Chapitre 3. Le matérialisme questionne Nietzsche : le tragique et l’immoralisme impossibles ?
p. 325-341
Texte intégral
1. Nietzsche est-il un penseur radicalement tragique ?
1Selon Marcel Conche, une pensée radicalement tragique est une pensée de l’absolu non-sens et de l’absolu non-retour : « …le philosophe persuadé que toutes choses ne peuvent manquer d’être, un jour ou l’autre, détruites sans retour, et que ce qui a la valeur la plus haute n’en est pas moins radicalement éphémère, qui de plus ne cherche aucunement à se dissimuler ce caractère éphémère de toutes choses par quelque mythe, ce philosophe porte un nom qui ne convient ni à Nietzsche ni à Héraclite : c’est le matérialiste »1.
2Premier aspect d’une sagesse tragique, la « pensée du non-sens » signifie très exactement que, mis à part l’homme qui en tant qu’individu donne un sens à sa vie par l’art, la philosophie, l’amour ou la morale, on peut considérer comme illusions toutes les affirmations d’un sens des totalités supposées dépasser l’individu lui-même et ce qu’il fait de sa vie singulière : la nature et l’histoire. Ces illusions sont autant de tentatives de se dissimuler le tragique, celui-ci consistant précisément dans le fait que « la totalité de ce qui est » ne remplit pas nos exigences de sens. Celles-ci ne peuvent en conséquence que se satisfaire sagement d’un but limité : celui que l’individu donne à sa vie, en renonçant à l’inscrire dans de belles totalités sensées, conformément à l’enseignement le plus constant d’Épicure auquel se réfère explicitement M. Conche. Tel est le premier aspect d’une sagesse tragique que le matérialisme est à même de justifier pleinement. Seul, en effet, il peut refuser les essais de conférer une orientation continue et totale à ces ensembles, la nature et l’histoire, au sein desquels notre vie se déroule. Et si le matérialisme dit « historique » se risquait à affirmer l’existence d’un sens permanent et total du devenir historique, au-delà de celui que quelques individus peuvent lui donner localement et provisoirement par leurs luttes, ce matérialisme céderait aussi à l’illusion idéaliste du sens de l’histoire : « l’optimisme d’un pseudo-marxisme (la tranquille assurance au sujet d’une révolution qui se fera toute seule, par la force des choses, et ne manquera pas d’amener un monde meilleur) n’est qu’une survivance de la théodicée hégélienne »2. Toutes ces tentatives sont autant de manières de se dissimuler le tragique, car « …il y a différentes façons d’échapper au tragique »3.
3M. Conche doit reconnaître à Nietzsche le mérite d’avoir nié l’existence du sens en tant que finalité, tant de la nature que de l’histoire. Nul sens conçu ou voulu a priori, qu’il soit transcendant ou immanent, n’oriente les phénomènes naturels ou historiques vers une fin. Nietzsche a contribué sans doute plus qu’aucune autre philosophe à critiquer l’illusion de la finalité universelle. Cependant, il est incapable, selon M. Conche, de maintenir l’absence de tout sens de la totalité. D’un côté, en effet, la volonté de puissance, en tant qu’intérieure à la moindre parcelle de « matière » contribue à orienter et à diriger tous les phénomènes, en d’autres termes à leur donner un sens. D’un autre côté, « vers l’avenir…, le surhomme lui sert à donner un « sens » à la présente existence humaine »4 : « … de leur être, je veux apprendre aux hommes quel est le sens : et c’est le surhomme » (APZ, Prologue, 7, p. 30). De ces deux façons, relativement à la nature et à l’histoire, Nietzsche s’avère impuissant à radicaliser la sagesse tragique.
4Considérons à présent le second aspect de la pensée tragique qu’assume le matérialisme : le non-retour absolu de l’existence singulière. Tel est le caractère irréversible et irrémédiable de la destruction de toutes choses, “…dès lors qu’à la longue, ce qui l’emporte, c’est le principe de dissociation – La matière… »5. Ici encore, on peut se demander si Nietzsche va jusqu’au bout de la pensée tragique. Sans doute accepte-t-il joyeusement le savoir du devenir en tant qu’anéantissement fatal de toutes choses. Mais l’idée de retour éternel vient compenser le sentiment tragique de l’éphémère : « …s’il en est ainsi, Nietzsche lui-même n’a-t-il pas, en définitive, manqué le tragique ? »6. Pourquoi n’a-t-il pas affirmé le non-retour éternel de tous les étants, les meilleurs aussi bien que les pires ? Que le devenir et le temps de la matière dissolvent, indifféremment et irréversiblement les valeurs supérieures comme les plus basses, tel est le fond du tragique.
5La philosophie matérialiste soupçonne l’éternisation circulaire du devenir de représenter un substitut à l’affirmation religieuse et métaphysique de l’identité éternelle, non sans doute en dehors du temps, mais au sein du temps lui-même : « fidèle à la tradition de la religion et de la métaphysique, Nietzsche lie valeur et durée, valeur et éternité »7. Dès lors on peut estimer que les deux aspects fondamentaux de la pensée tragique, le non-sens et le non-retour absolu de ce qui est, n’ont pas été radicalement assumés par Nietzsche. Cette mise en question du tragique nietzschéen est bien un questionnement moral dans la mesure où l’on y conteste finalement la radicalité de la probité anti-chrétienne, c’est-dire auto-critique de la pensée nietzschéenne. Mais si le matérialisme peut questionner, d’un côté, ce qui reste encore chez Nietzsche de cosmologie et en conséquence de théologie, il peut aussi mettre en question, d’un autre côté, la cohérence de sa critique de la morale proprement dite.
2. L’éthique de Nietzsche contre la morale idéaliste
6D’une façon dont nous voudrions montrer combien elle est convergente avec celle de Fichte questionnant le spinozisme, mais sans en tirer les mêmes conclusions, Y. Quiniou dans Nietzsche ou l’impossible immoralisme8, soulève le même type de contradiction entre forme et contenu de la morale nietzschéenne. C’est du sein d’une ontologie et d’une éthique résolument matérialistes qu’Y. Quiniou questionne Nietzsche sur la morale. Bien plus, selon cet interprète, Nietzsche formule lui-même, nonobstant ses critiques bien connues du matérialisme mécaniste, un certains nombre de positions philosophiques « … caractéristiques d’un matérialisme »9 en général : extériorité et antériorité du monde vis-à-vis de la « conscience », « origine naturelle de l’homme » (exclusive de toute origine transcendante ou transcendantale et a priori), « phénoménalité intégrale de l’expérience » (libérée de tout dualisme métaphysique), nécessitarisme enfin. Comme nous l’avons fait, Y. Quiniou souligne d’abord qu’« … il doit ou il devrait être évident que la morale est le souci primordial et constant de Nietzsche, “son” problème, et le critère de référence auquel il faut apprécier son œuvre tant d’une manière interne qu’externe : son œuvre porte essentiellement sur la morale et une réflexion sur la morale doit désormais tenir compte de son œuvre »10. Par son contenu, la morale de Nietzsche (qui est selon la terminologie d’Y. Quiniou une éthique des maîtres) entend établir comme une illusion moraliste la croyance en un « sujet » moral, « libre », « responsable », et « universel », de la « loi » morale. Mais une telle doctrine éthique est contredite par la forme-morale qu’il continue de donner à son discours, discours dans lequel l’auteur réintroduit inévitablement les positions d’un sujet créateur substantiel de ses propos, s’adressant librement à un lecteur également libre, et allant même jusqu’à prôner de nouvelles valeurs pour toute l’humanité, c’est-à-dire prêcher cet universalisme par ailleurs stigmatisé comme étant le propre de la moralité.
7Subjectivisme substantiel, indépendance de la liberté, universalisme strict, telles sont les positions moralistes qui se réintroduiraient nécessairement dans le discours nietzschéen. Pratiquant contradictoirement un discours dont la forme reproduit les thèses maîtresses de la morale-moralité, l’œuvre de Nietzsche atteste par les faits que la suppression de la morale est impossible, au moins dans l’ordre du discours, que l’immoralisme (si, par « immoralisme » on entend une morale opposée à la morale-moralité) est impossible : « l’immoralisme est impossible »11, conclut en effet Y. Quiniou, ce qui, selon lui, constituerait, verrons-nous, une aporie également inévitable du matérialisme en général : « …la structure de la pratique, à l’intérieur du matérialisme, est contradictoire et la réflexion est ici aporétique »12. Ce questionnement critique de la morale nietzschéenne établit avec soin que le normativisme et l’axiologie, comme nous y avons insisté nous-mêmes dans la première Partie de ce travail, ne sont nullement assimilables à de telles contradictions. Distinguant à ce propos l’éthique (la morale de Nietzsche) et la morale des faibles à prétention universelle (nommée « moralité »), en ce que « l’éthique est une morale sans sujet »13, l’auteur montre bien que c’est du point de vue des valeurs de l’éthique que sont évaluées généalogiquement celles de la moralité. Et même, pour l’éthicien, on peut dire qu’il n’y a que des éthiques, c’est-à-dire que des morales particulières. La morale « pure », la morale-moralité, n’est au fond elle-même qu’une éthique qui prétend illusoirement s’universaliser et se libérer de ses conditions particulières de généalogie et de structuration. Ainsi que nous le soulignions plus haut, il convient d’affirmer que la généalogie ne saurait prétendre être un discours « neutre », et que c’est du point de vue de la morale forte – de son axiologie différentielle – qu’est évaluée par le « théoricien » généalogiste la morale faible, la (pseudo-) neutralité d’un savoir étant toujours le masque que porte volontiers le savoir faible, le « triste savoir », afin de dissimuler sa volonté de puissance. En effet, se situer par delà le Bien et le Mal, ce n’est pas se situer par delà le Bon et le Mauvais, de sorte qu’« …il n’y a aucune contradiction à ce qu’un certain type de valeur éthique fonde la critique d’un certain type de valeur morale »14.
8Il découle de la pleine cohérence de l’axiologie de Nietzsche, la pleine cohérence égale de sa déontologie, car du discours théorique sur les valeurs découle clairement un discours pratique à l’impératif que l’on ne saurait lui reprocher de tenir, tant qu’il respecte la conditionnalité et la relativité des deux formes de vie, pour se situer impérativement dans la vie forte. On ne devrait, à vrai dire, critiquer chez Nietzsche que « la forme impérative qui suppose le dualisme de la valeur et de l’Être »15, en d’autres termes, la forme impérative catégorique, s’il la pratiquait, et telle est la première modalité de l’inconséquence supposée par Y. Quiniou.
3. Volonté de vérité-exactitude et volonté de vérité-totalité
9Nous ne pensons cependant pas, comme Y. Quiniou, que l’assomption de la volonté de sincérité, au sens du « devoir moral de véracité » et l’auto-dépassement de la morale, donnés par lui en exemple de cette pratique de la moralité par l’auteur (« on y dénonce la confiance en la morale – pourquoi donc ? par moralité ! » (Aurore, Avant-Propos, p. 17), soient de définitives auto-contradictions morales de Nietzsche. Il est bien vrai que l’impératif de vérité-sincérité est typique de la moralité qui le présente, ainsi que le fait Kant16, comme inconditionnel et universel. En l’adoptant comme tel, un penseur, revendiquant par ailleurs une éthique conditionnée et particulière de la force, entre en contradiction avec lui-même. Nietzsche cependant le reconnaît concernant Aurore : ce livre « …représente effectivement une contradiction et il ne la redoute pas » (A, Avant-Propos, Ibidem). Pour comprendre en quoi cette contradiction n’est pas redoutable aux yeux de Nietzsche et ne ruine pas totalement le discours du généalogiste, il faut rappeler que les forts sont historiquement éduqués dans la culture morale des faibles. En témoigne la référence à Fichte qui fut, rappelons-le, comme Nietzsche, un élève et une gloire du Collège de Pforta : « “la vérité doit être dite, dût le monde voler en éclats” s’écrie de sa grande voix le grand Fichte ! » (A, IV, § 353, p. 212)17.
10C’est bien ce qu’a montré la recherche patiente de C. Murin sur « la généalogie du questionnement du sentiment moral »18, confirmant par le menu de la Correspondance et des écrits biographiques l’existence chez le jeune Nietzsche de « quelque chose de rebelle à l’instruction, le granit d’un fatum spirituel… » (PBM, § 231, p. 150), une volonté de vérité-totalité rétive à la volonté de vérité-véracité à laquelle il fallait se plier, en usant de « masques », dans la famille du pasteur Nietzsche et au collège de Pforta. Âgé de dix-huit ans, à Pforta, dans son essai sur Liberté de la volonté et Fatum, Nietzsche admettait que « le concept de fatum n’est qu’un concept abstrait, une puissance sans matière, et qu’il n’existe pour l’individu qu’un fatum individuel, que le fatum n’est qu’une chaîne d’événements » (EA, p. 196). Or le fatum individuel, s’il finit bien par s’exprimer « fatalement », peut en être d’abord empêché par le poids de l’éducation qu’il s’efforce de soulever : « j’ai essayé de tout nier, écrit le jeune collégien à la même époque, oh, détruire est facile, mais construire ! Nous sommes déterminés par les impressions de notre enfance, par les influences de nos parents et par notre éducation d’une manière tellement intime que ces préjugés aux racines profondes ne se laissent pas arracher si facilement par des motifs rationnels ou par la seule volonté » (EA, p. 190-191). L’athéisme, en particulier, ne fut pas une acquisition pour le jeune Nietzsche, encore moins une conquête, mais un instinct inné que les implants théistes n’avaient fait que dissimuler provisoirement : « je n’ai jamais vécu l’athéisme ni comme un aboutissement, ni, encore moins, comme une expérience marquante : chez moi, il se conçoit d’instinct » (EH, p. 258). Mais la « dissimulation » de l’athéisme fut ausi une stratégie de jeunesse que Nietzsche mettra ultérieurement sur le compte d’une rencontre prématurée avec Dionysos : « dans ma jeunesse, j’ai rencontré une divinité dangereuse… C’est ainsi que j’ai appris à temps à me taire, et aussi qu’il faut apprendre à parler pour bien se taire… » (VP, II, § 532, p. 438). Par suite, il est nécessaire, comme nous l’expliquions en commentant plus haut le passage visé par Y. Quiniou dans la Généalogie, de distinguer la volonté de vérité-véracité (vérité-faible) dont héritent les généalogistes, et la volonté de vérité-totalité (vérité-forte) qu’ils vont peu à peu substituer à la première en vertu de leur fatum spirituel. En d’autres termes, les généalogistes commencent par jouer, volens nolens, le jeu du suicide de la morale par moralité, c’est-à-dire au nom de la vérité-véracité prise comme vertu suprême. Dire ce qui est vrai est une pratique qui a elle-même la structure de l’adéquation, car, être vérace, c’est conformer adéquatement ses paroles à sa pensée. Cela précisément se dit : « parler vraiment ». Cet impératif d’une parole « vraie » émane d’une moralité que cette même parole « vraie » va finir par détruire comme une illusion. La contradiction est donc bien nécessaire : en s’affirmant la moralité finit par se détruire. Mais du point de vue des généalogistes, ce n’est là qu’une nécessité provisoire, qui tient à ce qu’ils ont été éduqués et élevés, à cette époque du nihilisme moral finissant, dans la morale de la moralité, dans le « souci de sincérité » présenté comme impératif inconditionné. Il faut d’ailleurs remarquer qu’Aurore (1881) n’est pas le livre d’un généalogiste pur, ayant opéré la rupture épistémologique que suppose le maître-ouvrage (La Généalogie de 1887) et du point de vue de laquelle se place déjà l’Avant-Propos, écrit en 1886.
11Nietzsche reconnaît donc rétrospectivement dans cet Avant-Propos son attachement ancien et résiduel à la morale de la vérité-adéquation corrélat du devoir de sincérité. Dans l’Avant-Propos d’Aurore l’impératif de sincérité auto-destructrice mène à l’aveu que Dieu, le devoir universel, l’impératif catégorique sont des mensonges. Mais la fin de la Généalogie reconnaît que cette auto-critique de la morale est devenue, depuis, une stratégie de la pensée forte et une concession à l’esprit du temps. Il n’est plus question de la bonne foi suicidaire de la conscience morale, il s’agit d’un réflexe acquis, « même si nous en sommes les derniers et les plus problématiques rejetons… » (A. Avant-Propos, 4, p. 17). Mais ces rejetons doivent accoucher d’une race nouvelle, plus pure. Nietzsche veut dire qu’en eux – en lui – se joue le combat du retournement de la domination de la « sincérité-moralité » par la « probité-totalité » : la volonté du vrai n’est pas un devoir inconditionné mais un impératif conditionné par un concept fort de la vérité, car seuls les forts peuvent vouloir la totalité des perspectives en conflit.
12Le risque sera pris, alors, de mettre en miettes ce qui reste chez le généalogiste de moralité résiduelle : « nous cinglons tout droit au-delà de la morale, nous étouffons, nous écrasons peut-être du même coup ce qui nous reste de moralité en osant mettre le cap sur le large - mais qu’importe notre destin ? » (PBM, I, § 23, p. 41-42). Nietzsche a approfondi cette dualité équivoque des vertus de probité dans nombre de textes : « la recherche du vrai, de la véracité, de la probité, qu’est-elle, sinon morale ?…à moins que la volonté de savoir et la volonté d’être sincère n’aient des racines toutes différentes » (VP, III, § 391, p. 143-144). La « volonté de savoir » a en effet pour racine la volonté d’être fort et de contempler la totalité, ce qui mène à la critique de la moralité, y compris – qui peut le plus peut le moins – en collaborant par la ruse à son auto-critique ; quant à « la volonté d’être sincère », elle est sans doute la racine de l’auto-négation morale de la moralité par « véracité », mais non de la relativisation forte de la moralité dans le jeu du tout, relativisation qui repose sur le mépris et non le respect de la sincérité : « le chercheur que Nietzsche veut être ne peut démystifier la morale que s’il parvient à vaincre jusqu’à son propre respect ; son mobile propre n’est pas le besoin d’être sincère, mais “la volonté de savoir” »19.
13Cette volonté de savoir des esprits libres, Par-delà le Bien et le Mal (VII, § 230, p. 149), l’attribuait déjà à la « cruauté de la conscience intellectuelle (Grausamkeit des intellektuellen Gewissens » (envers soi-même d’abord) et non à la « sincérité (Redlichkeit) »20, en tant, du moins, que vertu des gens « aimables », qui tendent d’ailleurs à l’attribuer à leurs adversaires non-suicidaires pour les « neutraliser » de facon charitable : « … de fait, il serait plus aimable (artiger) de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité (eine ausschweifende Redlichkeit)– nous libres et très libres esprits » (PBM, § 230, p. 149-150, traduction modifiée). Mais, ajoute Nietzsche, récusant cette assimilation et cette neutralisation « aimables » de la cruauté intellectuelle nécessaire à la « probité philologique », « … nous sommes moins enclins que personne à nous parer du brillant des sentences morales (moralischen Wort-Flittern) » (Ibidem, p. 150). On voit qu’en parlant de la « cruauté de sa conscience intellectuelle », Nietzsche tient à en faire une qualité « morale » de l’intelligence, en termes de « conscience (Gewissen) » du savoir fort, tandis qu’il réserve le terme de moralisch, à ce qui relève de la morale de la « moralité » encline à louer la connaissance en termes de « sacrifice de soi-même en faveur de la connaissance » (Ibidem).
14Pour conclure, l’exemple analysé par Y. Quiniou ne nous paraît pas être celui d’une contradiction nécessaire et permanente du discours nietzschéen. La « volonté de vérité » quant à la morale n’est ni profondément, ni durablement, mobilisée par la « vertu de sincérité » chez Nietzsche, en un « auto-dépassement » de la morale qui serait contradictoire. S’il a nécessairement traversé cet auto-dépassement contradictoire de la morale (sincérité, véracité), c’est pour en venir à un retournement des mobiles, à un dépassement « fort » de la moralité en vertu d'un mobile qui est tout différent, celui de la « cruauté », de s’affirmer gaiement contre les illusions de la (provisoirement de « sa ») moralité, en « vertu » d’un projet de « transvaluation » que l’auto-négation de la moralité par elle-même veut ignorer.
4. Les contradictions performatives de la morale nietzschéenne et celles du marxisme
15Mais, par ailleurs, les contradictions nécessaires et permanentes du discours nietzschéen sont bien celles que révèlent Y. Quiniou, et qui relèvent davantage d’une morale du discours sous son aspect performatif que d’une morale de l’action. Nietzsche, en effet, dans son propre rapport d’auteur avec son œuvre et dans la communication de cette œuvre à autrui, réintroduit nécessairement, comme Spinoza le faisait d’après Fichte, ce qu’il dénonce par ailleurs comme des illusions théoriques : celle du sujet substantiel, des concepts universels, de la permanence des significations. L’éthique nietzschéenne postule dans sa morale discursive ou pragmatique (rappelons que la pragmatique étudie les conditions intersubjectives de l’échange des discours) ce que son « ontologie » a décrété impossible.
16C’est particulièrement le cas, chez lui, de l’universalisme formel impliqué par l’utilisation des concepts du langage discursif. On sait que, selon Nietzsche, l’utilisation des concepts généraux repose sur trois illusions ontologiques. D’une part, le langage est inapte à dire le devenir qui est le fond du réel : « les moyens d’expressions du langage sont inutilisables pour exprimer le “devenir” » (FP, XIII, 11(73), p. 234). D’autre part, le langage exprime des idées générales dont l’universalité, même objectivement restreinte, est totalement fausse, puisque le réel, étant en vérité constitué d’une multiplicité d’êtres singuliers, ne contient aucune généralité qui soit essentielle. Enfin, le langage est par principe subjectivement universel : il s’adresse, virtuellement, à la totalité des sujets composant l’espèce humaine. C’est là pour Nietzsche une ultime illusion. En effet, d’un côté, l’humanité se compose d’individus singuliers irréductibles, du moins pour ce qui importe essentiellement, à des qualités communes et, d’un autre côté, un style de langage ne peut être compris à la rigueur que d’un type d’homme. C’est celui dont relèvent l’auteur et l’interprète, sans plus, s’il est vrai que « les livres pour tout le monde sont malodorants » (PBM, § 30, p. 69). Ainsi en va-t-il du langage de la Généalogie, dont la communicabilité est « restreinte » au sens de « L’action restreinte » (1895) selon Mallarmé, celle de l’écriture poétique dont les effets de sens s’adressent électivement selon le poète à l’aristocratie des pairs, les esprits artistes. Il est vrai qu’en sa maturité le poète les transférera, par voie d’un « nouveau théâtre », au « peuple souverain »21, ce en quoi Mallarmé demeure sincèrement républicain et accomplirait selon Niezsche – s’il l’avait lu et formulé un avis – la décadence reprochée à Baudelaire. Ainsi, le philosophe le reconnaît, « … ce livre, ma pierre de touche pour tous ceux qui sont de mon bord, a la chance de n’être accessible qu’aux esprits les plus élevés et les plus exigeants : les autres n’ont pas d’oreilles pour entendre ce que je dis » (CW, Épilogue, p. 55, note). C’est cependant en utilisant un tel langage, stabilisant, général et commun, et en admettant les conditions de son énonciation, que Nietzsche cherche à faire comprendre, à travers ses livres, le contenu d’un énoncé qui les contredit. Il énonce que le réel est pur devenir, que les concepts généraux n’existent pas, et que la communauté de la communication est un leurre. Cette contradiction performative semble véritablement dirimante : comment, au moyen d’un tel langage, dire un contenu de l’être qu’il contredit point par point22 ? E. Weil, dans un contexte non matérialiste, a également saisi cette contradiction du langage de la « personnalité », « centre dynamique » de l’œuvre de Nietzsche : « …elle se sert alors du langage de l’intelligence et parle de façon à se rendre “compréhensible” ; mais elle n’ignore pas qu’elle se soumet à une langue étrangère et dans laquelle elle n’arrive pas à s’exprimer, à exprimer son être qui n’est jamais »23. C’est bien l’occasion de reprendre la plainte de Nietzsche : « hélas, qu’êtes-vous devenues, une fois écrites et peintes, ô mes pensées ? » (PBM, § 296, p. 305). Concernant ces contradictions performatives du discours nietzschéen, Y. Quiniou ajoute : « on trouve la même contradiction chez Spinoza : le fait de L’éthique – de l’œuvre elle-même qui propose un contenu éthique-contredit le contenu de l’éthique fondé sur la nécessité »24. Cette remarque rejoint en effet celles de Fichte analysées plus haut.
17L’intérêt du questionnement moral de Nietzsche par Y. Quiniou réside ultimement dans la mise en évidence de cette contradiction performative, relevant de la forme pragmatique du discours, dans tout discours matérialiste. Il montre en effet que « ce problème qui pose la question de la cohérence de l’œuvre de Nietzsche ne concerne pas seulement cette œuvre : il concerne le matérialisme en général et spécialement le matérialisme marxiste, tout particulièrement confronté à la dimension axiologique de la pratique »25.
18Il apparaît d’ailleurs que le matérialisme marxiste est autrement menacé. Il l’est, d’une part sur le plan pratique, d’autre part sur le plan performatif, tandis que l’immoralisme nietzschéen ne l’est que sur le plan des contradictions performatives théoriques entre son ontologie (perspectiviste et mobiliste) et son langage (inévitablement universaliste et fixiste). La contradiction menace d’abord le matérialisme – et le matérialisme marxiste seul – sur le plan des rapports théorie-pratique. C’est dans la mesure, en effet, où, à la différence de Nietzsche, qui, précisément pour cette raison, refusait le matérialisme mécaniste, ce dernier pose une ontologie exclusive de toute axiologie. Pour un matérialisme antique, mais aussi bien marxiste, l’être originaire de la nature n’est en aucune façon valorisation, la matière n’est en aucun sens volonté, l’extériorité factuelle ne saurait dissimuler d’aucune façon une intériorité normante. Mais, précisément, la valorisation interne à la nature et même, sans que cette expression soit pour lui en rien contradictoire, interne à la matière, est ce qui permet à Nietzsche d’éviter la contradiction entre son ontologie et sa visée pratique lorsqu’il parle à l’impératif à ses lecteurs, puisque la nécessité naturelle est déjà selon lui celle d’une évaluation et d’une normativité internes. C’est là ce que reconnaît d’ailleurs Y. Quiniou, en parlant du « matérialisme vitaliste »26 de Nietzsche posant dans la matière le perspectivisme interprétatif et la volonté de puissance caractéristiques de la vie. En tant que volonté de puissance, toute réalité est interprétante, c’est-à-dire évaluante.
19Dès lors, engager ses lecteurs à l’action et à la transvaluation n’est pas contradictoire sur le plan pratique puisque sur ce plan Nietzsche ne postule nullement la liberté comme indépendance de la subjectivité pratique vis-à-vis de la matière de nature. Plus encore, sa théorie de la nécessité, n’étant pas celle du déterminisme mécanique, laisse place au hasard des « rencontres », c’est-à-dire des combinaisons, c’est-à-dire de dominations et d’alliances pratiques imprévisibles à partir de l’état passé de la configuration des forces et de leurs interactions présentes. Par suite, l’effet pratique, c’est-à-dire l’effet du discours sur l’action, garde sa dimension normative et sa contingence chez Nietzsche, et ce, de façon parfaitement rigoureuse. Ce n’est pas le cas, selon Y. Quiniou, pour un matérialisme radical qui a purifié la matière de toute volonté normative comme de toute contingence, en d’autres termes l’ontologie de toute axiologie. Le discours à l’impératif et les évaluations morales négatives, les exhortations à la pratique, ne peuvent du coup être fondées dans l’être. Comment, autrement que par illusion, pourrait-on fonder le devoir-être dans l’être, l’obligation d’agir sur un déterminisme pour lequel tout est, depuis toujours et partout, déterminé selon des lois ? Cependant, concède Y. Quiniou, notre époque « …nous a également appris que l’on ne pouvait se débarrasser complètement de la dimension “morale” et que les idées de “sujet”, d’“obligation” et d’“universalité” ont un rôle à jouer dans l’humanisation du monde »27. Cette contradiction, qui relève du rapport théorie-pratique, demeure une aporie sans solution : « tout compte fait, la réflexion peut-elle être autre chose qu’aporétique dans ce domaine et la cohérence ne consiste-t-elle pas, non à rêver une impossible résolution, mais à assumer consciemment la contradiction ? »28, et encore : « la structure de la pratique, à l’intérieur du matérialisme, est contradictoire et la réflexion est ici aporétique. Il nous faut vivre avec »29. Si la première contradiction ne menace, sur le plan des rapports théorie-pratique, que le matérialisme, par exemple marxiste30, et non la généalogie nietzschéenne, en revanche, la seconde contradiction, performative, entre forme pragmatique de l’énonciation et contenu ontologique des énoncés, menace bien également les deux philosophies, comme nous l’avons relevé en accord cette fois avec les analyses d’Y. Quiniou qui, au demeurant, ne nous semble pas distinguer nettement ces deux types de contradiction dans son essai.
5. Réponses nietzschéennes supposées aux trois questionnements précédents
20Nietzsche ne serait sans doute pas resté sans réponse aux objections que les trois questionnements des Chapitres précédents ont présentées et nous voudrions tâcher d’en formuler la possible teneur avant de conclure.
211. Concernant le questionnement « kantien » : que Nietzsche ait cédé à la tentation dogmatique du passage de l’usage régulateur et problématique de l’hypothèse « perpectivisme-volonté de puissance-éternel retour » à un usage constitutif et assertorique des mêmes interprétants, cela est indéniable, ne serait-ce, avons-nous montré, qu’à l’intérieur du Zarathoustra et d’Ecce homo. Volonté de puissance et éternel retour étant devenus objets de croyance et d’amour, y sont bien plus que des hypothèses herméneutiques, ce qu’elles avaient seulement le droit d’être. Nietzsche a écrit ceci qui pourrait être retourné contre l’amor fati et l’amor aeternitatis : « l’amour est l’état où l’homme voit le plus de choses comme elles ne sont pas. C’est là que la faculté de s’illusionner atteint des sommets ; mais également la faculté d’édulcorer, de transfigurer » (AC, § 23, p. 181)31. Ainsi que nous l’avons répété : on n’aime et ne vénère pas une simple « Idée régulatrice ».
22Mais Kant, pourrait répondre Nietzsche, n’a-t-il pas fait de même avec ce qu’il nomme « postulats de la raison pratique » ? Avait-il des raisons suffisantes de passer d’une « pensée nécessaire » de la liberté comme condition de possibilité (de pensabilité) de l’autonomie morale, à l’affirmation d’une réalité de cette liberté ? Ou, pour le dire en termes plus techniques, d’une « éthique de la réflexion »32 à une « éthique de la détermination » ? Tandis que la première se contente de poser que le sujet moral ne peut que se penser réflexivement comme libre, la seconde en vient à l’affirmation, puis à la croyance de la réalité de la liberté : « soutenir que le sujet agissant ne peut se penser comme tel sans faire référence à l’idée d’autonomie, ce n’est toutefois nullement affirmer qu’il est autonome »33. Nietzsche a fustigé Kant dans les termes qui convenaient, « …Kant qui, pour avoir épié et happé subrepticement la “chose en soi”– chose également fort risible – fut à son tour épié et surpris par l’impératif catégorique et dans son cœur, en vint à se fourvoyer de nouveau du côté de “Dieu”, de l’“âme”, de la “liberté” et de l’“immortalité” » (GS, IV, § 335, p. 213, souligné par nous).
23Nous avons souligné l’expression « dans son cœur », car la perspicacité de Nietzsche est ici sans défaut : dans le passage de la pensée nécessaire à la croyance, c’est le « cœur » de Kant qui a parlé. Mais nous ajouterons : comme, dans le Zarathoustra, c’est le cœur de Nietzsche qui a parlé. Mais cette essai de réponse n’est guère efficace, puisqu’il ne suffit pas de renvoyer une objection à un objecteur pour détruire l’objection elle-même, bien au contraire. Cette dernière demeure d’autant plus forte qu’elle nous concerne à présent nous-mêmes comme notre adversaire. Il en découle que l’objection du questionnement kantien de Nietzsche est l’une des plus résistantes qui soient.
242. À l’objection du questionnement « fichtéen » on peut trouver une réponse plus aisée, en s’appuyant sur la théorie nietzschéenne de la « nécessité ». Il s’agissait de repérer une contradiction performative entre le contenu des énoncés de Nietzsche (le nécessitarisme ou fatalisme nietzschéen) et les conditions égologiques ou formelles de l’énonciation (le rapport de l’auteur Nietzsche avec son œuvre et avec ses interlocuteurs). Nietzsche, comme Spinoza, réintroduirait contradictoirement dans les conditions de son énonciation une croyance en la liberté, c’est-à-dire en la contingence de la production de ses énoncés et en la contingence des effets de ces énoncés sur ses interlocuteurs. Mais une telle objection ne serait ruineuse que si Nietzsche avait professé une doctrine de la nécessité de même nature que celle de Spinoza. Or, nous avons montré plus haut, en exposant la conception nietzschéenne de l’éternel retour, que la succession des « états » ou combinaisons de pulsions en eux-mêmes nécessairement récurrents n’est pas elle-même nécessairement récurrente. Lorsqu’on a affaire à des individus biologiques et humains, le hasard, en d’autres termes la contingence d’une « rencontre » et de ses effets, s’ajoute « nécessairement » à la nécessité fatale déterminant du dedans les individus en rapport. Brièvement dit : la nécessité du fatum nietzschéen implique le hasard ou la contingence des rencontres et n’est donc pas assimilable à la nécessité purement mécanique de la nature au sens de Spinoza.
25Du coup, le questionnement relatif à une éventuelle contradiction performative entre la nécessité contenue dans l’énoncé et la liberté formelle, interprétée ici comme contingence d’une rencontre impliquée dans l’énonciation, perd de sa pertinence. La doctrine nietzschéenne de la nécessité bien comprise autoriserait en effet à penser que sans cesser d’être et de devenir ce qu’il était, l’auteur Nietzsche pouvait ne pas écrire telle œuvre, à tel moment, de même que, tout en affirmant la nécessité de ses opinions dans son rapport avec ses interlocuteurs, il pouvait avoir ou ne pas avoir d’influence sur la réforme de leurs opinions. C’est d’ailleurs ce que nous notions plus haut par anticipation en lavant Nietzsche du reproche de contradiction entre théorie et pratique, contradiction qui menacerait au contraire, selon Y. Quiniou, le matérialisme marxiste. La métaphore de l’auteur produisant ses œuvres « comme l’arbre produit ses fruits » (GM, Avant-Propos, p. 9) peut donc être maintenue, à condition d’y inclure un moment de contingence, d’ailleurs évident pour qui observe le « retour » d’une fructification. Dans la production par un arbre de ses fruits, beaucoup d’années sont peu voire non productives, même s’il reste vrai qu’un arbre produit nécessairement ses fruits !
263. À la différence des deux objections précédentes, les troisièmes objections, celles du matérialisme, ne semblent ni totalement imparables (comme celles du kantien) ni totalement non-pertinentes (comme celles du fichtéen, assimilant Nietzsche à Spinoza). Mais les deux ensembles d’objections matérialistes visant, l’une l’insuffisante radicalité du tragique nietzschéen et pour tout dire le soupçon d’une demi-mesure, parfaitement incompatible avec une pensée tragique qui se doit d’être radicale, et l’autre, la contradiction entre forme et contenu des énoncés moraux de Nietzsche, ne sont pas du même type. Dans les objections de M. Conche, il convient de distinguer celle visant le non-sens et celle qui s’en prend au retour éternel. L’affirmation d’un non-sens « radical » est-elle plus authentiquement tragique que celle d’une volonté de puissance « radicale », orientant les phénomènes ? Nous connaissons la réponse de Nietzsche qui n’est autre que sa critique du matérialisme : c’est le vouloir faible qui efface du réel « matériel » la volonté de puissance et qui peut ainsi prétendre à l’universalité du savoir, d’un savoir dont les « vérités » sont les mêmes pour tous les hommes. Cette neutralisation est le présupposé commun aux idéalistes et aux matérialistes dont les oppositions, en conséquence, ne sont précisément pas aussi « radicales » qu’elles le paraissent. Neutraliser la volonté de puissance qui donne en effet son sens à la matière, c’est nier le dualisme radical des types volontaires de forces, et avec ce dualisme, renoncer à la nécessité d’affirmer et de mener pratiquement la lutte entre les types. Or c’est précisément la permanence de cette lutte dans laquelle chaque volonté est engagée qui est, avec le caractère inéluctablement provisoire d’une domination, le tragique le plus radical. Supposant faussement la possibilité d’une maîtrise universelle d’un réel neutralisé par le savoir, notamment des passions, le matérialisme absurdiste peut ainsi prétendre au confort serein d’un jeu passionnel définitivement calmé pour tout individu, au moins dans le jardin d’Épicure ou dans la société désaliénée. L’optimisme théorique est une compensation d’un pessimisme faible (préromantique) : « Épicure était-il optimiste… d’être malade, justement ? » (NT, Essai d’autocritique, 1886, p. 30). L’épicurisme, en particulier, dont se réclame le matérialisme de M. Conche, est selon Nietzsche, comme le christianisme au fond, une fuite devant le pessimisme tragique.
27L’objection faite par le matérialiste à l’éternel retour, en revanche, semble beaucoup plus redoutable. Nietzsche aurait fort bien pu, semble-t-il, maintenir la volonté de puissance radicale et en conséquence sa pensée tragique, tout en refusant, autrement que comme une maxime éthique, l’hypothèse du retour. La muer en doctrine, en croyance, voire en objet d’amour, c’est donc non seulement s’exposer au questionnement criticiste kantien, mais au questionnement matérialiste. Ce dernier, complémentaire du premier, mais non moins légitime, soupçonne dans le « retour » un résidu de métaphysique éternitaire et une nostalgie religieuse de l’éternel. Si les objections du matérialiste M. Conche visant le tragique ne sont pas totalement imparables, il en va de même de celles qui, dans les analyses d’Y. Quiniou, vise les contradictions performatives de la « morale » nietzschéenne. Comment dire le devenir sans exception du réel, sa singularité diversifiée à l’infini, la dualité particulière irréductible des types de volontés qui l’animent ? Pour cela Nietzsche fait irrémédiablement usage – comme tout auteur – d’un langage aux significations fixes, exprimant des concepts généraux, compréhensibles par tous les lecteurs et non seulement par ses « pairs » typologiques34. Mobilisme, perspectivisme, typologie « impure » semblent inexprimables dans un langage qui les contredit formellement par sa fixité, sa généralité objective, son universalité subjective. Comment, dans cette constitution d’un dialogue fictif nourri par la restitution patiente de son questionnement propre, pourrait cette fois « répondre » Nietzsche ?
28La seule façon de répondre, nous semble-t-il, serait de revenir sur les rapports entre la méthode perspectiviste et le style d’écriture aphoristique chez Nietzsche. L’aphorisme permet jusqu’à un certain point de résoudre ces nouvelles contradictions performatives. En effet, l’aphorisme procède à la déstabilisation incessante des significations par la métamorphose qu’il en opère en réactivant la mobilité des étymologies et des métaphores. L’un des meilleurs exemples à cet égard est sans doute celui du célèbre signifiant « marteau », renvoyant à la signifiance surdéterminée, parce que toujours mobile, d’un réel qui se « casse » (marteau-démolisseur), se « sonde » (marteau-médical), se « construit » (marteau-sculptural) de façon incessante. Ces trois significations sont mobilisées par la métaphore du « philosopher au marteau » : marteau du maçon, marteau du médecin, marteau du sculpteur. Par ailleurs, l’aphorisme (cf. la métaphore privilégiée du « vol de l’oiseau de proie ») procède sans médiation à l’interruption d’une perspective par une autre, juxtaposant les trajets en ligne brisée (ou en zig-zag). L’universalité des significations est dès lors interrompue par leur inscription dans de nouvelles perspectives particulières sur lesquelles plonge l’« oiseau de proie ». Enfin, le propre de l’aphorisme est de s’adresser, au-delà d’une entente sémantique (en effet inévitablement universelle), à une volonté typique de comprendre, c’est-à-dire de coïncider avec le mode pulsionnel et passionnel de puissance qui mobilise ici son « vouloir-dire ». E. Weil, dont nous avons dit qu’il percevait la contradiction de la catégorie de « la personnalité » (illustrable par Nietzsche) dans son rapport au langage, a aussi envisagé son dépassement par le travail du style : « nous avons dit comment la catégorie est saisie dans cette insuffisance du langage commun, comment la personnalité, à partir de là, crée son langage poétique et qu’elle se sait être poétique, pour arriver à l’expression de soi dans son image et pour obtenir sa reconnaissance par la reconnaissance de son conflit, non pas en tant que conflit, mais en tant que conflit sien »35.
29Ces performances de l’aphorisme permettent sans doute dans une certaine mesure de déjouer les trois contradictions en question, mais elles n’y parviennent que de façon partielle et provisoire, puisque ce triple travail stylistique s’effectue à partir de significations fixes, générales et subjectivement universelles. En définitive, à la différence de celles faites aux deux autres questionnements, les réponses aux objections matérialistes ne sont ici ni complètement impossibles (comme celles à Kant) ni totalement satisfaisantes (comme celles à Fichte). C’est qu’elles relèvent sans aucun doute cette fois – et à la différence à nouveau des deux premières – de contradictions que Nietzsche a perçues en lui-même, dans son propre rapport à l’éternité et au langage et qu’il s’est efforcé, avec le peu de succès que l’on sait auprès de ses rares vrais lecteurs contemporains36, de toujours dépasser.
Notes de bas de page
1 M. Conche, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990, 7. La sagesse tragique, p. 179.
2 Ibidem, athéisme et acosmisme, p. 210.
3 Ibidem, p. 176.
4 Ibidem, p. 177.
5 Ibidem, p. 179.
6 Ibidem, p. 176.
7 Ibidem, p. 178.
8 Y. Quiniou, Nietzsche ou l’impossible immoralisme, « Lecture matérialiste », Presses Universitaires de Lille, 1992.
9 Ibidem, p. 22. Voir également « Nietzsche matérialiste » in Problèmes du matérialisme, Paris, éditions Klincksieck, 1987, p. 141-160.
10 Ibidem, p. 7, souligné par nous.
11 Ibidem, p. 366. Dans ses Études matérialistes sur la morale, Paris, Kimé, 2002, p. 33, l’auteur mentionne l’analyse convergente d’A. Münster, Nietzsche et Stirner, Paris, Kimé, 1999.
12 Ibidem.
13 Ibidem, p. 329. Il faut préciser ici « l’éthique des maîtres » puisqu’au fond, ce qui se dit « morale-moralité » n’est elle aussi qu’une « éthique » particulière.
14 Ibidem, p. 333.
15 Ibidem, p. 341.
16 E. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, I., I, § 9, Paris, G-F, 1994, p. 283 : « La plus grande atteinte portée au devoir de l’homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral (envers l’humanité dans sa propre personne), c’est le contraire de la véracité : le mensonge ».
17 Après la culture et la maîtrise de soi, la véracité est la troisième vertu dans nos rapports avec autrui, selon Fichte, cf. Le système de l’éthique, édition citée, p. 193-194.
18 Charles Murin, Nietzsche-Problème, Généalogie d’une pensée, Cinquième Partie, Presses Universitaires de Montréal, Vrin, 1979, p. 145-195.
19 O. Reboul, Nietzsche, critique de Kant, Paris, PUF, 1974, p. 72.
20 Il est ici essentiel de ne pas traduire ce mot par « probité » qui renvoie à la Rechtschaffenheit, en tant que vertu des philologues du « gai savoir ».
21 Mallarmé, Œuvres, Paris, Pléiade, 1945, p. 369-373. Nous avons étudié cette évolution de Mallarmé dans notre ouvrage Mallarmé et l’éthique de la poésie, Ch. III, II, « Poétique, politique, histoire » : de « L’action pour tous » à « L’action restreinte », Paris, Vrin, 1992, p. 110-111.
22 Cf. J.-M. Vaysse, in L’inconscient des modernes, Paris, NRF, Gallimard, 1999, p. 322 : « le paradoxe réside alors dans l’entreprise consistant à communiquer l’incommunicable, en sachant qu’il est une fatalité inexpugnable de la grégarité : comment enseigner l’inenseignable, dire l’indicible, communiquer l’incommunicable ? ». L’auteur renvoie à P. Klossowski écrivant dans Nietzsche et le cercle vicieux, édition citée, p. 359 : « de là que son discours, prenant parti pour un fond incohérent et arbitraire par rapport à l’intellect, doit feindre de défendre la cohérence contraignante au niveau de la réceptivité intellectuelle ».
23 E. Weil, Logique de la philosophie, édition citée, p. 311.
24 Y. Quiniou, Nietzsche…, édit. citée, p. 344, note 3.
25 Ibidem, p. 363.
26 Ibidem, p. 31.
27 Ibidem.
28 Ibidem.
29 Ibidem, p. 366.
30 Nous avons vu plus haut qu’elle menaçait également l’interprétation de l’éthique spinoziste donnée par A. Comte-Sponville.
31 Lecteur admiratif de Stendhal, Nietzsche n’a pu ignorer la théorie de la cristallisation amoureuse à laquelle il semble ici céder lui-même.
32 A. Renaut, L’ère de l’individu, édition citée, p. 296.
33 Ibidem, p. 297. Cette restriction entraînerait bien que, comme l’avait saisi Nietzsche, la croyance pratique opère un retour au « dogmatisme ».
34 La notion d’une dualité des types échappe difficilement elle-même à cette critique.
35 E. Weil, ouvrage cité, p. 313.
36 L. Andreas-Salomé, en particulier, qui connut et lut Nietzsche attentivement, saisit avec lucidité, dans son Nietzsche, le retour éternel comme un reliquat authentiquement métaphysique et religieux.
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