Chapitre 4. Au cœur des questions morales du Zarathoustra : mort de Dieu, volonté de puissance, éternel retour, surhomme, transvaluation des valeurs
p. 77-145
Texte intégral
« Zarathoustra, le premier, a vu dans la lutte du bien et du mal la vraie roue motrice du cours des choses… »
Nietzsche, Ecce Homo, p. 335
1. Introduction. La structure temporelle et l’articulation des cinq thèmes du Zarathoustra
1Relativement au questionnement de la morale, la méthode généalogique, d’abord au sens le plus général d’une évaluation des valeurs passées et à venir, est l’hypothèse propre de Nietzsche. C’est elle qui unifie les grandes œuvres de la « troisième période » : Ainsi parlait Zarathoustra (1884 et 1885 pour la quatrième partie), Par-delà bien et mal (1886), La généalogie de la morale (1887). C’est seulement avec le Zarathoustra que, sur un mode fortement poétique, métaphorique, voire « symphonique »1, sont enfin formés tous les concepts de cette généalogie nietzschéenne dont plusieurs s’esquissaient dans les ouvrages de la période précédente : « philosophie historique » et « fable de la liberté intelligible » (Humain trop humain), « histoire naturelle du devoir et du droit » (Aurore), « individu fort (dividuum), individu faible (individuum) » (Gai savoir).
2Nietzsche a explicitement établi un lien de « reprise » entre les trois livres de cette troisième période. Si, en un sens, toute la généalogie est dans le Zarathoustra sur un mode pensant, poétique et métaphorique, Par-delà bien et mal fut écrit simultanément « …pendant les entractes de ce travail : soit comme récréation, soit comme auto-interrogatoire ou auto-justification, au beau milieu d’une entreprise extrêmement hardie et pleine de risque » (OC, VII, p. 354). Reprise auto-réflexive donc, et même, ajoute-t-il, inventaire des principaux concepts du Zarathoustra : « …une sorte de glossaire où apparaissent toutes ici ou là, et nommées par leur nom, les innovations conceptuelles les plus importantes de ce livre sans modèle… » (Ibidem). Ces « innovations conceptuelles » sont les cinq concepts2 que nous avons mis en titre du Chapitre, dont Par-delà bien et mal établit un « glossaire », « … bien qu’il dise les mêmes choses, ajoute ailleurs Nietzsche, mais différemment, bien différemment… » (Ibidem). La différence de ce langage, comme on le verra au Chapitre suivant, tient d’abord au fait que, dans Par-delà…, les nouveaux concepts servent d’instruments opératoires pour évaluer « l’histoire naturelle de la morale » et « …pour enseigner à l’homme l’avenir de l’homme » (PBM, V, § 203, p. 116).
3La généalogie est explicitement présentée « …pour compléter et éclairer Par-delà bien et mal récemment publié » (GM, p. 213). En quoi complète-t-elle et éclaire-t-elle le second ouvrage ? : Par-delà bien et mal développe d’avantage le thème de la préparation d’un nouvel « élevage (Züchtung) » sélectif de l’homme à venir, tandis que La généalogie complète et éclaire l’évaluation des provenances, trop sommairement évoquée dans le Zarathoustra et encore dans Par-delà. Mais on remarquera que l’éternel retour est la thèse centrale des cinq thèses du livre. Deux la précèdent : « mort de Dieu », « volonté de puissance », qui concernent, d’une certaine manière, surtout le passé de l’homme ; et deux lui succèdent, « surhomme » et « transvaluation des valeurs », qui, chacune à leur façon, envisagent un avenir positif de l’humanité, par négation de ce qui y a fait obstacle. De plus la « mort de Dieu » concerne seulement une série d’événements historiques, donc le passé seulement humain, tandis que la « volonté de puissance » concerne le passé humain et le passé du monde naturel en général. Symétriquement, tandis que le « surhomme » concerne l’avenir non seulement humain, mais naturel, puisqu’il s’inscrit dans la loi de l’universelle alternance contenue dans l’« éternel retour », la « transvaluation » concerne spécifiquement le futur historique, puisqu’elle est seulement nécessaire à la substitution, dans l’histoire humaine, des Tables de force aux Tables de faiblesse.
4Il en résulte que les deux thèmes conceptuels extrêmes, le premier thème (« mort de Dieu ») et le cinquième (« transvaluation »), sont, du point de vue de la thématique temporelle symétriques et inversés : la « mort de Dieu », d’abord opérée par le suicide de la morale des faibles, est ce qui, dans le passé humain, prépare la « transvaluation », condition, dans le futur humain, de la venue du surhomme. Or, les deux œuvres majeures qui suivent le Zarathoustra reprennent, couplées deux à deux, les quatre « innovations conceptuelles » dont la cinquième, l’éternel retour, forme le centre et comme le noyau toujours présent. Ainsi, comme le souligne Nietzsche lui-même, alors que le Zarathoustra assumait la tâche de dire « oui à l’éternel retour » (« la conception fondamentale de l’œuvre… la forme la plus haute d’acquiescement qui puisse être atteinte » (EH, OC, p. 306), restait celle de dire « non » à ce qui empêcherait la nouvelle hiérarchie sélective et dionysiaque de l’avenir (Par-delà), de même que celle de dire « non » à ce qui, dans le passé, avait fait « vivre » Dieu et la « volonté de puissance » faible (La généalogie) : « une fois accomplie la partie de cette tâche qui consistait à “dire oui”, restait celle de “dire non”, de “faire non” : l’inversion des valeurs qui avaient cours jusqu’alors, la grande guerre – destinée à susciter le grand jour de la décision finale » (EH, OC, p. 319). Les cinq « innovations conceptuelles » articulent centralement le temps passé d’abord, le temps à venir ensuite, autour de l’affirmation de l’éternité du présent qui leur donne leur sens. Ce sont les conditions historiques d’une affirmation de l’éternité dans le temps de l’histoire européenne dont se préoccupent d’une part Par-delà bien et mal, essentiellement pour le futur, (« hiérarchie sélective » et « Dionyso s ») d’autre part La Généa-logie, avant tout pour le passé (« évaluation de la double provenance de la morale »). Nietzsche affirme n’avoir « …rien d’autre en tête qu’une morale personnelle : et me constituer un droit d’y contribuer, voilà le sens de toutes mes interrogations d’ordre historique à propos de la morale. Il est, en effet, terriblement difficile de se forger ce droit ! » (FP, 1882-1883, OC, IX, 4, 227). Mais avant d’explorer ces reprises, qui sont autant d’approfondissements, demandons-nous comment les cinq « innovations conceptuelles » du Zarathoustra s’articulent pour interroger la morale.
5Évaluons à présent l’enchaînement des thèmes, ce que depuis le Descartes de M. Gueroult l’on nomme « l’ordre des raisons » d’un philosophe. Cet ordre des raisons ne sous-tend évidemment pas le Zarathoustra – poème et exhortation symphoniques – de façon évidente puisque tous les thèmes y apparaissent simultanément présents dans chaque partie selon un phénomène de résonance et d’anticipation propre au style aphoristique, en correspondance avec le mode « symphonique » revendiqué par Nietzsche. Il ne saurait donc s’agir que d’une différence d’accent accordée à tel ou tel « motif » annoncé puis repris d’une façon quasi-symphonique (« peut-être Zarathoustra appartient-il tout entier à la musique », EH, p. 307). Malgré ces restrictions reconnues, les quatre Livres du poème correspondent bien, globalement, à l’ordre de succession que nous proposons : « mort de Dieu » (Livre I), « volonté de puissance » (Livre II), « éternel retour » (Livre III), « surhomme » et « transvaluation » (Livre IV). Résumons ces hypothèses explicatives de la façon suivante :
Thèmes conceptuels | - Thématiques temporelles | - Œuvres |
1. Mort de Dieu (nihilisme) | - Passé historique | - APZ, L. I. |
2. Volonté de puissance. | - Passé naturel et historique | - APZ, L. II. |
3. Éternel retour. | - Présent éternel | - APZ, L. III. |
4. Surhomme. | - Futur naturel et historique | - APZ, LIV. |
5. Transvaluation. | - Futur historique | - APZ, L. IV |
6Que la « mort de Dieu » débouchant sur le « nihilisme » contemporain conduise directement à la « transvaluation », c’est ce que nous contestons. La « mort de Dieu » renvoie directement d’abord à l’analyse fondamentale du type de volonté humaine qui fut à l’origine de l’illusion divine et du type de volonté responsable de sa mort. C’est donc la question du « sens » de la volonté humaine et de ses modalités typiques qui est l’interrogation menant au second « terme fondamental » : la « volonté de puissance » y répond. Enfin, la « transvaluation », loin de succéder immédiatement à la « mort de Dieu » comme second « terme capital », suppose, pour être comprise et assumée pratiquement, le déploiement de l’ensemble des quatre autres concepts : « volonté de puissance » dont la maxime morale sélective est, non plus l’éternel détour par un Dieu mort, mais l’« éternel retour » intramondain, puis l’assomption historique de l’éternel retour dans le futur par le « surhomme »3. La question centrale est de savoir quelle est la structure du temps qui convient fictivement, comme une maxime pratique, à une volonté de puissance forte après la mort de Dieu. Le progrès des rationalismes pratiques ? L’éternisation de l’instant extatiquement sorti du cours temporel selon les romantiques ? Ou bien précisément cette éternisation du temps qu’est l’éternel retour ? L’assomption historique de l’éternel retour par la volonté forte pose par suite la question de la prochaine figure humaine surmontant le « dernier homme » oscillant entre l’idée de progrès et l’éternisation romantique de l’instant. L’établissement d’une nouvelle échelle de valeurs renversant la précédente est, enfin, l’ultime condition de la venue de ce surhomme préalablement défini : la volonté singulière de nouvelles valeurs et de leur instauration éducative, sociale et politique. La « transvaluation » est donc le cinquième et dernier concept fondamental du Zarathoustra. L’exposé de la « transvaluation » est la transition nécessaire entre l’exposé de la nature de la surhumanité (quatrième concept fondamental) et sa venue à l’existence, dont il détermine les conditions. On sait, de plus, qu’afin de penser les conditions culturelles de l’existence du surhomme l’explicitation des conditions éducatives de la « transvaluaton de toutes valeurs » (« dressage » (Zuchtung) et nouveau « dionysisme ») sera le motif terminal des œuvres telles que Par-delà bien et mal (1886) et, après La généalogie (1887), du Crépuscule des idoles (1888), de même que du posthume Antéchrist (1888, publié en 1895). Le nouveau dressage sélectif et la nouvelle religion de Dionysos feront en conséquence l’objet d’un dernier Chapitre de cette Partie.
2. La mort de Dieu, condition de renaissance d’une autre morale
« Les plus grandes pensées sont les plus grands événements. »
(PBM, IX, § 285, p. 202)
7Dès le § 2 du Prologue apparaît le premier thème conceptuel : la « mort de Dieu ». Au saint ermite qui affirme préférer Dieu aux hommes, Zarathoustra oppose son amour des hommes (« j’aime les hommes », p. 22), tout en constatant que « ce saint vieillard, en sa forêt de la mort de Dieu n’a rien su » (APZ, Prologue, § 2, p. 23). Cet « événement » qui fut d’abord une « grande pensée » ne deviendra visible, à la manière d’une nouvelle étoile dans le ciel, que bien après son surgissement. Et la pensée d’égale grandeur positive qui lui succédera, celle de l’Éternel retour, mettra aussi vraisemblablement plusieurs millénaires avant d’être incorporée au plus commun des hommes.
8Zarathoustra, « lui aussi » projeta un jour sa chimère au-delà du monde : « c’est rêve que me parut alors le monde et la fiction d’un dieu » (Ibidem, APZ, I, « de ceux des arrières-mondes », p. 42). Mais, un autre jour, ce dieu lui fut connu comme chimère d’homme : « ah ! mes frères, ce dieu que je créai fut ouvrage et délire d’homme, comme sont tous les dieux ! » (Ibidem). Relativement à la mort de Dieu, il faut partir du constat fait par Zarathoustra que « …lorsque meurent les dieux, toujours ils meurent de maintes sortes de mort » (APZ, IV, « Hors service » p. 281). Et de fait, l’on peut retenir, suivant la suggestion des multiples morts de Dieu énoncée par le prophète, quatre sortes de mort de Dieu.
91. Une première manière, plutôt digne, est de faire mourir Dieu en en faisant la victime de sa propre morale : « Dieu a tué Dieu » (FP, V, 23(70), p. 549) et « la morale mourut de moralité » (Ibidem, 23 (71)). Déjà abordé dans Humain trop humain II (VSO, § 84, « les prisonniers »), le thème de la « mort de Dieu » était encore repris dans le Gai Savoir (GS, III, § 125 « L’insensé » ; V4, § 343, « Ce qu’il en est de notre gaieté », et § 344, « Dans quel sens nous aussi sommes encore pieux ») dans la droite ligne de la critique du « savoir triste », éprouvant le besoin de soutenir sa volonté par la croyance en un Dieu moral. Ce thème représente pour cette raison une transition importante entre les deux ouvrages. La réappropriation de la créativité humaine, c’est-à-dire du pouvoir de poser quelque valeur à partir de soi seul et non à partir d’un autre, passe par la reconnaissance de la mort de Dieu et l’assomption de ses conséquences morales. Celui qui souffre d’un trop plein de vie ascendante, n’a nul besoin d’un Dieu extérieur à la vie pour soutenir son action. À l’inverse, celui qui souffre d’une vie affaiblie et déclinante, d’une vie qui ne supporte pas d’être divisée avec elle-même, a besoin de poser, en dehors de lui, un individu-indivisé originaire, raison de toute existence divisée et espoir de son retour à l’indivision.
10Comme le proclame « l’insensé » (der tolle Mensch, GS, III, § 125, p. 137), Dieu était notre « mer » : nous l’avons vidée ; il était notre « horizon » : nous l’avons effacé ; il était notre « soleil » : nous en avons désenchaîné la Terre. Ce Dieu donnait un « sens », c’est-à-dire un « but », une « finalité » à ces volontés et à ces savoirs. L’idéal d’indivision, c’est-à-dire d’union, d’égalité, d’identité, d’immuabilité (l’ens realissimum, individuum infinitum, l’individu infini selon Kant) était ce vers quoi tentait de se dépasser la vie souffrant de la séparation, de l’inégalité, de la différence, du devenir. Ce Dieu était un juge et un justicier qui évaluait adéquatement chaque action conforme ou non conforme à son Idéal. Le souci de vérité-véracité, de non-mensonge, de non-dissimulation, à la manière d’un idéal absolu, entraîna le souci de sincérité à l’égard de soi-même et de Dieu même. Car « “la volonté de vérité” signifie… “je ne veux pas tromper, pas même me tromper moi-même” : – nous voilà sur le terrain de la morale… et si Dieu même se révélait comme notre plus durable mensonge ? » (GS, V, § 344, p. 228). Quelle pratique mit à mort le Dieu chrétien sinon la moralité chrétienne elle-même, « …la notion de véracité prise dans un sens de plus en plus rigoureux » (GS, V, § 357, p. 248).
11Le mensonge social et politique des prêtres ne fit bientôt plus de doute aux yeux des croyants. Le mensonge théorique des métaphysiciens, incapables de dissimuler plus avant à un regard critique l’inconsistance des preuves de l’existence de Dieu, alla dans le même sens. Quel crédit accorder à l’existence d’un Dieu que l’on veut démontrer en tant que causa sui ? À bien y regarder, « la causa sui constitue la plus éclatante contradiction interne que l’on ait jamais forgée jusqu’à ce jour. C’est une sorte d’atteinte à la logique, de monstre » (PBM, I, § 21, p. 38). Comment un être pourrait-il être cause de sa propre existence, puisque, pour être cause, il faudrait évidemment qu’il existât déjà ? Un tel cercle vicieux – deus circulus vitiosus à entendre ici en un sens logique, non dionysiaque – est parfaitement mis en scène par le baron de Münchhausen qu’a popularisé Burger et qui tente de « …s’empoigner soi-même aux cheveux dans l’espoir de se tirer d’un néant marécageux pour se hisser à l’existence… » (Ibidem, p. 39).
12Dans le Crépuscule des idoles (1888), le texte « Comment, pour finir, le monde vrai devint fable » exposera, en six étapes, l’explicitation de cette première mort du Dieu moral-métaphysique jalonnée par platonisme, christianisme, kantisme, positivisme, nihilisme, jusqu’à la dernière question, celle de Nietzsche. Que nous reste-t-il encore à affirmer, lorsqu’ayant aboli le monde vrai, « nous avons aussi aboli le monde des apparences » (CID, Ibidem, p. 81) ? Pour assurer la possibilité d’une ultime affirmation, post-nihiliste, Nietzsche va relever l’équivoque sémantique du terme « apparence (Schein) ». Nous avons aboli le « monde des apparences », soit, en entendant par là le monde sensible du devenir, des passions, des perspectives, que nous posions comme « apparence », dans le sens péjoratif du terme, « fiction et illusion », tant que demeurait un semblant de monde vrai et idéal, permanent, apathique, universel. Mais si le monde sensible ne peut plus être évalué comme « apparence » au sens négatif, il demeure pourtant bien comme « apparence (Schein) » en un sens positif, cet éclat et ce brillant du réel enfin dévoilé sans ombre, dans un « grand Midi », toutes les « ombres de Dieu » ayant été soigneusement effacées par le nihilisme négatif, au moins en principe : « je ne pose pas l’apparence en opposition à la réalité, au contraire, je considère que l’apparence c’est la réalité » (FX, XI, 40 (53), p. 391). Nietzsche peut conclure : « INCIPIT ZARATHUSTRA » : « ICI COMMENCE ZARATHOUSTRA » (majuscules de Nietzsche, Ibidem, p. 81). Ce texte établit donc rétrospectivement (1888) les conditions de possibilité historiques de l’apparition de Zarathoustra, se résumant dans la « mort de Dieu », premier thème conceptuel du livre, mort de ce Dieu des philosophes qui se nommait le « monde vrai » et dont l’abolition rend possible la venue du surhomme, autrement nommé : « apogée de l’humanité » (Ibidem). Dieu mourut donc d’abord de l’idéal qu’il avait lui-même introduit, l’idéal suicidaire de sincérité morale : « la réfutation de Dieu ; finalement, seul le Dieu moral est réfuté » (FP, XI, 39 (13), p. 358).
132. La deuxième mort de Dieu est mentionnée dans le Zarathoustra par « le dernier pape » devenu « hors service ». Ce vieux pape ne servait déjà plus le Dieu législateur et justicier, mais son Fils, le Dieu d’amour. C’est ce Fils qui convainquit à son tour son Père d’aimer l’homme, de se faire moins dur, d’être compatissant : « en sa jeunesse il fut ce dieu du Levant, dur et vindicatif et se bâtit un enfer pour le plaisir de ses favoris. Mais, à la fin, il se fit vieux, et mou, et blet, et compatissant… et s’étouffa un jour de sa trop grande compassion » (APZ, IV, p. 281). La compassion de ce Dieu entraînait une indulgence infinie pour l’homme. Mais à quoi sert encore un Dieu qui pardonne tout, qui tolère tout, jusqu’à l’indifférence de l’homme à son égard ? Par compassion, sympathie infinie, Dieu admit que l’homme, fatigué de lui, puisse le nier et… se retira de la scène. Si le pape est hors-service, c’est parce que son Dieu lui-même ne sert plus à rien.
14Au suicide de Dieu par idéal de « sincérité », s’ajoute donc le suicide de Dieu par compassion. Dieu, reconnaît le dernier pape, « …s’étouffa un jour de sa trop grande compassion » (APZ, IV, Ibidem, p. 281). L’Antéchrist expliquera les choses plus prosaïquement, en situant un autre aspect de la pitié excessive de Dieu dans l’intervention quotidienne de sa Providence, faisant « …du misérable train-train de leur vie… un perpétuel miracle de “grâce”, de “Providence” et d’“expériences salvatrices » (AC, § 52, p. 218). L’homme chrétien finit par considérer comme”…totalement puéril et (de) parfaitement indigne un tel abus de la divine dextérité et du doigté de Dieu » (Ibidem). Un Dieu si pitoyable « …devrait nous sembler un Dieu si absurde qu’il faudrait l’abolir, même s’il existait » (Ibidem).
153. La troisième mort de Dieu est celle que mentionne « le plus hideux de hommes (APZ, IV, “Le plus hideux des hommes”, p. 284) ». Il tua Dieu d’une manière plus active. Un Dieu qui, pour exercer sa compassion, s’impose néanmoins de sonder les cœurs et les reins, doit détenir l’omniscience. Mais pour « tout savoir », il lui faut « tout comprendre ». D’où la nécessité de ces entretiens infinis avec Dieu cultivés avec complaisance par les Juifs et les chrétiens : « on en fut alors presque réduit à inventer des dieux et des êtres intermédiaires… quelque chose en somme qui rôde même dans les choses cachées, qui voit même dans l’obscurité… » (GM, II, § 7, p. 261). Mais si « tout comprendre, c’est tout pardonner », il faut compléter la formule par celle de Nietzsche : « tout comprendre, c’est tout mépriser »5 (NCW, Épilogue, 2, p. 372). Cette indécence méprisante du Dieu omniscient, voyeur des âmes, devint insupportable : « ce Dieu qui voyait tout, même l’homme, ce Dieu ne pouvait que mourir ! L’homme ne souffre pas que pareil témoin vive » (APZ, IV, p. 287).
16Pour le dire dans la métaphore de la vie-femme qu’affectionne Nietzsche : dévoiler totalement la vie est indécent. La femme refuse cette indécence qui révèle cruellement son absence de profondeur. En effet, si l’on n’atteint jamais le fond des femmes, ce n’est pas, comme elles le laissent parfois entendre, parce que ce fond nous introduirait à quelque mystère transcendant, mais bien « parce que chez elles on ne touche jamais le fond » (CID, « maximes et traits », 27, p. 65)6. Car, sous les voiles, il n’y a encore, au fond, que d’autres surfaces, raison pour laquelle les femmes répugnent à les dévoiler : « est-il vrai, demandait une petite fille à sa mère, que le bon Dieu soit partout présent ? Je ne trouve pas cela convenable ! » (texte de la Préface à GS, 1886, p. 19, repris dans NCW, 1888, Épilogue, 2, p. 372). Ne supportant plus cette indécence méprisante de Dieu, l’homme le supprima pour préserver son intimité : « que les philosophes retiennent la leçon », ajoute Nietzsche aux propos de la petite fille.
17Cependant, l’illusion nihiliste qui avait engendré ce Dieu, et qui consistait à poser comme « être » un idéal d’égalité, d’identité, d’intelligibilité, l’individuum infinitum qui n’était « rien » de réel, ne ne fut pratiquement pas abandonné après sa mort et son idée se survit dans les idaux collectifs modernes, « ces ombres de Dieu » (BS, III, § 109). D’où la conclusion : « je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire » (Ibidem, p. 78).
184. La quatrième mort de Dieu se distingue avec hauteur et distance de ces mises a mort « impossibles » effectuées par les individus faibles. Il s’agit du meurtre de Dieu perpétré par les forts, disciples de Zarathoustra, ancêtres lointains du surhomme. Ce Dieu ne pouvait satisfaire une exigence de limpidité et de loyauté telle que celle qui inspire les individus cherchant à s’exprimer authentiquement et non par le détour de quelque chose d’autre, ce Dieu-vérité et vérace dont avaient besoin Descartes et les idéalistes. C’est une morale de l’authenticité, de l’ipséité pour l’individu tragiquement et éternellement divisé qui impose ce meurtre de Dieu. Le Dieu moral est ici réfuté, mais au nom d’une autre morale. Cette limpidité et cette loyauté en face du réel, cette authenticité, sont tout autres que le devoir moral de véracité à l’égard d’un Dieu supposé non trompeur. Il s’agit de la vertu de probité en un sens philologique, de la justice à rendre à l’égard des écrits et des textes, fussent-ils supposés décrets divins.
19Il ne s’agit pas de « ne pas mentir », de « dire le vrai », mais de « bien entendre », de savoir ce qui s’est dit, quelle volonté de puissance s’est inscrite dans un texte ou une parole. La probité philologique est la reconnaissance de multiples perspectives volitives à l’origine d’un texte, les unes « effaçant » souvent les autres à leur profit. Or, du Dieu judéo-chrétien on doit reconnaître qu’en toutes ses paroles « …il était ambigu (er war vieldeutig) » (APZ, IV, « Hors service », p. 281). C’est dans ce contexte que l’on peut situer le débat entre « les prisonniers » (HTH, II, VSO, § 84, p. 199) dans la « prison » du monde où ils subissent leur peine à la suite du péché originel. Le « salut par la foi » que leur propose le soi-disant fils du geôlier (« je vous sauverai, si vous croyez que je suis le fils du geôlier ») représente un renoncement à la suspicion radicalement critique à l’égard de toute révélation prétendue, y compris celle du « Fils de Dieu » : « les prisonniers ne rirent pas, mais haussèrent les épaules et le laissèrent là » (ibidem, p. 200).
20Les messages du « geôlier », toujours indirects, par prophète ou fils interposé, obliques, incomplets, mal entendus, déchaînaient les conflits d’interprétation au sein de ses fidèles eux-mêmes. Que l’on pense aux interminables controverses relatives à l’Annonce du Messie et à la méconnaissance du Christ. Par ailleurs, son logos créateur du réel n’était guère clair. N’est-ce pas lui qui, par une perversité cruelle, créa l’homme si faillible qu’il ne pouvait naturellement que se tromper et errer ? À dire vrai, ce Dieu peu clair était bien trop humain : il était la projection des faiblesses humaines, comme ses sincères fidèles finirent par le reconnaître. C’est la critique philologique et herméneutique qui, cette fois, anéantit Dieu définitivement, de manière forte : « l’homme est dorénavant assez fort pour se permettre d’avoir honte dune croyance en Dieu ; – il peut de nouveau jouer l’advocatus diaboli » (FP, XIII, 10 (21), p. 120).
21La mention d’une défense voire d’une apologie du « diable » pointe à l’évidence vers la nouvelle figure de Dionysos, dieu « de travers » et « de traverse », dieu de la diabolè7. C’est dans la créativité immanente au monde et non en référence à ce Dieu, qu’il faut inscrire la création de l’homme. C’est le monde qui crée l’homme et qui crée en l’homme, et Zarathoustra, porte-parole des individus souffrant d’un excès de vie affirmative, n’a que faire d’un tel Dieu : « assez d’un pareil Dieu ! Mieux vaut qu’il n’y ait pas de Dieu ; mieux vaut qu’à la force de son poignet l’on fasse son destin ; mieux vaut être bouffon, être soi-même Dieu ! » (APZ, IV, Ibidem, p. 282). Cette quatrième mort de Dieu se révèle différente des trois autres. Elle repose sur une exigence d’authenticité et de probité philologique sans compromis possible, car Zarathoustra revendique la puissance de « faire par soi-même son destin (auf eigne Faust Schicksal machen) », ce qui est la définition de la volonté de puissance forte, celle qui se dépasse elle-même à partir de soi, littéralement « à la force de son propre poignet » : « nous nions Dieu, nous nions en Dieu la responsabilité : c’est en cela, et en cela seulement que nous sauvons le monde » (CID, « les quatre grandes erreurs », § 8, p. 96).
22Concernant les réactions à la mort de Dieu deux paragraphes du Gai savoir donnaient déjà toutes les explications nécessaires. Le § 125 du Livre Trois mettait en scène « l’homme insensé (der tolle Mensch) ». En réalité, c’est du « gai savoir » dont il s’agit, d’un philosophe qui paraît « insensé » à la conscience commune parce qu’il est le seul à prendre conscience de la nature et des conséquences de l’événement. Cherchant Dieu au milieu de ceux dont beaucoup ne croient plus en lui, il déchaîne les rires. L’homme du commun ne prend aucune conscience de l’importance de cet événement qui n’est rien moins que celui de la perte du sens de l’existence, ce sur quoi insiste le philosophe en comparant cette perte à celle de la mer qu’on aurait vidée ou à l’effacement de l’horizon ou encore à l’errance de la terre loin du soleil. À la manière d’une catastrophe sidérale qui doit mettre du temps avant que la lumière de sa connaissance parvienne sur la Terre, le meurtre de Dieu, « bien connu », pour parodier Hegel, n’est pas encore « connu » : « ce qui est bien connu (das Bekannt) en général, justement parce que bien connu, n’est pas connu (erkannt) »8. Il faut du temps pour analyser patiemment le phénomène de la mort de Dieu. Mais le philosophe nietzschéen, à la différence du philosophe hégélien, qui « …vient toujours trop tard »9 quand le réel est consommé, estime qu’il est en avance : « j’arrive trop tôt » (GS, Ibidem, p. 138). Relativement à l’assomption volontaire de la mort de Dieu, le philosophe questionne : « la grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ? » (GS, Ibidem). Zarahoustra le demandera aussi à son frère : « mais d’être un meurtrier as-tu la force ? » (APZ, I, « De la voie du créateur », p. 77). L’homme du commun, celui du triste savoir, n’est point à la hauteur de l’événement, ne percevant pas qu’il s’agit de tuer Dieu pour lui substituer de nouvelles valeurs. La transvaluation morale, avenir proprement humain (cinquième et dernier thème du Zarathoustra) que doit préparer le meurtre de Dieu (premier thème, relatif au proche passé humain) échappe à l’humanité encore dominante. Celle-ci prolonge en un athéisme purement formel, non réel, la perpétuation des valeurs théologiques traditionnelles. Être à la hauteur de ce meurtre serait, comme le suggère l’insensé, devenir soi-même dieu, s’approprier joyeusement la divinité de la singularité immanente au monde en chacune de ses perspectives (Dionysos). Seul le philosophe, le gai savant, sait que « …quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors ! » (Ibidem).
23Le § 343 (« Ce qu’il en est de notre gaieté ») revient, dans le Livre Cinq du Gai Savoir, sur les conséquences morales de la mort de Dieu : « tout ce qui doit s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été fondé et bâti sur elle, et pour ainsi dire enchevêtré avec elle : par exemple notre morale européenne dans sa totalité » (GS, § 343, p. 225). Cette morale, veut dire Nietzsche, reposait sur l’empêchement et l’interdit de la vie créatrice par soi, au nom d’un Idéal d’identité et d’immuabilité posé en Dieu. Ou encore : « l’idée de Dieu était jusqu’à présent la principale objection contre l’existence » (CID, « Les quatre grandes erreurs », § 8, p. 96), dans la mesure où elle niait l’existence effective du monde et sa valeur au nom d’un Être transmondain. Cette morale théologique installait l’homme dans la tristesse définitive d’une existence réactive, reproductive, imitative d’un Absolu posé en dehors du devenir. Le philosophe doit préparer la transition de la tristesse, en laquelle s’enferme l’homme apparemment sans Dieu, à la joie qui redoublera de pouvoir créer de nouvelles valeurs. « Les individus souffrant d’une surabondance de vie », tels que les présente Le gai savoir, dans le § 370 saisiront l’occasion d’une affirmation joyeuse de soi, dans l’espace laissé vacant par la mort de Dieu : « nous autres philosophes, nous autres “esprits libres”, à la nouvelle que “le vieux dieu est mort”, nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une nouvelle aurore » (GS, § 343, p. 226). La question qui se pose désormais est de savoir s’il existe un concept unifiant ces deux types de volonté et d’individualité « souffrant » de la vie, dont on a vu que l’un d’eux engendre, par faiblesse, la croyance en Dieu, puis, par souci de sincérité et mépris de sa compassion, la négation de ce Dieu et que l’autre par sa force d’authencité nie Dieu en conséquence de son affirmation de soi par soi. La compréhension de « la mort de Dieu » exige donc une explication du concept d’individualité volontaire. Or un tel concept existe bien dans la philosophie de Nietzsche, c’est celui de « volonté de puissance ».
3. La volonté de puissance comme « domination de soi » : Selbstüberwindung
« Ainsi la volonté est la puissance sur soi-même ; elle est l’essence de la puissance universelle, de la nature et de l’esprit (So ist der Wille Macht an ihm selber und das Wesen allgemeiner Machte der Natur und des Geistes. » (Hegel10)
« On devrait avoir du respect pour cette morale incorporée à l’instinct de conservation. »
(VP, III, § 477, p. 178)
24La formation du concept de volonté de puissance permet d’unifier les deux types d’hommes « souffrants » que nous avons étudiés, au Chapitre Trois, dans le contexte du Gai Savoir, et dont l’opposition vient de permettre de comprendre la naissance puis la mort du « Dieu moral ». Le lien entre la « mort de Dieu » et la « volonté de puissance » est ainsi clair. C’est une volonté de puissance faible qui avait produit la fiction puis l’illusion du Dieu moral et c’est cette individuation faible de la volonté qui commence par mettre à mort sa créature « divine », avant que l’athéisme de la volonté forte prenne le relais et achève le travail. La volonté de puissance divisée en deux types fait comprendre la naissance et « les multiples morts » du Dieu des « arrière-mondes » longuement évoqués dans le Livre I. Il est donc nécessaire que, dès le Livre II, Nietzsche lui consacre une explication. L’un des rares textes développant ce concept unificateur des deux types de volonté, décrits dans les ouvrages antérieurs, est celui de la Deuxième Partie du Zarathoustra consacré à la « domination de soi » (Selbstüberwindung) (APZ, II, OC, pp. 132-135). Le Zarathoustra est, pour cette raison, le premier ouvrage de la période « généalogique » de Nietzsche, en ce que le contenu du concept formulant l’hypothèse unifiant le questionnement de la volonté morale (celui de volonté de puissance) s’y trouve pour la première fois explicité dans le Livre II. Il l’est, certes, dans un contexte à haute densité métaphorique, voire « symphonique », mais cela n’exclut pas la présence d’une rigueur analytique de contenu, dont nous chercherons à confirmer la portée par un commentaire, appuyé sur les Fragments posthumes autrefois dits de La Volonté de Puissance, et sa justification de forme plus méthodique dans Par-delà bien et mal (notamment dans le § 36). Jusqu’ici, en effet, nous ne voyons pas très précisément ce qui permet d’unifier les volontés des deux « souffrants » de la vie, distingués dans le Le Gai Savoir et intervenant dans la mort de Dieu que nous venons d’étudier. C’est ce que la volonté de « domination de soi par soi » va permettre à présent de comprendre. Ceci permettra de déceler une volonté de maîtrise dont on va généraliser ensuite le principe, la puissance, en tant que moteur de toute vie, soit une structure à la fois unitaire et duelle, l’unité de « la volonté de se surmonter » se modalisant de deux façons opposées, dans lesquelles on retrouvera les modalités, forte et faible, de l’individuation déjà décelées dans le Gai savoir11.
251. Détour méthodologique par les textes de Par-delà bien et mal. Avant de suivre avec Zarathoustra, tous les « chemins » (Ibidem) suivis par la vie, il convient d’opérer un détour par le contexte, non dénué de toute métaphore, mais plus « scientifique » et « conceptuel » des textes où Nietzsche expose la « volonté de puissance » comme une hypothèse régulatrice pour la connaissance des phénomènes. La mention de ce mode d’exposition préalable s’avère d’autant plus nécessaire que la « volonté de puissance » s’y présente comme la conséquence d’une hypothèse interprétative déjà formulée dans Le gai savoir, le « perspectivisme » (GS, V, § 374, « Notre nouvel infini ») dont la « physio-psychologie », entendons l’identité du physiologique et du psychologique, est la conséquence. De ces textes méthodologiques, nous reviendrons au Zarathoustra, pour développer le contenu différentiel de la volonté de puissance, à savoir ses deux « types ».
26L’esprit dominant de la méthode de Nietzsche est l’esprit du Versuch, de l’« essai » problématique, c’est-à-dire de la « tentative » non dogmatique ou encore de l’« hypothèse » interprétative à caractère « polémique » : « pourquoi non ? » ou « pourquoi pas ? » visant les conformismes explicatifs. Il est nécessaire de rappeler que les trois principaux concepts opératoires, toujours reconnus comme régulateurs par Nietzsche dans ses textes méthodologiques, et mis en œuvre dans son questionnement moral (le perspectivisme, l’identité du physiologique et du psychologique, la volonté de puissance) sont présentés comme des hypothèses risquées et « renversantes » vis-à-vis des certitudes dogmatiques de la philosophie des sciences. La valeur du Versuch herméneutique ne se mesure pas à sa vérité-exactitude par rapport à un ensemble de « faits » qui la confirmeraient. Nietzsche ne peut que récuser ce schéma de la connaissance puisque le propre de la première hypothèse est de supposer qu’il n’existe pas de « faits » bruts, mais que les « faits » ainsi nommés disposent d’un vouloir interprétatif immanent.
27La valeur positive du Versuch se mesure à deux critères. D’une part, sa capacité à dialoguer critiquement avec l’ensemble des autres hypothèses, sans les ignorer ou les rejeter dogmatiquement, sans plus. D’autre part, sa capacité à intégrer positivement, si possible, après l’épreuve critique, le maximum d’entre elles, l’hypothèse la plus intégrante utilisant pour cela le raisonnement par analogie ou la métaphorique conceptuelle afin d’admettre sous elle d’autres perspectives (psychologiques, philologiques, physiologiques, sociologiques et politiques, etc). Les textes, nombreux et explicites, attestent le caractère problématique, « possibilisant », « risqué », de ces concepts interprétatifs intégrants.
28Rappelons les plus importants d’entre eux. L’hypothèse du perspectivisme est dans le Gai savoir (GS, V, § 374, « notre nouvel infini ») énoncée en raison de l’impossibilité pour « l’intellect… par son examen le plus consciencieux » (Ibidem, p. 270) de sortir de sa manière de voir, pour accéder à une vision des choses qui ne soit pas « pour lui ». La supposition risquée (Versuch) est qu’il se pourrait bien qu’il en aille ainsi pour tous les étants, vivants et physiques. Il s’agit de se défaire « …de cette ridicule immodestie » (Ibidem, p. 271) décrétant que seules seraient valables les perspectives déployées à partir de notre angle humain de vue. En conséquence, du monde, « nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations » (Ibidem, p. 271). Pourquoi serions-nous les seuls étants interprétants dans un univers dont les composantes seraient seulement interprétées et non interprétantes ? Pourquoi cette activité interprétante ne serait-elle pas présente dans toutes les composantes ? Pourquoi pas ? La « modestie » morale non moins que le sens des hypothèses nous autorisent au contraire à envisager que l’univers soit constitué d’une infinité de points de vue interprétants. L’être interprété – par nous – serait lui-même un être interprétant, et cela, à l’infini.
29La possibilisation hypothétique du premier concept, celui du perspectivisme infini, entraîne celle du second, le concept de l’identité du physique et du psychique, de la force et de l’évaluation ou interprétation, de la « matière » et de la « signifiance ». En effet, si nous supposons que la réalité est faite de perspectives interprétantes, il nous faut « supposer » que la réalité dite purement matérielle ou purement physique est une illusion. À l’intérieur de ce que nous tenons pour de la matière, coexisteraient une multiplicité infinie d’infimes centres interprétants, correspondant à ce que les matérialistes mécanistes nomment, en usant d’un terme trompeur, des « atomes ». Dès lors la « physique », entendons la « physique mécaniste » celle « …que nous proposent les physiciens d’aujourd’hui » (PBM, § 14, p. 33), pourrait être elle-même une « …interprétation du monde, une adaptation du monde (à notre propre entendement, si j’ose dire) et non pas une explication du monde » (Ibidem, p. 32).
30Nietzsche veut dire que cette interprétation mécaniste (atomiste, déterministe, physico-mathématique) n’explique pas le monde tel qu’en soi mais tel que pour un entendement abstrait, dont la perspective sur le réel est opératoire, c’est-à-dire tout à la fois mathématique et technique. La technique n’est en effet rien d’autre que la matérialisation physique d’opérations dont la loi de construction idéale (le schème) est mathématique. Or cette physique est une interprétation beaucoup moins ouverte que celle du perspectivisme physio-psychologique généralisé. Elle conforte naïvement cette chosification du réel en en appelant au témoignage des sens : « les yeux et les doigts plaident pour elle, le visible et le tangible sont de son côté, voilà qui fascine, persuade et convainc un siècle dont le goût est foncièrement plébéien… » (Ibidem, pp. 32-33). L’interprétation perspectiviste généralisée induit au contraire une interprétation moins « plébéienne » que celle d’une physique matérialiste convenant « …à une rude et laborieuse race de mécaniciens et de constructeurs de ponts qui n’aura plus à accomplir que de grossiers travaux » (Ibidem, p. 33)12. Une interprétation plus noble consiste à s’ouvrir à l’égale noblesse interprétante du réel, car la réification de la Terre est solidaire de son mépris, et génératrice, par compensation, du goût des arrière-mondes. Dès lors, la physique perspectiviste projette dans le réel une interprétation égale en dignité à la sienne.
31Du coup, à suivre ce qui n’est qu’une hypothèse raisonnable – sinon rationaliste – la physiologie mécaniste serait aussi absurde que la physique matérialiste : le physiologique serait en lui-même du psychologique. Tel est ce que Nietzsche nomme lui-même son « sensualisme » (PBM, I, § 15, p. 33) relevant d’une physiologie interprétative, c’est-à-dire « psychologique ». S’il récuse la physiologie mécaniste ou matérialiste, il n’en récuse pas moins une interprétation idéaliste des organes des sens, supposés être de simples phénomènes pour un entendement seul à même d’y introduire une signification, par ses formes et ses concepts a priori (Kant) : « les organes des sens ne sont pas des phénomènes au sens que la philosophie idéaliste donne à ce mot » (Ibidem)13. Les organes des sens, inscrits dans « le monde extérieur », sont à ce titre, comme toute réalité naturelle, les véritables interprétants et non l’illusoire entendement apriori des kantiens. Ce qui montre bien le caractère hypothétique et non dogmatique de la physio-psychologie généralisée est le vocabulaire utilisé alors par Nietzsche : « le sensualisme s’impose donc au moins à titre d’hypothèse régulative, pour ne pas dire de principe heuristique (als regulative Hypothèse, um nicht zu sagen als heuristisches Prinzip) » (Ibidem).
32Si le fait et la valeur, le matériel et le « moral », le physique et le psychique ne sont que deux aspects toujours et partout complémentaires des mêmes phénomènes, alors « …une physio-psychologie digne de ce nom entre forcément en lutte contre des résistances inconscientes dans le cœur du chercheur » (PBM, I, § 23, p. 41). En effet, il convient de rompre avec la division faussement évidente entre une physiologie des phénomènes organiques sans signification psychologique interne et une psychologie traitant d'un contenu (affect, pensée, volonté) indépendant de toute physiologie.
33Un tel concept reste solidaire d’un dualisme d’origine métaphysique. Si, au contraire, on risque l’hypothèse d’une continuité de tous les phénomènes naturels, il en découle que la « matière » élémentaire est déjà constituée, ne fût-ce qu’infinitésimalement, d’affects signifiants. À son tour, la physiologie est alors envisagée comme étant, de fond en comble, une « physio-psychologie » et non comme la « psycho-physiologie » bâtarde dont on vient de parler. La formule délibérément inversée indique bien de quoi il s’agit : le physiologique est du psychologique. La formule de l’identité indique que, s’il s’agit d’interpréter, c’est-à-dire de dégager hypothétiquement une signifiance interne aux phénomènes physiques et physiologiques, c’est l’aspect psychologique de ces phénomènes qui est fondamental : « …la psychologie retrouve son statut de science maîtresse, que toutes les autres sciences ont pour tâche de servir et de préparer » (Ibidem, p. 42). Or c’est le phénomène passionnel – la « passion (Leidenschaft) » – qui se donne dans l’expérience humaine comme le phénomène fondamental de la nouvelle physio-psychologie et c’est de lui que l’on partira pour interpréter par analogie la physiologie animale et la « physique » minimalement psychologique.
34D’une part, ce phénomène est énergétique, engageant des forces physiologiques ou « pulsions (Triebe) », mais, d’autre part, il est aussi instinctuel, engageant une orientation et une interprétation ou une évaluation psychologiques inconscientes des forces entre elles. Le terme d’instinct (Instinkt) dénote plus particulièrement chez Nietzsche l’aspect non-conscient, « non intentionnel » (PBM, § 32, p. 52) de la pulsion interprétante14. La « passion » est énergétique et interprétante, « pulsion » et « instinct », « force » et « sens », bref, « physique » et « morale ». Elle est, de plus, « affect (Affekt) », ce troisième terme dénotant, non plus le rapport de la passion, d’un côté au mouvement (« pulsion ») et de l’autre à la signifiance inconsciente (« instinct »), mais son rapport d’affection vis-à-vis d’elle-même dans son rapport à l’autre. Le fait que l’instinct, en tant qu’interprétation inconsciente, soit affecté sur le mode plaisir-douleur, indique bien que cet affect n’est pas seulement un effet secondaire de réussite ou d’échec de la passion en tant que « mouvement » bien ou mal mené ou adapté.
35De la sémiotique nietzschéenne de la « passion » envisagée sous ses trois aspects de « pulsion », « instinct », et « affect », il découle nécessairement l’hypothèse selon laquelle la dimension consciente, « intentionnelle », n’est pas le lieu originaire du psychisme ni, corrélativement, de la psychologie. Or, installer immédiatement la psychologie dans l’étude des phénomènes intentionnels, consciemment orientés, c’était, note Nietzsche, un présupposé que la psychologie pratiquait sous l’influence de la morale. C’est la morale, entendons la morale de la « moralité » d’Aristote, Rousseau, et Kant, qui a véhiculé le présupposé de l’essentialité de « l’intention » pour comprendre le sens psychologique des actions : « on s’accorda pour croire que la valeur d’une action résidait dans la valeur de son intention » (Ibidem, p. 51). La psychologie des instincts ouvre donc, en ce sens, une époque « extra-morale » de l’histoire des sciences interprétatives. Mais Nietzsche, dénonçant un malentendu sur ce terme, indique que le dépassement de la morale effectué ici ne concerne que « …la morale, au sens traditionnel, la morale des intentions… » (Ibidem, p. 52). En effet, c’est du point de vue d’une morale supérieure, celle qui se place « par-delà bien et mal », que s’effectue ce dépassement « …réservé aux consciences les plus fines, les plus probes mais aussi les plus méchantes d’aujourd’hui » (Ibidem).
36La troisième hypothèse conceptuelle, celle de la « volonté de puissance », n’est alors qu’une hypothèse généralisée sur la base des deux premieres, comme l’indique suffisamment le § 36 de Par-delà bien et mal, complété par le § 19, également essentiel. Nous savons que le concept de « passion » exprime l’expérience de l’identité du physiologique et du psychologique que vient d’énoncer la seconde hypothèse. La passion est force motrice et interprétation inconsciente, pulsion et instinct. C’est donc sur son mode qu’il faut essayer (Versuch hypothétique oblige) de penser toutes les autres perspectives intra-mondaines : « …n’est-il pas permis de faire la tentative (Versuch) et de nous demander si ce donné ne suffit pas aussi à comprendre, à partir de ce qui lui ressemble, le monde dit mécanique (ou « matériel ») ?… » (PBM, § 36, pp. 54-55, traduction modifiée). Ce monde matériel serait donc en lui-même « passionnel » et, bien entendu, aussi « tout le monde organique » (Ibidem). « En définitive, ajoute Nietzsche, il n’est pas seulement permis de hasarder cette question ; l’esprit même de la méthode l’impose » (PBM, § 36, pp. 54-55). Il ne faut pas multiplier les « causes », tel est, rappelle le généalogiste, en écho à Kant cette fois, l’un des principes de toute science, le principe régulateur de l’économie des « principes » interprétatifs : « l’on ne doit pas multiplier les principes sans nécessité (entia praeter necessitatem non esse multiplicanda) »15. Or toute passion agit en tant que « volonté de puissance », c’est-à-dire en tendant à se soumettre hiérarchiquement d’autres passions dans l’individu qu’elles divisent, bref à se surmonter en soi et dans les autres.
37Le passage au vocable de « volonté de puissance » se justifie, dans ce § 36, en raison de ce que le § 19, notamment, a établi. Si Nietzsche choisit le terme de « volonté » et non de « passion » pour désigner ce qui demeure une hypothèse régulatrice – « passion de la puissance » serait, après tout, possible – c’est parce que, au moins dans le § 19, il tient à procéder à une réduction physio-psychologique du concept de « volonté » tel que l’a défini métaphysiquement Schopenhauer. Celui-ci faisait déjà de notre corps le point de départ d’une double connaissance, externe, en tant que représentation, et interne, en tant que volonté. De plus, il concevait déjà l’apparence extérieure des corps – leur face abstraitement représentée par la physique et la mécanique – comme étant en réalité l’objectivation pour la « représentation » d’une volonté intérieure : « nous les jugerons par analogie avec notre corps et nous supposerons que […] le reste, par son essence, doit être le même que ce que nous appelons en nous volonté »16. « Prendre pour point de départ le corps et en faire un fil conducteur, voilà l’essentiel » (FP, XI, 40 (15), p. 372) : lorsque Nietzsche prend le corps « comme fil conducteur » pour élaborer l’hypothèse de la volonté de puissance, il semble bien mettre ses pas dans ceux de son maître. Mais l’intériorité de la volonté se voit pourvue d’un tout autre sens que celui qu’elle a chez Schopenhauer. Au lieu de considérer la trompeuse simplicité et l’homogénéité d’un « vouloir-vivre » comme la souffrance de n’être rien de déterminé et l’aspiration à vivre dans la détermination du phénomène, Nietzsche reconnaît d’abord dans la volonté une « pluralité de sentiments » (PBM, § 19, p. 36), qui localisent cette énergie musculaire (pulsion) évoquée plus haut, sentiment (affect) d’un « état initial » et du mouvement vers un « état terminal » (instinct) (Ibidem, p. 36).
38Radicale rupture avec l’auteur du Monde, puisque le « lieu » originaire du vouloir n’est plus un en-soi transcendant et homogène, mais l’intériorité la plus matériellement phénoménale, celle du sentiment de la force tendue. La volonté n’est pas seulement un complexe unissant sentiment d’énergie et pulsion interprétante (évaluante), mais encore et surtout un affect, « l’affect du commandement » : « …un homme qui veut commande en lui à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi » (Ibidem). C’est, verrons-nous, de cet affect du « commandement » que part l’analyse du Zarathoustra sur les deux types de volonté. Or qu’est-ce qu’une pulsion ou une passion « domine », sinon plusieurs autres pulsions ou passions ? Il en va de même sur le plan humainement psychologique qui n’est que l’élaboration évoluée d’un tel jeu de domination interne17 : « la volonté, généralise le § 36, ne peut évidemment agir que sur une “volonté” et non pas sur une “matière” (sur des nerfs par exemple) » (PBM, II, § 36, p. 55).
39Enfin, toute domination est instable, précaire, dépassable, c’est-à-dire déplaçable et réversible, à l’intérieur d’un organisme ou d’un psychisme dans lequel les volontés interagissent. L’essentiel est ici de reconnaître le caractére méthodiquement hypothétique et inductif de la méthode nietzschéenne qui n’a, jusque là, rien à voir ni avec une évidence rationnelle dogmatique ni avec une intuition, une vision rêveuse ou une révélation de l’unité du monde. Les expressions de « vue de l’intérieur » et de « caractère intelligible » (§ 36, in fine), reprises par Nietzsche à dessein, sont alors expressément parodiques et ironiques.
402. Revenons au Zarathoustra : en quoi le texte du Zarathoustra enrichit-il par avance, puisqu’il lui est antérieur, le contenu des § 19 et 36 de Par-delà bien et mal que nous venons d’analyser ? En ce qu’il expose, à travers cette multiplicité de voies, et « sur un miroir à cent faces » l’unité et la dualité généalogique de la vie. La dualité résidera dans les deux manières de se surmonter soi-même : soit à partir de soi-même, soit à partir d’un autre que soi.
41Trois enseignements sont tirés de la connaissance de la vie. Premier enseignement : vivre c’est obéir : « tout vivant est un obéissant (alles Lebendige ist ein Gehorchendes) ». Par là Zarathoustra privilégie la métaphore politique présente aussi dans Par-delà bien et mal. Voici le second enseignement de la vie : l’être à qui l’on commande ne se peut obéir à lui-même. Autrement dit : celui qui obéit à un autre le fait parce qu’il ne peut s’obéir (et donc se commander) à soi-même. Car, pour avoir la puissance de commander aux autres, il faut avoir celle de se commander à soi-même et donc de s’obéir. Tel est le troisième enseignement : se commander à soi-même est « plus pesant » (schwerer) qu’obéir. Il est beaucoup plus facile de se commander à partir d’un autre (d’un maître, d’une loi, voire d’un Dieu), que de se commander à partir de soi : de se reconnaître et de s’assumer comme l’auteur originaire de son propre commandement. Encore verrons-nous que ce Soi est, toujours, l’individu tensionnellement divisé et non l’individu indivisé, un et homogène. C’est ainsi qu’au niveau du commandant suprême (fondateur de religion, chef d’État, maître de morale) la volonté de se commander est divisée entre ceux qui assument le commandement de soi à partir d’eux-mêmes et ceux qui n’assument le commandement de soi qu’à partir d’un Autre.
42Le troisième enseignement de la vie nous met donc en présence d’une hypothèse fondamentale de Nietzsche : celle de la typologie duale des volontés de puissance qui détermine conceptuellement la dualité typique des « individus souffrants de la vie » rencontrés plus haut (GS, V, § 370). Dans les textes ultérieurs, Nietzsche poursuit l’explicitation des deux types de volonté de puissance, qui correspondent aux deux types d’individualité, celui qui veut se dépasser « réactivement » à partir d’un Autre qui le lui « commande » (telle est, dans l’Europe moderne, « l’hypocrisie morale des hommes au pouvoir » (PBM, § 199, p. 110)) et celui qui veut se dépasser « activement », à partir de l’affirmation originaire de soi-même18. L’exemple d’une volonté de puissance voulant développer sa puissance à partir d’elle-même, donné par ce texte pour l’Europe, est signifié comme « celui qui commande de façon inconditionnée (eines unbedingt befehlenden) » (Ibidem, p. 111, trad. modifiée), en quelque sorte le commandant « absolu », celui dont le conditionnement n’est pas conditionné par l’obéissance à un Autre à partir duquel il se dépasserait en dépassant ses subordonnés : « tel est l’effet que produisit l’apparition de Napoléon » (Ibidem, trad. modifiée), conscient d’aimer le pouvoir « en artiste ». Celui qui commande réactivement ne se veut pas « divisé », mais tel un individuum, il aspire à n’être qu’un obéissant, une courroie de transmission homogène et continue, transmettant les ordres, en tant que « premier serviteur » de Dieu ou de l’État : « c’est-à-dire que moins quelqu’un s’entend à commander et plus il éprouve avec urgence le désir d’une réalité, d’un être ou d’une autorité qui commande, qui commande avec rigueur, soit un dieu, un prince, un état social, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti » (GS, V, § 347, p. 233). Les analyses de la volonté de puissance du Zarathoustra permettent donc de compléter celles de l’individuation doublement modalisée amorcées dans Le gai savoir, de même qu’elles se trouveront confirmées par les textes de Par-delà bien et mal, en même temps qu’elles annoncent la généalogie de l’individuation en termes de forces actives et réactives fournie par la première Dissertation de La Généalogie.
43Tel est le secret confié par la vie à Zarathoustra : « vois, disait-elle, je suis ce qui toujours ne se peut soi-même que dominer (das, was sich immer selber überwinden muss) » (APZ, p. 134). Ainsi, à travers le « commander (befehlen) », puis l’alternance des commandements qui se renversent les uns les autres, c’est la « domination de soi (Selbstüberwindung) » que veut la vie. Être au-dessus de soi, se surmonter sans cesse, telle est la jouissance suprême que la vie tire de soi. Ce n’est pas la jouissance pour la jouissance qui est voulue, et Nietzsche met la volonté de jouissance-puissance à distance de la volonté de jouissance-plaisir (type Calliclès), comme de tous les hédonismes du plaisir pur. Ce qui est voulu est la jouissance, couronnant l’acte de la puissance, l’auto-surmontement. Dès lors, avoir, pouvoir, savoir (et a fortiori « intensification de l’énergie », comme mode élémentaire de l’avoir) ne sont que des moyens provisoires de la volonté de puissance et nullement des fins en soi. L’« orientation » et le « sens » derniers (Nietzsche ne dit pas la « fin » qui en est une modalité humaine, conceptualisée) est d’« aller au-dessus de soi », de se surpasser. L’essentiel n’est donc pas dans l’augmentation des forces, des richesses, des pouvoirs ou des connaissances comme telle, mais dans la qualité du surmontement de soi qui oriente ces pratiques, avec leurs « objets » Nous saisissons en effet que les valeurs économiques (de l’avoir « énergétique » ou « monétaire »), les valeurs politiques (du pouvoir), les valeurs proprement théoriques (du savoir), et les valeurs esthétiques (de la beauté comme de la sublimité), ne sont que des moyens ou des instruments au service de valeurs qu’on ne saurait nommer autrement que « morales », celles de la domination et de la maîtrise de soi par surpassement de soi et, en conséquence, des autres. C’est parce qu’on ressent comme bon (ou bien) de se dépasser à l’infini que l’on veut toujours plus d’énergie, de richesses, de pouvoirs, de savoirs, de beautés. L’intensification quantitative de la puissance n’est qu’un moyen dont le sens est de se sentir « mieux », en d’autres termes en « meilleure » puisance : la volonte « de » puissance est volonté d’« amélioration » de la puissance, puisqu’on n’est jamais dépourvu de puissance mais seulement d’une meilleure qualité de puissance. En rester à la mention d’une simple sensation d’intensité accrue ne nous ferait pas quitter l’énergétisme, donc le matérialisme, même imprègné d’hylozoïsme. Cette approche resterait abstraitement « quantitative », approche dont Nietzsche complète toujours le caractère matériellement intensif par l’approche « qualitative », interprétant la qualité de la volonté de puissance, en évaluant sa quantité intensive.
44La valeur « éthique » est en effet, tout bien pesé, la seule valeur qui ne soit pas une valeur statiquement « ontique ». Le « bien » n’est pas un étant que nous voudrions posséder, c’est un mouvement instinctif de l’étant vers le mieux que nous voulons accomplir. La « domination de soi », remarquons-le, n’est ni une « propriété » particulière, ni un « état » particulier de l’étant : elle est la valeur d’une relation entre soi et soi. Être « plus », c’est valoir mieux, et valoir mieux, c’est inévitablement valoir mieux « moralement », à condition de ne pas entendre l’adverbe au sens étroit des formes de la « moralité » humaine. Dans la puissance s’établit l’équation de l’être et de la valeur, de l’ontologie et de l’axiologie, de la physique et de la morale. La valeur morale, dont la valeur-moralité n’est qu’une modalité parmi d’autres qu’on a tendance a projeter sur les phénomènes en une mauvaise « interprétation » morale des phénomènes, est bien, comme valeur de la volonté de puissance, celle qui donne sens aux valeurs particulières (économiques, politiques, théoriques, esthétiques, etc).
45L’essentiel est donc de ne jamais séparer chez Nietzsche le physique et le moral : Nietzsche est indissociablement un moraliste de la physique et un physicien de la morale, sans ambiguïté ni contradiction. Séparer la force comme énergie aveugle et déterminée mécaniquement de l’évaluation affectée qui en est le cœur, telle est la faiblesse du mécanisme atomiste : « ce victorieux concept de “force”, grâce auquel nos physiciens ont créé Dieu et le monde, a besoin d’un complément : il faut lui attribuer une dimension intérieure que j’appellerai “volonté de puissance”, c’est-à-dire appétit insatiable de démonstration de puissance » (FP, XI, 36 (31), p. 295). Inversement, le moralisme abstrait (celui des moralistes « tout court ») sépare la volonté morale de la force physique dont elle est solidaire, alors qu’au contraire, entreprendre la critique généalogique d’une morale, c’est se demander « …quelle est sa force ?… quelles forces favorise-t-elle, quelles forces réprime-t-elle ? » (FP, XII, § 1 (53), p. 33). La question de savoir si Nietzsche envisage une auto-affection de la matière des « physiciens » en deça même de la vie organique, ce qu’on nomme classiquement « hylozoïsme »19, semble bien avoir par conséquent une réponse affirmative, au moins selon l’hypothèse, point absurde, de « l’analogie qu’est l’homme » (FP, XI, 36 (31), p. 295). Chaque centre, en tant qu’intériorité affectée, correspondant à ce que les mécanistes nomment faussement atome (objet indifférent, affectivement neutralisé et non divisible), est un centre valorisant, mobilise une praxis auto-centrée : « même dans le domaine de l’inorganique, ne compte pour un atome de force que ce qui l’entoure. En cela consiste le noyau du perspectivisme » (FP, XI, 36 (20), p. 291).
46Cette évaluation est une « morale naturelle », elle-même source de toute interprétation plus réfléchie. De sorte que, lorsque Nietzsche écrit : « il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale (eine moralische Ausdeutung) des phénomènes » (PBM, IV, § 108, p. 86), l’aphorisme devrait s’entendre ainsi : il n’y a pas de phénomènes moraux autonomes au sens humain du terme, ceux de la Moralität stricto sensu, toute morale humaine n’étant que l’expression de pulsions, celles-ci de forces élémentaires, non humainement morales. C’est en ce sens seulement que « …la morale n’est qu’une interprétation – ou plus exactement une fausse interprétation – de certains phénomènes » (CID, Ceux qui veulent amender l’humanité, § 1, p. 97). Mais s’il ne doit pas y avoir d’interprétations morales « extérieures » aux phénomènes, c’est dans la mesure où ces phénomènes sont toujours déjà les « supports » immédiats de leurs entr’interprétations intérieurement « morales ». Nietzsche a explicitement reconnu cette dimension « morale » quoiqu’inhumaine des phénomènes, lorsqu’il a écrit : « on devrait avoir du respect pour cette morale incorporée à l’instinct de conservation » (VP, II, § 477, p. 178, nous soulignons). Que la moralité humaine n’ait aucune espèce d’autonomie ne s’explique pas en raison du fait qu’il n’existerait pas de morale comme telle dans le monde en deça d’elle, mais, bien au contraire, en raison du fait que, dans le monde, tout phénomène interprète et est interprétable « moralement » : « un philosophe devrait s’arroger le droit de considérer le vouloir sous l’angle de la morale : à savoir de la morale entendue comme doctrine des rapports de domination dont procède la vie (Moral nämlich als Lhere von den Herrschafts-Verhältnissen verstanden, unter denen das Phänomen “Leben”ensteht) » (PBM, I, § 19, p. 37, trad. modifiée). Il ne s’agit donc pas ici d’un réductionnisme systématique de la morale, illusoirement considérée comme « supérieure » à des phénomènes en soi non moraux puisque Nietzsche affirme que la vie inhumaine procède déjà de rapports de domination que l’on peut continuer à considérer intérieurement dans une perspective déjà morale. Lorsqu’il écrit de « tout corps » : « …il devra être une volonté de puissance incarnée, il voudra croître, s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité (nicht aus irgend einer Moralität oder Immoralität heraus), mais parce qu’il vit et que la vie est volonté de puissance » (PBM, IX, § 259, p. 182), on devrait être attentif au fait que c’est le point de vue de la « morale humaine » – l’auteur utilisant précisément le terme de Moralität qu’on peut entendre ici au sens étroit – qui est dénoncé, et non l’interprétation « morale-physique » immanente aux phénomènes, et repérée dans le texte antérieur de Par-delà bien et mal.
47Mais si la violence faite à soi-même est le propre de tout individu humain qui se pose en s’évaluant par rapport à un idéal de soi : « l’homme le plus libre est celui qui a le plus d’empire sur soi, qui se connaît le mieux, qui introduit le plus d’ordre dans le conflit inévitable de ses forces… » (VP, I, § 163, p. 276). Il en découle que la morale forte en sa spécificité humaine ne saurait être celle du pur et nu déploiement ou, pis encore, du relâchement débridé des forces : « ce qui fait le caractère essentiel et inappréciable de toute morale, répétera Par-delà bien et mal, c’est d’être une longue contrainte… c’est là que se trouve la “nature” et le “naturel”, et non pas dans le laisser-aller » (PBM, § 188). Il arrive donc à Nietzsche, sans autre contradiction qu’apparente, de faire l’éloge de la raison comme instrument moral de dépassement de la force brute : « on s’agenouille toujours devant la force – la vieille habitude servile – et, pourtant lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de vénération méritée, seul le degré de raison au sein de la force est décisif : il faut précisément mesurer jusqu’à quel point la force a été surmontée par quel chose de plus haut, au service duquel elle est désormais devenue un instrument et un moyen » (A, V, § 548, pp. 278-279). La question se pose alors nécessairement : si « imprimer au devenir le caractère de l’être – c’est la suprême volonté de puissance » (FP, XII, 7 (54) p. 302), ne doit-on pas envisager le devenir infini de l’être comme un auto-dépassement qui prend la forme de la progression à l’infini ? Et dire « dépassement de soi à l’infini », n’est ce pas vouloir dire « progrès à l’infini » ? Plus généralement, quelle relation entre le temps et l’éternité peut être voulue par une volonté de puissance du type fort ?
3. L’éternel retour, maxime éthique et hypothèse physique
« Je veux enseigner la pensée qui donne à beaucoup le droit de faire une croix sur eux-mêmes – la grande pensée éducatrice. »
((FP, X, 25(227), p. 87, traduction modifiée)
48L’éternel retour est l’enseignement central du Zarathoustra, succèdant, dans le Livre III, à celui de la mort du Dieu des arrière-mondes (Livre I) et de la volonté de puissance (Livre II), précédant ceux du surhomme et de la transvaluation, reprises et approfondies, dans le Livre IV, bien qu’elles aient été abordées antérieurement. Les œuvres où le philosophe envisage explicitement et avant tout l’éternel retour comme une « maxime » destinée à « tester » la valeur effective d’une volonté forte sont Le gai savoir (IV, § 341, « Le poids le plus lourd », p. 220) et Par-delà bien et mal (III, § 56, p. 71). Vis-à-vis de ces deux textes, ceux du Livre III du Zarathoustra, particulièrement les aphorismes énoncés dans « De la vision et de l’énigme » (pp. 175-179), « Le convalescent » (pp. 237-242), « Les sept sceaux » (pp. 250-256), « enseignent » l’éternel retour. Ils ont déjà accompli le pas qui va de la « maxime » à la « vision (die Gesicht) » (APZ, III, p. 175), en d’autres termes d’un discours dont la modalité est prudemment hypothétique et problématique à un discours amoureusement assertorique : « car je t’aime, ô éternité ». Si le contenu de la « vision » est le même que celui de la « maxime », la forme de son affirmation, menant au chant enthousiaste des Sept sceaux couronnant le Livre III, pose un problème de méthode relatif à l’abandon de la modalité initiale, nécessairement problématique et hypothétique, du perspectivisme nietzschéen.
49La formulation hypothétique de l’éternel retour possède deux significations : une signification morale en tant que véritable maxime que se donne une volonté de puissance forte en face de chaque instant, c’est-à-dire de chaque occasion d’agir, et une signification physique de caractère hypothétique comportant des implications sur la composition et la structure du monde spatio-temporel, pour qui adopterait la maxime pratique20. C’est manifestement la signification morale du retour éternel comme « maxime », destinée à tester pour elle-même une volonté forte et à reconnaître sélectivement un type volontaire, qui est prévalente pour Nietzsche : « la grande pensée éducatrice (der grosse züchtende Gedanke) » (FP, X, 25 (227), p. 87, et 26 (376), p. 277). Nous venons de voir que la volonté de puissance « forte » ne peut pas vouloir sa puissance à partir d’un Autre, notamment à partir d’un Être éternel dépassant le devenir, sous la forme de l’Éternité et de son jugement « à la fin des Temps ». Mais la volonté de puissance forte ne peut pas davantage vouloir un temps dont la loi, imposée par cet Autre que constituerait « la fin de l’histoire », serait celle du progrès. Nietzsche a formulé son mépris de l’idée de progrès dans la formule : « le progrès n’est qu’une idée moderne, donc une idée fausse » (AC, Avant-Propos, § 4, p. 162).
50En effet, une philosophie du progrès – qu’elle soit finitiste (la fin sera atteinte) ou infinitiste (la fin doit être visée au terme d’un progrès à l’infini) – est toujours une philosophie de la continuité. Le progrès, même à travers la discontinuité de sauts, continue d’orienter l’histoire vers un même terme, unique, identique à soi, qu’il soit réel ou idéal. Cette unicité et cette identité sont supposées orienter de façon constante le cours du devenir. L’histoire ainsi envisagée, quoiqu’ayant la structure de l’autodépassement de soi par sauts, ne s’effectue pas à partir de soi, dans un présent hasardeux et libre, mais à partir de cet Autre qu’est son terme imposé et qui, en quelque sorte, l’aimante continûment à la manière d’un pôle magnétique. Ce que valorise au contraire la volonté forte n’est pas « le progrès » dans la puissance, et encore moins « le maintien de soi au pouvoir », mais le procès momentané de la « prise de pouvoir », fondamentalement, d’ailleurs, à travers le rapport à l’autre, du pouvoir sur soi. Même ignorante des implications physiques du retour éternel, et en dehors de toute hypothèse cosmologique, une volonté forte cherchera à multiplier les instants où elle se dépasse elle-même : ce sont les instants de triomphe dans lesquels elle renverse la volonté faible dont elle est solidaire (y compris au-dedans de soi : ses recherches d’indivision, ses attitudes de défense contre l’extériorité, etc) qui lui importent vraiment. Dès lors, son rêve le plus exaltant sera le rêve du retour de tels instants. Comme c’est l’instant du gain dans le jeu agonique qui lui importe, elle est toute prête à admettre que l’adversaire doive l’emporter sur elle à nouveau, pour qu’elle l’emporte à son tour sur lui, et ainsi de suite éternellement.
51Au contraire, le passage du présent au passé envisagé d’abord comme passage de la lutte à la victoire n’est pas ce qui vaut le plus dans le temps pour une volonté faible. À cet instant du triomphe, elle préférera le maintien de sa puissance dans la durée, la stabilisation de sa domination. De même le risque d’une nouvelle défaite, passage de son triomphe à sa perte, ne peut qu’inquiéter et attrister une volonté faible. Une volonté de ce type, voulant à tout prix éterniser l’instant de la domination en le faisant « durer », en vient à haïr le « passage du temps » ; « cela fut » (APZ, II, p. 160) signifie pour elle : « cela, hélas, ne sera plus ». Cultiver « l’esprit de vengeance » (APZ, p. 161) contre le temps, au moyen de l’éternité méta-temporelle, nihiliste, ou au moyen du « progrès continu » est alors sa tentation.
52Élucider la modalité de l’affirmation de l’éternel retour s’avère dès lors essentiel. Il s’agit de savoir si cette assertion relève d’une simple hypothèse à portée éthique, servant une maxime d’action (« faisons comme si… »), ou bien s’il s’agit d’une affirmation de réalité. Il convient d’abord de rappeler que la volonté de puissance en tant qu’hypothèse perspectiviste théorique sur le monde (PBM, II, § 36) n’impliquait aucunement ipso facto, l’éternel retour comme structure de la temporalité intra-mondaine. Tant que l’on n’entre pas à l’intérieur de la perspective pratique de la volonté de puissance forte dans son rapport au temps de ses actes, le temps du monde peut aussi bien être considéré comme linéairement infini (progressus ad infinitum) que comme revenant éternellement sur lui-même (circulus ad infinitum ou plutôt « circulus vitiosus deus » (PBM, III, § 56, p. 71)), c’est bien pourquoi la question essentielle de la temporalisation de la volonté se posait à la fin du développement précédent. Rien n’interdit, ensuite, dans les limites de l’hypothèse seulement physique de volontés de puissance multipliées à l’infini, de considérer que le nombre des centres de perspectives est indécidable – comme « indéfini » sinon actuellement infini. Il faut donc envisager un certain nombre de médiations précises pour passer de la volonté de puissance à la volonté de l’éternel retour, puis de l’éternel retour comme maxime morale de la volonté forte au retour éternel comme hypothèse de la structure du temps physique, enfin de cette hypothèse physique conditionnée par une supposition morale, à l’affirmation enthousiaste et aimante de la « vision » dans le Zarathoustra.
53Le texte du Gai savoir (GS, IV, § 341, p. 220) formule la supposition (véritable Versuch éthique) destinée à tester la réaction, forte ou faible, d’attraction ou de répulsion, d’une volonté individuelle : « que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon, etc. ». Il s’agit là, en termes kantiens, d’un principe que l’on pourrait dire « régulateur » ou d’un jugement « réfléchissant », nullement d’un impératif catégorique, ou de son équivalent nietzschéen, toute catégoricité ayant été bannie des normes de l’individualité forte dès Le gai savoir. Deux réactions possibles sont à attendre en conséquence d’un supposé retour de la même vie avec tous ses événements, les pires et les meilleurs, dans le même ordre de succession.
54Si tu étais un individu faible, au triste vouloir et au triste savoir de soi, « …ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? » (Ibidem, p. 220) ; si tu étais un individu fort, au gai vouloir et au gai savoir, tu pourrais lui répondre : « tu es un dieu et jamais je n’entendis de choses plus divines ! » (Ibidem). « Si c’était à refaire, je le referais éternellement de la même manière », telle est la maxime de la volonté forte qui dit « oui » à toute sa vie, et au tout du monde avec lequel elle fait alliance pour le meilleur et pour le pire21. Le texte postérieur de Par-delà bien et mal insiste d’avantage sur la différence entre se résigner à la réalité, attitude encore empreinte de faiblesse, et vouloir la réalité, posture de force éthique de l’homme « …le plus affirmateur, qui ne se contente pas d’admettre et d’apprendre à supporter la réalité telle qu’elle fut et telle qu’elle est, mais qui veut la revoir telle qu’elle fut et telle qu’elle est, pour l’éternité, qui crie insatiablement da capo… » (PBM, III, § 56, p. 71). La mention du da capo, formule italienne « demandant » la reprise d’un morceau musical « depuis le début », est essentielle pour confirmer d’abord l’importance de la forme musicale de l’existence métaphorisée, mais aussi pour comprendre que l’ordre de succession reposait sur la libre création des instants de sa vie par le « musicien » de l’existence qu’est le vouloir fort, sans qu’aucun ordre lui soit imposé du dehors. C’est donc l’individu créateur de l’œuvre « …qui a besoin de ce spectacle et le rend nécessaire ; parce qu’il ne cesse d’avoir besoin de soi et de se rendre nécessaire » (Ibidem).
55Pour lui, la formule du da capo prendra la forme d’une maxime morale, d’un auto-questionnement : « si dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : “Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ?”, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide » (VP, II, § 242, pp. 344-345), et plus bas : « ma doctrine enseigne : « vis de telle sorte que tu doives souhaiter de revivre, c’est le devoir – car tu revivras, en tout cas ! » (Ibidem, § 243, p. 345). Cependant, à ce moment de l’analyse, le « retour » ne peut être tout au plus qu’une maxime, tout au moins un « souhait ».
56Mais ajouter « car tu revivras, en tout cas ! » est à entendre au sens de « nécessairement, dans cette hypothèse ». Si l’on passait subrepticement de la nécessité supposée par la maxime à l’affirmation de la nécessité réelle, le « retour » ne conserverait pas alors ce statut fictif, normatif, réfléchissant, véritablement « fort », d’une maxime, d’un « faisons comme si tout revenait… », c’est-à-dire : « agissons de telle sorte que nous puissions vouloir que tout revienne dans ce même ordre que notre art de vivre musical a produit ». Il deviendrait l’objet de certitude ontologique ou de la vision que Zarathoustra finira par proclamer dans l’enthousisame de l’amor fati : « car je t’aime, ô éternité ! » (APZ, III, « Les sept sceaux » p. 250). Le « retour » ne peut évidemment constituer un objet d’amour et de vénération sans acquérir la modalité d’un jugement d’existence réelle : comment pourrait-on concilier son statut de simple fiction régulatrice pratique dans les textes éthiques-esthétiques étudiés plus haut avec le statut d’objet d’amour et de réalité sacrée que lui accorde Zarathoustra ? Pour comprendre le passage du fictif à l’existant, de l’hypothétique à l’assertorique, il n’y a d’autre lien, semble-t-il, que la référence au désir et à l’amour. Mais la volonté de l’individualité forte ne serait-elle pas alors menacée par une faiblesse secrète, la tentation de passer de la supposition à l’affirmation de la réalité de l’objet de son désir ? Seule une telle réalité de l’objet du désir permettrait de comprendre le sens de la bénédiction de l’éternité par Zarahoustra qui n’aurait pas provoqué un tel enthousiasme, s’il ne s’était agi que d’une hypothèse physique, conséquence d’une maxime pratique. Mais Nietzsche n’aurait-il pas dû maintenir à l’éternel retour, comme à la volonté de puissance dont il est une modalité, le statut de fiction régulatrice, pratique d’un côté, physique de l’autre ? N’a-t-il pas pris le risque de verser dans un nouveau dogmatisme ontologique dont la structure matricielle selon Kant est précisément celle du désir rêvant ? Nous laisserons de côté l’interrogation critique inévitable relative à l’affirmation de réalité ontologique de l’éternel retour, pour l’envisager lors du « questionnement kantien » de Nietzsche22. Le paradoxe du « retour » est donc qu’il est une maxime morale sélective et l hypothèse physique impliquée par elle : il est à la fois la manière d’exprimer le plus fortement la valorisation positive du temps et l’expression de la structure qu’aurait le monde (le réel physique) s’il possèdait cette forme de temps, il est le « devoir-être » destiné aux forts et la structure de l’« être » dans l’espace et le temps qui conviendrait au devoir-être de tels individus. Il n’y a fondamentalement aucune différence essentielle entre la volonté de puissance, en tant que structurée par le surmontement de soi et le retour éternel, qui est la seule façon de penser de manière cohérente la structure de ce dépassement de soi à partir de soi vers soi, en évitant que ce surmontement de soi ne se fasse à partir d’un Autre et vers un Autre (l’Éternité théologique des chrétiens, l’Instant suspendu des romantiques, la Fin de l’histoire des progressistes). Le surmontement de soi est le retour éternel de soi à soi, l’authentique « circulus vitiosus deus » (PBM, III, § 56, p. 71).
57Envisageons à présent l’éternel retour comme l’hypothèse physique découlant de l’adoption de la maxime, c’est-à-dire la structure imaginée fictivement de la réalité physique si la maxime morale était adoptée dans l’action. Dans une enceinte fermée, imaginons un jeu de dés à six faces chiffrées et un joueur disposant d’un temps infini pour lancer les dés au hasard : « les mains de fer de la nécessité qui secoue le cornet à dés du hasard jouent leur jeu en un temps infini » (A, II, § 130, p. 108). Au bout d’un certain temps, les mêmes combinaisons retomberont des mains du joueur, et, comme il dispose d’un temps infini, ces mêmes combinaisons reviendront éternellement. Cette image très simple est néanmoins, sans doute, la meilleure approximation de l’hypothèse de l’« éternel retour »23, du moins sous son aspect physique. Encore faut-il la sortir de son contexte matérialiste simple, notamment épicurien, puisque le hasard n’est pas seulement extérieur aux éléments mais bien rencontre de volontés « intérieures » à chacun d’entre eux : ce sont des volontés de puissance qui se rencontrent et « se secouent » au hasard, chacune mûe par sa nécessité intrinsèque. Certes, chaque élément est mû par la nécessité de sa volonté de puissance interne et l’on peut dire que, dans une rencontre « au hasard », tout est nécessaire puisque chaque mouvement élémentaire l’est. Mais la nécessité qui fait qu’un premier élément vient à en rencontrer un second n’est en rien la nécessité du second. Sa rencontre par cet autre est contingente, de la contingence d’une rencontre, très précisément : un hasard. Et, réciproquement, le second rencontre une autre nécessité que la sienne, nécessité qui, dans sa perpective d’interprétation, lui est totalement extérieure, par suite contingente. L’un peut dire de l’autre : « je suis son hasard, de même qu’il est le mien ».
58La forme de la maxime pratique et son contenu physique doivent être en fin de compte synthétisés, mais sous la condition formelle de la maxime : du point de vue intra-mondain, l’affirmation formelle du retour serait elle-même un produit nécessaire de son propre contenu, puisque c’est le monde qui – si l’hypothèse d’abord pratique est adoptée - par son éternel retour pourrait produire et reproduire éternellement la combinaison qui a la puissance de l’affirmer dans la forme du discours de la maxime morale. C’est le devenir qui, en l’homme, affirmerait son être, ou encore : c’est le retour physique qui s’affirmerait dans le logos moral de l’homme fort « comme » éternel.
59Mais cela ne signifie nullement que, d’un coup à l’autre, d’une combinaison de dés jetés au Ciel à une autre retombant sur la table de la Terre, l’ordre de succession serait toujours nécessaire : il n’y a pas de « loi causale universelle » déterminant la succession des combinaisons selon un ordre qui se répéterait infailliblement. De sorte que si l’ordre de succession ne se répète pas éternellement, la succession elle-même (des événements, des journées d’une vie, etc) ne peut se répéter éternellement comme telle : le nécessitarisme nietzschéen n’est pas un déterminisme absolu puisqu’il implique la contingence de tous les passages. Entre chaque combinaison, nul déterminisme continu ne vient assurer comme nécessaire la détermination d’un état postérieur par un état antérieur lui-même déterminé, car celui qui secoue les dés, c’est le « hasard (Zufall) » des rencontres, des associations, et des luttes entre éléments. Il en résulte que nul « savant » ne pourrait prévoir l’issue de la lutte des forces interagissant dans le milieu du hasard en un instant donné d’une vie singulière. Nul prévision, principe essentiel du déterminisme « mécanique », ne peut assurer comme nécessaire le passage d’un état déterminé à un autre état déterminé de toutes les forces de l’univers comme dans la célèbre formule de Laplace24. Le Nietzsche de l’éternel retour a abandonné l’expression mathématiquement prévisionniste de la nécessité qu’il envisagait encore dans Humain trop humain, (I, § 106 « La cascade », p. 88). Rien de contingent, écrivait-il, dans le mouvement des gouttes d’une cascade, dont le moindre remous est par principe mathématiquement calculable. Et il ajoutait : « il en est de même pour les actions humaines ; on devrait, si l’on était omniscient, pouvoir calculer d’avance un acte après l’autre, aussi bien que chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté » (Ibidem).
60Dans l’hypothèse physique, ce qui serait strictement nécessaire est le nombre et la qualité des relations qui doivent « revenir », mais non l’ordre de leur succession. Que telle combinaison (contenu de tel instant) succède nécessairement et aveuglément à telle combinaison et précède nécessairement telle autre, tel serait le déterminisme. C’est donc l’auto-dépassement d’une figure (d’un noeud pulsionnel) vers une autre, qui, comme acte entre deux figures, est contingent. Le hasard (rencontre contingente dans le présent d’éléments en eux-mêmes nécessairement déterminés intérieurement) rendra possible, tout au plus probable, l’issue de telle lutte, toujours incertaine.
61La conséquence de cette contingence irréductible de la succession d’états en eux-mêmes strictement nécessaires apparaît dans « le problème de l’attente » (PBM, § 274, pp. 198-199) exposé par Nietzsche à propos de l’homme créateur, artiste ou philosophe, mais concernant aussi la venue du surhomme. Aucun retour éternel ne saurait assurer l’ordre des effets et c’est bien là un des aspects du tragique nietzschéen. « Au royaume du génie »25 (Ibidem, p. 199), conclut Nietzsche, l’improductivité est sans doute la règle et non pas l’exception.
62Le hasard est donc immédiatement évalué par les forces en présence, comme favorable ou défavorable à la puissance de chacune. Ceci rend raison des textes où Nietzsche en appelle à la maîtrise du hasard dont l’emprise sur la nécessité volontaire a jusqu’à présent stérilisé la production d’individus créateurs : « le hasard, l’absurdité qui règne dans l’économie générale de l’humanité exercent leurs effets le plus tragiquement destructeurs sur les hommes d’élite… » (PBM, § 62, p. 77) ; à ce hasard incontrôlé devra succéder « l’élevage » (die Züchtung) d’un nouveau type d’homme, « …pour réaliser une grandiose entreprise d’éducation et de sélection et mettre fin par là à l’effroyable règne du non-sens et du hasard qui s’est appelé « histoire » jusqu’à présent » (PBM, § 203, p. 116). Corrélativement, l’affirmation antithétique de la liberté – sur le mode kantien plaçant la liberté sur un plan différent de celui de la nécessité, fonde illusoirement la contingence sur un dualisme métaphysique. Or l’admission d’une contingence naturelle dépend elle-même de la nécessité interne des centres de force « volontaires » qui s’y rencontrent. Chaque force évalue ainsi les forces qu’elle rencontre « par hasard » et, en quelque sorte, peut les « assimiler » à sa nécessité. Les métaphores communes de la « digestion » (« digérer » ou ne pas « digérer » une situation, une réplique, un réaction) semblent ici avoir plus de pertinence que les concepts physico-mécaniques, neutres et déterministes, de « choc » et de « pesanteur ». Une volonté de puissance consciente d’elle-même et avisée doit, suivant le conseil de Zarathoustra, savoir « cuire » le hasard pour s’en nourrir : « je suis Zarathoustra le sans-dieu ; il n’est même hasard que dans mon pot je ne cuise. Et seulement quand il est cuit à point, le déclare bienvenu, comme ma nourriture » (APZ, III, « De la rapetissante vertu », p. 191). Faire de nécessité vertu, c’est-à-dire de hasard « cuit » puissance plus forte, tel est ce qui conduit à dire « oui » au destin et à l’aimer : « amor fati ». Zarathoustra peut donc conclure cette évaluation positive du hasard : « laissez venir à moi le hasard, il est innocent comme un petit enfant ! » (APZ, III, « Sur la montagne des oliviers », p. 196).
63Cependant, comme un enfant divin jouant aux dés, le hasard a l’infini du temps, devant et derrière lui. Dès lors : « quel que soit l’état que ce monde puisse jamais atteindre, il faut qu’il l’ait atteint et non pas une seule fois, mais d’innombrables fois » (FP, V, 11 (235), p. 386). Nietzsche concilie ainsi l’Être (comme Éternité) et le Devenir (comme Passage destructeur et créateur). Il s’agit d’exclure, d’une part, une ontologie qui remiserait l’Être dans une éternité transcendante au devenir (conformément à la critique du dualisme métaphysique), d’autre part, une ontologie du mobilisme universel où le Passage seul serait effectif, sans aucune constance d’un Même. En affirmant l’éternel retour, Zarathoustra affirme l’Être, car ce qui revient, cela est éternellement ; mais il affirme l’être au cœur du Devenir, car si l’Être est « retour », « revenir », ce n’est qu’à la condition d’être anéanti et reconstitué : « …que tout revienne, c’est le plus extrême rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être : sommet de la contemplation » (FP, V, 7 (54), p. 302). L’unité de l’éternité et du devenir est symbolisée, dans le « Prologue », par l’amitié de l’aigle (symbole aérien de l’éternité qui domine toute chose) et du serpent (symbole terrestre du devenir et plus précisément du temps) : « voici que dans l’air un aigle tournoyait, faisant de vastes orbes, et lui pendait un serpent qui d’une proie n’avait semblance, mais d’un ami ; car se tenait au cou de l’aigle enroulé » (APZ, Prologue, 10, p. 31). Or, c’est en chaque instant et au hasard que se font et se défont les combinaisons à dominante de centres de forces. Mais le nombre d’événements (de « combinaisons ») ne peut être infini. Par conséquent, entre un « événement » présent et son retour, il ne peut s’écouler un temps infini (un nombre infini d’événements à venir), puisqu’alors le présent ne reviendrait jamais. L’image de la « roue du temps » semble s’imposer – bien qu’elle soit trompeuse, car entre chaque figure peinte sur la roue il faudrait en vérité intercaller le hasard de la possibilité corrélat de la « puissance » inquiète de puissance victorieuse, imprévisible. C’est cet instant du possible et de l’inquiétude devant décider de façon contingente du passage, qu’ignorent les animaux de Zarathoustra, dans leur « affection » pour le cycle des instants. La « roue » contient un nombre fini de moments présents (le cercle en est fini), mais elle tourne sans fin, « … éternellement roule la roue de l’être (ewig rollt das Rad des Seins) » (APZ, III, Le convalescent, p. 239). C’est donc chaque instant qui, dans l’infinité finie du temps, est destiné à revenir.
64Nous savons que l’éternel retour a une signification an-historique, voire anti-historique dans la mesure où il consiste en un rapport de la volonté de puissance forte avec le temps, allant à l’encontre des trois rapports possibles qu’y ont investis les vouloirs faibles : éternité supra-temporelle des chrétiens, instant éternisé des romantiques, fin de l’histoire des « progressistes ». Cette « dernière manière » de nier le temps de l’éternel retour est celle des « derniers hommes », c’est-à-dire des hommes contemporains, tenants d’une philosophie optimiste de l’histoire selon laquelle la fin (le but) de l’histoire est en même temps une fin au sens d’un terme : l’accomplissement « dernier » de l’homme en tant qu’homme. Dépasser cette conception du temps historique n’est donc possible qu’à la condition de « dépasser » historiquement ces derniers hommes et leur monde vers une sur-humanité convaincue de la valeur morale et physique de l’éternel retour. En conséquence, effectuer la détermination de ce futur historique « surhumain », c’est exposer la signification du quatrième concept fondamental du Zarathoustra, celui du surhomme.
4. Le surhomme en tant que « fin » : « but » et non « terme » de l’humanité
« Le bien-être tel que vous le concevez n’est pas un but, c’est à nos yeux un terme. Un état qui rend l’homme aussitôt ridicule et méprisable, qui fait souhaiter sa ruine. »
(PBM, VII, § 225, p. 143)
65La signification du surhomme ne se comprend qu’à partir des trois concepts posés antérieurement : mort de Dieu, volonté de puissance, éternel retour. Le concept de volonté de puissance en tant que volonté de surmontement de soi par soi permet d’abord d’écarter plusieurs contre-sens relatifs au surhomme. Nietzsche s’est plaint de ces contre-sens : « le mot “surhomme” pour désigner un type d’accomplissement supérieur, par opposition à l’“homme moderne”, à l’“homme bon”, aux chrétiens et autres nihilistes, – un mot qui, dans la bouche de Zarathoustra, le destructeur de la morale, est un mot qui donne à réfléchir – ce “surhomme” a presque partout été compris, en toute candeur, dans le sens des valeurs mêmes dont le personnage de Zarathoustra incarne l’antithèse : je veux dire comme type “idéaliste” d’une classe supérieure d’hommes, mi-“saint”, mi-“génie” » (EH, « Pourquoi jécris de si bons livres », p. 278). C’est donc à l’intérieur de l’humanité considérée comme une « fin » à vouloir en elle-même, mais non comme le « terme » d’une évolution en attente d’une « mutation », qu’il s’agit de savoir quel « type » il faut « élever », c’est-à-dire non seulement « éduquer moralement », mais « faire surmonter » les autres types. Ce questionnement de la Züchtung entendue comme « élevage » et « élévation » sélective d’un type d’individu, était déjà formulé par le jeune Nietzsche dans les Considérations inactuelles. Dès lors qu’on a identifié clairement la volonté de puissance à la volonté de « surmontement de soi (Selbstüberwindung) », la question posée ne peut recevoir qu’une réponse : le « surhomme (Übermensch) » est le type d’homme qui, après la mort de Dieu, se forme à la volonté de puissance dans sa modalité forte, à savoir la volonté de se surpasser soi-même à partir de soi et non d’un autre. Cette réponse est formulée dès l’Avant-Propos par Zarathoustra : « je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui se doit surmonter (der Mensch ist etwas, das überwunden werden soll) » (APZ, Prologue, § 3, p. 23).
66Que le surmontement de soi fasse l’objet d’un impératif moral (werden soll), cela signifie aussi que, adressé au type fort du surhomme, l’impératif vise un surhomme qui, jusqu’ici, s’est laissé dominer historiquement par le type faible, celui qui s’est dépassé à partir de son autre : d’abord son maître, puis la loi, ensuite, Dieu et sa conscience, enfin son congénère mimétique, le « dernier homme ». Il serait absurde que Zarathoustra s’adressât, dans le « nombreux peuple » (Ibidem, p. 23) au type faible, car les faibles sont fatalement faibles et le resteront. Mais dans ce nombreux peuple sont présents, dominés provisoirement par les « derniers hommes », les forts, le « grain » (Ibidem, p. 27) du surhumain : « séduire de nombreux et hors du troupeau les entraîner – pour cela je suis venu » (Ibidem, § 9, p. 32). C’est notamment le cas des « hommes supérieurs » (APZ, IV) qui représentent l’élite intellectuelle et politique au sein du nombreux peuple et dont la « supériorité » réside en fait dans la qualité de leur volonté comparée à celle des « derniers hommes ». À la différence des derniers hommes, les « hommes supérieurs » ont pris conscience de la décadence moderne et en souffrent. C’est en eux, tout particulièrement, que Zarathoustra fera germer le surhumain et c’est à eux qu’il s’adresse : « mes frères, à la Terre restez fidèles, et n’ayez foi en ceux qui d’espérances supraterrestres vous font discours ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non ! » (Ibidem, § 3, p. 24).
67Ici, le concept de l’« éternel retour » contribue, après celui de « volonté de puissance », à donner son sens plein au concept de « surhomme ». Puisque la volonté forte doit se faire une maxime omniprésente, souhaitant le retour éternel de ce qui résultera de chaque action, elle doit tout d’abord envisager, en tant que volonté forte inscrite dans le temps d’une histoire déterminée, le retour historique de la domination de la force sur la faiblesse du « dernier homme » comme futur à prochain terme. Ensuite, ne devant pas craindre sa « décadence », elle doit vouloir le retour, à plus long terme, de la domination historique de la faiblesse sur elle, et ainsi de suite à l’infini. Cette alternance, véritable « loi du flux et du reflux » déjà affirmée par Nietzsche dans Le gai savoir, est l’expression historique de la structure fine de l’éternel retour, donnant son poids à la volonté généreuse du surhomme de dépasser provisoirement – non définitivement (fin, mais non terme) – le dernier homme. La nature tragique de l’affirmation du retour implique en effet que la création du « meilleur » soit vouée à la destruction et au retour du « pire », toute création étant éternellement une « recréation ».
68L’expression « le dernier homme (der letzter Mensch) » comporte à coup sûr une dénotation historique : c’est l’individu, citoyen des États modernes ayant intégré les exigences de la démocratie et du socialisme, ce que nous nommions plus haut la « nouvelle » ou « mixte » moralité des moeurs, quand bien même leur Constitution, comme celle de l’Allemagne de 1883, demeure monarchique. Le dernier homme a inventé « le bonheur », ce qui signifie selon lui « le confort moderne » : il préfère les régions tempérées et, s’il aime encore « son voisin » et non plus son « prochain », c’est qu’il a besoin de chaleur animale ; il refuse la douleur et les maladies, en une forme de santé « triste », basée sur la seule volonté de se conserver de façon défensive vis-à-vis du milieu ; il refuse toute contestation de l’ordre démocratique existant, en un conformisme égalitaire qui considère comme péché la « méfiance » à l’égard du concitoyen. Il consent aux drogues et aux poisons à petite dose, « …ce qui fait agréablement rêver » (APZ, Prologue, § 5, p. 28) ; enfin, il évite tout excès dans le domaine économique (ni trop pauvre ni trop riche) comme dans le domaine politique. Dans ce dernier domaine règne « le misarchisme » (GM, II, § 12, p. 270), la haine du commandement, si caractéristique des démocraties contemporaines : « qui encore veut commander ? qui encore obéir ? » (APZ, Prologue, § 5, p. 28). Bref, il est partisan de cet « aveulissement » ou mieux « douilletisation »26 (Versächtlichung) solidaire de la « moralisation (Vermoralisirung) » (évoquée en GM, II, § 7, p. 261). Ce dernier homme vient après la mort de Dieu : il ne se surmonte plus à partir d’un maître auquel il opposerait sa morale d’esclave (ce qui fut le point de départ de la morale juive), ni à partir de la Loi extérieure du maître à laquelle il opposerait sa Loi morale intérieure (intériorisant l’autonomie et la mauvaise conscience, point de départ de la moralité subjective), ni même à partir du Dieu transcendant, mais, après la mort de Dieu, à partir de sa conscience laïcisée, point de départ de l’éthique républicaine à laquelle il veut s’en tenir définitivement. La mort de Dieu, garant de la loi et de la subjectivité morales, a entraîné la décomposition de cette morale du sujet séparé, de la « personne morale », expression à présent totalement dépourvue de signification et dorénavant objectivée dans la nouvelle « moralité des mœurs ». La morale de l’« autonomie » est devenue la morale « sociale » du troupeau, troupeau républicain dans sa « constitution » et démocratique dans son « gouvernement ». La longue vie du dernier homme succédera, au sein d’une société politique totalement pacifiée, aux soubresauts révolutionnaires et aux violences de l’anarchisme de la fin du dix-neuvième siècle. Sa « participation » aux fonctions politiques sera minimale, quasi-nulle : « l’abstention » est son idéal. Son individualisme sera mimétique : il s’agit de jouir du bonheur comme les autres et en rivalisant avec eux. L’altérité de la masse atomisée sera ce à partir de quoi l’individu jouisseur acceptera de se surmonter encore faiblement. Il consentira à dépasser son inertie egocentrée, en un minimum d’effort sur lui-même, à condition que ce soit pour faire comme les autres, en fonction de ce principe : « pas de pasteur, un seul troupeau ! Chacun veut même chose, tous sont égaux ! » (Ibidem, p. 28). L’on conviendra que Nietzsche, sans tenir compte de l’avertissement hégélien27, a, dans sa description du “dernier homme”, osé “sauter” au-delà de son temps vers le nôtre. Il est clair que le monde surhumain que Zarathoustra appelle de ses vœux et dont la valeur dominante sera celle de l’éternel retour implique une forte hiérarchie. Cette hiérarchie, en tant que lien de commandement et de subordination de l’inférieur au supérieur, se constituera dans trois domaines qu’il nous faut examiner successivement : la « politique », la « culture », le domaine des « vertus ».
691. La politique du surhomme. – Loin de détruire le « dernier homme », la nouvelle hiérarchie le subordonnera politiquement au surhomme. Elle impliquera évidemment « …l’obligation de faire une “grande politique” » (PBM, VI, § 208, p. 127). L’expression est la reprise parodique de celle qui servait à désigner la politique d’unification de l’Allemagne que pratiquait Bismarck. Nous verrons plus bas que le terme a, au sens de Nietzsche, extensivement, une signification « géographique » opposant à « la petite politique » des États – nations bellicistes en Europe (y compris celle de Bismarck qui en a usurpé le titre) la « grande politique » d’une domination de cette diversité « …par le moyen d’une nouvelle caste régnant sur l’Europe » (PBM, Ibidem). De sorte que « le siècle prochain déjà amènera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande politique » (Ibidem). Mais le terme a d’abord une signification intensive, « la grande politique…, c’est le besoin d’un sentiment de puissance (A, III, § 189), en tant qu’il désigne la structure interne d’une nouvelle hiérarchie, un nouveau type de « pouvoir fort » ou plutôt de relation surhumaine, d’une intensité maximale, au pouvoir.
70Ce en quoi la politique sera vraiment « grande » n’est précisément pas la pratique du « pouvoir », concession obligée, nécessaire, mais largement insuffisante, du surhomme aux exigences du dernier homme. Sans doute, la volonté d’unification et de massification démocratiques devra se poursuivre jusqu’à un gouvernement européen, puis mondial. L’imparfaite et difficile victoire des forces démocratiques sur les nationalismes et les racismes du vingtième siècle lui aurait paru confirmer ses pronostics les plus lucides. Mais les valeurs et les pratiques proprements politiques prendront, de par le progrès des techniques, d’une part, et de par l’abstention politique croissante de la masse, d’autre part, une forme non spécifique.
71De la sorte, la promulgation, l’exécution et le respect des lois seront assurés sur un mode administratif et technique qui n’aura plus rien à voir ni avec l’institution préhistorique (« brute blonde ») ni avec l’institution historique (grecque, puis latine) du politique dans l’ancienne « moralité des mœurs ». C’est bien à la destitution du politique traditionnel que sera vouée la politique surhumaine : « une fois que nous aurons en main cette gestion totale de l’économie de la Terre, qui interviendra inévitablement, alors l’humanité pourra trouver son meilleur sens en tant que machinerie au service de cette économie : comme un énorme engrenage de roues de plus en plus fines, de plus en plus subtilement “adaptées” ; comme un devenir-superflu de tous les éléments qui dominent et commandent… » (FP, XIII, 10 (17), p. 116). Les institutions pré-historiques et vétéro-historiques du pouvoir politique, « en tant qu’éléments qui dominent et commandent », seront devenues totalement inutiles. La technique administrative des choses deviendra le modèle irréversible de la domination politique des hommes, les « derniers » s’en trouvant bien. Les hommes de pouvoir, sur-techniciens, ne sauraient cependant sans danger être séléctionnés dans la masse des citoyens. Car les individus de cette masse considèreront toujours avec « l’hostilité de la foule » (Ibidem) les volontés de puissance fortes et créatrices. Leur faire confiance pour assurer l’administration des hommes à la manière de choses serait prendre le risque de voir réduire à néant l’existence d’une caste véritablement surhumaine. Le sur-technicien politique sera donc lui-même un surhomme – et sélectionné comme tel – mais non le pur surhomme, en ce sens qu’à la face tournée vers le pouvoir de contraindre le peuple se joindra chez lui la face intérieure du maître, tournée vers la création pure, la nouvelle maîtrise-artiste. Une tripartion se dessine donc dans la structure du « gardiennage » : le « maître » du troupeau, d’abord, pur surhomme, le « berger » du troupeau, ensuite, homme de garde ou homme de « pouvoir », médiateur et mixte, la « bête de troupeau » enfin, qui peut ignorer jusqu’à l’existence du « maître de la terre » et n’a de contact qu’avec le berger : « le “berger” par opposition au “maître”(le premier, moyen de maintenir le troupeau en vie, le second, but de l’existence du troupeau) » (FP, XII, 6 (26), p. 243).
72La venue du surhomme ne sera pas seulement conditionnée par l’effet du discours de Nietzsche-Zarathoustra sur les natures fortes. Elle le sera aussi par l’effet de saturation des besoins de reproduction déployée par l’économie industrielle sur des individus intellectuellement forts, insatisfaits de l’excès même de satisfaction économique. Tel est l’avantage qu’une société républicaine-socialiste fournirait, en accélérant le processus d’une saturation massive des besoins médiocres, indispensable à la mise à part d’un groupe inassimilé : ce groupe étant la caste « supérieure ». L’argument est simple : il faudrait satisfaire au mieux les besoins matériels de reproduction de sorte que, parvenus à saturation, les types actifs d’individualité exigent absolument alors, mais alors seulement, de produire en dehors de l’horizon des besoins mécaniques de la consommation et de l’échange marchand. Nous verrons, au Chapitre suivant, Nietzsche approfondir ce thème d’une pré-sélection, pré-délibérée, dûe au développement de l’Europe, dans Par-delà bien et mal. Or, chez Nietzsche, cette saturation, culture maximale de la médiocrité, sera sélective. Elle fera que se mettront à part spontanément, pour satisfaire d’autres besoins, les individus supérieurs. Cependant, la caste contemplative, non « politique » mais « créatrice », ne pourra que chercher à protéger socialement et politiquement ses moyens d’existence et de développement. Pas plus qu’il ne sera maudit, s’il porte bien le masque politique, le penseur-poète, philosophe-artiste, ne maudira la foule. L’interfacialité, la duplicité et le masque seront les vertus du grand politique. La « pia fraus (pieux mensonge) » (CID, « Ce qui veulent “amender” l’humanité », § 5, p. 100) était déjà un principe de gouvernement pour Platon28. Le grand politique devra feindre de croire aux valeurs de ceux qu’il administre, tout en cultivant dans son rapport avec lui-même et avec ses pairs d’autres valeurs : « un éducateur ne dit jamais ce qu’il pense lui-même, car il se borne à ne communiquer ses réflexions sur telle question qu’en fonction toujours de l’intérêt de celui qu’il éduque. Il ne saurait laisser trahir cette feinte, et sa maîtrise implique qu’on croie à son honnêteté » (FP, XI, 37 (7), p. 314).
73Nietzsche a interprété dans L’Antéchrist le code de Manou comme une contre-hiérarchie destinée à la transvaluation du christianisme, dans des termes qui sont ceux de la hiérarchie de l’État « surhumain ». L’organisation des trois castes y est décrite avec admiration. Les « premiers » sont ceux qui règnent par leur supériorité intellectuelle : « ils règnent, non parce qu’ils le veulent, mais parce qu’ils sont : ils ne sont pas libres d’être seconds » (AC, § 57, OC, p. 226). Les « seconds », en tant que « gardiens », sont le pouvoir exécutif des « seigneurs de l’esprit » : « leurs meilleurs disciples » (Ibidem). Les « troisièmes » sont ceux qui ont le privilège et le droit de la vie la moins « dure » car « plus on se rapproche des cimes, plus la vie devient dure – le froid augmente, la responsabilité augmente » (Ibidem). Pour le médiocre, sa nécessaire médiocrité est son bonheur et son honneur : « l’artisanat, le négoce, l’agriculture, la science, la plus grande partie de l’art, bref, tout ce que recouvre la notion d’activité professionnelle » (Ibidem)
74Ce sont là les valeurs auxquelles à droit l’humanité médiocre ; mais quelles seront, en revanche, les valeurs propres du surhomme ? Manifestement pas celles de la politique, destituée, mais plutôt celles de la pensée : philosophie, art et même « religion », la « religion » du surhumain, celle de Dionysos. Entretenant entre eux des rapports de dialogue sans dissimulation, à la manière des philosophes-rois chez Platon, les véritables maîtres de la terre n’useront pas de violence. Se tenant à distance, tels de grands seigneurs de la pensée, protégés, par le pouvoir, du pouvoir lui-même et de la masse, ils se consacreront, en retrait, à des formes inouïes de culture, associant pensée, art, religion, car « …les natures puissantes dominent, c’est une nécessité, elles ne remueront pas le petit doigt. Et même si elles s’enterrent toute leur vie dans un pavillon au fond du jardin ! » (FP, IV, 6 (206), p. 509).
75Nietzsche entend ici la « domination » (Herrschaft) au sens de la domination par la pensée, car, quant à la domination proprement politique, celle qui est dénotée par le terme de « pouvoir », les maîtres de « premier rang » n’ont pas d’inclination pour elle : « …j’ai trouvé la force là où on ne la cherche pas, chez des (gens) simples, doux et affables, sans la moindre inclination à dominer… » (A, FP, IV, 6 (206), p. 509). De tels caractères, humblement orgueilleux, sont « …des individus de cette nature aristocratique qui se consacrent, par leur haute spiritualité, à une vie plus retirée et contemplative et se réservent pour le mode le plus raffiné de domination (die feinste Artung des Herrschens), en s’entourant de disciples choisis ou de frères de leur ordre… » (PBM, § 61, p. 106). Cette évocation fait songer aux philosophes-rois de Platon. C’est la seconde caste qui sera vouée au « mode plus grossier de gouvernement (des gröberen Regierens) » (Ibidem, trad. modifiée). Le surhomme, homme de culture créatrice, règnera sans pouvoir, « point de vue principal : que l’on se garde de considérer la tâche de l’espèce supérieure comme si elle consistait à diriger l’inférieure (ainsi que par exemple le fait Comte29), mais bien l’inférieure en tant que base sur laquelle une espèce supérieure vit pour sa tâche propre, – sur laquelle base elle puisse tout d’abord se tenir » (FP, XIII, 9 (44), p. 33). Ainsi, la mise en forme légale de cette matière humaine qu’est la classe inférieure, si elle caractérise bien la politique du côté du pouvoir surhumain, n’est pas la fin dernière du règne surhumain. Mais si nous considérons le pouvoir politique et le règne spirituel comme les deux faces solidaires du surhumain, il nous est possible d’envisager toutes sortes de modalités combinées. Nietzsche parle de « base », d’« appui » : le politique fournit la base de la praxis surhumaine, non le but de « sa mission propre ».
76Cette dualité des fonctions surhumaines, celle « des violents dotés de sens philosophique et des artistes-tyrans » (FP, XII, 32 (57), p. 96), présente, avons-nous dit, une forte analogie formelle avec la dualité des fonctions du « philosophe-roi » de Platon. Dès son essai de jeunesse inédit (1872) sur L’État chez les Grecs, Nietzsche envisageait le modèle de l’État comme, d’un côté, favorisant au mieux la socialisation des individus formant la base de la Cité, tout en rendant possible, d’un autre côté, et au-delà, l’éclosion et la protection du « génie » : « tout cela exprime la formidable nécessité de l’État ; sans lui, la nature ne saurait parvenir, par le biais de la société, à sa libération dans l’éclat et le rayonnement du génie » (FP, I **, p. 181).
77Les thèmes les plus constants de la philosophie politique de Nietzsche sont déjà fixés dans cet essai. L’analyse commence par prendre le contre-pied des thèses « actuelles » sur le fondement de l’État : « des fantômes tels que la dignité de l’homme, la dignité du travail… » (Ibidem, p. 177). Une commune conviction sous-tend les philosophies dominantes de l’État, qu’elles soient libérales ou socialistes, conviction que l’on peut formuler ainsi : c’est seulement sur les exigences de la société civile que repose finalement la dignité de l’État. Mais comme la société civile est tendue entre deux pôles antagonistes, celui du travail et celui de l’entreprise capitaliste, les uns font valoir « la dignité du travail », tandis que, pour les autres, il s’agit de se référer aux « Droits de l’homme » (Ibidem), entendus ici comme les droits de l’homme d’entreprise.
78Nietzsche remarque l’avancée rapide ainsi que l’efficacité pratique de l’idéologie libérale et lui consacre une longue analyse critique qui demeurera pour l’essentiel inchangée dans les œuvres de la maturité. Il s’agit des idées « …des hommes que leur naissance placerait, en quelque sorte, à l’écart des instincts du peuple et de l’État et qui ne laisseraient ainsi prévaloir l’État que dans la mesure où il sert leurs propres intérêts » (L’État chez les Grecs, Ibidem, p. 183). Ainsi, « …dans le mouvement actuellement dominant » (Ibidem, p. 184), le philosophe ne peut manquer, à l’arrière-plan, « …d’apercevoir les vrais poltrons, les ermites de la finance, véritablement apatrides et cosmopolites qui, par manque d’instinct de l’État, ont appris à faire de la politique un instrument de la Bourse » (Ibidem). Dans ce but, ils répandent « la conception du monde libérale et optimiste » (Ibidem). L’un de leurs thèmes favoris est le pacifisme, la paix favorisant la liberté d’investir et d’échanger sans limites, entre nations aux relations stabilisées. Et s’ils se rencontrent avec les socialistes pour approuver le pacifisme, les libéraux le font pour de tout autres raisons. Car, pour les premiers, la guerre est refusée en ce qu’elle déforme et décime la jeunesse laborieuse, ampute les familles, et compromet la solidarité internationale des travailleurs, tandis que les seconds repoussent la guerre parce qu’elle ferme les échanges internationaux, anéantit la main-d’œuvre, tout en entraînant les secteurs productifs dans des convulsions imprévisibles. Mais le libéralisme, note aussi Nietzsche, à la différence du socialisme, sait se faire entendre à la fois des politiques et des masses laborieuses pour oeuvrer à la paix en propageant une doctrine qui « …remonte à la philosophie des Lumières et à la Révolution française » (Ibidem, p. 184).
79Dans le prolongement de cette analyse, la dénonciation ultérieure de l’État comme du « plus froid des monstres froids » (APZ, I, OC, p. 61) vise seulement à dénoncer l’État contemporain qui se met au service de certaines parties (et partis) du peuple, cette masse sociale aux intérêts toujours conflictuels, en prétendant, à la limite, être le peuple lui-même : « Moi l’État, je suis le peuple » (Ibidem). Les individus construisent ainsi un État purement artificiel et insensible à la vie créatrice dans le domaine de l’art et de la pensée. Cet État a la froideur instrumentale d’un nouveau Léviathan. Ils « …veulent la puissance et, avant tout, le levier même de la puissance, beaucoup d’argent, – ces impuissants » (Ibidem, p. 63). Ainsi, concluait Nietzsche dans L’État chez les Grecs, « …au service d’une aristocratie d’argent égoïste et dénuée du sens de l’État, […] je comprends l’immense extension de l’optimisme libéral comme le résultat de l’économie moderne tombée en d’étranges mains » (FP, I **, p. 184). La dignité éthique de l’État selon Hegel réside en ce qu’il effectue l’objectivation de l’esprit social en le maîtrisant par des lois aux moyen d’un gouvernement et d’un prince. Sans y être identique quant au contenu, cette objectivation par une raison politique autonome trouve son exact « correspondant » dans ce que Nietzsche nomme de son côté « l’objectivation de l’instinct » (Ibidem, p. 181). Car à la motivation purement éthique pour une politique de la rationalité communautaire, par où Hegel retrouve Aristote, Nietzsche préfère celle de la surhumanité du génie artiste, en tant que génie d’abord guerrier.
80Le grand art politique sera décidément, d’après Nietzsche, un « art de la guerre », et pour combattre l’artificialisme de l’État libéral tout en redonnant sa force à l’État en une structure apparentée à la forme grecque, il n’envisage qu’un moyen : « l’honneur de la guerre » (L’État chez les Grecs, p. 185). Il s’ensuit l’énoncé de sa thèse fondamentale de philosophie politique : « c’est par la guerre et dans la caste des soldats qu’il nous est donné de voir l’image et peut-être le modèle originaire de l’État » (Ibidem). Interprétant « le bellum omnium contra omnes de l’état de nature » (Ibidem, p. 182) à la lumière du principe schopenhauerien d’individuation (nous sommes en 1872), Nietzsche montre que les individus singuliers d’abord, les familles ensuite, les classes sociales enfin, en l’absence d’un État fort qui les maîtrise sans partialité, motivé qu’il est par l’instinct artistique-politique à l’état pur, ne sortiraient jamais des guerres intestines et de l’autodestruction du lien social : « seule la poigne de fer de l’État peut contraindre les plus grandes masses à se fondre… » (Ibidem, p. 180). On voit que la principale guerre que mène l’État est la guerre faite à la guerre sociale-civile.
81Postulant un « instinct politique », apanage du génie de certains individus d’exception, Nietzsche peut envisager un premier dépassement et une première régulation de l’instinct social. Certes, l’instinct politique, lui aussi, demeure violemment guerrier, puisqu’il se satisfait initialement dans cette guerre « technique », forte du savoir-faire de son « art », que la classe militaire mène à la guerre sociale. Mais le second dépassement, proprement politique, de l’instinct social auto-destructeur, en vient à cette guerre continuée par d’autres moyens que sont les lois, contrainte de règles énoncées pour tous, dont la cruelle justice punitive est le bras armé, discipline première d’une véritable moralité des moeurs. La législation juridique de l’État, assortie de la menace d’une cruauté exemplaire cultivée avec prédilection par les Grecs, fait en sorte que « …sous l’action de l’État qui contraint le bellum à se ramasser sur lui-même, les intervalles et les accalmies laissent à la société le temps de germer et de verdoyer… » (Ibidem, p. 183). À travers ces deux dépassements et ces deux régulations de l’instinct social initialement chaotique, la nature s’est forgé « …le seul instrument qu’est l’État, c’est-à-dire ce conquérant à la main de fer qui n’est rien d’autre que l’objectivation de l’instinct que nous venons de décrire » (Ibidem, p. 181).
82Mais de même que le particularisme social tend toujours à renaître au mépris de l’État, de même celui-ci doit toujours, en particulier en présence de l’égoïsme libéral contemporain, tenir prête son unique risposte : la guerre politico-militaire. Elle seule réunifie la société par une « purification » que Nietzsche compare à « la transmutation pour ainsi dire chimique » (Ibidem, p. 185) de métaux étrangers dans la fusion d’un alliage résistant. L’œuvre d’art politique primitive, qu’il faut réinstituer dans les périodes de guerre civile et d’égoïsme social, réalise seule l’unité d’une société initialement et contradictoirement divisée par les passions sociales : « l’homme soumis à l’état guerrier est un instrument du génie militaire et […] son travail n’est aussi qu’un instrument de ce génie » (Ibidem, p. 186). Ce n’est donc pas en tant qu’homme, ni en tant que membre d’une famille ni en tant qu’agent d’une classe de la société civile, que l’homme détient un « droit » et une « dignité » légitimes, mais bien en tant que l’art politique-guerrier l’élève à la dignité de sujet et de citoyen, « …où il faut tirer la conséquence d’ordre éthique : l’homme “en soi”, l’homme “en général” n’a ni dignité ni devoirs » (Ibidem, p. 186). C’est justement pour guérir les peuples de la « maladie éthique » que présente le repli des citoyens sur leurs seuls intérêts particuliers et le danger de ce que les anciens nommaient la « ploutocratie », que la guerre apparaît comme le seul remède effectif30. Nietzsche continuera par la suite d’affirmer la valeur éthique de la guerre du point de vue de la « moralité des moeurs (Sittlichkeit) » : « nous ne connaissons pas d’autres moyens qui puissent communiquer aux peuples progressivement épuisés… cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l’ennemi » (HTH, I, § 477, p. 261). Anti-pacifiste, la philosophie politique de Nietzsche est-elle pour autant à considérer comme « belliciste » ? Nullement, si par « bellicisme » on entend l’agressivité réactive et permanente d’États-nations qui ne se poseraient dans l’espace international de l’Europe qu’en s’opposant par des guerres d’annexion ou de décimation des autres États nationaux. Le bellicisme nationaliste de l’État prussien de Bismarck (« le nationalisme, cette névrose nationale » (CW, OC, p. 32)), n’obtint jamais son approbation. Au bellicisme, réaction symptomatique de défense et de faiblesse interne, il faut préférer l’état de l’État « guerrier » qui fait d’abord la guerre aux guerres sociales intestines par le déploiement résolument spectaculaire, quasi-artistique, des moyens de l’art militaire à usage interne. Telle est ce que l’on peut nommer la belle guerre dont Nietzsche a le « goût », car cette guerre protège la paix des individus sociaux comme celle des esprits créateurs. Dans le domaine international, cet État doit imposer sa grandeur éthique et esthétique en la défendant contre les agressions bellicistes des États nationalistes et expansionnistes.
83L’expression de « bon Européen » est, en conséquence, l’une de celles qui reviennent le plus souvent dans l’œuvre de Nietzsche. Considérée depuis ses débuts jusqu’à son terme, elle possède un sens constant, formulé, entre autres, dans Humain, trop humain : « …il ne reste plus qu’à se proclamer sans crainte bon Européen et à travailler par ses actes à la fusion des nations… » (HTH, I, OC, p. 260). L’art militaire, noyau dur de l’art politique, sera toujours nécessaire pour imposer cette unité fédérée, de même qu’y seront utiles non seulement les Allemands « …par leur vieille qualité éprouvée d’interprètes et d’intermédiaires des peuples » (Ibidem, p. 260), mais aussi les Juifs, eux qui, lorsqu’ils « …continuèrent à tenir l’étendard des lumières et de l’indépendance d’esprit, défendirent l’Europe contre l’Asie » (Ibidem, pp. 260-261). En d’autres termes et de façon simple, le principe nietzschéen reste celui du si vis pacem para bellum ainsi interprété : « prépare la guerre, et surtout montre de façon ostensible que tu y es constamment prêt ; dispose-toi à la guerre contre l’égoïsme social et l’égoïsme national ». Cette « disposition acquise », vertu du courage politique, est louée par Zarathoustra, le détracteur de L’État « monstre froid » : « c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause » (APZ, I, p. 59 et IV, p. 268).
842. La culture du surhomme. – L’art politique est-il bien, pour Nietzsche, la fin suprême de l’existence humaine ? La réponse est négative. Le génie politique produit, de façon certes désintéressée vis-à-vis de l’instinct social ou « instinct du peuple », les meilleures conditions légales de vie communautaire. Mais ces conditions sont produites pour rendre possibles l’éclosion et la protection du génie artiste, sous les formes les plus hautes des beaux-arts et de la philosophie, celle-ci voulue comme un art d’interpréter le réel par la pensée, dont la structure est analogue à celle de l’art esthétique : « en un mot, le but de l’État est l’humanité noble, il réside en dehors de lui, l’État n’est qu’un moyen » (FP, II*, p. 459) et « …chez les Grecs, écrit Nietzsche, l’État était un moyen nécessaire de l’effectivité de l’art » (NT, FP, p. 204).
85Nietzsche abandonnera, avec la métaphysique de Schopenhauer et la musique de Wagner, dabord le concept d’une finalité du vouloir-vivre de la nature à travers le social, le politique, l’esthétique, concept idéaliste et métaphysique produit du triste savoir nihiliste ; ensuite une idée chrétienne-romantique du génie esthétique, source d’inspiration et de donation mystérieuses. La « volonté de puissance », violente mais non insensée, immanente au monde chaotique, et le « surhomme » créateur, seront les substituts conceptuels définalisés et déchristianisés suppléant à la « finalité de la nature » d’un côté et au « génie inspiré » de l’autre, notions encore fâcheusement présentes chez Kant et Hegel. Reste que l’essai sur L’État chez les grecs, où elles continuent d’opérer, marque formellement et définitivement la subordination du politique à l’art, la « grandeur » d’une politique consistant à cèder et à cesser, là où commence le bel art, ce que Zarathoustra confirmera en ces termes : « où cesse l’État, là seulement commence l’homme qui n’est pas superflu, là seulement commence le chant du nécessaire, l’unique, l’irremplaçable mélodie » (APZ, I, OC, p. 63).
86La conception nietzschéenne de l’État le subordonne en effet à la promotion des valeurs de la culture créatrice dans le domaine de l’art, de la pensée et même de la religion, si nous songeons à Dionysos. Le surhomme est « total », synthétique, d’abord en ce qu’il cultive toutes les passions, particulièrement les contradictoires : passions érotiques, passions esthétiques, passions théoriques, passions politiques, passions religieuses, passions des jeux du corps. Il veut jouir intensément de toutes ces passions, en s’efforçant de ne pas succomber au « chaos » non créateur qui est son risque propre. Sa culture est le moyen de satisfaire, en les informant de façon plastique, la totalité des passions, tout en reconnaissant que les moments chaotiques menacent et reviennent par intervalles : « pour pouvoir engendrer une étoile qui danse, il faut en soi-même encore avoir un chaos » (APZ, Prologue, 5, p. 27).
873. Les vertus du surhomme. – On voit en quoi le questionnement relatif à la culture surhumaine mène ultimement au problème de la nature et de l’acquisition des vertus. Comment maîtriser toutes les passions intensifiées sans les exténuer, sans les supprimer, ou sans les médiatiser par une « médiété » du genre de la mésotès31, « …rabaissement des passions à un niveau si médiocre qu’il devient permis de les satisfaire tant elles deviennent inoffensives, ainsi que le réclame l’aristotélisme de la morale » (PBM, V, § 198, p. 109) ? Il s’agit ici de la question classique de la nature et de l’acquisition des vertus. Peut-on vraiment supposer un sujet extérieur à ses passions, neutre, transcendant ou transcendantal, qui les dominerait vertueusement, voire les extirperait du dehors ? C’est là, selon le surhomme, une pure illusion, quoique tenace. Le crépuscule des Idoles fustigera cette illusion tout en reconnaissant que les passions dans leur état immédiat sont « bêtes », inintelligentes et brutes, ce qu’avaient bien vu les anciennes morales : « jadis, à cause de la bêtise contenue dans la passion, on faisait la guerre à la passion même » (CID, « la morale, une anti-nature », OC, p. 82). Les moralistes avaient compris que c’était leur « bêtise » qui constituait le « mal radical » des passions, mais le remède proposé par le stoïcisme et le christianisme ne valait rien : « nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents afin qu’elles ne fassent plus mal… » (Ibidem, p. 82). Le christianisme, en particulier, qui luttait contre les « intelligents », disposant d’une Klugheit immédiatement interprétée comme malignité, favorisait les « pauvres en esprit » dans la perspective d’une extirpation ou d’un endormissement des passions par un calmant. Or la vertu forte résulte d’une guerre « intelligente » menée contre les passions, c’est-à-dire, paradoxalement, entre les passions. La passion intelligente du surmontement de soi-même, de la Selbstüberwindung, doit mener ce combat intelligent contre les passions bêtes, les petites passions « ontiques ». Nietzsche énonce ici un paradoxe exprimant une importante vérité psychologique : c’est en réalité parce qu’il manque d’une volonté forte – de la passion du dépassement de soi-même par soi-même – que le moraliste a recours aux vertus de l’extirpation, du calmant ou de la castration ascétiques. La vertu de la « suppression des passions » résulte d’une volonté de puissance faible qui ne peut « réagir » aux passions qu’en s’affirmant par leur négation. C’est bien parce qu’ils manquent de la volonté de s’affirmer eux-mêmes « contre » les passions, c’est-à-dire en s’appliquant contre elles de façon plastique, « …que de tels tempéraments n’ont plus assez de fermeté pour se soumettre à une cure radicale » (CID, îbidem, p. 83). En réalité, ce sont les passions qui s’ordonnent, c’est-à-dire se subordonnent entre elles, les passions supérieures mettant de façon disciplinée les autres à leur service, non pour anéantir mais pour soumettre l’ennemi : « jadis tu eus des passions, et tu les appelais méchantes. Il ne te reste maintenant que des vertus, et de la semence de tes passions elles ont grandi » (APZ, I, « Des affections de joie et de souffrance », p. 47). Or, seules les passions politiques, esthétiques, religieuses et théoriques, formes intelligentes du surmontement passionné de soi-même, peuvent se soumettre de façon forte et durable toutes les autres. Il s’agit là d'un aspect du classicisme moral foncier de Nietzsche.
88Ne cherchons pas loin, en effet, les valeurs supérieures du surhomme au sein desquelles il tisse ses « vertus ». Ce sont bien celles, surhumanisées, de l’esprit absolu de Hegel : l’art, la religion et la philosophie. C’est la pratique des passions « théoriques » correspondantes qui en fin de compte permet une maîtrise, c’est-à-dire une exploitation pratique des passions les plus basses dans la hiérarchie. Il suffirait d’ailleurs de substituer au concept idéaliste de l’absoluité de l’esprit, le concept nietzschéen d’esprit supérieur, quoique conditionné par sa nature, ce qui signifie l’esprit humainement supérieur, pour percevoir à nouveau certaines convergences entre les deux philosophes au sujet des rapports entre politique et spiritualité éthique. Chez Hegel déja, avons-nous vu, mais non chez les hégéliens de « l’hégélerie » contemporaine de Nietzsche, l’État n’est nullement la fin suprême d’une existence dont il n’est que l’objectivation, également dure et forte, sous des lois. Mais par cette dureté et cette force légales, il peut fournir une assise à la seule activité fournissant à l’esprit une satisfaction absolue – Hegel suivant là encore Platon et Aristote-celle de la pensée philosophique appuyée sur l’art et à la religion : « c’est seulement sur ce sol, c’est-à-dire dans l’État, que l’art et la religion peuvent exister »32. Mais il est vrai que Hegel maintient la négativité ontologique de la pensée vis-à-vis des passions, ce qui est une illusion nihiliste selon Nietzsche.
89Seules, avons-nous dit, les passions du pouvoir, de l’art, du divin, du savoir, en tant que passions intelligentes de la domination de soi, peuvent s’imposer de façon forte, c’est-à-dire créatrice, à ces passions cherchant bêtement le déchaînement du plaisir, de la violence, de la force nue. Par exemple, chez le surhomme, la sensualité peut être « sublimée », « cristallisée » par la passion théorique. La jouissance sensuelle doit être « dressée » à se déplacer sur des objets de connaissance, se métamorphoser en savoir, se « métaphoriser ». Connaître, on le dit dans l’ancien Testament (non dans le nouveau, castrateur de la connaissance) et aussi dans Platon, est une manière sublime de « posséder » sexuellement, de « jouir » d’une intimité jusqu’alors inviolable : « la spiritualisation de la sensualité s’appelle amour » (CID, « la morale, une anti-nature », p. 83). Le philosophe, certes, est un « don Juan » de la connaissance, mais le surhomme n’est pas dupe de cette sublimation. Il la reconnaît pour ce qu’elle vaut et la regarde en face, comme ce qu’elle est. Non pas une « métaphore » métaphysique, un saut d’un plan à un autre, hétérogène, mais plutôt une « métonymie », un déplacement d’une partie au tout, d’un contenu à son contenant, sans changement de régime ontologique. Ainsi « jouir sexuellement », c’est, littéralement « connaître » une partie, intensément « effective » (wirklich) de la réalité physiologique ; tandis que « connaître » savamment, c’est bien, littéralement, continuer à jouir physiologiquement du Tout (la phusis) dans lequel cette partie a été « jouie », donc contenue et « connue ».
90Entre la morale surhumaine et les morales antérieures, il n’y a sur ce point qu’une différence de lucidité et de probité à l’égard de soi-même. Les anciennes morales faisaient semblant d’ignorer ces « déplacements » dynamisants de façon hypocrite, tandis que le surhomme les reconnaît pleinement et en tire toutes les conséquences pratiques. Ici, « …l’esprit est alors aussi intimement lié aux sens, autant chez soi auprès d’eux, que les sens sont chez eux dans l’esprit et lui sont unis ; et tout ce qui ne se joue qu’au sein de celui-ci doit aussi provoquer en ceux-là une joie et un jeu rares et subtils » (VP, IV, § 557, p. 446). Ainsi, la passion de connaissance sera d’autant plus forte et profonde que la sensualité qui l’anime sera intense, de même que le seront la cruauté, la ruse, le goût du jeu, toutes passions absolument nécessaires au « grand connaisseur », au « gai savant » qui est aussi, selon la troisième métamorphose de l’esprit, un « grand enfant » : « innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un sain dire Oui… » (APZ, pp. 37-38). Goethe fut ainsi l’une des préfigurations les plus réussies du surhomme : « ce qu’il voulait, c’était la totalité : il combattait le divorce entre raison, sens, sentiments, volonté (prêché en une répugnante scolastique par Kant, l’exact antipode de Goethe), il s’éduqua à devenir complet, il se créa » (CI, I, § 49, p. 144).
91Mention précieuse, car, avec une sûreté indéniable, la conception goethéenne de la « vertu » s’y affirme comme un prolongement de la vertu de force des grand renaissants : « …se haussant jusqu’au naturel de la Renaissance » (Ibidem, p. 143). De même, y est proprement antitypique l’opposition à la vertu kantienne, laquelle suppose toujours, au moins comme idéal régulateur, la saintété d’« …un être libre de toute sensibilité, et chez qui, par suite, la sensibilité ne peut pas non plus être un obstacle à la raison pratique »33, puisque « la moralité, élévée subjectivement à la sainteté, cesserait d’être vertu »34. Il s’agit là d’une lutte dont Fichte dira plus nettement qu’elle devrait se terminer par l’anéantissement de l’adversaire, l’Idéal du Moi pratique étant celui de l’être raisonnable « ..uniquement raisonnable… dans la mesure où il a cessé d’être un individu, comme il l’était en vertu d’une limitation seulement sensible »35. Goethe, au contraire, dont on sait la répugnance pour la morale entendue selon Kant, prônait une morale de l’intensification mutuelle mais équilibrée de toutes les passions. Il se demandait, ce dont la question n’a jamais effleuré les stoïciens, les chrétiens et Kant, du moins tel que les interprète Nietzsche : « comment peut-on spiritualiser, embellir, diviniser un appétit » (CID, 7, « la morale, une anti-nature », pp. 82-83). Le grand événement de sa vie, selon Nietzsche, fut sa rencontre avec Napoléon, « …cette synthèse de l’inhumain et du surhumain » (GM, II, § 16, p. 55). Napoléon fut politiquement ce que Goethe fut intellectuellement36, une ébauche du surhumain. Dans les deux cas, c’est afin de cultiver ses passions dominantes (surhumaines) que le surhomme se doit de cultiver ses passions dominées (inhumaines), car « …lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de vénération méritée, seul le degré de raison au sein de la force est décisif : il faut précisément mesurer jusqu’à quel point la force a été surmontée par quelque chose de plus haut, au service duquel elle est désormais devenue un instrument et un moyen ! » (A, V, § 548, « La victoire sur la force » p. 279).
92Ce qu’il y a de plus terrible et de plus horrible dans l’âme humaine, les passions bêtes, voire bestiales, doit être intensifié avec autant de soin et non moins d’attention expérimentale, que ce qu’il y a en elle de spirituellement élevé. Le surhumain et l’inhumain sont des déterminations solidaires qui se renforcent l’une l’autre, sous la domination toutefois du premier. Tel est la structure psychologique des vertus du surhomme, cet enfant supérieur, à la perversité délibérée. Ce n’est pas un enfant naïf, car c’est un esprit qui sait faire l’enfant après avoir fait l’âne et le lion. Comme les enfants, selon Platon, il ne veut pas choisir, c’est-à-dire éliminer une part du réel au bénéfice d’une autre : « il faut qu’il imite les enfants qui désirent les deux à la fois, qu’il reconnaisse tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, l’être et le tout en même temps »37. Ce qui était défaut selon Platon est qualité insigne de la vertu surhumaine d’enfance selon Nietzsche. On notera, au passage, que ce pourrait être là la formule enfantine de l’éternel retour : « tout ce qui est immobile » et « tout ce qui se meut » étant ici « le même », l’être et, en même temps, le tout du devenir.
93De temps en temps, par conséquent, le surhomme lâchera la bride, mais de façon toujours contrôlée, à ses terribles passions inhumaines, car l’art d’être inhumain lui-même s’apprend. Dans la neuvième Section de Par-delà bien et mal, Nietzsche se demandera « qu’est-ce que l’aristocratie ? »38 et répondra ainsi : « vivre dans une immense, une orgueilleuse sérénité, toujours au-delà… Se passionner pour ou contre à sa guise, ou ne pas se passionner, condescendre à ses passions pour quelques heures, monter ses passions comme des chevaux, souvent comme des ânes, car on doit savoir utiliser leur sottise aussi bien que leur fougue » (PBM, IX, § 284, p. 202).
94Cultiver l’adversaire pour le mieux dominer et le faire servir au vainqueur : on voit que, si le surhomme s’insurge contre toute vertu envisagée comme extirpation ou exténuation progressive des passions selon les type stoïcien et kantien, tous deux « ascétiques », il s’écarte encore davantage de la vertu hédoniste que prônait Calliclès, vertu qui n’est rien d’autre que l’abandon, rusé ou violent, à ses passions sensuelles données, sans intensification contrôlée, par la nature. Le surhomme recherche la joie du dépassement de soi, (« toujours au-delà (immer jenseits) »), non le plaisir (« nous n’avons pas le droit de n’être que des jouisseurs de l’existence, cela manque de distinction (FP, 16 (49), p. 535)39. Cela, parce que « l’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » (PBM, § 183, pp. 141-142).
95De ces prolongements sur la « politique », la « culture » et les « vertus » du surhomme, revenons aux textes du Zarathoustra. afin de montrer comment le concept du surhomme s’insère dans la doctrine de l’Éternel retour. Cette doctrine permet d’abord de comprendre et d’admettre le caractère aléatoire de sa venue, d’expliquer que l’appel de Zarathoustra ne soit pas encore entendu des surhommes en « puissance », toujours noyés dans la masse des derniers hommes. Si l’on se reporte au Quatrième Livre du Zarathoustra, on constate que le prophète s’adresse ultimement aux « hommes supérieurs », ceux qui dominent actuellement la masse des hommes. Les différentes figures de l’homme supérieur de cette époque sont bien décevantes : les deux rois, le savant, l’enchanteur, le dernier pape, le mendiant volontaire, enfin « l’ombre » de Zarathoustra. Tous ont la nostalgie des anciennes valeurs et, après l’exhortation que leur adresse le prophète, s’entendent pour inventer « le culte de l’âne », animal qui, comme le chameau, accepte de porter et de supporter la lourdeur et l’inertie du monde. L’âne est l’animal sur lequel Jésus fit son entrée royale à Jérusalem. C’est l’animal qui porte les valeurs chrétiennes, valeurs de la faiblesse par excellence. Il est « l’esprit de pesanteur », ennemi héréditaire de Zarathoustra, fausse force d’une substance qui risque bien de demeurer stérile. Zarathoustra le dit nettement aux hommes supérieurs : « à partir de votre semence, il se peut aussi que pour moi croisse un vrai fils et parfait héritier, mais c’est chose lointaine. Vous-mêmes n’êtes ceux à qui reviennent mon hoir et mon nom » (APZ, IV, p. 304). Le « lion rieur » est le premier enfant de Zarathoustra, apparaissant au dernier matin, et son rugissement fait fuir les hommes supérieurs. Puis viennent les colombes, les esprits légers de la Terre, exacts opposés de l’âne. Tels sont les vrais enfants de Zarathoustra, vivantes métaphores de ses pensées, anticipant un avenir espéré. Mais l’éternel retour ne garantit nullement la venue imminente du surhomme : il implique le hasard de chaque rencontre, en chaque instant. Le titre l’indique : « ainsi parlait Zarathoustra ».
96L’action de Zarathoustra est sa parole : ses reproches, son appel, son exhortation, ses encouragements. Mais l’effet de sa parole est contingent, livré au hasard de la bonne rencontre. Que la nouvelle domination des volontés fortes revienne, c’est certain, mais quand ? Zarathoustra ne peut le dire. Tout dépendra de la « bonne » écoute. Les hommes supérieurs entendent mal, possèdant les longues oreilles de l’âne. Comme ils ont répondu « oui » à la parole du Christ – même après la mort de Dieu – ils répondent « non » à Zarathoustra. Ariane sera, après le Zarathoustra, l’âme humaine amoureuse de l’Éternité, du retour éternel, la volonté forte qui se veut éternellement elle-même. Ariane dispose de la bonne écoute ; elle a de petites oreilles rondes dont le complexe modelé labyrinthique conduit au centre d’une entente subtile. Elle répond « oui » à Dionysos, au dieu de l’éternel retour et se laisse « épouser » par lui. À eux deux, ils enfanteront le surhomme. La venue du surhomme s’inscrit donc dans le retour éternel, dans le hasard de la bonne rencontre qui sera favorisée par la machinalisation démocratique de l’existence, le déclin des « hommes supérieurs » au service des « derniers hommes » précédant la venue du « surhomme ».
97Mais c’est d’une autre manière, ensuite, que la pensée du surhomme s’inscrit dans celle du Retour. Nous avons souligné plus haut que l’interprétation physique de l’éternel retour impliquait un principe d’alternance au sein du devenir historique, proprement « humain ». Ce point d’importance a été marqué par d’autres : « pleinement penser le Retour n’est qu’admettre une alternance de l’énergie et de l’épuisement »40. L’hypothèse d’une structuration temporelle des cinq thèmes fondamentaux du Zarathoustra se confirme ici : le quatrième thème, celui du surhomme et du futur historique de l’humanité, dépend étroitement dans sa temporalisation du troisième thème, celui de l’éternel retour, dont la modalité historique est celle de l’alternance indéfinie de la domination. À la manière du temps du monde, le temps de l’histoire est scandé par des dominations et des inversions de domination qui renouvellent le devenir tout en respectant la relation de subordination réciproque de l’actif et du réactif. L’histoire de l’Europe, pour ne considérer qu’elle, a vu se succéder et s’inverser de multiples dominations. Dès lors, le surhomme, s’il est une « fin », ne saurait être un « terme ». Le surhomme ne peut envisager de durer éternellement. Il doit admettre, au sein même de l’histoire, et bien avant la « grande année du devenir » (APZ, III, « Le convalescent », p. 242), l’année « cosmique », le retour historique de cet homme dont Zarathoustra est las : « éternellement revient cet homme dont tu es las, le petit homme » (Ibidem, p. 240). Nous avons saisi dans la volonté de puissance la volonté individuelle d’abord, collective ensuite, de la « prise » d’un pouvoir sur ses propres forces réactives, par la puissance forte, jouissance momentanée, sinon instantanée. Par suite, le surhomme devra consentir joyeusement, pour que revienne ce pouvoir, à l’alternance du pouvoir, y compris du pouvoir politique qui conditionne négativement l’effectivité de son règne.
98Se conformant nécessairement au jeu des alternances de dominations infinies qui est l’hypothèse forte relative à la nature, le surhomme, « fin » provisoire et non « terme » d’une période infime de l’histoire, devra renoncer à sa domination politique comme à son règne spirituel. De là la difficulté insurmontable, parce qu’elle témoigne d’une impossibilité, se présentant à qui voudrait interpréter le surhomme en termes de subjectivisme ou de philosophie historiciste, impossibilité sur laquelle a insisté V. Goldschmidt, suivant en cela K. Löwith : « l’ensemble de la pensée de Nietzsche nous fait sortir, non seulement de la politique mais précisément, de l’histoire »41, tout simplement parce que « …le temps contemporain, c’est-à-dire le temps de l’histoire, est repris dans l’éternité »42. Rien ne montre mieux le primat de la morale sur la politique, c’est-à-dire de la nature sur l’histoire, que ce renoncement donateur du surhomme : la puissance forte est une vertu qui sait donner – à l’éternité naturelle – autant qu’elle sait prendre sa part réelle, mais réduite, d’histoire. Que le temps de l’histoire soit repris et compris dans l’éternité, nous ne devrons pas l’oublier en examinant l’ultime condition d’apparition du surhomme envisagée dans le Zarathoustra : « la transvaluation de toutes les valeurs (die Umwertung aller Werte) ».
5. La « transvaluation de toutes les valeurs »
« Transvaluation de toutes la valeurs, c’est ma formule pour désigner un acte de suprême retour sur soi-même de l’humanité… »
(EH, « Pourquoi je suis un destin, p. 332, traduction modifiée)
99Pour Zarathoustra, c’est toujours sur le fond de l’affirmation de la totalité que s’effectue la négation de ce qui, partiellement, y fait obstacle. De façon générale, l’affirmation forte du réel entraîne la négation du non-être et n’en procède pas43. L’affirmation de nouvelles valeurs qui déterminent le futur « historique » de l’humanité entraîne la négation théorique, critique, et pratique, destructive, des anciennes valeurs. L’affirmation axiologique est, dans l’ordre des raisons et théoriquement, antérieure à la dévaluation-destruction pratique. Et cela, même si, chronologiquement « …celui qui nécessairement est dans le bien et le mal un créateur (ein Schöpfer), en vérité nécessairement doit d’abord être (erst sein) un négateur (ein Vernichter) et briser les valeurs » (APZ, II, « De la domination de soi » p. 135) ou encore : « pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut briser un sanctuaire : c’est la loi » (GM, II, § 24, p. 285). Cependant cette évaluation forte, cette auto-affirmation qui entraîne la négation de l’Autre a été préparée en Europe par l’auto-dévaluation du nihilisme négatif, la mort de Dieu victime de sa propre moralité suicidaire. Ainsi, dans la transvaluation, l’hétéro-critique des valeurs de faiblesse et de lassitude nihiliste a été préparée et renforcée par l’auto-critique interne de ces mêmes valeurs. D’où la collaboration du généalogiste – né lui-même dans ce système – avec le nihilisme « actif », donnant son appui à cette force d’appoint non négligeable, qu’il renforce en retour. Mais, réciproquement, - telle est la potentialité affirmative des « hommes supérieurs » (non des « derniers hommes » qui se nient de façon passive selon Zarathoustra) – la volonté nihiliste, n’ayant plus rien à nier en soi, pourra se nier en se mettant au service des nouvelles forces actives, en se faisant « agir » par leur volonté affirmative44.
100Dans le Zarathoustra, trois développements essentiels sont consacrés à la transvaluation : « Des poètes », au Livre II, « D’anciennes et de nouvelles Tables », au Livre III, « De l’homme supérieur », au Livre IV. Le premier développement, « Des poètes », expose les champs axiologiques où se déploieront les valeurs des « nouvelles Tables » : le corps, la Terre, le devenir…
101Quelles sont les nouvelles valeurs affirmées par la volonté de Zarathoustra ? Les trois champs axiologiques parcourus par la section « Des poètes » du Livre II ne laissent aucun doute : il s’agit des valeurs du corps et de la sensibilité, d’abord, des valeurs intra-mondaines de la Terre, ensuite, des valeurs du devenir et de l’auto-surpassement affirmateur de soi (volonté de puissance affirmative), enfin. Dans les anciennes Tables morales, ces valeurs étaient toutes négatives, méprisées. Le transvaluateur Nietzsche pourra se comparer à ces alchimistes qui procèdent à la « transmutation » (Umwertung, le mot est le même), « …qui d’un rien, d’une matière méprisée, font une chose précieuse, voire de l’or » (LC, mai 1888, à G. Brandes, p. 281). Ces valeurs qui dans les anciennes Tables figuraient le Mal – le corps, la Terre, le devenir – vont exprimer le Bien dans le nouvel élément de la volonté forte, auto-affirmative. Que Nietzsche ait pu présenter en 1888 L’Antéchrist comme « la transvaluation de toutes les valeurs » (EH, trad. modifiée, p. 244) signifie seulement que le travail critique de la transvaluation s’est alors concentré sur les Tables qui, après celle du platonisme et avant celle du kantisme (« le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien », AC, § 10, p. 168), ont constitué pour la morale populaire européenne (« le christianisme est un platonisme pour le “peuple” » PBM, Préface, p. 18) l’expression la plus durable de la dévalorisation du corps, de la Terre et du devenir. La transvaluation primaire à laquelle procède le Zarathoustra est une transvaluation générale visant ce qu’avaient en commun toutes les anciennes Tables. Il sera donc aisé de lire la dévaluation de L’Antéchrist en y retrouvant la généalogie historique des valeurs de l’esprit, de l’arrière-monde et de l’Immuable en contexte chrétien.
102Un ordre de liaison apparaît, unifiant ces trois domaines de valeurs. On remarque d’abord un lien d’extension progressive de la volonté de puissance qui va du plus proche (le corps) à son environnement immédiat (la Terre), enfin au devenir de la totalité dans lequel la Terre s’inscrit. Plus précisément, c’est par le corps que, d’une part, nous établissons un lien d’insertion dans le monde de l’immanence, métaphoriquement dit, de la « Terre » et, d’autre part, c’est par les valeurs de la Terre que nous sommes introduits aux valeurs du devenir et de l’affirmation renouvellée de soi dans le Monde en général, que l’on nommerait mieux ici « Nature ». Ces « nouvelles » valeurs ne sont pas posées par une simple inversion des valeurs métaphysiques antérieures : l’esprit et la raison, le monde supra-sensible et la transcendance, l’immuabilité et la permanence. Ces valeurs certes se posaient en s’opposant au sensible, au monde de la Terre, au devenir. Mais il ne suffirait pas d’inverser simplement cette négation pour obtenir de nouvelles valeurs. Simples négations d’un contenu déterminant, sensibilité, mondanéité, devenir seraient encore déterminées par les valeurs métaphysiques. Comme le dirait Hegel, la négation serait dialectiquement déterminée par ce qu’elle nie.
103Sensibilité, mondanéité et devenir ne sont plus évalués par une volonté négative. Autrement dit, leur sens, au-delà des mots qui restent les mêmes, est fondamentalement différent, dans la mesure où il dépend d’une nouvelle évaluation exprimant une volonté d’un autre type, une autre volonté de puissance étant toujours une autre interprétation. Comme l’a souligné G. Deleuze, la transvaluation n’est pas une inversion de la hiérarchie dans un même « élément » ou « milieu » de sens, « …mais un changement dans l’élément dont dérive la valeur des valeurs »45, le type de volonté de puissance.
1041. Les nouvelles valeurs du corps46. « Depuis que mieux je connais le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – pour moi l’esprit n’est plus esprit que par manière de dire, et tout l’« impérissable » – cela aussi n’est qu’une métaphore (ein Gleichnis) » (APZ, II, « Des poètes », p. 147). L’affirmation première est ici celle de la réalité du corps : « corps suis tout entier, et rien d’autre » (APZ, I, « Des contempteurs du corps », p. 4). La négation du corps est seconde, rendant possible l’affirmation de l’existence de l’âme impérissable, de l’« esprit » (Geist) immatériel, simple image métaphorique. La genèse de cette croyance en l’immatérialité de l’âme est assignée par Zarathoustra aux poètes « trop menteurs » qui font croire aux hommes en la réalité de leurs fictions spiritualistes. Or cette croyance requiert comme son élément, une volonté qui valorise l’existence de la fiction, au point d’en faire une illusion crédible. Qu’est-ce qui alimente le passage du possible au réel, de la fiction à l’illusion et par suite à l’erreur ? Réponse : la beauté des images fictives excitant le désir de leur existence. Si beau est le mensonge que l’on finit par croire à sa vérité : « trop menteurs sont les poètes » (APZ, II, Ibidem). Les « poètes » – plus généralement les faiseurs de beaux mythes, artistes, prêtres – s’adressent à « l’éternel féminin » (Ibidem, p. 148), à la part de « féminité » en toute volonté, celle qui, à l’action du corps s’affirmant sur les autres corps (« masculinité »), préfère la réaction des représentations de l’imagination et du rêve. Le caractère « féminin », disposition à séduire, en faisant croire réactivement à l’existence d’illusions « maquillées » (« plutôt pourrir qu’être une femme qui ne séduit pas » (OSM, II, § 100)) est aussi disposé à être séduit en croyant à la réalité des fictions qui l’affectent.
105En première analyse, une distinction semble s’imposer : dans « Des poètes », Zarathoustra ne condamnerait qu’une poésie au service du mensonge spiritualiste, de la croyance illusoire à l’existence de l’esprit, puis des arrière-mondes, et enfin de l’éternité supra-temporelle des valeurs. Poésie au service du platonisme, du christianisme et finalement des « petites femmes » romantiques, comme la musique de Wagner l’avait été. Mais Zarathoustra lui-même valoriserait une poésie de la vérité, du dévoilement joyeux du corps, du monde et du devenir. Poésie essentiellement orientée vers les possibles encore non actualisés de l’homme : « oh, si les poètes voulaient enfin redevenir ce qu’ils furent probablement autrefois : – des voyants qui nous racontent quelque chose du possible ! » (A, Livre V, p. 281). Il est vrai. Mais Zarathoustra sait aussi que tout poète est tenté de succomber à la poésie des illusions métaphysiques et religieuses. Zarathoustra s’est-il lui-même préservé d’une poésie faiseuse d’illusions dont il admet qu’elle est aussi son mensonge : « à supposer que quelqu’un dise que les poètes sont trop menteurs, il aurait raison : nous sommes trop menteurs » (APZ, II, « Des poètes », p. 147) ? Laissons la question en réserve pour l’instant47.
106Au dualisme âme-corps Zarathoustra oppose le monisme de l’esprit-estomac : « en vérité, mes frères, l’esprit est bien un estomac » (APZ, III, « D’anciennes et de nouvelles Tables », § 16, p. 226). De même : « c’est à un estomac que l’esprit ressemble le plus » (PBM, § 230). Le « est » du premier texte veut souligner qu’ici, contrairement à la métaphore spiritualiste (l’esprit-feu céleste, souffle pur) nous avons une métaphore corporelle… L’esprit est un organe d’assimilation et de digestion des perceptions, de leur sublimation en concepts et métaphores, en d’autres termes un cerveau : « âme n’est qu’un mot pour désigner quelque chose dans le corps » (APZ, I, « Des contempteurs du corps », p. 45).
107La vérité-exactitude n’est pas le critère de la valeur de la métaphore stomacale, puisque Nietzsche récuse toute valeur de vérité aux métaphores qu’elles soient conceptuelles ou imagées. Disons que si la métaphore immatérielle convient à une volonté négative (refusant le monde auquel le corps est sensible) parce qu’elle séduit sa « féminité », la métaphore de l’esprit-estomac est celle que projette la volonté affirmative puisqu’elle ne peut se concevoir que comme assimilation positive du réel sensible. C’est donc une volonté qui évalue la métaphore convenant à sa nature et non une intention neutre et apathique de vérité. De même que l’organisme tout entier comme ensemble assimilant, commandant, digèrant et expulsant, est un « grand estomac », l’esprit est un « petit estomac » qui digère plus ou moins bien les images du réel et réagit par des concepts et des métaphores médiatisant ses mouvements. Ou encore, si « le corps est une grande raison » (APZ, I, « des contempteurs du corps », p. 45), ce que tu nommes « esprit », le cerveau, est « …petit instrument et jouet de ta grande raison » (Ibidem).
108Cette métaphore a été soulignée plus haut à propos du hasard que Zarathoustra « digérait » après l’avoir fait cuire dans son « pot ». Or, l’estomac a souvent été comparé à un instrument de cuisson. La valeur de la métaphore stomacale est, d’abord, de convenir aux volontés fortes, même si elle est moins belle que celles qui mènent à déréaliser l’esprit : « feu », « souffle », en allemand on rapproche Geist de Gas. Les « vapeurs » de l’esprit, en particulier, sont solidaires des idées pures de l’idéalisme : « y a-t-il une aberration plus dangereuse que le mépris du corps ? Comme si toute l’intellectualité n’était pas de ce fait condamnée à devenir maladive, condamnée aux vapeurs de l’“idéalisme” ! » (FP, XIV, 14 (37), p. 40). Or ce sont ces vapeurs qui font monter la « belle âme » vers le Ciel des arrière-mondes transcendants, Vapeur de l’âme et Ciel des Idées ont bien partie liée dans le même topos des anciennes Tables.
109La métaphore stomacale a, de plus, l’avantage de donner à penser la signification morale des valeurs corporelles : « mal digérer », c’est ne pas se nourrir du réel (fait de nécessité et de hasard) ; tandis que « bien digérer », c’est assimiler le réel, accepter et intégrer positivement le hasard à ses actions, ainsi que le répètera La généalogie : « un homme fort et réussi digère ses expériences vécues (faits, méfaits compris) comme il digère ses repas, même s’il doit avaler de durs morceaux » (GM, III, § 16, p. 154). C’est ce que développe le § 16 des « Tables » : des « lassés du monde », des « hommes faibles », en d’autres termes des volontés négatives et des forces réactives, il faut dire que « …d’avoir mal mangé, de là leur est venu cet estomac gâté » (§ 16, p. 226). Loin d’assimiler la nécessité hasardeuse avec joie, en en tirant un parti positif, ces hommes la « gardent sur l’estomac » puis la vomissent. Pour les premiers, « la vie est une source de plaisirs » (p. 227), mais pour les seconds « …toutes les sources sont empoisonnées » (Ibidem). Ne pouvant digérer le réel, ces esprits préfèrent se croire souffle pur, feu céleste, etc. Aux premiers la connaissance du réel, « sensible », « terrestre », « mobile » est un « plaisir » : « Connaître, pour qui a vouloir de lion, c’est plaisir (das ist Lust dem Löwen-willigen) » (Ibidem, § 16, p. 227).
110Par le « vouloir de lion » référence est ici faite aux « Trois métamorphoses » de l’esprit (APZ, pp. 37-38) : l’esprit-chameau veut porter les charges les plus pesantes. Ces charges sont les valeurs de la Terre évaluées négativement, et dès lors pesantes, mais ce sont aussi celles des valeurs célestes (notamment chrétiennes) : poids d’un Dieu infini et tout-puissant (finitude), poids d’un Maître (humilité), poids d’une « mauvaise conscience » exigeant la condamnation de tous les plaisirs forts (culpabilité). Il faut de nouveaux contre-poids sur les flancs du chameau pour équilibrer les poids terrestres. En d’autres termes : pour « pousser » du dehors le chameau dans son désert, il faut à nouveau « peser » sur lui. Double poids donc : celui du sensible qui vous enfonce dans le sable et celui de l’intelligible qui vous presse les flancs ! L’esprit-lion, né avec les chameaux, anciennement esprit-chameau lui-même, s’est métamorphosé et, en se révoltant, commence à devenir ce qu’il est : victorieux du dragon qui se nomme « Tu-dois » (tu dois croire en Dieu, te soumettre au Maître, souffrir de ta mauvaise conscience). Le Dragon affirme : « toutes les valeurs ont déjà été créées et toute valeur créée, c’est moi ». L’esprit-lion est d’abord négation de ces valeurs éternelles et immatérielles : il prend plaisir à la connaissance de la Terre. Mais, en lui, c’est l’enfant, affirmateur des nouvelles valeurs, qui le pousse à se libérer des anciennes, puisque l’affirmation est la raison d’être de la négation forte. L’enfant répond au jeu de la nécessité-hasard par son jeu, renvoie la balle du hasard que lui lance l’enfant-monde, tandis que l’esprit-chameau, lassé du réel et s’en évadant par des métaphores et des croyances immatérielles pesantes, reste le jouet passif de la nécessité hasardeuse : « …qui s’est lassé, celui-là n’est lui-même que voulu et toutes les vagues jouent avec lui » (Ibidem).
111Si les « nouvelles valeurs » du corps sont celles du plaisir pris à l’assimilation et à la bonne digestion du réel par un vouloir fort, encore faut-il, dans la logique même de l’assimilation saine, reconnaître qu’il s’agit autant de « donner » au réel que de « prendre » de lui : « une vertu qui donne est la plus haute vertu » (APZ, I, « de la vertu qui donne », p. 89, traduction modifiée). Nous avons déjà, plus haut, distingué le plaisir joyeux du surhomme du plaisir jouisseur et immédiat de Calliclès. Le plaisir de l’hédoniste, éventuellement « calculé », est un plaisir de preneur, d’accapareur, qui ne donne rien au réel en retour. Ce que dit Zarathoustra au § 5 des « Tables » confirme cette évaluation du plaisir interactif en approfondissant l’analyse. Il y oppose les âmes nobles aux âmes vulgaires en ce que les premières ne prennent rien sans donner en retour, tandis que les secondes se contentent de prendre. Ainsi en va-t-il du plaisir : « on ne doit pas vouloir jouir là où l’on ne donne rien qui soit objet de jouissance ». Ce qui a pour conséquence que même la recherche « économique » du plaisir comme tel ne doit pas être voulue, car Zarathoustra n’est pas d’avantage Épicure qu’il n’est Calliclès : « il ne faut pas vouloir le plaisir ! » (Ibidem).
112D’un côté, ni la « recherche » du plaisir ni le « calcul » hédoniste ne sont des maximes nietzschéennes. L’homme à qui elles conviennent, pourrait être envisagé, d’un côté, comme le débile Épicure : « …cet homme des civilisations tardives et de la clarté déclinante sera en gros un individu plutôt débile ; son bonheur s’accordera à la médecine sédative qui est le fond de la pensée épicurienne… » (PBM, § 200, OC, p. 111). En effet, le plaisir conçu et voulu comme « …l’absence de douleur – voilà ce que ceux qui souffrent et vivent le profond malaise peuvent déjà voir comme le bien suprême, comme la valeur des valeurs… » (GM, III, § 17, OC, p. 323). Valeur corporelle, certes, valeur du ventre d’Épicure, mais valeur négative, négation de la négation qu’est la douleur, tel est le plaisir des épicuriens. Dans la nouvelle Table s’écrit la valeur positive d’un plaisir effet de l’affirmation de soi.
113D’un autre côté, l’homme hédoniste pourrait être envisagé comme le violent Calliclès. Celui-ci est sans doute « robuste » à la différence du débile Épicure, mais il lui manque l’effort de vouloir œuvrer et il préfère le plaisir immédiat, lui aussi passif, du « jouisseur ». Ce qui est voulu par Zarathoustra est la puissance dans le dépassement actif de soi-même, dans l’action créatrice exercée sur le réel assimilé et non dans sa consommation simplement jouissive : « nous n’avons pas le droit de n’être que des jouisseurs de l’existence, écrit Nietzsche dans un posthume, – cela manque de distinction (FP, 16 (49), p. 535), et ailleurs : « la sensation distinguée, c’est ce qui nous interdit de n’être que des jouisseurs de l’existence : elle s’indigne contre l’hédonisme – nous voulons, contre cela, produire quelque chose » (Ibidem, 7 (156), p. 304)48. Si la jouissance est le signe du dépassement accompli et en marque le « terme » provisoire, elle n’en est pas le « but » et « toutes ces philosophies qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir et la douleur, c’est-à-dire d’après des phénomènes accessoires, sont des philosophies superficielles et des naïvetés… » (PBM, VII, § 225, p. 143). Ainsi, « jouissance et innocence… ne veulent ni l’une ni l’autre, qu’on les cherche. On doit les posséder » (Ibidem). L’auto-surpassement est bien la fin visée et son obtention par la force exige inévitablement la faute et la souffrance : « mais plus encore on doit chercher (suchen) faute et souffrance ! » (Ibidem). Dire Oui à une joie, c’est dire Oui à la douleur qui en est la condition nécessaire, puisque toutes choses sont liées nécessairement : « dites-vous jamais Oui à un seul plaisir ? O mes amis, de la sorte vous dîtes Oui aussi à toute peine ! Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, éprises » (APZ, IV, « Le chant du marcheur de nuit », § 10, p. 345). De même, la joie de la connaissance passe par de « méchants » moyens : viol des secrets, mépris des opinions les plus sacrées, cruauté dans la rivalité entre savants. Nouvel exemple de l’union de la vérité et du mal : « c’est auprès de la mauvaise conscience (neben dem bösen Gewissen)49 que jusqu’ici crût tout savoir » (Tables, § 7, p. 221). De façon générale, « … ne sont en toute vie même – vol et meurtre ? » (Tables, § 10, p. 223).
114Les valeurs du corps sont aussi celles de la jouissance sexuelle. La chasteté, innocente et joueuse, de l’enfant, est la joie exceptionnelle de peu d’hommes, si bien qu’« à qui pèse la chasteté, à celui-là on ne doit point la conseiller, de peur que de l’enfer elle ne devienne le chemin… » (APZ, « De la chasteté », I, pp. 67-68). Mais à ceux pour qui elle ne pèse pas, parce qu’ils gardent son énergie en l’investissant à des fins créatrices d’une autre espèce, la chasteté est nécessaire.
115Or la pratique de la sexualité doit être orientée, à travers l’union de l’homme et de la femme, vers la génération d’une humanité purement « terrestre », non d’une humanité dont la perpétuation serait un hymne à un Créateur supra-terrestre. On ne verra pas de mépris dans le célèbre conseil d’une vieille femme à Zarathoustra : « tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouet ! » (APZ, I, « De petites jeunes et de petites vieilles », modifié, p. 81). En effet, quelle que soit sa manière d’être, naturelle ou dénaturée, la femme mérite le fouet. Le rapport homme-femme est un rapport de différence extrême, comme il se doit en régime de pensée et d’action perspectiviste. La perspective propre à la femme est ce qui, dans l’humanité, est un vestige de pure nature inhumaine. Sa sauvagerie est un condensé des qualités naturelles considérées à l’état sauvage. L’homme, en tant qu’individu mâle de cette espèce, est d’avantage porteur de perspectives spécifiquement « humaines » : celles qui s’ouvrent sous l’angle du langage, de la culture entendue au sens de la « civilisation », comme « dressage » de ces instincts naturels dont la perspective domine encore chez la « femelle » humaine. D’où la nécessité du « fouet », symbolique plus que réel assurément, dans le rapport de l’homme à la femme considérée dans sa perspective « naturelle ». Le « fouet » symbolise la « discipline » de l’ordre verbal, de la mise « en forme » et « à distance » de toute relation de fusion, pitié, sympathie féminine du vivant pour le vivant, « … à la Rousseau ». Il est aussi le fouet du « dressage culturel (Zuchtung) » imposé à la violence immédiate, à l’égoïsme naïf et natif, sans distance à soi, cet amour instinctif de l’espèce comme « amour de soi », encore « …à la Rousseau », auquel tend la femelle humaine.
116Le romantisme, exaltant un « éternel féminin » fait de sublimités, en définitive métanaturelles et extatiquement éternelles, ne mérite pas moins d’être conspué (« fouetté ») chez la femme qui s’y complaît, de façon dénaturée cette fois, que le féminisme revendiquant une égalité entre l’homme et la femme, le mâle et la femelle humains. Le romantisme dégrade la femme en l’angélisant ou la divinisant, tout autant que la dégrade le féminisme50, revendiquant une égalité de droits à son indépendance « démocratique », niant toute hiérarchie et empêchant tout dépassement surhumain. Les femmes angéliques, purs symboles de virginité des romantiques et les femmes masculinisées des féministes doivent être également méprisées, métaphoriquement « fouettées », parce qu’elles ont renoncé à leur nature et à leur « devoir » d’être dressées. Nietzsche renvoie ainsi dos-à-dos le romantisme et le féminisme, par-delà leur opposition apparemment radicale. L’un et l’autre, quoique pour des raisons différentes, stérilisent la femme et la séparent de la « vie immédiate », c’est-à-dire de sa nature sauvage – de Dionysos – dont la femme, c’est son indéniable supériorité, est bien plus proche que l’homme.
117Les termes dans lesquels Nietzsche prononce son éloge de la féminité sont parfaitement compatibles avec sa critique des femmes qui se veulent constituer un monde à part, romantique ou féministe, séparé du seul monde réel, celui de la nature et de sa civilisation (« le fouet »). On notera en effet que la phrase de Nietzsche est : « tu vas chez les femmes ? Apporte le fouet ! ». Aller chez « les » femmes peut, en un sens, signifier pénètrer dans un monde que les femmes se sont fait de façon artificielle et fausse, ce qui est tout autre chose que de pénétrer la nature de « la » femme. Les termes de l’éloge de la nature féminine, de la femme comme « nature », sont ceux-là mêmes qui métaphorisent le « monde » : « ce qui dans la femme inspire le respect et bien souvent la crainte, c’est sa nature, plus “naturelle” que celle de l’homme, sa souplesse féline et rusée, sa griffe de tigresse sous le gant de velours, la naïveté de son égoïsme, son inéducabilité et sa sauvagerie foncière, le caractère insaisissable, démesuré et flottant de ses désirs et de ses vertus… » (PBM, VII, § 239, p. 156).
1182. Les nouvelles valeurs de la Terre. Après la valeurs du corps, les nouvelles valeurs de Zarathoustra sont les valeurs du monde, précisons : les valeurs intra-mondaines, celles des astres, des étoiles et de la Terre se substituant aux transmondaines et supraterrestres valeurs des « lassés de la Terre ». Zarathoustra en conjure ses frères : « à la Terre restez fidèles » (APZ, Prologue, 3, p. 24) et cela, en portant « …une terrestre tête qui à la Terre crée un sens » (APZ, I, p. 43). Dans le discours sur les poètes du Livre II, Zarathoustra a insisté sur le peu de force des valeurs poétiques célestes et supra-célestes qui nous détournent de la Terre : « et plus encore par-dessus le Ciel, car les dieux sont tous des images poétiques… » (Ibidem, p. 148). Ces poètes favorisent le dégoût de la Terre : « à quoi bon vivre ? Tout est vanité51 » (Tables, 13, p. 225). Ce dégoût d’un monde lourd, indigeste, est l’effet direct du manque de « goût » pour les valeurs du corps : « pareilles gens s’assoient à table et avec eux n’apportent rien, pas même bon appétit ; et maintenant médisent : “tout est vanité” » (Ibidem, p. 225). On saisit combien le rapport au corps est fondamental en toute évaluation : l’illusion des arrière-mondes est la conséquence d’une dévaluation de ce qui nous insère dans ce monde-ci : notre corps et ses appétits. Ou encore, comme le dira Par-delà bien et mal : « les idées de “démondanisation (Entweltlichung)”, “désensualisation (Entsinnlichung)”et “homme supérieur” se confondent en une seule notion » (PBM, III, § 62, p. 78, traduction modifiée). De ce corps ne sont saisies que les réactions négatives succédant à l’assimilation du monde : excrétions et excréments, et non ses ré-actions fortes de re-création. De sorte que ces volontés ne se fabriquent des « arrières-mondes » incorporels et « purs » que parce qu’ils n’ont cessé de « …voir le monde par derrière (von hinten) » (Ibidem).
119Aux seuls obsédés de la saleté convient l’obsession de la pureté. Zarathoustra l’admet : « en quoi le monde ressemble à l’homme, c’est qu’il a un derrière (dass sie Hintern hat) – c’est bien vrai ! » (Ibidem). L’affirmation de la totalité des aspects – du corps, du monde – excède les forces de volontés qui ne réagissent qu’aux parties fangeuses d’elles-mêmes et du monde. Le Tout cependant seul est vrai, et le mal est condition du bien, la boue devenant matériau de construction… Les valeurs intramondaines de la totalité contrastée ne conduisent cependant pas au conformisme et au « laisser-faire ». La valorisation de la Terre mène bien plutôt à l’impératif d’une transformation et d’une métamorphose critiques internes au monde. Ce sont les « gens des arrière-mondes » qui prêchent l’immobilisme et le conformisme vis-à-vis de ce monde : « au monde laisse donc appartenir le monde ! Là-contre même ne lève le petit doigt ! » (Tables, 15, p. 226). Zarathoustra songe à la fameuse injonction du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »52. De même, concernant la raison humaine, les hallucinés transmondains conseillent : « ta propre raison, toi-même dois l’égorger et l’étouffer, car c’est une raison de ce monde » (Ibidem). Il n’est pas inutile de pointer cet éloge par Zarathoustra de la raison humaine qui, une fois encore, fait voler en éclats le contre-sens sur « l’irrationalité » de Nietzsche. C’est la volonté de la « petite raison » humaine qui doit effectuer le travail de destruction des anciennes Tables et l’édification des nouvelles. Écrivant le Zarathoustra, Nietzsche reste fidèle au projet d’Aurore, celui d’une reprise des Lumières dans la finalité d’éclairer rationnellement l’homme sur sa volonté créatrice, en critiquant les anciennes autorités théologico-politiques. Ces deux refus, l’un de faire cesser les scandales du monde et l’autre d’user de sa raison humaine pour le transformer du dedans, sont ceux par lesquels « … tu apprendras à renoncer au monde » (Ibidem), à renoncer au monde pour un autre : « mon royaume n’est pas de ce monde »53. Mais beaucoup de ceux qui sont las de ce monde y tiennent encore de façon hypocrite et lâche : « lassés du monde ! Et même à la Terre encore vous ne vous êtes arrachés ! » (Tables, 17, p. 227). Quant aux autres : « des incurables on ne doit vouloir être médecin, ainsi enseigne Zarathoustra, – par conséquent, déguerpissez ! » (Ibidem, 17, p. 228).
120Les valeurs de transformation ne doivent donc être enseignées qu’à ceux dont le vouloir – provisoirement affaibli sous la domination des « lassés du monde » – est d’un type créateur. Ceux-là doivent dans le passé se chercher des ancêtres, mais de façon sélective : la généalogie différentielle servira ici à évaluer les valeurs supérieures. L’avenir n’appartient qu’à ceux qui savent s’approprier leur passé. Deux contre-valeurs son alors tentantes. Ou bien, falsifier le passé comme ces générations « …qui interprètent tout ce qui fut comme un pont vers elles » (Tables, 11, p. 223). Ceux-là n’usent pas de la raison généalogique et sélective que propose la nouvelle sagesse. Ou bien, « second péril », renoncer à tout passé lointain, toute racine et race, comme l’homme commun : « sa mémoire remonte au grand-père, mais avec le grand-père cesse le temps » (Ibidem). Pour qu’existe une « nouvelle noblesse » (Ibidem), il nous faut de lointains et de multiples ancêtres. La généalogie rétrospective du philosophe sera fort utile lorsque viendra le temps où surgiront « de nouveau peuples » (Tables, 25), car « …qui sur d’antiques origines acquit un grand savoir, celui-là finalement, voyez, c’est sources d’avenir qu’il cherchera… » (Ibidem). La Terre sera en éruption, mais « … le tremblement de terre (das Erdbeben) révèle de nouvelles sources » (Ibidem, p. 233, trad. modifiée).
121Dans cette transvaluation où la Terre tremble en révolte contre les anciennes valeurs du Ciel, Nietzsche oppose l’unification du peuple au moyen de « la tentative » (der Versuch) de nouvelles valeurs, à l’unification du peuple par « le contrat » (der Vertrag) : « une tentative, ô mes frères et non un contrat ! ». Le contrat fut l’accord passé entre les faibles pour s’unir en dominant ainsi les forts. Mais comme le montrera à loisir la seconde Dissertation de La généalogie, le contrat social renversait une société unifiée originairement sous la domination des forts. Les nouveaux peuples proviendront, non du contrat, mais de « la tentative » (le Versuch) de quelques volontés pour imposer leur essai de retour à la domination forte. Cet essai impliquera nombre d’expériences sélectives, dont la mise à l’épreuve s’effectuera par le test de l’éternel retour, mais surtout peut-être par cette nouvelle « tentation » (que dit aussi le Versuch) que sera la société massivement démocratisée, massification politique dont le surhomme jouera le jeu et portera le masque. Les forts tenteront de faire céder les faibles à « la tentation » démocratique, pour se réserver « la tentative » de nouvelles valeurs mondaines. L’usage de la ruse, de la tentation « diabolique » (au sens de la diabolè de Dionysos) triomphera plus sûrement dans la guerre d’idées que dans la guerre des armes. Les nouvelles valeurs sociales et politiques feront donc l’objet d’« une longue recherche (ein langes Suchen) » (Tables, 25, p. 233)54.
122À ceux qui veulent changer ce monde et user de leur raison, Zarathoustra proposent le Versuch de nouvelles valeurs d’ordre intramondain. Si la guerre fait partie de ces nouvelles valeurs, encore faut-il savoir choisir le bon ennemi : « vous ne devez avoir que des ennemis haïssables, non des ennemis méprisables » (Tables, 21, p. 230). Ces ennemis dignes d’une bonne guerre sont ceux qui exposent et soutiennent les anciennes valeurs, non ceux qui leur obéissent sans compréhension ni conviction, dans la défense pratique (la guerre des « soldats »). Zarathoustra le note : « je vois force soldats, (viel Soldaten) puissé-je voir force guerriers (viel Kriegsmänner) » (APZ, I, « De la guerre et des guerriers », p. 58). De sorte que la guerre digne – moralement digne – est d’abord une guerre d’idées : « …c’est votre guerre que vous devez mener, et pour vos pensées » (APZ, I, « De la guerre et des guerriers », p. 59). Ceci explique l’importance du combat d’idées que Zarathoustra mène au Livre IV contre « l’homme supérieur », le porte-parole des anciennes Tables et que Nietzsche mènera dans sa Généalogie, sous-titrée « un écrit de combat (eine Streitschrift) ». Sans doute ce combat pourrait mener à une guerre « physique » de soldats, mais celle-ci ne serait qu’une conséquence éventuelle, non un principe absolument nécessaire. N’oublions pas que Nietzsche compte sur le nihilisme passif (celui des boudhistes « européens ») pour que la guerre d’idées mène l’auto-négation nihiliste à vouloir « se faire agir » par la nouvelle volonté de puissance, ce qui rendra inutile toute guerre « militaire ». « Une longue recherche (ein langes Suchen) » est donc la condition de l’avènement des nouvelles valeurs sociales et politiques. Par là s’effectue la transition au troisième champ des nouvelles valeurs : chercher de nouvelles valeurs implique que l’on admette l’éternel devenir des valeurs et non leur possession établie, fixée une fois pour toutes. « Pour tout avenir humain le plus grand péril » réside « …chez ceux qui disent et sentent dans leur cœur : « de ce qui est bon et juste nous avons déjà savoir et même possession ; malheur à ceux qui cherchent encore ici ! » (Ibidem, 26, p. 233). Que les valeurs perpétuellement cherchées et tentées soient « en devenir », cela implique, plus radicalement, que le devenir lui-même soit la valeur-mère, la valeur source de multiples valeurs corporelles et intra-mondaines.
1233. Les nouvelles valeurs du devenir. Elles font, en dernier lieu, partie des « nouvelles Tables ». Par antithèse, le développement du Livre II consacré aux « poètes » menteurs déployait le champ de ce troisième ordre de valeurs. Les poètes menteurs, ceux qui ne chantent pas « le possible », cèdent à l’illusion de valeurs éternelles, séparées du temps, et donc du devenir. L’image évoquée par Zarathoustra à ce propos est celle du lyrique romantique : « celui qui, dans l’herbe couché, ou sur de solitaires collines, tend bien l’oreille, de ce qui est entre ciel et terre, celui-là sait quelque chose » (« Des poètes », p. 148). Ce poète se tient à l’écart du temps (« ô temps, suspends ton vol ! ») et se sépare du devenir, formant une image de l’éternisation de l’instant que l’éternel retour combat avec celles de l’éternité extratemporelle et du progrès historique. Il se tient dans une attitude d’écoute réceptive, non d’action ou de production du sens. Par là, il favorise les valeurs de révélation et d’immuabilité, non celles de création et de perpétuel devenir. Zarathoustra est las de ces extases extratemporelles : « comme des poètes je suis las ! » (Ibidem). À l’encontre de ces poètes qui ne sont de nulle part ni d’aucun temps, Zarathoustra affirme : « je suis de ce jour d’hui et d’autrefois, mais il est chose en moi qui est de demain et d’après-demain, et de plus tard encore » (Ibidem). Ces poètes, dont on attendrait qu’il soient des créateurs (pensons au mot poiésis), sont des conservateurs, des répétiteurs contribuant à conforter les hommes dans leur ressentiment contre le temps.
124Tout à l’opposé de ce « royaune des nuées » (Reich der Wolken) et de l’immobilité fustigée chez les poètes (Ibidem, p. 148), de façon délibérée, Zarathoustra fait référence dans le Chant des Tables du Livre III, à Jésus, annonciateur du « royaume de Dieu », l’homme qui était venu rompre l’installation juive dans les valeurs de ressentiment, fixées dans la lettre de la Loi, « …celui qui a sondé les cœurs et lors ainsi parla : “ce sont les pharisiens” » (Tables, 26, p. 233)55. Jésus fut, lui premièrement, un chercheur et un essayeur de nouvelles valeurs. À la froide uniformité de la Loi, il opposait la chaleureuse invention singulière de la vertu personnelle du cœur, sans cesse renouvelée : « qui sa propre vertu invente, les gens de bien nécessairement le crucifient » (Ibidem). « Vertu propre », l’expression indique le questionnement avant tout moral de Jésus en direction de ceux qui sont depuis toujours installés dans la justice et la bonté d’une Loi impersonnelle. Zarathoustra aussi, lorsqu’il vint chez les hommes, les trouva « assis » sur « une vieille prétention » : « depuis longtemps ils croyaient tous savoir ce qui pour l’homme serait bien et mal » (Tables, 1, p. 217). Sans doute faut-il aller plus loin : « mais le second (der Zweite aber) qui explora ce pays… » après Jésus fut celui (Nietzsche-Zarathoustra) qui demanda : « quel est celui que ces hommes de justice et de bonté haïssent-ils le plus ? » Zarathoustra se présente lui-même comme « le second » de Jésus dans l’ordre du questionnement moral, explorant le pays des anciennes Tables. Jésus interrogeait la deuxième négation, la Loi que les juifs opposait, à une négation première, celle que les créateurs leur infligaient en s’affirmant eux-mêmes.
125La quète de Zarathoustra remonte plus haut : la Loi, immuable et éternelle, est le rempart que les faibles ont opposé à la création des valeurs. C’est bien la haine de la création qui est leur mobile originaire, c’est-à-dire le ressentiment des faibles : « celui qu’ils haïssent le plus, c’est le créateur (der Schaffenden) » (Tables, 26, p. 234), puisque « …le créateur, c’est celui qui crée une fin (Ziel) pour les hommes et qui donne à la Terre son sens (Sinn) et son avenir » (Ibidem, 1, p. 217). Le créateur est celui qui se dépasse à partir de soi seul, ainsi que le fait tout vouloir créateur d’une « étoile » dans le monde. La loi, lorsqu’elle est posée, est sa loi, toujours susceptible d’être révisée, abrogée, abandonnée. La loi de la « moralité des mœurs » imposée par les maîtres est l’affirmation première que vont nier les esclaves en s’imposant la loi morale intérieure et universelle. Le vouloir stérile est le vouloir qui se dépasse à partir d’un Autre intangible : Dieu, Loi, État. Mais cet Autre, absolument immobile et immuable, ne se dépasse pas lui-même. Il dépasse absolument et éternellement ceux qui se dépassent à partir de lui. Du point de vue de cet Autre, l’auto-dépassement ne saurait donc être la valeur suprême, il ne peut qu’être une pâle imitation de sa propre transcendance immédiate, éternellement hors du temps et du devenir.
126La valeur suprême dans les anciennes Tables n’est pas le pur devenir, ce qui ne change à partir de rien d’autre que de soi-même, mais l’immobilité absolue en tant que résistance au devenir créateur. Normée à partir de cette Table de valeurs, l’action n’est jamais une transformation véritable de ce qui est, mais plutôt l’imitation ou la répétition de l’Autre Immuable à partir duquel on agit. La conséquence est tirée par Zarathoustra : il faut briser ces Tables de l’immuabilité théologique, légaliste, étatiste, et ceux qui se disent « bons » et « justes » à partir de ces Tables d’immobilisme moral : « brisez, je vous en conjure, les gens de bien et les justes » (Tables, 27, p. 234).
127Zarathoustra sait qu’il se heurte à la crainte du devenir et à cette ancienne ruse métaphysique qui alla jusqu’à diviniser rationnellement le devenir afin d’en « avoir raison ». La suprême ruse de l’Immuable est de faire du devenir son image (Platon) ou son objectivation (Hegel). La divinisation rationnelle de ce qu’on nomme « évolution » ou « développement » – en tant que négation rusée de l’autonomie du devenir – trouva son apogée dans la philosophie de l’histoire de Hegel : Dieu (la Raison) en devenir. Tel fut le moyen dont usa la métaphysique pour conjurer le spectacle effrayant d’une interaction de forces sans but ni raison » (HTH, I, § 238, Justice envers le dieu en devenir, p. 169). En fait, les penseurs métaphysiques qui se sont donné « la tâche de brosser le tableau de la vie » (HTH, II, OSM, § 18, p. 24), ne firent rien qu’y projeter les tableaux « …tirés d’une seule vie, la leur… » (Ibidem). Hegel fit de sa vie dans l’État prussien « le divin sur Terre »56 auquel le devenir devait mener de toute éternité. Mais, d’une part, « …un être en devenir ne saurait se réfléchir en une image fixe et durable, en une image d’un “ça” » (Ibidem), et, d’autre part, « cette goutte de vie est sans importance dans le caractère général de l’immense océan du devenir et du périr » (HTH, II, VSO, § 14, p. 165). Schopenhauer, le premier parmi les philosophes, « nie l’évolution » (HTH, I § 238, p. 169) au sens de Hegel, sans être affecté négativement par « la misère de ce déferlement historique » (Ibidem) qu’est le devenir humain.
128À la différence de Schopenhauer, Zarathoustra place « la volonté » du devenir, non au-delà de lui-même, en tant que « vouloir-vivre », mais en son sein. Cependant la dévalorisation métaphysique du devenir avait sa raison d’être dans sa dévalorisation morale. Eu égard à l’impeccable immuabilité du vouloir divin, tout devenir est faillible, et toute fallibilité devient un jour culpabilité. « Devenir ce qu’il faut que l’on soit » (et non « devenir ce que l’on est nécessairement »), c’est s’exposer à la faute dans le choix de son caractère intelligible, puis sensible, comme l’a montré « la fable de la liberté intelligible » d’Humain trop humain. Si, au contraire, dans le devenir « tout est nécessité », tout est alors « innocence » (HTH, § 107, p. 114) : « il n’est pas d’adversaires plus décidés que les théologiens qui continuent, par leur concept de “l’ordre moral universel”, à infecter de “punition” et de “faute” l’innocence du devenir » (CID, « Les quatre grandes erreurs », p. 95).
129Zarathoustra lance donc l’homme « sur la haute mer » (Tables, 28, p. 234) du devenir, sans craindre « le grand mal de mer » (Ibidem) dû à la perte de la stabilité morale fournie par « les gens de bien ». Le cap est ainsi mis sur « le pays Avenir humain » (Ibidem, p. 235). Quittant « le pays de nos pères » (Ibidem), pays des « gens de bien », nous irons vers « le pays de nos enfants » (Ibidem) : « d’être enfants de vos pères (entendons : faibles), par vos enfants (entendons : surhumains) vous devez vous racheter (on notera l’impératif éthique : sollt ihr gutmachen) » (APZ, Tables, 12, p. 224). Ceci ne s’adresse pas seulement aux volontés fortes, affirmatives, solidaires des forces actives, mais aussi aux volontés faibles et négatives des « hommes supérieurs », méprisant le nihilisme passif des « derniers hommes » qu’ils dominent politiquement, religieusement et culturellement. Ces volontés sont celles des individus d’élite qui « dominent » la civilisation des derniers hommes, mais qui s’y méprisent, d’un mépris de soi impensable chez le « dernier homme » : « il est des natures qui de se supporter ne trouvent moyen qu’en s’efforçant à leur déclin » (APZ, variante du Prologue, 4, p. 26, p. 364). « L’homme supérieur » est, au moins en partie, porteur de « l’homme qui veut périr » (APZ, Prologue, 4, p. 26). Mais il ne veut pas périr dans le doux et passif suicide « boudhiste » et diététique du « dernier homme ». Il veut périr « activement », en se mettant au service des nouvelles forces actives, expressions de la volonté affirmative des nouvelles valeurs. C’est pourquoi Zarathoustra s’adresse, dans le Livre IV, aux « hommes supérieurs » dans l’espoir de trouver en certains d’entre eux des alliés prêts à préparer la venue du surhomme, et c’est pourquoi le thème de la transvaluation trouve dans ce Livre IV son point d’aboutissement. Ainsi Zarathoustra entend avec plaisir l’un des « deux rois » avouer son dégoût de lui-même : « cette nausée m’étrangle que, nous autres rois, soyons nous-mêmes devenus faux, recouverts et déguisés sous le vieux faste jauni de nos grands-pères… » (APZ, IV, « Dialogue avec les rois », p. 26).
130Référence est ici faite au phénomène de la décadence des États modernes impuissants à imposer une forte volonté de transformation créatrice au devenir historique. La canaille des « derniers hommes » croit avoir dans cette élite politique et intellectuelle les « premiers » d’entre eux, en leur demandant de les « représenter » politiquement comme tels, mais : « nous ne sommes pas les premiers – et il nous faut pourtant représenter cela –, cette imposture, à la fin, nous lasse et nous écœure » (Ibidem). Zarathoustra espère donc la conversion des rois et autres hommes supérieurs à la nouvelle hiérarchie de valeurs et leur reconnaît la vertu de patience : « …la seule vertu qui soit restée aux rois – ne se nomme-t-elle pas aujourd’hui : pouvoir attendre ? » (Ibidem, p. 268). Ainsi leur parlera-t-il : « que vous ayez méprisé, vous les hommes supérieurs, voilà qui me donne espoir. Car ceux qui méprisent sont ceux qui grandement vénèrent » (APZ, IV, « De l’homme supérieur », p. 308). Et si Zarathoustra, à la fin de cet aphorisme (APZ, IV, 11-20, pp. 312-317), entreprend de convertir les hommes supérieurs aux vertus terrestres de la guerre, de l’enfantement, de la danse et du rire – vertus qui leur manquèrent jusqu’alors – c’est bien pour les inscrire dans le champ, suprêmement englobant, des valeurs du devenir.
131Mais puisque tout ce qui devient revient éternellement, vouloir des enfants autres que les pères, c’est néanmoins vouloir qu’éternellement reviennent les grands-pères dont ils sont issus. C’est affirmer la valeur du tout qui devient et revient éternellement identique en soi : « tout devient et revient éternellement – impossible d’y échapper ! » (FP, IX, 24 (7), p. 678). Dès lors, le devenir éternisé n’a plus la « mollesse » de l’onde, mais l’extrême « dureté » ou l’« éternité » de l’airain sur lequel s’écrivent les nouvelles Tables. « Tabler » sur le devenir, cela se peut, car c’est écrire sur un devenir qui a, paradoxalement, la fermeté de l’éternel. Affirmer la valeur du devenir éternel comme retour en soi-même requiert donc de la part du scripteur la plus grande dureté, contre la fausse stabilité – fille de la mollesse morale – des anciennes Tables. « Devenez durs » (Tables, 29, p. 235) exige Zarathoustra, afin d’écrire sur les dures Tables du devenir nouvellement voulu et entendu, les valeurs du corps, de la Terre, et avant tout du devenir lui-même. Valeurs du devenir sont évidemment valeurs d’avenir. Aussi, la mise en œuvre pratique de la transvaluation requiert deux nouvelles expériences à l’examen desquelles se consacre notamment Par-delà bien et mal : après les anciennes hiérarchies culturelles, un nouvel « élevage » sélectif de l’humanité et, après la mort de Dieu, une nouvelle « religion », celle de Dionysos.
Notes de bas de page
1 Cf. la lettre à Peter Gast du 2-4-1883, citée en note 2 de notre Introduction.
2 Ce sont « les cinq termes fondamentaux de la pensée de Nietzsche » retenus par M. Heidegger, in M. Heidegger, Nietzsche II, trad. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 31.
3 Nous contestons l’ordre de succession envisagé par Heidegger sur ces deux points.
4 Le livre V du Gai savoir fut ajouté en 1887, postérieurement au Zarathoustra.
5 Nietzsche reprend à dessein en la parodiant la formule attribuée à Madame de Staël qu’il tenait au demeurant en basse estime.
6 On rapproche ce mot de Nietzsche de la boutade de Gavarni dans le Journal des Goncourt qu’il a lu : « une femme, mais c’est impénétrable, non parce que c’est profond, mais parce que c’est creux ! ».
7 Le terme signifie étymologiquement en grec : « le jet ou le trait lancé de travers », par exemple en travers du « droit chemin » pris par quelqu’un, d’où, par analogie, l’accusation, la calomnie. Sur cette base, Nietzsche n’a pu ignorer ce rapprochement fort lourd de sens entre la personne du « diable » et celle de Dionysos dont l’apparition « traverse » nos chemins et « bouleverse » nos rectitudes.
8 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Hyppolite, Aubier, I, p. 28.
9 Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, Préface, trad. Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 87.
10 Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, Bibliothèque 10/18, 1979, p. 137.
11 W. Kaufmann a également noté que le concept unitaire de la volonté comme volonté de puissance doublement modalisée n’apparaît pas chez Nietzsche avant le Zarathoustra, in Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, édition citée, II, Chapitre VI.
12 Nouvelle et claire confirmation du contre-sens consistant à identifier le surhomme au supertechnicien dévastant la Terre.
13 Il est remarquable qu’exactement contemporain de celui de Nietzsche l’effort du néo-kantien H. Cohen vise à renforcer le subjectivisme a priori dans la physique comme « science mathématique de la nature », dans les deux premières éditions de sa Théorie kantienne de l’expérience (1871, 1885) et ce dans une volonté symétrique, mais ontologiquement inverse, de critiquer F.A. Lange (Histoire du matéalisme (1866), référence commune aux deux philosophes anti-matérialistes.
14 Pour un essai de clarification du vocabulaire de la « pathologie » nietzschéenne, cf. P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, édition citée, pp. 90-92, et La pensée du sous-sol, Paris, Allia, 1999, p. 50 et suivantes.
15 E. Kant, Critique de la raison pure, De l’usage régulateur des idées de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, G-F, 2001, p. 565.
16 Schopenhauer, MVR, édition citée, II, § 19, pp. 146-147.
17 La lecture de W. Roux (Der Kampf der Teile im Organismus, Leipzig, 1881) souvent mentionnée à propos du concept d’« assimilation », doit l’être également au sujet du concept de « lutte » interne à l’organisme. Cf. W. Müller-Laûter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998.
18 Cette modalité forte de la volonté de puissance a été rigoureusement commentée par Didier Franck : « … se tenir de soi-même par soi-même sans prendre passivement appui sur quoique ce soit d’autre », in Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1998, p. 425.
19 Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 72, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, I995, p. 386 : principe de « …la vie de la matière (vie qui lui est propre ou résultant d’un principe vivifiant interne, une âme du monde), et il s’appelle hylozoïsme ».
20 G. Deleuze envisage d’abord la signification physique du Retour considérée comme son « premier aspect » (o.c., p. 53) et sa signification éthique, considérée comme un « deuxième aspect » (p. 77).
21 Que le schème de l’alliance ou du « mariage » avec l’éternité féminisée puisse prendre naissance ici, cela ne lui confèrerait encore qu’une valeur analogique.
22 Voir plus bas, notre troisième Partie, Chapitre Un, « Kant questionne Nietzsche : une nouvelle morale “grand seigneur” ? ».
23 En plus du Zarathoustra et des fragments autrefois dits de La volonté de puissance, cf. Le Gai savoir, § 341 et Par-delà le Bien et le Mal, § 56.
24 P.S. Laplace, Essai philosophique sur le cacul des probabilités, 1814. Bien que Nietzsche ne le cite pas, il a pu en prendre connaissance par l’œuvre d’A. Comte qui y voit la formule du passage des « causes » aux lois mathématiques déterministes.
25 On notera à nouveau le maintien du terme et de la notion de génie jusque dans les textes tardifs de Nietzsche.
26 Traduction proposée par P. Wotling, Généalogie de la morale, édition citée, p. 138.
27 Hegel : « il est tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent, son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps », Principes de la philosophie du droit, Préface, édition citée, p. 86.
28 Cf. La République, III, 389, b : « c’est donc aux gouvernants de l’État qu’il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l’intérêt de l’État ».
29 Nietzsche fait allusion au Système de politique positive d’Auguste Comte, publié à deux reprises, en 1822 et 1851.
30 Citant une œuvre de jeunesse dont il approuve encore la portée en 1821, Hegel écrivait, de son côté : la guerre « …conserve aussi bien la santé ethique des peuples en son indifférence vis-à-vis des déterminités finies » Principes de la philosophie du droit, trad. citée, p. 401.
31 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106.
32 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Lasson, II-IV, F. Meiner Verlag, 1968, p. 735.
33 Kant, Critique de la raison pratique in Œuvres, Pléiade, II, p. 700.
34 Ibidem, p. 710.
35 Fichte, Seconde Introduction à la Doctrine de la Science, 1797, XI, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1964, p. 310.
36 Comme l’ont souligné Stendhal cité par Taine, tous deux lus avec approbation par Nietzsche, Napoléon, de souche italienne, n’est pas un homme du XVIIIe siècle : « il appartient à une autre race et à un autre âge… », H. Taine, Les origines de la France contemporaine, II, 1884, Paris, Laffont, 1986, p. 372.
37 Platon, Le Sophiste, 249 d, traduction Chambry, Paris, Classiques Garnier, 1950, p. 98.
38 C’est-à-dire « la distinction grand seigneur » (die Vornehmeit).
39 M. Onfray ne nous semble pas échapper à cette confusion lorsqu’il met la morale du plaisir sous le patronnage esthétique de Nietzsche : « la morale qui fait sienne l’impératif de plaisir veut la production d’un style, le contraire de l’uniformité et de l’intégration dans la masse… il faudra finir par comprendre ce que Nietzsche veut dire quand il écrit : “l’art a plus de valeur que la vérité” », L’art de jouir, Paris, Grasset, 1991, p. 306.
40 P. Klossovski, Nietzsche et le cercle vicieux, édition citée, p. 182.
41 V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier, 1970, p. 193. Sur cet accord « pour l’essentiel » (o.c., p. 200, note 5) de V. Goldschmidt avec K. Löwith, voir les pages 195 à 206 de l’ouvrage cité.
42 Ibidem, p. 194.
43 Sur le statut de l’affirmation de réalité chez Nietzsche, cf. en particulier, E. Blondel, « Contre Kant et Schopenhauer : l’affirmation nietzschéenne », Revue philosophique, no 3/1998, pp. 293-310.
44 Suggestion formulée par G. Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, « Nihilisme et transmutation : le point focal », pp. 197-201.
45 G. Deleuze, o.c., p. 197.
46 Cf. notre analyse développée in Actes du forum de la Société angevine de Philosophie, « Le corps, la pesanteur et la grâce », 2003, pp. 76-94.
47 Cf. Plus bas, troisième partie, Chapitre I, « Kant questionne Nietzsche », « 1. d’une fond rêveur et d’un ton grand seigneur ».
48 M. Kessler qui rapproche ces fragments dénonce en les commentant l’assimilation Nietzsche-Calliclès in Nietzsche et le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999, pp. 217-220.
49 On notera que le mal de cette « conscience » forte est qualifié de « méchanceté » par les volontés négatives et faibles. De façon symétrique et inverse, les volontés fortes qualifient de « mauvaise conscience » (schlechtes Gewissen) la conscience morale des faibles dans La généalogie de la morale.
50 À noter toutefois que Nietzsche emploie souvent le terme de « féminisme » au sens de « féminisation idéale », ce qui en fait alors un quasi-synonyme et non un antonyme de « romantisme ».
51 Ecclésiaste, I, 2.
52 Marc, XII, 17.
53 Jean, XVIII, 36.
54 On note l’identité des radicaux allemands dans Versuch (tentative) et Suche (recherche).
55 Sur le renouvellement des valeurs morales tenté par Jésus, cf. plus bas, Deuxième Partie, Chapitre I, 1.
56 Cf. Hegel : L’État : « le divin qui est en soi et pour soi » Principes de la philosophie du droit, § 258, Rem. trad. et éd. citées, p. 315 et : « L’État est la volonté divine en tant qu’esprit présent », § 270, p. 334.
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