Chapitre 3. La signification des idéaux ascétiques
p. 251-278
Texte intégral
« Le phénomène le plus grand, le plus important, le plus significatif qui se soit jamais manifesté au monde, ce n’est pas le conquérant, c’est l’ascète. »
(A. Schopenhauer, MVR, IV, § 68, édition citée, p. 484)
1. De l’idéal ascétique esthétique à l’idéal philosophique
1L’hypothèse fondamentale de Nietzsche concernant l’enquête sur les idéaux ascétiques est que le philosophe est « l’insecte ailé » (GM, III, § 10, p. 306) dont le prêtre ascétique est la forme « chenille » (Ibidem). La métaphore signifie bien que, sous une forme rampante et ténébreuse, celle du prêtre, c’est déjà le philosophe qui attend de pouvoir vivre dans l’air léger et lumineux de l’esprit, celui des preuves et des évidences rationnelles. Le philosophe est le prêtre accompli tout comme le prêtre est le philosophus larvatus. Le cas particulier du philosophe allemand est exemplaire : « le pasteur allemand est l’aïeul de la philosophie allemande, le protestantisme même est son peccatum originale » (AC, § 10, p. 167). Du point de vue du fils du pasteur Nietzsche, ce fut le cas particulier qui, à coup sûr, fournit le point de départ d’une induction menaçante. Or le philosophe désire un Idéal ascétique de sagesse qui lui impose le « souci » (voire l’angoisse), le « sérieux » (voire la tristesse), la « bienveillance » (voire la compassion). Ces dispositions découlent de son concept de Dieu comme d’un étant parfait, rationnel et universel. Son Dieu est en effet une perfection infinie (donc « inquiétant » la finititude), une raison infinie (imposant le « sérieux »), une universalité infinie (imposant la « bonne volonté » à l’égard de tous). On comprend le sens de l’aphorisme mis en exergue à cette troisième Dissertation : « insouciants, railleurs, violents – ainsi nous veut la sagesse : elle est femme, elle n’aimera jamais qu’un guerrier » (APZ, I, « Du lire et de l’écrire », p. 53). Il est vrai, comme l’indique Nietzsche dans l’Avant-propos, que la troisième Dissertation est le commentaire de cet aphorisme (A-P, § 8, p. 222). Gaieté, raillerie, méchanceté, sont les dispositions que le philosophe disciple de Dionysos tournera en permanence contre le philosophe ascétique, « soucieux », « sérieux », « bienveillant ».
2À suivre le fil de la métaphore, la prêtrise est bien une ruse de la raison, celle-ci attendant son heure. Ainsi s’explique le long préambule (GM, III, § 1 à § 7) par lequel débute la recherche sur la signification des idéaux ascétiques, avant d’envisager l’idéal acétique de la vertu (§ 8). Nietzsche y remonte de la signification ascétique de l’art chez Wagner à Schopenhauer (§ 1 à § 5) et de ce dernier à Kant lui-même (§ 6), tous unis en une même « rancune philosophique contre la sensualité » (§ 7, p. 297).
3Le § 1 annonce les différents « points de vue » auxquels seront considérés les idéaux ascétiques : celui de l’artiste, des philosophes, des savants, des femmes, de la majorité des hommes faibles (« mal conformés physiologiquement », les « mauvais (schlechten) » de la Dissertation précédente), enfin chez les prêtres et les saints. Réglons d’abord le cas des femmes, déjà élucidé dans le Zarathoustra (APZ, « Des poètes », p. 147-148) : la séduction d’apparences éthérées, le petit air maladif de « la morbidezza sur de belles chairs, le trait angélique d’une bête jolie » (GM, III, § 1) : cela nous fait croire à l’existence de l’âme séparée du corps. Mais « le trait fondamental » de toutes ces perspectives ascétiques est de ne pas vouloir les valeurs du « corps », du « monde terrestre », du « devenir infini », bref les valeurs qui sont positives au regard de la volonté du généalogiste et du transvaluateur disciple de Dionysos. Il s’agit toujours ici de forces réactives et de volontés négatives, niant ce qui les nie en s’affirmant originairement. Commençant donc par nier ces valeurs qui sont celles du réel, et, « …plutôt que de ne rien vouloir » (GM, III, § 1, p. 288), la volonté ascétique « …veut le rien »(Ibidem), c’est-à-dire ce qui n’est rien de réel dans la perspective du vouloir fort et du gai savoir. Nietzsche le répétera à la fin de la Dissertation en renvoyant lui-même à ce « début » : « l’homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir » (GM, III, § 28, p. 347).
4Pourquoi commencer l’enquête sur le sens de l’ascétisme par une interrogation sur l’art ? Pourquoi, par exemple, Wagner (§ 3-4-5) a-t-il finalement dévalorisé toute sensualité pour rendre hommage à la chasteté alors qu’il avait commencé par rendre hommage à la « saine sensualité (gesunde Sinnlichkeit) » (§ 3, p. 291) ? L’expression est de L. Feuerbach1, dont Wagner admira la critique de la foi entendue comme projection de l’homme en une transcendance spéculaire et dont il loua l’apologie de la sensibilité2. Il reste évidemment quelque chose de cette critique projective du nihilisme et de cette apologie de la sensibilité, connues et admirées par l’auteur de La généalogie, dans la transvaluation nietzschéenne. À travers Wagner, c’est de Feuerbach, et finalement du Hegel de « la critique de la foi par les Lumières »3 dont Nietzsche hérite sans lui en être toujours explicitement redevable. La suite de la Dissertation, à partir du § 6, fait comprendre pourquoi l’ascétisme esthétique mène directement à l’ascétisme moral et philosophique. Non seulement parce que le Beau est le symbole du Bien (Kant)4, et que l’art, comme le répétait Hegel à satiété dans son Esthétique, fournit une préparation indispensable à la religion, mais encore parce que l’art ascétique prépare l’esprit moral lui-même à se recueillir ultimement dans la « spéculation » : la beauté formelle, impersonnelle et universelle à laquelle prétend l’art ascétique, dispose l’âme à l’attitude théorique qui exige les mêmes « vertus ». Ainsi, « Kant pensait faire honneur à l’art lorsqu’il donna sa préférence, en les mettant en avant, à ceux des attributs du beau qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité » (GM, III, § 6, p. 294).
5Nietzsche saisit un trait de l’idéal ascétique dans l’art ainsi entendu. La contemplation, inactive, détermine la valeur esthétique du « seul point de vue du “spectateur” »5 au détriment du point de vue de l’auteur véritablement « actif », point de vue sur l’art qui serait celui d’une esthétique de la force. Mais c’est bien un questionnement moral que Nietzsche formule en direction de l’art, l’enjeu d’une définition de l’art et de la beauté étant celui de la qualité de la volonté de puissance qu’elle exprime. Analysant la définition du beau comme « ce qui provoque un plaisir désintéressé »6, le généalogiste a beau jeu de faire valoir qu’il s’agit là d’une volonté d’éteindre tout vouloir actif d’affirmation de soi dans la possession de l’autre, d’une volonté suprêmement « intéressée » par le désamorçage d’une volonté adverse, celle de la violence du désir intérieur. À cette définition ascétique du beau, les volontés fortes préféreront celle de Stendhal : « la beauté est une promesse de bonheur »7 (cité, § 6, p. 294). Pourquoi, une « promesse » ? Parce que le beau, mise en forme réussie d’un contenu projeté dans une matière, est l’image anticipée de toute espèce d’acte victorieux de la volonté active. Il nous promet le bonheur résultant d’une action qui exprimera notre singularité divisée au moyen de l’œuvre accomplie : « quelle est la seule chose qui puisse nous rétablir ? – le spectacle de ce qui est accompli » (FP, XIV, 16 (66), p. 256).
6Schopenhauer qui avait pratiqué une réduction physiologique, en termes d’instinct et de tendance, des a priori trop formels de Kant, révélait plus crûment le fond de l’esthétique ascétique. Il s’agit selon lui, dans la contemplation, d’un « calmant » du vouloir-vivre, calmant de l’instinct sexuel, particulièrement, et d’une manière plus générale de tous les appétits de vie, que l’on oriente, en les détournant de leurs objets primitifs, vers les images de ces objets, puis vers les formes de plus en plus « abstraites » associées à ces images, etc., de sorte que cet instinct se trouve finalement sans objet réel et se calme ainsi dans la contemplation d’un pur jeu de formes. Il convient donc de faire en sorte que « …la sensualité ne disparaisse pas, comme le pensait Schopenhauer, mais qu’elle ne fasse que se transfigurer… » (GM, III, § 9, p. 130). Schopenhauer, en métaphysicien impénitent, supposait encore que la volonté se « calmait » dans la contemplation esthétique des Idées des phénomènes8. La lucidité ascétique relative à la signification morale de l’art est donc plus grande chez lui que chez Kant. Pour lui, cependant, l’ascétisme de la volonté vertueuse9, dans un contexte moral ou religieux, durable et à la portée de tous, l’emporte sur la forme esthétique de la négation de la volonté, discontinue et reservée à de rares initiés.
7Si les philosophes ascétiques tiennent tant à leurs définitions du beau, c’est parce qu’elles convergent toutes vers la valorisation de la contemplation des formes, préalable négatif à la connaissance spéculative de ces mêmes formes en termes plus positifs de démonstration ou d’argumentation. On peut même aller jusqu’à dire que les philosophes ne cultivent pas les trois vertus cardinales, « pauvreté, humilité, chasteté » (GM, III, § 8, p. 299) en raison de leur valeur pratique de maîtrise de l’action, mais bien seulement comme conditions d’une existence contemplative qui seule les intéresse par elle-même. Et c’est bien là le cas pour tout philosophe, y compris pour le « généalogiste » à l’esprit libre : « nous, philosophes…, reconnaît Nietzsche » (Ibidem, p. 300). Mais, s’appuyant sur ces dispositions formelles, le philosophe ascétique de la moralité se propose, lui et lui seul, matériellement, un but particulier. Ce but est de fonder sur la raison spéculative la valeur de ce que le prêtre, dont il parfait l’ouvrage, appuyait sur la seule foi religieuse : les valeurs de négation de la vie forte et active, les valeurs du nihilisme considérées illusoirement comme la positivité même. Sur cette « ontologie-axiologie générale » l’accord se fait entre les partenaires, les praticiens de la moralité, leurs gardiens médecins sacerdotaux et ces techniciens du savoir que sont devenus les philosophes de profession.
8« À supposer que cette volonté incarnée de contradiction et de contre-nature soit amenée à philosopher : sur quoi va-t-elle exercer son arbitraire le plus intime ? » (GM, III, § 12, p. 308). Le philosophe commencera par interpréter comme « erreur », ce qui pour l’instinct de force est « vérité » : le corps, la douleur, la multiplicité, l’antithèse « sujet-objet ». Rappelons que la ruse suprême des prêtres était déjà de déréaliser ce vers quoi les maîtres orientaient originairement les volontés actives et fortes : l’obstacle sensible, la douleur créée par la résistance à l’action, l’affrontement de volontés multiples, l’opposition du sujet agissant à ce sur quoi il agit en vue de s’affirmer.
9C’est donc bien un intérêt moral qui mobilise l’argumentation ontologique : quel intérêt peut-il encore y avoir à inscrire un type d’action dans une réalité qui n’est pas vraie, qui, à vrai dire, est un non-être ? Si être c’est, fondamentalement, vouloir et si vouloir, c’est radicalement interpréter ou valoriser, l’ontologie est fondamentalement une herméneutique et une axiologie de la volonté. La logique de l’affirmation nihiliste, est conforme à celle qui créait les valeurs du Bien et du Mal dans la première Dissertation. L’affirmation de l’Être résulte de la négation du Néant. Le nihiliste commence par nier la valeur ontologique de ce en quoi la morale forte pose ses valeurs pratiques. Suite à quoi, il pose l’Être dans ce qui nie ce négatif : ce nihilisme ascétique ou théorique premier est un nihilisme affirmatif, en tant que négation de son négatif. Plus tard, c’est par auto-négation, en un nihilisme négatif vis-à-vis de son affirmation première, qu’il tuera ce Dieu ontologique. Derrière la positivité de l’être, il s’agit donc pour le généalogiste d’évaluer l’axiologie de la volonté de néant qui la motive. Puis viendront les nihilismes pratiques, « actif » et « passif ». En placant l’être-vrai au-delà du corps, de la matière et de la vie, du monde et du devenir, la volonté faible y situe par là même le bien originaire, ce qui vaut la peine d’être voulu : l’Idée ou l’Esprit « purs ». La première transvaluation étudiée plus haut concerne justement, avons-nous vu, les valeurs du corps. Initialement, dans cette perspective de la volonté ascétique, l’esprit seul est, il est une existence impassible absolument sans douleur (ce qui est aussi le but ultime), il est l’Un et non le Multiple, l’Individuum, et enfin, il réalise l’identité des sujets entre eux et avec leurs objets (en Dieu, ou l’Esprit absolu, ou l’Idée, etc.). Cette « raison » des philosophes ascétiques (c’est-à-dire nihilistes) va « …contre la raison » (GM, III, § 12, p. 308) telle que l’entendent les philosophes généalogistes : la raison qui est la « grande santé » du corps, la raison forte comme vision et acceptation de la totalité avec ses tensions et souffrances éternelles, ses perspectives infinies, ses divisions intersubjectives (et intrasubjectives) irréductibles. Kant lui-même va, dans certains textes, jusqu’à avouer, ou du moins reconnaître de façon « symptomatique », cette « irrationalité » de la raison métaphysique. Plaçant si haut la transcendance de l’idéal de la raison pure, en un « caractère intelligible des choses » (GM, III, § 12, p. 308), il reconnaît qu’il est pour l’intellect « tout à fait inintelligible » (Ibidem)10. La raison de l’entendement (Verstand) ou de l’intellect (Intellekt) qui a besoin d’intuitions sensibles est un lointain écho de la raison vitale : il n’est donc pas étonnant que Kant l’oppose encore à la raison absolue (Vernunft) en une sorte de vestige de « santé », vite refoulée, il est vrai. Par ce reste de santé, la « raison » du monde intelligible est incompréhensible à l’« entendement », et, en ce sens, « inintelligible ».
10Pourtant, dans le conflit des interprétations philosophiques, le généalogiste doit se réjouir des « renversements de perspectives » opérés par les ascètes métaphysiciens. « Il n’y a de “connaissance” que perspective » (GM, III, § 12, p. 309) et ce qu’on peut encore nommer dans la perspective d’une connaissance exprimant une volonté de puissance forte, « notre “objectivité” » (Ibidem), ne peut consister qu’en l’admission de perspectives autres, différentes de la nôtre, puisque cette multiplicité différenciée et conflictuelle irréductible est l’« être » même comme vie. Il faut donc se réjouir du combat et du débat sans fin entre types d’ontologies vitalement opposés. C’est là un aspect fondamental de la « sagesse de “guerrier” mise en exergue de cette Dissertation. Une telle « objectivité » ou « vérité » n’est pas la vérité d’un savoir désintéressé et adéquat à la réalité. Désintérêt et adéquation sont des notions définissant la vérité dans la perspective du vouloir faible, du nihilisme ou ascétisme théorique. Nietzsche pourrait dire, comme Hegel : « le vrai est le tout »11, mais ce « tout » n’est pas l’unité de la raison dialectique fermant son cercle en finitisant l’infini, elle est multiplicité infinie de perspectives. « Le monde, écrivait-il dans Le Gai Savoir, au contraire, nous est redevenu “infini” une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations » (GS, V, § 374, p. 271). Cette multiplicité infinie des perspectives singulières est néanmoins « normée » dans le monde humain par deux modèles typiques, celui de la force et celui de la faiblesse, ou encore de la santé et de la maladie, ou, enfin, de l’ouverture à l’autre à partir de Soi et de la fermeture subjective sur soi à partir de l’Autre.
11Cette typologie de « médecin-philosophe » est absolument nécessaire puisque la généalogie est une interprétation des symptômes et des signes inscrits dans le corps comme dans les termes de la langue. Sans doute y a-t-il une infinité de manières singulières d’être fort ou faible et l’on doit même parler, en chaque peuple comme en chaque individu, d’une combinaison unique à dominante instable de force et de faiblesse, que Nietzsche nomme « idiosyncrasie » (voir par exemple les idiosyncrasies des philosophes idéalistes, CID, « la raison dans la philosophie, § 1 et s 4). Il n’en demeure pas moins que seuls les forts acceptent joyeusement cette multiplicité des perspectives, insupportable aux faibles. Par suite, il faut qu’ils se mettent un jour à « vouloir voir autrement » (§ 12, p. 309), à vouloir voir aussi la réalité avec les yeux de la philosophie nihiliste, leur chère ennemie ontologique. Ainsi, la pensée généalogiste pourra tenir en son pouvoir « son pour et son contre » (Ibidem), combiner perspectives et interprétations, les unes favorables, les autres opposées à la pensée forte, celle qui peut se vouloir elle-même et son autre. Cette ouverture joyeuse à l’égard de la pensée autre (cf. l’« insouciance » du philosophe mise en exergue), caractéristique de la pensée anti-nihiliste, repose sur l’admission « des interprétations d’ordre affectif (der Affekt-Interpretationen) » (Ibidem, p. 309) comme bases de toute pensée. S’enquérir de cette base passionnelle de la pensée, diagnostiquant les concepts de raison pure, d’esprit pur, comme des « non-sens » interprétatifs (de son point de vue et non de façon absolue, sinon le perspectivisme serait auto-contradictoire), constitue un aspect essentiel du questionnement de la morale. Ce questionnement reste sensible à la volonté de l’adversaire cherchant à « paralyser » ou à « endormir », en une fausse neutralité, « les forces actives (die aktiven Kräfte) » (Ibidem) de l’interprétation, jusque dans la théorie de l’Être. On se souviendra utilement ici de la comparaison des impacts du discours de Socrate avec les effets paralysants de la morsure du « poisson-torpille » ou de la métaphore du « sommeil » dont use Kant pour désigner les effets du dogmatisme, avant qu’il ne repasse lui-même dans le camp des dormeurs.
2. L’idéal ascétique fondamental du prêtre : la domination de soi à partir de Dieu
12C’est avec la religion « nihiliste » que s’est formé l’ultime dépassement de la volonté de puissance dans la moralité : celui que la conscience morale opère à partir de l’Autre absolu, Dieu. Pour approfondir cet idéal théologique de la moralité, Nietzsche doit reprendre l’analyse des fonctions pratiques de l’ascétisme sacerdotal, dont nous avons vu que la philosophie justifiera théoriquement les valeurs. Qu’entendre ici par « ascétisme » ? En quoi ce terme est-il le plus pertinent pour désigner l’orientation de la mauvaise conscience poussée par le prêtre vers l’idéal de Dieu ? La réponse doit partir du constat que c’est le « prêtre ascétique » (GM, III, § 11, p. 306) qui fait fonction de médiateur entre la « mauvaise conscience » et Dieu.
13Ceci indique, selon nous, que c’est auprès de lui qu’il faut chercher la réponse à la signification fondamentale de l’idéal ascétique. Le prêtre ascétique est celui qui a permis à la morale des faibles de renverser la morale des maîtres et, dans un monde qui survit à la mort de Dieu – à l’athéisme religieux – c’est « le philosophe » moraliste qui lui succède. À suivre l’image de Nietzsche, pendant longtemps, le prêtre ascétique fut « la repoussante et ténébreuse chenille » (GM, III, § 10, p. 306) permettant au philosophe de vivre sur le mode « rampant » ; à présent celui-ci est devenu « l’insecte ailé, bariolé et dangereux » (Ibidem), mais il continue, sur le mode du « concept » et de la « science », à servir l’idéal ascétique. Pour renverser le renversement opéré par les esclaves dans la morale, il faut en conséquence considérer le « prêtre ascétique » comme l’adversaire privilégié du généalogiste, ce type de philosophe qui conteste toutes les entreprises, non seulement du philosophe ascétique, mais fondamentalement du prêtre qui le prend à son service. Le prêtre est « …un adversaire qui, pour survivre, lutte contre les négateurs de cet idéal » (GM, III, § 11, p. 306), d’où l’extrême cruauté de La loi contre le Christianisme qui clôt L’Antéchrist : « le prêtre est notre tchandala – il faut le mettre en quarantaine, l’affamer, le bannir dans les pires déserts » (AC, p. 235).
14La question à propos de laquelle il est débattu, lorsque le questionnement moral de l’ascétisme se formule en termes polémiques, et à propos de laquelle « il est ici combattu (hier gekämpft wird) » (GM, III, § 11, p. 307), est celle de la valeur de la vie. La « vie » est entendue ici comme la puissance active de la nature, la sphère du devenir et de l’instabilité. La réponse des individus et des peuples dotés de volonté forte est claire. Elle sera explicitement développée par Nietzsche dans L’Antéchrist : « un peuple qui croit encore en lui-même possède son dieu particulier » (AC, § 16, p. 173). En ce Dieu le peuple vénère ses propres conditions de vie : affirmation de soi, mobilité, singularité (« Dieux nationaux » (AC, Ibidem).
15La réponse de l’ascétisme est également claire. Il met cette vie en rapport avec une existence, celle de Dieu, qui est d’une autre sorte : la puissance originaire de l’esprit, sphère de l’immuabilité, de la permanence absolue et de l’universalité : « il devient le “Dieu-pour-tous” » (Ibidem). Ce Dieu est l’être dont la valeur originaire est positive et auquel la vie se rapporte en s’y opposant, pire : en l’excluant. Le paradoxe historique européen est que ce soit, comme nous l’avons rappelé plus haut, le peuple juif, « …un peuple d’une force vitale prodigieusement résistante » (AC, § 24, p. 182) qui a élaboré, pour l’Europe, la religion ascétique, par stratégie de revanche vis-à-vis d’autres peuples forts qui le dominaient. Reste que la vie comme telle, selon l’ascétisme, n’a ni être ni valeur positives, « … à moins, ajoute Nietzsche, qu’elle ne se tourne contre elle-même » (GM, III, § 11, p. 307). Telle est « la vie ascétique (das asketische Leben) » qui se nie elle-même, en retournant contre elle-même sa propre force active. Cependant cette auto-négation de la vie est encore un acte de la vie et cette « contradiction de soi (Selbstwiderspruch) (Ibidem) » dans l’intérêt même de la vie ne se supprime pas, dans la mesure où la vie est volonté de puissance, « volonté de se surmonter soi-même ». La vie est en effet opposition et division en soi-même, entre ses forces actives et ses forces réactives, toutes deux nécessaires à son mouvement de se surmonter soi-même. C’est donc par ce conflit externe, puis interne, que la vie se réalise comme volonté de puissance. Puisque la vie est volonté de se surmonter en se dominant, elle ne peut s’effectuer en général que dans la négation de soi, dans la contradiction, notamment sous l’aspect de l’idéal de la vertu qu’elle soit ascétique ou surhumaine, dans la contradiction entre le surhumain et l’inhumain. Analysant l’ascétisme, Schopenhauer admettait lui-même « une contradicion du phénomène avec lui-même (eine Widerspruch der Erscheinung mit sich selbst) »12. Si bien que, écrira plus bas Nietzsche du prêtre ascétique, « …cet ennemi apparent de la vie (dieser anscheinende Feind des Lebens), ce négateur… fait partie précisément des très grandes forces conservatrices et affirmatives de la vie » (GM, III, § 13, p. 310), mais sur le mode réactif de la négation faible de son négatif fort.
16Cette interprétation généalogique de l’ascétisme, saisi comme une force affirmative de vie, s’oppose à celle que Schopenhauer élaborait dans Le Monde. Pour ce dernier l’ascétisme visait à « annihiler » le vouloir-vivre. Or, le vouloir-vivre, dont nous avons vu Nietzsche s’inspirer dans son premier livre, est le mouvement de la Volonté universelle qui va de la chose en soi (l’Être-Néant originaire qu’est le vouloir) au phénomène de la vie dans lequel il s’objective provisoirement pour faire retour, après la destruction du phénomène, à cette même puissance comme chose en soi, en un cycle éternel absurde. L’ascétisme consiste à suspendre ce mouvement, c’est-à-dire à en sortir sans se suicider, car le suicide accomplirait précisément en l’accélérant le mouvement de retour à la volonté en-soi pour une nouvelle incarnation : « le suicide ne résoud rien, puisque la mort n’est pas un anéantissement absolument définitif »13. L’ascète reste donc en vie, mais il retiendra, tout au long de sa vie, le mouvement de participation de la volonté à la vie : l’ascète est une sorte de « mort-vivant » qui, tout en vivant, en une participation minimale à cette vie qui est souffrance, retient le plus possible, par sa volonté, le mouvement d’expansion de la vie, mais aussi le mouvement d’une négation réelle de la vie qui serait le suicide. L’ascète moral et religieux, plus longtemps et mieux que l’artiste selon Schopenhauer, mène sa vie durant une entreprise dont le but est bien l’annihilation de la volonté. On voit donc que si, selon Schopenhauer, l’ascète « nie la vie », cette négation, ne pouvant être absolue, est une auto-limitation maximale du vouloir-vivre qui a pour résultat une participation minimale aux fonctions de la vie, débouchant sur l’abstinence et l’abstention. Ni chez Schopenhauer, ni chez Nietzsche, la volonté ascétique ne vise à anéantir absolument l’être de la volonté, chose théoriquement impossible et pratiquement absurde. Mais les deux auteurs en fournissent une explication différente. Chez Schopenhauer la volonté, étant un absolu métaphénoménal, ne peut se supprimer comme telle, puisqu’elle est éternelle et indestructible. Son auto-négation ascétique est une autoprivation, par limitation de la manifestation de l’en-soi dans le phénomène. Chez Nietzsche, la volonté de puissance, purement phénoménale, continue bien de se vouloir elle-même dans l’ascétisme comme dans le nihilisme : l’ascète, fût-il schopenhauerien, adopte une conduite de « maîtrise » des désirs, par laquelle il se surmonte lui-même, mais tout cela est l’œuvre de la volonté phénoménale qui se limite dans sa phénoménalité, en dominant ses forces actives par ses forces réactives, l’auto-contradiction est une opposition réelle au sein d’un conflit de forces.
17La volonté du néant n’est pas la volonté du néant de volonté : « l’homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir » (GM, III, § 28, p. 347). Ainsi, c’est encore la volonté de puissance, « essence » de la vie, et en elle, la volonté de se vouloir, dans son mode d’être faible et réactif, qui veut se surpasser soi-même de façon ascétique. Il est dorénavant clair que l’expression « la vie contre la vie » (GM, § 13, p. 309) ne recèle en réalité, contrairement à l’apparence, aucune absurdité. Cette analyse nous permet de mesurer l’écart entre l’interprétation nietzschéenne de l’ascétisme et celle qu’en donne Schopenhauer. La généalogie pense explicitement l’ascétisme comme morale théologique : la vie ascétique est vue comme « un pont » vers l’autre existence, l’existence de l’autre de la vie, de l’être en soi, de l’intelligible. Même si Schopenhauer, dans sa conception théorique du monde, nie explicitement Dieu, même s’il « …fut, en tant que philosophe, le premier athée avoué et inflexible… » (GS, V § 357, p. 248), il n’en demeure pas moins que sa philosophie pratique opère une réappropriation, au bénéfice du sage, du saint et du vertueux ascétique, des valeurs théologiques de l’ascétisme : « si l’on y regarde de plus près, il (Schopenhauer) n’est en cela que l’héritier de l’interprétation chrétienne… » (CID, « Divagations d’un inactuel », § 21, pp. 120-121).
18Nous pouvons, ayant saisi le concept généalogique de l’ascétisme dans son rapport étroit avec le nihilisme théologique, envisager à présent la question des fonctions de cet idéal ascétique dont le « prêtre » est l’auteur et l’acteur principal. Nous allons voir que le prêtre ascétique met triplement en œuvre l’idéal ascétique – d’où l’emploi pluriel de la formule : « les idéaux ascétiques » par Nietzsche – et que c’est l’étude de ces trois fonctions, assurant le succès de la révolte morale des esclaves, qui structure la « Troisième Dissertation ». Notre commentaire se fera désormais moins linéaire et plus systématique, car la « troisième Dissertation », de l’aveu même de Nietzsvche, est pleine de digressions et retours en arrière : « revenons sur nos pas » (GM, III, § 13, p. 309).
3. L’idéal ascétique pratique et ses trois vertus cardinales
« Vertu dans le sens de la Renaissance, virtu, une vertu “garantie sans moraline”. »
(AC, 2, p. 162)
19La première fonction de l’idéal ascétique déployé par le prêtre et dont il favorise et étend l’acquisition est la mise en œuvre des trois vertus cardinales de l’ascétisme, « …les trois grands mots de parade de l’idéal ascétique : pauvreté (Armut), humilité (Demut), chasteté (Keuschheit) » (GM, III, § 8, p. 299). Nietzsche développe alors une longue digression (GM, III, § 8-9-10) : tous les esprits contemplatifs, tous les « prêtres » quelque soit leur « morale », ont besoin de ces trois choses. Reste le cas du philosophe, lui aussi « contemplatif ». Dans un monde dominé par l’ascétisme, et soucieux de ménager sa tranquillité, il ne fait pas de ces trois choses des « vertus », puisqu’elles n’ont pas pour lui de valeur en soi, n’étant que les moyens stratégiques d’une existence qu’aucune autre passion que la connaissance ne doit venir troubler. Reste que, s’il est un généalogiste partageant l’axiologie des forts, les vertus pratiques qu’il loue sont bien la richesse, l’orgueil et la sensualité qu’il justifie par ses théories, en tant qu’esprit libre. Ce sont elles qu’il spiritualise à la façon insouciante, railleuse et violente de Dionysos, le dieu philosophe : « insouciants, railleurs, violents – ainsi nous veut la sagesse : elle est femme elle n’aimera qu’un guerrier » (GM, III, exergue de la Dissertation, repris du Zarathoustra).
20Ces vertus de « malades » (GM, III, § 14, p. 308) s’opposent donc aux trois vertus qui maintiennent debout « …le type d’homme réussi » (Ibidem) : richesse, orgueil, sensualité. Ces vertus fortes sont les vertus de la gaieté, de cette « belle humeur (die Heiterkeit) » qui est, dans l’ordre de l’action, ce que le « gai savoir » est dans l’ordre de la connaissance. Vertus pratiques magnifiquement illustrées par les individus de la Renaissance, exemptes de cette « moraline », de ce poison qui débilite les vertus faibles, notamment chrétiennes, ce qui explique l’usage méprisant du terme dans L’Antéchrist (§ 2, p. 162). Nietzsche a posé dans la « Première Dissertation » que c’est le ressentiment, « la haine » (GM, III, § 14, p. 312) qui fait nier au malade la valeur des vertus qu’il n’a pas la « force » de manifester.
21Cependant, dans « vertu », il y a « force » : la « vertu » est toujours la « force » de l’homme, de même que l’auto-négation vivante de la vie était toujours dans l’ascétisme un mode de puissance de la vie sur elle-même. C’est donc encore la valeur de cette force qui est reconnue jusque dans sa dénégation : le faible donnera comme « force d’âme » la puissance de surmonter les manifestations de la force, de façon libre et responsable. Cette force intérieure provient en effet de l’intériorisation d’une force qu’il est interdit d’extérioriser immédiatement. Cette « force d’âme » devient le « pouvoir de la raison », et c’est bien cette volonté de puissance, de domination de soi, de soi comme force par soi comme faiblesse (raison), qui n’apparaît d’abord guère difficile. D’une part, le peu de force active qui reste au faible n’est immédiatement et réellement pas un obstacle majeur et, d’autre part, ce peu de force résiduelle est au demeurant retourné « contre lui-même » par l’intériorisation. Le faible a mis sa force active au service de sa force réactive de sorte que sa force active est « agie » par sa force réactive.
22Les effroyables combats de la moralité sont d’abord faiblement – mais puissamment – intérieurs : ils mettent en jeu un imaginaire qui, néanmoins, grandit outre mesure la force de l’adversaire intérieur jusqu’au fantasme de la tentation diabolique. Aussi ce dernier acquiert une force amplifiée rendant le combat moins ridicule et d’autant plus nécessaire la réserve d’énergie morale. Réciproquement, l’imaginaire, source de fiction, puis d’illusion, grandit à l’infini la puissance de la raison elle-même, en un fantasme d’égale ampleur. L’esthétique du sublime est la mère des vertus faibles. Une fois que l’on a solidement installé le décor merveilleux de la lutte à l’infini du Bien contre le Mal, la posture extérieure peut être prise, et l’exemple, le modèle exemplaire, enfin donné. Kant et Fichte ont conceptualisé clairement, finalement au bénéfice de la prêtrise, cette structure du progrès moral à l’infini dans la réduction continue de la sensibilité ennemie de la moralité.
23« Représenter (darstellen)… voilà l’ambition de ces inférieurs » (GM, III, § 14, p. 312). Au spectacle de « la pose morale (die moralische Attitüde) » (GM, III, § 26, p. 343) que prennent notamment les « …comédiens de l’idéal moral » (Ibidem, p. 344), le généalogiste, qui ne boude pas son plaisir, ne peut s’empêcher d’être ravi et applaudit des deux mains : « on admire notamment l’habileté de faux-monnayeur avec laquelle est imitée ici la frappe de la vertu et jusqu’au tintement, le tintement d’or de la vertu »(§ 14, p. 312). Cette métaphore atteste la continuité, chez Nietzsche, du modèle de l’échange marchand pour penser l’origine des vertus faibles. Le mal et la peine sont littéralement, au début, des monnaies d’échange : « si tu me donnes le mal, je te donne, en échange, la peine ». La vertu ascétique est cette fausse monnaie qui va néanmoins vraiment entrer dans le circuit de l’échange moral jusqu’à corrompre l’économie de la force. Alors se presse la foule des acteurs de la moralité : les vindicatifs jouant les juges et les justiciers, les débiles avortons jouant les « belles âmes », auxquels le généalogiste (Nietzsche en sait personnellement quelque chose) ajoute la femme malade jouant le sacrifice de soi aux êtres chers et, enfin, l’halluciné des arrière-mondes jouant le révélateur de la vérité, depuis Platon jusqu’à Dühring, en passant par Descartes et Kant inclus. La généalogie des vertus s’inscrit fermement, dans la « Troisième Dissertation », au sein d'une pathologie et d’une théologie de l’ascétisme. La maladie, en l’homme, est voulue par la vie comme volonté de puissance à égale intensité avec la volonté de force. Cet affrontement interne à la volonté de puissance est le sommet humain de la vie. Complémentairement, Dieu est l’ascète originaire : l’esprit infini qui crée les forces de la vie en les soumettant et en imposant à tous les hommes de l’imiter. Les hommes faibles se soumettront donc les forts, avant que ceux-ci ne se soumettent eux-mêmes à leur tour du dedans. Car, « quel est le plus sublime triomphe de la vengeance ? » (GM, III, § 13, p. 313). Assurément, de réussir à mettre sa propre misère « …dans la conscience des heureux » (Ibidem, p. 314). Ainsi la contagion, l’infection de l’épidémie – une « épidémie » tout autre que celle que déclenche Dionysos errant, maître de l’aphorisme épidémique – est-elle le plus à redouter. Le seul remède est, pour un temps, dans la fuite, l’éloignement, « le pathos de la distance » (Ibidem). Car aux quelques forts survivants et exigeants reste la responsabilité de l’avenir, ce qui exige la solitude et la compagnie de leurs pairs. Mais c’est alors la fonction des prêtres ascétiques qui peut servir, au moins provisoirement, à protéger les forts du contact des faibles, les malades des bien-portants, puisqu’il faut aux forts, afin d’éviter la contagion, « des gardes-malades qui soient eux-mêmes malades » (§ 15, p. 315).
24De ce point de vue, le prêtre ascétique apparaît lui-même comme un médecin qui ne cherche nullement à guérir, mais à maintenir le malade dans un état supportable. Le médecin-prêtre chrétien et le médecin-philosophe généalogiste sont typologiquement opposés. Le second, avons-nous vu, succédera au premier pour redonner aux individus qui sont des singularités fortes et exceptionnelles leur « grande santé ». Le premier a joué le rôle d’un médecin qui, ne pouvant guérir une maladie incurable, celle de la faiblesse de la volonté de puissance, n’a eu pour but que de la faire supporter par le patient. Il y est parvenu en la normalisant moralement, puisque la souffrance du malade fut acceptée comme punition de sa faute et condition de son salut, afin qu’elle soit le mobile d’un nouveau surpassement de soi. La souffrance ascétique est en effet une souffrance redoublée : c’est d’abord, dans le contexte pathologique, la souffrance d’être faible (engendrant la haine et l’envie du fort, le ressentiment), mais c’est ensuite la souffrance que s’impose la vertu, dans le contexte théologique, pour sa punition et son salut. Pauvreté, humilité, chasteté sont donc tout à la fois des souffrances subies par faiblesse de la volonté de puissance et des vertus, donc des souffrances que l’on s’impose et dont on se veut responsable. Nulle contradiction en cela, puisqu’il est de la nature de la volonté du faible de convertir sa souffrance naturelle en effet de liberté. Nietzsche accorde au prêtre ascétique une lucidité et un génie tels qu’il va opérer cette mutation théologique de la souffrance physiologique des faibles.
25Pour obtenir ce résultat, quatre procédés sont minutieusement mis au point par le prêtre.
261. « En premier lieu… » (GM, III, § 17, p. 320), un bon moyen consiste à favoriser l’expérience d’une coïncidence intime avec la vérité, l’être, Dieu même, dans l’expérience mystique. Pour cela, la recette est très ancienne : continuer à affaiblir la vitalité par les privations, les jeûnes, l’ascèse physiologique, de façon à mener le malade « …aux hallucinations auditives et visuelles » (GM, p. 321). L’hypnoptisation pleine, la délivrance, « c’est le retour au refuge, à la patrie du fond des choses » (Ibidem, p. 321). Selon la même logique du sentiment, le néant s’appelle Dieu dans toutes les religions nihilistes : hindouisme, christianisme, notamment.
272. « Une autre sorte de training, en tout cas plus facile : l’activité machinale » (GM, III, § 18, p. 323). Vieille recette également bien connue des prêtres, l’activité machinale, régulière, répétitive, de moindre importance. On sait que le temps peut être l’image mobile de l’éternité immobile, que la répétition d’un acte est l’image de l’être continu de Dieu. Fichte avait souligné que « c’est un très grand avantage pour les hommes qui ont une Église extérieure, d’être habitués à rapporter même l’occupation la plus humble qu’ils puissent exercer à ce que l’homme peut penser de plus sublime, à Dieu et à l’éternité »14. La répétition rituelle d’un geste modeste est une nouvelle communication avec le fond théologique et une diversion vis-à-vis de la souffrance physiologique. Cette moderne « sanctification du travail » à laquelle collabora Fichte ouvrit la voie aux socialistes contemporains. Mais la sacralisation du travail se rapproche ainsi d’une forme de « divertissement » au sens où l’entendait Pascal. Il s’agit d’oublier la souffrance et surtout le non-sens apparent de la souffrance : « faire n’importe quoi plutôt que rien » (GS, IV, § 329), formule parodiant « la nécessité du quelque chose plutôt que rien » qui dans la métaphysique leibnizienne donnait un sens à l’existence.
283. Un troisième procédé, « un moyen encore plus apprécié… » (Ibidem, p. 323) est la prescription d’une « petite joie » (Ibidem, p. 324) que l’on se procure en en faisant ressentir une à autrui souffrant par le don, la charité, l’aide, l’« amour du prochain », la solidarité socialiste. Ce don appauvrit encore plus le donateur et humilie le donataire : genèse de deux vertus cardinales. La formation des troupeaux compatissants est une nouvelle lutte contre la dépression, une forme collective de la volonté de puissance. Le formidable dynamisme de la pitié mutuelle dont nous savons qu’il est l’affect primaire de la faiblesse (l’affect secondaire étant le ressentiment) est d’une fécondité remarquable s’il est bien exploité par l’affect secondaire. Le prêtre peut y rassembler ses troupes afin de préparer le renversement de la domination des maîtres : l’affect secondaire du ressentiment se subordonne ainsi l’affect primaire de la pitié mutuelle. Cette unité des souffrants s’interdisant la force entre eux et s’imposant l’amour peut être aisément interprétée, elle aussi, comme une image du Dieu bon, donateur de bienfaits.
294. Nous n’avons étudié jusqu’ici que trois procédés qui sont « les moyens innocents » (GM, III, § 19, p. 325) mis en œuvre par le prêtre ascétique pour donner des idéaux pratiques à l’homme de la « mauvaise conscience ». À ceux-là s’ajoute un quatrième procédé, qui est le véritable générateur des vertus positives : « l’idéal ascétique au service d’un projet de dérèglement affectif » (§ 20, p. 328). Tandis que les trois moyens antérieurs étaient encore « innocents » en ce sens que communs à toutes les religions ascétiques, ce dernier procédé consiste à « …tirer parti du sentiment de culpabilité » (Ibidem), dans l’optique originale du christianisme. Le prêtre judéo-chrétien est celui qui change la direction du ressentiment, immédiatement orienté vers les forts que l’on culpabilise. L’élaboration religieuse, proprement théologique, de la culpabilité, consiste ici à convaincre que si quelqu’un doit être coupable de la souffrance interne du faible, c’est l’homme lui-même qui a commis une faute originelle dont doivent souffrir en conséquence « tous les hommes » : « c’est toi-même et toi seulement qui es coupable de toi » (GM, III, § 15, p. 317).
30Le « péché » est la nouvelle forme, religieuse, conférée par le prêtre à la culpabilité originaire que la mauvaise conscience développait dans un contexte qui était celui de l’intériorisation du châtiment éthique. Le prêtre assigne à la faute une nouvelle origine, en en faisant le péché originel, la faute première contre Dieu. L’homme souffre alors de l’intériorisation d’une force qu’il s’interdit « …à peu près comme un animal dans une cage » (GM, III, § 20, p. 329) : reprise de la métaphore de l’encagement de l’animal apprivoisé (GM, II, § 16, p. 276). Cette souffrance qui n’est d’abord qu’un mal physiologique, devient, aux dires du prêtre, l’effet d’une faute commise dont elle est le châtiment. Le salut, étant le pardon par Dieu et en Dieu du péché, ne peut être obtenu que par un redoublement volontaire de cette souffrance : telles sont les vertus chrétiennes. Dès lors, la douleur avait un sens, elle devenait le sens de la pauvreté, de l’humilité, de la chasteté : « partout la discipline, le cilice, le corps émacié, la contrition » (§ 20, p. 329) : se faire souffrir pour obtenir la cessation du souffrir initial. Selon le généalogiste, les effets de cette christianisation des vertus morales furent en Europe catastrophiques psychologiquement et socialement : « ruine du système nerveux », « épidémies d’épilepsie » (GM, III, § 21, p. 331) « dépressions prolongées » (Ibidem), « hystérie des sorcières » (Ibidem), « délire collectif » (Ibidem). Conclusion : « l’idéal ascétique et son culte moral sublime, cette systématisation géniale…s’est inscrit d’une manière inoubliable et terrible dans toute l’histoire de l’homme » (Ibidem). Or cette systématisation fut en effet la création par le génie des prêtres d’un système théologique et cosmologique, d’une vision morale du monde entièrement cohérente et signifiante fondant l’obligation d’un surpassement de soi par soi de la vie humaine à partir de Dieu. Ainsi conçu, l’idéal ascétique du salut vertueux – avec pour idéal suprême, comme l’écrivait Kant, la « sainteté »15 – devait alors entraîner, seconde œuvre des prêtres, un idéal ascétique de renversement social et politique de la domination des forts.
4. L’idéal ascétique politique : le pouvoir du prêtre
31L’idéal ascétique des prêtres n’est pas seulement celui de la vertu individuelle animée par le modèle d’une sainteté originaire (Dieu) et dérivée (Le Christ). C’est aussi un idéal social et politique de renversement de la domination « éthique » (sittlich) des forts sur le terrain même où elle s’exerce à l’origine : la société politique. Sur le terrain social, les prêtres ascétiques commencent par remplir une fonction utile aux maîtres « bien portants » : « la nécessité d’avoir des médecins et des garde-malades qui soient eux-mêmes malades » (GM, III, § 15, p. 315). Les maîtres, s’ils veulent éviter la contagion par le contact direct avec les esclaves, ne peuvent que favoriser l’existence de cette caste intermédiaire : « cela exige avant tout que les bien portants restent séparés des malades, protégés de la vue des malades… » (GM, § 14, p. 314). Pendant tout ce temps, les prêtres jouent leur rôle de berger d’un troupeau souffrant et assument une fonction de médiation qui les fait participer aux deux morales. En effet, les prêtres exercent une maîtrise redoublée sur les malades : ils atténuent certes auprès d’eux la maîtrise des forts tout en les protégeant, mais ils deviennent à leur tour des maîtres de morale, des maîtres de « moralité ». Peu à peu ce pouvoir s’organise de façon quasi-politique, à la façon d’un État moral (l’Église) dans l’État (des maîtres) : pensons aux rôles des prêtres juifs sous la domination romaine, puis du clergé chrétien dans les monarchies européennes. Néanmoins, le prêtre doit, pour être maître des autres malades, se présenter comme un modèle de maîtrise morale de soi (telle est, avons-nous vu, la première fonction de l’idéal ascétique) : « il lui faut aussi être fort, plus maître encore de soi que des autres, intact, surtout dans sa volonté de puissance… » (GM, III, § 15, p. 315). De cette façon et tant que dure la domination des maîtres, le prêtre renforce l’idéal ascétique de vertu tout en facilitant l’intériorisation d’une maîtrise de soi qui, par là même, met à l’abri la maîtrise extérieure des maîtres.
32Mais le prêtre doit aussi, socialement, défendre son troupeau contre les attaques et les excès de violence des maîtres. Lui-même devra faire la guerre aux « bêtes de proie », mais il s’agira d’une « guerre de ruse (d’« esprit ») plutôt que de violence » (Ibidem). La contamination morale est son arme la plus efficace. Il faut rappeler que c’est la mauvaise conscience qui a engendré l’esprit. Ainsi l’esprit devient l’arme la plus redoutable aux mains du prêtre. Sa ruse principale consistera à diviser pour régner. N’oublions pas que la classe des maîtres dispose de sa propre religion, la religion de la force, et d’une classe sacerdotale dont Nietzsche a montré dans la Première Dissertation que ses fonctions la prédisposaient à acquérir les vertus ascétiques. Les prêtres de la « moralité » pourront aisément et sournoisement instiller chez leurs homologues le venin de la scission entre guerriers et prêtres, de façon à préparer la grande subversion de la maîtrise par la prêtrise. Cela fait, c’est le contenu même de la moralité que le prêtre est « …décidé à semer sur ce terrain » (Ibidem). Il s’agit, bien entendu, de culpabiliser progressivement le maître, de lui faire acquérir cette mauvaise conscience et cette culpabilité devant Dieu qui sont les principes de la souffrance, « … en se posant en héraut, en porte-parole de puissances occultes » (Ibidem).
33Après avoir introduit la contradiction sociale, il convient de semer la graine de la contradiction morale, « contradiction de soi » (Ibidem) engendrant la souffrance dont on possède la médication. Selon Nietzsche, rien n’a eu, dans l’histoire de l’Europe, un « …effet aussi destructeur sur la santé et la robustesse des races, notamment chez les Européens, que cet idéal » (GM, III, § 21, p. 331). Les prêtres, expliquera le Crépuscule des Idoles, ont repris la tâche de « dressage de l’animal » que les maîtres leur avaient imposée du point de vue de leur éthique. Mais c’est du point de vue de la « moralité » que s’effectue cet ultime dressage, celui du ressentiment : « il n’en va pas autrement de l’homme domestiqué que le prêtre a “amendé” » (CI, « Ceux qui veulent “amender” l’humanité », § 2, p. 98).
34Pendant le haut Moyen Âge, l’Église se présentait comme une « grande ménagerie », « on traquait partout les plus beaux spécimen de la “brute blonde”, on “amendait”, par exemple, les superbes Germains » (Ibidem, p. 98). Un Germain amendé, enfermé dans un cloître, ne ressemblait plus qu’à un fauve en cage, prisonnier de terrifiantes idées, culpabilisant toutes ses valeurs initiales comme autant de vices. La volonté de puissance des faibles, après avoir opéré le surmontement de soi de la moralité, a su imposer un tel dépassement moral aux maîtres de l’éthique, devenus, par la ruse des prêtres ascétiques, les esclaves de leurs esclaves.
35L’idéal ascétique politique a triomphé avec la moralisation – dans le sens de la « moralité » (Moralität) – de la politique. Rousseau, Kant, Hegel et leur suite « socialiste » et « anarchiste » (notamment Dühring théoricien de « …la variété anarchiste qui se trouve à l’intérieur du prolétariat cultivé » (GM, III, § 26, p. 343)) ont cherché à fonder le droit sur la liberté de la volonté identique et égale en tout homme. L’égalitarisme et la solidarité sociale universelles ont suivi, permettant la subversion de ce qu’il restait de force authentique dans les monarchies européennes déclinantes. Il y eut, à la suite de la morale chrétienne, de nombreux travestissement républicains de ses idéaux : « et voici maintenant la totalité de l’idéal socialiste : rien qu’un travestissement grossier de cet idéal moral chrétien… » (FP, XIII, (10) 170, p. 192, trad. modifiée). Or ce triomphe eût été impossible sans la justification théorique des idéaux ascétiques pratiques (moraux et politiques) que fournissent les philosophies ascétiques, notamment idéalistes. Mais cette inaction particulièrement « puissante » qu’est la contemplation, la « théoria » métaphysique des Idées, n’a-t-elle pas été victorieusement combattue par la science moderne ? Si tel était le cas, les sciences positives contemporaines ne seraient-elles pas, malgré tout, les alliées et les auxiliaires de la philosophie généalogique ? C’est à cette question qu’est consacré l’ultime développement de la troisième Dissertation.
5. L’idéal ascétique de la science moderne
36La théologie ascétique, sommet du nihilisme théorique, a, nous le savons, été soumise à un travail de critique interne aboutissant à la négation de Dieu, cette « mort de Dieu » qui, bien qu’elle réjouisse indéniablement les « gais savants », fut le résultat d’un véritable suicide théorique de la pensée ascétique. Pourquoi ? Nietzsche revient à la fin de la troisième Dissertation (§ 23-28) sur cette enquête généalogique déjà esquissée dans le Zarathoustra, car il lui importe de montrer la cohérence interne de la trajectoire de pensée menant de la théologie à l’athéisme philosophique, puis au positivisme et au scientisme triomphants qui en ont pris le relais au dix-neuvième siècle. Il serait en effet tentant de penser (« toute notre science moderne l’attesterait… » (GM, III, § 23, p. 334)) que les savoirs positifs contemporains représentent un idéal adverse et victorieux de l’idéal ascétique théorique. En apparence, rien de plus éloigné de la théologie que le positivisme. La science des petits faits16 – ce « petit faitalisme » comme aime à la nommer Nietzsche en français – ne se substitue-t-elle pas victorieusement à la science de Dieu, en tant qu’« Idéal de la raison pure »17 ?
37Cependant la science aujourd’hui triomphante, loin d’être le contraire de l’idéal ascétique, est bien plutôt « …sa forme la plus récente et la plus élevée » (GM, § 23, p. 335). Une métaphore favorite, celle la superficialité de la science triste opposée à la profondeur de la gaie science, nous permet de le comprendre. Par la bouche de ces savants qui clament la victoire de la science, « ce n’est pas l’abîme (der Abgrund) de la conscience scientifique qui parle » (Ibidem), cet abîme dans lequel plonge la conscience scientifique généalogiste. Car le « gai savoir » est celui des profondeurs, celui qui explore le « sous-sol » des motivations passionnelles en commençant par reconnaître les siennes propres. Mais les profondeurs, pour le généalogiste, ne sont pas un au-delà absolu des surfaces, puisqu’elles résident dans les séries ou les couches d’apparences superposées, explorables dans le sous-terrain du Minotaure. On renverra donc dos-à-dos le « faitalisme » des lois de la « surface consciente » et le nihilisme de la « profondeur métaphysique », en d’autres termes « sacerdotale », au bénéfice d’une profondeur de strates inconscientes, toujours phénoménales cependant. Ce n’est donc pas « comme tels » que les quatre champs de disciplines fondamentales (physiologie, psychologie, histoire sociologique et philologie) doivent importer leurs concepts dans la « généalogie », mais bien après avoir été réinterprétés comme perspectives de la volonté de puissance théorique sur un réel lui même puissamment interprétant. La relecture de leurs différents concepts sur le mode d’un renvoi métaphorique réciproque suppose qu’ils aient été redéfinis dans le cadre des hypothèses de la généalogie : perspectivisme généralisé, identité du physique et du psychologique, volonté de puissance. Mais, après avoir satisfait aux conditions généalogiques de l’interdisciplinarité, ces concepts ne conservent à l’évidence plus le sens initial qu’ils avaient au sein de « tristes savoirs », corrélés à des méthodes neutres, dans un souci d’adéquation à des faits généraux, tous présupposés empreints des habituelles illusions essentialistes, c’est-à-dire nihilistes. C’est bien ce qui compromet à l’avance tout essai de sauver, jouxtant la généalogie nietzschéenne, une supposée « science objective » des genèses, comme s’y efforce certaines épistémologies contemporaines.
38La science « positive » contemporaine se contente des « petits faits » accumulés à la surface des phénomènes observables par la conscience. Elle fait comme si l’on pouvait se passer d’interprétations, de perspectives non immédiatement conscientes, alors qu’il s’agit là d’une ruse suprême de la faiblesse et de la tristesse d’un savoir qui veut triompher de son autre, le gai savoir des instincts profonds. Succédané de Dieu, l’idéalité des lois factuelles se trouve elle-même à terme niée, au bénéfice de la pure « factualité ». Les lois, reconnaîtra-t-on finalement, sont un résumé inductifs de faits et elles-mêmes sont des faits généraux. Ainsi le moindre résidu d’idéalité est-il apparemment nié au bénéfice de la pure positivité factuelle. Mais cette neutralité impassible et patiente recouvre en réalité une inquiétude, voire un remords caché au fond des esprits « faitalistes » : celui d’avoir précisément détruit l’Idéal, d’avoir tué ce Dieu, pourvoyeur infini d’idéalités transcendantes. Aussi s’efforcent-ils d’oublier l’origine de leur positivisme, leur volonté de puissance, de dépassement de soi à partir de l’Autre (Dieu). Ils se croient donc libérés, affranchis de toute idéalité et de toute moralité dans la connaissance, sous l’apparence notamment d’être des « libre-penseurs ». Mais c’est impossible : l’exactitude par rapport aux faits demeure leur idéal, quoiqu’ils fassent. Et c’est là le dernier idéal transmis par la moralité de « provenance » chrétienne. Le souci de véracité, l’honnêteté intellectuelle, le « respect » des faits, voilà autant de vertus qui excitent le questionnement moral du généalogiste en direction de l’attitude positiviste. Le généalogiste ne croyant pas à la vérité-exactitude, à la vérité-adéquation ou à la vérité-conformité relative à des faits, mais à la vérité-totalité, à la « vérité-multiplicité », ne peut reconnaître en eux des esprits libres : « ils sont encore loin d’être des esprits libres, car ils croient encore à la vérité » (GM, III, § 24, p. 337). Cette vérité-adéquation, extérieurement mimétique, de petits faits bien analysés, soigneusement séparés les un des autres et du tout abyssal dont ils émergent provisoirement, convient aux âmes tristes et revanchardes. Elle se situe au plus loin du « …principe selon lequel la vérité dans sa totalité et sa cohérence n’est faite que pour les âmes à la fois puissantes et ingénues, joyeuses et pacifiques » (A, V, § 424, p. 230).
39Dès lors que le Dieu qui fondait la valeur de cet idéal de vérité est nié au nom de la vérité elle-même, le problème de cette valeur se pose en d’autres termes. Il convient d’évaluer cette valeur de la vérité, à partir de la volonté de puissance qui, précisément, érigeait mensongèrement Dieu en valeur suprême : « la volonté de vérité a besoin d’une critique (einer Kritik) » (GM, III, § 24, p. 339). Et Nietzsche de renvoyer au Gai savoir (GS, V, § 344, « Dans quel sens nous sommes encore pieux »).
40Entendons qu’il s’agit d’une critique généalogique prenant le relais des critiques faibles, notamment des fondations « critiques » transcendantales, encore résiduellement métaphysiques. Les généalogistes « sans-dieu et anti-métaphysiciens » (GM, III, § 24, p. 338) alimentent encore leur feu à cet « athéisme » que fut l’auto-négation positiviste de l’idéal ascétique. Cette auto-négation procédait du devoir de ne pas mentir, « de ne pas tromper…nous voilà sur le terrain de la morale » (GS, V, § 344, p. 227-228). Nous sommes renvoyés à la première des multiples morts de Dieu inventoriées plus haut, la mort de Dieu par moralité. Ruse des généalogistes : l’auto-dépassement de la morale qui, d’une morale théologique, mène à une morale anthropocentrique de la vérité positive, alimente l’athéisme fort qui est le leur. Car il y a bien deux athéismes : l’un, suicidaire, celui de l’idéal ascétique de sincérité ; l’autre, qui en prend le relais, celui du généalogiste anticipant fortement le surhomme. Les deux, certes, ne doivent pas être confondus.
41Mais le généalogiste, par une sorte de ruse de sa force, a tout intérêt a faire servir l’athéisme nihiliste à son propre athéisme, ce qui n’est qu’un cas particulier de l’utilisation des forces réactives par les forces actives. L’athéisme généalogiste procède non de la substitution de l’homme (générique ou individuel) à Dieu, ce qui n’est encore que le nihilisme auto-négatif. Il procède de la « transvaluation » : non pas d’une inversion dans une même hiérarchie de valeurs, mais d’un « saut » dans un autre « élément » valorisant, celui de la subordination des forces réactives aux forces actives. Ce « renversement » n’est pas une inversion substitutive, mais une nouvelle hiérarchie des forces, en tant que les forces sont l’élément, le milieu originaire de l’évaluation. L’athéisme généalogiste – d’ailleurs né dans la filiation de l’athéisme ascétique qui le menace comme un réflexe d’héritier – finit par « flirter », au risque d’y succomber, avec l’athéisme ascétique. : « ils étaient pour moi comme des marches, écrira plus tard Nietzsche, dont je me suis servi pour monter – il m’a fallu pour cela passer sur eux, les surpasser. Mais eux pensaient que je me reposerais sur eux… » (CID, « Maximes et traits », § 42, p. 67-68). Mais c’est là l’amorce de la transvaluation puisqu’on fait alors servir les forces réactives de l’athéisme auto-destructeur aux forces actives de l’athéisme fort préparant la venue du surhomme.
42« L’art » – cette sorte d’art qui joue le jeu des « apparences » changeantes et renversantes – est un bien meilleur allié du généalogiste que la « science » dans sa lutte contre « l’idéal ascétique » (GM, III § 25, p. 339-340). L’art est ce qui nous sauve en nous aidant à ne pas périr sous l’assaut de la vérité tragique. Cet art est bien l’art qui joue le jeu des apparences, ces apparences qui sont l’expression et le masque de la (profonde) volonté de puissance. La vraie profondeur est en effet celle des apparences, de ces couches ou de ces « masques » d’instincts superposés, tandis que la fausse profondeur est celle de l’au-delà, des arrière-mondes. « Platon contre Homère » (Ibidem, p 340) : la science ascétique, faussement profonde, qui reproche à l’art de rester passionnément à la surface des choses, contre l’art vraiment profond, qui suggère l’absurde chaos originaire, tout en le voilant (pour les « connaisseurs ») sous les apparences de dieux anthropomorphes : « les Grecs étaient superficiels… à force de profondeur » (NCW, Épilogue, § 2, p. 372).
43Que l’on examine par exemple le cas de « l’astronomie » moderne de « Copernic » (GM, III, § 25, p. 341), discipline éminente au sein des sciences de la nature, ou celui de la « science historique » (GM, § 26, p. 342) qui se targue d’être un modèle pour les autres sciences de l’esprit, et la conclusion sera la même. L’astronomie moderne (dont Kant écrivait significativement : « elle anéantit mon importance » (Ibidem, p. 34118) travaille, non pas à faire en sorte que l’homme admire sa propre volonté de puissance, mais qu’il se réduise à un atome neutre, indifférent, dans un univers décentré, insensé. Cette volonté de rapetisser sans cesse l’homme prend le relais de cet aplatissement de l’homme devant Dieu qui était le point de départ de l’aventure intellectuelle du nihilisme. Le nihilisme astronomique (athée) prend le relais de l’ascétisme théocentré. Héliocentrisme et théocentrisme sont au fond généalogiquement solidaires. Loin de libérer la force de l’homme, l’astronomie objective l’a réduite à néant (d’où la phrase de Kant) ; elle entretient ce mépris de soi comme vie par soi comme raison qui est le propre de l’ascétisme et que ne peut donc compenser en rien la supposée « grandeur morale » de l’homme selon Kant. Il est en effet notable que, par contraste, la loi morale « …rehausse ma valeur »19 d’après lui ; mais il s’agit selon Nietzsche d’une fausse grandeur placée dans l’illusion également nihiliste d’une indépendance de la volonté vis-à-vis de la nature.
44La neutralisation par l’astronomie et la physique modernes de cette « poussée » vitale qu’était la phusis d’Héraclite et encore, dans une certaine mesure, d’Aristote, se trouve prolongée par le causalisme mécaniste glacial qui règne en maître dans les sciences historiques dominant la modernité. La science historique moderne refuse toute « téléologie » et « … se refuse à être juge » (§ 26, p. 342). Elle aussi est traversée par « un regard triste » (Ibidem), en elle non plus « rien ne croît plus, rien ne pousse plus » (Ibidem). La forte « poussée » de la phusis dans la volonté à déserté cette histoire en laquelle Kant et Hegel admettaient encore le dynamisme énergique des passions, « rien de grand » ne pouvant se faire sans elles. À présent, ce sont les froides causalités qui règnent, économiques, sociales, culturelles, ou encore les mentalités d’une époque « parfum Renan » (Ibidem, p. 343). Ainsi que l’a écrit sur cette question P. Bourget, lu par Nietzsche : « …tel milieu social étant donné, étant donnés tels ou tels esprits, tels dogmes ont dû s’établir… Telle est la méthode qu’en effet Renan s’est efforcé de pratiquer après Strauss et tant d’autres »20. Faisant intervenir, en plus du milieu, les conditions de la « race » et les contingences du « moment », Taine, « …premier des historiens vivants… » (PBM, VIII, § 254), historien « inspiré par la force de l’âme, et non par une indulgence prudente à l’égard de la force » (GM, II, § 19, p. 327), est préféré de loin par Nietzsche à Renan21, pour sa force théorique. L’homme, et à travers lui la volonté de puissance de la nature, ne fait plus l’histoire (car Nietzsche demeure naturaliste en ce sens) : la volonté physique de puissance n’est pas plus le centre volontaire en histoire qu’elle n’est, en astronomie, le centre terrestre du monde. Elle est la proie des événements, eux-mêmes étant la proie des mouvements exclusifs du milieu culturel, ce dernier réduit à des formes a priori que l’on nommera plus tard des « structures ».
45À cet historicisme, forme suprême de l’ascétisme contemplatif à la Renan, Nietzsche préfère encore le nihilisme historique actif, celui des anarchistes comme Dühring, « …la variété anarchiste qui se trouve à l’intérieur du prolétariat cultivé » (Ibidem, p. 343). Nous avons, en effet, vu plus haut Nietzsche critiquer les théories de Dühring relatives à l’explication de la justice. Mais ces théories avaient au moins le mérite d’être au service d’une pratique de l’histoire qui conservait un mobile passionnel dans la volonté de nier, de détruire tous les succédanés sociaux de l’autorité divine : « ni Dieu ni maître ». Cet objectif reposait encore sur un minimum de foi en soi et en son propre pouvoir pratique et donc en un sens de l’histoire : « tous mes respects à l’idéal ascétique, pour autant qu’il est sincère ! pour autant qu’il croit en lui-même et ne joue pas la comédie ! » (Ibidem).
46J. Habermas a particulièrement bien montré le lien, chez Nietzsche, entre théorie de la science positive (« vérité ») et perte de l’orientation pratique donnée à l’action historique dans le monde (critique du « sens »). Les théories scientifiques, pour construire leur modèle du vrai entendu comme « exactitude », sont amenées à opérer une critique négative du sens, dans la mesure où ce sens se donne toujours traditionnellement dans la religion et la métaphysique comme sens vrai. Il s’ensuit que, dans une culture dont la Table des valeurs place au premier plan le vrai, les valeurs du sens sont parfaitement négatives. Le non-sens, donc le nihilisme, en est la conséquence rigoureuse : « les théories scientifiques peuvent annuler la prétention de validité des interprétations transmises par la tradition, qui se réfèrent toujours, de façon plus ou moins avouée, à la pratique : dans cette mesure elle sont critiques »22. Or Nietzsche entend substituer à l’absence de lien établi par le nihilisme entre théorie (« vérité ») et pratique (exigence de « sens ») un lien nouveau. Dans la seconde Considération inactuelle, il avait déjà formulé à l’égard de « l’histoire antiquaire » des positivistes modernes le reproche de demeurer étrangère à l’exigence de sens émanant de la volonté d’agir dans le présent. La conception du perspectivisme, de l’éternel retour, satisfait à présent cette exigence en subordonnant à nouveau la science – pratiquée par la masse – à une pratique sensée, celle du surhomme qui est le sens de la culture à venir.
47Reste à conclure (GM, III, § 27-28). Quelles que soient ses formes, auto-critique philosophique ou positif et scientifique, l’idéal ascétique théorique, consacre l’auto-négation de la morale théologique qu’il avait initialement pour fonction de fonder. La « volonté de vérité », la volonté de ne pas mentir, a remporté la victoire sur le Dieu chrétien, ultime lieu du « sens ». Mais qu’est-ce, initialement, que cette volonté de vérité, cette volonté de ne pas mentir, sinon « la moralité chrétienne elle-même, la notion de véracité prise dans un sens de plus en plus rigoureux… » (GM, III, § 27, p. 345). On pourrait en dire autant du besoin de certitude, si tant est que la certitude est le corrélat subjectif de la vérité objective dans l’ordre « scientifique ». La volonté de certitude en tant que volonté de « faire confiance » à quelque chose de « définitif » est le succédané de la volonté d’« avoir confiance » en une volonté « immuable », celle de Dieu : « la tendance à ne vouloir absolument en ce domaine que des certitudes est la séquelle d’un instinct religieux » (VSO, § 16, p. 165). Or, le gai savoir est la volonté d’incertitudes, de vérités instables, de méfiance en la stabilité provisoire de l’évidence. Cependant, le généalogiste était lui-même initialement pris dans ce procès d’auto-négation de la théologie chrétienne, en tant que penseur « fort » dominé par la pensée « faible », mais puissante, du christianisme. C’est ce qui explique que Nietzsche, faisant la généalogie de sa généalogie, ait pu préciser dans l’Avant-Propos à Aurore (1881), paru en 1886, l’année de la Généalogie : « en nous s’accomplit, au cas où vous souhaiteriez une formule, – l’auto-dépassement (die Selbstaufhebung) de la morale » (A, Avant-Propos, § 4, p. 18).
48Auto-interprétation précieuse dans la mesure où elle indique bien que, historiquement, la force de la généalogie ne naît pas, toute armée, d’une position extérieure à la position nihiliste. Car, il est conforme à la logique de la domination nihiliste que l’ascétisme, ayant bi-millénairement renversé la domination de l’éthique de la force et convaincu les forts de la supériorité des valeurs de faiblesse, les ayant endormis, « neutralisés », ne puisse être dépassé d’abord que du sein de ce mouvement par lequel il se nie en athéisme théorique auto-critique, tout d’abord au nom des valeurs chrétiennes elles-mêmes. Les généalogistes sont d’abord pris et insérés, comme l’ensemble des esprits critiques, dans ce mouvement d’auto-négation de la morale-moralité. Dès lors « le dépassement de la morale » peut être très exactement exprimé, selon la célèbre formule nietzschéenne, comme un « auto-dépassement (Selbstaufhebung) » se produisant « en nous » (en nous, les penseurs de la force, d’abord séduits par et élevés dans l’athéisme nihiliste). Du point de vue de la « logique » d’une critique extérieure de la morale, il y a, certes, contradiction, à assumer la vertu de vérité et donc d’auto-critique en la menant du dedans de la moralité.
49Mais cette contradiction, assumée par Nietzsche, n’est que provisoire. À l’auto-négation de la morale chrétienne (effectivement contradictoire si elle était assumée totalement et définitivement par une généalogie forte) doit succéder une négation extérieure, par la « transvaluation ». Si le christianisme, en tant que dogme religieux, a été ruiné par sa propre morale - à laquelle ont pu collaborer un certain temps, de façon contradictoire, les généalogistes - il doit à présent « …aller à sa ruine aussi en tant que morale » (GM, III, § 27, p. 346). Il conviendra alors d’interroger la volonté de vérité à partir d’un autre présupposé que celui de la moralité : « “le sens de la vérité” doit, une fois rejetée la moralité du “tu ne dois pas mentir”, se légitimer devant un autre forum – en tant que moyen de conservation pour l’homme, de volonté de puissance » (FP, XIV, 25 (470), p. 156). Les morales athées, républicaines, socialistes, anarchistes, etc., ultimes succédanés moraux du christianisme, doivent elles-mêmes continuer à se nier. On a vu plus haut que Nieztsche percevait dans le « bouddhisme » physiologique, importé d’Orient en Occident avec un succès grandissant, l’ultime forme du nihilisme auto-suppressif de l’Europe. Le Christ lui-même, dont le message fut faussé par le christianisme de Paul, enseignait une morale de nihilisme passif, anticipant largement la fin de cette histoire, « comme un Bouddha né sur un sol fort peu indien » (AC, § 31, p. 190).
50L’activisme de l’anarchisme s’est finalement suspendu et retourné en une neutralisation de tout attachement à une réalité substantielle, fût-elle (dernier bastion du substantialisme) celle du Moi individuel désirant, et souffrant de ses désirs mimétiques infinitisés dans la masse. Max Stirner, dans L’unique et sa propriété (1844) soutenait en effet que l’unique valeur pour laquelle lutte encore l’anarchiste est le Moi singulier. Le bouddhisme met en question la réalité de ce Moi s’identifiant aux désirs qu’il « est » en tant qu’il les « a », Moi qu’il considére en fait comme une illusion tenace et douloureuse. Notons qu’il s’agit du Moi envisagé à la manière d’un sujet substantiel qui possède et tend à accroître ses propriétés ou ses « attributs ». Car le bouddhisme, tel du moins que l’analyse Nietzsche (AC, § 20), substitue à ce Moi, non un non-Moi absolu, mais « la personne » (Ibidem, p. 177), à savoir un Moi qui, comme intelligence pratique, exerce sur ses désirs un prudent travail de modération et de distanciation, à l’opposé de toute fusion extatique et mystique avec un néant absolu ou infini : « dans la doctrine de Bouddha, l’égoïsme devient un devoir… » (Ibidem).
51Alors peut commencer le combat « extérieur » et victorieux contre le nihilisme totalement exténué. Absolument inerte et repliée sur un « personnalisme » prudentiel de style bouddhiste, la masse des volontés réactives pourra devenir un instrument dans la main du surhomme dont le généalogiste prépare la venue : « … mais pourquoi parler du courage ? Une seule chose est ici nécessaire, c’est la main justement, une main sans scrupule, tout à fait sans scrupule » (GM, III, § 26, p. 344). Le surhomme redonnera un sens à cette culture nihiliste qui, dans le bouddhisme à usage privé, pratique l’auto-suppression du sens. Le triomphe de la volonté nihiliste de vérité jusqu’à son retournement surhumain sera « …le grand spectacle en cent actes, réservé aux deux prochains siècles de l’Europe » (GM, III, § 27, p. 346). Les anciens idéaux ascétiques – notamment avec le christianisme – avaient sans doute fait en sorte que l’homme qui souffrait de sa faiblesse puisse donner un sens à son existence. C’était, en effet, moins la souffrance en elle-même, que le fait qu’elle n’ait pas de sens qui était une malédiction. Ce non-sens redoublait la souffrance, car si l’homme souffrait de sa faiblesse, il souffrait, bien plus encore, du non-sens de cette souffrance. Or cette manière de donner un sens à la souffrance ne convient plus aux volontés faibles qui ont fait le choix de la vérité-exactitude comme valeur critique contre le sens que donnait le christianisme à l’existence. C’est notamment le cas de la pratique bouddhiste d’après Nietzsche. Celle-ci ne donne plus un « sens » à la souffrance en l’interprétant comme « péché », mais le signifie simplement et causalement comme une « douleur » physio-psychologique. La souffrance a certes une « signification » objective, mais elle n’a plus de « sens » métaphysique ou divin, et ce non-sens est accepté.
52Si le sens chrétien de l’existence ne convient pas d’avantage aux volonté fortes, ces dernières sont en revanche capables de donner à l’existence dans son ensemble, et par là à la souffrance de l’humanité en général un nouveau sens. Il s’agit, au demeurant, au moment où ce sens moral, celui de la moralité ascétique, s’effondre sur lui-même, de préparer l’avènement d’une autre doctrine du sens, celle de la volonté de puissance, de l’éternel retour et de Dionysos. En attendant, il serait naïf d’ignorer tout le parti que peut tirer le surhomme des religions nihilistes ou de leurs succédanés socialistes et boudhistes bien compris. Il s’agit plutôt de subordonner cette existence absurde en la dominant, au sens total, plus compréhensif, que la volonté forte donne à l’existence et à la souffrance. Le surhomme doit intégrer ce non-sens (les sciences, leur mécanisation technique, la surproduction matérielle conséquente, le bouddhisme européen), comme moyen, à cette signification forte qui vise comme fin une plénitude active d’affirmation de soi, effectivement présente à elle-même dans la jouissance dionysiaque de sa force. Si nous imaginons l’avenir dominé par le surhomme, ses « esclaves » auront toujours besoin de leur petite justice républicaine et de leur petite consolation « nihiliste » (le bouddhisme lui-même sera sans doute encore longtemps utilisable, « épuré » psycho-physiologiquement) pour accepter la nouvelle domination. Le nihilisme, devenu complètement inoffensif, totalement inactif, demeurera « utile » au surhomme. Il sera « conservé » à la base de la culture et « nié » à son sommet, chez le surhomme lui-même. L’Aufhebung ici encore est une négation supérieure qui, néanmoins, conserve ce qu’elle nie sur un autre plan, sans spéculation. Aufhebung non dialectique, car la conservation ne se (selbst) dépasse plus du dedans dans ce qui la nie, les deux types de volonté demeurant extérieurs l’un à l’autre. En dépit des apparences de consensus soigneusement entretenues, l’hétérogénéité et la distance resteront irréductibles entre les deux pôles de la nouvelle civilisation. Le surhomme dominera en marquant la distance entre les deux morales : « point de vue capital : creuser des distances, mais ne pas créer des antagonismes. Liquider les organismes intermédiaires et en diminuer l’influence : moyen principal pour entretenir des distances » (FP, XIII, 10 (63), p. 141, trad. modifiée). Le nivellement socialement démocratique et psychologiquement bouddhiste permettra de garder à tous les médiocres le courage d’être eux-mêmes tout en jugulant, avons-nous vu, leur prolifération démographique. On sait que les fonctions de la nouvelle culture « surhumaine » se dédoubleront (un peu comme chez Marx, la division du travail de domination, en domination politique et domination idéologique) : « non pas une race de maîtres dont la tâche s’épuiserait à gouverner, mais une race ayant sa sphère de vie à régler, sa propre sphère de vie avec un excédent de force pour la beauté, le courage, la culture, les manières dans ce qu’il y de plus spirituel » (FP, XIII, 9 (153), p. 86). Jusqu’à ce que, la loi du jeu du monde étant celle de l’éternel retour, le surhomme lui-même doive sans doute laisser la place, à une nouvelle forme, triomphante, de nihilisme.
Notes de bas de page
1 Dans ses Principes d’une philosophie de l’avenir, 1843, § 36. Cf. aussi Contre le dualisme du corps et de l’âme, de la chair et de l’esprit, 1884.
2 N’omettons pas que Wagner dédia L’œuvre d’art de l’avenir (1849) à Feuerbach. Pour son influence indirecte mais considérable sur l’athéisme de Nietzsche, il faut se reporter aux analyses de K. Löwith in De Hegel à Nietzsche, trad. Laureillard, Paris, Gallimard, 1969.
3 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, édition citée, II, p. 101 : la « pure intellection …dit en effet de la foi que ce qui est pour elle l’essence absolue est un être de sa propre conscience, est sa propre pensée… ».
4 Kant, Critique de la faculté de juger, § 59, « De la beauté comme symbole de la moralité » : « je dis donc : le beau est le symbole du bien moral », trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 175.
5 Affirmation inexacte en toute rigueur, puisque Kant analyse aussi le point de vue, nullement négligeable selon lui, du créateur, dans la troisième Critique, lorsqu’il s’agit du « génie » et des « Idées esthétiques », § 46-50.
6 E. Kant, Critique de la faculté de juger, I, § 2, « La satisfaction qui détermine le jugement de goût est désintéressée », édition citée, p. 50.
7 Stendhal, Rome, Naples et Florence, 1854, in Œuvres, édition citée, tome XII, p. 45-46 : « la beauté n’est jamais, ce me semble, qu’une promesse de bonheur ». Il n’est pas inutile de rappeler que Stendhal parle alors, non d’œuvres d’art, mais de la beauté des femmes italiennes dont le caractère fait songer au « bonheur des passions bien plus qu’aux plaisirs passagers d’une galanterie vive et gaie » (p. 45). C’est l’anticipation du bonheur de la conquête passionnelle et de notre unité dans la maîtrise de l’autre (la femme ou toute réalité à conquérir) qui est source d’une satisfaction non purement esthétique comme l’est celle de Kant. Cf aussi De l’amour, où l’on saisit que c’est la nature du bonheur promis qui justifie le jugement de beauté : « le bonheur d’un Grec était différent du bonheur d’un Français de 1822 », Chap. XVII, note.
8 A. Schopenhauer, MVR, Livre III, § 38, « Le plaisir esthétique : il naît d’un exercice de la faculté de connaître, indépendant de la volonté », édition citée, p. 250-252.
9 A. Schopenhauer, Ibidem, Livre IV, § 68, « L’ascétisme ou anéantissement volontaire de la volonté. Exemples empruntés à diverses religions », p. 475-498.
10 Nietzsche se réfère aux dernières lignes de la Fondation de la métaphysique des mœurs, Pléiade, III, p. 337 : « nous ne comprenons sans doute pas la nécessité pratique inconditionnée de l’impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité (wir begreifen aber doch seine Unbegreiflichkeit) ».
11 Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, I, Préface, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, 1939, p. 19.
12 A. Schopenhauer, MVR, IV, § 55, édition citée, p. 397.
13 A. Schopenhauer, Ibidem, IV, § 59, p. 410.
14 J. G Fichte, Le système de l’éthique, 1798, traduction Naulin, PUF, p. 328.
15 E. Kant, Critique de la raison pratique, Œuvres, Pléiade, III, p. 717 : « la loi morale est en effet pour la volonté d’un être absolument parfait une loi de sainteté ».
16 Echo manifeste de la lecture de P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, 1883-1885, Paris, Gallimard, 1993, p. 140 et 142, Chapitre IV, sur Taine : « la science a été sur la voie de la prospérité du jour où les savants ont eu le culte, la passion exclusive du fait, et rien que du fait… Ce sont donc des petits faits qu’il faut connaître et qu’il faut classer ».
17 E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, II, ch. III, « L’idéal de la raison pure ».
18 Nietzsche, sans donner de référence, cite néanmoins exactement la « Conclusion » de la Critique de la raison pratique, voir Kant, Œuvres, II, Paris, Pléiade, p. 802.
19 Ibidem, p. 802.
20 P. Bourget, Essais, édition citée, p. 49.
21 Réponse d’H. Taine, lettre du 17 octobre 1886, à l’envoi de Par-delà le bien et le mal : « je relirai ce morceau, quoiqu’il s’y trouve un mot beaucoup trop flatteur sur mon compte », cité in NO, II, p. 1356, note 4. En 1887, Taine répond à l’envoi de La généalogie : « je suis très heureux que mes articles sur Napoléon vous aient paru vrais, et rien ne peut résumer plus exactement mes impressions que les deux mots allemands dont vous vous servez : Unmensch und Uebermensch » (in Taine, sa vie, et sa correspondance, tome IV, Paris, Hachette, p. 241-242).
22 J. Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976, p. 323.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003