Chapitre 2. La faute, le châtiment, la mauvaise conscience
p. 219-250
Texte intégral
« Toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose. »
(Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, V, 105)
1. La faute-dette et son châtiment-paiement
1Mentionnons les trois étapes que comportera cette nouvelle perspective généalogique sur la morale ouverte par la seconde Dissertation : d’abord, la généalogie de la faute et du châtiment dans le cadre de la justice des maîtres (§ 1-15) ; ensuite, la généalogie de la mauvaise conscience et de la moralité subjective comme intériorisation du châtiment (§ 16-18) ; enfin, la généalogie de la religion de la mauvaise conscience (§ 19-25).
2La généalogie de la faute (GM, II, § 1-15) s’établit en premier lieu dans le contexte de la « morale des maîtres », cette « moralité des mœurs (Sittlichkeit der Sitten) » qui précède, en fait comme en droit, la « moralité » (Moralität) des moralistes et de la conscience morale intérieure. Le questionnement auquel se livre ici Nietzche est celui de l’origine du droit pénal comme condition « morale (sittlich) » de la mauvaise conscience. On pourrait penser que Nietzsche déplace alors les questions philosophiques de droit politique de leur horizon traditionnel, celui de la législation et du gouvernement dont dépendait la problématique du droit pénal, pour considérer comme fondamentale la question des interdits et de la peine. On pourrait aussi supposer que cette manière de poser généalogiquement la question de l’État à partir du problème de la peine, conséquence de l’injustice commise, lui a été transmise par Schopenhauer dont il se pénétra avant tout autre philosophe et selon qui « ...la science de l’État, la science de la législation, n’a en vue que la victime de l’injustice »1 et encore : « l’État est un moyen dont se sert l’égoïsme éclairé par la raison, pour détourner les effets funestes qu’il produit... »2. Mais ce serait ignorer que le mobile originaire de la pratique politique est, chez les nobles, « ...une surabondance de force plastique... » (GM, I, § 10, p. 236) qui s’exerce dans la guerre à l’extérieur et dans la législation à l’intérieur de la communauté. De sorte que si le châtiment est bien l’objet ultime de la législation (sur ce point il y a accord de Nietzsche avec Schopenhauer), elle n’en est pas le mobile qui est la passion de commander au moyen des lois (cette généalogie du mobile typique n’ayant aucun correspondant dans la théorie schopenhauerienne).
3L’hypothèse formulée au § 4 est que : « le concept de “Schuld” (faute) par exemple, concept fondamental de la morale, remonte au concept très matériel de “Schulden” (dettes) » (GM, II, § 4, p. 256). Le rapport entre faute et châtiment sera modelé sur le rapport entre la dette et son remboursement : le fautif est comme un débiteur face à un créancier (la collectivité) qui se rembourse par le moyen du châtiment. Mais le paiement n’a le droit d’être exigé que si le débiteur se souvient de sa dette, que s’il est « un animal qui puisse promettre » (§ 1, p. 251). Ceci suppose que l’on passe d’une domestication par simple « dressage » animal à une éthique dans laquelle l’individu puisse promettre, c’est-à-dire à la fois se souvenir et s’engager pour l’avenir à accepter de rembourser, de « payer pour sa faute ». Être fidèle à son passé et s’engager pour l’avenir constituent l’homme comme « historique », cet accès à l’historicité étant le fruit le plus mûr de l’éthique des mœurs, résultat de « tout son travail préhistorique » (GM, II, § 2, p. 251).
4D’abord, apprendre à bien se souvenir. À la manière de Bergson, Nietzsche est amené à distinguer deux formes de mémoire : la mémoire que s’imposent par nature les « forts » reposant sur une énorme dose d’oubli, nécessaire pour que la mémoire de l’habitude utile soit sélectionnée dans le présent, et la mémoire que les « forts » s’imposent et imposent aux faibles par une disposition « morale » qui est celle du souvenir de la dette. Se trouvent mises en place, d’un côté, la mémoire-habitude faite d’oubli et, de l’autre, la mémoire-souvenir résultant d’un combat cruel contre l’oubli3. L’homme fort vit au présent et, pour son action adaptée, il a naturellement besoin d’être attentif à ce que requiert la situation actuelle : d’où la nécessité d’oublier tout ce qui, dans le passé, est inutile voire nuisible à l’adaptation présente et à la prévision de l’avenir proche. « Faculté d’inhibition active » (GM, II, § 1, p. 251)4, l’oubli qu’est la mémoire sélective empêche les souvenirs inutiles d’encombrer « la conscience » de l’homme actif, ce dernier devant néanmoins mobiliser une certaine « mémoire-habitude », puisque les situations analogues entraîneront, en vertu des enseignements de l’habitude, des comportements analogues. À cet oubli nécessaire à la conscience du présent, il faut opposer la volonté morale de ne pas oublier, la mémoire nécessaire à la volonté de l’avenir le plus lointain : « une volonté qui persiste à vouloir ce qu’elle a une fois voulu » (Ibidem, p. 252) et qui doit en conséquence lutter contre l’oubli et se souvenir pour pouvoir finalement répondre de soi dans l’avenir5. On peut imaginer que cette promesse de ne pas oublier porte d’abord sur les accords passés entre volontés fortes, décidées à un existence commune, ce qui va entraîner tout un travail de « culture », caractérisé par deux traits6. D’abord, l’homme de promesse s’engage sur un avenir essentiel distinct de ce qui est inessentiel ou futile : « aussi a-t-il dû apprendre (gelernt) à séparer le nécessaire du contingent » (GM, II, § 1, p. 252). Ensuite, l’homme de promesse doit calculer et prévoir son comportement, et ce, déjà sous la forme d’un impératif hypothétique : « si telles circonstances se présentent dans la communauté, alors je devrai agir ainsi ». Et surtout : « si je ne tiens pas ma promesse, alors les autres me puniront... ». La moralité des mœurs a ainsi « ...rendu l’homme vraiment calculable » (Ibidem, § 2, p. 252). Cependant ce n’est là qu’une première forme de promesse, celle qui est nécessaire à la moralité des mœurs, mœurs que les maîtres imposent aux faibles tenus en esclavage. Mais cette morale des mœurs produit, comme « le fruit le plus mûr de l’arbre » (GM, II, § 2, p. 253), les décisions suprêmes de « l’individu souverain (das souveraine Individuum) »7 qui est non seulement le maître des mœurs, mais qui, purement autonome (autonome), est « supramoral (übersittliche) ». Nietzsche introduit un nouvel élément de complexité généalogique avec le concept d’« individu souverain ». Car, d’un côté les maîtres primitifs qui créent la moralité des mœurs sont bien, en un sens, des « individus souverains », mais on ne peut dire qu’ils sont les « fruits » tardifs de cette moralité des mœurs ; bien plutôt en sont-ils les « racines ». D’un autre côté, les maîtres sont aussi, plus tardivement, « le fruit le plus mûr de l’arbre » (Ibidem).
5La contradiction est évitée si l’on distingue les maîtres primitifs et les maîtres dont la souveraineté dérive de la moralité des mœurs qu’ils « dépassent » véritablement, en « surmontant » à partir d’eux-mêmes les obligations légales de promesse. Ils la dépassent vraiment parce qu’ils conservent de la « promesse des mœurs » l’impératif de la mémoire longue et de la finalité collective de la promesse, car, avec la « promesse des mœurs », la morale devient celle d’une collectivité historique en rapport avec d’autres communautés que les maîtres ont à défendre. Mais ils la dépassent, puisqu’ils la formulent et la tiennent à partir d’eux-mêmes et non à partir d’un Autre, soit à partir de la loi ou de la contrainte des mœurs. Le maître a alors acquis et confirmé la puissance de promettre sans y être contraint par une moralité des mœurs qui impose du dehors la promesse.
6Le maître n’est pas « supramoral » absolument parlant, puisqu’il a une morale, celle de la promesse souveraine par laquelle il s’engage vis-à-vis de ses pairs. Mais il est « supra-éthique (übersittlich) », au-dessus de la « moralité des mœurs » (Sittlichkeit der Sitte), puisque c’est lui qui a engendré celle-ci et qu’il en reprend le produit, la « promesse », en toute autonomie. Il est au-dessus de la moralité objective des mœurs et même, par avance, au-dessus de la moralité subjective qui va devenir celle de l’esclave et dont il n’a initialement aucune idée. Certes, les « fauves » de la maîtrise primitive (préhistorique) étaient bien, d’une certaine manière, des individus souverains, puisqu’ils détenaient par la force de leur nature inculte le pouvoir d’imposer leur volonté aux faibles. Mais ils n’avaient, comme tels, aucun sens du temps en tant que continuité historique, continuité à soutenir précisément par la force de ces actes en eux-mêmes discontinus que sont les promesses, et dont la promesse instituée par les mœurs leur a fait prendre conscience. Ils n’avaient donc aucune autonomie véritable. Les individus souverains « tardifs » ou « historiques », au contraire, dépassent véritablement la morale des mœurs et se surmontent ainsi à partir d’eux-mêmes. Ils conservent la promesse en se la donnant souverainement, comme un code d’honneur intérieur dont la continuité repose sur une convention toujours révisable et non prévisible. Ils ne conservent pas la promesse d’obéir à la loi en l’intériorisant, comme le font dorénavant les faibles, qui engendreront ultérieurement les « moralistes » comme Socrate, Kant, etc. On ne peut cependant confondre les individus « moraux », fruits tardifs de la moralité des mœurs du côté des faibles qui subissent les mœurs et les « individus souverains », fruits tardifs de la moralité des mœurs, au-dessus des mœurs.
7Cette autonomie est donc un « auto-dépassement » de l’éthique, non par la voie de l’intériorisation de la moralité mais par son surpassement en quelque manière sur-humain8. L’individu souverain est bien surhumain en ce sens qu’il dépasse l’humanité ordinaire à laquelle il a imposé sa loi en se réservant dans la distance ses maximes propres, dont la promesse. Il dispose donc de ses vertus, de la force de promettre exercée dans les circonstances qui lui conviennent. Ces vertus sont à rapprocher de la vertu de la Renaissance, vertu de la promesse de l’homme d’honneur (« garantie sans moraline » (AC, § 2, p. 162). Car, ajoute Nietzsche, « “autonome” et “moral” s’excluent » (GM, II, § 2, p. 253). L’individu « moral » est hétéronome puisqu’il subit la moralité des mœurs que lui impose le maître. Quant au maître, il peut devenir « autonome », se donner à lui-même sa loi, mais cette loi n’est précisément pas la loi « morale », ce qui signifierait ici la loi des mœurs. Notons que l’autonomie morale de la « moralité » (Moralität) au sens de Kant résultera elle-même de l’intériorisation de la moralité des mœurs par la « mauvaise conscience » ou l’« intériorisation de l’homme » (GM, II, § 16-18) et ne peut être confondue avec l’autonomie radicale de l’individu souverain. L’individu souverain ne serait donc pas ce qu’il est sans la moralité des mœurs, dans la mesure où celle-ci a engendré la « formation » de la promesse et à la promesse, c’est-à-dire le sens du temps et de la fidélité à l’histoire. Cette souveraineté singulière, qui correspond au troisième stade de l’histoire de la morale étudiée plus haut dans Aurore (1. moralité des mœurs, 2. moralité des moralistes, 3. morale de l’individu créateur) ne détruit nullement la « moralité des mœurs », qui continue d’être essentielle pour les individus noyés dans l’indivision réactive et avec lesquels l’individu souverain ne peut que coexister. De même, le surhomme continuera, avons-nous vu, de faire exercer une législation collective « pour les autres », législation à laquelle d’ailleurs il peut se conformer le plus souvent. Disons même que ses actes, matériellement, seront fréquemment les mêmes que ceux imposés par le respect de ces mœurs. Mais l’individu souverain se réapproprie la promesse comme « l’homme qui peut promettre » (Ibidem, p. 253), en tant qu’individu singulier, à d’autres individus voulus dans leur singularité. Nietzsche utilise ici le terme « pouvoir (dürfen) » au sens d’« avoir le droit » ou d’« être autorisé ». Le maître formé historiquement est un « individu souverain » dans la mesure où il se réserve le droit suprême de la promesse individuelle faite à ses pairs, au-delà du « devoir de promettre » constitutif de la moralité des mœurs, devoir de promettre par lequel, dès lors, dans ce contexte, au milieu de ses pairs, il ne sent absolument pas lié.
8Mais ce droit lui-même est une conquête singulière et exceptionnelle. Nul autre, en effet, que lui-même ne contraint le maître à tenir sa promesse et cette promesse est faite, non à la collectivité soumise aux « mœurs », mais, inter pares, aux rares égaux qui en sont jugés dignes et qui devront d’ailleurs assumer, dans la perspective de la surhumanité, les obligations de nouveaux « législateurs ». Ainsi, l’individu souverain accède-t-il à la « liberté » et à la « responsabilité ». Le généalogiste n’entend aucun de ces termes, tous deux « repris » et « relevés » dans un dessein parodique et « polémique », en leur sens métaphysique, vivement critiqué plus haut. La « liberté » de l’individu souverain s’entend au sens que Nietzsche lui donnait dans Par-delà bien et mal, ouvrage que « complète et éclaire » La Généalogie, selon l’Avertissement (p. 213) : « ce que l’on nomme liberté est essentiellement notre sentiment de supériorité à l’endroit de celui qui doit obéir. “Je suis libre : il doit obéir”, cette conviction réside au fond de toute volonté » (PBM, I, § 19, p. 36).
9On pourrait songer à faire remonter cette conception de la liberté saisie comme victoire sur un adversaire à celle de maint philosophe grec. « Se vaincre », « se maîtriser », « se dominer », sont des formules qui reviennent sans cesse chez Platon, Aristote, les stoïciens, comme chez les épicuriens et même chez les Cyniques, à ce que Diogène Laërce rapporte : la liberté consiste à vaincre toutes sortes d’adversaires9. Hypothèse confirmée dans le Crépuscules des idoles, § 38, « Ma conception de la liberté » : « l’homme libre est un guerrier. À quoi mesure-t-on la liberté, chez les individus comme chez les peuples ? À la résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour garder le dessus » (CID, p. 133). La liberté consiste, ici, non dans une indépendance purement illusoire à l’égard de la nature, mais bien dans l’indépendance de notre nature vis-à-vis de l’Autre, mis, quant à lui, sous notre dépendance. La meilleure façon de se prouver son indépendance, c’est de faire dépendre l’autre de nous et la loi, mieux que la violence physique ou guerrière, est l’instrument de la vraie force. De même la responsabilité est cherchée, non dans l’imputabilité moralisante, mais dans le pouvoir de répondre de soi-même à l’avenir, d’être maître de sa propre durée. Avec le temps, cette « puissance sur soi-même » (diese Macht über sich) (GM, II, § 2, p. 253, trad. modifiée) est devenue un instinct dominant, que l’individu souverain, nommera, si besoin est, « sa conscience (sein Gewissen) » (Ibidem). Ce Gewissen est l’intériorité morale de l’individu souverain, à distinguer du Bewusstsein, ce savoir de soi en rapport avec des objets, mentionné par Nietzsche au § 1. S’étant muée en instinct en vertu de la mémoire-habitude, la conscience morale est précisément devenue inconsciente. Cette « conscience » est bien une conscience « morale », la conscience morale souveraine, cette « bonne conscience », à laquelle s’opposera comme une formation réactive la « mauvaise conscience (schlechtes Gewissen) » de la moralité.
10Quel procédé la moralité des mœurs a-t-elle retenu pour graver la promesse dans la mémoire et s’assurer le plus efficacement possible de ce que la promesse sera tenue ? Réponse : « seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire » (GM, II, § 3, p. 254). Les douleurs les plus effroyables sont en effet associées rituellement aux promesses des premiers peuples (elles accompagnent nombre d’initiations et de cérémonies où l’on promet de tenir un rôle) ; de même que les cruautés les plus raffinées viennent en châtiment du non-respect de la promesse. Le généalogiste reconnaît ici que la vie en commun – fût-elle celle de maîtres « forts », c’est-à-dire violents, imposant à leur tour leur force à des individus « faibles » – exige une morale collective basée sur « la maîtrise des passions » la plus élémentaire, savoir l’interdit des violences qui mettraient en danger le lien social. Nietzsche concède donc qu’une part non négligeable de vérité a été découverte dans la perspective sociologique et utilitariste sur la morale. Mais cette concession est une intégration. C’est intégrée à l’éthique des maîtres, c’est-à-dire des individualités exprimant des forces actives et des volontés auto-affirmatives, que la moralité des mœurs contient la dialectique de la violence et que la violence a-sociale est niée par la violence sociale du châtiment
11Ceci concédé, le généalogiste dégage la « logique de l’échange social » qui régit la relation « faute-châtiment ». La faute consiste originairement à ne pas respecter la promesse de se soumettre aux mœurs qui font loi ; et le châtiment est la peine – la douleur – infligée en échange de la faute. Cette explication s’élabore d’abord à l’encontre des théoriciens « moralistes » de l’origine du sentiment de la faute : « ces généalogistes de la morale ont-ils jamais entrevu jusqu’ici, ne serait-ce que vaguement, que le concept de « Schuld » (faute) par exemple, concept fondamental de la morale, remonte au concept très matériel de « Schulden » (dettes) » (GM, II, § 4, p. 256). Ainsi en va-t-il du concept d’« innocence (Unschuld) » signifiant l’absence de faute au sens de l’absence de dette. On se souvient que « l’innocence du devenir » signifiait dans Humain trop humain le contraire de « la fable de la liberté intelligible » fabriqué pour culpabiliser le devenir, c’est-à-dire une réalité criblée de dettes vis-à-vis de la loi morale. Les généalogistes moralisateurs se méprennent gravement sur la psychologie de l’homme primitif. Ils font intervenir un « respect pour la loi » ou l’idée que « le criminel mérite punition parce qu’il aurait pu agir autrement », toutes hypothèses (au demeurant fausses) qui, en tout état de cause, supposent une réflexion métaphysique tardive – celle des moralistes comme Socrate, Kant, etc. – sur l’origine de la faute. Mais tout aussi erronée est l’hypothèse avancée par certains généalogistes « psychologues » (tels Rée) selon lesquels la « justice pénale » reposerait sur une volonté de « vengeance » (GM, II, § 6, p. 259), relevant d’une psychologie mesquine, celle de l’homme du ressentiment. Or la justice du ressentiment effectivement motivée par l’esprit de vengeance, est postérieure à la justice des mœurs primitives : les maîtres ne sont pas animés d’une volonté de vengeance. Beaucoup plus réaliste et conforme à l’éthique de la force est l’hypothèse d’une relation d’échange et d’équivalence entre dommage (faute) et douleur (punition), cette relation étant l’extension au droit pénal de la relation entre créancier et débiteur. Ce sont les relations d’échange qui sont réglées par la commutation d’équivalence. Or, seuls les maîtres échangent, car seuls ils disposent primitivement de la propriété et des armes. Les esclaves, en effet, travaillent, et c’est dans leur rapport à la contrainte éthique des mœurs qu’on leur impose aussi la logique de l’échange. Dans un texte d’Humain trop Humain (I, § 92, « Origine de la justice », p. 77), Nietzsche avait déjà formulé l’hypothèse, en se référant à un passage de Thucydide sur la soumission des Méliens par Athènes10, que « la justice (l’équité) prend naissance entre hommes jouissant d’une puissance à peu près égale » (Ibidem). C’est dans un contexte de guerre que naissent les premières manifestation de la « justice ». Lorsque l’une des puissances est manifestement supérieure à l’autre, la victoire guerrière assurée résout le conflit, sans qu’il y ait besoin de justice au sens de l’équité. Mais lorsque le conflit armé n’a qu’une issue incertaine, du fait que les forces sont « à peu près » égales, alors naît l’idée d’un système de compensations réciproques sur le modèle de l’échange marchand : « la justice est donc échange et balance, une fois posée l’existence d’un rapport de forces à peu près égales : c’est ainsi que la vengeance ressortit à la sphère de la justice, elle est un échange » (Ibidem). Nietzsche veut dire que la « vengeance » est abandonnée comme telle en s’insérant dans un contexte d’échange qui la rend inutile et peu efficace. On remarquera cependant que cette justice guerrière emprunte le modèle (« échange et balance ») à une sphère qui est celle de l’échange marchand (non guerrier). La compensation entre ennemis se fait par un échanges de biens sur le modèle de l’échange de biens « économiques ». Dans ce texte déjà Nietzsche remarque que l’habitude et la généralisation des actes de justice « pénale », de même que leur aspect « légal », entraînent l’oubli de l’origine parfaitement « égoïste » de la justice et la formation d’une fiction : « une action juste est une action désintéressée » (Ibidem). La justice pénale interne à une société fut construite sur le même modèle : le châtiment est le paiement d’une dette.
12Le corps est la seule possession dont on dispose, quand on n’a pas (les esclaves) ou qu’on n’a plus (les maîtres) de biens extérieurs. La punition se concentrera donc de façon privilégiée sur un remboursement de dette, toujours possible dans le temps à venir, en termes de souffrance corporelle infligée au débiteur. Les esclaves, plus généralement les individus « faibles », initialement socialement dominés, entrent ainsi eux-mêmes dans le cadre de la relation créancier-débiteur constitutive de la relation faute-punition que les maîtres mettent d’abord en œuvre pour eux-mêmes : « le créancier participe au droit des maîtres » (GM, II, § 5, p. 258). Tout le monde, en effet, a un corps. « Prendre le corps comme fil conducteur », ici aussi, c’est se fier à un universel concret. On peut remarquer à ce propos que le corps est une monnaie d’échange universelle. Ce qui permet de comprendre que la sanction corporelle ait été le plus souvent préférée à une compensation par un bien extérieur (amende, confiscation, etc.), c’est que la gamme des châtiments corporels est très riche, allant de la mort jusqu’à la peine d’entrave et d’emprisonnement, en passant par la torture et la mutilation. De plus, dans la mesure où l’acte de promettre était, avons-nous vu, associé à un rituel de souffrances corporelles (dans toutes les grandes initiations où l’on promet d’être digne d’un rôle, d’un honneur, d’une fonction) la souffrance du châtiment participe de cette cérémonie rituelle et acquiert sur cette base le sens d’une jouissance festive : « dans le châtiment aussi il y a tant de fête ! » (GM, § 6, p. 260). Il serait donc naïf de croire que la cruauté humaine – la jouissance prise à la douleur d’un autre – soit seulement une donnée immédiate relevant d’une psychologie de l’innéité. À ce premier niveau déjà, il conviendrait de distinguer la cruauté comme conséquence d’une affirmation active de soi et la cruauté comme négation réactive du ressentiment. Mais à un second niveau, beaucoup plus élaboré du point de vue de l’hérédité historique, la cruauté est un acquis de civilisation : « prendre de la joie à faire souffrir » a été la condition d’une éthique de la force joyeuse, de ses promesses instituantes comme de ses sanctions pénales. C’est en tant qu’individu éthique que l’homme est devenu cruel : « on ne voulait pas renoncer à faire souffrir et (qu’) on y voyait un charme de premier ordre, un véritable encouragement à vivre » (GM, II, § 7, p. 260)
13La fécondité de l’échange marchand entraîne, en deçà même de la généalogie de la justice pénale, une véritable généalogie des valeurs de la connaissance théorique. Tout d’abord, dans cet échange, l’homme n’est pas initialement en rapport avec la collectivité éthique mais avec l’autre individu envisagé comme « personne » (GM, II, § 8, p. 262), sujet d’un droit de posséder et d’aliéner sa propriété. Nietzsche sait que « le droit personnel (das persönliches Recht) » est traditionnellement entendu comme droit de transférer, par don ou échange, une propriété d’un individu à un autre. C’est dans cette relation inter-personnelle, mieux que dans la possession ou l’usage, que ces individus se reconnaissent comme « personnes juridiques »11. Ensuite, cette relation favorise la naissance du « jugement de valeur », c’est-à-dire de « la pensée tout court » (GM, II, Ibidem, p. 263). La pensée humaine commence à s’exercer dans la « pesée », à savoir l’estimation des valeurs d’échange. Penser, c’est peser12. C’est là ce qui fait que l’homme lui-même commence à se séparer des « autres animaux » (Ibidem) par son intelligence théorique. Sur ce point, Nietzsche a sans doute tiré parti des économistes anglais, tel Smith écrivant : « on n’a jamais vu deux chiens faire entre eux l’échange équitable et volontaire d’un os contre un autre »13. La réflexion théorique s’exerce initialement dans le rapport d’homme à homme.
14Marx et Engels feront également de la sphère économique – déterminée, il est vrai, à partir du phénomène de la « production » – le lieu où l’homme se sépare historiquement de l’animal : « on peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence... »14. Mais, aux yeux du généalogiste, l’analyse marxienne enracinerait le jugement de valeur humain dans l’expérience de l’humanité « faible », celle des esclaves, car seuls les esclaves produisent économiquement. Généalogiquement, l ‘ économie originaire du jugement n’est pas celle de la production, mais celle de l’échange des produits, apanage des maîtres. Il en découle que lorsque Marx et Engels affirment que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience... »15, la phrase, qui eût pu se trouver sous la plume de Nietzsche, vise avant tout la vie productive, et non la vie d’échange. Ici la généalogie se veut, comme toujours, étymologie : on rapprochera « Mensch » (homme) de « manas » (« conscience » en sanscrit) ou encore de « messen » (mesurer). Les hommes sont supposés avoir échangé des produits naturels, avant même qu’une fraction d’humanité produise au bénéfice d’une autre. Et l’axiologie, discours sur les valeurs en général, conservera la détermination par les valeurs de troc ou d’échange marchand : « toute chose à son prix, tout peut être payé » (GM, Ibidem, p. 263). La première forme de « justice » est donc la justice « commutative », celle qui préside aux échanges et c’est sur son modèle qu’on envisagera la justice « pénale » ou « punitive »16. Mais cette justice, purement humaine, ne mène qu’à une approximation, c’est-à-dire à un « compromis » sur une équivalence, point sur lequel insiste Nietzsche dès l’Avant-Propos en rappelant ses analyses antérieures : « voyez ce que j’ai écrit dans Le voyageur et dans Aurore sur l’origine de la justice comme compromis entre puissances à peu près égales » (A-P, § 4, p. 218). Dans cet ordre de choses, également, l’idéalité mathématique d’une justice « pure », parfaitement adéquate, ne serait qu’illusion.
15La relation de créancier à débiteur a donc été transférée à la relation de « la communauté » (das Gemeinwesen) à ses membres. Ceux-ci lui ont promis, par engagement, de renoncer à y produire dommages et hostilités, à elle qui les protège des dommages et hostilités extérieurs. Le « criminel (Verbrecher) » est celui qui oublie cette promesse, le « briseur (Brecher) » du lien communautaire (Ibidem, § 9, p. 264). Par là, il s’exclut de la communauté qui se rembourse sur lui en le traitant à la manière d'une bête sauvage ou d'un ennemi extérieur. Certes, les modalités d’administration de la peine, d’abord purement et durement corporelles, se sont peu à peu détachées du corps : « plus la puissance et la conscience de soi d’une communauté augmentent, plus le droit pénal s’adoucit » (GM, II, § 10, p. 265). Le criminel est de plus en plus « appréhendé » au sein d’institutions judiciaires spécifiques qui, par là même, le protègent et le reconnaissent comme sujet de droit. De plus, le paiement de la dette ne se fait plus immédiatement en termes de châtiment corporel, ce qui signifie que l’on distingue le sujet du délit de son action et donc de son corps : l’amende en argent suffit souvent à rembourser la communauté ou la personne lésée que protège la communauté, par où la peine retrouve, en son abstraction, sa forme comptable initiale17. Enfin, la communauté, pleinement assurée de sa puissance, peut accorder sa grâce.
2. Le châtiment comme volonté du ressentiment
« (Le philosophe) a aujourd’hui le devoir (die Pflicht) de se méfier, de darder sur le monde, du fond de tous les gouffres du soupçon, le regard le plus mal intentionné. »
(PBM, II, § 34, p. 53)
16Après avoir établi la généalogie de la faute et de la peine dans le contexte de la moralité des mœurs et de l’échange des biens (§ 1 à § 11), Nietzsche s’emploie à critiquer, de façon « polémique », les théories de l’origine de la faute, du châtiment et de la justice qui les enracinent dans le contexte, en réalité dérivé et dominé, du ressentiment et de la stratégie réactive de l’homme faible (§ 12-15). Il ne faut pas oublier que l’homme du ressentiment, dont la « culture » et les théories ont dominé, mis à part quelques rares et brefs « entr’actes », la scène européenne depuis le christianisme jusqu’à l’époque contemporaine, a sa théorie de l’origine de la justice, contre laquelle polémique le généalogiste. Nous savons que les maîtres définissent d’abord la justice originaire comme un rapport entre égaux, une justice commutative de l’échange, puis comme un rapport entre le débiteur (qui promet de se soumettre à la communauté) et le créancier (la communauté qui le punira s’il oublie sa promesse). C’est alors seulement que sont intégrés à la relation de justice les esclaves soumis à la communauté des maîtres. La justice devient une relation d’échange de tout individu avec la totalité de la communauté. Il n’y a là en aucune façon une « volonté de vengeance » supposée mobilisée par le ressentiment, mais une volonté initiale d’action en commun des maîtres, et, en conséquence, nulle relation inégalitaire, non plus, entre les individus. Si ré-action il y a du châtiment vis-à-vis du crime, cette réaction est pensée et pesée en termes d’action « forte », produite en retour d’une action initiale également « forte ». Au § 11 de cette Seconde Dissertation, Nietzsche oppose trois objections aux arguments énoncés en faveur d’une origine réactive de la justice, soutenue notamment par E. Dühring18, qu’il cite à maintes reprises. Selon l’aveu de Dühring lui-même : « la doctrine de la vengeance, c’est le fil rouge de la justice qui traverse tous mes travaux » (GM, II, § 11, p. 267). La première objection de Nietzsche consiste à souligner le caractère généalogiquement dérivé de la justice-vengeance ou de « la justice de ressentiment ». Il faut reconnaître à Dühring le mérite de la franchise réactive, en avouant que la justice n’est, pour un être faible, qu’une élaboration secondaire, un moyen de défense contre les attaques de celui qui le domine. Mais Dühring a tort d’ignorer (ou de feindre) que c’est là une « genèse » seconde, que cette justice s’est substituée dans la volonté et l’esprit des faibles à une justice forte, originaire, qu’ils ont précisément subie comme une violence, n’y ayant aucun droit constituant. La justice, arme de protection et de défense du faible contre le plus fort, voilà qui suppose d’ailleurs une « moralisation » de la justice déjà détachée de la forte éthique des mœurs primitives. Bref, on peut d’abord dire que Dühring n’a aucun sens des priorités généalogiques, puisque « le sentiment réactif est la toute dernière conquête de l’esprit de justice » (Ibidem). La seconde objection à l’hypothèse « réactive » concerne la conscience de la justice. Le paradoxe est qu’ici ce soit l’homme actif, agressif, qui accepte l’idée d’égalité de tous sous la loi, et qui porte sur la règle de justice le regard de l’objectivité. Ceci précisément parce que la règle de justice est instituée d’abord pour lui entre ses pairs, d’égal à égal, et qu’il n’a aucune raison de soupçonner a priori l’impartialité de la règle : « aussi, a-t-il de son côté le regard plus libre et la conscience meilleure (das besserer Gewissen) » (GM, p. 267, trad. modifiée). L’homme réactif, au contraire, projette dans la justice sa « mauvaise conscience », celle qui culpabilise tout acte de violence externe et qui, par conséquent, a du mal à accepter un éventuel châtiment « juridique », car la mauvaise conscience n’accepte, au fond, d’être punie que par elle-même (remords, repentir) ou par Dieu qui « se paie » par la mort de son Fils, de la faute originelle et par l’éternel Enfer, des autres fautes : « Dieu se sacrifiant lui-même pour payer la dette de l’homme » (GM, II, § 21, p. 283). La volonté du ressentiment se méfie en conséquence de la justice « purement humaine » ou intersubjective qu’accepte au contraire avec confiance l’homme actif.
17La troisième objection est de nature historique : « consultons enfin l’histoire » (Ibidem, p. 267). Là où la justice collective, « éthique », s’est instituée, elle a eu pour fin de s’imposer du dehors aux individus réactifs, afin d’éviter les réactions « imprévisibles » du ressentiment, mobile de la basse vengeance. « Rendre l’homme calculable » en ce qu’il promettait de faire et en ce qu’il acceptait de subir fut, on l’a vu, le sens de la violence corporelle normative, instituée. Ainsi, par un nouveau paradoxe, la généalogie de la volonté forte mène à l’éloge de l’impersonnalité de la loi : « c’est en instituant la loi, notification impérative de ce qui, à ses yeux, est permis et juste ou interdit et injuste, que la puissance suprême intervient décisivement contre la prédominance des sentiments réactifs » (Ibidem, p. 267). De même que la volonté forte a « la meilleure conscience (das besserer Gewissen) » de l’objectivité de la justice, de même la volonté forte institue historiquement « de façon plus impersonnelle » (GM, p. 268) la forme de la loi, comme instrument de puissance sur une masse d’individus ainsi dépersonnalisés. Se réservant la personnalité et la volonté-artiste d’un lien communautaire, les forts deviennent « maîtres » de la loi, « comme moyen de créer des unités de puissance plus grandes » (GM, Ibidem). Le légalisme est donc paradoxalement d’abord du côté des forts et non des faibles.
18L’opposition de Nietzsche à Calliclès, déjà manifeste dans sa théorie de la vertu du surhomme et du plaisir étudiée plus haut, s’approfondit dans la théorie des rapports entre la justice et la loi. Calliclès affirmait en effet : « ce sont, je crois, les faibles et le grand nombre auxquels est due l’institution des lois »19. Or, selon Nietzsche, la loi n’est précisément pas le moyen que les faibles, plus nombreux, ont inventé pour dominer socialement les forts, puisqu’elle est, au contraire, l’œuvre initiale des forts qui sont en moins grand nombre et qui font davantage confiance à la loi que les faibles. La thèse de Nietzsche est strictement l’inverse de celle de Calliclès. Mais, ainsi, le droit stricto sensu, comme droit « positif », et la légalité juridique, comme légalité communautaire, ne sont qu’un « état d’exception » (GM, Ibidem). Modalité exceptionnelle de l’affirmation de soi entraînant la négation de l’autre, « l’ordre juridique (die Rechtsordnung) », en tant qu’ordre spéciquement humain, s’inscrit dans le processus d’auto-dépassement de la vie comme volonté de puissance. De ce point de vue, et grâce précisément à cette impersonnalité interne vis-à-vis des faibles qui sont sa masse agie, un tel ordre ne peut qu’être l’ordre juridique de communautés particulières, « instrument de lutte entre des complexes de puissance (Macht-Complexen) » (Ibidem).
19Il s’agit toujours de nations particulières en relation d’auto-législation interne ou en rapports arbitraires externes, et non de l’ordre juridique de la communauté universelle du genre humain. Il serait illusoire, en conséquence, de prolonger la relation de justice au niveau d’un « ordre du monde » naturel, puisqu’en la nature règnent des modalités éternellement conflictuelles de volonté de puissance, qui n’ont rien à voir avec la justice légale et exceptionnelle, seulement « humaine, trop humaine ». Illusoire aussi de prolonger au-delà des communautés nationales, l’idée d’une justice universelle du genre humain ou d’un droit cosmopolitique mondial vis-à-vis duquel Nietzsche n’a pas moins de sarcasmes que Hegel vis-à-vis de l’idée kantienne d’une paix entre les nations reposant sur l’observation d’une justice cosmopolitique légale. L’Europe de la grande politique elle-même, bien que supra-nationale, ne reposera pas sur la « suppression » des nations, et encore moins une politique surhumaine mondialisée. Le nationalisme seul est à combattre par la fédération des nations, dont les communautés sont toujours envisagées par Nietzsche comme restreintes. Se trouve en conséquence à nouveau dévaluée, comme hostile à la vie, la conception du « cliché communiste » (Ibidem) de Dühring. qui envisage à terme la dissolution des différences nationales et le dépérissement de l’État (de la justice stricto sensu) dont il n’est nullement question dans la perspective nietzschéenne.
20Mais les objections avancées contre l’origine réactive du droit n’empêchent nullement le généalogiste de reconnaître qu’il y a en effet toujours eu deux manières de concevoir et d’instaurer le droit : l’une, active, l’autre réactive, l’une comme arme offensive de la force, l’autre comme arme défensive de la faiblesse. L’institution juridique, comme tout organe vital et comme tout organisme, est l’enjeu de deux types de forces qui luttent et dominent tour à tour. Lorsque des forces se sont emparé d’un organe, elles tendent à supprimer ou à oublier, à tout le moins, à se subordonner l’orientation des forces qui dominaient antérieurement cet organe, et, ayant réfléchi leur but, « ...placent ensuite ingénument ce but à l’origine » (GM, II, § 12, p. 268). C’est tout particulièrement le cas des forces réactives dont la stratégie est toujours la même. Neutraliser l’adversaire, en cherchant à le « convertir » en ami, par exemple en sujet que le droit universel protège et, par là même, oblige, c’est encore la ruse mise en œuvre dans la théorie darwinienne de la justice. De la même façon, en Allemagne, les généalogistes comme Dühring, bien qu’admettant que la vengeance fut à l’origine du droit, sont bien loin de consentir à l’équation : « vengeance = ressentiment » qui est l’équation-clé de la généalogie nietzschéenne. Admettre que la volonté de vengeance est une volonté du ressentiment serait admettre la réactivité de la vengeance vis-à-vis de la classe des maîtres, et par là même entrer dans les vues des généalogiste « forts ». On posera donc la fiction d’une humanité originaire entièrement composée d’êtres faibles animés par l’esprit de vengeance réciproque, ce qui revient très exactement à dissoudre le concept de faiblesse généalogique dans l’unicité du genre humain.
21Une généalogie « forte » doit, en revanche, l’être assez pour admettre que la position d’une finalité unique et originaire de la vie est une illusion rétrospective, et, avant tout, une arme brandie par les faibles contre les forts, une volonté d’apaiser, d’uniformiser les forces grâce au concept de cette finalité unique et originaire. Une fois de plus, les termes mêmes de Bergson, relativement à l’illusion rétrograde d’un finalisme de la justice, pourraient être ceux de Nietzsche : « ...au lieu de penser à du nouveau, qui s’est emparé de l’ancien pour l’englober dans un tout imprévisible, nous aimons mieux envisager l’ancien comme une partie de ce tout, lequel aurait alors virtuellement préexisté : les conceptions de la justice qui se sont succédé n’auraient donc été que des visions partielles, incomplètes, d’une justice intégrale qui serait précisément la nôtre »20. Telle est précisément, pour Nietzsche, la première faiblesse de tout évolutionniste, qu’il soit libéral (Darwin) ou socialiste (Dürhing). Il s’agit d’occulter les prises de possessions successives et contingentes de « la » justice par des forces hétérogènes lui conférant chaque fois un sens nouveau, celui de « leur » type. Or, pas plus qu’il n’est unique, le concept de finalité n’est originaire. Nietzsche, à ce propos, préfère parler de plusieurs « sens » (Sinne) (GM, ibidem, p. 269), c’est-à-dire d’orientations de forces conflictuelles. Ces « sens » ne sont constitués en « fins (Zwecke) » qu’à la condition, rare et contingente, d’être devenus réfléchis, pensés, puis délibérés. Entre « sens » et « fin » le rapport est dès lors clair : le « sens » est une orientation et une direction irréfléchie, préconsciente, instinctuelle, non conceptuelle, et toujours réversible. La « fin » est le résultat d’une élaboration rationnelle et conceptuellement réfléchie du « sens » dans la perspective purement illusoire de l’irréversibilité. Une généalogie se doit d’être « sensée », mais elle ne peut être « finaliste ». Herméneutique originaire, oui, téléologie originaire, non.
22Si le concept de « finalité externe » (utilité) est le concept favori « formé » bien tardivement par les forces réactives humaines, en d’autres termes, par les hommes du ressentiment, le concept de « finalité interne » originaire de la vie (Kant)21, autre concept réactif, est peut-être encore plus suspect. Il postule en effet une forme ou une unité interne de l’organisme qui tendrait à maintenir cette forme-unité, voire à la développer par une différenciation également interne et homogène. On en vient finalement à composer les deux finalités, « ...à définir la vie même comme une adaptation interne (eine innere Anpassung) toujours plus adéquate à des circonstances extérieures (äussere Umstände) (Herbert Spencer) » (GM, Ibidem, p. 270). Ce concept synthétique de finalité interne-externe, demeure pris dans un contexte moniste et adaptatif qui est la commune faiblesse des théories de Kant, Darwin et Spencer. C’est que la réactivité adaptative ne définit qu’un type de force. L’autre type est défini par la volonté de s’imposer au dehors, de se projeter de façon plastique et dangereuse sur le milieu, de l’adapter à soi, non de s’adapter à lui. Envisagée de ce point de vue, « ...la vie n’est pas adaptation des conditions internes aux conditions externes, mais volonté de puissance qui, de l’intérieur, se soumet et s’incorpore toujours plus d’“extérieur” » (FP, XII, 7 (9), p. 286). De plus, en chaque individu se produit une configuration toujours instable et réversible des deux types de forces : il y a de la réactivité dominée chez les forts et de l’activité dominée chez les faibles, avons-nous noté plus haut au sujet de la typologie nietzschéenne. L’adaptation est un mode de volonté de puissance, un mode dominant chez les faibles, dominé et accessoire chez les forts, découlant toujours d’une évaluation, c’est-à-dire d’une interprétation des forces extérieures par un organisme donné.
23En réalité, la vie est originairement un chaos de forces de différents types entremêlées et dont les mises en « formes » provisoires sont éphémères, instables, dans la mesure où elles résultent de dominations qui ne cessent de se renverser, de forces (énergies) dont les « sens » (les orientations interprétatives) sont opposés : « la forme est fluide, le “sens” l’est encore plus... » (GM, Ibidem, p. 269). De là découle une seconde faiblesse théorique de l’évolutionnisme : non seulement il ignore la pluralité qualitative irréductible des forces, mais encore sa théorie du progrès, simplifiant à l’extrême le sens de l’évolution, postule que l’évolution, puis l’histoire qui en prend le relai, stabilisent et complexifient toujours mieux la domination des faibles. Or le destin final de l’évolution adaptative n’est nullement fixé, ainsi que le suppose Darwin, et encore davantage le « déterministe » Spencer, en une sorte de « fixisme » paradoxal, puisque s’établissant au second degré et au cœur de l’évolution, cette fois. L’interprétation morale, progressiste, d’une continuité entre la complexification croissante des organismes réactivement adaptés et l’histoire des mœurs, supposée en effectuer la reprise sous une loi générale de progrès, relève d’une illusion naïve.
24Bien que la lutte ait favorisé dans l’histoire le plus souvent le type réactif, il y eut pourtant des types activement dominants (en Grèce, à la Renaissance) et, surtout, il est possible d’inverser cette domination à l’avenir et de favoriser le dépassement de l’actuelle moralité des mœurs. Il convient, contre Darwin et Spencer, de favoriser un nouvel « élevage » (Züchtung) de caractère sélectif, tout à la fois « dressage » et « élévation » du type actif. Certains « grands hommes » (César, Napoléon, Goethe, par exemple) furent ces « individu souverains », en lesquels le généalogiste voit des anticipations. Rappelons que la domination originaire fut pourtant, partout, celle de « l’activité proprement dite (die eigentliche Aktivität) » (GM, II, § 12, p. 270, trad. modifiée) des forces actives à l’influence desquelles l’adaptation est d’abord soumise et que son inversion durable n’est pas irréversible. Rien ne prédétermine, de façon linéaire, un sens « progressiste » de l’histoire, ainsi que l’analyse de l’éternel retour, concept critique, nous en a convaincus. Le conflit d’interprétations quant au « sens » du châtiment est donc chose normale : il reflète très exactement le conflit des forces en présence, orientées – c’est là leur dénominateur minimal commun – par la « volonté de puissance » (Ibidem, p. 270).
25Après cette objection s’appuyant sur l’historicité de la justice, une quatrième objection est faite par Nietzsche à la théorie motivant originairement le châtiment et la justice punitive par le ressentiment (GM, II, § 13-14-15). Il s’agit d’une conception apparemment plus « digne », plus « morale » : le châtiment aurait pour but d’éveiller « le sentiment de la faute (das Gefühl der Schuld) » (GM, § 14, p. 273), en d’autres termes « la mauvaise conscience » sous l’aspect du « remords (Gewissensbiss) ». Notons d’abord que la « mauvaise conscience » n’est elle-même qu’une réaction secondaire, plus élaborée, du ressentiment : la volonté de vengeance contre la violence de la force s’y est intériorisée contre soi-même à partir de la négation de l’autre. Cette théorie qui a souvent les faveurs de la morale populaire – tandis que les théories de la vengeance prétendaient davantage relever de la sociologie savante – mérite d’être soigneusement réfutée. Nietzsche le fait au moyen de deux arguments.
261. Il faut premièrement critiquer l’amnésie des théoriciens du châtiment moral. Le châtiment s’est trouvé exercé, pendant la plus longue « histoire » de l’humanite, sa « préhistoire », avant que puisse « se venger », par un contre-châtiment, la mauvaise conscience. On peut dire que tant que la domination « éthique » des maîtres ne fut pas renversée, « ...c’est le châtiment qui a le plus fortement entravé le développement du sentiment de culpabilité » (GM, II, § 14, p. 273). Le malfaiteur voyait dans les actions de la « justice » exercées contre lui « exactement les mêmes » (Ibidem) que celles pour lesquelles on le punissait : tromper, faire violence, déshonorer, torturer, etc. Pourquoi, dès lors, aurait-il eu des raisons de se sentir moralement coupable ? Réciproquement, la justice éthique des maîtres ne voyait pas dans le malfaiteur un « coupable (Schuldiger) » dans le sens « moral » du terme, mais plutôt un « débiteur » (le terme allemand est le même) : « on avait affaire à un fauteur de dommage (Schaden-Anstifter) » (Ibidem, § 14, p. 274).
272. Contre cette théorie morale, ensuite, on fait fond sur la psychologie véritable de l’homme châtié. Le châtiment corporel (même sous la forme « atténuée » du simple emprisonnement) n’entraîne, de l’avis des observateurs, que très rarement du remords : il endurcit, refroidit, engendre le cynisme, l’indifférence, le regret d’avoir échoué dans lequel Spinoza voyait avec réalisme l’essentiel du morsus conscientiae. Dans le meilleur des cas – c’est pour cela qu’il était institué à l’origine : faire admettre le paiement d’une « dette » – « le châtiment apprivoise l’homme, il ne le rend pas “meilleur” » (GM, § 15, p. 275). Loin d’un remords par lequel la conscience engendrerait « la douleur intérieure », la punition de soi-même par soi-même au dedans de soi, le morsus conscientiae22 (§ 15, p. 274) est seulement le regret d’avoir été maladroit au point de se faire prendre et il renforce les comportements de ruse et de prudence, améliorant, certes, son intelligence pratique, mais non sa volonté morale.
3. La mauvaise conscience ou l’intériorisation de l’homme
28La généalogie de la faute et du châtiment que l’on vient d’analyser (GM, II, § 1-15) s’est opérée, avons-nous vu, d’abord dans le contexte originaire de l’éthique des maîtres (§ 1-11), puis de la morale des esclaves (§ 12-15). La possibilité de la « mauvaise conscience » (GM, II, § 16-18) suppose l’acquisition de la structure du châtiment dans cette éthique, dont elle n’est d’abord qu’une « intériorisation ». Les esclaves qui n’ont ni le droit d’exercer leur violence contre des ennemis extérieurs, ni le droit d’exercer le châtiment contre les ennemis « au dedans » de la communauté, « ...manquant d’ennemis extérieurs et de résistance » (GM, § 16, p. 276), intériorisent ces instincts de violence, c’est-à-dire les retournent du dedans contre l’homme intérieur qu’ils sont eux-mêmes. La mauvaise conscience n’est autre que la force active refoulée et retournée contre elle-même. Sous l’apparence de combattre les passions par la « raison » – élaboration de fait ultérieure de la mauvaise conscience – ce sont en fait d’abord des passions qui entrent en lutte contre elles-mêmes. Des maîtres, on affirmera que : « ce n’est pas en eux que la “mauvaise conscience” a germé, mais sans eux elle n’aurait pas levé, cette horrible plante, elle n’existerait pas si, sous le choc de leurs coups de marteau, de leur violence d’artiste (ihrer Künstler-Gewaltsamkeit) une prodigieuse quantité de liberté n’avait disparu du monde... » (GM, II, § 17, p. 278).
29D’une part, de par leur qualité d’êtres faibles, il est plus facile aux esclaves d’intérioriser ces instincts, dans la mesure où le bien (cf. la première Dissertation) réside pour eux dans la négation intériorisée de cette négation violente subie de la part de l’autre. À ce stade, la mauvaise conscience ne contiendrait rien de fondamentalement différent de cette disposition déjà entrevue dans la première Dissertation. D’autre part – c’est là qu’apparaît le caractère « mauvais (schlecht) » de la conscience – cette intériorisation est à présent celle de la structure de la punition, à savoir la violence exercée contre le débiteur qui ne tient pas sa promesse. En bref, la violence de la punition extérieure (juridique) est réappropriée comme violence d’une punition intérieure (morale) exercée contre toute expression de la violence (extérieure).
30En tenant compte de la circularité du processus total de la violence, on y discerne trois moments.
311. En un premier moment, l’instinct de violence extérieure des maîtres s’est déjà « auto-dépassé » dans la mesure où la volonté d’un « complexe de puissance (Macht-Complex) » (GM, § 11, p. 268) imposait l’interdit de la violence à l’intérieur de la communauté. Mais cette violence interdite se « sublimait » déjà néanmoins en « inventant » le châtiment violent. Le châtiment éthique est une violence au service de l’interdit de la violence.
322. Face à cette première négativité de l’instinct de violence, les esclaves intériorisent la violence du châtiment éthique lui-même en la sublimant en châtiment moral au service de l’interdit de toute violence extérieure, naturelle comme judiciaire, puisqu’ils n’ont pas le droit de se faire justice eux-mêmes. Il est sans doute permis de noter le parallélisme de cette généalogie de la conscience morale de l’esclave « nietzschéen » avec celle de la conscience morale de l’esclave « hégélien ». Toutefois, lorsque Hegel écrit : « le travail est désir réfréné, disparition retardée, le travail forme »23, l’interdit générateur de la conscience porte sur le désir de consommation immédiate et libre de l’objet naturel et non sur le désir comme libération de la violence à l’égard d’autrui. L’interdit du désir produit, chez Hegel, l’intériorisation de l’image, puis du concept de l’objet travaillé, tandis que chez Nietzsche cette intériorisation, suite au refoulement du désir, intériorise le châtiment, puis la conscience morale. Ceci constitue, dans le processus décrit par Nietzsche, un second moment, celui de l’intériorisation de l’interdit par la conscience morale (au sens, cette fois de la moralité subjective). Le châtiment moral est la violence du châtiment juridique intériorisée au service de l’interdit absolu de la violence. La conscience se fait intérieurement violence d’extérioriser la violence en général. La conscience morale a en effet un caractère absolu, inconditionné : trop faibles pour les satisfaire avec joie, les esclaves condamnent toute expression des instincts violents.
333. Mais le cercle sera fermé lorsque, en un troisième moment, par la médiation des prêtres ascétiques, les faibles renverseront la violence sublimée du châtiment au détriment des forts eux-mêmes qui la leur imposaient, au premier moment, en toute « bonne conscience » éthique. Un nouvelle domination, celle de l’idéal ascétique, s’exercera, fondant l’exigence de justice elle-même sur la moralisation de la justice, l’affaiblissement corrélatif de toutes les peines corporelles à caractère étroitement juridique, et, bientôt, sur l’idéal ultime : la suppression de toutes les peines juridiques (de mort, d’emprisonnement, etc.) au bénéfice des seules sanctions et souffrances « morales ». Le troisième moment consiste donc en la suppression du premier moment qui l’a engendré, l’effacement de la justice par la charité, du droit par la moralité, effacement interprété comme une stratégie des faibles. L’idéal de la vertu, c’est bien le dépérissement progressif de l’état juridico-éthique des mœurs, résidu encore trop extérieurement violent de l’éthique originaire et, comme tel, insupportable aux sujets de la « moralité ».
34Revenons sur le second moment du processus. Si la « conscience » est dite « mauvaise » (schlechtes Gewissen), c’est bien d’abord en vertu d’une appréciation des maîtres. La « mauvaise conscience » est une expression qui s’entend dans la langue des maîtres pour lesquels ce qui est opposé au « bon » (gut) est, non pas le « méchant » de la moralité (böse), mais le « mauvais » (schlecht) selon l’éthique noble. Les dominés, c’est-à-dire les faibles, sont « mauvais » : mal constitués, mal « venus », malsains, malades. Le « mauvais » de la « mauvaise conscience » s’entend au sens de la « mauvaise santé », qui a engendré une « maladie grave » (GM, II, § 16, p. 275). L’éthique des mœurs, imposa les normes liées à une vie collective : la paix civile, un minimum de vie sédentaire, la prévision de l’avenir se substituèrent « ...à la guerre, à la vie nomade, à l’aventure ». La collectivité, exigeant la communication constante, entraîna la formation de la « conscience », comme nous la restituée plus haut Le gai savoir, V, § 354 (sur « le génie de l’espèce »).
35La première maladie – qui affecta en un sens tous les hommes - fut donc celle de « la conscience (das Bewusstsein) » (GM, II, § 16, p. 275) substituée à l’instinct comme organe de connaissance. Elle rend l’homme « malade », puisqu’à la sûreté et à l’automatisme elle substitue l’hésitation, la réflexion. Cette conscience est par définition vouée à « l’erreur », car elle a pour fonction d’identifier des réalités toujours différentes et de « réduire » la nouveauté du futur par rapport au passé. Elle constitue avec le langage et les concepts « le génie de l’espèce » étudié dans Le gai savoir. Mais grâce à cette erreur vitalement utile, elle permet l’évaluation de l’avenir, le calcul, la supputation de la causalité, toutes connaissances nécessaires lorsque l’on vit, de façon durable, en communauté. Pour le dire d’un mot que Nietzsche aime répéter : la « vérité » elle-même (l’adéquation de la conscience) est une « erreur » vitalement nécessaire à l’homme en tant qu’espèce.
36Ici prend place la définition générale de l’homme comme « l’animal malade », « l’homme souffrant de l’homme, de soi-même » (GM, II, § 16, p. 276), « il est l’animal malade » (GM, III, § 13, p. 310). Cette première maladie, qui affecte tous les hommes, est celle de la « conscience de soi » (Selbstbewusstsein) ou de la « culture » imposant à l’homme de rompre dans l’angoisse avec la spontanéité de l’instinct pour lui substituer la réflexion, le sens du « futur contingent » (Aristote), la « possibilité du n’être pas ». Bien entendu, cette spiritualisation demeure le fait d’une « âme animale (Thierseele) » (GM, II, § 16, p. 276). Or, comme cette « acculturation » ou cette « spiritualisation »24 fut d’abord dominée par des maîtres imposant en conséquence de ce qu’ils étaient à des esclaves les contraintes éthiques, elle impliquait une justice pénale forte. Impliquant le châtiment, elle entraîna une seconde « maladie », celle de la « mauvaise conscience ». Les esclaves la contractèrent en intériorisant l’interdit d’une violence que les maîtres avaient, certes, dû limiter dans leurs rapports entre eux, mais continuaient d’exercer de façon « forte » et « libre » en faisant la guerre à l’extérieur et en administrant le châtiment juridique à l’intérieur. Cette seconde maladie, maladie « particulière » qui n’est plus la maladie générale de la conscience de soi, ou du « genre humain », est d’abord celle de la « faiblesse » congénitale d’un certain type d’homme qui engendre la conscience du Bien comme négation du Mal (première Dissertation) puis devient celle de la « mauvaise conscience » (seconde Dissertation). Sur la base de la structure générale de la « conscience » – maladie générale de l’animal humain – s’engendre la « mauvaise conscience » – maladie particulière d’un type humain, se formant elle-même en deux phases. La première est celle de la conscience morale des valeurs (négation du Mal décrite dans la première Dissertation) ; la seconde est celle de l’auto-punition intérieure (mauvaise conscience proprement dite décrite dans la seconde Dissertation). Au cours de cette seconde phase, la conscience s’empoisonne en secrétant la « souffrance » comme auto-punition, châtiment intériorisé, sur le mode ultimement le plus raffiné en Europe, celui de l’imitation du Christ, de la souffrance comme pénitence pour le péché : « sans aucun doute, écrira Nietzsche, c’est là une maladie, la maladie la plus terrible qui ait sévi jusqu’à présent parmi les hommes » (GM, II, § 22, p. 284).
37À l’esclave, par conséquent, toute violence est interdite, en raison, d’une part, de la structure réactive de sa catégorie du Bien (négation de la négation violente du maître : il s’interdit la violence active) et en raison, d’autre part, de l’intériorisation de la structure du châtiment qui vient en quelque sorte renforcer la structure de son intériorité morale. Les deux conditions (conscience du Bien et mauvaise conscience) doivent néanmoins être soigneusement distinguées. Car, pour que la « mauvaise conscience » soit intériorisée, il faut d’abord que se soit formée l’intériorité de la conscience morale, la conscience du Bien comme « libre négation du Mal ». La mauvaise conscience (seconde Dissertation) suppose l’intériorité de la conscience du Bien (première Dissertation) qui prépare le « lieu » où s’effectue l’intériorisation, le futur « sanctuaire » de la mauvaise conscience. Elle ne crée pas cette intériorité, ce « vide intérieur » ruminant le ressentiment, mais lui apporte un nouveau contenu, préalablement structuré par l’éthique des mœurs.
38Ceci étant admis, il est vrai que la « mauvaise conscience » intériorise la relation du châtiment à l’intérieur de la conscience morale – mais d’une conscience morale qui, de toutes façons, est déjà toute prête, prédisposée typologiquement à s’approprier cette structure de culpabilité, selon la généalogie de la première Dissertation. Il convient de souligner qu’en intériorisant la cruauté envers soi-même, les tortures morales, etc., les faibles intériorisent à présent (seconde Dissertation) la structure juridique de la maîtrise. Autrement dit : l’intériorisation du châtiment étant l’intériorisation des forces actives – libres et responsables juridiquement du châtiment – par les forces réactives, elle est l’intériorisation par l’esclave de la structure maître-esclave.
39Kant est sans doute le philosophe de la « fondation » qui a souligné le plus fortement le rapport – qui n’est pour lui qu’un rapport d’analogie et non, comme pour le généalogiste, un rapport de provenance (Herkunft) – entre le « tribunal extérieur » de la moralité des mœurs et « le tribunal intérieur » de la conscience morale. « Le sentiment d’un tribunal intérieur inscrit en l’homme, écrit-il, devant lequel les pensées s’accusent ou se disculpent l’une l’autre, correspond à la conscience morale »25. Elle est ce « juge intérieur » dont l’homme perçoit « la voix terrible »26 qu’il ne peut éviter d’entendre, même s’il n’y obéit pas. Mais il ne s’agit pour Kant que d’une analogie et non d’une origine effective, en vertu de l’autonomie supposée – pour Niezsche totalement illusoire – de la conscience morale. L’intériorisation de la force active – ce qu’est à l’origine la violence du châtiment – par la force réactive de l’esclave la mettant à son service, sur le mode de la peine interne que sont remords et repentir, n’est évidemment pas perçue par Kant. Il place d’emblée la dualité du juge et du jugé comparaissant, sous le signe de la différence entre la volonté-noumène (le juge) et la volonté phénomène (le jugé), afin, mentionne-t-il, d’éviter la contradiction qui consisterait à identifier dans la conscience, juge et partie, et à menacer de partialité les jugements moraux.
40Relue du point de vue du généalogiste, cette analyse de la « conscience morale » opère deux déplacements dont l’unique bénéfice est celui de la dissimulation, soigneusement entretenue par Kant, de l’origine réelle (la « provenance » typologique) de la conscience morale. Le premier déplacement consiste à poser l’analogie avec la relation « juge-jugé » comme relation dérivée, au lieu d’assumer l’analogie au plan du châtiment extérieur comme expérience originaire, rapportée au châtiment intérieur seulement en un deuxième temps. Par là, Kant centre la conscience sur le « jugement » et non sur « l’affection » (sentiment d’une peine) qui est en fait l’origine réelle de la conscience, comme nous l’a montré la logique du jugement moral de l’esclave étudiée plus haut. Ce qui confirme cette sorte de « dénégation » du premier déplacement est l’insistance avec laquelle il tient à distinguer le « repentir », affection découlant du jugement originaire, des conduites d’auto-flagellation où il ne voit qu’orgueil et diversion, alors qu’elles sont en vérité pour Nietzsche l’expérience initiale de la mauvaise conscience : « l’ascétisme monacal qui, par crainte superstitieuse ou par hypocrite dégoût de soi-même, ne répugne pas à se martyriser et à pratiquer la mortification de la chair, ne vise pas véritablement la vertu, mais une expiation exaltée »27.
41Le second déplacement auquel procède Kant consiste à amorcer la fiction d’un juge omniscient et tout-puissant tout en niant à nouveau, de son point de vue, qu’il s’agisse là de l’origine « réelle » de la croyance en Dieu. Ce qui est remarquable aux yeux du généalogiste, c’est que Kant flirte de très près, dans ce passage de la Doctrine de la vertu sur la conscience morale, avec l’origine fictionnelle de l’Idéal ascétique telle que Nietzsche l’assumera comme origine de toute croyance théologique, dans la troisième Dissertation. En effet, poursuit Kant, comme le juge-noumène intérieur demeure une raison morale finie, qui n’est ni omnisciente ni toute-puissante, il doit admettre l’imperfection de sa science et de l’exécution de ses sentences, en comparaison avec un juge supposé infiniment parfait : « Dieu »28.
42Mais comme s’il avait conscience de pouvoir être entendu généalogiquement et du danger de cette interprétation pré-nietzschéenne, Kant ajoute qu’il ne s’agit ici que d’une « fiction régulatrice » devant aider la conscience morale finie à toujours mieux parfaire ses jugements, non de la raison qui pousserait à la formation constitutive de l’idée de Dieu et à admettre son existence : « ...encore moins à admettre un tel être suprême comme existant en dehors de lui »29. Kant veut, on le sait, que cette dernière « croyance » soit indépendante de la « fiction » et qu’elle découle du postulat de la raison pratique. Pour le généalogiste, au contraire, c’est bien la « fiction » qui, par l’« illusion » qu’elle engendre, mène à la « croyance » en Dieu, tandis que Kant estime que cet usage fictionnel de l’idée du juge suprême est tenue à distance de l’origine effective de la croyance, à savoir le « postulat » argumenté par la raison pratique. La comparaison entre l’analyse kantienne de la conscience morale et la généalogie nietzschéenne montre d’abord comment, tout en admettant le rapport étroit entre le jugement juridique extérieur et le jugement moral intérieur, une philosophie de la « fondation » peut (se) dissimuler le phénomène de l’intériorisation du juridique par le moral. Mais elle montre aussi le caractère de fiction prétendument régulatrice de l’idée de Dieu dans cette conscience morale auquel Nietzsche va conférer un caractère constitutif de croyance. Il s’agit de la projection « spirituelle » de l’intériorité métaphysique : la volonté noumène d’abord, l’esprit infini ensuite. Cette intériorité de la conscience morale va être en effet l’origine d’un concept « ontologique » dualiste, dont la postérité religieuse et métaphysique sera considérable, celui de « l’esprit » (der Geist) subjectif : l’esprit comme intériorité « subjective », séparée de toute extériorité, source morale du dualisme métaphysique entre l’esprit et la matière30. Ainsi, la volonté de puissance faible, comme volonté de « surpassement de soi », continue d’emprunter à la volonté de puissance forte la structure de la maîtrise.
43Au moment même où il constitue à l’intérieur de lui-même le contenu de sa conscience morale, puis de sa conscience spirituelle, l’esclave « reproduit » en lui la forme extérieure de la maîtrise. Le jeune Hegel avait déjà écrit, en comparant les hommes selon le judaïsme et l’homme selon Kant que « ... les premiers ont leur maître hors d’eux, tandis que le second le porte en lui-même »31. Aux yeux de Nietzsche, plus radicalement encore, l’intériorisation morale de la maîtrise est l’effet immédiat de la maîtrise juridique (dans le droit pénal) sur la conscience morale des faibles ou de ceux qui, comme le peuple juif, mis en esclavage, adoptent par stratégie la morale des esclaves. Ceci parce que la conscience devient, à l’intérieur d’elle-même, à la fois le juge et l’accusé, le bourreau et la victime. Nietzsche pourrait écrire, en parodiant le jeune Hegel : « l’esclave n’est pas seulement l’homme qui a son maître à l’extérieur de lui, mais, simultanément et nécessairement, à l’intérieur de lui ».
44Il convient alors, en un bref bilan des acquis théoriques obtenus, de souligner trois aspects de la précédente analyse.
451. D’abord, il était nécessaire de souligner la fécondité historique de cette structure de redoublement intérieur de la maîtrise par la mauvaise conscience. Apparaît ici quelque chose de « ...si prometteur pour l’avenir que l’aspect de la terre en fut foncièrement changé » (GM, II, § 16, p. 276). Les deux maladies, la maladie « générale » du genre humain, la « conscience de soi (das Selbstbewusstsein) », et la maladie « particulière », la « mauvaise conscience (das Schlechtes Gewissen) », bien qu’elles soient des formes distinctes et successives de « l’âme animale », sont grosses d’avenir spirituel, proprement de l’« esprit (der Geist) ». La mauvaise conscience, approfondissant son intériorité, va peu à peu oublier son origine vitale et se forger la fiction dualiste de l’âme-substance, puis du Dieu-substance. Dit en termes hégéliens : l’intériorisation de l’esprit « objectif » a constitué l’esprit moral « subjectif », gros lui-même de l’esprit « absolu ».
46C’était l’intérêt que nous trouvions à la comparaison avec l’analyse kantienne qui comportait cette fiction du noumène fini, puis du noumène infini, base de la croyance dualiste. La spiritualisation métaphysique et religieuse ainsi expliquée comme une troisième forme d’intériorisation de la conscience après la conscience de soi, puis la mauvaise conscience (seconde Dissertation), est l’intériorisation proprement métaphysique ou ontologique sur laquelle va miser l’ascétisme religieux (transition, ici, de la seconde Dissertation à la troisième Dissertation). Désormais, la conscience va vouloir se croire, puis vouloir se démontrer « pur esprit », d’une « nature réellement distincte » de celle du corps, elle-même créée par un esprit absolu infini, afin qu’il se soumette ce corps, etc. Au-delà, c’est tout le renversement de la domination des forts, cette nouvelle forme d’auto-surpassement de l’homme historique, qui est contenu ici en puissance. Y est ultimement impliqué le renversement « surhumain » de cette domination dans le jeu du monde humain qui compte parmi « les coups les plus heureux et les plus inattendus » (GM, Ibidem, p. 277) du jeu du monde. Le généalogiste inscrit donc cette création de l’homme, dans le jeu du grand enfant cosmique, aimé d’Heraclite.
472. Ensuite, il faut rappeler que l’origine de la mauvaise conscience n’a rien d’un développement spontané, en régime de finalité interne : c’est bien « une race de maîtres et de conquérants » (GM, § 17, p. 277) qui a imposé instinctivement ses « formes » (Ibidem) – celles de l’État et de son droit – à une masse errante, faible et inorganisée, l’obligeant à « refouler » tout instinct de liberté. Ce dernier terme signifie toujours, pour Nietzsche, l’instinct de commander en imposant ses formes à une matière extérieure, matérielle ou humaine : « l’instinct de liberté (ou pour le dire dans mon langage : la volonté de puissance) » (§ 18, p. 279).
48N’oublions pas l’équation volonté de puissance = volonté de « domination de soi » (Selbstüberwindung) = volonté de maîtrise de soi = volonté de liberté. La liberté effective est toujours pour Nietzsche, et ce, conformément à la tradition la plus classique, la maîtrise de soi.
493. Enfin, « c’est la même force active » (§ 18, p. 278) qui, refoulée de l’extérieur où elle agit chez les maîtres, va être mise au service de la force réactive qui définit l’esclave. Nous l’avons déjà souligné, l’intériorisation de la force active interdite se fait par et dans une force réactive typologiquement opposée à la force active des maîtres. Autrement dit : si le maître met les forces réactives (que sont les esclaves) au service de sa force active, l’esclave met la force active, que le maître lui interdit d’exercer au dehors, au service de sa force réactive. Ce n’est donc pas d’elle-même, par sa propre puissance que la force active s’intériorise dans l’esclave. Le croire serait simplifier à l’excès la complexité de la généalogie de la « mauvaise conscience ». L’esclave a toujours déjà tendance à nier au moyen de sa force réactive la valeur positive des forces actives, c’est le point acquis dans la « Première Dissertation » par l’explication de la formation de la valeur du « bien » pour l’esclave : est bon celui qui nie du dedans la valeur des forces actives et agit en conséquence. Il n’y avait à ce stade qu’une inhibition de ces forces.
50À cela s’ajoute à présent (« Seconde Dissertation ») l’intériorisation de l’usage des forces actives exercé par le maître sur le mode de la mise en forme de la loi, à savoir l’interdit et le châtiment. La force active n’est plus simplement niée du dedans par la force réactive, mais elle est retournée contre elle-même – notamment en tant que châtiment intérieur – par la force réactive. La force réactive fait usage de la force active intériorisée, elle agit réactivement la force active. C’est bien pourquoi le « surpassement de soi à partir de l’autre », formule par laquelle nous définissions la volonté de puissance de l’esclave, en est à présent à un nouveau stade, beaucoup plus positif, de son élaboration : non plus celui du surpassement de soi à partir de la seule force de l’autre niée et inhibée en soi, mais à partir de la loi et du châtiment intériorisés. Nietzsche, on le sait, ne sépare pas la « forme » de la « force » : la mise en forme dont il parle ici est la mise en forme des forces réactives. Cette forme-force est celle de la loi (dont il a fait l’éloge « éthique » en GM, II, § 10).
51Questionner la morale, c’est bien, dans un geste classique, pour Nietzsche, questionner l’origine de la loi. Or, répétons-le, tant ce point mérite d’être souligné : ce qui caractérise la mauvaise conscience n’est pas une simple intériorisation « psychique » de la force active refoulée, c’est l’intériorisation de la force active de la « loi » éthique dont la première et plus intense expression a toujours été le « châtiment ». La force active de la loi, refoulée, fait donc « retour » en un « retournement »32 à l’intérieur, sur le mode de « ce plaisir de se donner à soi-même une forme comme on le ferait d’une matière difficile » (GM, II, § 18, p. 278). Mise au service de la force réactive, la mise en forme active et intérieure de soi a pour elle un bel avenir de « sublimation » : la « grandeur » de la loi morale et plus généralement toutes sortes de « beautés nouvelles et étranges » (Ibidem, p. 279), esthétiques, intellectuelles, métaphysiques. Ainsi s’explique la fécondité de la mauvaise conscience qui est, certes, une maladie, « ...mais c’est une maladie comme la grossesse en est une » (GM, II, § 19, p. 279).
4. Vers l’idéal ascétique : la religion de la mauvaise conscience
52La dernière étape de la « Seconde Dissertation » (GM, II, § 19-25) est consacrée, sur la base de la « spiritualisation » qui a été reconstruite dans le commentaire de la fin du § 18, à la formation de la religion de la mauvaise conscience, et prépare ainsi l’analyse de la « signification des idéaux ascétiques ». Rappelons que la religion primitive reposait sur le déplacement de la relation « créancier-débiteur » du présent vers le passé. S’étant sacrifiés, en une promesse des premiers temps, à l’avenir des générations futures, les ancêtres ont droit, par une sorte de réciprocité de débit, aux sacrifices faits par les générations présentes à leur profit. S’acquitter d’une dette à leur égard renforce d’ailleurs leur puissance bienfaisante, ce qui entraîne que, plus la civilisation progresse en pouvoirs de raison et a tendance à détacher le pouvoir rationnel de la réalité matérielle, plus elle tend à percevoir la puissance des ancêtres comme « surnaturelle » : « l’ancêtre finit par prendre le visage d’un dieu » (GM, II, § 19, p. 280). Le progrès historique de la raison s’accompagne d’une religion de la raison, c’est-à-dire d’une religion dans laquelle l’ancêtre se métamorphose peu à peu en un Dieu supra-humain, en une raison méta-naturelle. Nous avons expliqué plus haut ce paradoxe à propos de l’esprit de « profondeur » que développe le prêtre. Plus le réel est maîtrisé rationnellement et manipulé de façon profane et « impure », plus on est contraint de poser la « profondeur » du sacré et du divin « au-delà » du réel lui-même afin qu’il ne soit pas contaminé par ce dernier. Le passage de la religion mythologique qui sacralise le réel naturel aux religions monothéistes qui sacralisent un Dieu transcendant et naturellement « indéterminé » parce que purement « autodéterminé » s’explique comme une nécessité : le Dieu qui justifie un rapport rationnel au réel ne peut qu’être transcendant. Mais, avec le progrès de la transcendance du divin, croît en proportion l’intensité d’une conscience de la dette. L’avènement du Dieu juif (le Dieu-père) puis du Dieu chrétien (le Dieu-fils) est le sommet de la conscience religieuse en Europe sur le mode continué de la conscience de dette : « l’avènement du dieu chrétien, le plus haut degré de divinité atteint jusqu’ici, a porté aussi à son plus haut degré le sentiment de la dette sur terre » (GM, § 20, p. 281). Il faut sans doute reconnaître l’existence d’une longue période intermédiaire, pendant laquelle les dieux païens (les dieux grecs et romains) se sont fait « doubler », dans le ressentiment et la mauvaise conscience, par une religion parallèle et rivale – avec peut-être certains accommodements – mais la revanche du « despotisme » intérieur, la maîtrise absolue de la mauvaise conscience, étale enfin son triomphe : « le despotisme qui supprime l’indépendance de l’aristocratie fraye toujours aussi la voie à quelque monothéisme » (GM, II, § 20, p. 281). Or le christianisme ayant décliné, l’affaiblissement de la foi a entraîné « ...un déclin considérable de la conscience humaine de la faute déjà constatable aujourd’hui » (Ibidem). L’avènement du surhumain entraînera la délivrance à l’égard de cette dette envers l’origine transcendante, puisque l’athéisme est synonyme d’une « seconde innocence » (Ibidem, p. 282).
53L’épisode judéo-chrétien a donc débuté avec la formation de l’idée d’une dette non remboursable, en vertu d’un « péché originel » inexpiable à l’égard d’un Dieu rationnel et moral qui interdit toute violence. La « bonne conscience » de pouvoir rembourser la dette par des sacrifices appropriés, caractéristique des religions de la force, est alors supprimée par la « mauvaise conscience » d’avoir fauté, c’est-à-dire péché, à l’égard du Créateur de telle manière que l’impossibilité du « rachat » en un acte fini dans le temps soit envisageable. L’intériorisation de la loi, seconde étape du « surpassement de soi » à partir de l’autre, s’est déplacée vers le surpassement de soi à partir de l’autre comme Loi et interdit posés par Dieu. Un crime perçu comme révolte ou désobéissance envers Dieu, l’être supra-naturel et infini, ne peut, tout en restant pris dans la logique de l’échange dette-châtiment, qu’engendrer l’idée du « châtiment éternel » (GM, § 21, p. 282). La punition de Jahvé s’exprime en effet d’abord comme châtiment infligé aux générations en leur devenir indéfini : « tu enfanteras et tu travailleras dans la souffrance ». Dans le cadre d’une religion de la mauvaise conscience qui se pose comme intériorité spirituelle, la faute originelle ne peut qu’être une faute contre l’esprit infini et son châtiment devrait exiger une durée infinie. L’ancêtre humain (Adam) n’est plus sacralisé, ni encore moins divinisé, mais bien identifié à l’auteur du péché originel contre l’esprit, lui qui a choisi le principe de la chair (l’amour de soi) contre le principe spirituel (l’amour de Dieu, totalement autre que la nature).
54Vont s’ensuivre, logiquement, une culpabilisation de « ...la nature du sein de laquelle l’homme est sorti et dans laquelle on place désormais le principe du mal » (§ 21, p. 282), et, plus radicalement, une culpabilisation de « l’existence en général qui n’a plus de valeur en soi » (Ibidem). Telle est la naissance du nihilisme, dans le domaine de la religion de la mauvaise conscience. Ayant posé l’être dans ce néant qu’est l’esprit (comme l’esprit qui, selon le mot de Goethe repris par Hegel, « toujours nie » la nature ou l’être matériel d’abord et soi-même ensuite), le nihilisme pose à l’inverse le néant dans la nature et l’existence réelle en général. Mais cette inversion nihiliste « ontologique » résulte d’une inversion nihiliste « morale » : c’est parce que la liberté-non violente vaut comme le bien, négation du mal (la nécessité-violente), que l’être-néant de l’esprit est la vérité du non-être qu’est la nature. Seul l’esprit infini, Dieu lui-même, pourrait sauver l’homme d’un tel crime : seul un rachat véritablement infini serait à la mesure de ce péché contre l’esprit infini. L’unique façon d’envisager le remboursement d’une telle dette serait qu’elle soit payée par l’être infini lui-même. Et tel est, en effet, « ...ce coup de génie du christianisme » (GM, II, § 21, p. 283). Dieu lui-même se sacrifie afin de payer la dette de l’homme, Dieu (comme Fils) se sacrifie pour racheter l’homme aux yeux de Dieu (comme Père).
55Mais dès lors la logique initiale de l’échange régissant la dette est brisée. Imaginerait-on, dans la logique de l’échange éthique, que le créancier, dans la personne de son fils, se substitue au débiteur (par amour de son débiteur) pour se rembourser de sa dette ? Ce serait là une pure absurdité (« est-ce croyable ? » (Ibidem)) qui ne saurait conserver un sens que parce que la seconde personne de Dieu, qui est « amour », contredit la première personne (le Père qui est « justice »). La « dette envers Dieu » (GM, § 22, p. 283) fut donc l’invention la plus géniale de la mauvaise conscience afin de se culpabiliser infiniment et de se surpasser infiniment à partir de son Autre. Cet Autre n’était, au second stade de son dépassement, que le Non qu’opposait le sujet, comme esprit fini, à la nature en lui : il est à présent, « lorsqu’il le fait jaillir hors de lui-même, un oui, quelque chose d’existant » (Ibidem). La métamorphose et la projection du non-être en être, du non en oui originaire, origine de toute l’illusion théologique de la moralité, est à nouveau perceptible ici. La culpabilité se perçoit faussement comme le non fini opposé au oui infini supposé être Dieu. Or, ce qui n’est en vérité que sa négativité niée et projetée en un Être originaire, créateur de la nature et d’une violence qu’il faut surmonter à l’infini, est illusoirement pris par la mauvaise conscience comme son fondement ontologique et moral. Ainsi, la culpabilité et l’exigence du châtiment se sont infiniment approfondies, par rapport à la simple culpabilité de la violence naturelle exercée par rapport à autrui. L’auto-surpassement de la volonté de puissance faible est parvenu à son troisième et ultime degré : « sa volonté d’ériger un idéal – celui du Dieu saint –, pour être, face à ce Dieu, tout à fait sûr de son absolue indignité » (§ 22, p. 283-284).
56Les trois « dogmes » essentiels du christianisme peuvent alors être mis en place : la création de la liberté finie par Dieu ; la faute originelle (l’affirmation de soi dans la « chair », le péché de nos ancêtres) ; le « salut » par la mort du Christ, dont la souffrance infinie, celle du Dieu fait homme, opère le « rachat » de l’homme. Mais le Christ laisse un message, celui de son « imitation » ; dorénavant, la « pénitence », la souffrance que l’on s’inflige pour ses péchés, prolonge et accomplit le rachat du Christ. La souffrance n’est plus seulement celle du travail et de l’accouchement de l’homme (dans la perspective de l’Ancien Testament), insuffisante pour le salut, mais elle est encore la souffrance qu’on s’inflige dans l’espoir du salut (dans la perspective du Nouveau Testament). Le sens moral de la souffrance n’est plus seulement celui que Dieu le Père donne à la souffrance qu’il nous fait subir ; la souffrance qui a vraiment du sens – permettant, selon le Christ judaïsé de Paul, le salut – est celle que l’on s’inflige à soi-même en imitation du Christ, la « crucifixion » de soi-même.
57Certes, de ce remboursement de la dette par l’expiation morale en imitation du Christ, les chrétiens seront bien vite tentés de revenir à la logique de l’échange marchand qui était son origine en régime de moralité des mœurs juives. Le trafic des « indulgences » était à son sommet lorsque Luther exigea une grande Réforme de cette immoralité d’une Église redevenue l’espace des « marchands du Temple ». En ce sens la réforme religieuse était d’abord une réforme morale, comme le soulignera Kant : « les moralistes, eux, se plaignent de la décadence des mœurs qu’ils mettaient fort au compte de ces moyens d’expiation par lesquels les prêtres facilitaient à tous la réconciliation avec la divinité... Quand il existe un fond inépuisable pour le paiement des dettes faites ou à faire, (où) l’on n’a qu’à puiser pour s’acquitter... »33. Nous sommes loin de l’origine forte des dieux tels que les grecs notamment les imaginèrent avant leur déclin socratique. L’illusion théologique, certes, fonctionnait alors déjà chez eux par projection, mais « ...l’animal dans l’homme se sentait déifié et ne se déchirait pas lui-même » (GM, II, § 23, p. 284). Allant très loin en ce sens, ils attribuaient à leurs dieux l’origine de tous leurs maux sans s’attribuer à eux mêmes une quelconque responsabilité. La généalogie de la mauvaise conscience a montré comment s’était formé un Idéal, « l’idéal ascétique » qui deviendra, rationalisé, « l’Idéal de la raison pure » (Kant), dont il faudra approfondir la signification théologique et le rapport au nihilisme dans la troisième Dissertation.
58Concluant cette étape (§ 24-25), Nietzsche formule « trois points d’interrogation » (GM, § 24, p. 285).
591. Tout d’abord, a-t-on ici érigé ou brisé un idéal ? L’institution de tout idéal, répond-t-il, suppose la destruction d’un idéal antérieur. Et de même que le christianisme a détruit les sanctuaires grecs et romains, pour instaurer le sanctuaire de la « conscience », de même faudrait-t-il briser l’idéal de la religion de la mauvaise conscience pour instaurer un nouvel idéal de force. Cependant, dans le cas d’un idéal de la force, comme nous l’a appris l’étude de la transvaluation dans le Zarathoustra, c’est toujours l’affirmation pensée de l’idéal nouveau qui est la raison d’être de la négation pratique de l’ancien. Telle est la « transvaluation » attendue de toutes les valeurs chrétiennes que prépare le généalogiste.
602. Seconde question : est-il possible aujourd’hui de procéder à cette transvaluation pratique ? Le réalisme du généalogiste lui impose de répondre par la négative, car la majorité des esprits dominants est en ce moment celle des « hommes bons » (GM, II, § 24, p. 286). Et même parmi les nihilistes – depuis la mort de Dieu – la mentalité dominante demeure celle du conformisme passif. En vue d’opérer la transvaluation de façon pratique, « ...il faudrait, pour atteindre ce but, une tout autre espèce d’esprits que ceux qu’il est possible de rencontrer à notre époque » (GM, Ibidem). Il nous faudrait pour « cette grande santé » (Ibidem) de nouveaux esprits fortifiés par la volonté de conquête, d’aventure, de guerres, et que toutes ces choses soient devenues des « besoins ». En mentionnant ces « besoins », Nietzsche laisse à nouveau entendre que certains individus se lasseront finalement de cet état de choses médiocrement confortable34, ce qui nous amène à la troisième question.
613. Troisième question : est-il permis d’espérer en l’avenir d’un homme nouveau, le surhomme, surpassant à partir de lui-même l’homme et son idéal d’à présent ? Nous avons fixé plus, haut, en étudiant le Zarathoustra, ce que recouvre ce terme de « surhomme (Übermensch) ». La question n’est pas de savoir qui doit succéder à l’homme par on ne sait qu’elle mutation biologique fictive qui serait un terme : « la question que je pose ici n’est pas de savoir ce qui doit prendre la relève de l’humanité dans l’ordre des êtres, mais bien quel type d’homme il faut élever » (AC, § 3, p. 162), question morale s’il en est. Voici la réponse de Nietzsche relative à l’humanité de l’avenir : « en elle, une espèce plus forte, un type plus élevé doivent surgir à la lumière, ayant d’autres conditions de formation et de conservation que l’homme moyen. Mon concept, ma parabole de ce type humain est, comme on le sait, le terme “surhomme” » (FP, XIII, 10 (17), p. 116).
62Le surhomme n’est dès lors rien d’autre que la prochaine forme de « surmontement de soi par soi » (die Selsbstüberwindung) par laquelle se définit la volonté de puissance de l’humanité. S’il est amené à surmonter socialement la dernière forme d’homme « supérieur », à savoir l’homme « vulgaire » du nihilisme européen, c’est parce qu’il se surmonte, selon la structure d’une volonté de puissance forte, à partir de lui-même35. Réponse affirmative du généalogiste : « il faudra bien que nous vienne l’homme rédempteur (der erlösende Mensch) du grand amour et du grand mépris » (GM, II, § 24, p. 286). Le terme de « rédempteur » est évidemment utilisé à dessein par Nietzsche afin d’indiquer que ce surhomme opérera le salut de l’homme fort que le Christ prétendait accomplir pour l’humanité faible. C’est la réalité dans sa force et sa créativité actives que le surhomme, « cet antéchrist et cet antinihiliste » (Ibidem, p. 287), voudra rédimer, cette réalité qui a été culpabilisée au nom de l’idéal chrétien. Notons bien que cette « réalité (Wirklichkeit) » n’est pas une réalité factuellement neutre, car elle est elle-même normative et axiologique, pénétrée d’un idéal, celui du dépassement de soi à partir de soi. Le généalogiste anticipe sur un mode imaginaire et symbolique ce nouveau rédempteur : « Zarathoustra le sans-dieu » (GM, II, § 25, p. 287).
Notes de bas de page
1 MVR, IV, 62, p. 433.
2 Ibidem, p. 440.
3 Bergson procède à l’analyse des deux formes de mémoire dans Matière et mémoire, 1939, Paris, PUF, édition de 1949, pp. 83-96.
4 Bergson dit aussi de la mémoire-habitude qu’elle « ... devra inhiber constamment », Ibidem, p. 90.
5 De la mémoire-souvenir Bergson affirme encore que « ...conquise par l’effort, (elle) reste sous la dépendance de notre volonté » (Ibidem, p. 94).
6 Nietzsche retrouve ici le thème du « contrat » que Hegel situe seulement au plan du « droit abstrait » des rapports de propriété. Paradoxalement, Nietzsche, même s’il critique le contrat social rousseauiste comme une utopie politique des faibles, place pourtant aussi la « promesse » entre les maîtres, puis d’esclaves à maîtres, dans l’horizon de l’éthique sans la restreindre au plan du droit abstrait ou des échanges économiques, mais en en élargissant la logique à la communauté.
7 Terme à entendre ici au sens d’individu-singulier et non au sens latin d’individuum opposé à dividuum.
8 Comme le souligne R. Beardsworth, dans Nietzsche, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 80 : « cette ultra-moralité n’est pas la destruction irrationnelle de la loi ; elle en est sa relève (dans un sens presque hégélien) ».
9 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI, 71.
10 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, V, 85, III.
11 Sur ce thème du droit « personnel », cf. par exemple Kant, Doctrine du Droit, I, § 18 et Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 40.
12 Cf. aussi Bergson : « pensare, d’où dérivent “compensation” et “récompense”, a le sens de peser », Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1955, p. 68.
13 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Paris, PUF, 1995, Livre I, Ch. II, p. 15.
14 K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, Première Partie, 1845, trad. Éditions Sociales, 1972, p. 57.
15 Ibidem, p. 73.
16 Cf., à nouveau, Bergson : « la notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges », Les deux sources, édition citée, p. 68.
17 Cf. Bergson : « ...accepter un dédommagement pécuniaire : alors se dégagera nettement l’idée de compensation, déjà impliquée dans celles d’échange et de réciprocité », Ibidem, p. 69.
18 Il est particulièrement remarquable qu’E. Dühring (1833-1921) fut la « bête noire » théorique de Nietzsche dans le domaine de la philosophie politique (en référence à Sache, Leben und Feinde de 1882), comme il fut celle d’Engels, (cf. l’Anti-Dühring) de 1887 qui s’en prenait au théoricien de l’économie politique et du socialisme.
19 Platon, Gorgias, 483, b, Œuvres, Pléiade, I, p. 426.
20 H. Bergson, Les deux sources.., édition citée, pp. 71-72.
21 E. Kant, Critique de la faculté de juger, II, § 66, « Du principe du jugement concernant la finalité interne des êtres organisés ».
22 L’expression est empruntée à Spinoza, Éthique, III, Prop XVIII que cite Nietzsche, sur la base de la lecture de K. Fischer : « la Déception (morsus conscientiae) est la tristesse opposée au Contentement ».
23 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, I, trad. Hyppolite, Paris, Aubier, p. 165.
24 C’est là, en effet, un premier aspect de l’esprit (Geist) au sens, en quelque sorte, de l’esprit « objectif » de Hegel : ici « esprit » signifie « culture ».
25 E. Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, « Du devoir de l’homme envers lui-même comme juge naturel de lui-même », trad. A. Renaut, Paris, G-F, 1994, p. 295.
26 Ibidem.
27 Ibidem, p. 364.
28 Ibidem, p. 297.
29 Ibidem.
30 Ce second aspect de l’esprit est celui de « l’esprit subjectif », au sens hégélien.
31 Hegel, L’esprit du christianisme et son destin, trad. J. Martin, Paris, Vrin, 1948, p. 31.
32 Nous utilisons ici à dessein le vocabulaire freudien, tant les mécanismes décelés par Nietzsche sont voisins de ceux que Freud mit à nu à partir des « pulsions » sexuelles et agressives. Pour une comparaison entre l’intériorisation nietzschéenne et le « retournement sur la personne propre (Wendung gegen die eigene Person) » de la pulsion chez Freud, nous renvoyons à P. L. Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1980, pp. 215-216.
33 E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, 1794, trad. Naar, Paris, Vrin, 1983, p. 147.
34 Nous avons en effet étudié plus haut les conditions d’apparition de ces hommes supérieurs. Première Partie, Chapitre V, 1. Un nouvel élevage sélectif de l’humanité.
35 Sur le concept de surhomme, cf. plus haut, Première Partie, Chapitre IV, 4. Le surhomme en tant que « fin » : « but » et non « terme » de l’humanité.
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