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Chapitre premier. De la racine à la race : bon et méchant, bon et mauvais

p. 189-218


Texte intégral

1. Racines, types, races et classes

1De la philologie à la typologie. – Un vouloir « moral » n’est pas, originairement, une volonté délibérément orientée vers une fin « conçue » de façon consciente (un telos), mais, d’abord, l’épreuve d’une affection, la poussée d’une tendance, d’une « pulsion » (un pathos) qui valorise ce qui est et, par là, le fait paraître tel ou tel, en deça de tout « jugement de valeur » formellement énoncé. Mais le phénomène de l’en tant que herméneutique n’en est pas moins primordial dans cette valorisation vitale. C’est, ensuite, et d’après cela, que cette passion se nomme et se raisonne (un logos) : « bref, les morales ne sont pas autre chose qu’un langage symbolique des passions » (PBM, V, § 187, p. 100). Dans l’ordre de la ratio cognoscendi, Nietzsche partira donc des « mots », des termes exprimant les valeurs morales, pour s’orienter vers les « passions » de puissance qui s’y expriment, notamment dans leur étymologie. La généalogie est ainsi une herméneutique rigoureuse, interprétation méthodique allant du dire au vouloir-dire qui s’y exprime, puis de ce vouloir-dire à la qualité de puissance qui en est le sens profond.

2La généalogie procède de l’étymologie à la typologie de la puissance, c’est-à-dire de la « racine » verbale à la « race » (die Rasse). On ne saurait nier le maniement fréquent par Nietzsche de ce dernier terme et de ce qu’il tient manifestement pour un « concept », celui de la « race » entendue au sens de type irréductible à de simples traits physiologiques, puisqu’un type physiologique est, indissociablement, moral et psychologique. Comme nous l’avons fait du signifiant « sur-homme », peut-on banaliser le signifiant « race », au-delà de son emploi délibérément provocant, dans la sémantique nietzschéenne ? Il est vrai qu’il signifie souvent ce que signifie plus banalement l’expression « famille d’esprits », métaphoriquement très proche, mais moins « dynamitée ».

3Il est en revanche nécessaire d’admettre que Nietzsche lui donne bien aussi un contenu physiologique et ethnologique accompagnant les dispositions psychologiques et morales de l’auto-surpassement, ainsi que le pose l’incontournable § 5 de la Première Dissertation : « les Celtes, soit dit en passant, étaient une race absolument blonde » (GM, I, § 5, p. 228). Quant aux « …zones de population où prédomine le type à cheveux noirs, que l’on voit indiquées sur certaines bonnes cartes ethnographiques de l’Allemagne… c’est plutôt la population pré-aryenne de l’Allemagne qui prédomine dans ces zones » (Ibidem). Impossible d’entendre dans un sens purement « rhétorique » ou seulement « psychologique », l’hypothèse selon laquelle « …la race soumise a fini par y reprendre le dessus, avec sa couleur, son crâne aux dimensions plus petites et peut-être même avec ses instincts intellectuels et sociaux ». L’hypothèse généalogique de l’identité du psychologique et du physiologique, du moral et de l’ethnique, impose de faire de la « race » – au sens ethnologique – le complément du « type » ou du caractère psychophysiologique qui s’y exprime.

4Il s’agit donc de deux perspectives complémentaires, ce qui explique le passage fréquent d’un terme à l’autre dans l’écriture nietzschéenne, par exemple : « ce qui aurait une valeur évidente du point de vue des chances de durée d’une race (einer Rasse)… n’aurait aucunement la même valeur s’il s’agissait d’élaborer un type (einen Typus) plus vigoureux » (GM, I, § 17, Rem., p. 249-250). « Race » et « type » sont donc synonymes.

5Mais il est par là même impossible de faire de la généalogie un racisme ordinaire réduisant le « type moral » à un effet de la race physiologique : ce n’est pas la race physiologique qui détermine le « caractère » moral typiquement supérieur ou inférieur. En ce sens l’hypothèse nietzschéenne de l’inégalité des races, indéniable, ne rejoint pas le racisme génétique vulgaire. Mais il est impossible, inversement, de réduire la « race » généalogique à une métaphore physiologique, de nature rhétorique, d’un caractère essentiellement psychologique et axiologique (race envisagée à la manière d’une « famille d’esprits »), comme on serait tenté de le faire pour atténuer le « racisme » ou le « typisme » nietzschéen.

6La réduction psychologique et morale de la « race » à une simple métaphore physiologique d’une disposition censée n’être que « psychologique » (« famille d’esprits ») n’est pas moins infidèle, non pas à l’ambiguïté, mais à la rigoureuse équivoque axiologique-naturaliste, psychologique-physiologique de la généalogie nietzschéenne. Nietzsche nous donne à penser que si tout « racisme » affirme la supériorité d’une « race » sur une autre, tout racisme n’est pas nécessairement physiologiquement réducteur et encore moins antisémite. D’une part, en effet, une disposition psychologique n’est pas nécessairement solidaire d’un seul type anatomique et physiologique1, puisque dans le passage où il est fait référence à la « brute blonde (blonde Bestie) » et à la « bête de proie (Raubthier) »2, les illustrations fournies sont : « aristocrates romains, arabes, germaniques ou japonais, héros homériques ou vikings scandinaves » (GM, I, § 11, p. 238), dont on admettra que les caractères anatomo-physiologiques sont fort différents ! D’autre part et surtout, il n’existe et ne pourra jamais exister de types purs : tout type est à dominante. Ce qui signifie qu’une volonté de race « forte » ou de type « fort » n’est pas dans toutes ses passions et pour tous les temps une volonté forte. Ceci est particulièrement vrai des Juifs qui furent et restent potentiellement, malgré l’épisode fâcheux du judéo-christianisme, un peuple à la volonté forte, selon Nietzsche, peuple dont l’apport à la future Europe sera, comme on l’a vu plus haut, irremplaçable.

7Nous développerons plus bas l’analyse du type en termes conceptuels de forces actives et réactives et de volontés affirmatives et négatives. Mais nous pouvons déjà comprendre que si la majeure partie de ses hiérarchies pulsionnelles rattachent un individu ou un peuple au type « fort » (actif et affirmatif), quelques unes de ces hiérarchies, moins nombreuses, le rattachent au type faible (réactif et négatif). De sorte qu’il y a de la faiblesse dans toute individualité ou collectivité « forte ». Complémentairement, l’impureté du type existant implique que la volonté « forte » soit seulement « le plus souvent » forte, mais non « en tout temps », dans son comportement envisagé cette fois dans la durée ou l’histoire de son type. Tout être fort a ses moments, voire ses longues périodes, de faiblesse, quand ses hiérarchies faibles prennent le dessus, dominées le plus souvent – parfois séduites – par des faiblesses intérieures ou extérieures à lui. Ainsi en va-t-il, réciproquement, du type « faible ». Lui aussi a en soi de rares et éphémères configurations pulsionnelles « fortes ».

8Cette relativisation typologique de la « force » et de la « faiblesse » concerne les rapports correspondant entre « santé » et « maladie » : il n’y a pas de différence de « natures », au sens d’« entités distinctes », entre les deux. Si, en se référant à C. Bernard, Nietzsche définit la santé par la mesure, la proportion et l’harmonie des activités et la maladie par « l’exagération, la disproportion, le manque d’harmonie » de ces mêmes activités (FP, XIV, 14(6), p. 51), l’identification « fort = sain » et « faible = malade », n’exprime en conséquence qu’une dominance relative et quantitative de l’une sur l’autre en chaque type. Nous savons par exemple que le surhomme cultive certaines démesures (maladives) pour les surmonter d’autant plus puissamment, ou encore qu’il s’expose aux milieux pathogènes pour se faire le médecin de sa « grande santé ». En conséquence, de même qu’il n’existe et ne peut exister d’individus singuliers « purs », de même serait-il absurde d’envisager des cultures ou des civilisations pures quant à la « race » et a fortiori une délirante entreprise de « purification » raciale de tels ensembles généalogiques. La perspective morale doublant constamment chez Nietzsche la perspective physiologique, les types moraux sont aussi, quoique conflictuels, compatibles, même si c’est toujours sous la loi de la domination d’un type avec un mode dominant « faible » ou « fort » : « …toutes les civilisations supérieures et composites ont tenté de concilier ces deux morales, (que) plus souvent encore elles se mélangent sans s’accorder, (qu’) elles coexistent même quelquefois à l’intérieur d’un même individu et d’une même âme » (PBM, § 260, p. 183).

9En anticipant quelque peu sur les analyses des Dissertations qui vont suivre, il est permis de distinguer deux modes de faiblesse et deux modes de force, constitués en une construction généalogique cohérente. Le terme de « force » est bien entendu ici pris en un sens typologique (le contraire de la « faiblesse ») et non énergétique (puisque tous les modes sont des puissances au sens d’énergies motrices, et sont en ce sens des « forces »). Envisagés comme composantes résultantes, dès lors coexistantes, ces quatre modes permettraient d’élaborer assez précisément les déterminations permanentes d’un « type » plus ou moins complexe de caractère généalogique individuel ou collectif. Le type le plus complexe, c’est-à-dire le plus évolué, devrait admettre les quatre composantes en lui, avec un mode dominant et des modes dominés, mais ces derniers toujours susceptibles de devenir partiellement et momentanément dominants, puisque, comme expliqué plus haut, aucun type à dominante n’est « pur », c’est-à-dire stable et simple. Nous les schématiserons d’abord et les illustrerons ensuite par des personnalités de ce type dominant, en nous attachant à commenter notre hypothèse typologique par le cas particulier de la personnalité généalogique de Nietzsche lui-même à titre d’exemple.

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10Selon que l’un des quatre modes pulsionnels domine relativement les autres dans le temps et l’espace des disposition physio-psychologiques d’un individu ou d’une collectivité sociale, nous aurons quatre types de volonté de puissance : deux types faibles et deux types forts. Que Jésus, par exemple, dont la pulsion maîtresse était la pitié, affect définissant « le type psychologique du Rédempteur » (AC, § 29, p. 188), ait parfois cédé à l’asservissement cruel et à la pulsion de transvaluation, en les subordonnant toutefois à la pitié, se devine dans plusieurs de ses comportements : « ce type, admet Nietzsche, pourrait effectivement, en tant que type de décadence, avoir été plein de complexité et de contradictions : une telle éventualité ne peut être totalement écartée » (Ibidem, § 31, p. 190). Zarathoustra a reconnu en Jésus les pulsions de colère cruelle (il chasse les marchands du Temple : « haine instinctive contre toute réalité » (AC, Ibidem), particulièrement « marchande ») et de transvaluation : « celui qui a sondé les cœurs et lors ainsi leur parla : « ce sont des pharisiens » (Zarathoustra, III, Tables, 26, p. 231), car « celui qu’ils haïssent le plus, c’est le créateur » (Ibidem, p. 239).

11Pareillement, que la force théorique et pratique du vouloir de l’individu Nietzsche le rattache au type ultime du « transvaluateur » n’étonnera guère : « s’il est un pouvoir que j’ai maintenant bien en main, c’est celui de renverser les perspectives : et pour cela, j’ai maintenant la main, première raison pour laquelle, pour moi seul peut-être, une ‘ transvaluation des valeurs” est chose faisable… » (EH, « Pourquoi je suis si sage », § 1, p. 247, traduction modifiée). Au-delà de l’ascendance noble polonaise que s’invente Nietzsche, il recourt à l’ascendance de personnalités typiques : « Jules César pourrait être mon père – ou bien Alexandre, ce Dionysos fait chair… » (Ibidem, § 2, p. 248). Il est moins fréquent de souligner que le mode faible le plus intense (énergétiquement « fort ») de sa composante personnelle est celui de la faiblesse « primaire » qui s’exprime dans la pitié mutuelle : « depuis mon enfance, je n’ai cessé de constater que “la pitié était mon plus grand danger”, peut-être une fâcheuse conséquence de la nature extraordinaire de mon père… »3. Nietzsche a hérité de son père cette tendance à la pitié irréfléchie, sans ressentiment, qui caractérise aussi selon lui le type de Jésus. C’est ce mode de faiblesse qui a en lui le plus de « force », c’est-à-dire d’énergie motrice à maîtriser par une pulsion dominante, celle de la transvaluation. On remarquera que, dans le schème que nous proposons, ces deux modes sont situés aux deux extrémités de la construction généalogique des pulsions, l’un comme la plus simple et la plus archaïque des pulsions de faiblesse, l’autre comme la plus évoluée et la plus complexe des pulsions de force, puisqu’elle suppose chez tout individu et quelle que soit sa pulsion dominante, le déroulement des trois autres.

12Nietzsche aura toujours du mal à vaincre, même si non dominante, cette pulsion de pitié (« la compassion est ma faiblesse, que je surmonte » (FP, X, 25 (498) p. 163)) et il se pourrait qu’elle l’ait envahi ultimement, si l’on en croit l’épisode de l’effondrement turinois, au spectacle d’un cocher maltraitant un cheval auquel, en larmes, il donnera l’accolade4. On sait combien les analyses nietzschéennes de la pitié en font un affect typiquement réactif et projectif. La pitié consiste à se laisser passivement envahir par la souffrance éprouvée à la vue de la souffrance d’autrui. Mais elle consiste, ensuite, à projeter, réactivement, notre propre souffrance dans la sienne, et du coup, à nous approprier les affects de l’autre. Ainsi la pitié fait-elle paradoxalement de l’autre « une proie facile » (GS, I, § 13, p. 53) et représente un mode de la « volonté de puissance ». Loin de conduire à maîtriser la souffrance en une relation de mise à distance, la pitié renforce notre passivité et celle d’autrui assujettie réactivemment à la nôtre propre. La pitié – et les morales de la pitié, plus généralement de la sympathie5 – tendent en fin de compte à l’extinction d’une souffrance que la volonté forte vise au contraire à renforcer, voire à « cultiver » de manière personnelle, à distance de celle d’autrui, pour la maîtriser par d’autres instincts.

13Si la force « morale » de Nietzsche est typiquement celle de la transvaluation, la faiblesse qu’il a toujours affirmé avoir le plus facilement dominé, est en revanche la faiblesse que nous avons nommée « secondaire », celle du ressentiment : « …un genre de sentiments que j’avais renié avec la meilleure des volontés et dont je croyais m’être rendu maître dans sa forme la plus grossière : des sentiments de vengeance et de ressentiment »6 et encore : « je ne veux absolument pas céder à une impulsion très naturelle du cœur humain, c’est-à-dire à la “vengeance”. C’est donc en conséquence d’une force »7. La faiblesse primaire de la sympathie innocente du vivant pour l’autre vivant souffrant expliquerait l’affinité caractérologique éprouvée par Nietzsche pour Jésus et pour Bouddha, personnalités « compatissantes » qui semblaient surmonter aisément tout ressentiment. Mais cette disposition à la pitié est maîtrisée chez lui par la disposition à l’assujettissement violent et surtout, dominant les deux autres, par la disposition à la transvaluation. Ainsi s’explique qu’il puisse parler de « …ces vertus de maîtres, capables de se rendre maîtres de la bienveillance et de la pitié… » (FP, X, 27 (60), p. 323), qu’il puisse admettre « …qu’à l’égard des inférieurs, de tout ce qui est étranger, on peut agir à sa guise…, – et pourquoi pas avec compassion et autres sentiments approchants » (PBM, IX, § 260, p. 184), et même envisager le type du « …César romain avec l’âme du Christ » (Ibidem).

14Le ressentiment est un mode de faiblesse secondaire puisqu’il réagit, non à la faiblesse de l’autre par la pitié, mais à l’asservissement cruel de la force « primaire ». Il occupe donc la troisième place dans la série hypothétiquement envisagée. Le ressentiment est, dans la généalogie personnelle de Nietzsche, un mode de faiblesse qui caractérisait, selon lui, les dominantes typologiques de sa mère et de sa sœur : « quand je cherche mon plus exact opposé, l’incommensurable bassesse des instincts, je trouve toujours ma mère et ma sœur… » (EH, « Pourquoi je suis si sage », § 3, p. 248). En résumé, il se devait donc de surmonter – aisément – en lui-même la faiblesse « secondaire » héritée de sa mère (le ressentiment) et – beaucoup plus difficilement – la faiblesse « primaire » héritée de son père (la pitié).

15Mais le phénomène de l’héritage et de la descendance des types n’est pas seulement individuel, il est aussi collectif. Nous avons vu au Chapitre précédent que l’élevage sélectif d’un type implique une transmission éducative, par le langage certes, mais plus radicalement par le corps, ses « gênes » (ou leurs équivalents nietzschéens physio-psychiques) et ses « gestes ». Dès lors, s’interroge sérieusement Nietzsche, ne faut-il pas envisager l’hypothèse selon laquelle, par exemple, la démocratie moderne, l’anarchisme et la Commune ne sont qu’un « …monstrueux atavisme et que la race des conquérants et des maîtres, celle des Aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ? »8 (GM, I, § 5, p. 229). Or, autre aspect capital de la méthode généalogique, le généalogiste qui la met en œuvre n’est pas « neutre ». Son savoir est « gai », son évaluation des racines et des races s’inscrit formellement dans la volonté de puissance forte. La généalogie signifie aussi, communément, la recherche par un individu « noble », de sa « lignée », et de la manière dont il en « descend ». Et cette recherche ne va pas sans un certain mépris pour les lignées qu’il estime moins « hautes ». C’est bien pourquoi le sous-titre du livre est : « un écrit polémique (eine Streitschrift) ». « Polémique » est plus que « critique » : il s’agit bien pour Nietzsche, préparant le venue du surhumain, de continuer un combat, et de préparer la victoire du surhomme, ce qui ne va pas sans exclamations méprisantes, indignations et invectives9 à l’égard d’une « race », c’est-à-dire d’un « type » de volonté de puissance.

16Loin d’être un savoir « neutre » ou « objectif » de l’origine des valeurs (une simple « genèse »), la généalogie, se situant « par-delà le Bien et le Mal » au sens que ces mots ont pour la moralité (Gut und Böse), ne se situe nullement par-delà le Bon et le Mauvais (Gut und Schlecht) de l’éthique des maîtres : « on aura compris depuis longtemps ce que c’est que je veux, ce que je veux justement avec ce mot d’ordre dangereux qui donne son titre à mon dernier livre : Par-delà bien et mal… Ce qui du moins ne veut pas dire : “Par-delà bon et mauvais” » (GM, I, § 17, p. 249).

17D’où la méthode médicale du philosophe au « marteau », cet instrument10 destiné à déceler la santé d’un son « plein » et le « mal » dont le son « creux » est le symptôme. Cet idéal sonne-t-il creux ? Sonne-t-il plein ? Le médecin, généalogiste engagé auprès des forces moralement saines, évalue les symptômes avant de porter son diagnostic. Ce « savoir » de la morale procède à une évaluation dont la question n’a pas encore effleuré les « sciences morales » : « ce qui a toujours fait défaut à la “science de la morale”, si étrange que cela semble, c’est le problème même de la morale ; on n’a jamais soupçonné qu’il avait là quelque chose de problématique » (PBM, V, § 186, p. 99).

18L’origine des termes axiologiques selon l’évolutionnisme des psychologues anglais. – Lorsqu’il parle du mérite des « psychologues anglais » (GM, I, § 1, p. 223), Nietzsche a dans l’esprit J.-S. Mill, Ch. Darwin, H. Spencer qu’il avait qualifiés naguère d’« …Anglais estimables mais sans envergure » (PBM, VIII, § 253). Ces premiers généalogistes de la morale sont à coup sûr louables de s’être interrogé sur l’origine historique ou plutôt sur « l’histoire de l’émergence (die Entstehungsgeschichte) » (GM, I, § 1, p. 223, trad. modifiée) des dénominations morales et sur la raison qui fit que certaines actions ont été « …appelées bonnes » (Ibidem, p. 224).

19De fait, Nietzsche partage avec les évolutionnistes un certain nombre de principes méthodologiques fort importants11. D’abord, l’abandon d’une vision métaphysique du « fondement » de la morale, qui avons-nous vu, dès Humain trop humain, réhabilitait quelque peu Darwin méprisé dans les Inactuelles. Ensuite, la substitution à cette entreprise fondationnelle d’une étude de la « vie », origine « extramorale » de la morale, même si l’hypothèse darwinienne de la « sélection naturelle » et le concept de la « conservation de l’espèce » furent fortement contestés par Nietzsche dans le Gai savoir, comme nous l’avons vu plus haut. Enfin, l’importance de la psychologie des instincts et des affects pour expliquer de façon primitivement non morale (au sens de la « moralité ») la formation des sentiments moraux. Ces concessions méthodologiques non négligeables étant admises, il convient de souligner de franches oppositions lorsqu’il s’agit de déterminer les sentiments générateurs des premières évaluations morales. Dans La descendance de l’homme (1871), Darwin fait des instincts sociaux et de la sympathie deux sentiments qui, renforçant la cohésion sociale et l’adaptation des individus à un milieu qui les précède, engendre les premières notions du « bien ». Les « instincts égoïstes » de ces individus, au contraire, sont des facteurs de déstabilisation de la communauté, de même que, élargis au plan des sociétés, ils sont un ferment de guerre entre elles12. L’affirmation de soi comme singularité non conforme est donc évaluée comme la racine du « mal ».

20De telles réponses témoignent à la fois, selon Nietzsche, d’un manque d’« esprit historique » (GM, I, § 2, p. 224) et d’un « contresens psychologique » (§ 3, p. 226). Manque d’esprit historique que de faire dépendre le premier terme « bon » de ce qui fut « utile » à la collectivité, en entendant par cet utile : « les actions non égoïstes » (GM., I, § 2, p. 224). En réalité, les premières dénominations du « bon » n’émanaient pas de la collectivité qui en bénéficiait mais bien des individus bons eux-mêmes, c’est-à-dire des « maîtres », des singularités auto-affirmatives : « le droit des maîtres de donner des noms va si loin qu’il serait permis de voir dans l’origine du langage même une manifestation de la puissance des maîtres » (GM., Ibidem, p. 225). Ce n’est pas la collectivité, mais ce sont les maîtres qui se proclament originairement « bons ». De plus, ce qui est « bon » selon eux est bien ce qui exprime leur individualité pénétrée du « pathos de la distance » (GM., Ibidem), vis-à-vis de l’utilité commune, « populacière ».

21C’est lorsque cette morale a décliné que s’est formée, utilitairement collective alors, la seconde généalogie exprimant la revanche de l’instinct grégaire. Égoïste (« méchant ») – non égoïste (« bon »), elle finit par trouver, dans cette opposition, « …à dire son mot (et aussi par trouver ses mots) (Ibidem). En bref, Darwin fait comme si, originairement et tout “naturellement”, la domination des plus “aptes” était synonyme de celle des “moins égoïstes”, des plus ‘ ‘ domestiqués” ». Mais cette domination est historiquement seconde, elle succède à celle des plus « aptes » à maîtriser un milieu hostile : les individus « actifs » qui ont imposé aux réactifs une adaptation socialisée. Le principe (darwinien) selon lequel « l’union par sympathie, entr’aide, fait la force » est un principe qui fut effectivement proposé, certes, mais il est historiquement dépendant du principe selon lequel c’est l’invention singulière et l’aptitude à dominer les autres qui font la force. Darwin fait comme si son premier principe avait été originaire et comme s’il triomphait finalement toujours. De plus, comme Spinoza, il postule que l’espèce a d’autant plus de « puissance » que ses individus sont unis. Lorsqu’il lisait Kuno Fisher13, Nietzsche notait déjà à l’époque du Gai savoir que, pour Spinoza, « …dans l’unanimité avec les autres et avec nous-mêmes nous vivons en tout cas plus puissamment que dans la dissension ». Et il commentait ainsi : « Il n’existe point de raison de ce genre et sans combat ni conflit, tout s’affaiblit, l’homme et la société » (GS, FP, 11 (325), p. 417-418).

22Que l’union fasse la force est un principe faux : c’est la domination des faibles par les forts dans la distance infranchissable qui fait la force ou la puissance du tout humain. Par ailleurs, ayant triomphé après coup, loin d’être une morale de la solidarité universelle, comme elle le prétend faussement, la morale darwinienne repose sur la « domestication » ou la « mise au pas » des individus aptes à la maîtrise. À nouveau : « protéger les faibles » est bien un « principe », mais il est impossible d’y prétendre à une quelconque universalité, dans la mesure où cette protection est conditionnée par l’encagement des « fauves », ou des « bêtes blondes », les anciens maîtres. En ce sens Nietzsche pense être paradoxalement plus fidèle que Darwin au principe de la lutte vitale, puisqu’il continue de le voir opérer là où les darwiniens font comme si, dans le domaine humain, le principe de sélection naturelle à base de lutte par élimination ou neutralisation cessait de s’exercer : le plus souvent ce sont les plus faibles qui finissent par neutraliser les plus forts, en les « adaptant » à leur morale14. Les faibles, verrons-nous dans la deuxième Dissertation, en intériorisant l’interdit de la violence, ont inventé « l’esprit », qui est l’arme la plus redoutable du ressentiment : « Darwin a oublié l’esprit (c’est bien anglais !), or les faibles ont d’avantage d’esprit » (CI, « Divagations d’un inactuel », 14, p. 116-117).

23Mais il y eut encore « contre-sens psychologique » de la part des anglais dans le repérage du « mobile » moral originaire : pourquoi a-t-on fini par faire de ce mobile « utile » à la grande masse, un « respect » pour une morale qui vaudrait « en soi », en tant qu’universelle et absolue ? En d’autres termes, pourquoi l’a-t-on universalisé par le « désintéressement » après avoir « …oublié cette origine (Ursprung)15 » (GM, I, § 3, p. 226) et la relativité d’une telle utilité empirique ? En réalité, « …tous font l’apologie de la moralité anglaise, parce qu’elle est celle qui sert le mieux l’humanité ou “l’intérêt général” ou “le bonheur du plus grand nombre”– non le bonheur de l’Angleterre » (PBM, VII, § 228, p. 146). L’ironie est visible : on fait comme si la moralité anglaise – typique d’un troupeau de marchands – servait le bonheur de toute l’humanité, alors qu’elle sert seulement les intérêts des « anglais », c’est-à-dire des sociétés où domine ce type. Faisant passer la morale très particulière du libéralisme anglais pour une morale qui s’universalise peu à peu, les psychologues anglais ne répondent pas vraiment à la question. La réponse nietzschéenne est claire : il s’agit là d’une « ruse » des faibles, faisant passer pour universelle, une « bonté » qui n’était qu’une contre-attaque moralisante émanant d’une certaine « race ». Il est d’ailleurs significatif que, passé l’époque de la morale désintéressée et après la mort de Dieu, les utilitaristes contemporains avouent sans vergogne (notamment le franc Spencer, selon qui cet intérêt n’a jamais vraiment été oublié16) l’« intérêt social » très particulier de la morale « non-égoïste ». Le Gai savoir l’avait déjà mentionné : « ces historiens de la morale (notamment les Anglais)… ont l’habitude de subir l’impératif d’une morale déterminée dont, sans le savoir, ils se font les écuyers et l’escorte » (GS, V, § 345, « Morale en tant que problème », p. 229).

24Il faut donc reprendre l’origine « radicale » de la terminologie. À l’effort laborieux de Kant pour distinguer, grâce à la « langue allemande »17, les mots Gut et Böse, désignant le bien et le mal de la moralité, de Wohl et Übel (ou Weh) ne désignant le bon et le mauvais d’un objet « …qu’autant que nous le rapportons à notre sensibilité »18, faisait écho, peut-être à dessein, le travail sémantique de Schopenhauer relativisant tous les usages du concept de bon : « ce concept est relatif essentiellement ; il désigne l’accord d’un objet avec une tendance déterminée quelconque de la Volonté »19. Même pour désigner la volonté morale dite « pure » chez Kant, « l’expression bien absolu est donc contradictoire »20. Nietzsche prend acte de cette relativisation en la réinsérant dans le contexte, non, plus du vouloir-vivre, mais de la volonté de puissance. Le généalogiste distingue à son tour Gut et Schlecht dans le registre, selon lui primitif, de la morale forte, de Gut et Böse dans le registre de la morale des esclaves : « … les mots et les racines (Wurzeln) qui ont le sens de “bon” (gut) laissent transparaître la nuance principale qui indique que les nobles se sentaient hommes de rang supérieur » (GM, I, § 5, p. 227). Il est manifeste qu’ici c’est le « se sentir », ou, dans les termes de Kant, le rapport à « notre sensibilité » qui prend le dessus pour orienter le champ sémantique primaire. Le « bon » signifie d’abord, et ce, « dans les diverses langues » (GM, I, § 4, p. 226) l’élevé, celui qui est de haut-rang, le noble, celui qui, comme individualité distante (cf. plus haut l’analyse des deux types d’individualités) se met à l’écart et au-dessus d’une masse commune. En allemand, Nietzsche rapproche gut (bon) de Gott (Dieu) et « …des Goths, nom d’un peuple, mais, à l’origine, d’une aristocratie » (GM, § 5, p. 229)21. Par opposition, en allemand, par exemple, il rapprochera « mauvais » (schlecht) de « simple » ou « commun » (schlicht). Le premier sens donné du grec agathos, « …dont le sens est multiple » (GM., § 5, p. 228), est, de la même manière : « noble, de rang élevé, de bonne naissance ». Le kakos, par opposition, est le « plébéien » avant que d’être le moralement « mauvais ». Mais cette hiérarchie des classes et des fonctions sociales (la fonction guerrière étant supérieure) exprime, selon ce § 5, une hiérarchie des « races » et ce, non seulement en un sens « ethnique », mais plus radicalement « physio-psychologique » : Nietzsche place ici le latin malus (mal) près du grec melas (noir) : « l’indigène pré-aryen du sol italique tranche nettement par sa couleur sur la race blonde22 des conquérants aryens, devenus ses maîtres » (GM, Ibidem). Les termes « bon » et « méchant » de la moralité dite pure se détermineront secondairement par opposition.

25Il s’institue ainsi une dépendance généalogique : la hiérarchie physio-psychologique des types de volonté de puissance engendre une hiérarchie ethnique – raciale qui engendre une hiérarchie politique – sociale, qui engendre à son tour une hiérarchie éthique-morale. Cette hiérarchie s’exprime dans les mots originaires, comme la « race » typique s’exprime dans les « racines » étymologiques. Cette race n’est évidemment pas à entendre au sens de la biologie positive – pas plus qu’il n’admet le mécanisme en physique, Nietzsche n’admet le darwinisme social – mais au sens de « la volonté de puissance » forte qui s’y exprime. C’est la volonté de puissance s’exprimant dans la race qui fait précisément sa supériorité ou son infériorité. Cependant, la nomination morale ultime ne doit pas nous tromper : si la morale n’est « nommée » qu’en dernier, elle n’en est pas moins puissamment présente dès l’origine. Ce sont des types de volonté, à savoir des types d’individualité morale, qui s’expriment dans tel ou tel type racial, puis politique, avant que de le faire dans les mots d’un système de valeurs explicitées, et avant tout dans les « racines » de ces mots.

26La théorie des deux types d’individualité (celui, faible voire malade de l’individuum, celui fort et sain du dividuum), élaborée dans le Gai savoir indépendamment de toute référence à des « races », renvoyaient à deux façons pour la vie de « se sentir » dans les individus. La théorie « enracine » à présent ces deux types, généalogiquement, dans leurs contextes ethniques et philologiques de provenance. Il semble en particulier que les analyses antérieures relatives à l’individu fort, acceptant sa division interne et cherchant, non à la nier, mais à la dépasser par domination distante d’une pulsion sur d’autres, trouve à se confirmer par certaines ébauches d’étymologie ici présentées. Nietzsche rapproche en effet bonus de duonus et de duo (la désunion, le duel, la division) (GM, I, § 5, p. 229). Le dividuum du Gai savoir est aussi un bonus et un duonus, donc un duo. S’il est bon guerrier, c’est qu’il sait faire la guerre à ses ennemis internes autant qu’aux ennemis de l’extérieur.

27La généalogie contre l’antisémitisme et le nationalisme. – Mais il faut admettre que les races se sont mêlées de façon irréversible et que l’individuation des types dominants est à l’heure actuelle le résultat de ce hasard. Ce qui fait que Nietzsche, en en appelant aux forts, ne peut le faire de façon communément « raciste », d’où sa critique virulente de l’antisémitisme et du nationalisme contemporains : c’est aux individualités qu’il en appelle. L’antisémitisme contemporain lui semble une aberration pour deux raisons23. D’abord, cette idéologie méprise les apports essentiels du peuple juif à l’histoire de l’humanité. Chaque peuple a son rôle à jouer dans le « jeu » du monde historique. Même faible (ce que n’était d’ailleurs pas initialement la race juive ainsi que nous le verrons plus bas), une race est féconde historiquement à partir du moment où elle exprime ce « surpassement de soi » (Selbstüberwindung) en quoi consiste sa volonté de puissance, créatrice de ses valeurs propres. À cet égard, « …jamais peuple n’eut mission historique plus importante » (GM, I, § 9, p. 233) que le peuple juif. Nietzsche a prononcé à plusieurs reprises l’éloge des Juifs, de leur fécondité culturelle, de « …leur énergie et de leur intelligence supérieures » (HTH, I, § 475, p. 260). C’est à ce peuple que l’on doit « l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus imposant et la loi morale la plus influente du monde » (Ibidem).

28Ensuite, l’idée absurde d’une « purification » contemporaine de la race forte qui s’effectuerait par rejet, sélection ou, pire, par anéantissement des races concomitantes, outre son caractère théoriquement impensable, est pour Nietzsche, pratiquement odieux (non en vertu de motifs de moralité, évidemment, mais de « surhumanité ») : dans la nouvelle Europe qu’il appelle de ses vœux, c’est par « un habile métissage » (HTH, I, § 475, Ibidem) que les Juifs, intégrés aux nations, feront valoir les éminentes qualités qui les caractérisent en propre. « La purification de la race » (A, IV, § 272, p. 190) dans un milieu humain qui implique échange et collaboration ne réside nullement dans le rejet ou l’élimination des autres, mais dans le fait qu’« une race se limite de plus en plus à certaines fonctions choisies, tandis qu’auparavant elle devait se soucier de trop de choses souvent contradictoires » (Ibidem). Ceci signifie que le « métissage » se réalise non par un mélange non maîtrisé des fonctions, mais par une soigneuse et progressive division de ces fonctions, chaque race se concentrant sur celles d’entre elles où elle excelle et laissant les autres se spécialiser dans leurs aptitudes. Métissage et purification fonctionnels s’impliquent donc ici paradoxalement l’un l’autre. Cette conception analytique et synthétique des races fait que l’on peut parler de races constituées par la concertation de multiples races élémentaires se purifiant mutuellement. Ainsi l’Europe de l’avenir : une race originale, mais non originaire, qui se sera faite de multiples races originaires : « espérons qu’un jour il se constituera aussi une race et une culture européennes pures » (A, Ibidem). C ‘ est dire que la nouvelle « domination de soi » de l’Europe, rompra tout autant avec le nationalisme (analysé à propos de la « politique surhumaine ») qu’avec l’antisémitisme. La nouvelle Europe abandonnera le militarisme nationaliste et même la politique de « ce qu’on appelle la paix armée, telle qu’elle est pratiquée maintenant dans tous les pays » (HTH, II, § 284, p. 274) ; et ce, au bénéfice de la paix forte, mue par le principe du « nous brisons l’épée ! » (Ibidem). Le nationalisme allemand du dix-neuvième siècle, repli méfiant et agressif sur soi, n’est, au fond, qu’une réaction de défense par peur des autres, et en conséquence une faiblesse : « l’étroitesse et la vanité nationales, le principe énergique mais borné : Deutschland, Deutschland über alles » (GM, III, § 26, p. 344).

29Mais, à l’origine, la classe des maîtres fut elle-même divisée : aux guerriers se joignit la « caste sacerdotale » (GM, I, § 6, p. 229). Alors que la notion de « race (Rasse) » relève de la physio-psychologie, la notion de « caste (Kaste) » relève de la sociologie historique. Si cette notion est relative à celle de « classe (Stand) », elle s’en distingue cependant. Une classe devient une caste dès lors que sa supériorité, valorisée comme une « pureté », lui interdit tout mélange, toue mixité avec une autre, jugée « impure » : « les termes “pur” et “impur” servent à distinguer deux classes sociales » (Ibidem, p. 229). La supériorité politique d’une classe peut ainsi se muer en supériorité éthique, c’est-à-dire spirituelle. C’est même une règle, explique Nietzsche, que le concept de prééminence politique se convertisse toujours en concept de prééminence spirituelle24.

30L’apparition de la caste sacerdotale répond d’abord à une division du travail de domination : la domination politique a toujours cherché à se justifier à partir d’une domination « spirituelle » de nature religieuse. La caste sacerdotale possède une importance capitale, car il y a des traits communs à toutes les prêtrises, qu’elles soient grecques, romaines ou juives et chrétiennes, et cette communauté de « psychologie » des prêtres va favoriser le renversement de la morale des maîtres. C’est en influençant d’abord la classe sacerdotale que les faibles, par leurs prêtres, vont contaminer les forts. Ainsi, Paul fit du « …Messie » de son invention… quelque chose que même un prêtre de Mithra pouvait comprendre » (AC, § 58, OC, p. 229). Quatre qualités liées entre elles caractérisent l’esprit sacerdotal en général : l’hostilité à l’action, l’idéal ascétique, le nihilisme potentiel, la « profondeur de l’âme humaine ».

311. L’hostilité à l’action. Le prêtre de la force tend en effet, d’abord, à sauvegarder le caractère « sacré » de cette force, caractère sacré que tend au contraire à oublier, voire à profaner le guerrier qui en fait un usage « pratique », « instrumental ». Sacraliser, diviniser la force, c’est donc lui rendre un culte « contemplatif » qui tend peu à peu à séparer l’objet de ce culte de ses manifestations. Il y a là un germe de conflit entre guerriers et prêtres, ces derniers cultivant l’esprit de « la vengeance » (GM, I, § 6, p. 230) vis-à-vis de ceux qui ne cultivent que l’usage pratique ou militaire de la force. Cette hostilité à l’action de la part des prêtres aristocrates était déjà soulignée par Nietzsche, dans l’ouvrage précédent qu’éclaire le nôtre. Les prêtres veulent « …se garder de la souillure nécessaire que comporte toute pratique politique » (PBM, III, § 61, « Le phénomène religieux », p. 75). Un symbolisme relatif à la « pureté », liée à la « propreté » du corps, instrument de la force, et de l’impureté liée à la « souillure » de la force, se met alors en place. L’observation attentive des pratiques atteste en effet que l’usage d’une force entraîne peu à peu sa souillure au contact des autres corps. Par l’usure, la saleté, la maladie, etc., le corps, temple de la force, est profané.

322. L’idéal ascétique. Ici se prépare la généalogie de l’idéal ascétique fondamental, l’ascétisme religieux et corrélativement théologique, expliquant par avance que nous l’analysions comme première signification de l’ascétisme dans notre troisième Chapitre. Le culte contemplatif de la force « pure » entraîne, en second lieu, et par voie de conséquence, une tendance à l’ascétisme dans la vie du prêtre : il s’interdit la plupart des activités corporelles, s’abstient de certains aliments, pratique l’abstinence sexuelle, cultive la solitude, etc.

333. Cet ascétisme, troisièmement, tend à engendrer lui-même le nihilisme, car le sacré étant à présent placé, objectivement et subjectivement, dans l’univers et dans la vie du prêtre, au-delà de toutes ses manifestations, il ne peut être déterminé par rien de concret et de distinct. C’est l’être-néant du nihilisme religieux, père de toutes les métaphysiques rationnelles, qui s’esquisse ici25.

344. Dès lors, en dernier lieu, le « sens de la profondeur » devient un merveilleux instrument de la volonté de puissance, pouvant mettre en danger l’affirmation de la force et se la soumettre. Ayant, à partir de son hostilité foncière à l’action (1) créé l’ascétisme (2), la profondeur théologique proprement nihiliste de l’être-néant (3), les prêtres développent, en correspondance, la profondeur psychologique de « l’âme humaine » (4), intériorisation de la maîtrise, maîtrise intérieure susceptible de dominer la maîtrise extérieure représentée par le guerrier. La volonté de se soumettre l’affirmation active de la force est ainsi – fruit de la quatrième qualité sacerdotale, la « profondeur » – le résultat de l’esprit sacerdotal, « l’esprit que peut mettre en œuvre la vengeance sacerdotale » (GM, I, § 7, p. 231), aliment du ressentiment et motif du comportement sacerdotal en général.

35Typologiquement et historiquement le peuple juif représente un paradoxe unique26. Question : que peut faire un peuple « fort » (composé majoritairement d’individus à la volonté « forte ») lorsqu’il est mis en esclavage par un autre peuple fort, si bien qu’en son sein les esclaves doutent du pouvoir des maîtres ? Deux possibilités réactives se présentent : ou bien ce peuple continue d’affirmer sa force, mais il entre en révolte permanente sans pouvoir renverser cette domination et risque finalement d’être anéanti. Ou bien il choisit d’utiliser les valeurs de la faiblesse, il joue la comédie de la morale des faibles dont il prend systématiquement la défense pour subvertir finalement cette domination historique. Or, « … considéré du point de vue de la psychologie, le peuple juif est un peuple d’une force vitale prodigieusement résistante qui, placé dans des conditions impossibles, volontairement et par une profonde habileté à survivre, prend le parti des instincts de décadence » (AC, § 24, p. 182).

36Au début, au temps de la royauté, Israël projeta un Dieu fort, reflet de sa force dominatrice, notamment de sa « confiance en la nature » (AC, § 25, p. 183). Par la suite, le royaume du Nord fut soumis par les Assyriens et le royaume du Sud démembré par l’exil. Après le retour d’exil et la reconstruction du Temple autorisé par Cyrus (539 avant J-C), la caste des religieux assura sa domination27. Cette troisième période, celle du Second Temple, vit l’élaboration du « code sacerdotal » et de la « religion de la loi ». Dès lors la « caste sacerdotale » se fit explicitement critique à l’égard de la « caste guerrière » juive qui dominait avant l’exil. À la morale affirmative de la force des rois juifs, elle opposa la morale ascétique de la négation de la vie des nouveaux prêtres juifs. Par là même elle entrait délibérément en conflit avec les morales fortes des perses puis des romains. Elle imposa au peuple juif ses valeurs ascétiques qui condamnaient l’affirmation de soi dans « …la guerre, l’aventure, la chasse, la danse les compétitions… une activité robuste, libre et joyeuse » (GM, I, § 7, p. 231), car ces valeurs étaient supposées avoir entraîné l’abandon et la punition de Jahvé. Et tandis que le « premier Jahvé » tolérait les dieux des autres nations, le judaïsme sacerdotal du « second Jahvé » affirma l’exclusivité monothéiste.

37En réalité, Jésus vint par sa vie et son enseignement interrompre ce processus du ressentiment juif dont le nouveau légalisme était l’instrument28 : « c’était l’incroyance en ces “hommes supérieurs”, le “non” proclamé contre tout ce qui était prêtre et théologien » (AC, § 27, p. 186). Sans doute le type psychologique de Jésus est celui d’un vouloir faible et réactif, mais la faiblesse n’engendrait pas chez lui la réaction du ressentiment et la soumission à une loi qui contraint la vie forte. Au ressentiment, la faiblesse typiquement christique substitue « …la vie dans l’amour, sans exception et sans exclusive, sans aucun sentiment de distance » (AC, § 29, p. 188). La pitié et la compassion, chez Jésus, en tant qu’affects de la faiblesse primaire, sont plus « fortes » que tout ressentiment. Typologiquement, il s’agit là de la force réactive originaire, tandis que la force réactive dérivée (comme négation opposée à l’action des forts) est celle du ressentiment qui combat l’action par des moyens de sens contraire mais de même contenu, par exemple la « Loi » juive opposée à la Loi romaine.

38Au légalisme, Jésus oppose son « …dégoût de toute formule, de toute notion de temps et d’espace, de tout ce qui est établi, coutume, institution, Église… » (Ibidem). Ainsi, « …il n’attache aucune importance à rien d’établi : la lettre tue29, tout ce qui est fixé tue » (AC, § 32, p. 192). À une négation de contre-offensive contre le monde, celle que les prêtres juifs avaient déployée pour se venger, Jésus substitue une « abstention », un « détachement ».Voilà pourquoi Nietzsche va jusqu’à écrire : « la négation est, par définition, ce dont il est parfaitement incapable » (Ibidem). Nous avons montré plus haut que la faiblesse contre laquelle l’individu Nietzsche a dû lutter est la faiblesse originaire de la pitié, non celle du ressentiment dont il se dit incapable (« être libre de tout ressentiment » (EH, « Pourquoi je suis si sage », 6, p. 252). D’où sa « sympathie », certes maîtrisée, pour Jésus. Dès lors, les notions de faute, de punition et de récompense qui structuraient la réinterprétation de la Loi par les prêtres juifs est totalement absente de l’enseignement de ce dernier30. De même, au salut par la foi, Jésus oppose par avance le salut par les œuvres, c’est-à-dire par l’amour au sein de la vie ici-bas : « le “Royaume des cieux” est un état du cœur, et non quelque chose qui vient “au-dessus de la Terre” ou “après la mort” » (AC, § 34, p. 194-195).

39La Généalogie ne considère jamais la signification de la vie et de la mort de Jésus pour elle-même, mais bien la façon dont les Juifs ont falsifié son message d’amour. Lorsque dans le paragraphe ici étudié, Nietzsche écrit que « de la souche de l’arbre de la vengeance… de là est sorti quelque chose d’aussi incomparable, un nouvel amour… » (GM, I, § 8, p. 233), il ne réfère pas cette entreprise vengeresse de séduction à Jésus lui-même, mais aux juifs instrumentalisant son message. Il en découle, paradoxalement, que c’est L’Antéchrist et non la Généalogie qui, malgré son titre, expose de façon explicitement positive le message de Jésus. Le christianisme fut, après Jésus, la reprise en main de sa vie, mais surtout de sa mort, par la morale du ressentiment et le légalisme du châtiment31, sous la forme du « …sacrifice expiatoire, et sous sa forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l’innocent pour les péchés des coupables » (AC, § 41, p. 201). Mort sacrificielle, salut par la foi, résurrection et jugement dernier, tels furent les trois dogmes qu’élabora l’apôtre Paul, comme entreprises de séduction en direction du plus grand nombre et en totale contradiction avec l’enseignement de Jésus. On peut dès lors opposer Jésus au Christ32, à condition de considérer les sémantiques morales centrées sur ces deux noms. Nietzsche valorise positivement Jésus comme le messager d’une nouvelle morale de l’amour, contre la morale du ressentiment. Mais il est contre le Christ, anti-Christ, si, au nom du Christ, et comme les « chrétiens » du « christianisme », on associe la sémantique de l’échange dans la crucifixion contre le pardon des péchés transgressant la Loi. Le signifiant allemand Anti-christ est le fait d’un opposant au christ - ianisme, non le fait d’un opposant au Christ, d’un Contre-Christ que dirait mieux le terme utilisé par Luther (Widerchrist) pour traduire l’Antichristos de Jean33. Le signifiant « Jésus » est le centre d’un champ sémantique positif, dans lequel l’amour est une nécessité de nature, à laquelle la crucifixion est alors une réaction contingente, inessentielle. Le signifiant « le Christ » (le Crucifié) est le centre d’un champ sémantique négatif, dans lequel la mise en croix contre le pardon des péchés, l’échange marchand du salut légalisé par les prêtres est nécessaire, et vis-à-vis duquel la vie du « doux Jésus », de sa compassion infinie, est une condition empirique contingente, somme toute inessentielle.

40Lorsque les Juifs renversèrent la morale des Romains qui, après les Perses, étaient devenus leurs maîtres, c’est par les prêtres que le christianisme s’introduisit dans la culture romaine : « le christianisme, formule qui permet de surenchérir sur les cultes souterrains de toute sorte, ceux d’Osiris, de la Grande Mère, de Mithra, par exemple – tout en les absorbant tous : c’est dans cette idée que réside le génie de Paul » (AC, § 58, p. 229). On était parvenu à faire triompher « la révolte des esclaves dans la morale » (GM, I, § 7, p. 232, reprise citée de PBM, V, § 195, p. 108) et à ruiner l’équation des valeurs aristocratiques : « bon = noble = beau = heureux = aimé des dieux » (GM, I, § 7, p. 231). Car, pour Nietzsche, c’est de « la haine juive » (GM, § 8, p. 232) qu’est sorti, par une ruse de la passion, « un nouvel amour »(Ibidem), l’amour du christianisme en tant que falsification de l’amour de Jésus.

41Considérons cependant que, dans l’hypothèse de Nietzsche, la morale européenne de la décadence, au lieu d’avoir été historiquement élaborée par un peuple « fort » dont les peuples typologiquement faibles ont pris le relais, aurait fort bien pu être développée, dans d’autres circonstances, par un peuple, si l’on ose dire, « typologiquement » faible et décadent. Paul, véritable artisan du christianisme34, était un juif qui avait compris que, par la seule Loi mosaïque, on ne renverserait pas la morale de la force, du polythéisme, fruit des affects positifs. L’amour des faibles entre eux et surtout l’amour des faibles pour les forts que prêchait « ce Jésus de Nazareth… ce « rédempteur » apportant la félicité et la victoire aux pauvres, aux malades, aux pêcheurs… » (GM, Ibidem, § 8, p. 233, souligné par nous) devint entre ses mains l’arme d’une revanche invincible. Ce Jésus « …n’était-il pas précisément la séduction qui, par des voies détournées, conduisait justement à ces valeurs et à ces innovations judaïques de l’idéal ? » (Ibidem).

2. Deux logiques du jugement moral : affirmation active et affirmation réactive

42La généalogie n’est pas seulement cette typologie des « races » (GM, I, § 1 à 10) exprimée dans les « racines » des termes évaluatifs que nous venons d’étudier, c’est aussi une « logique » différentielle du jugement exprimant les valeurs (GM, I, § 10-11-12) : une « logique » du jugement moral. La morale « physicienne » de Nietzsche, élaborée dans le Gai savoir, invitait, en raison du soupçon porté à l’encontre des grands mots de « devoir » et d’« ordre moral du monde », à « …la compréhension de la manière dont les jugements moraux ont jamais pu naître… » (GS, IV, § 335, p. 213). La généalogie des jugement moraux les inscrit dans une « sémiotique » des passions, car si « …le jugement moral ne doit jamais être pris à la lettre…, en tant que sémiotique, il reste inappréciable » (CID, « Ceux qui veulent amender l’humanité », 1, p. 97). Intéressons-nous d’abord à la structure du jugement moral dans les deux races ; nous envisagerons ensuite la relation entre jugement et action dans la généalogie des morales correspondantes. Nietzsche explicite ici la généalogie différentielle des valeurs nobles et serves du long § 260 de Par-delà bien et mal (PBM, IX, § 260, pp. 182-186). Considérée dans son expression, l’évaluation aristocratique est d’abord une approbation de soi-même, elle « …naît d’un oui triomphant adressé à soi-même » (GM, § 10, p. 234) et « son concept négatif de “bas”, de “commun”, de “mauvais « n’est qu’un tardif et pâle contraste » (Ibidem, p. 235). De sorte que la loi de l’axio-logique forte est le principe de l’affirmation immédiate de soi dont découle, en conséquence, la négation de l’autre.

43Notons que l’affirmation-jugement de soi, succède à l’affirmation comme action à partir de soi. Nous avons montré plus haut ce redoublement de l’affirmation comme être-action dans l’affirmation comme pensée-discours, dans la relation de Dionysos à Ariane. C’est cette relation de redoublement de l’affirmation-action par l’affirmation-discours que nous retrouvons dans la logique du jugement moral des maîtres. L’affirmation est qualité d’une force active, qui agit à partir de soi et se montre ensuite seulement dans un auto-jugement, déclaration positive de cette force active. À l’inverse, « de prime abord, la morale des esclaves dit non à un “dehors”, à un “autre” à un “différent-de-soi-même”, et ce non est son acte créateur » (Ibidem, p. 234). L’homme du ressentiment a conçu « … “l’ennemi méchant”, “le méchant” comme principe (Grundbegriff) à partir duquel (von dem aus) il imagine par imitation et comme antithèse un “bon”– lui-même ! » (GM, I, § 10, p. 237). L’expression « à partir de… (von aus…) » est essentielle pour qualifier l’origine du mouvement de « surpassement de soi par soi (Selbstüberwindung) » : soit « à partir d’un autre », soit « à partir de soi ». De sorte que principe axio-logique faible est celui de la négation de sa négation (de l’autre qui le nie en s’affirmant) et, en conséquence seulement, l’affirmation de sa positivité.

44En d’autres termes encore, d’un côté on a : « je suis bon (gut) et, par conséquent, ce que je nie en m’affirmant ainsi est mauvais (schlecht) » et, de l’autre côté : « il est méchant (böse) et, par conséquent, c’est en le niant que je m’affirmerai bon (gut) ». Cette analyse « logique » confirme, on le voit, le caractère originaire de la morale aristocratique et le caractère dérivé de la morale serve. L’esclave ne peut se poser que par suite de son opposition à l’action du maître sur lui. Or, remarque importante de Nietzsche, la réaction de l’esclave n’est pas d’abord une « action » (un mouvement spontané vers le dehors), c’est un « sentiment réactif », le « ressentiment » (GM, § 10, p. 234)35. Cette rancune et cette rancœur du ressentiment, qui vont engendrer la volonté de vengeance et ne vont pas sans une secrète envie des faibles pour la force des forts, motiveront un jugement-affirmation et enfin une action. Ce n’est pas « la réaction véritable, celle de l’action » (Ibidem) qui est première et ensuite le jugement : c’est le sentiment réactif, intériorisation de l’extérieur qui se produit d’abord, puis le lent ruminement du jugement avec sa réflexion logique, et enfin l’action réactive. Notons que l’action terminale de l’esclave est la qualité d’une force réactive, puisque sa force active elle-même est négative : agir c’est ré-agir, faire c’est faire-contre, au sens de faire le contraire de ce que fait le fort. On voit que les deux morales enracinent dans une passion ou un sentiment la logique de leurs évaluations. Telle est la confirmation de la sémiotique généalogique annoncée. Chez le maître : l’amour de soi, engendre l’action qui l’extériorise, médiation rendant possible le jugement. Chez l’esclave : la haine de l’autre (le ressentiment), engendre le jugement, qui motive en dernier lieu l’action. Chez le maître, la logique du jugement moral est terminale, c’est l’action qui est la médiation de la généalogie originée dans un sentiment actif ; chez l’esclave, c’est la logique du jugement qui est la médiation du sentiment et la ré-action est terminale. Le maître se sent bon d’abord, agit ensuite et se juge enfin. L’esclave sent et ressent comme méchant le maître, le juge alors et, en conséquence, agit réactivement. Résumons comme suit les deux séquences constitutives de la « logique morale » chez le maître et chez l’esclave :

Logique morale du maître :
1. sentiment de soi - -) 2. action - -) 3. jugement.

Logique morale de l’esclave :
1. sentiment de l’autre - -) 2. jugement - -) 3. réaction.

45On saisit quels différents types de volonté de puissance, comme « volonté d’auto-surpassement », travaillent chez le maître et l’esclave. Chez le premier, la volonté de puissance est d’abord le sentiment immédiat de soi, d’« une surabondance de force plastique, façonnante et régénératrice (ein Überschuss plasticher, nachbildender, ausheilender Kraft ist) » (GM, § 10, p. 236, trad. modifiée). Ceci est la reprise de la description du type d’individualité forte étudié plus haut en GS, V, § 370 : le maître extériorise sa force en donnant par son action un « forme plastique » qui l’exprime à ce qui l’entoure et qu’il domine par là-même. La valorisation de soi du maître a pour conséquence qu’il se projette lui-même et à partir de lui-même dans l’extériorité. Son « façonnage » du réel (Nachbildung) est un « surpassement de soi » par soi à partir de soi, dans une œuvre qui exprime sa positivité immédiate. Quelle peut bien être cette œuvre ? Il faut moins songer d’abord ici au « bel art » plastique qu’à l’art du « commandement » et de la « guerre ». Mais c’est le même « amour de l’art » qui meut le maître politique et le maître en œuvres d’art : « j’aime le pouvoir, moi, mais c’est en artiste que je l’aime… Je l’aime comme un musicien aime son violon ; je l’aime pour en tirer des sons, des accords, des harmonies »36. Nietzsche se référera plus bas explicitement à la « moralité des mœurs (Sittlichkeit der Sitte) » (GM, II, § 2, p. 252) par laquelle les maîtres imposent leurs lois aux esclaves et les vainqueurs aux vaincus. Mais, inter pares, « les maîtres sont tenus (si) sévèrement par les mœurs (Sitte), par le respect, l’usage, la gratitude… » (GM, I, § 11, p. 237).

46Si l’on compare les relations des faibles entre eux, l’on trouve, au lieu de l’affirmation noble et spontanée de soi, la « fierté » ou « amour-propre », le mobile de la « vanité », plus précisément analysé dans Par-delà bien et mal. De même qu’il s’agit de nier l’image que le maître donne de soi, de même, il s’agit de se conformer positivement, mais tout aussi réactivement, à l’image positive que l’esclave donne de son semblable : « c’est par suite d’un très puissant atavisme que, de nos jours encore, l’homme ordinaire, commence par attendre d’être jugé pour se soumettre ensuite d’instinct à ce jugement » (PBM, IX, § 261, p. 186-187). C’est donc son être pour-autrui qui détermine totalement l’esclave, tant dans ses rapports avec ses supérieurs qu’avec ses égaux. C’est de toutes les façons le sentiment de l’autre, qui est en quelque sorte la prémisse du « raisonnement » moral de l’esclave. Le maître ne saurait que mépriser les stratégies de la vanité : « un pareil raisonnement lui paraît trahir un (tel) manque de goût et de respect de soi… » (Ibidem, p. 186). Nietzsche laisse donc entendre qu’il y a, pour les forts, deux sortes de guerres et d’ennemis : la guerre faite à l’ennemi noble, « chez qui il n’y a rien à mépriser et beaucoup à vénérer »37 (GM, I, § 10, p. 237) et la guerre faite « …là où commence le monde étranger… » (Ibidem), lieu des exploits du fauve, de « la superbe bête blonde (« die blonde Bestie »38) avide de proie et de victoire » (Ibidem), dont les ennemis sont méprisables, vaniteux, et seulement dignes d’une violence déchaînée. Aux yeux de ces derniers, interprété réactivement, le « fauve » est un « barbare », même si sa culture39 politique et militaire est supérieure et c’est un « méchant ennemi (ein böse Feind) » (Ibidem) De son côté, en effet, l’esclave développe un « surpassement de soi » d’un autre genre. Il pratique, certes, le surpassement de soi par soi mais « à partir de l’autre » : c’est à partir de son sentiment de l’autre qui est la haine de l’autre, puis du jugement négatif porté sur lui, que s’engendre le jugement positif (« ne pas être fort est bien ») et, enfin, l’action réactive conforme à cette valeur. L’esclave tend donc à se surpasser, et, d’une certaine façon, à se maîtriser : il dominera en lui tous les instincts violents, il s’interdira et interdira aux autres toutes les manifestations de la force. Il se surpassera donc d’abord à partir de cet autre qu’est l’homme fort (ce qui correspond à la première Dissertation), puis, à partir de l’autre qu’est la loi (d’abord de la loi extérieure des mœurs, puis de la loi intérieure de la moralité, fruit de la « mauvaise conscience », objet de la seconde Dissertation) et, enfin, il se surpassera à partir de cet Autre infini qu’est Dieu, origine et fondement ascétique de la loi (ce que Nietzsche développera dans la troisième Dissertation consacrée aux « idéaux ascétiques »).

47On saisit en quoi la formulation de la volonté de puissance, comme « auto-surpassement (Selbstüberwindung) », convient aussi bien aux faibles qu’aux forts, aux esclaves qu’aux aristocrates. Les uns comme les autres veulent la puissance de soi sur soi. On comprend aussi l’insistance que nous avons mise en commentant le Zarathoustra à ajouter à la formule strictement nietzschéenne, « surpassement de soi par soi » à partir de soi, d’un côté, et à partir de l’autre, du côté opposé.

48Non seulement l’homme faible s’est bien surpassé lui-même, mais encore il a « surpassé » l’homme fort en le dominant victorieusement. Le « sens de toute culture (der Sinn aller Cultur) » (GM, I, § 11, p. 239) est devenu, mensongèrement, de faire de l’homme-fauve un animal domestiqué. Si, par « culture », on entend la « domestication (Zähmung) » de l’homme, c’est bien, après le renversement de la culture des maîtres, le dépassement de soi à partir de l’idéal de la loi morale, de la mauvaise conscience et de Dieu qui ont « cultivé » l’homme dominant historiquement en Europe. Les conditions de ce renversement feront l’objet des deux Dissertations suivantes. Le fort a été affaibli, humilié et vaincu. L’homme apprivoisé, médiocre et « désolant » aux yeux du généalogiste, « …a appris (gelernt hat) » – sa « culture » le lui ayant enseigné – à se considérer comme but et fin, comme « sens de l’histoire, comme “homme supérieur” » (GM, I, § 11, p. 240). Désolant aux yeux du généalogiste, « le spectacle qu’offre l’homme fatigue » (Ibidem, p. 242) et la puissance de ces trois altérités à partir desquelles à triomphé la moralité, la loi, la mauvaise conscience, Dieu – avec leurs succédanés nihilistes – est le plus grand danger pour l’homme fort. Malheureusement, ce n’est pas la crainte, mais l’usure et le découragement qui risquent d’empoisonner ce dernier. Même le généalogiste du gai savoir, qu’il semble ne pas entendre, est menacé par la « dépression ».

49Une étude du questionnement moral de Nietzsche doit faire état du découragement personnel et momentané à cet égard d’un auteur qui reste « typiquement », non un « triste », mais un « gai savant » : « la disproportion entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée en ce que l’on ne m’a ni entendu, ni même aperçu » (AC, Avant-Propos, OC, p. 239). On voit que le généalogiste n’a pas seulement un rôle théorique à jouer, mais aussi un rôle pratique : son évaluation des valeurs passées suppose la « transvaluation » (Umwertung), analysée dans le Zarathoustra, de toutes les valeurs jusqu’ici dominantes des anciennes Tables. Rappelons que la critique nietzschéenne de la connaissance, et ce depuis le Gai savoir, consiste à montrer qu’il n’y a pas de science « neutre » axiologiquement. La prétention à distinguer jugement de connaissance portant sur ce qui est et jugement de valeur exprimant le devoir-être est précisément une ruse stratégique du savoir « faible », du triste savoir. Déceler partiellement chez Nietzsche une telle « science », pour y localiser un « bon Nietzsche », positif, « matérialiste », ne serait donc, dans l’optique de ce dernier, qu’une tentative de récupération, par les « faibles », du « gai savoir ». Le jugement de connaissance généalogique est un jugement de valeur, sans qu’aucune contradiction puisse lui être reprochée, puisque connaître, comme agir, c’est interpréter, donc évaluer. Ce savoir mène nécessairement à une exhortation et à un appel (la forme impérative de ce discours n’étant pas davantage inconséquente) : « on aura compris depuis longtemps ce que c ‘ est que je veux justement avec ce mot d’ordre dangereux que donne son titre à mon dernier livre : Par-delà bien et mal… » (GM, I, § 17, p. 249). Comme Nietzsche le précise immédiatement, il ne s’agit pas dans cette transvaluation d’être par-delà le « bon » et le « mauvais (schlecht) », mais de se réapproprier au contraire cette axiologie.

3. Être bon : ne pas être méchant ?

50Le paragraphe 13 de la première Dissertation est un des textes les plus importants de La Généalogie. Nietzsche y condense les étapes de la formation du concept de « l’homme bon » que l’homme du ressentiment a « imaginé (ausgedacht) » (GM, I § 13, p. 241). Ce passage est une reprise du problème de l’origine du concept de liberté tel que le traitait Humain, trop humain40, en envisageant également une série d’étapes ordonnées par la responsabilisation et la culpabilisation du libre arbitre. Un troisième texte, L’erreur du libre arbitre, rédigé ultérieurement dans le Crépuscule des idoles (CID, « Les quatre grandes erreurs », § 7, pp. 94-95) modalise cette seconde généalogie dans le contexte tout particulier d’une « provenance » chrétienne : « le christianisme est une métaphysique de bourreau » (Ibidem, p. 95). On mesurera, en comparant les deux premiers textes, le progrès accompli par Nietzsche dans son questionnement généalogique de la morale depuis Humain trop humain. Mais les trois textes ont en commun une série de quatre formations totalement fictives : substantialisation du sujet ; libération du sujet ; responsabilisation du sujet ; culpabilisation du sujet.

51La volonté de vengeance – le ressentiment – ne va pas s’exercer par une réaction physique, extérieure, mais par une culpabilisation intérieure des maîtres, culminant dans un éloge moral des esclaves. Le problème est donc de savoir comment faire en sorte de rendre le fort « responsable » de sa force et de la lui « reprocher » comme un vice. L’étude généalogique du ressentiment est celle d’un mobile moral permettant un rapprochement évident entre Nietzsche et Spinoza41. Selon ce dernier, c’est sans doute la haine de l’autre et de soi qui engendre la chaîne des « passions tristes », et cette haine est, comme chez Nietzsche, l’effet nécessaire de la nature en certaines âmes. Ce sont ces passions tristes qui vont donner lieu à l’élaboration des catégories morales de Bien et de Mal, de faute et de mérite, etc. À l’inverse, d’autres âmes (correspondant aux volontés fortes de Nietzsche) sont mues par l’amour de la vie, des autres et d’elles-mêmes, amour engendrant les passions joyeuses.

52Nietzsche analyse initialement la signification même du problème ainsi posé par le ressentiment. Il faut d’abord reconnaître que le ressentiment est une réaction naturelle de la part des « agneaux », de même que « l’érection d’un tel Idéal » (« être aussi peu que possible un oiseau de proie ») découle inévitablement de leur nature. Mais il faut admettre, par ailleurs, qu’« en vouloir » aux oiseaux de proie (au sens de « leur faire des reproches ») est « dépouvu de raison (kein Grund) » (GM, § 13, p. 241). En effet, si ce reproche s’explique comme illusion « forgée (ausgedacht) » par le ressentiment, il ne se justifie précisément pas à partir d’un « fondement » qui ne peut qu’être illusoire : la liberté-responsabilité. La première tâche du généalogiste est de formuler le « problème » : montrer comment la formation par stades du pseudo-fondement du reproche s’explique à partir de la nature de l’agneau, et que ce reproche est en son contenu « absurde ». Il est aussi absurde d’exiger de la force qu’elle ne s’extériorise pas comme force qu’il le serait d’exiger de la faiblesse qu’elle s’extériorise comme force. La prochaine étape du texte expose la première condition de cette culpabilisation absurde du fort, culpabilisation qui a en revanche un « sens » stratégique puisqu’elle est la fin dernière de la série des formations.

531. Première condition qui est une première illusion : la substantialisation de la force et de la faiblesse. Il est absurde d’une façon générale de supposer un « sujet » distinct de sa « force (Kraft)42 », le terme étant alors entendu par Nietzsche au sens d’une énergie quantifiable quelconque. Séparer une force de ce qu’elle peut – l’imaginer comme un pouvoir inactif, une « faculté » – c’est ignorer qu’une force n’est rien d’autre que son action, qu’elle n’a pas d’autre état « potentiel » que son énergie en acte, que toute force, de façon directe ou indirecte, patente ou latente, va toujours jusqu’au bout d’elle-même. De façon générale, une chose n’est que la somme des activités qu’elle produit. Bien plus : elle se confond avec ses activités, n’étant jamais en repos ou « en puissance », en un état, même initial, de simple « possibilité ». Leibniz avait déjà critiqué « les facultés sans aucun acte » : c’est cette critique que retrouve la généalogie en dehors du contexte métaphysique leibnizien.

54C’est là un effet du langage : en disant que la « force » agit ou n’agit pas, on fait comme si le « sujet grammatical » que l’on emploie alors renvoyait à un « sujet substantiel », et cette substantialisation illusoire d’une fiction grammaticale est la source de tous les substantialismes : psychique (la substance-âme) ; physique (la substance-force) ; théologique (la substance-Dieu). Ainsi la séduction du langage est mère « des erreurs fondamentales de la raison, sédimentées en lui » (GM, I, § 13, p. 241).

552. Le stade suivant est celui de la « libération subjective » du sujet ainsi substantialisé. La substantialisation pleinement aboutie culmine en effet avec un sujet « inconditionné », totalement non conditionné par les phénomènes dont il est le sujet premier, bref avec la « chose en soi » de Kant (Ibidem, p. 242). Ce sujet est donc « libre » puisqu’indépendant : rien d’étonnant alors si le ressentiment exploite à son avantage la croyance selon laquelle « le fort est libre d’être faible et l’oiseau de proie d’être un agneau » (Ibidem).

563. De la liberté à la responsabilisation la conséquence est bonne : les forts, qui font « mal » aux faibles, seront responsables de leur force. La « responsabilité » ajoute à la liberté l’idée d’usage réfléchi, conscient de soi, voire délibéré, de cette liberté. De là le passage du discours de l’indicatif à l’impératif : « nous qui sommes faibles une fois pour toutes (nun einmal), il est bon que nous ne fassions aucune chose pour laquelle nous ne sommes pas assez forts ». Nietzsche souligne à dessein l’absurdité de l’impératif qui revient à s’imposer de ne pas faire ce qu’on est, par nature, impuissant à accomplir. Ce qui est de l’ordre de la sagesse élémentaire – de cette « ruse de la nature » – consistant à faire le « mort », faute de pouvoir agir, prend l’apparence du « mérite (Verdienst) ». « Faire de nécessité vertu » : l’adage s’entend ici comme falsification morale. Mais il serait parfaitement contradictoire avec les présupposés du généalogiste de « reprocher » à son tour au faible sa mystification puisque c’est naturellement, « par un instinct de conservation (aus einem Instinkte der Selbsterhaltung) » (Ibidem), que le faible a besoin de cette croyance, qui n’est d’ailleurs d’abord qu’une « sublime tromperie de soi-même (eine sublime Selbstbetrügerei) » (GM, I, § 13, p. 243, traduction modifiée).

574. Dès lors, la culpabilisation des comportements forts est assurée, évaluée à travers autant de vices : violence, sensualité, joie de l’égoïsme, orgueil, etc. Les vertus « ascétiques » découleront toutes d’une interdiction des manifestations de la vie forte, formulées d’abord, il est vrai, pour soi-même : s’interdire toutes les formes de violence à l’égard de l’autre, liées à l’abondance, à l’orgueil, et à la sensualité vitales.

 

58Une première remarque peut être faite concernant les vertus énumérées par Nietzsche (§ 14) qui découleront de cette généalogie du bien comme négation de la force culpabilisée : c’est bien à partir de l’autre, de la force de l’autre, que le faible s’interdit cette force d’abord pour lui-même. La « bonté » résulte de « l’impuissance » ; l’« humilité » de la bassesse craintive ; l’« obéissance » de la soumission haineuse. Les vertus de la faiblesse apparaissent toutes comme des formes de « domination de soi par soi (Selbstüberwindung) » et par conséquent de « volonté de puissance », d’une puissance passionnément exercée par soi sur soi-même. Comme le faible est originairement l’esclave du fort qui est son maître, il ne peut en effet d’abord imposer à l’autre ses modèles de vertus, bien qu’ils aient été constitués comme modèles d’un surpassement ascétique de soi à partir de l’autre. C’est, à vrai dire, en une ultime étape, supposant l’intériorisation de la « mauvaise conscience », que sera cherchée une stratégie de domination de l’autre par un Idéal ascétique universel : « Dieu ordonne qu’on se soumette à toute autorité » (GM, I, § 14, p. 244). La culpabilisation de l’autre ne peut donc assurer ses effets de retournement de la domination extérieure de façon immédiate, mais seulement au terme d’une stratégie de la « caste sacerdotale », elle-même bénéficiaire d’un long processus d’intériorisation de la mauvaise conscience qui constituera la seconde phase de la généalogie : ressentiment, idéal de justice, jugement dernier, évoqués par anticipation dans le long dialogue fictif du § 14.

59Une seconde remarque s’impose. Le généalogiste nous a fait nécessairement anticiper les vertus « ascétiques » engendrées par cette volonté du bien comme volonté de puissance sur sa propre violence, bien que Nietzsche, même s’il décrit ces vertus au § 13, ne les dénomme pas encore « ascétiques ». Ce sont pourtant bien « …les trois grands mots de parade de l’idéal ascétique : pauvreté, humilité, chasteté » (Troisième Dissertation, § 8, p. 299). De telles vertus seront plus faciles à pratiquer par un être faible qui les a confectionnées en quelque sorte « sur mesure » et Nietzsche ne tarira pas d’ironie à l’égard du « mérite » du faible : quel mérite que celui de la « pauvreté » d’un être qui est dépouillé de tout, ou presque ? Et quel mérite a l’humilité d’un être qui n’a aucun orgueil de soi-même ? Que vaut la chasteté d’un individu qui, de toutes manières, a bien peu de sensualité à tempérer ? Il n’empêche que de telles vertus favoriseront ce dépassement de soi, cette « maîtrise » de soi de l’esclave, qui finira par imposer un tel modèle d’auto-surpassement à l’humanité tout entière, et finalement aux riches, aux orgueilleux et aux sensuels. Quant aux vertus théologales traditionnelles, foi, espérance, charité43, elles font l’objet d’un questionnement insidieux : « foi en quoi ? », « espérance en quoi ? », « amour charitable pour quoi ? », demande le généalogiste (Ibidem, § 15, p. 245). Les châtiments imaginés par les autorités religieuses (Thomas et Tertullien en l’occurrence) à l’encontre des méchants, et complaisamment énumérés par le généalogiste (§ 15, pp. 245-246), apportent une réponse : le royaume éternel de l’amour est, en fait de charité, celui de la haine éternelle. C’est elle qui anime « l’espérance » en la peine éternelle du méchant.

60La « conclusion » de cette première Dissertation (§16-§ 17) est « historique ». Nous savons que si la généalogie au sens strict renvoie à une perspective rétrospective et régressive sur les provenances de la morale, elle signifie en un sens plus large la prospection d’un nouvel avenir sélectif de l’humanité, tel que l’envisage surtout Par-delà bien et mal. Le § 16 est rétrospectif : l’histoire de l’humanité en Europe fut l’histoire d’un affrontement de valeurs morales : « Rome contre la Judée, la Judée contre Rome » (GM, I, § 16, p. 247), ce n’était rien d’autre que la morale des maîtres contre celle des esclaves et réciproquement. Après le renversement de domination produit par le catholicisme, la Renaissance amorça « …un réveil superbe et inquiétant » (Ibidem, p. 248). Mais avec la Réforme, la Judée (Luther = Paul) triompha une fois encore, triomphe que prolongea la Révolution française. Pendant quelques décennies, Napoléon, « …cette synthèse de l’inhumain et du surhumain… »(Ibidem), fit à nouveau triompher Rome, avant que les monarchies européennes, aidées par le romantisme religieux, fassent revenir les « anciennes Tables » de la Judée en hiérarchie dominante. Républicanisme, socialisme, anarchie même, rendirent public « le privilège de la majorité »(Ibidem).

61Le § 17 est prospectif. L’alternance étant la modalité de la loi de l’éternel retour dans les choses humaines : « … ne fallait-il pas qu’il y eût quelque jour un réveil du vieil incendie… ? » (Ibidem, p. 249). Le nouvel « incendie » sera celui dont Par-delà a préparé la venue. Sans doute sera-t-il d’autant plus « violent » (Ibidem) qu’il aura couvé longtemps. Mais sa violence ne sera pas sanglante, étant la violence rusée du surhomme qui continuera, avons-nous vu, de maintenir sauves les apparences du républicanisme et de la démocratie, toutes deux nécessaires à la massification, « base » de la nouvelle civilisation. Nécessaire, cette violence est « voulue » par le généalogiste qui doit, nous le savons « …même y aider » (Ibidem). Car la généalogie n’étant pas une genèse neutre, n’est pas « par-delà bon et mauvais » (Ibidem) et se prononce explicitement sur « …la valeur des évaluations qui ont eu cours jusqu’à présent » (GM, I, § 17, Remarque, p. 249). Mais l’évaluation de ce renversement suppose la formation de deux nouvelles notions : celle de la « faute » (Schuld) et de la « mauvaise conscience », (schlechtes Gewissen) rendant possible l’intériorisation de la culpabilisation, objet de la Seconde Dissertation généalogique.

Notes de bas de page

1 De ce point de vue, il est vrai, Nietzsche laisse planer l’équivoque au § 5, semblant reprendre à travers Pöschke (Die Arier, 1878) les thèses de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853).

2 Nietzsche a trouvé l’expression de « bête de proie » dans ses lectures d’H. Taine, faisant l’éloge des « bêtes de proie » de la Renaissance comme Borgia et Machiavel. Cf. G. Campioni, Les lectures françaises de Nietzsche, trad. Paris, PUF, « Perspectives germaniques », 2001, pp. 163-164.

3 Cf. C. P. Janz, Nietzsche, biographie, édition citée, p. 34.

4 Sur cet épisode, cf. C. P. Janz, Nietzsche, édition citée, III, p. 425.

5 Outre Rousseau et Schopenhauer, Hutcheson Recherches sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725), Hume, Traité de la nature humaine (1739), A. Smith, La théorie des sentiments moraux (1759).

6 Lettre à Köselitz du 26 aôut 1883, in Sämtliche Briefe, Édition Colli et Montinari, VI, p. 435, traduction de M. C. Franco Ferraz, in Nietzsche, o. c., p. 162.

7 Ibidem, p. 40, traduction citée, p. 164.

8 Après avoir retenu ces textes, on peut s’étonner de lire sous la plume de S. Kofman, qui ne les cite d’ailleurs pas, que « si Nietzsche, à plusieurs reprises, use du terme de ‘‘race’’(race sémite, race indoeuropéenne, limitation ‘‘raciale’’), ce n’est pas en un sens raciste », pour marquer la supériorité d’une « race » sur une autre, dans Le mépris des Juifs, Paris, Galilée, 1994, la question juive, p. 66. La seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que l’affirmation nietzschéenne de la « supériorité » (ce qui ne signifie pas, tant sans faut, « la domination ») d’une race est typologique, ni eidétique, ni antisémite. La race n’est pas une essence génétique stable, toujours et en tout, forte ou faible, dominante ou dominée. Le livre de Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, ne dit rien sur la question. Quant à Jean Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, édition citée, p. 397, il admet que « de telles formules ne peuvent être lues sans malaise ».

9 C’est bien par son objet mais non par son type que « le savoir de la généalogie est un triste savoir », selon l’expression de P. Choulet, Introduction à la traduction de La Généalogie de la morale, Paris, G.F., 1996, p. 10, même s’il lui arrive d’être « attristé » au spectacle de l’encagement des fauves et de la décadence.

10 En réalité, le « marteau » peut signifier métaphoriquement, selon les contextes, dans trois directions : il est d’abord l’instrument qui « teste » l’éventuel « vide » des valeurs malsaines ; puis il est l’instrument qui « brise » les anciennes tables de valeurs creuses ; il est, enfin, un instrument pour « forger » ou « sculpter » de nouvelles valeurs. Sur cette « surdétermination » du marteau et des symboles nietzschéens en général, on consultera E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, o.c., pp. 25-26. Cf. aussi P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, pp. 359-360.

11 Sur la relation complexe de Nietzsche avec l’évolutionnisme, voir l’étude de P. Wotling, « La morale sans métaphysique, vitalisme et psychologie de la morale chez Darwin, Spencer et Nietzsche », in Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de Poche, 2000, pp. 351-407.

12 CF. Ch. Darwin, La descendance de l’homme, I, Ch. IV, sur les sentiments sociaux et les vertus sociales, notamment. Darwin parle aussi dans cet ouvrage, Livre I, ch. VI, de la « généalogie de l’homme » au sens de son ascendance naturelle simiesque, affirmée par Haeckel de son côté en Allemagne à la même époque.

13 K. Fischer, Spinoza’s Leben, Werk und Lehre, in Geschichte der neueren Philosophie, Heidelberg, 1852-1877

14 Ces remarques ont pour effet de contester radicalement, d’un point de vue strictement nietzschéen, le postulat d’un abandon du principe de sélection éliminatoire dans le contexte humain, adopté par Darwin et repris récemment par P. Tort (La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, 1983) : la sélection naturelle aurait sélectionné avec l’homme une espèce qui « sélectionnerait », sans élimination et sans proscripion d’individus, des comportements non-sélectifs au sens naturel. La morale résulterait du fait que la sélection naturelle aurait sélectionné avec l’homme une espèce renonçant à la sélection naturelle. La morale humaine serait la sélection naturelle se niant dans la non-sélection culturelle. Pour une confrontation de cette conception avec celle de Nietzsche, cf. notamment, Y. Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Nietzsche, Darwin, Marx, Habermas, Paris, Kimé, 2002, Ch. II et Ch. III.

15 Le terme Ursprung a manifestement ici le sens d’une origine particulière, typique, que dirait plus précisément le terme Herkunft, preuve que le vocabulaire de Nietzsche reste très souple.

16 Nietzsche se réfère sans doute aux Principles of ethics dont la publication s’est étalée de 1884 à 1893.

17 Kant, Critique de la raison pratique, Analytique, CH. II, Œuvres, Pléiade, II, pp. 680-685.

18 Ibidem.

19 MVR, IV, § 65, p. 453.

20 Ibidem, p. 455.

21 Les hypothèses étymologiques de Nietzsche paraissent souvent cavalières, voire franchement arbitraires aux étymologistes positifs, adeptes de leur savoir, dirait-il, sur un mode « triste ». Notons cependant qu’elles procèdent d’un jeu perspectiviste et volontariste autorisé par la généalogie de la puissance, afin de médiatiser les disciplines les plus diverses. Par ailleurs, il n’est pas impossible que certaines de ces hypothèses tombent juste, après avoir inquiété les étymologistes positifs, par exemple dans le rapprochement ultérieur entre Schuld-dette et Schuld-faute ou encore entre Gläubiger-crédule et Gläubiger-créancier.

22 À notre sens, Nietzsche ne donne pas à l’expression lourde de « race blonde (blonde Rasse) » dans ce § 6 où il désigne un groupe ethnique le sens plus nettement figuré qu’il donne à « fauve, …bête blonde (blonde Bestie) » au § 11, p. 238, renvoyant à une métaphore zoologique.

23 Pour une mise au point de cette question complexe, cf. Dominique Bourel et Jacques Le Rider, De Sils-Maria à Jérusalem, « Nietzsche et le judaïsme », Paris, Le Cerf, 1991.

24 La convergence de cette analyse avec celle de la fonction idéologique de la religion chez Marx a été souvent et justement soulignée.

25 E. Cassirer retrouvera, pour expliquer le passage du « mythe », sacralisant une force intra-mondaine, à la « religion » qui pose la profondeur du sacré au-delà du monde afin de le préserver de toute souillure, une explication de même nature, cf. Philosophie des formes symboliques, tome II, « la dialectique de la conscience mythique », Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 275 et sv.

26 Nietzsche développera la généalogie historique du peuple juif dans les § 24-25-26 de L’Antéchrist.

27 Relativement aux diverses périodes et réécritures internes à l’histoire du peuple juif, Nietzsche se réfère à J. Wellhausen, Prolegomena zur Geschichte Israels, seconde édition, Berlin, G. Reimer, 1883. Sur « Nietzsche et Wellhausen », cf. Y. Yovel, Les juifs selon Hegel et Nietzsche, Paris, Éd. du Seuil, 2001, pp. 265-269.

28 Cf. les § 27 à 35 de L’Antéchrist.

29 Corinthiens, III, 3 : 6, « la lettre tue mais l’esprit rend à la vie ».

30 Sur cet enjeu moral du sens de l’écriture, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Nietzsche et le sens moral de l’écriture », in L’art du comprendre, Paris, no 10, Juin 2001, pp. 15-28.

31 « La véritable histoire du christianisme » (sic) est développée par Nietzsche des § 39 à 47 de L’Antéchrist.

32 Comme le fait par exemple W. Kaufmann dans son Nietzsche, o.c., pp. 337-350.

33 I Jean, 2 : 18, 2 : 22, 4 : 3 et II Jean, 7.

34 Il est à noter que, dans L’Antéchrist (posthume de 1888), Nietzsche, tout en se référant à la Généalogie de 1887, développera beaucoup plus finement la dissociation entre le message de Jésus (qui est lui-même, bien sûr, une « interprétation » de la vie) et son interprétation paulinienne instituant le christianisme essclésial positif. Le message d’amour de Jésus fut sans doute un « sommet » de la morale des esclaves, mais il ne s’inscrivait nullement dans cette « logique de l’échange », d’une « dette à rembourser » par la mort du Christ, qui fut l’invention et la reprise « judaïques » de Paul.

35 Nietzsche utilise le mot français « ressentiment » dont il s’est déjà servi dans le Gai savoir (§ 347), mais c’est la lecture de la traduction française de L’esprit souterrain de Dostoïevski, l’année de La généalogie (1887), qui a confirmé chez lui l’importance généalogique de cet affect.

36 Napoléon, cité par H. Taine, lu par Nietzsche, d’après Roederer, in Les origines de la France contemporaine, II, 1884, Édition Laffont, 1986, p. 396, note 2.

37 Cf. AZ, I, « De la guerre et des guerriers », p. 60 : « De votre ennemi il faut que vous soyez fiers ; lors les succès de votre ennemi sont aussi vos succès ».

38 Comme indiqué plus haut, die blonde Bestie renvoie bien ici à la métaphore du « fauve », tandis que die blonde Rasse (I, § 5) renvoyait à une référence anthropologique.

39 Nietzsche aborde ici le thème de la « culture » qui sera explicité dans le cadre de la troisième Dissertation.

40 Cf. Plus haut, Première partie, Chapitre II, 2. La fable de la liberté intelligible.

41 Cf. par exemple, G. Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 76 « la lutte totale de Spinoza, la dénonciation radicale de toutes les passions à base de tristesse… inscrit Spinoza dans une grande lignée d’Épicure à Nietzsche ». Nietzsche a reconnu tardivement cette affinité en profondeur : « je suis étonné, ravi… je ne connaissais presque pas Spinoza ; si je viens d’éprouver le besoin de lui, c’est l’effet d’un acte instinctif », Lettre à Overbeck du 30 juillet 1881, citée par G. Deleuze, o.c., p. 173.

42 On soulignera que Nieztsche utilise ici le terme de Kraft (force-énergie quantifiable) et non plus celui de Stärke (force-qualité opposée à faiblesse).

43 Paul, Première Épître aux Corinthiens, 13, 1-13.

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