Chapitre 2. Fichte questionne Nietzsche : qu’est-ce qu’être moralement actif ?
p. 309-324
Texte intégral
« Agir ! Agir ! Voilà pourquoi nous sommes là. »
(Fichte, La destination du savant)1
« L’ordre moral du monde - sorte d’astrologie. »
(Nietzsche, FP, A, 6 (242), p. 517)
1. Activité-passivité (Fichte) contre activité-réactivité (Nietzsche)
1« Ce que l’on choisit comme philosophie dépend ainsi de l’homme que l’on est »2. Cette phrase de Fichte eût fort bien pu se trouver sous la plume de Nietzsche. Le penseur de « l’ordre moral du monde » et celui du « chaos sive natura », ont, en effet, au moins formellement, plusieurs positions communes. En premier lieu, l’idée qu’une philosophie, même théorique, exprime une vision pratique du monde, fruit d’une configuration tendancielle (Fichte) ou pulsionnelle (Nietzsche), plus précisément une option pratique du philosophe comme homme, quant au rapport de la volonté et de l’action, est manifestement présente chez les deux auteurs : « il est vrai qu’au fond de nous, reconnaît Nietzsche, tout au fond, il y a quelque chose de rebelle à toute instruction, le granit d’un fatum spirituel, fait de décisions préalables et de réponses préalables à un choix de questions arrêtées d’avance » (PBM, § 231, p. 218). L’on retrouvera chez L. Wittgenstein, cet autre philosophe-médecin, l’image étrangement semblable du « roc dur » qui constitue la « certitude » d’arrière-fond de tout homme : « si, dès lors que j’ai épuisé toutes les justifications, me voici donc avoir atteint le roc dur et ma bêche se recourbe. Alors j’incline à dire : “c’est ainsi que j’agis” »3. Sans doute, ce factum du roc dur chez Wittgenstein n’est-il pas un fatum granitique de type nietzchéen (« …quelque factum ou fatum personnel que ce soit » (HTH, II, Préface, p. 9), mais il a en commun avec ce dernier la propriété d’être cette ferme certitude qui est mienne en-deça de toute conviction argumentée ou fondée en raison. Fatum chez Nietzsche (factum chez Wittgenstein) ou liberté indéclinable chez Fichte, la thèse d’un choix originaire de l’homme existe bien chez les uns et les autres, choix humain qui commande l’adoption de telle ou telle philosophie. En deuxième lieu, et peut-être plus profondément encore, l’idée que tout dépend d’une opposition entre deux types d’hommes, l’actif et le passif (Fichte) ou l’actif et le réactif (Nietzsche), leur est également commune. « Es-tu, mon frère, une force neuve et un droit nouveau ? Un mouvement premier ? une roue qui d’elle-même roule ? ». (APZ, I, « De la voie du créateur », p. 76). Selon Ch. Andler, « …ces questions de Zarathoustra sont le questionnaire même de Fichte »4. On l’admettra sans doute, mais les réponses sont diamétralement opposées. Car la « force neuve », le « droit nouveau », et le « mouvement premier » sont, selon Fichte, ceux de la volonté libre, indépendante de la nature, par opposition à une volonté qui se renonce en faveur de la nature en dehors d’elle et en elle (le Non-Moi dans le Moi, les passions). Pour Fichte, l’actif est celui qui se veut libre et se pense libre, au sens d’indépendant du pathos fataliste d’un monde extérieur. Quant au « passif », il est celui qui se veut et se pense comme déterminé par l’ordre fatal des choses. Indépendance du Moi, anti-naturalisme et antifatalisme sont autant d’antithèses aux positions antiégologiques, naturalistes et fatalistes de Nietzsche.
2Pour les mêmes raisons, nous doutons que « la désubstantialisation du Moi », « la valorisation des différences », et « l’appel à une éthique de la création » suffisent, tant les contenus en diffèrent chez les deux philosophes, pour affirmer que « …Fichte se range contre toute attente plutôt aux côtés de Nietzsche en lequel il trouve sur ce point un continuateur »5. Car la critique de la substantialisation du Moi vaudrait tout autant, selon Nietzsche, contre le Moi fichtéen que contre l’âme-chose des métaphysiques dogmatiques, puisque c’est le concept d’un « sujet », bien présent chez Fichte, qui est considéré comme l’hypostase grammaticale première. De même la valorisation des différences individuelles s’effectue chez Fichte dans un cadre juridique « contractualiste » d’abord, religieux, et révélé, ensuite, que Nietzsche qualifierait à coup sûr tous deux de « nihilistes » et « ascétiques ». Quant à l’appel à une éthique de la création, elle demeure chez Fichte un appel à la moralisation à l’infini de la sensibilité, dont le terme asymptotique est sa maîtrise totale par la « création » d’une raison éthique communautaire et son dépassement dans l’amour, tandis que Nietzsche, qui ne verrait là que la sublimation de la « morale du troupeau », en appelle à la création de la communauté restreinte et distante des surhommes.
3À cet égard, l’interprétation nietzschéenne de « l’ordre moral du monde (die sittliche Weltordnung) » (AC, § 26, p. 184, traduction modifiée) ne respecte en rien le sens fichtéen de l’expression : « l’ordre moral du monde (die moralische Weltordnung) »6. Pour Nietzsche qui sur ce point n’a pas lu Fichte de plus près qu’il n’avait lu Kant, selon le ruminant lento philologique exigé pour lui-même, cet « ordre moral » signifie « …que, dans les destinées d’un peuple et des individus, la volonté divine se manifeste impérativement, c’est-à-dire en punissant et en récompensant selon le degré d’obéissance » (AC, Ibidem, p. 184). L’ordre moral mondain représente ainsi le comble de la faiblesse d’une volonté de puissance ne se dépassant elle-même qu’à partir d’un Autre divin qui lui impose la contrainte d’un devoir et de sanctions morales motivant son obéissance, purement réactive par là même. Or Fichte avait précisément critiqué comme fanatisme et superstition des prêtres une telle conception de l’ordre moral du monde. L’ordre moral n’est pas, écrivait-il en réponse à ses contradicteurs, un « ordo ordinatus », un « ordre ordonné », mais un « ordo ordinans »7, un « ordre ordonnant », cet ordre actif et vivant que produisent à partir d’elles-mêmes les libertés morales en interaction, en se voulant et se faisant accidents finis d’une même communauté intersubjective, Idée seulement régulatrice et immanente au monde. C’est cette communauté morale que l’Anweisung de Fichte (1806) fait se dépasser dans la communion de l’amour christique. Nietzsche ignore sans doute que Fichte, avant lui et comme lui, avait contesté l’interprétation paulinienne du sens de cet amour : « Paul et ses disciples, auteurs du système opposé du christianisme, sont demeurés à moitié juifs et ont laissé subsister l’erreur fondamentale du judaïsme… »8. Quelle est cette erreur ? La réponse fichtéenne est la même que celle de Nietzsche : « Jésus est bien, dans l’évangile de Jean, un agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, mais on ne voit nulle part qu’il doive les expier par son sang pour apaiser un Dieu irrité. Il ne les expie pas, il les enlève […]. Jésus a fait justice de cette fausse idée du péché ; il a détruit, il a extirpé la peur d’une divinité qui pouvait se croire offensée par les hommes »9. Mais que Nietzsche ait interprété comme Fichte10 le message de Jésus, ne signifie nullement qu’il l’ait approuvé.
4Car, selon Nietzsche, au contraire, qu’il s’agisse de la morale communautaire ou de la communion religieuse en Jésus, l’ordre vivant du monde chrétien est l’expression de la « mauvaise » (schlechte) individuation, elle de l’individu indivisé, de l’individuum purement intérieur à soi. À l’inverse, la « force neuve » et le « droit nouveau » à créer sont fruits d’une volonté qui veut l’affirmation de l’extériorité naturelle jusque dans l’individu, le Moi de l’individuum étant une illusion. La volonté active de Fichte ne se dépasse en vérité qu’à partir d’un Autre et non de son Soi réel, si tant est qu’il faille bien distinguer l’« ipséité » (être authentiquement soi-même) et l’« identité » (être un Moi fichtéen, un et identique, par devoir ou par amour).
5Bien que Nietzsche ne se soit jamais référé critiquement, de façon explicite, à Fichte, on se doute du diagnostic que le philosophe-médecin eût porté sur le philosophe idéaliste de l’agir. Qu’aurait ici diagnostiqué le généalogiste-médecin ? Comme son maître Kant, Fichte fut le philosophe de la moralité (Moralität), de cette morale faible et réactive qui se donne mensongèrement les apparences de la force et de la vertu. Plus complètement encore que Kant, Fichte a prêché l’idéal de soumission de la nature à la liberté, l’extinction totale du non-Moi par le Moi, l’Idéal pratique du Moi absolu. Le non-Moi pratique, les forces et les tendances de la nature, dans le Moi comme en dehors de lui, sont là seulement pour que le Moi, réactivement, puisse prendre conscience de soi et s’objectiver en se les soumettant. Le Moi ne se pose qu’en s’opposant réactivement au non-Moi, tel serait la lecture de la logique de la ré-activité du Moi fichtéen proposé par un nietzschéen. À quoi Fichte objecterait, comme il est normal pour qui se veut un actif authentique, qu’au contraire : le Moi se pose en s’opposant originairement le non-Moi, puisque c’est le non-Moi qui du point de vue pratique s’oppose au Moi et que le Moi rencontre cette opposition dans son activité.
6Le but final, totalement ascétique au sens de Nietzsche, est celui du Moi = Moi, formule qui rejoint, au terme de la philosophie pratique, la formule Moi = Moi qui était le premier principe dans l’ordre théorique. Certes, l’identité absolue du Moi n’est bien, à titre de but final pratique, qu’une Idée comme tâche infinie, mais cette Idée réalisée mènerait à l’extinction des forces vives du non-Moi, de l’être réel naturel. Ce Moi idéal, illusion substantielle d’une auto-subsistance égologique absolue, impliquerait la suppression du seul « Moi réel », selon Nietzsche, à savoir l’individu, ce que Fichte reconnaît explicitement : « dans la mesure où il a cessé d’être un individu, comme il l’était en vertu d’une limitation seulement sensible »11. L’individu réel sensible, le « dividuum », seule réalité effective selon Nietzsche, est ce qui doit être absolument supprimé chez Fichte au bénéfice du Moi idéal, illusion suprême selon Nietzsche.
7Quelle est, à l’inverse, la typologie morale de Fichte ? Le dogmatisme et l’idéalisme critique sont les deux types de philosophie entre lesquels tout philosophe doit opter, même si chacun de ces modèles tolère des modalités spécifiques. Ainsi, tout dogmatisme repose sur une volonté d’agir dans le sens de ce qui se fait avant nous, sans nous et en dehors de nous, et c’est cette volonté, autant dire cette option pratique, qui va se chercher ensuite des arguments théoriques dans une philosophie de la nécessité extérieure et dans la critique de la « …croyance que nous sommes libres »12. Tel est le point de vue d’un Moi qui se laisse déterminer par le non-Moi, donc se détermine encore comme déterminé par le non-Moi : « le Moi se pose comme déterminé par le Non-Moi »13. Si, dans la philosophie théorique, ce principe est celui de la vérité (à condition toutefois de l’entendre dans un sens transcendantal et a priori)14, il est en revanche le principe même de la passivité et du vice dans la philosophie pratique où le Moi doit se poser comme déterminant le non-Moi en lui, ce non-Moi que figurent en lui ses tendances et ses pulsions. Le dogmatique veut croire (encore activement, encore librement, au fond) qu’il est originairement déterminé dans son action par le non-Moi. Écoutons son « explication » : c’est seulement, selon le dogmatisme, parce que nous ignorons cette détermination qu’est l’« action » (Einwirkung) des choses sur nous que nous attribuons cette même détermination à notre liberté, faussement posée comme indépendante de la nécessité extérieure. Fichte a donné la parole aux réalistes dans les termes mêmes qu’utilisera Zarathoustra pour parler de l’« esprit-estomac » : « s’agit-il de la réalité, de la substantialité intime, de la force créatrice de la pensée, ils vous diront que vous êtes perdus pour la vie réelle si vous y croyez, car rien n’existe, si ce n’est le ventre d’abord et ensuite ce qui le soutient et ce qui lui donne à dîner. Ce sont les vapeurs qui s’en échappent que ces rêveurs prennent pour des idées »15. Cette extériorité nécessitante sera, certes, diversement modalisée selon les dogmatismes : la Société, la Nature – divinement extérieure selon Spinoza ou empiriquement humaine selon Hume – Dieu, pourront tenir tour à tour (et parfois ensemble) le rôle de la nécessité extérieure. Nietzsche a lui-même rapproché son naturalisme de celui de Spinoza sur des points essentiels : « je me retrouve en cinq points primordiaux de sa doctrine […] : il nie le libre arbitre, les buts, l’ordonnance morale du monde, le désintéressement, le mal »16. C’est précisément à ces cinq points que Fichte, après et d’après Kant, oppose ses thèses criticistes en référence à Spinoza : affirmation de la liberté, de la téléologie de la nature, de l’ordre moral du monde, du respect, c’est-à-dire du désintérêt empirique comme mobile moral, et enfin du mal radical.
8Mais « tout dogmatisme conséquent est nécessairement fataliste »17. L’amour du destin a été, en effet, revendiqué par l’auteur du Gai Savoir : « …amor fati, c’est là ma nature la plus intime » (GS, IV, § 276). Cet amour du destin eût très certainement pris place, aux yeux de Fichte, au sein du dogmatisme, comme l’une de ses variantes particulièrement remarquable. De même, la critique nietzschéenne de l’illusion de la liberté-indépendance (critique de type spinoziste, même si élaborée antérieurement à la lecture de Spinoza) lui eût-elle parue exemplaire du dogmatisme. Le dogmatisme ne peut nier le fait de la croyance en la liberté, mais « il nie absolument l’indépendance du Moi, sur laquelle l’idéaliste construit son système et réduit le Moi simplement à un produit des choses, à un accident du monde »18. Fichte saisit également bien que le dogmatisme conséquent et radical tend au naturalisme, et même au matérialisme : « le dogmatisme conséquent est ainsi nécessairement matérialiste »19. Ici à nouveau, Nietzsche illustrerait fort bien cette tendance. Il a clairement vu que la société et Dieu conservent encore un sens « subjectif », et donc un résidu complaisant de possible égolâtrie. La nature seule et nue représente la pureté du jeu de la nécessité et des forces, même si cette nécessité doit être conçue sur un modèle qui n’est pas celui du « mécanisme », le seul, il est vrai, que Fichte semble avoir en vue lorsqu’il parle de « matérialisme ». En ce sens, le naturalisme de Nietzsche, d’après qui la matière est en elle-même volonté de puissance, n’est pas un « matérialisme » selon l’acception classique, atomiste ou mécaniste, du terme. C’est bien pourquoi, en des textes décisifs, Nietzsche se sépare du matérialisme mécaniste. Mais il opte néanmoins pour des positions théoriques présentes en tout matérialisme20 : antériorité et extériorité du monde vis-à-vis de la conscience, nécessitarisme et critique de la liberté-indépendance.
9Nietzsche s’est rangé de façon délibérée, en revendiquant les héritages héraclitéen, épicurien, spinoziste, dans le camp des nécessitaristes et, conformément à la remarque de Fichte, il a effectivement cherché à réduire l’affirmation de la liberté métaphysique à une illusion, dont il démontre de façon parfaitement conséquente et complète qu’elle doit précisément, en tant qu’illusion, être un effet nécessaire du caractère typique de la volonté faible. Or, remarquablement, c’est une typologie opposée de la volonté pratique que nous propose Fichte, avec une inversion tout à fait nette entre ce qu’il entend par les types « forts » et « faibles », les « actifs » et les « passifs ». Il s’agit de réévaluer, au bénéfice d’une philosophie idéaliste et critique, les concepts d’activité et de passivité.
10Selon Nietzsche, la croyance en la « liberté » est caractéristique des « faibles », des réactifs et des négateurs. Ceux-ci ne veulent pas agir à partir de ce qu’ils sont réellement, de leurs propres forces, mais d’un principe idéel transcendant la nature (le Maître, la Loi, le Moi pur, Dieu) ; tandis que les êtres forts, les « croyants » en la nécessité extérieure – cette multiplicité de forces extérieures qui luttent entre elles jusque dans le « Moi » – se réduisent lucidement à n’être qu’une enceinte provisoirement close, un champ d’affrontement. On soulignera ici que l’extériorité ne signifie pas l’altérité. C’est précisément parce qu’ils veulent se dépasser eux-mêmes à partir d’une intériorité absolue (parfaitement fictive) que les faibles se dépassent à partir d’une altérité. Les forts reconnaissent et veulent non leur altérité mais leur ipséité : l’authenticité du véritable être-soi-même est précisément l’extériorité à soi, l’être-en-dehors-de-soi des forces, cette « …croyance médiate en leur propre Soi divisé et uniquement soutenu par les objets »21 dont parlait si bien Fichte. Le sentiment de soi, est celui d’une division en soi, extérieure à la pure intériorité métaphysique, réflexive et indépendante de toute nature.
11En parlant de « nécessité extérieure » pour qualifier le dogmatisme, Fichte désigne exactement ce qu’assume le naturalisme nietzschéen (variante essentielle du dogmatisme) : l’amour de la nécessité extérieure, cette extériorité à soi en laquelle, on l’a vu, Nietzsche pose la « substance » (non comme « sujet », il est vrai, mais comme quantum constant de forces sans cesse redistribué en des centres qualitativement différenciés). Fichte place au contraire, de façon inverse, la force de la volonté dans la volonté d’être soi comme « sujet », dans la volonté d’intériorité, et de réflexivité, celle de l’acte d’auto-réflexion libre. En conséquence, de façon symétrique, il voit la faiblesse morale dans le libre renoncement à cette identification de la volonté à sa subjectivité.
12En conclusion, là où Nietzsche parle de « réactivité » passive, Fichte parle de « réflexivité » active originaire. Et là où Nietzsche parle d’activité forte, Fichte voit une passivité et un soumission délibérées. L’activité nietzschéenne est bien plutôt aux yeux d’un fichtéen la volonté libre se faisant librement passive, se laissant déterminer par le Non-Moi. Et en effet, ce que Nietzsche entend par le « Moi » est toujours l’effet ou le mode d’un Non-Moi différentiel qu’il revendique hautement.
2. L’égale force théorique du nécessitarisme nietzschéen et du criticisme fichtéen
13Mais le questionnement vaut la peine d’être poursuivi de la façon suivante : d’un point de vue strictement théorique ou spéculatif, a-t-on une raison de choisir le criticisme au détriment du dogmatisme, de préférer Fichte à Nietzsche ? Il semble que les deux philosophes soient parfaitement d’accord pour admettre que non : « aucun des deux systèmes ne peut directement réfuter celui qui lui est opposé, admet Fichte,… chacun des deux systèmes, si on lui accorde son principe propre, réfute celui de l’autre »22. Dès lors, « le fondement ultime de la différence entre l’idéalisme et le dogmatisme est ainsi la différence de leurs intérêts »23, reconnaît-il en une proposition que Nietzsche aurait également pu prendre à son compte. Dira-t-on au dogmatique qu’il ne parvient pas à rendre compte de l’idéalité de la représentation et de l’indépendance qu’elle suppose, en tant que forme, vis-à-vis de la matière ou de la chose extérieure ? Cet argument, qui semble théoriquement irréfutable aux idéalistes, ne l’est précisément pas pour les dogmatiques qui par principe et d’entrée de jeu, en deça de toute argumentation (cf. le « granit » ou le « roc dur »), tiennent ces propriétés d’idéalité et d’autonomie pour des illusions. En d’autres termes, ces arguments sont valables théoriquement pour les idéalistes parce que ce sont précisément des idéalistes qui, pratiquement, en tant qu’hommes, sont toujours déjà prêts à les admettre, parce qu’ils croient depuis toujours qu’ils sont libres et qu’ils donnent, indépendamment des choses, une forme a priori à ces mêmes choses. L’argumentation théorique ne convainc donc que des esprits déjà acquis à la cause idéaliste, des individus qui, en tant qu’hommes, sont depuis toujours des idéalistes pratiques. Inversement, si les arguments dogmatiques paraissent convaincants aux seuls dogmatiques, c’est seulement dans la mesure où ces esprits n’éprouvent leur force que parce qu’ils admettent toujours déjà le Monisme ou le Réalisme, qui est la croyance, d’abord pratique, en ce que toute action a pour origine une force réelle et que même l’action de la volonté et de la représentation humaines est celle d’une force matérielle de la même nature que les choses extérieures. D’une façon symétrique mais inverse de celle des idéalistes, les dogmatiques n’estiment convaincante, voire « évidente », leur argumentation théorique que parce qu’ils ont toujours déjà choisi pratiquement cette doctrine. De la même façon, Nietzsche pourrait dire : « vous autres faibles, vous êtes fatalement faibles, et vous ne produirez que des théories ontologiques faibles et idéalistes ; quant à nous autres, les caractères forts, nous produirons nécessairement des théories fortes, des variétés de nécessitarisme, de “gai savoir” ». En vertu de ce qu’il nomme le granit d’un fatum spirituel, Nietzsche refuse tout libre choix de ce que l’on est, puis de ce que l’on pense : « Folle pensée de se croire libre de choisir d’être, et d’être de telle ou telle façon. À l’arrière-plan, le besoin de se représenter un être qui aurait pu empêcher de naître un être comme moi, qui me méprise moi-même » (VP, II, § 94, p. 48).
14On peut pousser plus loin cette remarquable symétrie entre les deux philosophies : car, de même que, chez Nietzsche, seuls les réalistes (les passifs selon Fichte) admettent et comprennent la dualité des deux points de vue sur le monde (et non les réactifs), de même chez Fichte seuls les idéalistes, parce que dualistes, comprennent et admettent la dualité des points de vue entre dogmatisme et idéalisme. Chaque camp prétend comprendre la dualité des positions et soutient que l’autre camp échoue à admettre la compréhension véritable de son Autre. Chez Nietzsche, ce sont les forts qui rendent compte et tiennent compte de la dualité fort-faible, naturaliste-nihiliste ; chez Fichte, ce sont les idéalistes et eux seuls qui admettent la dualité irréductible du dogmatisme et du criticisme. En face de cette symétrie des visions également morales de Fichte et de Nietzsche, on se demande si l’on ne doit pas conclure à la stricte équivalence, par réciprocité inversée, des deux questionnements moraux et donc au scepticisme qui en découlerait. Autrement dit : on pourrait être nietzschéen sans être le moins du monde inquiété par la critique fichtéenne, mais, inversement, on pourrait être fichtéen, en ayant par avance la même « force » d’arguments, mais pas plus, contre les positions nietzschéennes. Peut-on sortir de cette parfaite antinomie ?
15Avant d’en envisager la possibilité, soulignons combien la philosophie contemporaine d’E. Weil est proche de cette conception alternative des philosophies, offertes symétriquement, comme chez Fichte, au choix de la liberté. D’une part, l’idée que la philosophie que l’on choisit dépend de l’homme que l’on est se retrouve dans la distinction weilienne entre « attitude » et « catégorie », une catégorie étant un type de philosophie qui se réfléchit à partir dun choix pré-réflexif de l’homme que l’on est, dans une « attitude », psychologiquement et historiquement conditionnée par une pratique24. En second lieu, le choix alternatif se fait, selon E. Weil, entre attitude et catégorie de la « violence » (auto-affirmation d’une valeur de la particularité, contre toute universalisation « stricte »25 de la valeur), et attitude et catégorie de la « raison » (auto-affirmation de la liberté, identique en moi et en autrui, dont découle l’exigence de reconnaissance, médiatisée dès lors, pratiquement et théoriquement, par la « raison »26). Pour ne pas pointer une contradiction apparemment immédiate dans l’expression « catégorie de la violence », il convient d’admettre que le discours de la catégorie n’est pas nécessairement un discours de la raison comme valeur optative première, mais qu’il doit être un discours du sens, et, dans cette mesure, discours de la compréhension ou de la catégorisation de la violence, même si, au fond, seul le philosophe de la raison, selon E. Weil, est à même d’élaborer la compréhension totale du choix de la violence, dans ses divers formes, de même que l’admission de l’alternative, par où il retrouve encore Fichte. Sans que cette alternative recouvre totalement celle du « dogmatisme » et du « criticisme » fichtéens, on perçoit qu’elle y correspond manifestement, de même qu’elle correspond à l’alternative entre choix de la singularité particulière, exclusive et distante, par là même « violente », et choix de la subjectivité de l’individuum, menant effectivement à l’option pour la prévalence de la raison dans la hiérarchie des « anciennes Tables », selon Nietzsche.
16Ajoutons encore que, comme chez Fichte, aucune conciliation n’est possible entre ces choix fondamentaux dans les « attitudes », pas plus qu’entre les « catégories » philosophiquement élaborées qui en découlent : « Weil est au plus proche de Fichte dans la mesure où celui-ci résiste au dogmatisme, reconnaît le fait de l’irréductibilité des catégories philosophiques fondamentales et la fonction de la liberté dans l’instauration du discours »27. Enfin, au sein de la série des catégories de la violence (la « personnalité », l’« œuvre », le « fini »), E. Weil a vu dans la catégorie de la « personnalité » celle qui « …constitue le centre dynamique »28 de l’œuvre de Nietzsche. Le choix de la « personnalité » est le choix d’être soi, de faire de sa vie particulière sa création propre, « l’auto-création de la personnalité »29, elle est « …caractérisée par la tension, la volonté d’être soi-même, la crise et le conflit »30, contre toute loi extérieure posant comme idéal, l’universalité et la reproduction d’un identique indivisé. Selon les termes utilisés par Nietzsche dans Le gai savoir à propos de l’« autonomie » non kantienne des individus forts, termes repris par E. Weil à propos de la personnalité (« certes, elle a une loi, mais cette loi, c’est encore elle-même »31), il s’agit de la catégorie de « …ceux-qui-se-font eux-mêmes la loi » (GS, IV, § 336, p. 214). E. Weil va jusqu’à évoquer l’éthique surhumaine, puisqu’être une « personnalité », c’est « …être humain au sens éminent, tandis que les autres sont des hommes selon un mode déficient »32, opposition où se reconnaît l’antithèse de l’actif et du réactif selon Nietzsche : « on a appris que la morale est de la lâcheté, et on est content de posséder une nouvelle règle, mais à peine commence-t-on à s’en servir que ce courage devient une morale et que la lâcheté est de ne pas se créer une morale »33.
3. Les raisons d’un choix : conditions égologiques de l’énonciation et contenu ontologique de l’énoncé
17Si, en effet, Fichte, dans les textes typologiques que nous venons de commenter, insiste sur l’apparente équivalence théorique des deux systèmes de pensée en leur parfaite cohérence antinomique, il est d’autres textes dans lesquels il montre l’impossibilité dans laquelle est le dogmatique, lorsqu’il pratique son argumentation et expose son principe, pour lui-même ou pour les autres, de s’en tenir complètement à lui, et par suite, d’être conséquent avec lui-même. C’est là mettre en évidence, bien avant les analyses actuelles des contradictions performatives en philosophie34, la contradiction entre les conditions égologiques impliquées par l’énonciation et les déterminations ontologiques contenues dans l’énoncé. Cette inconséquence du dogmatique (donc, par hypothèse, ici, du nietzschéen) dans la pratique de son discours, inconséquence non pas principielle, mais argumentative (nous dirions « pragmatique » au sens de Peirce et Apel, « performative » au sens d’Austin) se révèle de deux manières.
18D’une part, dans la façon dont le dogmatique se croit l’auteur de sa théorie. En parlant de Spinoza comme de l’auteur de l’Éthique, Fichte écrit : « Spinoza ne pouvait être convaincu ; il ne pouvait que penser sa philosophie, il ne pouvait y croire, car elle contredisait directement la conviction, qui était nécessairement sienne dans la vie, et en vertu de laquelle il se tenait pour libre et indépendant »35. En d’autres termes, même si Spinoza pouvait penser dans le « contenu » de sa théorie que sa volonté et ses actes étaient, comme toute chose, déterminés de l’extérieur par la « nécessité » de la nature, il ne pouvait vraiment et constamment croire, en tant qu’homme, que sa volonté d’écrire et de produire l’Éthique, que sa volonté d’auteur était le résultat d’une nécessité extérieure et non une volonté libre, indépendante d’une telle nécessité. En somme, même s’il avait choisi en tant qu’homme l’option nécessitariste, Spinoza ne pouvait croire vraiment, dans son rapport à son œuvre, que sa production de l’Éthique résultait d’une nécessité telle que celle qui fait qu’un arbre produit ses fruits, et même s’il supposait vrai objectivement, par sa doctrine ontologique énoncée, ainsi que l’écrit Nietzsche à propos de lui-même que « nos pensées jaillissent de nous-mêmes aussi nécessairement qu’un arbre porte ses fruits… » (GM, Avant-Propos, p. 9). Il croyait indiscutablement, en tant qu’auteur, c’est-à-dire en tant qu’homme écrivant et communiquant sa philosophie36, avoir produit l’Éthique de façon libre et indépendante37.
19D’autre part, lorsqu’il communiquait son discours et répondait aux objections de ses correspondants, il croyait à une influence libre et indépendante de ses réponses sur des objecteurs, eux-mêmes supposés libres et indépendants. Bref, il ne pouvait que croire à la liberté et à l’indépendance des hommes dans la production et l’échange de leurs discours, de leurs œuvres et de leurs dialogues philosophiques, sinon il n’aurait pas cherché, comme il l’a fait inlassablement, à faire réfléchir ses correspondants. Autrement dit encore, Spinoza mettait en œuvre, dans son propre rapport à la forme crédible de son discours, une croyance qui était évidemment contradictoire avec le contenu pensé de ce même discours. Car ce discours se croyait formellement, en tant qu’énonciation, l’expression d’une réflexion et une réflexion n’est en aucun cas assimilable, dans la certitude de ce qui constitue son rapport à elle-même, et à son énonciation, à un effet mécanique : « toutefois, ajoute Fichte, l’idée ne lui vint pas de réfléchir dans la pensée sur sa propre réflexion ; en quoi il avait tort, car, ce faisant, il mettait sa spéculation en contradiction avec sa vie »38. La réflexion, étant une auto-position de la pensée qui s’exprime en des énoncés auto-référentiels, ne peut se penser, dans l’acte même ou elle se pose et s’énonce, sur le mode d’un rapport de causalité ou de substantialité naturelles, c’est-à-dire d’un rapport objectif. Au moment où il se pense, et dans l’acte qu’il effectue, de s’énoncer, le philosophe ne peut se poser comme effet d’une cause ou mode d’une substance. De sorte qu’il se contredit (sa « vie » contredit sa « spéculation »), s’il énonce que « tout est causalité » ou « tout est substantialité », puisque l’acte de l’énonciation échappe pour lui-même à ce type de rapport. En bref, Spinoza montrait par sa vie envisagée ici comme son rapport à son œuvre et à ses correspondants ou ses interlocuteurs, qu’il lui était impossible de croire totalement à son nécessitarisme. Spinoza ne pouvait donc être totalement spinoziste.
20D’une manière plus générale, cela signifie qu’il est, de fait, impossible à un homme qui est convaincu, en tant que philosophe ou même en tant qu’opinant philosophiquement sans méthode (dans une « attitude » au sens d’E. Weil), à la nécessité naturelle de sa pensée et de ses actions, de le faire jusqu’au bout. La croyance humaine en la liberté, même si elle semble être dominée par les opinions nécessitaristes de cet individu et confortée par une philosophie de la nécessité, finit par apparaître en lui, lorsqu’il s’agit de son rapport à ses œuvres et de ses relations avec ses interlocuteurs. Pourquoi ? Seul le philosophe criticiste peut en fournir la compréhension. C’est qu’un tel homme, interprété dans la perspective criticiste, n’est pas nécessairement nécessitariste, mais qu’il l’est librement. C’est librement que l’on se croit et que l’on se pense non-libre. Et cette liberté, essence de tout homme, finit par « ressortir » d’une manière ou d’une autre dans la relation pragmatique avec autrui. C’est bien pourquoi le nécessitariste apparemment le plus convaincu – le dogmatique, dans sa discussion avec un criticiste, par exemple – peut, de façon contingente, contredire sa croyance dominante en la nécessité et du point de vue philosophique réformer ses croyances comme ses thèses au contact des antithèses criticistes. Au contraire, aux yeux du nécessitariste, son adversaire criticiste ne saurait jamais, au fond, changer ses opinions, qui sont supposées strictement déterminées. Mais dès lors, pourquoi chercher à le convaincre ? Telle est bien la question pertinente posée par Fichte à Spinoza. Si la philosophie que l’on pense dépend de la croyance vitale exercée par l’homme que l’on est, Spinoza n’était pas en tant qu’homme absolument nécessitariste et naturaliste.
21Le nécessitariste ne pourrait-il pas objecter qu’il admet qu’il doit croire faussement, comme la plupart des hommes, à une liberté dont il continue de penser qu’elle n’est qu’une illusion ? Autrement dit, le philosophe nécessitariste, comme les autres hommes, concéderait qu’il est incapable de mettre complètement sa vie, la forme de ses énonciations et de ses rapports avec autrui, en accord avec sa pensée et réciproquement. Et c’est bien, de son côté, ce qu’avoue Nietzsche, en écrivant : « nous restons nécessairement étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes » (GM, Avant-Propos, § 1, p. 216), et nous pourrions ajouter : « …libres, par exemple ».
22Une telle réponse ne saurait cependant être satisfaisante, car elle témoignerait d’un échec particulièrement grave de la part du philosophe nécessitariste. Quel avantage pratique détiendrait alors le discours philosophique sur les illusions communes ? Quelle pourrait être en effet la valeur d’une éthique qui se montrerait incapable de convaincre l’homme (et avant tout celui-là même qui l’a écrite) de modifier sa croyance en des illusions, une éthique qui n’aurait pas d’effet – à tout le moins chez le philosophe lui-même – sur les illusions pratiques les plus tenaces, celles dont il affirme, par ailleurs, vouloir triompher par une « réforme de l’entendement » ?
23Le rapprochement parfois tenté, pour répondre à cette objection, entre la philosophie et la science, est ici particulièrement peu efficace. On essaiera de soutenir, en reprenant l’exemple de Spinoza, que l’astronome, même s’il sait que le soleil est très éloigné de la terre, continue de croire, pratiquement, lorsqu’il le voit, qu’il est tout proche : « encore que nous sachions que le soleil est éloigné de nous de plus de six cent fois le diamètre de la terre, nous n’imaginerons pas moins qu’il est près de nous »39. Il en irait de même du philosophe nécessitariste : il continuerait de croire dans sa pratique à la liberté de l’arbitre et aux valeurs idéales, alors même qu’il sait, comme l’Éthique ou Le gai savoir l’en a convaincu, qu’elles sont des illusions. Mais qui ne voit que les deux projets théoriques du savant et du philosophe ne peuvent être assimilés l’un à l’autre ? Le savant n’a pas pour projet de réformer sa vie et ses croyances à partir de ses pensées. Tandis que c’est là le projet d’une éthique : que le savoir de la vérité ait un effet sur les croyances de la vie, que la vie soit formée et réformée par la pensée, que les valeurs soient « transvaluées », ce qui est, proprement, la sagesse à laquelle aspire le philosophe (non le savant). La réponse, qui consisterait à ramener l’inefficience pratique de l’éthique nécessitariste à celle dont s’accommode par ailleurs la science positive vis-à-vis des croyances vulgaires, est donc irrecevable. La contradiction paraît indépassable et le gain pratique semble inexistant à conclure, comme le fait un philosophe contemporain en nécessitariste lucide : « le sage, libéré qu’il est de l’illusion morale (il sait qu’elle n’a de valeur qu’humaine, historique et subjective, et même, en tant qu’elle suppose le libre arbitre, illusoire), ne cesse pas pour autant de la vivre et de fonder sur elle – puisque la vérité n’y peut suffire – la démarche ordinaire de sa vie »40. Si fonder sur une illusion reconnue une morale vitale contredisant l’éthique philosophique que l’on professe par ailleurs paraît, certes, relever de la vertu de franchise, cette sincérité est en revanche un regrettable constat d’échec de l’éthique philosophique vis-à-vis de la « morale » que l’on s’obstine à pratiquer.
24C’est là, indubitablement, un premier point marqué par la philosophie idéaliste de type fichtéen, en ce que celle-ci n’est pas exposée à la même contradiction. L’idéaliste fichtéen part de sa croyance d’homme en la liberté, il reste convaincu dans sa pensée d’une manière vivante que l’on ne peut complètement y renoncer, et il élabore une pensée qui, en accord avec cette croyance, cherche à la fonder. La sorte de conscience commune dont part le philosophe idéaliste n’a pas à être radicalement réformée – sauf sans doute en ses opinions inadéquates théoriquement ou en ses moments de découragement pratique – dans sa croyance en la liberté et en ce que la représentation des choses dépend de son pouvoir propre : « la conscience commune ne sait rien d’une chose en soi, précisément parce qu’elle est la conscience commune qui, heureusement, ne s’élève pas au-dessus de sa sphère propre »41, écrit Fichte en parlant, précisons-le, d’une croyance commune qui ne se dissimule pas à elle-même (librement) sa liberté.
25En d’autres termes, sa philosophie, comme système du contenu pensé, ne saurait se mettre en contradiction avec sa vie, comme ensemble de croyances formelles : s’adressant à son public, commentant la genèse de son œuvre, exhortant ses disciples à approfondir leurs croyances et ses contradicteurs à changer leurs pensées, le philosophe idéaliste ne saurait jamais, en ces pratiques d’auteur, que continuer à trouver dans cette vie d’auteur ce que sa pensée philosophique a justifié. Au contraire, le philosophe nécessitariste doit admettre que c’est nécessairement qu’il croit en la nécessité, comme c’est nécessairement que son adversaire croit à l’illusion de la liberté. Comment se fait-il alors que son discours (cf. Spinoza) s’adresse à tous les esprits ? Il ne devrait, au fond, espérer convaincre nécessairement que ceux qui sont déjà des nécessitaristes. Comment se fait-il qu’il espère modifier les croyances de ses adversaires ? Ces contradictions, dans la perspective de Fichte, ne sont pas celles du philosophe de la liberté. Vie, pensée, reprise de la vie à partir de la pensée, aucune de ces phases enchaînées de son existence n’entre en contradiction avec la précédente, comme c’est le cas pour la philosophie dogmatique, en d’autres termes pour les nécessitaristes ou fatalistes, Spinoza ou Nietzsche.
Notes de bas de page
1 J.G. Fichte, La destination du savant, 1794, trad. et édition Vrin, Paris, 1994, p. 90.
2 J.G. Fichte, Première Introduction à la Doctrine de la Science, 1797, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 1964, p. 253.
3 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 217, trad. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 207.
4 Ch. Andler, Nietzsche, I, Paris, Gallimard, 1958, p. 73.
5 J.Ch. Goddard, La philosophie fichtéenne de la vie, Paris, Vrin, 1999, p. 9.
6 J.G. Fichte use de l’expression dans Le système de l’éthique (1798), édition citée, p. 205, et dans Le fondement de notre croyance en une divine Providence (1798) in Doctrine de la science de 1802, « Annexe », tome II, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 1987, p. 199-207. On soulignera que les deux expressions sont sémantiquement équivalentes, la différence entre sittliche et moralische n’étant ici d’aucune conséquence.
7 J. G. Fichte, « Lettre privée », in « La querelle de l’athéisme », trad. J. Ch. Goddard, Paris, Vrin, 1993, p. 176.
8 J. Fichte, Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, 1806, édition Sulliver, Paris, 2000, p. 107-108. Cf. aussi Les caractères fondamentaux de l’esprit du siècle, (1804), cité en note, p. 107 : « c’est un abâtardissement du Christianisme, et l’apôtre Paul en est le principal auteur ».
9 Ibidem, p. 124.
10 Sur ce point précis nous souscrivons à la remarque de J. Ch. Goddard : « il est en effet remarquable que Fichte, comme Nietzsche, ait pu reconnaître dans le royaume de Dieu l’annonce, falsifiée par le christianisme, d’une présence du divin qui entraîne l’instantanéité hors d’elle-même… », Introduction à La destination de l’homme (1800), Paris, Flammarion, 1995, p. 41-42.
11 J.G. Fichte, Seconde Introduction à la Doctrine de la Science, 1797, édition Vrin citée, p. 310.
12 J.G. Fichte, Première Introduction, 1797, édition Vrin citée, p. 250.
13 J.G. Fichte, Les principes de la Doctrine de la science (1794-1795), édition Vrin citée, p. 42.
14 Ce sont les représentations a priori du non-Moi dans l’imagination et l’intuition sensible, et non des choses en soi ou des « causes », qui affectent le Moi.
15 J.G. Fichte, Méthode pour arriver à la vie bienheureuse (1806), Paris, Sulliver, 2000, p. 48-49, souligné par nous. La pensée est donc bien considérée comme un effet matériel, sur un Moi matériel, de choses qui sont les causes également matérielles de ses représentations.
16 Lettre à Overbeck du 30 juillet 1881, cf. P. J. Janz, Nietzsche, II, édition citée, p. 36.
17 J.G. Fichte, Première Introduction, Ibidem, p. 251.
18 Ibidem.
19 Ibidem.
20 Ce point est bien mis en évidence par Y. Quiniou ainsi que nous le verrons plus bas en étudiant le questionnement matérialiste de Nietzsche.
21 Ibidem, p. 253.
22 Première introduction, Ibidem, p. 250.
23 Ibidem, p. 252.
24 Sur catégorie (typique) et attitude (empirique), cf. E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, réédition, 1985, p. 79-80. Sur ces catégories et leurs correspondants fichtéens, cf. G. Kirscher La philosophie d’Eric Weil, Paris, PUF, 1989, p. 143-147.
25 L’expression d’« universalité stricte (strenge Allgemeinheit) » est empruntée à dessein à Kant (Critique de la raison pure, Introduction de 1787, II) pour indiquer qu’une « catégorie de la violence » ne pourrait s’universaliser au « sens strict », c’est-à-dire au sens d'un discours rationnel, sans se contredire par là même. Par exemple, dans la catégorie weilienne de « l’œuvre », le langage ne fait que commenter ou signaler l’œuvre, sans devoir la justifier rationnellement, de même dans la catégorie encore plus radicalement violente du « fini » exprimant le refus de toute action productive par une singularité, le « violent » choisit le « silence », laissant au philosophe de la raison le soin, pour lui dérisoire, de définir sa catégorie dans un « discours » cohérent.
26 Cf. De ce choix radical l’exposé le plus fondamental d’E. Weil se trouve dans sa Philosophie morale, Paris, Vrin, 1961, réédition, 1981, § 10, p. 47.
27 G. Kirscher, La philosophie d’Eric Weil, édition citée, p. 137.
28 E. Weil, Logique de la philosophie, édition citée, p. 311, note 10.
29 Ibidem, p. 286.
30 Ibidem, p. 302.
31 Ibidem, p. 289
32 Ibidem, p. 308-309.
33 Ibidem, p. 311, souligné par nous.
34 J.L. Austin, Quand dire c’est faire, traduction française, Paris, Le Seuil, 1962.
35 J.G. Fichte, Seconde Introduction à la Doctrine de la Science, 1797-1798, X, édition citée, p. 308.
36 Notons au passage que la catégorie de l’auteur est à la fois celle de l’homme (attitude selon Weil) et celle du philosophe (catégorie selon Weil).
37 Cf. Isabelle Thomas-Fogiel, Critique de la représentation, étude sur Fichte, Paris, Vrin, 2000, p. 84 : « c’est pourquoi, si Fichte récuse la philosophie de Spinoza, ce n’est point, comme on le dit trop souvent, parce que celle-ci aurait pour conséquences de nier la possibilité de la liberté ou de la moralité, mais parce qu’elle est intrinsèquement fausse dans la mesure ou le contenu de l’énoncé est nié par le statut de l’énonciation ».
38 Ibidem, o.c., p. 308.
39 Spinoza, Éthique, Deuxième Partie, Prop. 35, Scolie, Paris, Edition Pléiade, 1967, p. 389.
40 A. Comte-Sponville, Vivre, Traité du désespoir et de la béatitude, 2, Paris, PUF, 1988, p. 101.
41 Fichte, o.c., p. 309. C’est en effet en tant que « chose en soi » qu’une nécessité extérieure absolue est supposée déterminer la pensée, selon Spinoza.
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