Chapitre 5. De nouvelles perspectives d’avenir dans par-delà bien et mal
p. 147-177
Texte intégral
« Le médecin philosophe est égal aux dieux. »
(Hippocrate)
« J’en suis encore à attendre la venue d’un médecin philosophe… »
(Nietzsche, Le gai savoir, Avant-Propos, § 2, p. 16, traduction modifiée1)
1Succédant à la « mort de Dieu », dernier événement du passé historique européen, la pensée de la « transvaluation », dernier thème du Zarathoustra, vient de se présenter comme le premier événement de l’avenir historique de l’Europe. L’événement de la dévaluation prépare directement la venue du « surhomme ». Par-delà bien et mal, prolongeant l’ultime appel de Zarathoustra à la transvaluation, est précisément sous-titré « Prélude à une philosophie de l’avenir (Vorspiel einer philosophie der Zukunft) ». Dans cette perspective ne se rencontre nulle attente d’un Messie (comme dans le cadre des anciennes Tables) nul enthousiasme prophétique (comme celui que manifestent romantiques et socialistes). Il s’agit bien plutôt d’une perspective de médecin-philosophe sur l’avenir et de ses tentatives pour redonner à l’homme fort, longtemps affaibli sous le poids de l’ancienne hiérarchie, une nouvelle « santé »
1. Un nouvel élevage sélectif de l’humanité
« La morale est aujourd’hui, en Europe, la morale du troupeau. »
(PBM, § 202, p. 114)
2La « culture » du surhomme effectue une mise à distance vis-à-vis de la « masse » formée à une « culture spécialisée » et dans la distance entre ces deux cultures, la hiérarchie repose sur une sélection, « …étant admis que c’est de ce problème de la hiérarchie que nous pouvons dire qu’il est notre problème à nous, esprits libres » (HTH, Préface de 1886, § 7, p. 20)2. Déjà, un corps organique n’est rien d’autre qu’un multitude de centres pulsionnels se disputant le commandement cellulaire. Mais le propre du commandement humain, si tant est que le langage spécifie l’humanité en tant que « génie de l’espèce », est de reposer sur une « sélection », à travers des « commandements » véhiculés par des discours parlés et des textes.
3Les philosophes de l’avenir instruits de la physiologie du commandement n’appartiennent pas à « l’espèce des niveleurs » (PBM, II, § 44, p. 60) confiant le commandement aux représentants du troupeau, en raison de l’« égalité des droits » et de la « pitié pour ceux qui souffrent », deux principes d’éducation basés sur les mots d’ordre des « idées modernes » (Ibidem). L’inégalité des droits et la souffrance sous l’aspect d’abord de la cruauté envers soi-même, seront les facteurs de la santé nouvelle. Toute culture sélective et toute « éducation » est une « expérimentation » ou plutôt une « tentative » (Versuch) qui a pour fin un « élevage » (Züchtung) de caractère sélectif (PBM, III, § 61, p. 75). Le terme de Züchtung a d’abord la signification générale d’« élevage » au sens d’« amélioration (Verbesserung) » d’une race par un artifice sélectif, tandis qu’au sens étroit, il renvoie au « dressage » ou au « domptage » d’un fauve, mode particulier d’élevage que Nietzsche distingue alors de la « domestication (Zähmung) » du troupeau. Partons du Crépuscule des idoles, livre essentiel pour distinguer deux modes d’« amélioration (Verbesserung) » de l’humanité : la « domestication » et le « dressage » (Züchtung au sens étroit). D’un côté, « amélioration » est un terme assez général pour renvoyer aux deux types comme variantes de perspectives opposées. D’un autre coté, la terminologie de la sélection culturelle est délibérément empruntée à la culture de l’« animal »3), confirmation, si cela était nécessaire, du naturalisme de Nietzsche en matière de morale sociale : « l’élévation du type homme » (PBM, IX, § 257, p. 181) reste un problème d’« amélioration » ou de « bonification » d’une espèce, termes utilisés en régime d’exploitation de l’animal.
4Ces deux modes d’élevage sont sélectifs car ils visent à séparer une partie de la population d’une autre, et tous deux sont hiérarchiques en ce qu’ils établissent une supériorité dans la relation entre les deux parties ainsi séparées. Parfois, on n’hésitera pas à « éliminer » les individus dont les caractères sont totalement opposés au type interprété comme supérieur. Comment orienter le développement humain vers la domination durable d’un type sur un autre ? La durée est absolument nécessaire, car la sélection repose sur deux pratiques : la contrainte de normes par l’activité de « législateurs », et les habitudes transmises de génération en génération. Lorsqu’il écrit que « le caractère essentiel et inappréciable de toute morale, c’est d’être une longue contrainte » (PBM, V, § 188, p. 100), Nieztsche entend par « morale » toute régulation culturelle des instincts, à commencer par le langage et les arts du langage, immédiatement donnés en exemple. C’est sur ce terrain que s’exerce d’abord la « tyrannie » des « lois arbitraires » au plus loin du « laisser aller » (Ibidem, p. 101). La transmission et l’intensification des instincts sélectionnés entraînant l’acquisition d’habitudes sur la longue durée ne posent pas de problème insoluble à une physiologie-psychologie comme celle de Nietzsche4. Car c’est sur le corps que s’exerce en définitive la discipline éducative : le langage est une maîtrise de la voix et à travers elle de toute la gestuelle corporelle à laquelle on s’est habitué.
5La discipline engendrant peu à peu une seconde nature procède à une « incorporation (Einverleibung) » des règles. Institutions juridiques, politiques, religieuses et philosophiques en sont les instruments constants. Or, dans le passé, le philosophe a souvent eu, de façon plus ou moins délibérée, un rôle de législateur : en témoignent d’abord les présocratiques que Nietzsche n’hésite pas à réunir sous l’appellation de « philosophie d’hommes d’État » (FP, OC, II**, 6 (14), p. 340), ayant tous « un but panhellénique » (Ibidem, 6 (50), p. 355). En témoigne aussi Platon, bien que ce dernier ait échoué à imposer ses vues : « Platon fut le désir incarné d’être le plus grand législateur et fondateur d’État philosophe ; il semble avoir terriblement souffert de cette réalisation manquée de son être… » (HTH, I, § 260, « Les tyrans de l’esprit », p. 181). Cette disposition de philosophe-législateur vaut mieux que celle du philosophe-professeur se contentant de « fixer » en formules et de justifier un type de législation préexistante, ce qui fut le cas de Kant5, et de Hegel6 : « ces ouvriers de la philosophie, sur le modèle de Kant et de Hegel, ont à établir et à formuler, que ce soit dans l’ordre de la logique, de la politique (de la morale) ou de l’esthétique, une masse considérable de jugements de valeur, c’est-à-dire de valeurs qui ont été posées, créées, autrefois… » (PBM, VI, § 211, p. 131). Les philosophes de l’avenir pour qui Nietzsche, « esprit libre » et transvaluant, rédige ses « Prolégomènes à toute hiérarchie future voulant se présenter comme gai savoir », seront des législateurs dont les vues ne doivent pas rester seulement théoriques ou vouées à l’échec comme le furent celles de Platon.
6La domestication des fauves au bénéfice du troupeau. – La pratique de l’élevage par « domestication » fut celle des cultures vitalement faibles, à la vie déclinante, mais qui n’en voulaient pas moins le dépassement de soi de l’homme à travers une sélection et une hiérarchie socialement réglées. Ce sont les animaux « sauvages » que l’on domestique. Plus précisément, la domestication vise à réduire la « force », c’est-à-dire à adoucir la conduite et à éliminer tout mouvement indépendant, tout écart par rapport à un comportement uniforme, « moutonnier », ou à « …briser les individus autonomes, indépendants et sans préjugés, piliers d’une civilisation forte… » (A, III, § 163, pp. 129-130). Transformer les béliers sauvages en moutons domestiques du « troupeau », tel est le schème sélectif et stylistique qui opère constamment dans plusieurs textes de Nietzsche7. Ou encore pour filer une métaphore voisine, on ne gardera le taureau que pour reproduire l’espèce dans laquelle domineront les braves bœufs châtrés, dociles aux tâches uniformes, répétitives, « régulières ». Cette sélection artificielle se veut la reprise et la consolidation d’un type de « sélection naturelle » qui n’est autre que celui de Darwin. Selon ce dernier, la lutte naturelle pour la vie a un effet de sélection favorisant la survivance des individus semblables qui, étant les plus nombreux, sont les plus « forts », au détriment des individus dissemblables, « singuliers », qui sont l’exception marginalisée et dominée.
7Dans cette perspective où l’idéal est la domestication artificielle de bêtes en vue d’un travail régulier de « reproduction » et d’adaptation au milieu par assimilation, que fera-t-on des « fauves » ? Il conviendra, de les affaiblir de telle sorte que le spectacle piteux de leur asservissement rassure le troupeau domestiqué (« mettre le fauve en cage ») et pour empêcher tout retour de ses mouvements spontanés et déviants. C’est là une métaphore dont Nietzsche use volontiers pour évoquer les méfaits d’une « amélioration » dont l’idéal est la domestication : « qui sait ce qui se passe dans les ménageries doute que la bête brute y devienne “meilleure” » (CID, « Ceux qui veulent amender l’humanité », § 2, p. 98). La religion chrétienne fit au Moyen Âge de l’Église une vaste ménagerie : « on traquait partout les plus beaux spécimen de la “brute blonde”, on “amendait”, par exemple les superbes Germains » (Ibidem). Ainsi les individus forts ont-ils intériorisé la culpabilisation de leur force en raison de la haine de soi-même que leur inculquaient leurs maîtres en « domestication ». Nietzsche approfondira cette analyse dans la deuxième Dissertation de La généalogie.
8Le dressage des fauves en vue de performances singulières. – L’élevage peut se concevoir, au contraire, comme un « dressage » véritable. Un fauve « dressé » ou « dompté » est certes discipliné, mais il n’en continue pas moins à manifester sa force naturelle de fauve, en accomplissant les prouesses singulières que lui impose son « dompteur ». Tandis que les domesticateurs visent à extirper les instincts de forte singularité, les dompteurs, à l’inverse, s’entendent à réduire les peurs du milieu hostile, les craintes du changement, les excès de « sociabilité » que cultivent au contraire les domesticateurs. En tâchant de reconstituer artificiellement, de façon encore plus dangereuse, le milieu « naturel », ils accentuent les cruelles conditions d’existence convenant à l’épanouissement des individus fauves : « c’est l’incessante lutte contre des conditions toujours pareillement défavorables qui fait que le type se fortifie et se durcit » (PBM, IX, § 262, p. 188, traduction modifiée). Simultanément, ils écartent d’eux et de leurs instincts toutes les conditions propres à alimenter les sentiments de pitié, de compassion, d’égalité, de stabilité et de confort. On les fera cruels, lointains, inconfortables.
9Telle est la « grande santé », programmée en opposition à la petite santé voulue par les domesticateurs et définie par les fonctions d’adaptation à un milieu stable, de reproduction à l’identique, de réaction de défense ou de fuite contre les « affections », les « maladies » du milieu. Une santé supérieure est une santé qui assume le risque de la maladie et même la victoire sur la maladie réelle, victoire qui est la condition sine qua non d’une santé en croissance. Telle est « …cette santé débordante qui se plaît à recourir à la maladie elle-même… » (HTH, Préface, § 4, p. 17). Il ne s’agit donc pas de se garder en bonne santé, mais d’améliorer continuellement sa santé, à l’épreuve des affections au devant desquelles on vient, en vertu de la maxime : « ce qui ne me tue pas me fortifie » (CID, « maximes et traits », 8, 62). Mais si l’on veut renoncer à confier au hasard les maladies stimulant les natures fortes, on « élèvera » les forts dans un milieu artificiel qui reproduit et intensifie leur goût de l’exposition aux maladies, du risque, de la solitude, de l’innovation comportementale. De sorte que cette discipline physique exigera une maîtrise morale de soi : « créer des situations où des êtres plus forts sont nécessaires, lesquels pour leur part auront besoin et par conséquent posséderont une morale (plus précisément : une discipline corporelle et spirituelle) laquelle fortifie ! » (FP, XIII, 10 (67), p. 142). Le principe de la mens sana in corpore sano est à entendre ici comme celui du corps à la volonté de puissance saine se donnant les vertus d’un esprit sain. Ceux qui appartiennent « … à une autre foi » (PBM, V, § 203, p. 116) que la foi chrétienne et son succédané démocratique placeront leur espérance « dans de nouveaux philosophes » (Ibidem), devant « … forger, par un renversement des valeurs, des cœurs et des consciences d’airain » (Ibidem). Or, le type du nouveau philosophe se construit lui-même peu à peu : « pour produire un philosophe, il faut le travail d’un grand nombre de générations ; il faut que ses vertus aient été cultivées une à une, puis transmises par hérédité afin qu’elles deviennent chair et sang » (PBM, VI, § 213, p. 134). Comment commencer la sélection de l’avenir ? La question classique de la première sélection d’une élite présente une aporie qui n’est pas moins menaçante chez Nietzsche qu’elle ne l’était pour le Platon de La République, à savoir : qui éduquera les éducateurs ? Certes, tous les surhommes, avons-nous vu plus haut, ne seront pas philosophes et un grand nombre d’entre eux relèveront de la nouvelle classe politique, de second rang. Mais encore, en termes plus précisément nietzchéens : que les surhommes philosophes sélectionnent leurs pairs en les séparant de la masse, soit, mais qui sélectionnera ces premiers surhommes, en rompant avec la prédominance du hasard et de la masse ?
10Nietzsche envisage la solution en deux étapes. La première consiste en une auto-sélection nécessaire favorisée par « le mouvement démocratique de l’Europe » (PBM, VIII, § 242, p. 161). Il a noté brièvement la solution de l’aporie trouvée dans ce dédoublement d’étapes sélectives : « éduquer les éducateurs ! Mais les premiers en date sont bien obligés de s’éduquer eux-mêmes. Et c’est pour ceux-là que j’écris ! » (VP, II, § 164, p. 322). C’est, d’abord, paradoxalement, l’accélération de la saturation massive des besoins médiocres (économiques, techniques, scientifiques) qui favorisera inéluctablement l’insatisfaction croissante des individus créateurs, comme nous l’avons indiqué plus haut dans l’analyse de « l’émergence (die Entstehung) » du surhomme. Cette auto-sélection antérieure à la sélection programmée à laquelle procéderont, en une seconde étape, les premiers nouveaux philosophes, est longuement précisée dans le § 242 de Par-delà bien et mal. Nietzsche souligne qu’on assimile en Europe « l’humanisation » à la « civilisation », c’est-à-dire, de plus en plus, à la dimension « matérielle », économique et technique de la « culture »8. C’est là que se concentre ce qu’on nomme le « progrès » de la civilisation, progrès conditionné dans cette sphère par celui des sciences et assuré consciencieusement par le savant, « l’homme objectif » (PBM, VI, § 207, p. 123). Ce dernier n’est d’ailleurs pas une fin en soi mais, Nietzsche y insiste : « un instrument, un esclave, le plus éminent de tous les esclaves, à coup sûr… » (Ibidem, p. 124). On ne saurait donc le confondre avec le sélectionneur de l’avenir, « le philosophe, le modeleur césarien des âmes qui réagit violemment en face de la culture » (Ibidem). L’européanisation du progrès aura un effet d’uniformité comportementale et de mobilité professionnelle accrues sur une majorité d’individus moutonniers. Il apparaîtra assez vite un type d’homme, l’Européen moderne, apatride, de souche mêlée, non nationaliste, athée, nomade, indéfiniment adaptable, technicien compétent. Pour lui, la valeur suprême dans tous les domaines sera l’adaptation techniquement perfectible d’un moyen à une fin extérieure quelle qu’elle soit. L’uniformisation de l’Européen aura pour effet l’affaiblissement des nationalismes. Les nations, écrivait déjà Nieztsche en 1878, « … donneront nécessairement naissance, par suite de croisements continuels, à une race mêlée, celle de l’homme européen » (HTH, I, VIII, § 475, « L’homme européen et la destruction des nations », p. 259).
11Le résultat prévisible et paradoxal de cette européanisation sera un effet de séparation, ni délibérée ni décidée par une hiérarchie préexistante, d’un type d’homme inassimilable à ce modèle, mais dont les effets de la « culture de progrès » rendront possible puis nécessaire le détachement sans « encagement ». L’« émergence (Entstehung) » n’est pas la soudaine apparition d’un nouveau type – sur le modèle d’une mutation biologique – car le type est déjà là. C’est l’apparition d’un nouveau rapport de forces favorisant la domination d’un type jusqu’alors dominé. Aisance matérielle pour tous, loisirs, accès « démocratique » à l’information sur les anciennes formes de culture, impeccablement mémorisées dans les archives du progrès (y compris des cultures « dionysiaques ») donneront, sans difficulté théorique ni culpabilité morale, à penser et à vouloir autre chose à ce type d’individus : autre chose qu’une civilisation engendrant chez eux toujours plus d’ennui et de mépris. Ennui engendré par le « tout technique » et mépris à l’égard du degré zéro de « surpassement de soi » ne manqueront pas de faire enrager une frange inassimilable des esprits libres de l’avenir, « hommes supérieurs », transition vers le surhomme. Cela même est prévisible et sera automatique : d’où la solution de l’aporie de la « première sélection ».
12Il y a là un « auto-surpassement » (une Selbstüberwindung) de la sélection par « domestication ». La « domestication » effectuée par une techno-science en régime démocratique sera si réussie qu’elle finira par rendre inutile l’« encagement » des individus dotés d’une volonté fauve, encagement autrefois absolument impératif pour cette sorte de sélection. La « moralité des mœurs » libérera d’elle-même les nouveaux « individus souverains ». De même que le christianisme a pu, parce qu’il l’a dû, se donner le luxe de l’athéisme par véracité, de même la domestication auto-régulée sera devenue si puissante qu’elle pourra tolérer l’existence, dans ses marges d’abord, de ces « fauves de luxe », qui préparent, avec complaisance et sous le masque, la subversion insidieuse de la hiérarchie au sein de laquelle ils furent « élevés ». Ces conditions « …sont éminemment propres à donner naissance à des hommes d’exception du genre le plus dangereux et le plus séduisant » (PBM, § 242, p. 161).
13La mention, avec le danger, de l’extrême séduction est ici essentielle : les anciennes élites et, à tout le moins, beaucoup d’hommes « supérieurs » se méprisant eux-mêmes dans l’ancienne hiérarchie (cf. IV, Zarathoustra, sur ce point) seront fascinés par ces dangereux hommes d’exception qui émergent en leur sein. D’une part, les nouveaux Européens de la masse, étant faibles, auront, comme tous les faibles, besoin de se dépasser à partir d’un Autre, pour satisfaire leur volonté de puissance réduite à l’état zéro de l’autonomie singulière. Mais l’autorégulation des nouvelles techniques et l’autonomie collective multiforme de ces nouveaux techniciens ne leur permettront plus de trouver sur le plan matériel de la civilisation cet Autre dont ils ont un besoin vital.
14D’autre part, la technique étant devenue pour ce type d’homme le simple prolongement parfaitement auto-maîtrisé de son Soi organique, c’est paradoxalement d’une altérité d’un autre type qu’au moins certains d’entre eux éprouveront le besoin. Bref, « ces ouvriers bons à tout… ont besoin d’un maître, d’un chef autant que de leur pain quotidien » (Ibidem, p. 161). Mais, le maître, traditionnellement politique ou intellectuel (« l’homme supérieur » de l’ancienne Table), aura lui aussi, par mépris de cette immense machine cybernétique que sera devenu l’État démocratique, et par dégoût de soi, besoin d’un maître qui soit effectivement l’Autre. Comment ne finirait-il pas par se tourner vers les nouveaux individus, auto-séparés, se mettant à distance des normes du système, extrêmement « dangereux », certes, pour la hiérarchie des anciennes Tables, mais très « séduisants » pour une volonté d’anéantissement actif de soi-même ? Chez le « dernier des hommes » qui veut se détruire « passivement », technicisme et bouddhisme finiront par être les vertus solidaires du bon ouvrier : « …peut-être ira-t-on alors chercher des Chinois : et ceux-ci apporteraient la façon de penser et de vivre qui convient à des fourmis travailleuses » (A, III, § 206, p. 162)). Anticipation audacieuse de l’ouverture fatale de l’Europe aux modes de pensée orientaux. En effet, l’homme moderne a construit, à partir de Rousseau, république, démocratie, socialisme sur la pitié, la sympathie, la compassion pour autrui et pour lui-même. En résumé, c’est le refus de la souffrance qui est devenu la valeur au service de laquelle se mettent science, économie, techniques. Car « la souffrance précisément est considérée par toutes les bêtes de troupeau comme quelque chose dont on doit se défaire » (FP, XI, 34 (176), p. 207). Mais le degré zéro de la souffrance ne peut être parfaitement obtenu par ces savoirs rationnels. L’individu continue à souffrir de façon absurde quand le christianisme qui donnait un sens à la souffrance est désormais à l’abandon.
15C’est alors qu’« un bouddhisme européen » (GM, Avant-propos, § 5, p. 219) prendra le relais du christianisme en apportant, par la méditation « à domicile » et la vertu d’une intelligence pratique qui n’est pas sans parenté avec la « prudence » épicurienne, une technique de suppression de la souffrance à la portée de chaque individu massifié : « peut-être une sorte de Chine européenne est-elle en train de naître… et dans la pratique, un savoir vivre épicurien, à la manière chinoise – des hommes réduits » (FP, X, 25 (222), p. 86). Il est essentiel de noter que cette pratique bouddhiste est « positiviste » (AC, § 20, p. 176), absolument éloignée de cette finalité « mystique » qu’a pu adopter une autre orientation du bouddhisme. C’est une recette de vie « hygiénique », non un passeport pour l’infini9. Ce nouveau bouddhisme, beaucoup plus conforme au bouddhisme des origines (« le Bouddha prend des mesures d’hygiène » (AC, § 20, p. 177)) et faisant l’objet d’une hypothèse prospective, est supposé succéder, dans l’avenir, à l’égocentrisme anarchiste et violent. C’est lui dont Nietzsche écrit dans L’antéchrist que « … l’Europe est loin d’être assez mûre pour cela » (AC, § 22, p. 179). On notera que cette dualité des « bouddhismes » correspond aux deux orientations dominantes, prospective et rétrospective, de l’évaluation généalogique entendue, comme nous l’avons souligné, au sens large. Le premier bouddhisme a pour but l’extinction comme anéantissement de la volonté, le « nirvana »10, le second bouddhisme11 maintient la volonté comme effort de « détachement physio-psychologique » (le nirvana comme « calme profond ») à l’égard des désirs excessifs, d’« …une hyperexcitabilité de la sensibilité » (Ibidem, p. 177) source de souffrance, et leur réduction à un minimum de « besoins », élémentaires, au plus loin de tout « …caractère hypercérébral » (Ibidem). Ce qui est à « anéantir » par la volonté, est l’identification avec les désirs, ce qui est à « maintenir », est la limitation personnelle de ces désirs. Pour Nietzsche, on le sait, il est absurde théoriquement et pratiquement de prétendre que la volonté puisse s’anéantir totalement elle-même.
16Cette « pratique » permettra d’obtenir, en privé, le désengagement de l’individu vis-à-vis de sa singularité infiniment frustrée, au moyen de la limitation maximale du désir, source de souffrance. En se réduisant à « …la personne » (Ibidem), c’est-à-dire à un Moi pratiquant prudemment hygiène et diététique, l’individu, s’extériorisant par rapport à sa singularité désirante (= souffrante), obtient la satisfaction : « la paix, l’extinction de tout désir,…on atteint ce but » (AC, § 21, p. 178). On comprend qu’en comparaison, pour anesthésier les souffrances de l’individu, le christianisme était encore trop cruel, car il ranimait les souffrances autant qu’il les apaisait en les interprétant comme péché : « c’est pourquoi, en silence, le bouddhisme progresse partout en Europe » (FP, XII, 2, (144), p. 140). Reste que, après le déclin du christianisme, l’individualisme anarchisant, puis l’individualisme hédoniste et mimétique, s’imposeront longtemps avant ce bouddhisme positiviste quoique nihiliste : celui-ci suppose toujours la généralisation du principe de sympathie et de pitié (c’est son fond commun avec la première forme), mais comme antidote au poison de l’hédonisme concurrentiel, infiniment frustrant : « le bouddhisme est une religion pour hommes tardifs, pour des races débonnaires, douces, devenues hypercérébrales, qui ressentent aisément la souffrance (l’Europe est encore loin d’être mûre pour cela) » (AC, § 22, p. 179). S’il progresse silencieusement en Europe, ce bouddhisme est donc encore loin de s’imposer explicitement comme la morale dominante des individus massifiés. De ce nouvel esclave « bouddhiste », anéantissant toute volonté de désirer et de produire par soi une « œuvre » dont la valeur soit extérieure, se détachera cependant ultimement son maître en nihilisme, « l’homme supérieur », qui, lui, veut se détruire « activement », se « faire agir » par un Autre au sein d’une œuvre nouvelle. La seule issue qui restera à ce dernier sera de se faire agir par les nouvelles forces actives émergentes de sa classe, les nouveaux tyrans potentiels :« la démocratisation de l’Europe est en même temps, et sans qu’on le veuille, un élevage (Züchtung) de tyrans, ce mot étant pris dans toutes ses acceptions, y compris les plus spirituelles » (PBM, VIII, § 242, p. 162, traduction modifiée).
17Envisageons la seconde étape de la sélection des nouveaux maîtres, celle qu’ils opéreront à partir deux-mêmes, une fois devenus dominants et conseillés par les « philosophes de l’avenir », ceux pour lesquels Nietzsche aura écrit. Ceux-ci, en tant que médecins-philosophes, auront pour premier objectif d’achever la guérison des peuples européens qui veulent « …souffrir de fièvres nationalistes et d’ambition politique » (PBM, VIII, § 251, p. 169). Les nouveaux philosophes devront aussi guérir définitivement les Européens de la maladie antisémite, de toutes façons déjà en voie d’extinction, en vertu du « socialisme » et du mélange des individus de nations différentes, comme des principes de pitié intelligente et prudente véhiculés par les nouveaux bouddhistes. Car les Juifs, « sans nul doute la race la plus forte » (Ibidem, p. 170) disposent de « vertus » dont les antisémites font autant de « vices ». Ces vertus précieuses – créativité intellectuelle, patience multiséculaire, dureté, sens des affaires – font que, « …s’ils le voulaient ou si on les y contraignait, comme les antisémites semblent vouloir le faire, les Juifs pourraient dès aujourd’hui avoir la prépondérance, littéralement dominer l’Europe » (Ibidem). Fort heureusement, ils ne veulent pour l’instant qu’être intégrés, absorbés et fixés dans l’Europe en gestation d’elle-même. Aussi, en raison de leurs vertus, il conviendra d’accueillir partout les Juifs, certes avec prudence, « …en opérant une sélection, un peu comme procède la noblesse anglaise » (PBM, § 251, p. 171). La fusion des nations, les conseils de métissage et le faire-valoir scientifique des qualités respectives de chaque peuple, constituent une « …œuvre à laquelle les Allemands peuvent collaborer par leur vieille qualité éprouvée d’interprètes et d’intermédiaires des peuples » (HTH, VIII, « Coup d’œil sur l’État », § 475, p. 260). Si bien qu’un germanisme de l’avenir est envisageable, non comme pangermanisme, mais comme germanisme européen. Nietzsche demeure par là fidèle à ses convictions de jeunesse : « la nature allemande n’existe pas encore, elle est encore à naître ; elle doit, un jour ou l’autre, être amenée au jour, afin de devenir visible aux yeux de tous et honnête à ses propres yeux. » (FP, II *, 29 (123), été-automne 1873, p. 415). Mais les Juifs pourraient bien être, à terme, ceux qui domineront surhumainement cette Europe métissée par leurs penseurs et leurs financiers, associés à d’autres souches nationales aux qualités complémentaires. Sans avoir à conquérir l’Europe par une quelconque violence, « …ils savent aussi que l’Europe, comme un fruit bien mûr, devrait tomber un jour entre leurs mains qu’il suffirait de tendre » (A, III, § 205, p. 160). Dans l’espace européen, il y a obligation d’une Europe supranationale, et dans la durée européenne, l’obligation d’une Europe « …capable de se fixer des buts pour des millénaires » (Ibidem). Grande par son espace et par sa durée de volonté, telle sera la politique d’une grande Europe.
18Si la sélection et le croisement des qualités sont envisageables entre les nations, il ne le sont pas moins à l’intérieur de chaque peuple au sein duquel les nouveaux philosophes ont un rôle à jouer. C’est cette fonction sélective, au moyen d’une expérimentation, que devra particulièrement assurer au bénéfice du surhomme la doctrine de l’éternel retour. Le questionnement moral quant à la fin surhumaine se posera dans les termes traditionnels : « toutes les morales qui ont jamais régné ont consisté dans le dressage et la sélection d’un certain type d’hommes, en partant de ce postulat que ce type surtout, ou même ce type seul importait » (VP, II, § 281, p. 356). La doctrine de l’éternel retour aura cet effet sélectif : en convaincre les faibles, les stériles et les impuissants, aura pour effet d’accroître leur dégoût de la reproduction de soi. Obsédés d’abord par l’hédonisme individualiste de masse, puis par le bouddhisme européen, les nouveaux esclaves n’auront déjà que peu tendance à se reproduire. A supposer, de plus, qu’ils soient convaincus de leur éternel retour, ils voudront leur stérilité. Avoir une descendance est déjà pour eux la source de soucis qu’ils refusent ; mais être convaincus, par surcroît, du retour éternel d’une vie qu’ils refusent, au fond, ne peut que les inciter à faire en sorte qu’elle s’arrête avec eux. La tendance à la stérilité des nations modernes se renforcera d’autant.
19Nietzsche ne songe donc nullement à la sélection par l’élimination physique directe et encore moins à un génocide perpétré par les forts à l’encontre des faibles. La doctrine de l’éternel retour apparaît plutôt comme un élément de culture « commune » – au moins quant au contenu, car le sens et la valeur qu’on lui donne aux deux extrémités de l’édifice social sont opposés. Elle sera diffusée par les forts auprès des faibles : « on a besoin d’une doctrine qui soit assez forte pour exercer une discipline : fortifiante pour les forts, paralysante et brisante pour les blasés » (FP, X, 25 (211), p. 82) et encore : « …domination de l’humanité afin de la dépasser. Dépassement grâce à des doctrines qui la conduisent à sa perte, à l’exception de celles qui l’entretiennent » (FP, IX, 7 (238), p. 325). Mais Nietzsche, envisageant le but de la culture surhumaine, va plus loin : il s’agit à terme, grâce à la doctrine, de sélectionner socialement et même physiquement les individus sans qu’il s’agisse d’élimination directe. Les individus inférieurs doivent recevoir la culture scientifique qui leur convient, celle du « triste savoir », de la « physique mécaniste ». C’est à leur intention qu’il faut prévoir une démonstration physicienne de l’éternel retour, « hypothèse » transformée en « doctrine ». L’éternel retour sera compris par les maîtres selon son véritable sens, moral et fictionnel d’abord, mais finalement religieux et enthousiasmant. On pourra lui donner la forme d’une fête de l’esprit, l’accompagner de mythes et de symbolismes dionysiaques (« le Retour comme religion des religions », FP, XI, 34,199, p. 216), tels ceux amorcés par le Zarathoustra qui ne nomme cependant pas le dieu.
20À l’inverse, les médiocres comprennent d’abord intellectuellement cette affirmation comme une « théorie » qui radicalise et synthétise les données de leur physique. Mais ces hommes ne voulant pas cette pensée moralement, ils ne peuvent, difficilement, que l’admettre intellectuellement et tout au plus, en conséquence, s’y résigner par la volonté. Là est la ruse du surhomme : la volonté faible interprétera de façon nihiliste la doctrine. L’éternel retour est un poison distillé dans l’esprit nihiliste. Non qu’elle soit en elle-même nihiliste, puisqu'elle exalte le tout éternel de l’étant. Mais c’est ce tout ontique qui fut, pour le nihiliste, le néant auquel il opposait l’être comme idéalité transcendante, puis le nous et enfin son moi identique aux autres moi de la masse. Devenu auto-critique, le nihiliste passif n’aspire plus qu’à l’auto-suppression du moi, ultime illusion d’idéalité qu’il est décidé à combattre. Plus radicalement même que le bouddhisme contemplatif, pratiqué à domicile et de façon privée, qui permet au nihiliste moderne de dépasser la morale hédoniste individualiste, la doctrine du retour signifiera : il n’y a rien au-delà, mais tout revient, avec votre illusion de l’au-delà, votre souffrance, et vos « méditations » bouddhistes pour la supprimer.
21On fera donc pénétrer, sans ostentation et très lentement, la « théorie » de l’éternel retour, à la manière d’une science austère et complexe, la bonne vieille physique mécaniste et atomiste, quelque peu revue et corrigée : « il ne faut pas que, simple et presque sèche, cette pensée ait besoin d’éloquence » (FP, V, 12 (14), p. 427). La présenter aux médiocres comme une « religion de la nature » (ce qu’elle est, en un sens, en tant que pensée dionysiaque) serait la ruiner aux yeux des habitués de la culture scientifique pour tous : « gardons-nous d’enseigner notre doctrine comme une soudaine religion ! Il faut qu’elle s’infiltre lentement, il faut que des générations entières y ajoutent du leur et en soient fécondées… » (FP, V, 11 (263), p. 396). Nietzsche envisage même que sa pénétration dans la masse, à titre d’évidence commune et de banalité élémentaire, exige des millénaires : « pendant longtemps, longtemps, il lui faudra rester infime et impuissante » (Ibidem)12. Deux oppositions internes traverseront sans doute la conception d’un nouvel élevage sélectif de l’humanité, menaçant de contradiction tant le rapport de l’humanité surhumaine à la masse décadente, que sa relation à la maladie. D’un côté, le surhomme doit favoriser en lui ces opposés (masse médiocre et maladie impliquée par la « grande santé »), comme conditions de son existence, d’un autre côté il tend à les rejeter en dehors de lui, comme des menaces pour la pureté de cette même existence. D’une part, le surhomme, pensé comme l’homme de la « grande synthèse », « …a les opposés non à l’extérieur de lui, mais en lui »13 ; mais, d’autre part, pensé comme l’homme de la « grande purification », il tend à rejeter hors de lui ces opposés. Ces deux mouvements, eux-mêmes opposés, introduiraient dans l’enseignement doctrinal du Retour une tension indépassable et même la menace d’une contradiction irrémédiable.
22L’« élevage » (die Züchtung), entendu comme procédé d’« amélioration » (Verbesserung) général d’une race, ne va cependant pas sans une « discipline » (Zucht) fort contraignante, appliquée aux pulsions. Conformément à la tradition des théories de l’éducation mentionnant la négativité de la discipline comme condition de la positivité de l’élévation – conditionnement notamment présent chez Kant14 – Nietzsche nomme souvent l’une avec l’autre, par exemple l’esclavage comme « …l’indispensable moyen de discipliner et élever l’esprit » (PBM, V, § 188, traduction modifiée) ou encore « …pour préparer de grandes entreprises pleines de risques et des tentatives (Versuche) grandioses de discipline et d’élevage (Zucht und Züchtung) » (PBM, V, § 203, p. 116, traduction modifiée15). Une fois effectué le travail de « science », c’est-à-dire de « sape sélective » au moyen de la « doctrine du retour » convertie en « théorie physique », il convient d’envisager quelle religion conviendrait aux individus forts, nouvellement sélectionnés. Le philosophe de l’avenir leur réserve sa religion de l’avenir, sa nouvelle foi, celle d’un dieu lui-même philosophe : Dionysos.
2. Dionysos, une religion surhumaine ?
« Et combien de dieux nouveaux sont encore possibles ! »
Nietzsche, FP, XIV, 17 (4), § 5, p. 272
23On l’a souvent dit, l’athéisme de Nietzsche est « relatif », non absolu, la formule « l’athéisme inconditionné et sincère (der unbedingte redliche Atheismus) » (GM, III, § 27, p. 345, traduction modifiée) ne désignant pas le sien, mais celui de l’idéal chrétien de sincérité, reposant sur l’impératif catégorique (inconditionné, absolu en ce sens) de la sincérité, « …qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu » (Ibidem). Ainsi Zarathoustra, annonçant le surhomme, n’a nié que le Dieu personnel du théisme moral et métaphysique, en un geste antithéiste : « la réfutation de Dieu ; finalement, seul le Dieu moral est réfuté » (FP, XIV, 39 (13), p. 358). Mais Zarathoustra est en quête d’un autre dieu : « je ne croirais qu’en un dieu qui à danser s’entendît ! » (APZ, I, p. 53). Zarathoustra enseigne le surhomme. Or les valeurs que symbolise Dionysos, la danse, le rire tragique, le devenir auto-créateur et auto-destructeur, sont les valeurs des nouvelles Tables analysées plus haut. Ecce homo (1888) l’affirmera du Zarathoustra : « ma notion de « dionysien » s’est ici faite action et action d’éclat, mesuré à elle, tout le « faire » de l’homme semble pauvre et limité » (EH, « Ainsi parlait Zarathoustra », 6, p. 312), à ce point que « l’âme » même de Zarathoustra est identifiée rétrospectivement à Dionysos, après une citation des « Nouvelles Tables » :« mais c’est l’idée même de Dionysos » (Ibidem, p. 314). C’est pourquoi Dionysos, avec l’« enseignement » du Retour auquel il est associé, représente l’auxiliaire « religieux » d’une civilisation surhumaine.
24Non nommé dans le Zarathoustra, le dieu à venir reçoit un nom dans Par-delà bien et mal : « le dieu Dionysos en personne, ce grand dieu équivoque et tentateur… » (PBM, IX, § 295, p. 303). Certes le livre envisage positivement le rôle de la religion aux mains du « philosophe de l’avenir ». « Pour les forts, les individus indépendants », dans le passé déjà, la religion des « brahmanes » (PBM, § 6, p. 75) permit à ces derniers de commander aux rois, tandis qu’eux-mêmes se vouaient à des tâches plus contemplatives, tout en fournissant aux classes dirigeantes des principes de sélection matrimoniale. Quant aux religions de la faiblesse, comme « le christianisme et le bouddhisme » (Ibidem), malgré l’abaissement de l’espèce humaine qu’elles favorisent, en entretenant l’amour et la pitié, elles ont permis aux plus humbles de se résigner à la dureté du réel. « L’Européen d’aujourd’hui » est le résultat de ce travail millénaire d’affaiblissement d’une espèce qui, néanmoins, s’est conservée elle-même en vie grâce au christianisme. La figure de Dionysos, anti-type de celle du « Crucifié », n’en jouera pas moins un rôle comparable dans le contexte du nouvel « élevage » de l’homme. Avec la doctrine de l’éternel retour dont elle est solidaire, elle servira l’affirmation maximale de la vie forte, comme le christianisme et le bouddhisme servent l’affirmation minimale d’une vie décadente.
25Le § 370 du Gai savoir sur les deux individus souffrants, commenté plus haut, avait certes déjà nommé Dionysos, par anticipation : « l’être le plus riche en abondance vitale, le dieu et l’homme dionysiaques… » (GS, § 370, p. 278). Ce Dionysos n’est sans doute pas l’authentique dieu grec archaïque, bien difficile d’ailleurs à authentifier, ni même celui de La naissance de la tragédie, même si Nietzsche, d’une certaine façon, admet que « …par là je me place à nouveau sur le terrain où s’est développé mon vouloir – et mon pouvoir – moi, le dernier disciple du philosophe Dionysos, – moi qui enseignai l’éternel retour… » (CI, « Ce que je dois aux Anciens », § 5, p. 152). La Préface de 1886 à La naissance de la tragédie (« Essai d’auto-critique ») laisse entendre que l’expérience dionysiaque était encore, dans cette « …œuvre de débutant » (NT, p. 13), enveloppée dans le vêtement plus dissimulateur que révélateur de la « science allemande », lourde de présupposés métaphysiques : Schopenhauer, et même Kant. Pourtant, ici s’exprimait déjà « …le disciple d’un “dieu” encore “inconnu”, qui s’était provisoirement dissimulé sous la capuche du savant… » (NT, p. 14).
26Entendons bien : c’est la morale « apollinienne » de la raison, de l’ordre formel, de la nostalgie de l’Unité originaire (Dieu) qui est déjà suspecte ici. Quant à « l’interprétation et à la justification purement esthétiques du monde enseignée dans ce livre… » (NT, p. 17), elles ne sont pas dépourvues de toute « morale ». Sans doute, la morale de la « moralité » (Moralität), hostile à la vie, y est condamnée au nom de la vie « créatrice », faiseuse d’apparences, la vie-artiste. Mais cette dernière, dont Dionysos est le principe, repose sur une « sagesse pratique » qui est l’appréciation positive, le « sapere - savoir goûter » de la totalité tragique. Le nom Dionysos nomme un « élément » qui n’est ni un individu singulier ni une substance abstraite. Le second dionysisme de Nietzsche suppose la critique du christianisme, car l’on a reconnu, ensuite, « …le silence prudent et hostile observé dans tout ce livre à l’égard du christianisme » (NT, p. 17), et, plus radicalement, la critique des fondements moraux de la métaphysique, ainsi que la mort de Dieu.
27Dans le second dionysisme de Nietzsche, Dionysos est devenu un principe purement phénoménal, dont la phénoménalité doit être entièrement revue et corrigée puisqu’elle ne se détermine plus en référence à la chose en soi. Le principe de la phénoménalité est précisément la volonté de puissance en tant que « faire-paraître » mutuel des multiples forces en présence, en une relation devenue totalement horizontale et temporelle. D’un côté, toute volonté de puissance immanente à un centre de forces évalue les forces environnantes et les sent comme obstacles ou moyens d’elle-même, les fait paraître telles ou telles, les phénoménalise pour elle, les interprète en fonction d’elle. D’un autre côté, ce n’est plus Apollon, mais Dionysos qui exprime le principe de la multiplicité et de la différence des forces. Cette multiplicité et cette différence des forces sont affirmées en tout et du Tout. Tel est le « second » Dionysos : affirmation d’abord du multiple, de la différence, du devenir en tout. En toute chose s’affirme, c’est-à-dire s ‘ expose et se manifeste ontologiquement, la multiplicité, la différence, le devenir. Dionysos est donc d’abord, dans le monde, puissance d’affirmation onto-logique. Mais il est secondement, en l’homme, de façon réfléchie en miroir, puissance d’affirmation du Tout, du monde comme Tout, par le langage, seulement humain, comme étant une telle affirmation de l’être. Il est l’affirmation de l’être réfléchie et redoublée dans l’affirmation humaine du discours, affirmation onto-logique de l’être multiple, mobile, différentiel16. C’est seulement dans cette affirmation seconde qu’est affirmée l’unité du multiple et l’être du devenir lui-même en son éternel retour, car seule la volonté de puissance humaine, comme vouloir-dire, peut penser et dire l’unité du multiple et l’être du devenir. Si Dionysos ne se disait pas en l’homme, il n’aurait aucun savoir de l’Un et de l’Être en toute chose du monde, n’étant alors qu’un Dionysos seulement naturel indéfiniment dispersé et non-humain.
28Le redoublement humain de l’affirmation est figuré, chez Nietzsche, par Ariane, figure de l’âme humaine, amoureuse de Dionysos. Nietzsche ne s’est guère étendu sur le sens à donner à la figure d’Ariane, et peut-être l’a-t-il fait à dessein, afin de n’en jamais, comme disciple de Dionysos, donner complètement et définitivement la clé. Son énigme n’est pas seulement une question universelle mais constitue aussi son secret personnel, qu’il livrera finalement. Tel est sans doute le sens de cet aveu : « Qui, à part moi, sait ce qu’est Ariane (was Ariane ist) ? De toutes ces énigmes, personne jusqu’ici ne possédait la clé, et je doute même que personne n’y ait seulement vu des énigmes » (EH, APZ, 8, p. 317). « Ce qu’est Ariane » et non « qui est Ariane » indique bien qu’au-delà d’un individu, il s’agit de la signification métaphorique d’une disposition psychologique ou morale, éventuellement collective, comme peut l’être également Dionysos. On peut tenter de résoudre ces énigmes sur deux plans. Le premier est celui des rapports généraux de l’humanité (Ariane) avec l’éternel retour (Dionysos) que nous envisagerons seulement ; le second, auquel il emprunte en partie la même structure, est le plan des rapports personnels de Nietzsche avec Richard et Cosima Wagner, que nous omettrons ici.
29Qu’Ariane puisse symboliser l’humanité est premièrement indiqué par Dionysos lui-même : « c’est ainsi qu’il me dit une fois : “il m’arrive parfois d’aimer les humains”– il faisait allusion à Ariane, alors présente… » (PBM, § 295, p. 304). Après avoir cédé à Thésée (figure de l’esprit dualiste, rationaliste), puis avoir rompu avec lui, Ariane se tourne vers Dionysos et lui dit « oui » (affirmation humaine) : « éternel “oui” de l’Être, à jamais je serai ton “oui” : car je t’aime, ô éternité » (DD, « Gloire et éternité », 4, p. 71). Dans le Zarathoustra (1883), antérieur aux Dithyrambes (1888) que nous venons de citer, c’est Zarathoustra qui était la figure aimante de l’éternité (le retour éternel) dont les noces engendreront le surhomme, c’est lui qui « se déclarait » en déclarant : « car je t’aime ô éternité ! » (APZ, Les sept sceaux, p. 250).
30Le rapport de Zarathoustra au retour éternel est devenu, dans les Dithyrambes, le rapport d’Ariane, figurant à présent l’âme humaine désirant l’éternité, à Dionysos, symbolisant l’éternité du monde comme auto-affirmation du multiple et de la différence éternellement en devenir17. La seconde figuration de l’éternité, proprement dionysiaque, implique donc la tragédie d’Ariane, de cette âme humaine qui est supposée s’être libérée de son union avec Thésée (l’esprit dualiste) pour affirmer sa force en s’unissant à Dionysos. Thésée, selon G. Deleuze18, figurerait l’homme sublime ou le héros de la raison qui se voue à l’élévation vers le ciel en tuant de façon héroïque les monstres terrestres. Cet héroïsme moral de la raison, thème continu de Kant à Carlyle, en passant par Schiller, Fichte, et le romantisme du sublime « pratique », est tout aussi constamment critiqué par Nietzsche.
31Et, effectivement, dans le Chapitre « Des sublimes », Zarathoustra oppose l’homme sublime au taureau : « c’est comme le taureau qu’il devrait faire et que son heur sentît la Terre et non le mépris de la Terre » (APZ, p. 137). Prise entre l’esprit du Ciel (dualiste, rationaliste, nihiliste) et l’esprit de la Terre (moniste, sensuel, réaliste), Ariane a d’abord aidé Thésée à vaincre le Minotaure. Or, le Minotaure n’était autre que Dionysos-taureau lui-même19. L’âme humaine s’est d’abord mise au service du Néant-supratemporel pour vaincre l’Être-Temps des profondeurs terrestres. Le « fil d’Ariane » est le désir d’éternité de l’âme humaine qui sauve l’esprit rationnel et lui permet de nier le Temps de la terre, vu alors comme « passage », destruction, négation, dissociation. Mais Ariane c’est aussi, en raison de la spécificité de l’âme humaine, celle du discours, le « fil du discours », fil d’un discours « éclairant » le labyrinthe, celui de la « raison ». Le discours humain s’est d’abord mis au service de la raison pour résoudre, en raisonnant discursivement, les difficultés du réel labyrinthique. De façon continue et claire, déroulant son fil, le discours rationnel a éclairci les énigmes de la réalité profonde. La pelote de fil fournie à Thésée par Ariane n’est pas, selon la légende, la seule aide qu’elle lui dispensa : le rayonnement de sa couronne lumineuse était si puissant qu’il éclairait les détours du labyrinthe. C’est ce « fil de lumière » qui donne courage et intelligence (mémoire) à Thésée, en lui permettant de remonter du labyrinthe vers la surface de la Terre sur laquelle il établit son règne.
32Ainsi, l’Éternité promise par Thésée est l’immortalité de l’âme supratemporelle, une Éternité au-dessus du temps. Le philosophe disciple de Dionysos inverse cette relation de dépendance d’Ariane (l’humanité) vis-à-vis de Thésée (l’esprit moraliste et dualiste) : « nous avons pour le labyrinthe une curiosité particulière, nous nous efforçons de faire la connaissance de Monsieur le Minotaure, dont on raconte des choses dangereuses » (FP, XI, 23 (3), 1, p. 343). Un tel philosophe n’a que faire de la montée vers le plein jour de la vertu, avec le bonheur qui l’accompagne comme sa mesquine récompense : « que nous importe votre chemin qui mène en haut, et votre fil qui mène au-dehors ? qui mène au bonheur et à la vertu ? qui mène à vous, je le crains… » (Ibidem, trad. modifiée). Ce « fil » est celui de l’intelligence rationnelle, de la fiction d’un ordre clair. Mais si le chaos est désordre, il n’est pas non-sens, et « suivre le fil » est tout le contraire du salut proposé par Dionysos. Le philosophe rejette ironiquement son aide : « vous voulez nous sauver, nous, à l’aide de ce fil ? – Et nous, nous vous en prions instamment, pendez-vous à ce fil ! » (Ibidem). Car « il faut, ajoute Nietzsche, d’abord pendre les moralistes » (Ibidem, 2, p. 344).
33Qu’Ariane, non nommée dans le Zarathoustra, y soit néanmoins implicitement évoquée, de même que le héros Thésée et le dieu Dionysos, c’est ce que semble indiquer la fin de ce passage : « de l’âme en effet voici le secret : que la quitte d’abord le héros, lors seulement d’elle s’approche, en rêve, – le sur-héros (der Ueber-Held) » (APZ, « Des sublimes », p. 138).
34Tentons l’interprétation suivante : le secret d’Ariane est dans la nécessité qu’elle ait d’abord aimé Thésée, s’y associant dans sa haine de Dionysos-Minotaure, puis dans la nécessité qu’elle ait été quittée par lui, pour que s’approche d’elle, d’abord en rêve, le « sur-héros », le surhomme divin, Dionysos. La nécessité préalable de la plus grande séparation rendant possible la plus grande union est vraisemblablement un thème fourni à Nietzsche par la lecture d’Hölderlin qu’il admirait : « nous ne nous séparons que pour être plus intimement unis, plus divinement accordés à toute chose et à nous-mêmes », déclare Diotima à Hypérion20. L’âme humaine fut d’abord séduite par l’esprit du néant céleste, puis abandonnée par ce Rien, par ce qui n’était rien (suicide de Dieu). Elle reconnut alors une autre manière de satisfaire son désir d’éternité : s’unir au temps de la terre, en son retour éternel. Dans les Dithyrambes, Dionysos le confie à Ariane : « ne faut-il pas commencer par se haïr, lorsque l’on doit s’aimer ? » (DD, « Lamentation d’Ariane », p. 63.
35La structure anthropologique d’Ariane est, deuxièmement, le symbolisme de l’oreille que Nietzsche lui associe. Si l’humanité peut dire l’éternité en s’unissant à elle par le discours, c’est parce qu’elle peut d’abord l’entendre, ce qui signifie tout à la fois l’écouter et la comprendre. Les oreilles d’Ariane symbolisent cette « écoute compréhensive » de l’être en tant qu’éternel retour et volonté de puissance. Nietzsche y fait référence en de nombreux passages. Les « petites oreilles » d’Ariane, réconciliée avec Dionysos après Naxos, sont capables d’écouter et de comprendre le cercle de l’éternel retour. Elles ont la structure circulaire et réticulée du labyrinthe21 du monde lui-même, dont elles imitent la forme. Les oreilles d’Ariane sont à l’opposé des grandes et longues oreilles de l’âne qui n’est capable d’entendre et de répéter que des significations simples, abstraites, des « grands mots », ceux des sagesses métaphysiques et des religions de la transcendance. Aux grands mots – Dieu, liberté, culpabilité, responsabilité – conviennent les grandes oreilles de l’âne ou du chameau métaphysicien. A l’inintelligence du monde réel, figure de l’âne-philosophe au triste savoir, Nietzsche oppose l’intelligence d’Ariane, saisissant avec finesse, au travers d’aphorismes ramassés, ces petits mots chuchotés qui en disent long, le sens complexe du monde. Ses oreilles sont capables d’entendre le message murmuré par Dionysos, d’accueillir le sens de sa sagesse : « sois intelligente (Sei klug22) Ariane ! Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles : mets-y une parole intelligente… je suis ton labyrinthe… » (DD, p. 63, traduction modifiée). Ariane entend le message de Dionysos et en retour, par son affirmation humaine, lui adresse une parole « avisée », celle qui lui correspond en vérité. Ils échangent leurs « oui » en une alliance dont le surhomme sera le fruit.
36La relation entre Thésée, Ariane et Dionysos pourrait fournir, troisièmement, un schème anthropologique permettant d’aborder le renversement de la religion judéo-chrétienne au niveau de son mythe fondateur, le mythe adamique. La tripartition Thésée-Ariane-Dionysos est homologue de la tripartition Jahvé – l’humanité (Adam et Ève) – le serpent. Or, la figure du serpent est l’un des symboles forts du Zarathoustra. Le serpent, à l’instar de Dionysos, est séducteur et tentateur vis-à-vis d’une humanité morale soumise à l’esprit pur, créateur immatériel, supra-terrestre, de toutes choses, y compris de son opposé terrestre. Si Dionysos est un « dieu-tentateur (versucher-Gott) » (PBM, § 295), c’est non seulement au sens de « séducteur » mais aussi au sens d’« essayeur » ou d’« expérimentateur » que dit également le Versucher allemand. C’est aussi pourquoi il est nommé le « dieu-philosophe », celui qui propose à l’humanité à titre d’essai ou de tentative, de connaître l’origine du bien et du mal ou plutôt la double origine de ces valeurs. Dionysos est le maître en philosophie généalogique. En ce sens, c’est avec une totale cohérence que Nietzsche, philosophe essayeur et tentateur d’une nouvelle humanité, s’affirme disciple du « philosophe Dionysos ». Nous pouvons nous-mêmes « essayer » de déchiffrer le texte de la Genèse à la lumière de l’hypothèse de Dionysos. Que le serpent propose, par la consommation d’un fruit, la connaissance du Bien et du Mal, est fort compréhensible, dans une relecture dionysiaque-généalogique du mythe adamique. C’est ici que nous saisissons la fonction morale du serpent dionysiaque. Connaître le Bien et le Mal, c’est éventer le secret de Yahvé : loin d’être « créateur » du monde et de l’homme, ce dernier n’a en vérité imposé son règne qu’après avoir vaincu les monstres terrestres, chtoniens et marins, qui assuraient leur règne bien avant le sien. Tel est le secret que Yahvé interdit que l’on connaisse : antérieures à sa victoire et menaçant sans cesse de reprendre le dessus, ont régné les puissances dites de « l’abîme », en fait les forces informes, relevant de leur propre principe, source de tout développement et de toute forme, puissances de la phusis. Le serpent dionysiaque est leur messager, lui qui, sans forme a priori, se coule dans les méandres infinis du réel, parcoure tous les détours des labyrinthes, se plie et se replie au gré des circonstances infiniment hasardeuses du monde. Le serpent est donc Dionysos proposant de révéler à l’humanité (d’abord à Ève-Ariane) le secret, en fait le « mensonge » de Yahvé quant à l’origine des valeurs, du bien et du mal. Se mettant scandaleusement en « travers » (en diabolè) de la droiture mensongère de Dieu, se postant à distance de lui pour le mieux connaître, « …le diable a sur Dieu les plus vastes perspectives ; c’est pourquoi il se tient si éloigné de lui. Le diable : le plus vieil ami de la connaissance » (PBM, IV, § 129, p. 89). Nietzsche redécouvre les assises mythologiques du chaos, père de tout cosmos, y compris du cosmos supposé créé par Yahvé, Dieu menteur en tant que faux créateur. Dans cette relecture dionysiaque du mythe adamique, Adam et Ève figureraient les facultés de l’humanité, raison (Adam-Thésée) et sensibilité (Ève-Ariane). Dans l’éthique de Jahvé, Ève est d’abord soumise à Adam, lui-même soumis à Yahvé, comme Ariane le fut à Thésée, lui-même soumis à Zeus dans le mythe grec : la raison domine et enchaîne la sensibilité. C’est par l’intermédiaire d’Ève-Ariane que le principe terrestre renverse cette domination. Ariane, désirant l’éternité, est séduite par le serpent Dionysos qui lui donne l’éternité terrestre.
37Trois traits du « génie du cœur ». – Ces considérations sur la fécondité herméneutique du mythe dionysiaque, évoqué plus haut en tant que mythe « rétrospectivement » anti-adamique, renforcent le sens « anti-chrétien » de la figure de Dionysos. Trois traits essentiels de Dionysos tel que l’évoque le § 295 de Par-delà le Bien et le Mal sont en effet rassemblés dans la formule nietzschéenne : « Hé quoi ? ne serait-ce point là – un circulus vitiosus deus ? » (PBM, III, § 56, p. 71).
381. Le premier trait de celui que Nietzsche nomme « le génie du cœur (das Genie des Herzens) » (PBM, IX, § 295, p. 206), est d’être l’inspirateur de méchantes pensées. L’expression de « génie du cœur » peut être mise en correspondance antithétique avec celle de « génie de l’espèce » étudiée plus haut dans Le gai savoir. Les traits du « génie de l’espèce » sont : la communication par les langues, la conscience, c’est-à-dire le savoir superficiel et clair, les concepts généraux au service de ce savoir conscient et communicable universellement. Avec le « génie du cœur », il s’agit bien du dieu-serpent, plein de « défauts » (« vitiosus »), puisque dieu « oblique », dieu de travers et de traverse, dieu qui se met en travers du « droit chemin », du langage convenu et convenable, des idées claires, séparant abstraitement les opposés, de la conscience séparée de la Terre à laquelle il préfère le savoir instinctif inconscient. Il revendique positivement cette courbure et cette diabolicité qui sont le propre d’un vouloir non-droit, curvus in se. Ce « travers » est d’abord celui du « dieu tentateur (der Versucher-Gott) » (PBM, § 295, p. 302). Le serpent biblique, évoqué plus haut, rappelle à l’homme son gai savoir : ici bas, rien n’est droit, pas de justice sans injustice, de bien sans mal, de douceur sans cruauté. Les idées d’un bien au-delà du mal, d’une rectitude sans détours, d’un amour sans haine, sont autant de mensonges intolérables, ceux de Yahvé que répéteront les chrétiens. Une nécessité de fer, la fatalité même, rend indissociables, sauf par une abstraction mensongère, les opposés constituant des individus « divisés ». Bref, cette « défectuosité » est celle de la totalité fatalement nécessaire et contrastée, ordre-désordre, chaos-cosmos, positivité-négativité.
392. C’est ce qui permet de comprendre le second trait du « génie du cœur ». Génie, il nous inspire l’amor fati et nous séduit en nous invitant à recevoir le tout. Il veut nous faire aimer de tout notre cœur la boule ronde de la sublime et atroce réalité, nous faire « …demeurer calmes comme un miroir afin de refléter la profondeur du ciel » (Ibidem, p. 207). Ici encore « génie du cœur » et « génie de l’espèce » peuvent être opposés : par son langage « conscient » l’espèce humaine tend à se séparer du monde de la totalité, en s’autonomisant par rapport à lui, et en faisant du Dieu supra-mondain le garant de cette autonomie illusoirement anthropocentrée. Image trompeuse de la totalité auto-suffisante, cependant, que ce ciel profond qu’on pourrait penser illustrer quelque vocation paisible pour la belle nature. Car ce « ciel profond » contient des aigles au doux plumage mais au bec effroyablement acéré, un soleil tout à la fois doucement fécond et cruellement incendiaire, des nuages légers mais porteurs dissimulés de foudroyants orages. Les images qui suivent sont moins ambiguës : ce génie « qui devine… la goutte de bonté, de suave spiritualité enfouie sous l’opaque dureté de la glace, qui est comme une baguette de sourcier pour chaque grain d’or longtemps enseveli dans une lourde prison de boue et de sable » (Ibidem). Sagesse éthique : habiter la totalité en voulant le pire puisqu’indissociable du meilleur. Affirmer, donc, la « rondeur » du tout, le « circulus », faisant le tour des opposés, sans médiation ni médiateur, liés par un simple et légèrement cruel : « aussi »… Ce cercle n’est pas seulement celui de l’espace fermé et absolument ambivalent du monde, mais encore celui du temps de l’éternel retour.
403. Troisième trait du « génie du cœur » et nouveau cercle vicieux : s’aimer soi-même, faire de soi-même son commencement et sa fin, éternellement. Tel est ce que livre sa rencontre : il ne s’agit pas d'être « …jeté dans un état de grâce et de surprise, […] comblé et oppressé de biens venus d’ailleurs » (Ibidem, p. 207), comme on le serait par les dons gracieux d’un Étranger supra-terrestre nous rendant débiteurs au moment même où il nous « prête » ses richesses. Celui dont le dieu tortueux « traverse » le chemin en sort « …plus riche de soi-même (reicher an sich selber), renouvelé à ses propres yeux, épanoui… » (Ibidem, p. 3O3). Dernière opposition avec le « génie de l’espèce » qui fut thématisé plus haut sous l’aspect du langage commun opposé au langage de l’individuation singulière, dans notre rythme et notre style propre. Tout oppose le « génie du cœur », singulier et secret, à celui de l’espèce, étalée au grand jour du dialogue commun. Mais l’amour de soi, de sa propre vie rythmée et stylisée comme une symphonie auquel nous invite ce dieu, n’est-il pas, selon le judéo-christianisme, le vice suprême ? L’amour ne doit-il pas se porter vers l’Autre : Autrui, la Loi, Dieu ? Le comble du « vice » n’est-il pas cette auto-affection de toutes choses du monde, cet infini souci de soi, qui se veut, bien et mal, revenir éternellement ? En un mot, n’est-ce pas l’amour selon ce que le christianisme nomme « la chair » ? Cet amour de soi en toutes choses, repli circulaire et vicieux de soi sur soi, est, en l’homme, paradoxalement, selon Nietzsche, à l’image de la Totalité.
41Si bien qu’en se séparant du tout du monde pour s’unir soit à son Moi indivisible et universel (par là identique à celui d’Autrui), soit à la Loi, soit à Dieu, ces trois formes majeures de l’Altérité, l’individu réalisera la projection d’une partie de soi en un indivisé (individuum) fictif. Cependant, s’unir, à l’inverse, au monde, n’est pas davantage s’unir à l’Un indivisé de la substance conçue sur le mode spinoziste ou romantique, mais plutôt à la totalité comme « tout », divisé, dispersé, puis reversé en soi par chacun en tant que dividuum. Retrouver le tout originaire, suppose, à notre époque post-chrétienne, que l’on se soit affranchi de l’union avec les illusions identitaires, que l’on se soit libéré de ce qui nous dépossède du monde, et par là de nous-mêmes. « Un tel esprit affranchi, écrivait Nietzsche en évoquant Napoléon et Goethe, se dresse au centre de l’univers avec un fatalisme joyeux et confiant, avec la conviction profonde que seul l’individuel est condamnable, mais que tout sera sauvé et réconcilié dans la Totalité, il ne dit plus non… » (CID, « Divagations d’un inactuel », § 49, p. 144).
42Texte qui semble pouvoir s’interpréter comme soutenant un totalisme qui effacerait l’individu dans le Tout : « seul l’individuel est condamnable ». Mais c’est seulement « l’individuel » séparé du monde, et posé comme un Moi indivisé, l’individuum soumis à la Loi morale ou à Dieu qui est condamnable. Condamner la « mauvaise (schlechte) » individuation, séparée du monde et projetée en une indivision fictive, n’est pas pour autant approuver l’union de l’individu avec ce Monde également faux qui nous est proposé sous les espèces de la nature spinoziste (« deus sive natura ») ou de la nature romantique imaginée comme « belle totalité ». Si Nietzsche se range bien du côté des éthiques mondaines sacralisant l’immanence, en rupture avec les morales du sujet séparé, qu’il soit transcendant ou transcendantal, ce n’est pourtant pas pour se jeter dans les bras trop accueillants des métaphysiques de la totalité. L’éthique mondaine de Dionysos n’est pas celle du Deus sive Natura de Spinoza, puisque le monde de Dionysos est celui du Chaos sive Natura. La nécessité géométrique du Dieu spinoziste est pour Nietzsche une abstraction qui n’est pas moins mensongère que la subjectivité transcendante du Dieu moral de Kant. Quant à la « belle totalité » des romantiques allemands et de Hölderlin, elle a effacé de son sein généreux le Chaos pout n’y offrir que l’organisme et la finalité interne, nouvelles illusions abstractives et soustractives.
43Nous avons divinisé le monde, soit en raison de son origine transcendante, soit en raison de sa rationalité immanente mécanique, soit en raison de sa finalité organique. Telle fut « notre vénération » (GS, V, § 346, p. 231). Après la mort du Dieu des théismes et des panthéismes, « …nous le savons, le monde dans lequel nous vivons est non divin, immoral, “inhumain” » (Ibidem). Mais notre athéisme ne signifie pas qu’il faille dévaloriser le monde réel (dédivinisé). Il s’agit au contraire de le réévaluer dans sa présence « brute » et « sauvage », comme une réalité sans Dieu. Ne cédons pas d’avantage à la tentation de faire alors de l’homme la source de tout sens, de toute interprétation et de toute valeur du monde, de poser « l’homme en tant que mesure de la valeur des choses » (Ibidem). Car nous ne sortirions pas de l’anthropocentrisme pour autant, dans la mesure où nos anciennes divinisations n’étaient que la projection dans le monde de nos attentes les plus faibles : l’unité, l’identité, la rationalité, la légalité, etc.
44Dira-t-on alors que la suppression de nos vénérations entraîne la suppression de l’homme lui-même ? Bien au contraire, puisque l’homme trouve à ce prix dans le monde à l’état brut, dans ce « texte primitif, le rude texte de l’homme naturel » (PBM, VII, § 230, p. 150), celui que la nature écrit en lui, l’origine de toutes les valeurs humaines. En conséquence, ou bien « supprimez vos vénérations » (GS, V, § 346, p. 232) et c’est la condition d’une réaffirmation de l’homme réel qui s’était en réalité supprimé en projetant son idéalité dans le monde. Car le monde n’est pas plus un organisme divin qu’un mécanisme divin. La suppression par l’homme de ses vénérations, bien comprise, mène à une réappropriation de « l’homme naturel », en tant qu’un « dividuum », divisé mais non divinisé.
45Ou bien ne supprimez pas vos vénérations, mais alors « supprimez-vous vous-mêmes » (ibidem), puisque, dès la première vénération théiste ou panthéiste, c’était vous-mêmes que vous supprimiez en supprimant votre division tragique de vous-mêmes en vous-même. Le monde est ordre et « aussi » chaos : ce qui en justifie la fascination sacrée, c’est que l’ordre organique et la loi géométrique n’y sont que des perspectives étroitement et provisoirement locales, nées au sein d’un chaos tempétueux et écumant qui continue de coexister à côté d’elles. L’ordre est inséparable, de fait, du chaos et réciproquement.
46C’est en cherchant à comprendre la religion nietzschéenne du monde, de l’amor fati, religion d’amour de la fatalité, envisagée comme une pleine et nue nature, qu’il convient de préciser ce que contient le concept nietzschéen de « monde ». Nul autre terme que celui de « religion » ne dit ce « lien », cette « liaison sacrée » entre l’homme et le monde qu’après la négation du Dieu mort, Nietzsche affirme dans l’amor fati et Dionysos. Tout d’abord, le « non-sens » du monde n’est pas absolu, selon le philosophe, mais tout relatif. Le monde n’a assurément pas de sens, en cela que nul Dieu transcendant ou nulle raison absolue, et encore moins humaine, ne lui donne un sens, c’est-à-dire un concept final. Ceci étant posé, qui est essentiel, le monde n’en a pas moins en lui-même son sens. Avoir un sens, c’est avoir une orientation et une signification. Or, les forces qui animent le monde nietzschéen ont une orientation constante. Elles sont orientées fatalement, depuis la plus petite d’entre elles, par la volonté de puissance. Par ailleurs, elles ont toujours, en vertu de la même nécessité, une signification, par cela que, en chaque configuration de forces, l’une de ces forces domine et par suite impose son évaluation déterminée aux autres dans le dividuum.
47Nietzsche, en des analyses incontournables et réitérées, a combattu les conceptions de l’absurdité de l’univers. Ces conceptions se ramènent toutes, selon lui, au mécanisme intégral des forces. La conception purement mécaniste de l’univers est bien la vision d’une nature insensée, sans orientation : ni direction ni signification immanentes. Les propriétés du réel « mécanisé » ont été réduites, par un aveuglement délibéré et stratégique du triste savoir à l’égard des propriétés qualitatives de la volonté de puissance, à ses déterminations quantitatives : grandeurs, figures, mouvement de forces ou énergies motrices aveugles. Mais qu’une interprétation du monde « …n’admette autre chose que compter, calculer, peser, voir et saisir, voilà qui n’est que balourdise et naïveté, quand ce ne serait pas de l’aliénation et du crétinisme » (GS, V, § 373, p. 270). C’est là réduire l’existence à ce qu’elle a de plus superficiel, à « son épiderme » (Ibidem), à ce tissu aux variations quantitativement reproductibles, favorisant la croyance aux idées générales et la fiction d’un savoir exact, adéquat à cette extériorité « neutralisée » (au sens, aussi, où l’on neutralise l’adversaire), « …la croyance à un “monde de la vérité” » (Ibidem, p. 269). Et comme c’est la volonté de puissance qui donne sens à une telle matérialité en s’y phénoménalisant, Nietzsche en conclut qu’« …un monde essentiellement mécanique serait un monde essentiellement absurde » (Ibidem, p. 270).
48Cette argumentation anti-mécaniste peut convaincre de l’erreur que l’on commettrait à ranger le second dionysisme de Netzsche du côté des philosophies de l’absurde. La fin de l’aphorisme n’est pas moins précieuse, en raison de l’analogie avec la musique, prototype de l’art dionysiaque et symbole du monde, exploité pour faire à nouveau feu contre l’absurdisme matérialiste : « mettons que l’on n’estime la valeur d’une musique que d’après la quantité d’éléments susceptibles d’être comptés, calculés, réduits en formules… » (Ibidem, p. 283). Qu’aurait-on, de cette façon, compris à la musique, par cette estimation « absurde » (Ibidem) ? La réponse est inévitable : « rien, strictement rien de ce qui fait essentiellement la “musique” » (Ibidem). Que des atomes composent de manière neutre, indifférente, sans orientation ni direction immanentes, le monde matérialiste, c’était là l’hypothèse initiale d’Épicure et de Lucrèce. Le rappel de ces origines de l’absurdisme absolu – le matérialisme atomiste – s’impose d’autant plus ici que le mérite maintes fois reconnu de ces matérialistes fut de critiquer rigoureusement le finalisme des philosophies platonicienne et aristotélicienne.
49S’il partage et se réapproprie en partie la tradition anti-finaliste, antiidéaliste et anti-rationaliste des philosophies de la matière, Nietzsche s’en sépare en leur reprochant d’avoir été trop loin dans leur critique du sens. Les matérialistes mécanistes ont eu le tort de nier l’une des dimensions de la nature inséparable de la matière et de la force, celle qui leur donne leur sens du dedans : la volonté de puissance, divisée en ses orientations. De cela fut responsable l’institution de tous les grands matérialismes antiques, l’école des éléates s’illusionnant au sujet d’une matière supposée faite d’éléments absolument stables et indifférenciés en soi : « la matière est autant une erreur que le dieu des Éléates » (GS, III, § 109, p. 126).
50C’est précisément parce qu’il s’inscrit dans les traditions des « sagesses du sens », de l’équilibre instable et de l’orientation motrice immanente23 aux déterminations physiques, que Nietzsche, revendiquant Dionysos, conçoit « …le monde dit mécanique (ou “matériel”)… comme une forme plus primitive du monde des passions » (PBM, II, § 36, pp. 54-55). Il critique comme également unilatérales les affirmations excessives du sens (les finalismes) et les négations extrêmes du sens, les matérialismes : « Épicure, tout le contraire d’un Grec dionysiaque » (NCW, « Nous, les antipodes », p. 358). Comme tout individu vrai, le monde est « composé », c’est-à-dire « divisé » en chaos et ordre. Et c’est en reconnaissant puis en voulant sa propre division et son devenir internes de chaos et d’ordre, que l’individu doit se « relier » à cette totalité, cette somme incalculable des combinaisons passées et futures, qui le produit comme un instant provisoire d’elle-même autant qu’il la produit en tant qu’instant décisif par sa volonté.
51Les termes ici sont, à dessein, religieux. Dionysos est d’abord une nouvelle « foi », une nouvelle « croyance » puisque dans les conditions de toute vie se trouve une « foi », une « croyance » : « une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles : je l’ai baptisée du nom de Dionysos » (CID, « Divagations d’un inactuel », § 49, p. 144). Cette « nouvelle foi » en un monde définalisé, et sans progrès, est le terme d’une réappropriation parodique de la « nouvelle foi » que proposait Strauss, la religiosité d’un monde finalisé par le progrès24. La croyance au Dieu transcendant ou en la finalité divine immanente au monde, tout comme la croyance en une matière absurde étaient les conditions, apparemment inconciliables mais en réalité solidaires, d’un même type de vie déclinante, d’une vie qui ne pouvait vouloir, réactivement, que se maintenir ou se défendre « contre » le milieu naturel. C’est en conséquence une même réaction de défense contre la nature qui motive la foi en Dieu et la science matérialiste porteuse de technique savante.
52Ensuite, par sa croyance en Dionysos, qui n’est que l’autre nom du monde de la volonté de puissance en tant que fatum, condition d’une vie forte et ascendante, l’individu est « sauvé » dans la totalité, puisqu’il peut attendre d’elle son « retour » (correspondant dionysiaque de l’immortalité chrétienne). De même y est-il « réconcilié » avec le réel qu’il est toujours tenté de maudire pour se « réconcilier » avec une illusion, par l’entremise de la fiction du Dieu du platonisme ou du christianisme (ce « platonisme pour le peuple ») ou encore, plus récemment, du Dieu moral du kantisme, ou actuellement du Dieu « utile » aux républiques (Mill, Darwin). L’acquiescement joyeux à la vie, le salut par l’éternel retour, la réconciliation avec un réel où la destruction doit être voulu comme condition de la création : « “les douleurs de la femme en travail”… Voilà tout ce que signifie le mot Dionysos » (CID, « Ce que je dois aux Anciens », § 4, p. 151).
53La foi éthique en Dionysos philosophe et juge. – C’est bien pourquoi, et en accord avec l’interprétation hyper-naturaliste ou hyper-physique du principe dionysiaque, l’on ne saurait minimiser les déclarations sur la « foi » en Dionysos que nous citions plus haut. Ainsi, le dionysisme de Nietzsche est-il bien une « foi », une croyance que nous n’hésiterons pas, assumant un paradoxe interprétatif, à nommer une « foi morale ». On concédera certes à P. Valadier qu’il s’agit d’une « …religion non-morale en ce qu’elle n’est pas liée à un jugement sur l’existence, à l’appréciation par les voies de la finalité qui pose l’homme au-dessus du monde, au refus par conséquent de cette face de l’existence que répudient les religions nihilistes… »25. Que ce dionysisme suppose la critique de la religion morale-moraliste est indéniable. Mais nous rappellerons cette évidence – pour être banale elle n’en est pas moins fondamentale – qu’il y a pour Nietzsche deux « morales », celle des maîtres qui domina d’abord avec l’éthique tragique des Grecs, et celle des esclaves dont la « moralité » chrétienne (die Moralität) culmina dans la religion de l’espoir moral de l’immortalité et du bonheur proportionné à la vertu dans un monde transcendant. La foi dionysiaque n’est pas la confiance de l’enfant à l’égard d’un Père, ni l’amour du Fils de Dieu, mais la confiance d’une humanité qui se « fiance » avec l’éternel retour du temps naturel.
54Le dionysisme post-chrétien et anti-théiste des dernières œuvres exprime la confiance joyeuse en la fatalité du retour, c’est-à-dire du retour à soi et du retour sur soi de l’amour de soi. Le cercle fatal est l’amour de soi dans le Tout et du Tout en soi-même. L’homme dionysiaque aussi se veut immortel, puisque, comme tout homme (cf. la figure mythique d’Ariane étudiée plus haut), il aime l’éternité. L’affirmation aimante du retour est proprement « bénédiction » (Bejahung, acquiescement), dire le bien du Tout, dire que tout est bien : « je me suis fait le bénissant et l’homme qui dit “oui” » (APZ, « Avant que se lève le soleil », p. 185). En vertu de ce « dire-oui » (Ja-Sagen) l’éthique dionysiaque est une « morale » de l’intramondanéité du monde, l’éthos habitable y étant l’impermanence du monde à l’intérieur de lui-même et non la demeure faussement stable qu’on croirait pouvoir y établir. Car l’habitat en accord avec la nature est celui des grands et fiers nomades, non des médiocres et prudents sédentaires. Se montre là, au-delà de l’ironie et de la parodie dont use le discours de Zarathoustra, la réappropriation sincère des termes d’une foi qui fut orientée vers un tout autre contenu. Qui dit foi religieuse, dit toujours confiance en un divin salvateur, soit celui d’un « Dieu » soit celui d’un « milieu divin », théion et non Théos. Mais il n’y a ici ni Dieu personnel, ni raison infinie, ni divine nature organique qui puissent nous sauver en nous délivrant du mal. Ce qui nous sauve est le mouvement même de la totalité qui n’a qu’elle même comme « milieu », et qui nous re-produira infiniment, exigeant par là-même notre éternelle destruction et l’approbation de cette destruction : « par le mot ‘dionysiaque” s’exprime une tendance irrésistible à l’unité… sentiment unitaire de la nécessité de créer et de détruire… » (FP, 14 (14), pp. 30-31).
55Que Dionysos soit nommé « un philosophe » (PBM, IX, § 295, p. 208) surprendrait seulement les philosophes métaphysiciens aux yeux desquels Dieu ne saurait chercher le savoir, étant le savoir absolu lui-même. Au contraire de ce Dieu, Dionysos n’indique pas tant une divinité sage, qu’une manière de penser et de vouloir, celle d’une recherche ininterrompue de la sagesse, comme totalisation hiérarchique indéfinie de perspectives finies. Ce dieu « de travers » cherche la sagesse dans les traversées, les inversions de valeurs dont les « puissances » sont essayées, testées tour à tour, précisément parce qu’il est le « mouvement » même du monde, « vitiosus » et non « perfectus » en sa fatalité. Et comme ces tentatives sont par définitions multiples, il rejoint la multiplicité polythéiste des dieux philosophant chercheurs et rieurs, convenant au surhomme : « …je ne doute pas qu’ils sachent rire d’une manière surhumaine et neuve (auf eine übermenschliche und neue Weise) – aux dépens de toutes les choses sérieuses » (PBM, IX, § 294, p. 206).
56Dionysos, comme le serpent biblique, propose à l’homme son savoir sur l’origine du bien et du mal. Il est le philosophe de la « diabolè », celui qui se met « en travers » des évidences métaphysiques de la morale, pour les mettre en question, et finalement en accusation. Son comportement est tout à la fois celui d’une nouvelle « tentative » (celle de l’« essayeur », du « chercheur ») qui se présente inévitablement comme une nouvelle « tentation », celle du mal au regard de la morale-moralité. Le mot-clef en allemand est Versucher qui dit les deux : « essayeur » et « tentateur », de même que Versuch dit à la fois la nouvelle « tentative », l’hypothèse totalement paradoxale et la nouvelle « tentation », la séduction qui s’avère la plus dangereuse sur le plan moral. Dès lors la « diabolè » de Dionysos est évaluée, en tant que questionnement traversant l’ordre préétabli, comme une « accusation calomnieuse », ce que signifie le plus souvent le terme en grec. La Diabolè grecque est ainsi dans le voisinage du Versuch allemand, tous deux unissant le « travers paradoxal » à la « tentation scandaleuse ».
57Dionysos philosophe est ce mouvement de recherche indéfinie d’un accord avec soi, accord dont la création éphémère laisse sagement place à la destruction, comme à la condition d’un nouvel accord. Sacralisation des valeurs surhumaines du Devenir des nouvelles Tables, du sacrifice de soi comme condition d’une nouvelle création, « …Dionysos est une promesse d’accès à la vie : il renaîtra éternellement et échappera à la destruction » (FP, XIV, 14 (89), p. 63). En ce sens, « Dionysos » est le nom personnel d’un dieu impersonnel, d’un dieu qui n’est personne, étant le mouvement créateur-destructeur et joyeusement tragique du tout en lui-même. Ou alors, il faut dire qu’il est le nom qui nomme tous les noms des hommes créateurs, ancêtres lointains du surhomme, avec lesquels Nietzsche s’est identifié, de façon finalement très dangereuse pour le masque de son identité personnelle fictive26. Il n’a donc que faire des « noms solennels et flatteurs » (PBM, IX, § 295, p. 208), chéris du « génie de l’espèce », qui évoqueraient encore quelque perfection : courage, véracité, et même amour de la sagesse, si l’on y entend la recherche du savoir absolu. Ces noms solennels sont de grands mots dont se contentent les grandes oreilles d’âne, au mépris des petites oreilles d’Ariane. Son amour de la sagesse n’est pas l’amour d’un Autre, mais l’amour de Soi, avec ses imperfections, dans ses imperfections mêmes : « …à soi-même s’aimer il faut apprendre – voici ce que j’enseigne » (APZ, III, « De l’esprit de pesanteur », p. 214). De ce point de vue, Dionysos est plutôt « cynique », manquant totalement de pudeur : « moi, je n’ai aucune raison de voiler ma nudité » (Ibidem, p. 208). Mais Dionysos ne nommerait-il pas alors l’abandon délibéré à la pure facticité d’un monde, fût-elle celle de la volonté de puissance ?
58Non pas, car Dionysos est, à sa manière, et ultimement, un juge. Nietzsche condamne, une fois de plus, l’aliénation illusoire de l’individu vrai, le dividuum différentiel en soi et par rapport aux autres. Dieu est l’idéal de l’ascète « …l’“homme malvenu” qui nomme “bien” et “Dieu” seulement une part de lui-même, et précisément ce quelque chose qui juge et condamne » (FP, XI, 41 (6), pp. 419-420). Mais ce Dieu juge, moral, devenu insupportable à une humanité qui le tuera par révolte, laisse place à un autre juge, Dionysos lui-même : « Dionysos est un juge ! »(Ibidem, 41 (7)). Avec Dionysos, figure de la totalité mondaine, nous disposons bien d’un critère pour évaluer ironiquement ce prétentieux présent « historique » qui doit poursuivre le chemin étroit, sans traverse, sans défaut, de la prétendue rectitude morale. Celle-ci, après la charité, puis la solidarité, est devenue la justice citoyenne, l’égalité de tous sous la même loi. Mais en Dionysos, « …nous disposons là d’une mesure qui nous permet de trouver trop bref, trop pauvre, trop étroit tout ce qui est venu par la suite » (Ibidem, p. 447). Nul critère autre que le monde lui-même ne permet de juger ce dernier, ainsi que tout cheminement en lui : « “voilà maintenant mon chemin ; – où est le vôtre ?” ; à ce qui me demandait “le chemin” ainsi ai-je répondu. Car le chemin – cela n’existe pas ! » (APZ, III, « De l’esprit de pesanteur », p. 216).
59Les deux principes d’évaluation morale jusqu’ici proposés, Dieu d’abord, le Moi humainement autonome ensuite, n’étaient que des illusions sans légitimité. La séparation de Dieu et du monde, comme celle de l’homme et du monde au moyen du prétendu Moi, ne fournissaient aucun moyen d’évaluer les valeurs morales. Lorsque ni Dieu ni le Moi ne servent plus de critères d’évaluation du monde, c’est au monde, en Dionysos, ce feu incorruptible, de les juger à son tour : « tout ce que nous appelons culture, affirmait Nietzsche dans son premier livre, formation, civilisation comparaîtra un jour devant le juge infaillible – Dionysos » (NT, § 19, p. 131). Comme l’humanité (Ariane) se fiance avec le dieu-monde (Dionysos), l’homme-philosophe s’est en effet mis au service du dieu-philosophe dans sa Généalogie, pour juger les jugements moraux, évaluer les morales. La généalogie « rétrospective », entendue stricto sensu, ainsi que nous allons tâcher de le montrer à présent, ne projette pas en effet seulement d’établir les diverses « provenances (Herkunfte) » de nos valeurs morales – ce qui resterait de l’ordre de la genèse de la morale - mais d’évaluer ces provenances elles-mêmes, de les « juger » en Dionysos.
Notes de bas de page
1 P. Wotling, in Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 232, fait remarquer que Nietzsche écrit en effet : ein philosophischer Arzt.
2 La question de la hiérarchie est caractérisée ainsi dans cette Préface l’année même de la parution de Par-delà bien et mal qui en traite longuement. Or, les différentes Préfaces écrites cette année 1886 à Aurore et au Gai savoir reconnaissent de même le caractère prépondérant du problème de la morale : « auto-dépassement de la morale » (A, § 5, p. 18) et « …la tâche consisterait à étudier le problème de la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité… » (GS, § 2, p. 16).
3 Sur la métaphore végétale, cf. P. Wotling, Ibidem, « La métaphorique végétale : les types humains », pp. 273-296.
4 W. Roux, que Nietzsche a lu, localise l’hérédité dans les « plastidules », terme qu’il emprunte à E. Haeckel pour désigner les grains d’hérédité présents dans chaque molécule de l’organisme, in Der Kampf der Teile im Organismus, Leipzig, Engelmann, 1881, p. 73.
5 Dans La Fondation de la métaphysique des mœurs, Kant se propose, en effet, non d’apporter de nouveaux principes de morale, mais seulement de « fixer » et d’analyser « une nouvelle formule » de la moralité commune.
6 Cf. le texte de Hegel déjà cité à propos du surhomme, « … il est tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps » Principes de la philosophie du droit, Préface, trad. citée, p. 85 et p. 86.
7 La métaphore – qui est aussi un modèle – de l’élevage est fort ancienne, qu’on se souvienne de Platon.
8 Rappelons qu’on oppose traditionnellement à l’intérieur de la « culture » (Kultur), la « civilisation », comme l’aspect matériel de la culture à la « formation » (Bildung) intellectuelle et morale des individus.
9 Il convient d’autant plus d’y insister que Schopenhauer élaborant une première forme de bouddhisme européen de caractère mystique, se rencontre avec Hegel dans cette interprétation : « l’homme doit se faire néant » (Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, II, 1. La religion de la nature, Paris, Vrin, Gibelin, 1959, p. 108). Nietzsche mentionne parfois ce bouddhisme : « l’aspiration à une unio mystica avec Dieu n’étant que l’aspiration du bouddhiste au néant et rien de plus ! » (GM, I, § 6, p. 230).
10 Schopenhaeur, MVR, V, § 71, p. 516.
11 L’expression de « second bouddhisme » chez Nietzsche (FP, XIII, 9 (82)) ne semble désigner que le bouddhisme européen en général par opposition au « premier bouddhisme », d’origine orientale. Mais ce « second bouddhisme » se dédouble à son tour.
12 Nous n’avons pas la place pour examiner les difficultés de trois ordres (épistémologique, eugénique, technique) auxquelles mènerait l’enseignement du retour envisagé comme « doctrine ». Sur ces trois points nous renvoyons à P. Wotlling, Nietzsche et le problème de la civilisation, édition citée, B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, « Philosophies », 2001, et W. Müller-Lauter, Nietzsche, seine Philosophie der Gegensätze und die gegensätze seiner Philosophie, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1971.
13 W. Müller-Lauter, o.c., p. 123.
14 L’éducation, en tant que culture, « …est 1) négative, c’est la discipline (Disziplin, Zucht) qui se borne à empêcher les fautes ; 2) positive, il s’agit alors de l’instruction et de la conduite (Anführung) », Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. Paris, Vrin, p. 85. Même complémentarité concernant la culture de l’espèce, in Critique de la faculté de Juger, § 83.
15 Nous optons ici pour la traduction plus littérale et plus précise de P. Wotling (Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, GF, 2000) marquant les enjeux conceptuels anti-idéalistes de la théorie nietzschéenne de l’élévation de l’homme.
16 « De telle sorte, écrit M. Haar, que son affirmation soit l’affirmation d’une affirmation en soi », in Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 189.
17 Selon P. Valadier, « ce jeu des symboles décrivant un double rapport viril, puis féminin, précise la nature contrastée du rapport humain à l’éternité (ou aux dieux) », Nietzsche et la critique du christianisme, Paris, CERF, 1974, p. 568.
18 Nietzsche et la philosophie, édition citée, p. 214.
19 S’appuyant sur les indications de M. Détienne, dans son Dictionnaire de Mythologie, André Siganos écrit en ce sens : « nous soulignons ici une parenté archétypale entre le Minotaure et Dionysos que le taureau institue », Le minotaure et son mythe, Paris, PUF, 1993, p. 40, note 1.
20 Hölderlin, Hypérion, trad. P. Jaccottet, Paris, Gallimard, 1967, p. 262. Hegel, qui possède la référence hölderlinienne en commun avec Nietzsche, a pu trouver là aussi le thème de la divinisation de l’unité passant par la séparation la plus tragique (autosacrificielle) qui soit. Sur cette parenté, cf. C. Bouton, Temps et esprit dans la philosophie de Hegel, Paris, Vrin, 2000, p. 41 et sv.
21 Nietzsche n’ignore pas que depuis le dix-septième siècle le « labyrinthe » désigne la partie réticulée de l’oreille interne : « toutes les questions de Nietzsche, note J. Derrida, sont enroulées dans le labyrinthe d’une oreille » in « La question du style », dans Nietzsche aujourd’hui, I, p. 238. On pourrait écrire un essai instructif sur « les oreilles selon Nietzsche » : d’après Lou Andreas-Salomé, Nietzsche, Paris, Grasset, 1992, page 33, note, « … il attachait une importance semblable à ses oreilles, qui étaient extrêmement petites et très finement modelées ; il disait que c’étaient des oreilles “pour entendre des choses inouïes” ».
22 Die Klugheit : le terme a le sens d’une sagesse avisée et subtile.
23 En ce sens, Nietzsche se situe avec Kant dans le cadre d’une « sagesse critique du sens », aussi bien contre les « sagesses métaphysiques de la connaissance » que contre les « sagesses matérialistes du non-sens ». Sur ces trois modèles de sagesse, nous nous permettons de renvoyer à notre livre Réflexions sur trois sagesses, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2000, pp. 21-28.
24 Sur cette nouvelle foi straussienne, cf. plus haut, I, ch. 1.4, p. 27 et sv.
25 P. Valadier, Nietzsche et la critique du christianisme, Paris, Les Éditions du Cerf, 1974, p. 536.
26 Sur ce danger, cf. plus bas, III, ch. 1.2, Du pathos de la distance au risque de « folie ».
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