Conclusion des deux premières parties
p. 278-279
Texte intégral
1Avant d’explorer les trois mises en questions morales de Nietzsche qui feront l’objet de notre troisième Partie, nous voulons reprendre sommairement les principaux acquis de nos analyses du questionnement par Nietzsche de la morale dans les deux premières. Pour la première fois, Humain trop humain (1878) réorientait le questionnement de la morale dans la direction fournie par « les philosophies historiques » (HTH, I, § 1, p. 3) en rupture avec les « philosophies métaphysiques » (Kant, Schopen-hauer) dont dépendaient toujours, dans une large mesure, La naissance de la tragédie (1871) et Les considérations inactuelles (1873-1876). Mais Humain trop humain se souciait encore fort peu de « l’intérêt pratique » d’une telle enquête historique. C’est Aurore (1881) qui, avons-nous cherché à établir, mettant ce questionnement dans le prolongement des Lumières (« ces “Lumières”, nous devons les faire progresser » (A, III, § 197, p. 15), envisagea de faire servir l’enquête sur la morale à l’affranchissement de nouvelles individualités sur les « scènes d’un avenir possible » (A, III, § 187, p. 141). Mais la correspondance des types de « savoir » moral et des types de volonté pratique, encore indéterminée dans Aurore, n’est établie de façon stricte que dans Le gai savoir (1882). Ce livre oppose en effet « l’histoire naturelle de la mo-rale », comme « gai savoir », aux fondations métanaturelles ou métaphysiques de la moralité, ces « tristes savoirs » (expression que nous forgions alors sur la suggestion de maint texte, comme celui du « regard triste » (GM, III, § 26, p. 342)) qui sont le fait d’individus souffrant de la division de la vie et optant pour la fiction, pratiquement et théoriquement mensongère, d’un fondement « indivisé » de la morale (Dieu, la communauté, l’impératif catégorique, etc.). Le questionnement de la morale articule alors explicitement les types de savoir et les types de volonté agissante qui leur correspondent, au sein de ce qui peut néanmoins encore paraître comme un certain dualisme typologique.
2La question se posait alors à Nietzsche, de savoir si, en deçà de leurs modalités opposées, les deux types de vouloir n’en avaient pas moins une orientation, « un sens » sinon une « essence » identique. Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) fournit une réponse affirmative avec le concept de « volonté de puissance », entendu comme volonté d’« auto-surpassement (Selbstüberwindung) », soit à partir d’un Autre Indivisé (volonté de puissance faible), soit à partir de Soi et de sa division acquiescée (volonté de puissance forte). L’« à partir de » indique alors la « provenance (Herkunft) » généalogique du mouvement d’autodépassement, qui renvoie en revanche dans tous les cas à un « par soi » (Selbst-über-windung), à une énergie vitale interne au vouloir.
3Mais le concept de volonté de puissance, solidaire de celui du perspectivisme généralisé et par conséquent de l’identité radicale du physique et du psychologique, est soigneusement articulé dans le Zarathoustra à l’ensemble des cinq concepts fondamentaux de l’herméneutique nietzschéenne : « mort de Dieu », « volonté de puissance », « éternel retour », « surhomme », « transvaluation » dont la structure, selon notre hypothèse, est celle de la temporalisation physio-historique de la volonté, respectivement : passé historique, passé naturel, présent éternel, futur historique, futur naturel, l’éternel retour constituant le noyau de la structure temporalisée de l’interprétation de la morale. Conformément à la symétrie que nous avons ainsi dégagée, si Par-delà bien et mal (1886) envisage d’avantage prospectivement les conditions de l’élevage d’une nouvelle volonté, généalogiquement forte, La généalogie de la morale (1887) explicite, d’avantage rétrospectivement, les deux provenances généalogiques et leur alternance de domination dans le contexte européen qu’évoque la fin du livre.
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