Chapitre premier. Kant questionne Nietzsche : une nouvelle morale grand seigneur ?
p. 285-307
Texte intégral
1. D’un fond rêveur et d’un ton grand seigneur
« Avec quelle certitude mon rêve a contemplé ce monde fini ! »
(APZ, III, 1, p. 208, trad. modifiée)
« Nul ne pénètre dans un monde supérieur à moins d’y avoir un droit de naissance. »
(PBM, VI, § 213, p. 134)
1Nous avons nos raisons de contester l’interprétation heideggerienne de l’ontologie de Nietzsche en termes de « métaphysique ». Selon elle, Nietzsche aurait sans aucun doute voulu penser la vérité de l’étant en totalité. Or, « …la vérité concernant l’étant dans sa totalité porte le nom de “métaphysique” depuis la nuit des temps »1, souligne l’auteur du Nietzsche. Selon Heidegger, Nietzsche mènerait à son terme la détermination de la totalité de l’étant pensée comme « subjectivité », détermination initiée par Descartes posant en Dieu, fondement de la totalité ontique, une volonté infinie à laquelle répond en l’homme la volonté d’un sujet limité par la finitude de son entendement : Dieu, substance subjective infinie dont la substance, en tant, cette fois, que subjectivité finie, serait la créature. À partir de là, une première réduction de cette transcendance est effectuée par Leibniz qui soumet la volonté divine elle-même, d’abord à l’entendement, puis au principe de la volonté du meilleur. Une réduction anthropomorphique plus caractérisée encore a lieu avec Kant chez lequel le Dieu moral n’est plus pensé comme « sujet », doué d’entendement et de volonté, que par une lointaine analogie avec le sujet humain. Le seul sujet dont l’être soit évident, en un factum rationis, tout en donnant sens à la totalité de l’étant, est en effet devenu le sujet moral fini, dans une métaphysique que Kant a convertie, critiquement, en métaphysique des mœurs, moralement pratique. Après l’ultime tentative hégélienne de subordonner à nouveau de façon théorique et métaphysiquement spéculative la subjectivité pratique finie à un mode de la substance redevenue sujet infini, Nietzsche opérerait la réappropriation de la subjectivité pratique par la volonté de puissance humainement finie, ne cherchant plus en un Dieu transcendant – fût-ce sur le mode de l’Aufhebung hégélienne – ni dans un sujet transcendantal mais dans le monde naturel, les prémices de sa subjectivité en tant que volonté de domination. Dès lors, la maîtrise technique absolue de la Terre par le sujet, ultime dépassement de l’homme contemplatif-passif par l’homme « surhumain », c’est-à-dire par l’homme pratique-actif, est le dernier avatar de la métaphysique de la subjectivité. De sorte que les ontologies de Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche figurent autant de segments sur une trajectoire continue et homogène de la pensée de l’être comme sujet, culminant avec l’anthropomorphisation de l’être de l’étant en totalité.
2Nous ne multiplierons pas les raisons, déjà données, de contester le bien-fondé d’une telle « épopée » subjectiviste dont le caractère grandiose n’a d’égal que l’arbitraire. Pour nous en tenir à Nietzsche, nous rappellerons seulement l’occultation heideggerienne, chez l’auteur de la Généalogie, de la dualité irréductible entre le sujet (ce que nous nommions, dans son vocabulaire, l’individu-individuum, l’individualité faible) et l’individu-singularité d’exception, le dividuum se voulant tel (l’individualité forte). Interpréter le surhomme comme « sujet » relève du contre-sens dans la mesure où c’est justement le dépassement du « sujet » moderne (le sujet technicien) par l’« individu » d’exception que Nietzsche appelle en lui de ses vœux : « la mise en évidence de ce profond contre-sens dans le diagnostic heideggerien porté sur l’histoire de la subjectivité, écrit A. Renaut, retentirait alors fortement, cela va de soi, sur la question de savoir ce qui devrait être primordialement mis en cause dans une telle histoire. En toute logique, ce qu’il faudrait interroger en cette histoire, ce serait moins la subjectivité elle-même que sa dérive individualiste… »2. Mais c’est chez Kant lui-même, nous semble-t-il, au-delà de la confusion heideggerienne de la subjectivité et de l’individualité, qu’une autre dualité est présente, susceptible d’affiner et de complexifier la critique des dogmatismes, y compris de ce qui peut paraître alors comme un dogmatisme moral chez Nietzsche, dogmatisme « hyper-physique » que Heidegger n’a en aucune façon distingué du dogmatisme « méta-physique ».
3La « métaphysique rationnelle » prétend bien déterminer l’absolu au moyen des catégories de l’entendement, illusoirement appliquées à l’Idée de l’inconditionné, et c’est d’ailleurs ainsi qu’Aristote, par exemple, échoue « …à progresser en étendant au supra-sensible, auquel n’atteignent pas ses catégories, ces mêmes principes qui valent dans le sensible (sans qu’il ait remarqué le saut dangereux qu’il avait à faire ici) »3. Mais l’écrit de 17664, bien avant celui de 1796 sur le ton « grand seigneur »5 dans un certain dogmatisme, tentait de dégager un fondement de toutes les formes de dogmatisme grâce à l’analogie du rêve. Il y aurait, prétend Kant, un fond rêveur chez tous les dogmatiques. Qu’ils soient d’un « visionnaire » (Geisterseher) ou d’un « métaphysicien » rationnel, tous les dogmatismes se constituent en rêves. Et c’est d’ailleurs le second dogmatique, celui qui aime raisonner, enseigner, faire école et discuter, qui va révéler en toute clarté la structure rêveuse du dogmatisme en général. D’où la thèse kantienne : les rêves d’un visionnaire (Swedenborg) pourront être expliqués par les rêves des métaphysiciens (Platon, Aristote, Leibniz). Dans la Critique de la faculté de juger Kant fera de la vision du « visionnaire » des Traüme (le Geisterseher) une espèce de l’« exaltation spirituelle » (Schwärmerei) en tant que prétention d’appréhender l’absolu au moyen des facultés de connaître sensibles en général : la sensation (c’est alors le « visionnaire » proprement dit), l’imagination, l’affection, la faculté de désirer inférieure ou supérieure (la « présomption moralement sublime (Eigendünkel) », par exemple). L’exaltation de l’esprit est définie ainsi : « une illusion consistant à vouloir voir quelque chose par delà toutes les limites de la sensibilité (über alle Grenze der Sinnlichkeit hinaus etwas sehen zu wollen), c’est-à-dire à vouloir rêver d’après des principes (s’abandonner à un délire de la raison) »6. La mention du « rêve selon des principes » atteste la continuité de la critique du dogmatisme selon le paradigme du rêve depuis 1766 jusqu’en 1790. En témoignent aussi certaines expressions de la première Critique, comme : « le désir délirant de savoir des dogmatiques (dogmatischschwärmende Wissbegierde) »7 et « le devoir de la philosophie… anéantir une folie tant prisée et choyée (so viel gepriesener und geliebter Wahn dabei zu nicht gehen) »8. Mais le « saut » effectué par l’hyperphysicien exalté n’est pas moins périlleux que celui qu’entreprend d’« effectuer le métaphysicien ».
4De sorte qu’il y a, non pas un, mais deux modèles de la pensée dogmatique et que le second modèle, irrationnel, exige, en raison de ses variantes fort subtiles, une déconstruction tout aussi complexe que le premier. Comme nous y invite l’essai pré-critique de Kant en un questionnement peut-être plus radicalement problématique sur ce point que celui de la première Critique9, nous devons envisager une forme d’illusion alimentant tous les dogmatismes ontologiques, dont le « rêve » fournit la structure générale. Nous disons bien le « rêve » et non le « rêve éveillé », celui-ci n’étant qu’une spécification « hallucinatoire » de la fonction onirique. C’est à partir du « rêve » que l’on pense le « rêve éveillé » et non l’inverse.
5Comme en un rêve, situation analogique commune aux désirs dogmatiques, nous désirons prendre nos représentations subjectives pour le réel en soi. Traduisons : ce qui n’a de valeur que phénoménale est rêvé comme propriété de l’absolu. Dit en termes plus conceptuels, il s’agit de ce que Kant nomme la « subreption », comme attribution aux objets des propriétés qui sont celles de nos représentations subjectives10. Mais cela se peut satisfaire de deux manières, donnant lieu à deux formes typiques de dogmatismes. D’un côté, ce sont nos catégories d’entendement que nous appliquons à l’Âme, au Monde et à Dieu, engendrant, par une subreption, un dogmatisme rationnel ; de l’autre côté, ce sont nos facultés sensibles qui se voient faussement attribuer de tels pouvoirs (« vouloir sentir au-delà des limites de la sensibilité »), engendrant un dogmatisme irrationnel, par une subreption analogue. Ainsi peut-on prétendre « sentir » le « supra-sensible », sentir au-delà des sens, comme le fait l’exalté visionnaire, le « voyeur d’esprits ». Un tel sentir du tout absolu peut s’alimenter tantôt à la sensation proprement dite, tantôt à l’imagination, tantôt à l’émotion, tantôt à la volonté, celle qui se sent comme faculté de désirer dans la passion ou la pulsion.
6Le désir orgueilleux de « sentir » l’inconditionné anime tous les rêves de visionnaires et de façon générale d’« exaltés spirituels » (Schwärmers). Si Swedenborg en fut un fameux, Schopenhauer en fut un autre, selon qui l’expérience de la chose en soi était accessible à l’affection de la volonté « souffrante » : « …tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur »11. À la « douleur » de la volonté indéterminée succède l’« ennui » de la volonté déterminée qui voudrait, non pas quelque chose, mais une chose toujours autre. Ces affects révéleraient, en leur alternance absurde et incessante, le fond volitif des choses : « la vie, donc, oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui »12. Toute chose du monde éprouverait en elle l’horrible monotonie de cette alternance des modes de la volonté affectée, alternance que l’on peut désigner aussi, en un sens non nietzschéen de l’expression, comme un absurde « retour éternel ». Schopenhauer est néanmoins obligé d’admettre que cette expérience est celle d’une temporalisation interne de la volonté, même si ce temps n’est pas la forme intuitive de nos représentations externes : « ce qui demeure, c’est la forme du temps », phénomène interne ou auto-manifestation de la chose en soi, « …sans toutefois qu’elle se présente tout à fait nue et sans enveloppe »13.
7Schopenhauer, certes, en disciple de Kant, critiquait radicalement le dogmatisme rationnel, notamment la détermination illusoire de Dieu et de l’âme par les « représentations » de la substance et de la causalité soumises au principe de raison. Mais le monde, troisième mode de l’inconditionné, n’était pas une illusion et ne restait pas, d’après lui, sans voie d’accès : l’auto-affection de la « volonté »14 éprouvée dans notre corps est, prétendait-il, l’expérience interne qui nous fait accéder à l’essence de la totalité mondaine. L’expérience intérieure de la « volonté » restait la voie royale, encore inexplorée, menant à la forteresse du monde, inaccessible à partir des voies sans issue de la métaphysique rationnelle, c’est-à-dire de la « représentation » : « …en conséquence, si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route partant du dedans nous reste ouverte : ce sera, en quelque sorte, une voie souterraine, une communication secrète… »15.
8Nietzsche, quelle que profonde que soit sa critique du volontarisme schopenhaurien, n’en procéderait pas moins d’une manière semblable. Si les textes sur la « vision et l’énigme », « l’amour et la bénédiction de l’Éternité » et la « révélation » existent bien dans le Zarathoustra, leur « inspiration » ne trahit-elle pas l’esprit de la méthode, du Versuch comme prudente hypothèse régulatrice qui est la signification première de la volonté de puissance et de l’éternel retour, signification longuement explicitée plus haut ?
9Mais, dans une mise en question kantienne de Nietzsche, c’est la nature même de cette hypothèse, culminant dans l’éternel retour comme structure temporelle du monde, qui explique la possibilité de son renversement contradictoire dans un nouveau dogmatisme. Tant que le perspectivisme de la volonté de puissance et du « retour » demeure conscient de soi comme d’une hypothèse nécessaire, elle-même perspectiviste, elle se maintient à distance de tout savoir « révélé » et reconnaît l’impossibilité de coïncider par adéquation ou fusion avec les autres perspectives, et encore plus avec leur totalité supposée. Le perspectivisme et l’éternalisme hypothétiques empêchent absolument toute coïncidence effective, sinon ils abandonneraient eux-mêmes de façon contradictoire le pluralisme radical qu’ils énoncent. Pourtant le rêve de fusion est l’alternative qui défait les quatre hypothèses centrales de la généalogie : le perspectivisme, la psychophysiologie générale, la volonté de puissance et l’éternel retour. Comment ?
10La différence entre l’usage régulateur et l’usage constitutif des Idées rationnelles, ainsi que la tendance naturelle de la raison à glisser de l’un à l’autre sous l’effet de l’apparence, l’expliquerait selon Kant. Les hypothèses nietzschéennes sont des « tentatives » (Versuchen) de systématisation des phénomènes intra-mondains ainsi que des sciences qui les constituent (physique, physiologie, auxquelles Nietzsche ajoute la sociologie politique et la philologie). L’on peut, grâce aux hypothèses généalogiques, les faire s’entrexprimer de façon métaphorique, comme nous l’avons vu en expliquant le projet de La généalogie. Il n’est pas jusqu’à l’hypothèse de la volonté de puissance qui, en tant que « force fondamentale » supposée, ne s’accorde avec les exemples pris par Kant en référence à l’hypothèse de « forces fondamentales » psychologiques et physiques : « les forces comparativement fondamentales doivent nécessairement à leur tour être comparées entre elles, pour qu’en découvrant ce par quoi elles s’accordent, on les rapproche d’une unique force radicalement, c’est-à-dire absolument fondamentale »16. À ce titre, elles projettent une unité qui n’est donnée dans aucun savoir rationnel évident, et moins encore dans une « vision » ou une « révélation ». Mais ces hypothèses orientent le travail des sciences – nouvellement entendues comme « interprétations » – et mobilisent l’entendement à l’infini « …vers un certain but en vue duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu’il soit certes simplement une Idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas effectivement, dans la mesure où il est situé totalement en dehors des limites de l’expérience possible, sert pourtant à leur procurer, outre la plus grande extension, la plus grande unité »17.
11Or, l’hypothèse de l’unité absolue (perspectivisme, identité phusis-psychè, volonté de puissance, éternel retour) n’est pas seulement une « fiction » régulatrice, chose que Nietzsche a reconnue après et sans doute d’après Kant, dans sa tentative de penser l’unité de sciences post-newtoniennes. Il y a, ajoute Kant, dans toute « fiction » hypothétiquement moniste, une tendance naturelle à se faire passer de manière subreptice (cf. la subreption transcendantale) pour une réalité objective, objet de « croyance », ce qui fait de cette fiction aussi une « apparence (Schein) », corrélative d’une illusion naturelle. Tant que, dans le cas de Nietzsche, le penseur n’affirme pas la réalité de l’apparence de la Volonté et du Retour, apparence qui demeure indéracinable en dépit de tous les efforts auto-critiques de la raison, il ne cède pas au dogmatisme. Fiction, d’abord, apparence illusoire ensuite, erreur (croyance) enfin, telle est la séquence qui mène de la fiction régulatrice à l’erreur dogmatique en passant par (et en raison de) l’apparence naturelle de l’Idée. Or l’apparence (Schein) est le corrélat du désir et la « croyance » en la réalité de l’apparence a toujours la structure du rêve.
12Le rêve consiste à prendre l’apparence fictionnelle qu’est l’Idée du tout absolu pour la réalité, à y croire et à l’affirmer comme telle, parce que nous désirons fortement la réalité de l’apparence qu’est l’absolu. C’est en quelque sorte, pour user du vocabulaire de Nietzsche dans ce questionnement kantien, la « volonté de puissance » du désir qui « pousse » à « réaliser » l’apparence dans la croyance. Apparence imaginaire, puissance pulsionnelle sans discipline, croyance en l’illusion, cette matrice triplice du rêve est celle du dogmatisme métaphysique lui-même. Kant va jusqu’à faire de ce désir l’analogue d’un « besoin naturel de la raison » : « la raison a un penchant naturel à outrepasser ces limites »18, et encore : « la raison est poussée par une propension de sa nature à aller au-delà de son usage empirique (die Vernunft wird durch einen Hang ihrer Natur getrieben über der Erfahrung gebrauch hinauszugehen…), à s’aventurer, en un usage pur et par l’intermédiaire de simples Idées… »19. Le rêve obéit à un besoin naturel (de la raison) de caractère « pulsionnel », une pulsion (Trieb) de poser la réalité de l’imaginaire (de l’apparence rationnelle). Le rêve prend l’apparence de la réalité désirée pour la réalité même. La structure du rêve est, celle de la pulsion nous faisant, sous son « pousser », « poser » la réalité de représentations « imaginaires », attractives en tant que pures apparences, comme ayant, sous l’effet de la subreption, « droit de cité ».
13C’est donc la structure du rêve qui, dans l’essai de 1766, fournit le fil conducteur de la lecture des dogmatismes, tant du dogmatisme rationnel (« métaphysique », stricto sensu) que du dogmatisme irrationnel (« hyperphysique » ou « visionnaire »). Mais, comme l’indique le titre de l’essai, c’est le rêve métaphysique qui explique le rêve visionnaire. Cette priorité du rêve métaphysique sur le rêve visionnaire se comprend pour deux raisons. D’une part, comme nous le voyons ici, c’est toujours une Idée de la raison qui donne son « besoin », sa « pulsion » et sa « forme » à l’exigence de totalisation, même si le « contenu » de l’hypothèse qui satisfait ce besoin est emprunté tantôt à des concepts intellectuels a priori, tantôt à des représentations empiriques dont le contenu est irrationnel : sensation, imagination, affects, passions. C’est bien le cas dans l’hypothèse régulatrice de Nietzsche, faisant de la « passion » le contenu vécu unificateur en tant que volonté de puissance, puis volonté du Retour. D’autre part, c’est l’analyse critique des dogmatismes rationnels (métaphysiques) qui, dans l’ordre de la genèse du criticisme, a fourni, d’abord à travers Wolff et Leibniz, puis Aristote et Platon, le point de départ de la lecture critique par Kant des rêves visionnaires comme ceux de Swedenborg. Avec Nietzsche les choses se compliquent puisque, s’il connaît bien la critique kantienne – ses textes sur la méthode régulatrice et sur la différence entre fiction, illusion et croyance, le confirmeraient si besoin était – il refuse en revanche le dualisme ontologique sur lequel repose la critique du passage de l’apparence à l’erreur dogmatique selon Kant : la différence des phénomènes et des choses en soi. Sur la base de cette distinction selon laquelle le principe subjectif d’une totalisation absolue des phénomènes ne peut être affirmé comme l’absolu d’une chose en soi, « …la dialectique transcendantale se contentera donc de mettre en évidence l’apparence des jugements transcendants et en même temps d’empêcher que cette apparence nous abuse »20. Même si nous ne pouvons faire cesser l’apparence et l’illusion corrélative, nous pouvons en revanche cesser d’être trompés, et en ce sens cesser de « rêver ». Mais, aux yeux de Kant ou d’un kantien, Nietzsche, en refusant la solution criticiste permettant de critiquer et d’éviter le dogmatisme, demeure exposé comme un philosophe précritique au risque de cèder aux prestiges de l’apparence, du rêve dogmatique. Ce rêve est celui de l’accueil de toutes choses dans une même « vision ». Cette vision fusionnelle rêvée s’empare du contenu de l’hypothèse régulatrice elle-même : le perspectivisme, l’identité phusis-psuchè, la volonté de puissance, l’éternel retour en lequel culmine toutes ces hypothèses Dionysos, enfin. Devenues dogmes, cessant de demeurer les hypothèses d’une unité fictive, consciente d’elle-même, ces fictions sont données comme une « révélation » ou une « vision » (Zarathoustra) de la réalité profonde du monde, et même comme une « doctrine » que l’on pourra enseigner. C’est bien l’expérience interne de la volonté de puissance en l’homme qui est alors censée donner à sentir l’être de tout étant intra-mondain, et, par suite, la totalité inconditionnée immanente à soi, le monde comme retour éternel de soi à soi en soi-même.
14La totalité inconditionnée n’est ni Dieu ni l’âme substantielle – et sur ce point Nietzsche reprend fidèlement la critique antimétaphysique de Schopenhauer – mais le monde. Le monde, comme totalité infinie des perspectives voulant la puissance et l’éternel retour, par là valorisantes, et en ce sens morales – selon les termes exprès de Nietzsche lui-même – dégénère en objet d’une « vision », très précisément d’une « vision morale ». Cette « vision morale du monde »21 permet non seulement d’étendre la dualité et la tension des deux qualités de la puissance, éprouvées en lui-même par l’homme, à la nature entière, mais de s’étendre soi-même de façon fusionnelle-pulsionnelle dans la nature, ce qui explique les quelques textes où Nietzsche va jusqu’à flirter avec le panthéisme sur un mode qui n’est plus parodiquement métaphorique.
15Que Nietzsche se soit prononcé en de nombreux textes sur le monde comme totalité inconditionnée à partir d’une expérience, cela est indubitable, notamment en celui-ci : « le monde vu du dedans, le monde défini et désigné par son “caractère intelligible” serait ainsi “volonté de puissance” et rien d’autre » (PBM, II, § 36, p. 55, souligné par nous). Pourtant, le conditionnel est ici maintenu et la mention du « caractère intelligible » est encore à l’évidence parodique. Nietzsche maintient toujours une vigilance critique vis-à-vis du seul usage autorisé de l’hypothèse : son usage régulateur interdisciplinaire. Mais à côté de ces textes hypothétiques et fictionnels, qui jouent déjà avec la tentative tentatrice du Versuch, se présentent les textes révélants et visionnaires qui sont l’indice qu’un passage s’est opéré du fictif à l’illusoire, et de l’illusoire à l’erreur « croyante », à la nouvelle « foi », celle en Dionysos, de l’hypothèse régulatrice à l’affirmation constitutive. Il s’agit des textes du Zarathoustra où le prophète (devenu porte-parole du philosophe) reçoit les révélations de la vie quant à la volonté de puissance : « …au cœur même de la vie je me suis (bien) glissé et jusques aux racines de son cœur » (APZ, « De la domination de soi », OC, p. 133), et « …tel est le secret que me confia la vie elle-même » (Ibidem, p. 134). Quant à l’éternel retour, c’est d’abord « la vision et l’énigme », exposée et résolue en tout réalisme de doctrine, puis ce sont ses bêtes qui, du cœur de la vie, le révèlent au prophète : « car savent bien tes bêtes, ô Zarathoustra, qui tu es et qui tu dois devenir ; voici : tu es celui qui enseigne le retour éternel » (APZ, III, « Le convalescent », OC, p. 241). Il devient déjà difficile de ne voir à nouveau là que des métaphores fictives et régulatrices, car il s’agit bien à présent d’enseigner une doctrine, non de tester une hypothèse. C’est avec le « Chant des Sept Sceaux » que culmine le réalisme enthousiaste : « toute joie veut l’éternité (« alle Lust vill Ewigkeit ! »), s’exclame Zarathoustra (APZ, III, p. 249), « …comment ne brûlerais-je pas du désir de l’éternité, du nuptial anneau des anneaux, car je t’aime, ô Éternité !… » (« Les sept sceaux », p. 251, traduction modifiée).
16Encore une fois : comment peut-on aimer, bénir et enseigner dans l’enthousisame une simple hypothèse22 ? Nietzsche n’a-t-il pas pris un risque fatal en quittant ici le langage métaphorique conceptuel-méthodique (du Gai savoir, qui sera à nouveau celui de Par-delà bien et mal, § 36 et de La généalogie) pour le langage poétique-prophétique de Zarathoustra ? D’une part, avec une lucidité qu’on pourrait dire prémonitoire sur le risque qui le guette, Zarathoustra, dans un passage d’importance décisive, reconnaît qu’il n’échappe pas toujours à la tentation du beau mensonge : « … supposé que quelqu’un dise sérieusement que les poètes sont trop menteurs, celui-là n’a pas tort, – nous sommes trop menteurs » (APZ, II, « Des poètes », p. 147). D’autre part, c’est le désir de croire à la réalité d’une belle fiction, ce que les poètes nomment, « l’éternel féminin en nous (an uns das Ewig-Weibliche) »23 (Ibidem, p. 148) qui est avoué comme ce que Kant nommait plus prosaïquement « besoin naturel de la raison humaine ». Quant à « l’illusionniste » (ou mieux « l’enchanteur » (der Zauberer)) de la Quatrième Partie, il déclame un poème auquel Zarathoustra commence par croire, avant de le démasquer durement comme illusion24. Mais quel est ce poème ? C’est « la plainte de l’enchanteur » (APZ, IV, p. 272-275) qui deviendra dans les Dithyrambes de Dionysos (1888-1889) « la lamentation d’Ariane » à Dionysos (DD, p. 57-63). Il est significatif que Nietzsche n’hésita pas à reprendre dans le contexte de la foi en Dionysos le contenu d’un discours reconnu comme mensonger dans le contexte de « la plainte de l’illusionniste ».
17L’éternel retour prend l’aspect d’une croyance enthousiaste dans le chant des sept sceaux du Zarathoustra puis dans le second Dionysos, dont Nietzsche se dit « le dernier disciple », non comme d’un Versucher – d’un testeur d’hypothèses – cette fois, mais d’un révélateur : « Que s’assurait l’Hellène grâce à ces mystères ? La vie éternelle, l’éternel retour de la vie… » (CID, OC, p. 150). Il s’agit manifestement ici de la tentative, désespérée, de faire revivre un mythe et un rituel dans une croyance. Nous l’avons déjà dit plus haut pour marquer ce changement de statut du discours nietzschéen : on ne peut « révéler » une hypothèse ; pas plus que l’on ne peut l’enseigner comme une « doctrine » ; enfin, et surtout, on ne peut y croire et « l’aimer » de façon enthousiaste, sans cesser d’en faire une hypothèse. On peut même dire que Nietzsche pose alors comme une nouvelle synthèse non plus régulatrice, mais constitutive et dogmatique l’unité des thèses finitistes (le monde est fini dans l’espace, selon lui) et des antithèses infinitistes (car le monde est infini dans le temps)25 : le retour éternel, cyclique, des mêmes combinaisons d’auto-affection dans l’espace clos du monde fournit cette synthèse devenue objet de croyance et de culte et non plus simple conséquence hypothétique d’une maxime morale subjectivement nécessaire aux volontés fortes.
18Que Nietzsche se soit prononcé là-dessus avec « un ton grand seigneur », ainsi que le définit l’écrit de I796, cela serait aussi indubitable selon Kant. Dans l’ordre généalogique, d’abord, l’auteur d’Ecce Homo ne dédaigne pas d’affirmer sa noblesse de sang : « je suis un noble polonais pur sang… Comparé à tout ce qui, aujourd’hui, se nomme “noblesse”, j’ai un sens souverain de la distinction – je n’accorderais pas au jeune empereur d’Allemagne26 l’honneur d’être mon cocher » (EH, p. 248-249). Dans l’ordre philosophique, ensuite, le « ton grand seigneur » est ce que revendique hautement Nietzsche, nous l’avons-vu : seuls les volontés fortes, les vouloirs nobles, les désirs « maîtres », ont le courage de vouloir et d’affirmer la totalité infinie et infiniment alternante des perspectives en lutte27. Se sentir joyeusement souffrant dans une totalité indéfinie qui ne soit pas métaphysiquement un « tout », rationnellement unifié, cela, seuls le sentent, le veulent et l’affirment les « grands seigneurs » du monde. Par là se marque leur pathos de la distance et de la « distinction (Vornehmeit) » vis-à-vis des volontés et des savants tristes, voués aux basses besognes de l’entendement, cherchant la vérité-exactitude, la copie conforme d’un réel abstrait, neutralisé et indifférent. « Nul ne pénètre dans un monde supérieur à moins d’y avoir un droit de naissance » (PBM, VI, § 213, p. 134). Il y faut, poursuit-il, « …la majesté du regard dominateur, (au) pouvoir s’abstraire de la foule… » (Ibidem). Kant, à ce propos, écrivait déjà : « tous se prennent pour des seigneurs, dans la mesure où ils se croient dispensés de travailler », car, ajoutait-il, « …ils se font fort d’effectuer d’un seul regard pénétrant sur leur intérieur tout ce qu’un travail appliqué peut jamais procurer et bien davantage encore »28. Nietzsche a-t-il lu ces textes ? Non, sans doute29, mais il y fait écho, aux termes près : « ces ouvriers de la philosophie, taillés sur le noble modèle de Kant et de Hegel, ont à établir et à formuler… une masse considérable de jugements de valeur, c’est-à-dire de valeurs qui ont été posées, créées autrefois… » (PBM, VI, § 211, p. 131). D’autres formules sont étrangement semblables. Kant remarque par exemple que les grands seigneurs contestent le formalisme des philosophes ouvriers, « …comme une pédanterie, sous le nom de “manufacture de façonnement”(Formgebungsmanufaktur) »30. De même Nietzsche fustige, « d’habiles intelligences mondaines ou de braves mécaniciens ou empiristes à l’esprit pesant… (qui) se pressent avec une ambition plébéienne jusqu’au voisinage de ce Saint des Saints » (PBM, § 213, p. 134).
19Il va de soi, pour Kant, que « le rêve exalté » du Schwärmer et « le ton grand seigneur » ou « distingué » sont les corrélats indissociables d’une même position dogmatique. En effet, celui qui « …place la vraie philosophie (philosophia arcani) (là) où le talent poétique trouve à s’alimenter dans le sentiment et la jouissance de l’exaltation (Schwärmerei)… c’est là également que l’indigence et l’ostentation procurent le spectacle dérisoire d’une philosophie qui adopte un ton grand seigneur »31 et encore : « le principe de prétendre philosopher sous l’influence d’un sentiment supérieur est le mieux fait de tous pour le ton grand seigneur ; car qui peut me discuter mon sentiment (wer will mir meine Gefuhl streiten) ? »32. On remarquera en revanche que le dogmatique rationnel, métaphysicien, n’adopte nullement ce ton grand seigneur, mais celui, beaucoup plus sociable, de l’ouvrier de la raison, même si c’est celui d’un ouvrier qui croit continuer à « travailler » réellement en rêvant. Ici, de nouvelles métaphores kantiennes sont fort instructives : « ciseaux et maillet peuvent fort bien servir à travailler une pièce de bois de construction, mais pour la gravure sur cuivre, il faut utiliser un burin. Ainsi, le bon sens comme l’entendement spéculatif peuvent l’un et l’autre être utilisés, mais chacun dans son genre… »33. Si le bon sens travaille le bois, l’entendement spéculatif grave sur le cuivre, « là où l’on doit juger par simples concepts, par exemple en métaphysique… »34. Mais celui qui a rêvé sa vision sensible et non son travail rationnel ne peut que l’affirmer sur un ton grand seigneur : « on me dira que je parle de choses que je n’ai pas vécues mais seulement rêvées : à quoi je pourrais répondre : c’est une belle chose de rêver ainsi ! Et nos rêves sont en outre beaucoup plus qu’on ne croit nos choses vécues » (VP, II, § 576, p. 452).
20Chez Nietzsche, cette vision provient d’un passage, longuement expliqué plus haut, de ce qui n’est d’abord qu’hypothèse éthique et physique régulatrice à une assertion dogmatique sous la force de l’apparence « rêvée ». Cette interprétation avait commencé par s’assurer les secours d’une méthode généalogique, d’un gai savoir, et même d’une philosophie qui procédait, sinon au burin, du moins « … à coups de marteau ». Mais sans le savoir de soi de la sensation et de la pulsion, la science méthodique serait sans support. On peut également remarquer que Nietzsche, notamment à l’époque dite « positiviste » de son œuvre, dans Humain trop Humain, critiquait le « génie » au bénéfice de « cette solide conscience artisanale » qui apprend comment former méthodiquement le tout d’une œuvre (HTH, I, VI, § 163, p. 129). Attribuer à ces artisans le privilège de « l’intuition » et de la vision « divine », expliquait-il alors (Ibidem, § 162, p. 128), est le fait d’une opinion ignorante. On se dispense ainsi trop aisément de vouloir faire l’effort d’accéder au niveau d’un savoir prétendu génial alors qu’avec un peu de courage et de persévérance intellectuels tout un chacun y parviendrait, dissipant l’illusion de génialité. Ces textes sont indéniables et doivent retenir l’attention35. On remarquera cependant qu’ils céderont la place à une évaluation positive du génie supérieur dès que sera mis en forme, dans les textes de la période généalogique, le pathos de la distance et la dualité des volontés nobles et basses, typologiquement distanciées, et distanciant en conséquence leurs théories respectives du « génie ».
21En tout état de cause, c’est seulement du génie imaginé par le vulgaire qu’il s’agit déjà dans ces textes pré-généalogiques et non du génie pourvu de noblesse d’esprit et de volonté dont il sera question par la suite. Ainsi, dans Par-delà bien et mal, le discours de Nietzsche est sans équivoque : « comparé au génie, à l’être qui engendre ou qui enfante, – mots pris dans leur acception la plus haute –, le savant, l’homme de science moyen tient toujours quelque peu de la vieille fille » (PBM, VI, § 206, p. 121). Plus nette encore est l’appellation de Dionysos : « le génie du cœur (das Genie des Herzens) » (PBM, IX, § 295, p. 206), celui qui parle aux affects, « …celui dont la voix sait descendre jusqu’aux souterrains de l’âme » (Ibidem, p. 207). Pas de toutes les âmes, cependant, mais des seules âmes bien nées, celles du type noble, qui en retour pourront prendre le « ton » grand seigneur pour dire leur révélation : « moi le dernier disciple de Dionysos et son dernier initié » (Ibidem).
22L’évolution subie par la notion d’« inspiration », corrélative de celle de « génie », s’est faite parallèlement à elle. La notion avait été critiquée dans Humain trop humain qui préférait « …à l’inspiration, à la communication miraculeuse des vérités », les petites vérités discrètes mais « …découvertes par une méthode rigoureuse » (HTH, I, § 3, « Estime des vérités discrètes », p. 25) La « révélation (Offenbarung) » qu’apporte l’inspiration était encore déclarée purement illusoire dans Aurore. À l’origine des religions, il y a la puissante et totale vision d’un homme, « vaste hypothèse personnelle embrassant le monde et l’existence… » (A, I, § 62, p. 55). Cette hypothèse est si puissante et si complète que cet homme n’ose pas s’en croire l’auteur et l’attribue à des dieux ou à un Dieu qui lui en donne la « révélation » (Ibidem, p. 56). Cette conception de la révélation est donc le propre de l’homme faible qui n’a pas le courage de penser et de vouloir à partir de soi. Mais, de même qu’il distingue peu à peu le « génie » selon l’acception forte et son interprétation faible, de même oppose-t-il à cette « révélation » sans courage, celle que détient le penseur fort, en l’occurrence la sienne, dans Ecce Homo. Ici ce ne sont ni les dieux, ni un Dieu, qui apporte la « révélation » de ce qu’est le monde, mais le monde lui-même qui se veut et se sait dans le penseur fort, le « gai savant ». Nietzsche, citant Le gai savoir (GS, V, § 382, p. 279), réaffirme que la condition de cette révélation est « la grande santé » du penseur. « Ce que les poètes des époques fortes appelaient inspiration est… une pensée qui vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme… » (EH, sur APZ, § 3, p. 309). Sans doute, c’est bien ici le monde du devenir, et non Dieu – comme chez les romantiques ou Hegel – qui veut se dire dans la parole de Zarathoustra : « tout “devenir” veut se faire verbe pour que tu lui apprennes à parler » (EH, § 3, p. 310, cf. APZ, III, p. 205).
23On ne manquera pas, dans l’optique du questionnement criticiste que nous faisons fictivement nôtre, de marquer l’écart entre ces textes valorisant positivement le génie et la révélation, avec les textes plus critiques et perspicaces concernant la ruse des grands législateurs, dans L’Antéchrist, pourtant postérieur au Zarathoustra. Il est vrai que ces textes se réfèrent à des hypothèses éthiques et politiques relatives à de nouvelles « moralités des mœurs ». Mais, d’abord, le passage de la fiction à l’illusion relève d’un même mécanisme, que le contenu en soit théorique ou pratique. De plus, l’éternel retour est en premier lieu seulement une maxime morale dont le contenu est mondain. Et enfin, Zarathoustra, en l’enseignant, en fait une doctrine pour les législateurs de la grande politique de l’avenir. La portée critique de ce texte peut donc convenir à un questionnement critique relatif à la valeur de la vision du « retour ». Après « l’époque des expérimentateurs » (AC, § 57, OC, p. 224) et des hypothèses destinées à être discutées entre pairs, montre Nietzsche, vient l’époque de l’imposition d’une conviction éthique et politique en direction des peuples : « ce qui doit être évité avant tout, c’est de continuer à faire des expériences, de prolonger l’instabilité des valeurs, l’examen, le choix, la critique in infinitum »(Ibidem).
24Pour cela, il y a deux moyens. Premier moyen : « la révélation » (Ibidem), soit l’affirmation que la rationalité de ces lois ne relève pas d’hypothèses seulement probables, « …mais a seulement été communiquée comme d’origine divine, achevée, parfaite, sans histoire… » (Ibidem). Second moyen : « la tradition » (Ibidem), soit l’affirmation que la loi est si ancienne qu’il serait impie et criminel de la contester. Elle doit être adoptée ainsi qu’une habitude devenant automatisme, incorporée, instinctive. Nietzsche, sans le nommer, retrouve l’analyse que Rousseau faisait de la ruse des législateurs politiques dans le Livre Deux du Contrat Social. Pour ne pas se heurter aux contestations du peuple le grand législateur ne « propose » pas un modèle de législation ; il l’impose en faisant « parler les dieux ». Mais le risque est grand – Marx dira que les mystificateurs finissent eux-mêmes par être mystifiés – de voir le législateur devenir lui-même victime de sa ruse et finir par croire en toute bonne foi au caractère inspiré de sa « vision » des lois. N’en a-t-il pas été ainsi de la législation du retour éternel ?
25Reste donc la légitimité du questionnement que, relisant Nietzsche à partir de Kant, nous pouvons formuler en direction du premier. La « physique » de Nietzsche n’est-elle pas, sinon une « métaphysique », du moins une « hyperphysique »36 ? L’expression semble ici particulièrement pertinente. Il ne s’agit pas d’étendre à la « nature », comme « monde inconditionné », des propriétés qui vont au-delà de ce que la nature-phénomène, objet du « travail » de l’entendement, tolère que l’on dise d’elle (de façon donc, véritablement « méta-physique »). Une telle extension métaphysique dogmatique n’a pas été stigmatisée par Nietzsche avec moins de force que par Kant. C’est d’hyper-physique, non de méta-physique qu’il s’agirait plutôt chez Nietzsche : la passion de la puissance, sentie en l’homme, est étendue à la totalité. Si nos passions sont des formes évoluées de la nature, la nature, apparemment la plus matérielle, possède une forme primaire de passion. Ce conflit des puissances, appréhendé en l’homme en un sens physio-psychologique « empirique » (non-métaphysique), n’est-il pas « rêveusement » étendu à la totalité par projection d’une vision et d’une inspiration ?
26Dans ce rêve du monde qui souvent, reconnaît Nietzsche, est un véritable cauchemar, la nature, semblant faussement une pure extériorité, dispose aussi d’une intériorité affectée. Le moral et le physique, le psychique et le naturel sont, comme nous l’avons explicité plus haut, les deux faces ou les deux pôles d’un même phénomène tensionnel, celui de la volonté de puissance. Le rêve dogmatique – connaître l’inconditionné – se satisfait ici de façon sensible, non rationnelle. D’autres rêves hyperphysiques ont été et sont encore possibles : le monde peut être « volonté de puissance », certes, mais il peut semblablement être rêvé comme « amour » ; ou le « monde est lui-même un rêve « la fantaisie d’un dieu » ; ou encore « l’amour et la haine mènent toute chose du monde »…
27Le mécanisme de formation du rêve d’un monde « voulant la puissance » serait le même chez Nietzsche, selon un kantien, que chez Novalis ou Héraclite. Ce mécanisme onirique serait celui du dogmatisme même : « avec quelle certitude mon rêve a regardé ce monde fini ! » (APZ, III, 1, p. 208, trad. modifiée). Quelles preuves justifient cette certitude, demandera-t-on, mais vainement37, à Nietzsche, « … trop convaincu, comme il l’écrivait de lui-même, pour s’obliger à fournir des preuves, soupçonneux même à l’égard de la bienséance de la preuve » (NT, p. 28) ? Les formes rationnelles et les contenus irrationnels de notre expérience peuvent-ils être étendus sans dogmatisme à la totalité inconditionnée, en une transgression des limites a priori de notre connaissance dont on ne voit pas ce qui l’autorise mais dont on perçoit bien ce qui l’interdit ?
28On mesurera sur ce point la différence de « méthode » entre l’affirmation « grand seigneur » de la volonté de puissance naturelle et l’affirmation « ouvrière », par analogie de la réflexion, d’une finalité interne de l’organisme, qui, si elle implique une « normativité » de la fin naturelle, n’est en rien une moralisation dogmatique de la nature. Nietzsche avait critiqué la moralisation du monde38 sous-jacente à l’expression « les phénomènes obéissent à des lois » : « mais ce n’est pas parce que nous l’imaginons obéissant à des règles que nous aurons mis de la “moralité” dans le monde » (FP, XIV, 14 (79), p. 56). Bien plus, à l’époque d’Humain trop humain, et avant d’avoir fait lui-même l’hypothèse de la volonté de puissance, Nietzsche critiquait chez Schopenhauer « cette rage philosophique de la généralisation » (HTH, II, OSM, § 5, p. 20) responsable de l’attribution d’un vouloir-vivre à toute chose de la nature. Et cela dans des termes qu’on pourrait retourner contre sa propre généralisation de la volonté de puissance : « on en fait une métaphore poétique quand on soutient que toutes les choses de la nature ont un vouloir » (Ibidem). Le même soupçon de projection métaphorique de « la moralité dans le monde » ne le guette-t-il pas à partir du sentiment de puissance ?
29Aux métaphysiciens, en l’occurrence les stoïciens, n’objectait-il pas avec raison : « votre orgueil entend régenter jusqu’à la nature et lui inculquer votre morale et votre idéal ? » (PBM, I, § 9, p. 36). L’inscription de la prescription morale dans le monde est apparemment une rétroprojection : « toute inscription apparemment objective de la morale n’est qu’une prescription subjective projetée et qui s’ignore »39. C’est ici que l’affirmation se fait sur le ton grand seigneur.
30Enfin, il est à remarquer que le philosophe rêveur-grand seigneur refuse d’admettre tout questionnement critique réellement extérieur à son propos. Nombre de philosophes métaphysiciens, Descartes, Spinoza, Leibniz, Hegel ont accepté de répondre aux objections, faites du dehors, à leurs thèses et nombre de leurs ouvrages tiennent compte de ces contestations dont leur Correspondance est pleine. Or Nietzsche, s’il n’élimine pas tout questionnement de sa philosophie et toute mise en question de sa morale, ne les met en œuvre qu’à travers un dialogue imaginaire avec les philosophes du passé ou du présent40. Sans doute admet-il que « …c’est un signe éminent de culture que de pouvoir supporter la contradiction » (GS, IV, § 297, p. 191). Il va même jusqu’à reconnaître que « l’homme supérieur désire et provoque la contradiction afin d’en obtenir un signe relatif quant à sa propre injustice… » (Ibidem). Ce texte montre que Nietzsche vient apparemment au-devant des objections pour les accueillir.
31Mais poursuivons en la lecture. Nous nous méprenions : il s’agit avant tout de « … savoir contredire… dans l’hostilité à tout ce qui est habituel traditionnel, sacré – voilà qui est plus que de supporter et provoquer la contradiction » (Ibidem). En d’autres termes, l’homme supérieur doit savoir contredire les traditions sacrées, mais il se refuse à supporter d’être contredit du sein de ces traditions. L’idée que l’esprit libre puisse être libéré par ses contradicteurs n’est pas envisageable ici. Lorsque le penseur supérieur dialogue avec ses contraires qui ne sont pas véritablement reconnus comme des contradicteurs, il admet, certes, qu’il faut sans cesse « renverser les perspectives », mais c’est lui qui formule à la fois les questions et les réponses renversantes41. Nietzsche qui a si souvent exigé de ses lecteurs et de ses pairs qu’ils le lisent « dans le texte », lento, et de façon ruminante, a-t-il fait de même à l’égard, pour ne prendre que quelques exemples, des textes de Spinoza, de Kant et de Hegel ?
2. Du pathos de la distance au risque de « folie »
« Ce qui a besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose. »
(CID, « Le problème de Socrate », 5, p. 71)
32N’y-a-t-il pas là une posture d’enfermement dangereuse, en ce qu’elle exclut par avance toute ouverture du philosophe à un « sens commun » réellement susceptible de mettre à l’épreuve ses thèses ? Il est d’abord caractéristique du rêveur qu’il ne puisse mettre à l’épreuve du dialogue ses affirmations de réalité. Car le grand seigneur, doué du sens-sensible de la totalité, ne saurait envisager, à travers un dialogue effectif, une contestation redoutable de ses assurances. Le naturalisme absolu de Nietzsche, modalité hyperphysique du rêve dogmatique, comporterait des risques de solipsisme philosophique beaucoup plus sérieux que ceux que présente le dogmatisme métaphysique. En effet, les métaphysiciens dogmatiques prennent comme modèle de connaissance la science rationnelle et en conséquence l’usage intersubjectif de la raison. En quelque sorte, et s’il est permis de risquer cette comparaison, les métaphysiciens dogmatiques rêvent nécessairement à plusieurs ! Chacun, tout en rêvant, s’entretient avec les autres, même s’il rêve leurs réponses ! Ils entretiennent des relations critiques effectives (thèses et antithèses) qui les sauvent du danger philosophique d’enfermement solipsiste. Reste que Spinoza lit et rumine Descartes, que Hegel lit et rumine Spinoza et Descartes, etc. À un point tel que, lorsque les secoue un vigoureux empiriste tel que Hume, ce dernier peut, en leur transmettant l’ébranlement produit par le contact de l’expérience, en tirer quelques uns de leur sommeil dogmatique, selon la célèbre formule kantienne : « ce fut l’avertissement de David Hume qui, voilà plusieurs années, interrompit d’abord mon sommeil dogmatique »42.
33Mais le dogmatisme affectif, avec son ton grand seigneur, favorise en plusieurs sens le pathos de la distance et n’entend pas vraiment les pensées autres, même du fond de son rêve. Ce n’est pas la maladie mentale qui explique le pathos extrême du grand seigneur de l’être, c’est bien plutôt à l’inverse le solipsisme de son ontologie qui peut finir par affecter le psychisme singulier du penseur qu’il est et se veut être avant tout. L’isolement péremptoire dans un contact singulier et privilégié avec l’être, visionné comme fond souffrant du tout, crée le désert autour de soi et en soi-même. En dehors de tout dialogue critique réel, le grand seigneur de la souffrance et de la puissance de l’être fait à la fois les questions et les réponses dans son dialogue imaginaire avec les autres penseurs, il s’entend se parler, à la façon dont, selon Nietzsche, « le dernier philosophe » s’entretient avec sa voix, lui disant : « grâce à toi, je trompe ma solitude et je me donne l’illusion de la multitude et de l’amour, car mon cœur répugne à croire que l’amour est mort, il ne supporte pas l’horreur de la plus solitaire des solitudes et m’oblige à parler comme si j’étais deux » (FP, II *, 19 (131), p. 213). Mieux vaut donc dialoguer avec sa propre voix qu’avec celle des autres, fût-elle rêvée, en un mensonge de l’amour de soi comme autre. Le dogmatisme métaphysique ne craint pas l’extrême solipsisme, car, s’il est rêveur en son fond (son contenu), son ton (sa forme) est celui du dialogue et de l’enseignement (Socrate, Platon, Aristote, Hegel43).
34L’intuition à laquelle prétend le rationalisme dogmatique est l’intuition rationnelle, laquelle est une illusion, certes, selon Kant, mais non une vision. Nietzsche critique aussi la prétendue « intuition intellectuelle » des métaphysiciens post-kantiens44, « la faculté du “supra-sensible” » (PBM, I, § 11, p. 30). Il y voit une « invention » du savoir faible cherchant à pénétrer au-delà du sensible, conformément à un geste théorique caractéristique, « …une croyance qui appartient à l’optique de la vie et à sa perspective » (Ibidem, p. 31), entendons celles d’une vie réactive. Passé le moment d’enthousiasme rationnel, moment exubérant et romanesque qui « … n’exprima au fond que la jeunesse… » (Ibidem, p. 30), « …l’on se frotta les yeux ; on se les frotte encore. On avait fait un rêve, et le vieux Kant tout le premier » (Ibidem). Texte hypercritique, pourrait-on dire, puisque la structure matricielle du rêve dogmatique est retournée par Nietzsche lui-même contre Kant, accusé d’un usage dogmatique de l’Idée de « faculté a priori » et responsable supposé du renouveau dogmatique de l’idéalisme. Il est évident que celui qui oserait répondre à ces questions métaphysiques en invoquant « une sorte d’intuition de la connaissance… celui-là rencontrera un sourire et deux points d’interrogation chez le philosophe d’aujourd’hui… » (PBM, I, § 16, p. 34).
35Il convient toutefois de distinguer « intuition intellectuelle » et « vision », comme deux modalités du rêve dogmatique. Nous avons expliqué plus haut les raisons du rejet de l’intuition intellectuelle par Nietzsche et celles de son adoption du terme de « révélation ». Cette dernière saisit le tout absolu du monde sans en sortir, puisqu’en elle « le tout se sent », se voit et se sait de façon hyper-physique. Une faculté de vision physique s’y fait hyperbolique, tout en ne méprisant pas moins la raison métamondaine que le pauvre entendement, « faculté des jugements synthétiques a priori » (PBM, I, § 11, p. 30). Or, c’est la vision – en termes kantiens, l’intuition sensible du supra-sensible même – qui mène à l’exaltation et c’est l’exaltation qui conduit le rêveur hyperphysique à hausser de plus en plus le ton grand seigneur, au risque de conduire à l’aliénation du penseur singulier. Ce risque est encouru en raison d’une pensée du monde qui, par son contenu même, dissout absolument, comme illusion métaphysique supposée, l’identité du moi, en faveur de la pure différence des forces intramondaines dont l’individu se reconnaît être le champ. Un penseur criticiste maintient encore, à partir de la raison pratique (Kant) ou de l’idéal du moi pratique (Fichte), la nécessité de poser le monde à l’extérieur du sujet, extériorité en laquelle il doit inscrire les effets de la moralité. Ces effets sont, de plus, garantis par Dieu, créateur moral du monde et du sujet libre lui-même.
36L’identité du moi, sa conscience de soi et sa confiance en soi lui sont garanties par son intériorité et son identité, de même que par la transcendance et l’unicité de Dieu, l’individuum infini. « Tant que l’on garde l’identité formelle du moi, ne demeure-t-il pas soumis à un ordre divin, à un Dieu unique qui le fonde ? », questionne G. Deleuze dans son essai sur Klossowski45. Mais le perspectivisme de Nietzsche a dissous le moi métaphysique, y compris sous sa variante criticiste pratique de sujet transcendantal ou de personne morale. Ce moi a perdu toute substantialité en tant que sujet et la généalogie lui a substitué l’individu comme dividuum, lieu d’affrontement singulier de forces en conflits qui le divisent et le déchirent, forces qui se sentent elles-mêmes, en la souffrance de leurs puissances. Au « moi » (Ich), Zarathoustra a substitué le « Soi » (das Selbst). Ce Soi est « la grande raison » du corps (AZ, I, p. 45). Du coup, le Soi se sent – se sait – de même nature que le monde, ce chaos d’extériorité mutuelle des forces, en lequel il se projette, en l’absence de tout fondement divin, de tout créateur moral de la substantialité intérieure du sujet. « Quand Nietzsche annonce que Dieu est mort, écrit à ce propos Pierre Klossovski, ceci revient à dire que Nietzsche doit nécessairement perdre son identité… Ce garant absolu de l’identité du moi responsable disparaît à l’horizon de Nietzsche, lequel, à son tour se confond avec cette disparition »46.
37La disparition vécue du moi singulier de Nietzsche fut précisément la disparition de cette fiction vitale qu’était pour lui, comme elle continuait de l’être pour les autres, son moi ou son identité pour autrui : « tout le reste, toutes mes relations humaines n’ont de rapport qu’avec un masque de moi-même »47. Nietzsche, par sa folie, mit dès lors sa vie absolument en accord avec sa pensée, ce qui est une forme de sagesse pratique. Il avait évoqué la conséquence de l’abandon total du principe d’identité logique par le scepticisme absolu dans les Fragments de 1872-73. Ce qu’il en écrivait alors vaut, en transposant, pour l’abandon total de son identité psychologique en raison de son ascèse non nihiliste : « …comment cela découle de l’ascèse. Personne ne peut vivre dans un tel renoncement, non plus que dans une pure ascèse » (FP, II*, 29 (8), p. 358). Si la sagesse conséquente du philosophe consiste à mettre sa vie en accord avec sa pensée, en d’autres termes à vivre comme il pense, la perte de son identité par l’individu Nietzsche – ce que les autres, continuant à l’identifier par là, nommeront sa « folie »48 – fut l’accomplissement courageux de sa sagesse : « ah ! donnez-moi au moins la démence, puissances célestes ! La démence, pour qu’enfin je croie en moi-même ! » (A, I, 6 14, p. 28). La « folie » de Nietzsche fut la vérité ou la sagesse morale ultime et conséquente de sa pensée, selon une relation entre vérité et existence explicitement affirmée par lui : « une thèse pourrait être vraie même si elle était nuisible et dangereuse au suprême degré ; il se pourrait même que l’existence fût ainsi faite qu’on ne pût que périr de la connaître entièrement… » (PBM, II, § 39, p. 56) et « …si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi « (Ibidem, IV, § 146, p. 91). Le port de masques, la fiction de l’identité sociale, culturelle, du moi, fut bien le minimum de faiblesse fictionnelle que s’était longtemps autorisé un penseur fort, mais qui ne l’était pas encore assez pour vivre selon sa vérité, c’est-à-dire selon la totalité souffrante dans le pur chaos des forces : « le masque cache l’absence d’une physionomie déterminée – recouvre la relation avec l’imprévisible et l’insondable Chaos »49. En 1889, parvenu au sommet de son œuvre, au moment où, enfin, les premiers disciples importants se déclarent50, le grand seigneur du chaos souffrant peut « tirer sa révérence » et assumer le pathos du plus grand et ultime « éloignement », celui qui va le mettre moralement à distance de toute identité « égoïste » fictive. Lui qui, l’année précédente, avait dit de lui-même : « je ne suis pas un être humain, je suis de la dynamite » (EH, « Pourquoi je suis un destin », § 1, p. 332), devait fatalement finir par « exploser »51. La transformation se fait alors du grand seigneur en histrion : « je ne veux pas être un saint, plutôt encore un pitre… Peut-être suis-je un pitre… » (EH, Ibidem).
38Nietzsche se retire de son moi à travers d’ultimes masques qui l’identifient comme le bouffon de sa propre seigneurie : « comme Dionysos, qui est sa dernière “identité”, le moi de Nietzsche est déchiré, éparpillé, selon la perspective de la totalité dispersée qu’il incarne désormais »52. Programmes d’attentats, auto-proclamations de sa divinité créatrice, signatures par Dionysos ou le Crucifié parsèment de façon ontologiquement conséquente les dernières lettres et billets de Turin53. De ce point de vue, Nietzsche exprimerait très exactement la vérité existentielle de son œuvre, dans sa dernière lettre adressée de Turin à J. Burckhardt, le 5 janvier 1889 : « Cher Monsieur le Professeur, en fin de compte je serais plus volontiers Professeur à Bâle que Dieu ; mais je n’ai osé pousser mon égoïsme privé assez loin pour négliger à cause de lui la création du monde. Vous voyez, il faut savoir faire des sacrifices, de quelque manière et en quelque lieu que l’on vive »54. C’est ici la volonté (« volontiers ») de puissance faible de Nietzsche, celle qui tiendrait à l’identité privée et sociale d’un rôle et d’une täche reconnus, être Professeur de philologie à Bâle et premier disciple de Wagner, qui s’exprime d’abord et se plaint.
39C’est là ce qu’il a reconnu lui-même être sa trop longue « fausse modestie » : « j’eus honte de cette fausse modestie », explique-t-il dans Ecce homo (EH, « Humain trop humain », p. 298) pour expliquer la rupture avec Wagner et avec l’Université. Nietzsche a d’ailleurs estimé que ses souffrances physiques étaient le symptôme de ce que sa volonté profonde, « fortement » incorporée, protestait ainsi contre cette fausse modestie55, cette fausse identité. Si cette volonté de puissance faible avait dominé sa volonté forte jusqu’au bout, il aurait continué à assumer, dissimulant son dividuum, sa carrière professorale à Bâle, et son wagnerisme, en satisfaisant son « égoïsme privé », son identité d’ego social et subjectif pris comme principe d’action. Il eût renoncé à Dionysos, entrevu dans son premier livre. C’eût été la facilité et la fausse modestie avouée dans Ecce homo. Mais en renonçant à cette identité facile (faussement modeste), il fit triompher en lui la volonté forte, la volonté de « création du monde », une volonté de création du monde immanente au monde, celle de Dionysos, et non celle du Dieu transcendant. « Il faut savoir faire des sacrifices », ajoute Nietzsche dans la même lettre. Sacrifier à Dionysos, se sacrifier comme égoïsme de l’individuum à Dionysos dividuum, le dieu du chaos mondain créateur, c’est un impératif moral fort à ne pas « négliger » : « il faut… ». L’humeur dévorante de Dionysos exigeait tout56. Peu à peu, les masques de l’ego privé et public (ami de Wagner, Professeur, savant, auteur), depuis toujours mal tenus, sont tombés. Nietzsche atteint la sagesse, le renoncement à la « mauvaise » (schlecht) individuation, et se confond avec le mouvement même de Dionysos : « chaque nom de l’histoire, c’est moi »57.
Notes de bas de page
1 M. Heidegger, Nietzsche, II, édition citée, p. 33.
2 A. Renaut, L’ère de l’individu, édition citée, p. 60.
3 E. Kant, D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie, 1796, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1968, p. 94.
4 E. Kant, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (Traüme eines Geistersehers erlaütert durch Traüme der metaphysik), 1766, trad. F. Courtès, Paris, Vrin, 1967.
5 Nous maintenons la formule « sur un ton grand seigneur » pour traduire « von einem vornehmen Ton », vornehm ayant à la fois le sens de moralement « hautain », et de socialement « haut placé », ce que ne rendrait pas la traduction par « distingué », équivoque que conserve au contraire en français l’expression « un ton grand seigneur ».
6 Critique de la faculté de juger, Remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants, trad. Renaut, édit. citée, p. 258.
7 Critique de la raison pure, Préface de 1781, Œuvres, Pléiade, I, p. 728.
8 Ibidem.
9 Point souligné par M. David-Ménard, in La folie dans la raison pure, « Kant lecteur de Swedenborg », Paris, Vrin, 1990.
10 Cf. les définitions de la subreption, in Critique de la raison pure, « Méthodologie transcendantale », in Œuvres, Paris, Pléiade, I, p. 1355, et Appendice, p. 1458. Notons que la subreptio juridique latine implique l’obtention clandestine et dissimulée d’une légitimité apparente (Codex Justinien, 1, 14, 2).
11 MVR, IV, 57, p. 394, édition citée.
12 MVR, Ibidem.
13 Ibidem, p. 892.
14 D’où l’indication essentielle fournie par le titre : « Le monde comme volonté et comme représentation ».
15 MVR, Supplément au Livre Deuxième, ch. 18, p. 890, édition citée. Cette voie « souterraine » et « secrète » n’est pas restée sans écho dans le Dionysos-Minotaure et le « génie du cœur » nietzschéen. Il est frappant de constater qu’H. Bergson oppose de la même manière la connaissance qui procède par points de vue extérieurs pris sur les objets et la connaissance qui ressaisit du dedans, par intuition, ces mêmes objets, un objet privilégié de ce dédoublement cognitif se présentant avec notre Moi personnel : « de la première connaissance on dira qu’elle s’arrête à du relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu », La pensée et le mouvant, soixante troisième édition, Paris, PUF, p. 178.
16 E. Kant, Critique de la raison pure, Appendice sur l’usage régulateur des Idées de la raison pure, trad. Renaut, édition citée, p. 564.
17 E. Kant, Critique de la raison pure, Ibidem, p. 561.
18 Ibidem, p. 559.
19 Ibidem, p. 653.
20 Ibidem, p. 332.
21 Nous prenons l’expression dans un sens évidemment différent de celui que lui donne Hegel, rapportant une telle vision aux « postulats » kantiens.
22 Se plaire à une hypothèse n’est pas croire à la réalité de son contenu aimé.
23 Allusion à Goethe, Faust, II, 12110.
24 Sans doute s’agit-il aussi d’une allusion à Wagner, cet « enchanteur » faussement dionysiaque auquel Nietzsche commença par croire, mais dont la « conversion » chrétienne révéla la véritable nature, comme l’estime G. Liebert in Nietzsche et la musique, Paris, PUF, 1995, p. 141.
25 O. Reboul, in Nietzsche critique de Kant, o.c, p. 123, note que Nietzsche, sur un mode irrationnel, cherche à dépasser l’antinomie rationnelle kantienne de l’infinité et de la finité du monde, maintenant un discours dogmatique sur le monde.
26 Il s’agit de Guillaume II. Le ton de l’Antéchrist et de Ecce Homo, tous deux de 1888, est déjà celui d’un orgueil démesuré.
27 Dans une « perspective kantienne », il est donc difficile d’affirmer de Nietzsche qu’« …il ne cherche pas à légitimer sa réflexion en revendiquant son génie personnel, et ne tombe pas dans le piège du ton “grand seigneur” dénoncé par Kant », P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, édition citée, Introduction, p. 15.
28 D’un ton grand seigneur, édition citée, p. 90.
29 À propos de cette « distinction (Vornehmeit) » hautement revendiquée par Nietzsche, M. de Launay note cependant : « il va de soi que Nietzsche répond indirectement à Kant, en donnant une valeur positive à ce qui faisait l’objet de la désapprobation kantienne dans Sur un ton distingué récemment adopté en philosophie », in « Peuples et Patries », in Cahiers Philosophiques, Paris, Delagrave, no 90, mars 2002, note 15, p. 15.
30 Ibidem, p. 106.
31 Ibidem, p. 94.
32 Ibidem, p. 96.
33 E. Kant, Prolégomènes, in « Œuvres », Edition Pléiade, II, p. 22.
34 Ibidem, p. 22.
35 Pour une analyse des textes où Nietzsche critique la génialité selon le « vulgaire », on peut se reporter à l’étude de M. Kessler, « le concept de Meisterschaft dans la philosophie de Nietzsche », in Zarathoustra, lectures d’une œuvre, Paris, Éditions du Temps, 2000, p. 159 et suivantes.
36 D’un ton grand seigneur, p. 102, note.
37 On peut en effet considérer que « …c’est une réaction tant soit peu pédantesque que de demander à un poète ses justifications et ses preuves, surtout lorsqu’il s’agit d’une œuvre “écrite avec du sang”, du poème où se console et s’exalte une pensée solitaire… » (G. Bianquis, Avant-Propos à Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 36).
38 Même de façon méthodologique, en deça de toute métaphore politique, Nietzsche interprète les concepts constitutifs de la science (matière, constantes, lois, etc.) comme des interprétations réactives visant à « identifier » l’adversaire.
39 Y. Quiniou, Nietzsche ou l’impossible immoralisme, p. 349.
40 En témoigne, entre autres textes analogues, l’essai d’une Auto-Critique (1886), sous forme d’un dialogue imaginaire avec un contemporain, en Préface tardive à La naissance de la tragédie (1871).
41 « Nietzsche n’est pas homme de dialogue », A. Kremer-Marietti, « Introduction » au Livre du philosophe, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 10.
42 E. Kant, Prolégomènes, in « Œuvres », Édition Pléiade, II, p. 23.
43 On remarquera que sur ce plan, Schopenhauer, maître de Nietzsche, et anti-hégélien viscéral, ne parvint pas davantage à « enseigner » ses thèses dans le contexte universitaire, paradigme commun du dialogue scientifique.
44 Point sur lequel insiste M. Kessler dans l’article cité plus haut.
45 G. Deleuze, « Klossowski ou les corps-langage », in Logique du sens, Paris, Minuit, 1967, p. 341.
46 P. Klossowski, Un si funeste désir, Paris, Gallimard, 1963, p. 220-221.
47 Lettre à Overbeck du 11 février 1883.
48 Cette folie « pure » ou « ascétique-non nihiliste » de Nietzsche que nous interprétons, suivant l’hypothèse fournie par Kant dans ses deux essais, comme conséquence de sa sagesse morale, a été aussi « déterminée », dans une mesure évidemment impossible à départager, sur le plan physiologique empirique, par l’évolution simultanée de sa « démence », conséquence de la syphilis, diagnostic « certain », selon le docteur A. Fernandez-Zoïla, « Nietzsche et ses maladies », in Nietzsche ou la grande santé, dir. D. Raymond, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 106. Mais nous avons cherché à montrer, dans nos recherches sur les contes de L. Tieck, qu’« …il y a une aliénation dans la folie qui peut découler cette fois d’un échec ontologique de l’homme pour reconquérir une forme de vie éthique éventuellement jugée dépassée par la culture au sein de laquelle il doit se former » (Cf. nos Études post-kantiennes, I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 122).
49 P. Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969, p. 323.
50 La correspondance avec Strindberg et les cours que G. Brandes donne sur sa philosophie l’attestent. 51.
51 L’image de la dynamite semble avoir été fournie à Nietzsche par la recension de Par-delà bien et mal rédigée par J.-V. Widmann dans le Der Bund de Berne en septembre 1886. Sur ces circonstances et l’appropriation du terme par Nietzsche, cf. Maria Cristina Franco Ferraz, Nietzsche, le bouffon des dieux, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 36-41.
52 M. Haar, « La subversion des catégories et des identités », in Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 64.
53 Cf. « Dernières volontés. Introduction et traduction des dernières lettres de Nieztsche » par C. Perret, in Nietzsche ou la grande santé, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 145-164.
54 Traduit par P. Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969, p. 341.
55 Sur cette auto-interprétation de ses maux physiques comme indicateurs de sa volonté profonde, cf. la lettre à Elisabeth citée et commentée par Maria Cristina Franco Ferraz, o.c., p. 52-53.
56 P. Klossowski, ouvrage cité, p. 15 : « s’identifiant à cet obstacle muet de l’humeur pour la penser, le “Professeur Nietzsche” détruit non seulement son identité propre, mais celle des instances parlantes ».
57 Lettre citée, Klossovski, p. 341.
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