ainsi dire parcourues du regard. À l’intérieur de cet horizon, une foule de points, allant jusqu’à l’infini, doit pouvoir être indiquée ; dont chacun possède à son tour son horizon plus étroit… »53.
25De ce concept de vérité fortement puissant, on a pu ainsi dire : « cela n’exclut pas qu’elle puisse se servir d’une autre interprétation comme d’un instrument, tant que celle-ci favorise l’intensification de la puissance, comme c’est le cas de la mécanique vis-à-vis de la domination de la nature »54. Il en va d’ailleurs d’une façon foncièrement analogue de l’exploitation de « l’art classique » dans la perspective de la pensée tragique qui se le subordonne comme un moyen de se détendre et d’éviter l’excès d’angoisse que constituerait la fréquentation morbide de l’« art tragique », pourtant en lui-même plus proche de la vérité du chaos des perspectives. Pourtant, comme la science et la technique objectives, l’art classique se fonde souvent sur une illusion métaphysique et religieuse que la généalogie combat sur le plan de la pensée théorique. Il n’en reste pas moins que la pensée tragique peut exploiter ses fictions classiques sans céder aux illusions qui les accompagnent le plus souvent chez l’artiste classique. « Le plus souvent » seulement, à vrai dire, puisque certains artistes classiques, tel Raphaël selon Nietzsche, font semblant d’être croyants : « Raphaël n’était pas chrétien » (CID, OC, p. 113). L’exploitation de ces fictions scientifiques, techniques, esthétiques, devient alors l’un des moyens de se surmonter à partir de la volonté d’être soi dans la totalité, de faire « agir » les produits de forces « réactives ».
26Ce dernier concept ne vise donc pas, comme le premier, à la domination par la destruction de l’autre, mais par son intégration et sa subordination hiérarchique. Toutes les perspectives interprétatives ne sont pas équivalentes, c’est pourquoi Nietzsche n’est pas un sceptique, et c’est pourquoi son relativisme ne mène pas au scepticisme. Vouloir connaître la totalité – en déjouant tout concept exhaustif et spéculatif du « tout » – relève d’une perspective cherchant à comprendre et à multiplier l’ensemble des autres perspectives, et même, selon le principe de générosité qui est un aspect de l’éthique du retour éternel, à céder provisoirement sa place, en d’autres termes, sa perspective, à celles des autres, afin de les mieux comprendre puis de les dominer à nouveau. La « …tâche (Aufgabe : l’impératif moral) est de voir les choses comme elles sont. Les moyens : savoir les voir par cent yeux, à travers diverses personnes » (VP, IV, § 493, p. 425). La multiplication des perspectives inversées fait du « gai savant » un Versucher, un « expérimentateur » de la totalisation infinie des vérités. Il en découle une vertu ultimement morale, la vertu de justice, entendue comme probité (Rechtschaffenheit). Cette « justice » se définit d’abord comme une vertu philologique : n’interpréter que le texte, mais tout le texte de la nature, sans retrancher de lui ni « matière » d’un côté, ni « volonté » de l’autre, retranchements qui se font paradoxalement en « recouvrant » la part maudite du texte par un « camouflage », au moyen des « …nombreuses interprétations (Deutungen)55 vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu’on a griffonnées sur ce texte primitif » (PBM, VII, § 230, p. 150). Cette « justice » (Gerechtigkeit), se substituant à l’injustice de la mutilation recouvrante, n’est point celle de la loi, ni celle de l’« exactitude » (Richtigkeit). Être juste, dans l’ordre philologique, ce n’est pas surplomber l’ensemble du texte de l’extérieur pour en fournir une clé ouvrant toutes ses portes, une « loi » de parcours de toutes les voies du labyrinthe ou un « géométral » de toutes ses perspectives.
27Être juste, c’est plutôt, du dedans d’une perspective, s’ouvrir au fait et au « droit » (Recht) de l’infinité des autres, avec la volonté de les intérioriser et d'en rendre compte précisément. Ce qui signifie assumer leurs droits relatifs, autant que faire se peut, c’est-à-dire autant que se peut élargir sa perspective propre, jusqu’à la limite de l’éclatement et de la reconnaissance de l’altérité résiduelle de l’autre, mais par là même, sinon de son « identité », du moins de sa « parité » vis-à-vis de la nôtre. La « probité » est donc l’ouverture de la justice de l’interprétation en direction des autres, ce qui est une forme d’honnêteté herméneutique relevant du « bon goût (gut Geschmack) » puisque, nous le savons, la morale de Nietzsche est une morale artistique, ce qui, avons-nous souligné, est très différent d’une esthétique de la morale : « si aujourd’hui un psychologue peut de quelque manière faire preuve de bon goût (d’autres diraient : de probité), c’est en résistant au langage honteusement moralisateur (vermoralisirten Sprechweise) qui entache peu à peu tous les jugements modernes sur les hommes et les choses » (GM, III, § 19, p. 325-326).
Notes de bas de page
1 Pascal, Pensées, fragment 671, Paris, Édition du Livre de Poche classique, 2000, p. 448.
2 F. Nietzsche à propos de Lou Andreas-Salomé, lettre à Paul Rée de décembre 1882, KGW, III, 1, p. 309.
3 M. Heidegger, Nietzsche, I et II, 1961, Paris, Gallimard, 1971.
4 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993 et Par-delà le nihilisme, Paris, PUF, 1998.
5 G. Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, 1965.
6 Y. Quiniou, Nietzsche ou l’impossible immoralisme, Presses Universitaires de Lille, 1992.
7 J. Granier, Nietzsche et le problème de la vérité, Paris, Éd. du Seuil, 1966.
8 P. Valadier, Nietzsche et la critique du christianisme, Paris, Éditions du Cerf, 1974.
9 D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 2000.
10 K. Löwith, Nietzsche, philosophie de l’éternel retour du même, 1978, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
11 V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier, 1970.
12 E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986.
13 P. Wottling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995.
14 W. Müller-Lauter, Nietzsche, seine Philosophie der Gegensätze und die Gegensätze seiner Philosophie, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1991, et Nietzsche, physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998.
15 B. Edelman, Nietzsche, un continent perdu, Paris, PUF, 1999.
16 M. Kessler, L’esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, « Thémis », 1998. et Nietzsche et le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, « Thémis », 1999.
17 W. Müller-Lauter, Nietzsche, édition citée, p. 50.
18 En particulier dans Nietzsche et la métaphysique, o. c., p. 165-167, notamment la note 107, sur W. Müller-Lauter.
19 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, édition citée, p. 8.
20 Ibidem, p. 9.
21 Cf. notre Seconde Partie, ch. III.
22 M. Haar, Ibidem, p. 8.
23 Ibidem, p. 12.
24 Ibidem, p. 193-220.
25 M. Haar, Par-delà le nihilisme, édition citée, p. 2.
26 Selon le titre de la Préface à Par-delà le nihilisme.
27 Voir Troisième partie, ch. III. Le questionnement matérialiste de Nietzsche.
28 Voir plus haut, Première partie, Chapitre III, 2 et 5.
29 G. Deleuze, o.c., p. 66.
30 Voir plus haut, Première Partie, Chapitre V, 1, Un nouvel élevage sélectif de l’humanité.
31 J. Granier, o.c.., p. 29.
32 Ibidem, p. 532.
33 Ibidem, p. 536-537.
34 E. Blondel, « Introduction » à L’Antéchrist, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 22.
35 Cf. Nietzsche et la critique du christianisme, Paris, Le Cerf, 1974, p. 593.
36 Plus succinctement dit : « Dieu comme créateur, l’homme à la fois comme maître et possesseur de la nature (la Genèse n’a pas attendu Descartes) et soumis à la culpabilité » C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe, IV, Paris, Seuil, 1996, p. 117.
37 O. Ewald, Nietzsches Lehre in ihren Grundbegriffen. Die ewige Wiederkunft des Gleichen und der Sinn des Übermenschen, Berlin, 1903. Voir, K. Löwith, o.c., p. 244-247.
38 O. Ewald, cité par K. Löwith, p. 246.
39 Sur l’analyse sémantique de ces interférences, cf. E. Blondel, o.c., p. 63-67.
40 E. Blondel, o.c., p. 99, cf aussi, Ibidem, p. 74, note 55 : « la culture, c’est au sens nietzschéen, la “morale” d’une entité collective donnée ».
41 Ibidem, p. 209.
42 E. Blondel, Introduction à sa traduction de Ecce homo, Paris, GF, 1992, p. 35.
43 P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 26.
44 Ibidem, p. 31. De ce point de vue, on ne peut qu’être redevable à P. Wotling d’analyses particulièrement neuves : « le problème du temps : la culture comme sélection » (p. 215-244) et « l’éternel retour comme instrument de culture » (p. 353-382).
45 P. Wotling, Présentation du Nietzsche de W. Mûller-Lauter, édition citée, p. 10.
46 W. Müller-Lauter : « …tous les étants prennent la forme d’une organisation, et, partant, d’une configuration de domination ayant pour fondement une structure identique », o.c., p. 157.
47 B. Edelman, o.c., p. 7-8.
48 Ibidem, p. 5.
49 Ibidem.
50 Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, II, 3, 1, « Le goût, ultime fondement de la morale ».
51 Pascal a été lu, annoté et admiré avec commentaires par Nietzsche à partir d’une édition allemande Gedanken, Fragmente und Briefe, nach der Ausgabe von Dr. C.F.Scharwtz, 2e éd., Leipzig, 1865 : « voici Pascal, le premier de tous les chrétiens dans sa façon d’unir l’ardeur, l’esprit et la loyauté… » (A, III, § 192, p. 145).
52 Ainsi que l’affirme J. Granier : « le concept nietzschéen de l’utilité apparaît foncièrement équivoque, parce qu’il recèle en lui deux déterminations de l’utilité qui s’excluent mutuellement » (Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, o.c., p. 493).
53 E. Kant, Critique de la raison pure, De l’usage régulateur des Idées de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 569, souligné par nous.
54 W. Müller-Lauter, Nietzsche, Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Éditions Allia, 1998, p. 94.
55 Le terme Deutung, à dessein péjoratif signifie « interprétation plaquée, dissimulante », tandis qu’Auslegungen, en d’autres occurrences, peut signifier « explicitations révélatrices » du sens effectif. Pour une analyse de l’herméneutique nietzschéenne des textes, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Nietzsche et le sens moral de l’écriture » paru dans L’art du Comprendre, Paris, « le Cercle herméneutique », Juin 2001, no 10 et repris dans notre livre La morale des lettres, Paris, Vrin, 2005.
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