Chapitre 3. Le gai savoir de la morale
p. 51-76
Texte intégral
« Quiconque voudrait faire désormais des questions morales une matière d’étude, s’ouvrirait un immense champ de travail. »
(Le Gai savoir, I, § 7)
1. Introduction. Les trois significations du gai savoir appliqué à la morale
1Tandis qu’Humain trop humain (1878) et Aurore (1881) procédaient à une genèse des illusions morales qui pouvait encore sembler conformer sa méthode à celle des sciences génétiques contemporaines : biologie, histoire, philologie, etc, Le gai savoir (1882) met en question de façon radicale les illusions de neutralité et d’universalité sur lesquelles reposent ces sciences elles-mêmes. Aurore, certes, envisageait déjà, en une reprise et une radicalisation des Lumières, de faire servir la connaissance des origines à une nouvelle émancipation pratique de l’homme à l’égard des autorités morales traditionnelles, et c’était son avancée théorético-pratique vis-à-vis d’Humain trop humain. Mais le statut du savoir et du savant lui-même n’était pas l’objet d’un questionnement radicalement moral. Un pas est au contraire à présent accompli vers la dissociation entre une simple science génétique – dont le sujet est encore neutre, ne prenant pas « parti » pour son objet – et une science véritablement généalogique dont le « gai savant » sympathise lui-même avec certaines des configurations pulsionnelles qu’il met au jour. Mais cette mise en question de la « science » (Wissenschaft) ne fait que poursuivre et radicaliser le soupçon relatif aux diverses « provenances » des valeurs, exercé à l’encontre de la religion, de la métaphysique et de la morale. Pas plus qu’il n’y a de morale universelle ou métaphysique, il n’y a de science universelle et fondée sur l’intelligible. En bref, le procès de relativisation et de physicalisation doit concerner la pratique de la science au premier chef. Il pouvait sembler jusqu’à présent, en effet, que la science échappait au procès généalogique en vertu de ses prétendues universalité et objectivité, qu’elle exigeait absolument un « sujet » neutre, un « esprit scientifique » identique à soi et « dépassant » vraiment les faits qui sont l’objet de sa connaissance. Mais ainsi comprise la science serait l’ultime succédané de l’illusion métaphysique, et c’est en ce sens aussi qu’il faut naturaliser la morale de la science.
2Ainsi, Nietzsche divisera impitoyablement la science en une science des « faibles » – une science apparemment « neutre » et « universelle » – et une science des « forts », « la gaie science » (die fröhliche Wissenschaft). La science « neutre » est en réalité une science « triste », celle d’individus qui renoncent à leur singularité en faveur de lois générales, supposées déterminer en dernière instance leurs pensées et leurs actes. Bien que Nietzsche n’en use pas lui-même ici – il parlera pourtant plus tard d’« un regard triste (ein traurig Blick) » de la science moderne nihiliste (GM, III, § 26, p. 342) – il peut être utile de forger l’expression de « triste savoir » en opposition à celle de « gai savoir » qui donne son titre et sa teneur à l’ouvrage. Le savoir universel et légal de lois censées déterminer tant notre connaissance que nos actions est en effet faussement neutre et indifférent. Il dissimule mal une tristesse née de l’impuissance où est l’individu de s’exprimer comme singularité et de l’envie refoulée qu’il éprouve au contact des individus ayant la force de s’approprier personnellement leur savoir théorique et leur savoir pratique d’eux-mêmes. Les héros du « triste savoir » sont en vérité parents de ces « hommes sublimes » que le Zarathoustra décrira ainsi : « encore n’avait appris le rire ni la beauté. Sombre, du bois de la connaissance s’en revenait le chasseur » (APZ, « Des sublimes », OC, p. 136). Ce chasseur s’est affronté aux « fauves indomptés », aux réalités effectives, toujours singulières et imprévisibles : « sa connaissance encore n’a point appris l’art de sourire et d’être sans jalousie » (Ibidem, p. 137).
3Nietzsche a explicitement établi un rapport d’analogie entre le gai savoir philosophique, en tant que sagesse théorique et pratique, et – sous-titre du livre – la gaya scienza provençale, cette culture qui fait « …l’unité du troubadour, du chevalier, et de l’esprit fort » (EH, « Le gai savoir », p. 305) : poétiquement inventif, noblement combatif, libre et audacieux d’esprit. Le savoir que nous avons nommé « triste » est tout le contraire sous chacun de ces aspects : stérilement reproductif, vulgairement pacifique, spirituellement affaibli par les évidences communes.
4Le pas théorique décisif qu’accomplit le Gai savoir est ainsi la problématisation morale du concept d’individu, dont la solution va déboucher sur la théorie de la double individuation. On peut distinguer dans l’ouvrage trois grandes étapes faisant progresser le questionnement envisagé de ce point de vue : d’abord l’interprétation de l’ambiguïté fondamentale de la « conservation de l’espèce », dans les premiers paragraphes du Livre I qu’il convient de compléter par le § 354 du Livre Cinq sur « le génie de l’espèce » ; ensuite, l’échantillon analysé d’une « conservation » morale commune de l’espèce à laquelle on substitue gaiement une morale « physique » de la création (le § 335 du Livre Quatre : Vive la physique !) ; enfin, la mise en place de la théorie des deux modes d’individuation « souffrante », le dividuum et l’individuum, qui forme le sous-bassement de la critique précédente, dans le long § 370 du Livre Cinq, intitulé Qu’est-ce que le romantisme ?
2. Contre « Les doctrinaires du but de l’existence » : que signifie « conserver l’espèce » ?
« Mon idée : les buts font défaut et ces buts doivent être des individus. »
(FP, XII, 7 (6), p. 275)
5Pour Nietzsche, il n’y a d’« effectivement réel (wirklich) », c’est-à-dire d’« agissant (wirksam) » que l’individu singulier, non une forme ou une essence et encore moins un vouloir-vivre universel. Comme l’avait fait Hegel, Schopenhauer1, que Nietzsche cite avec approbation en référence à Héraclite, note que l’allemand wirklich signifie ce qui dans la matière est agissant plus nettement que real, signifiant seulement « ce qui est là, dans l’espace » : « c’est donc avec une singulière précision qu’on désigne en allemand l’ensemble des choses matérielles par le mot Wirklichkeit (de wirken, agir) terme beaucoup plus expressif que celui de Realität » (« La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 5, FP, I **, p. 230)2. Que l’individu singulier soit seul effectif ou agissant, c’est là un principe que Nietzsche oppose au principe métaphysiquement actif de la forme universelle chez Platon et Aristote et encore chez Hegel, de même qu’il l’opposera à la métaphysique du vouloir de Schopenhauer. Si la vraie « réalité (Realität) » est « effectivité agissante (Wirklichkeit) », ce n’est pas l’en soi de l’Idée ou de la volonté qui en est l’energeia mais bien la volonté comme phénomène « sensible », ce dernier terme signifiant tout à la fois « énergique » au sens matériel et « herméneutique » au sens perspectiviste (être « sensible » à…). Cette ontologie de la singularité est solidaire d’une axiologie perspectiviste, pour laquelle l’individu n’existe que par l’acte de valorisation et d’évaluation dans lequel il projette activement ou réactivement le point de vue de sa volonté propre, en accord ou en conflit avec l’infinité des autres, en vertu du « …caractère perspectiviste de l’existence… » (GS, V, § 374, p. 270).
6Ce nouveau principe d’individuation perspectiviste et active passe par l’assimilation critique de la doctrine schopenhauerienne de l’individuation qui creuse l’écart entre l’être-en-soi et l’apparence représentée. À un point tel que même le dualisme platonicien n’accédait pas à une telle distance tragique entre les deux, car il est encore métaphysiquement naïf, pour Schopenhauer, de penser que la matière est le « matériau » dans lequel sera construite une « image » de la forme-archétype par un démiurge. Pour l’auteur du Monde, le phénomène matériel est, à l’égard de la volonté qui s’y fait vivre, un véritable « voile de Maya ». En même temps qu’elle s’y incarne, la volonté se dissimule totalement à elle-même dans cette individuation qui la dissocie infiniment dans l’altérité, alors même que son être-en-soi est identité absolue et indétermination radicale. La subordination métaphysique du singulier à l’universel est en même temps sortie du cadre rationnel dans lequel la métaphysique grecque ne la maintenait que de façon à pouvoir l’atténuer. En effet, la « raison » est déjà un mode anthropomorphe et pour tout dire « représentatif » de cette subordination qui s’approprie, sur le mode de la projection du « principe d’individuation », cela même qui devrait y échapper dans l’inconnaissance totale. L’affirmation de l’irrationalité de la relation du vouloir-vivre universel à son objectivation phénoménale singulière est radicale. La description, restée célèbre3, de l’individu dans son rapport à la reproduction sexuelle de l’espèce n’en est qu’une figuration métaphorique sur le plan du temps : l’espèce est en effet elle-même une « représentation » du vouloir-vivre métaphysique insondable. Individu et espèce sont tous deux des phénomènes représentés dont le lien avec leur fondement absolu et volontaire est « sans raison ». À la vérité ontologique radicale de la non-individuation de la volonté correspond chez Schopenhauer, de façon parfaitement cohérente, une esthétique et une éthique de la dés-individuation desquelles le jeune Nietzsche, avons-nous vu, tira les principes de son interprétation encore métaphysique de la tragédie.
7C’est à donner au contraire à l’individuation phénoménale la seule réalité effective que travaille désormais Nietzsche. Ayant supprimé la dimension de verticalité en-soi du « vouloir-vivre », il a étalé ce qu’il appellera plus tard « volonté de puissance » sur l’unique plan des phénomènes individués. Le principe d’individuation par l’ici et maintenant de l’espace et du temps est conservé, mais il est pourvu aussi de la volonté d’agir dont on a dépouillé la chose en soi pour la restituer au phénomène. Cette volonté est la seule réalité ontologique, en tant que faire-paraître interprétant des autres étants et faire-paraître de soi-même dans l’interprétation des autres, à l’infini, puisque, du monde « …nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations » (GS, V, § 374, p. 271). Notons cependant le caractère hypothétique, non dogmatique, du perspectivisme de Nietzsche : il est seulement fort possible, quoique très probable, que tous les étants intramondains soient peu ou prou, en des angles plus ou moins ouverts aux autres, des points de vue interprétants et agissants. Mais la seule évidence initiale que nous ayons de l’individuation perspectiviste est celle de notre volonté humaine.
8Le concept de phénomène n’est alors plus défini en référence à « l’être-en-soi » mais en en référence à « l’être-pour-soi » d’une perspective singulière valorisante, affrontée aux autres, à « l’être – pour-l’autre », si l’on nous permet ce vocabulaire hégélien. Est conservée cependant aussi, de façon apparemment contradictoire, la thèse de la subordination de l’individu à l’espèce nouvellement entendue : c’est-à-dire entendue comme la transmission continue de la créativité perspectiviste, énergie accumulée, reçue et transmise des individus à travers le temps. La généralité de l’espèce n’est plus conçue en extension, comme un ensemble de propriétés données et invariantes dans l’espace d’un référentiel perceptif extérieur, duquel le « savant » les extrairait par abstraction. Cette généralité est à présent pensée, en intensité croissante, comme la baisse ou l’intensification continue d’une productivité d’individus se transmettant un « type » d’individualité, un tupos, à la fois un caractère et un modèle. Pour chaque individu, il faut poser la question de savoir s’il a reçu et transmet une productivité du type reproductif, stérile, en un mot « déclinant », ou s’il s’inscrit dans une lignée de productivité créatrice, féconde, « ascendante » : « de chaque individu, il faut se demander s’il représente la ligne montante ou la ligne déclinante de la vie » (CID, « “Divagations d’un « inactuel” », § 33, p. 127). On saisit déjà que l’individu, quelque soit son type, ne peut être considéré comme un atome, ni même comme un simple maillon dans une chaîne. Il est bien plutôt le moment d’un processus dynamique typique. Ce questionnement s’inscrit en conséquence dans une évaluation philosophique : « l’égoïsme vaut autant que vaut physiologiquement parlant l’homme égoïste : il peut avoir une grande valeur, ou n’en avoir aucune » (Ibidem, p. 126).
9La « transmission », l’historicisation et l’individuation des différences singulières, sont des motifs de réflexion qui sont indubitablement fournis à Nietzsche, après Schopenhauer, par l’œuvre de Darwin, à laquelle il se réfère dans le premier Livre du Gai savoir. Il ne conteste pas aux darwiniens que la finalité de la vie individuelle soit « la conservation de l’espèce » (GS, I, § 1, « les doctrinaires du but de l’existence » p. 49), puisque « cet instinct est absolument l’essence de l’espèce grégaire que nous sommes » (Ibidem). Nietzsche reprend ici de façon ironique et parodique le vocabulaire même des auteurs évolutionnistes qu’il critique, comme il le fait du vocabulaire platonicien ou kantien par provocation, afin d’en retourner gaiement contre eux la teneur conceptuelle. Il s’agit bien plutôt de faire porter la question sur ce qui, du contenu de l’espèce humaine, vaut plus que tout d’être conservé par les individus. Est-ce vraiment la simple « reproduction » de normes communes utiles aux groupes, relevant de la compassion, de la sympathie, de la solidarité, et menant progressivement vers des totalités sociales de plus en plus homogènes, intégrées et stabilisées ? Telle est bien la réponse de Darwin et de Spencer.
10Curieuse perspective finale de la part d’évolutionnistes dont on attendrait qu’ils insistent sur la nécessité pour l’espèce humaine d’évoluer sans fin à l’intérieur d’elle-même, faute de pouvoir se transformer en une autre espèce, supérieure. N’est-ce pas plutôt la « production » de normes singulières, originales parce que neuves et suscitant leur propre dépassement par d’autres individualités créatrices, appartenant néanmoins au même « type », en quoi réside la conservation sans stabilisation de l’espèce et n’est-ce pas, paradoxalement, la puissance d’innovation qu’il faut « conserver » ? C’est cette réponse que Nietzsche, depuis les Inactuelles, cherche à élaborer : « qu’un seul individu puisse, dans le cours ordinaire d’une vie, édifier quelque chose d’absolument neuf » (CIN, IV, p. 101). On voit que les concepts de « conservation » et de « reproduction » (à l’identique) sont loin d’être synonymes. La simple conservation de « ce qui se reproduit » pourrait bien mener à « l’extinction » de l’humanité en ce qu’elle a aussi et surtout de « spécifique », à savoir cette puissance d’inventions singulières dont est doué un petit nombre d’individus à côté et peut-être au-dessus de la grande majorité des autres qui produisent les inventions communes, visant à la reproduction à l’identique des modes de vie techniques, politiques, moraux, esthétiques, etc : « que cette multitude vive, disait déjà la Seconde Inactuelle, et que ce petit nombre ne vive plus, ce n’est là rien d’autre qu’une brutale vérité, c’est-à-dire une immédiate stupidité » (CIN, II, p. 149). Nietzsche met ici en place une distinction fondamentale au sein des modalité de la « conservation de l’homme », dont la théorie des types d’individualités, puis la modalisation duale de la volonté de puissance permettront d’enrichir sans cesse la portée jusque dans les inédits de 1885-1886 : « en partant d’une représentation de la vie qui n’est pas de se conserver, mais la volonté de croître, j’ai ouvert une perspective sur les tendances fondamentales de notre mouvement politique, intellectuel et social européen » (VP, IV, § 309, p. 364). Veut-on conserver l’espèce pour qu’elle « se conserve », simplement, c’est-à-dire se reproduise identiquement ou pour qu’elle croisse en puissance ?
11La simple conservation comme reproduction ou maintien de soi à l’identique est « le dogme spinoziste » de la persévération dans l’existence que prolonge « le darwinisme » avec la « lutte pour l’existence » (GS, V, § 349, p. 235). Elle est le fait d’individus faibles qui, s’ils sont le plus grand nombre dans l’espèce humaine, ne sauraient être qu’exception dans la nature non-humaine où ce qui domine est l’abondance et le gaspillage des forces. Que pendant les époques reculées et les plus longues de l’histoire humaine, ce soient ces individus grégarisés qui aient dominé, qu’on ait même considéré l’individuation singulière comme une faute et une punition (« on était condamné “à l’individu” » (GS, III, § 117, p. 132), cela s’explique. Mais cette tendance à l’uniformisation n’est en rien une loi de la nature, c’est seulement une configuration épisodique de forces. Invoquer ici une « loi de la nature en général » comme le fait Spinoza avec son Deus sive natura ou encore Darwin avec sa nature de « naturaliste » pour justifier cette reproduction « subsistante », c’est demander à la nature « effective » ce qu’elle ne peut donner. Il serait tout aussi absurde d’invoquer ici, bien entendu, des lois « morales » autonomes pour justifier « vertueusement » la domination des comportements uniformes et grégaires. Il s’agit bien de détermination « naturelle », mais cette détermination est celle de la domination alternée de « types » de singularité en conflit et non de « lois ».
12Quels sont les caractères propres de l’espèce humaine, à partir desquels elle se conserve, tantôt en se reproduisant à l’identique, tantôt en se produisant créativement, selon Nietzsche ? En quoi consiste cette puissance d’invention, source de fiction et d’illusion, qui sépare les individus autant qu’elle les rapproche ? Le § 354 du livre Cinq, intitulé « le génie de l’espèce », justifie longuement la réponse : l’homme est un animal « communiquant ». Schopenhauer se servait de l’expression « génie de l’espèce »4 pour désigner l’instinct sexuel. Prenant le même exemple – sans en citer la référence – Nietzsche substitue au savoir-faire de la reproduction sexuelle de l’espèce l’aptitude à parler un commun langage, ce « bon génie » (PBM, § 268, OC, p. 194) qui motive de façon décisive l’union entre les individus. De même, la crainte de l’« éternel malentendu » (Ibidem) éprouvée par les individus s’essayant à communiquer est ce qui les détourne de l’union amoureuse de façon infaillible, « …et non pas je ne sais quel “génie de l’espèce”, comme le veut Schopenhauer » (Ibidem).
13L’homme est, du point de vue corporel, l’animal le plus dépourvu de défenses naturelles. Ni griffes, ni « …mâchoire acérée de carnassier », selon la description déjà ancienne (1873) de Vérité et mensonge au sens extra-moral (Écrits posthumes, 1870-183, OC, p. 278), ne lui ont été donnés par la nature : « il avait besoin, lui, l’animal le plus menacé, d’aide, de protection, il avait besoin de son semblable, il fallait qu’il sût se rendre intelligible pour exprimer sa détresse… » (GS, § 354, p. 241). Mais le besoin de communiquer entraîne à son tour le besoin de la conscience, de ce savoir réfléchi et général qui redouble en miroir l’expérience immédiate et singulière de la vie : « besoin de la conscience, donc même pour “savoir” ce qui lui faisait défaut, pour savoir ce qu’il éprouvait, pour “savoir” ce qu’il pensait » (Ibidem). Comme le soupçonnait « … la défiance prémonitoire de Leibniz… » (p. 240), l’instinct animal est en ce sens une authentique « pensée » qui règle de façon prompte et infaillible l’agir d’un automate naturel. Attribuant à Leibniz la thèse que « …la conscience n’est qu’un accident de la représentation, non pas son attribut nécessaire et essentiel, que, par conséquent ce que nous nommons conscience, loin d’être notre monde spirituel et psychique même, n’en constitue qu’un état (peut-être maladif) » (GS, V, § 357, p. 246), il a sans doute en vue de célèbres affirmations5. Nietzsche pose donc qu’en l’homme « le génie de l’espèce » est la faculté de communiquer au moyen de signes exprimant les pensées conscientes, c’est-à-dire les pensées générales et abstraites, en un mot celles que l’on dit « conceptuelles ». Du besoin de « communiquer » au besoin de « conscience », et du besoin de « conscience » au besoin de « concepts ». Mais de même que nous ne communiquons qu’à la condition de faire abstraction de nos différences pour ne considérer fictivement et mensongèrement que nos quelques points communs, de même « …tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, OC, p. 281.). Pour cela la conscience sélectionne les quelques traits communs et rejeter les innombrables différences qui font la totalité, et en ce sens, la vérité, d’une expérience.
14Dès lors, à questionner moralement l’origine du langage, il convient de reconnaître, comme le faisait son essai de jeunesse, que « …nous n’avons entendu parler que de l’obligation de mentir selon une convention établie, de mentir en troupeau, dans un style que tout le monde est contraint d’employer » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, OC, p. 282). Le « génie de l’espèce » est donc ce pouvoir d’inventer mensongèrement des pensées générales – en dissimulant nos pensées singulières – et des concepts superficiels, nous coupant par l’abstraction de notre réalité authentique et infra-consciente. Il est compréhensible que ce langage pousse à la culture de la « conscience », donc à la « science » et à la technique. Les thèses de Nietzsche sur la « vérité » considérée comme une « erreur » vitalement utile sont ici en germe. Mais il ne peut dénoncer la vérité comme erreur qu’en référence à un autre concept de la vérité, celui de la vérité-totalité. Tout concept de vérité n’est donc pas exclu par Nietzsche, puisque la vérité comme totalité concrète mène à la singularité, comme ce qui, dans la vérité du tout, a été rejeté par l’abstraction dont a besoin la vérité d’adéquation. L’habitude est vite prise de considérer de simples fictions grammaticales comme préexistant dans la nature des choses. Ces fictions sont grosses d’illusions métaphysiques et tout langage commun porte en germe la maladie des arrière-mondes. Simultanément, un tel progrès menace d’une fatale amnésie ce qui est recouvert par lui : nos pensées les plus singulières et les plus profondes qui n’ont plus, littéralement, « droit de cité ». En conséquence « …pour finir, la conscience, par sa croissance même, constitue un danger : et quiconque vit parmi les plus conscients des Européens sait à quoi s’en tenir à cet égard, il sait même qu’elle est une maladie » (Ibidem, 242). On comprend que ce soit la fonction communicationnelle du langage qui assure le mieux la « conservation de l’espèce », puisqu’à la limite les deux concepts coïncident : la « conservation de l’espèce » (I, § 1) n’est autre que la conservation du « langage commun » en tant que « génie de l’espèce » (V, § 354), et réciproquement. Certes, seuls les individus sont réels, effectifs ou agissants. Mais la spécificité humaine est d’être divisée en deux types ou deux « races » d’individus. Les uns agissent en se faisant paraître les uns aux autres, grâce au langage, de façon mimétiquement conformiste, tandis que les autres se font paraître et valoir les uns aux autres dans la distance créatrice qui les séparent de la masse reproductrice. Ces derniers, paradoxe éminent, ne se transmettent entre eux que la tradition de la rupture, singulièrement et à l’infini. Ce sont ces individus séparés d’eux-mêmes et des autres qui indiquent pourtant à ceux de l’autre type une nouvelle « orientation » qui n’est ni un terme ni un achèvement du mouvement à l’intérieur de l’espèce. Une variante du manuscrit détermine comme une « alternance » cette alternative au sein de l’espèce : « il y a deux conditions contradictoires, dans la nature humaine, lesquelles veulent former un rythme dans leur alternance (litt. : leur succession). Comprenez-vous pourquoi il nous faut tous avoir notre flux et notre reflux ? » (GS, I, § 1, p. 42, variante, p. 574). Voilà un texte qui mentionne clairement la nécessité d’une alternance et d’un renversement de l’habituelle hiérarchie au bénéfice possible des individualités créatrices dans le génie de l’espèce.
15Pour nous en tenir au plan du langage en tant que « génie de l’espèce humaine », une lecture attentive du § 354 du Gai savoir permet d’envisager une subversion de son usage commun, détourné, de façon alternative, à des fins autrement productives : « là où le besoin, la nécessité, ont longtemps contraint les hommes à se communiquer, à s’entendre mutuellement avec rapidité et subtilité, là il existe enfin un excédent de cette force et de cet art de la communication, là un trésor pour ainsi dire progressivement accumulé attend désormais l’héritier qui en fera un dispendieux usage… » (GS, V, § 354, p. 240). Curieuse mutation possible du langage, par ailleurs symptôme d’une « maladie » dont il est dit que peut-être « …un jour nous périrons » (Ibidem. p. 242), en un « trésor » dont on dit aussi qu’un héritier pourra en user de façon dispendieuse. Quel héritier ou plutôt quels héritiers ? Nietzsche répond que « …les soi-disant artistes sont de tels héritiers, de même les orateurs, les prédicateurs, les écrivains ; tous hommes… qui de leur nature sont des gaspilleurs » (Ibidem), aux yeux des utilitaristes, cela s’entend. Ces individus « gaspillent le trésor linguistique » puisqu’ils le détournent de sa finalité « utile » originaire, en tant que génie de l’espèce. Cette finalité spécifique est la reproduction consciente de la généralité des pensées dans la reproduction conceptuelle de ses signes prévisibles. Or, « les individus, ces véritables “en-soi” et “pour-soi”, se préoccupent de l’instant davantage que ne le font leurs contraires, les hommes grégaires, parce qu’ils se tiennent eux-mêmes pour aussi imprévisibles que l’avenir » (GS, I, § 23, p. 63).
16Les évolutionnistes comme Darwin et Spencer, ainsi que les utilitaristes Bentham et Mill, en véritables « doctrinaires du but de l’existence», faisant du type voué à la reproduction le modèle de l’espèce, ne visent qu’à limiter définitivement la puissance de créativité individuelle. Par là, ils rejoignent paradoxalement les anciens « doctrinaires du but de l’existence ». Aux métaphysiciens et aux moralistes qui plaçaient en un Être initial la limite absolue de la créativité individuelle, les évolutionnistes font écho en plaçant, en tant que doctrinaires du progrès, un « état terminal », une fin indépassable, limitant absolument toute nouveauté. La « stupidité » du devenir de l’espèce qu’évoquait la seconde Inactuelle reste encore au centre de la critique de Nietzsche et son « gai savoir » déclenche « un rire qui éclate du fond de l’entière vérité » (GS, I, 1, p. 50). Parfaitement risibles sont les nouveaux doctrinaires de l’existence voulant à toutes forces dissimuler la « stupidité » – disons l’absurdité en tant qu’absence de « finalité » unique et imposée – du devenir de l’espèce. Définir la vie de l’espèce comme étant seulement une « adaptation » réactive et stabilisatrice à un milieu changeant, c’est postuler une finalité et éliminer l’autre orientation, plus rare certes, des individus : la « projection » plastique de leurs formes passionnelles typiques dans l’extériorité, non pour s’y adapter, mais pour la transformer de façon inédite. Prédéterminer de façon unique, monolinéaire, un achèvement progressif et « progressiste » de l’espèce humaine reviendrait à ressusciter le finalisme métaphysique là où on attendrait le moins sa renaissance : dans la science la plus récente de notre temps.
17Mais l’existence est-elle « sans nul but » (GS, I, 1, p. 51) pour le gai savant qui doit se rire des « finalismes » ? Il convient d’entendre cette négation du « but » avec d’extrêmes précautions, en lisant le texte nietzschéen comme Nietzsche lui-même nous le demande, avec lenteur et circonspection : « …bien lire, c’est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes… » (A, Avant-Propos, p. 18). Il se pourrait que comprendre trop vite la « négation du but » comme « négation du sens » serait verser dans cette évidence de l’absurde qui fait regretter à Nietzsche d’être trop bien et trop vite « compris ». La vie de l’espèce, certes, n’a pas de « but » au sens de « fin », ce qui signifie un « terme imposé ». Tout but imposé rationnellement à l’espèce, du dehors comme du dedans, constitue une limite à sa libre création d’elle-même en ses individus singuliers. En revanche, Nietzsche ne nie pas tout « sens », mais seulement « …une croyance à la raison au sein de la vie » (GS, I, § 1, p. 42). C’est ce que vient de montrer l’assimilation du monisme évolutionniste à un crypto-finalisme. Or l’existence de l’espèce possède bien un et même de multiples sens, c’est-à-dire de multiples orientations et directions : elle n’est pas un pur mécanisme aveugle, puisque, comme toute réalité, elle est « une existence interprétative » (GS, V, § 374, p. 270).
18Deux types d’orientation contradictoires la sous-tendent constamment, de façon la plupart du temps chaotique et, pour reprendre l’expression de la seconde Inactuelle, « stupide ». Mais être un esprit « stupide » n’est pas exactement être un esprit « insensé », c’est bien plutôt ne pas maîtriser immédiatement l’état confus d’une pensée embarrassée par des orientations conflictuelles. Projeter idéalement et illusoirement dans l’espèce, théologiquement ou physiologiquement, un « but de l’existence », c’est-à-dire dissimuler son sens brut, celui de « la vieille, (de) la vulgaire existence » (Ibidem, p. 51), ne mérite sans doute que le rire du gai savoir. C’est là que, ridiculement, « …le docteur de morale entre en scène… » (Ibidem, p. 51) imposant son sens final à l’existence : l’amour du prochain (le christianisme), le respect de l’unique loi morale et d’autrui (Kant), l’utilité pour le plus grand nombre (Bentham), les instincts sociaux altruistes (Darwin). Est-ce bien d’ailleurs l’espèce qui est le sens de l’existence pour le docteur de morale ? Dans la mesure où ce qu’il a en vue est toujours ce en quoi un individu est identique à un autre, sa « reproduction » de l’individualité, son « immortalité » céleste ou terrestre, c’est bien comme un macroindividu unique et indivisé, un individuum « agrandi » qu’est envisagée l’espèce. C’est au fond l’égoïsme d’un individu ne voulant pas se séparer de soi qui semble le mobile de toutes ces justifications rationnelles avancées par le « docteur de morale » : « pour lui l’individu est toujours un individu, quelque chose de premier et de dernier et aussi d’immense, pour lui il n’y a point d’espèce, point de sommes, point de zéros » (GS, I, § 1, p. 41). Nietzsche pousse donc le paradoxe à l’extrême, car ce sont, à l’inverse, ceux que les docteurs de morale n’hésitent pas à accuser d’égoïsme et d’individualisme, les individus créant en se séparant des autres qui servent l’espèce en tant que telle, puisqu’encore une fois la spécificité humaine est la création langagière et la transmission de la puissance radicale d’innovation. S’orienter vers une nouvelle hiérarchie, faire prévaloir les individus créateurs comme vrais serviteurs de l’espèce, cela revient en conséquence à valoriser « la méchanceté » (GS, I, 4, p. 55), soutenir que les méchants créateurs font plus pour « la conservation de l’espèce » que les gentils reproducteurs. Tout créateur en effet déteste le convenu, se réjouit d’anéantir l’habituel, est avide de s’emparer sans permission ni scrupules de ses moyens d’œuvrer. Lui sont donc consubstantiels « … la haine, la joie de détruire, la soif de rapine… » (GS, I, 1, p. 50), en somme, ce qui est de la méchanceté selon les morales convenues, habituelles, respectueuses du bien d’autrui. En termes esthétiques, on dira que les individualités reproductrices de l’espèce sont les héros, chrétiens, kantiens, utilitaristes, darwiniens, d’un « drame » optimiste. Dans un « drame », l’action, nettement dessinée, est infligée au héros de façon rationnelle par une téléologie dont le happy end est une heureuse fin imposée, transcendante ou immanente. Les individualités créatrices, elles, commencent par rire de ce type d’action qui leur paraît éminemment « comique », en raison des illusions qui lui sont nécessaires. Mais chez elles, la comédie de l’existence se déroule sur un fond absolument pessimiste, celui du tragique, de la stupidité initiale de l’existence brute, du fait de l’absence radicale de « scénario » comme de « metteur en scène ». De sorte que leur rire n’est pas seulement, sur un mode négatif, une moquerie visant les illusionnés de la finalité, mais aussi, plus positivement, le rire de joie approbatrice adressé à l’aveugle nécessité naturelle, en cela même aimée : « non seulement le rire et la gaie sagesse, mais aussi le caractère tragique avec son ineffable déraison, figurent au nombre des moyens et des nécessités de la conservation de l’espèce ! » GS, I, § 1, p. 52). La critique de l’évolutionnisme darwinien, succédant à la rupture avec Schopenhauer et Wagner, a permis d’obtenir deux résultats : d’une part, mener Nietzsche à une naturalisation radicale de la morale et, d’autre part, envisager la dualité différentielle de l’individuation spécifiquement humaine dans l’action. L’analyse de l’action individuelle peut se poursuivre alors sur le plan d’une mise en question de la conscience commune de l’agir moral, ce que Nietzsche effectue dans le Livre Quatre du Gai savoir.
3. Mise en question des évidences de la conscience morale
« Nul jusqu’à maintenant n’a donc encore examiné la valeur de la plus fameuse des médecines, nommée morale : ce qui exigerait tout d’abord qu’on se décidât à mettre cette valeur – en question. Eh bien ! C’est là justement notre entreprise. »
(Le Gai savoir, V, § 345, p. 230)
19Renforcée dans son optimisme par les « docteurs de morale » enseignant la valeur de la reproduction de l’espèce à l’identique, la conscience morale « commune » – celle de la moralité courante issue de la moralité des mœurs de communautés faibles – se refuse à sonder l’abîme que représente en réalité le fond singulier d’une action. Or, « chacun est à soi-même le plus lointain », reconnaît le naturaliste de la morale, inversant la formule de Térence6. La conscience commune préfère s’en tenir à l’évidence supposée de la formule, cette proximité de soi à soi, dans la lumière universelle de la conscience nous indiquant, avec facilité et en toute clarté, l’essentiel de nos principes théoriques (innés, a priori, etc) comme de nos principes pratiques, par exemple « moralement pratiques ». S’en tenant à la surface et à l’apparence générale, la conscience commune établit la raison d’agir moralement dans le jugement que lui fournit sa conscience « immédiate » d’elle-même, en toute bonne foi « circulaire ».
20Cette conscience, véritable sens commun moral, est supposée savoir d’emblée et universellement ce qui est bon et mauvais, ce qu’il faut faire, comme ce qu’il faut refuser d’entreprendre. Mais Nietzsche s’adressant fictivement à l’un des fervents partisans de ce jugement moral demande à propos d’un contenu d’action donné comme évidemment valable : pourquoi tenir cela et précisément cela pour juste ? Réponse : « parce que ma conscience me le dit ; la conscience ne parle jamais de façon immorale, puisqu’elle détermine au préalable ce qui doit être moral ! » (GS, IV, § 335, p. 211). Le « gai savoir » est d’abord une réflexion critique – et fort ironique – sur « pareille croyance ». Il s’agit, dans les termes mêmes de Nietzsche, avec ce gai savoir, « …d’une conscience intellectuelle… d’une conscience derrière votre conscience ». Nietzsche avait déjà formulé l’exigence de « la conscience intellectuelle (das intellectuale Gewissen et non Bewusstsein » (GS, I, § 2, p. 42), en matière de réflexion sur la morale. L’expression indique nettement qu’il s’agit d’une conscience morale (Gewissen) redoublée de manière intellectuelle, notamment d’une exigence d’honnêteté scrupuleuse à l’égard de soi-même et de ses jugements moraux apparemment les plus évi dents.
21Ainsi la conscience intellectuelle demande : de quelle manière ce jugement de la conscience a-t-il pu naître ? Il est en effet faussement immédiat et universel. Cette prétendue immédiateté est en réalité un résultat. Cette origine est celle d’une « … préhistoire dans vos impulsions, vos penchants, vos répulsions, vos expériences, vos manques d’expérience » (GS, IV, § 335, p. 211). Et cette prétendue universalité est en réalité une pulsion, voire un nœud pulsionnel, en tout cas un mobile indéfiniment singularisé, qui « pousse » à écouter ce jugement, prescrit depuis l’enfance. Le gai savoir propose des hypothèses de singularisation multiples : on peut obéir à ce jugement par respect d’une autorité, ou par amour, ou encore par peur des sanctions, ou enfin par bêtise, par un sentiment d’adhésion et d’identification irréfléchies et inertes à la norme. Ainsi, « la solidité de votre jugement moral pourrait toujours être une preuve précisément de misère personnelle, un preuve d’impersonnalité, votre “force morale” pourrait avoir sa source dans votre entêtement ». À ces défauts (pauvreté, impersonnalité, entêtement, impuissance à créer de nouvelles valeurs), il convient d’opposer les qualités de l’action et du savoir joyeux : richesse, personnalité, ouverture auto-critique, puissance de créer de nouvelles valeurs7.
22C’est ainsi que la critique philosophique kantienne, revendiquant son rattachement à l’Aufklärung, et dont on pourrait attendre qu’elle exerce une « conscience intellectuelle » derrière le savoir commun, ne met pourtant nullement en question l’origine de cette morale commune. Elle en consacre bien plutôt conceptuellement l’immédiateté inconditionnée par le concept d’impératif catégorique : « ce mot chatouille mon oreille, il me faut rire, en dépit de votre si grave présence… » (GS, p. 212). Le « vieux Kant », après avoir déjoué les pièges théoriques que lui tendait la chose en soi, succomba de nouveau aux pièges moralement pratiques de cette même chose en soi, avec les postulats de « Dieu », de la « liberté » et de l’« immortalité ». L’universalité de l’impératif sur lequel repose cette série de postulats, dont Kant reconnaît lui-même l’accord avec les dogmes chrétiens, foule aux pieds de la façon la plus mensongère le respect d’autrui : « admirez plutôt ici votre égoïsme ! » (GS, IV, § 335, p. 212). C’est de l’égoïsme en effet que de faire valoir ce qui n’est qu’un sentiment propre (le « respect ») comme une loi universelle. Mesquine, cette fausse universalisation, témoigne aussi d’une faiblesse qui est l’impuissance à se créer un idéal proprement personnel : « celui-ci ne saurait jamais être l’idéal d’un autre, pour ne point parler de tous, de tous les autres ! » (GS, Ibidem, p. 213).
23On pourrait objecter à cette interprétation de l’universalité kantienne qu’elle l’assimile faussement à l’impersonnalité (cf. aussi AC, § 11, qui est la reprise de ce thème contre Kant, « le bien doté du caractère de l’impersonnalité et de l’universalité », p. 168). Car si la loi est bien, comme fait immédiat de la raison pratique, un universel impersonnel, le travail sur les maximes en vue de leur universalisation moralement conforme à la loi est bien aussi, selon Kant, un impératif qui s’adresse à la personne en chacun. Bref, Nietzsche ne semble pas distinguer l’action immédiate de la loi sur la volonté qui a pour effet le respect (impersonnalité), et la nécessité d’agir personnellement par respect pour la loi, en sélectionnant nos maximes personnelles pour ne retenir que celles qui ont subi l’épreuve de l’universalisation et donc de l’objectivation la plus stricte. Mais sans doute répondrait-il que la personne morale au sens de Kant est, en tant que sujet susceptible de dominer librement sa vie singulière en transcendant ses maximes, une pure illusion métaphysique. Dès lors, cette « personne » qui n’est « personne », serait bien réellement « impersonnelle » selon lui, n’ayant que l’apparence de la personnalité.
24La critique de l’universalité morale se précise donc. Tout d’abord, on sait à présent qu’il y deux types de morale, celle des forts et celle des faibles. Les faibles sont ceux qui se refusent, pratiquement et théoriquement, à assumer l’individuation irréductible de leurs actes et tâchent de la brider en la soumettant à des règles communes dans lesquelles réside, selon eux, la valeur positive de ces actes. Non seulement l’individuation singulière infinie des actes est évaluée négativement, mais on ne cherche évidemment pas à la cultiver, à inventer des valeurs personnelles et à les faire reconnaître, ce à quoi pourrait aider, avons-nous vu plus haut, la culture esthétique des « rythmes » poétiques et musicaux. Mais la mystification va encore plus loin, puisque les faibles cherchent à universaliser absolument ce type de règles, c’est-à-dire à les imposer aux forts eux-mêmes. Sans doute, les faibles, qui sont les plus nombreux, ne peuvent jamais devenir forts, mais ils peuvent dominer les forts, en faisant prévaloir au plan de la moralité des mœurs leur modèle moral. Les forts, eux, peuvent, au moins provisoirement, être affaiblis, et le « gai savoir » qui n’est pas un savoir faussement « neutre », c’est-à-dire faible, consiste à prendre leur parti.
25C’est bien pourquoi, après s’être adressé en un dialogue imaginaire à un représentant de la morale commune, Nietzsche, en gai savant, se tourne vers les forts et les invite « …à la purification de nos opinions et de nos appréciations de valeurs… » (GS, IV, § 335, p. 214). Cette purification consiste d’abord à se « purger » des normes communes, à retrouver les exigences de la force morale, à reconquérir l’authencité de l’individuation singulière.
4. Naturaliser la morale : « vive la physique ! »
« À la place des valeurs morales, toutes sortes de valeurs naturalistes. Naturalisation de la morale. »
(FP, XIII, 9 (8, p. 21)
26Comme nous le montrions à la fin du chapitre précédent, Nietzsche avait déjà, dans Humain trop humain, opéré une avancée, certes encore timide, dans la direction d’une morale de l’authenticité singulière, notamment lorsqu’il mettait en question l’identification de la morale avec la moralité des mœurs vantant « l’impersonnalité » et « l’utilité générale » (HTH, I, II, § 95, p. 100). Il envisageait alors une sorte de progrès de l’éducation subordonnant, dans les cités modernes, l’action en vue de l’intérêt commun à l’action en vue du développement de la personnalité complète : « faire de soi une personne accomplie et, viser dans tout ce que l’on fait son plus grand bien, cela mène plus loin que ces trop fameux mouvements et actes de pitié pour autrui » (Ibidem, p. 100). Avancée encore timide en direction de la morale individualiste de la singularité puisqu’il demeurait entendu que « …nous voulons travailler pour nos semblables » (Ibidem), la satisfaction de la personnalité et celle de l’intérêt commun exigeant seulement d’être conciliés et enrichis par cette collaboration.
27En rupture avec cette concession à la sociabilité d’Humain trop humain, le Gai savoir soutient que la « purification » morale de l’individualité réside à présent dans la « …création de nouvelles et propres tables de valeurs » (GS, IV, § 335, p. 214). Sans doute ces dernières paraîtront-elles nécessairement immorales aux sujets de la « moralité » (die Moralität) en un sens étroitement et subjectivement kantien, c’est-à-dire de « la morale » (die Moral)8 faible ou morale du « commun ». Mais il faut laisser ce « bavardage moral » à ceux qui n’ont pas le courage de devenir eux-mêmes : « quant à nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes » (GS, § 335, p. 214). Ces « nouveaux », ces « uniques », « ceux qui se créent eux-mêmes », ce sont « …ceux qui se font eux-mêmes la loi » (Ibidem). Malgré les apparences, cette formule ne signifie en rien l’autonomie morale au sens de la moralité commune et de Kant. Car, d’une part, loin que ce soit ici une liberté métaphysique qui se donne à elle-même une règle universelle, c’est bien plutôt la nature singulière d’un être qui fait de lui-même le contenu de sa loi, de son principe d’action ; et, d’autre part, Kant y a insisté, être autonome signifie se donner la loi, mais non la créer. Selon Kant, seul Dieu est véritablement créateur de toutes choses, y compris de la loi et du monde intelligible, que la liberté peut ou non prendre comme principes premiers d’action dans l’universalisation de ses maximes, même s’ils s’imposent d’abord comme tels, à la manière d’un « fait de la raison pratique ». Le créateur nietzschéen est donc l’homme qui se « fabrique » une maxime correspondant, provisoirement9, à ce qu’il « sent » être sa nature. La création est ainsi, selon Nietzsche, résolument du côté de ce que Kant nommerait un « impératif hypothétique ».
28Néanmoins, pour être des « créateurs », les hommes doivent être des « physiciens ». Mais la « physique » à laquelle se réfère ici Nietzsche, si elle a bien pour but, comme toute science de la nature, de rompre avec la détermination supra-naturelle, ne se contente pas d’en appeler à des lois générales et déterministes. Celles-ci s’en tiennent encore aux apparences, à la surface rassurante des phénomènes. Or, la détermination en dernière instance d’un phénomène et, donc d’un acte, est singulière. Cependant la physique « forte » est une physique expérimentale, et c’est son point de contact possible avec la physique des lois générales induites de façon « triste » : « nous voulons être nous-mêmes nos propres expérimentateurs » (GS, IV, § 319, p. 203). Puisque la connaissance de soi ne peut révéler immédiatement et avec évidence la singularité profonde d’un être (cf. la critique de l’intuition), il conviendra de faire des hypothèses sur ce que l’on est et de les mettre à l’épreuve dans l’action.
29Est mise en place pour la première fois de façon explicite l’attitude de la « tentative », de l’« essai » (Versuch) que Nietzsche adoptera de façon constante dès lors, lorsqu’il s’agira de « tenter » de nouvelles hypothèses, proprement renversantes et paradoxales, concernant la morale et la civilisation. Il s’agit là d’un « pourquoi pas ? » ou d’un « pourquoi non ? », supposition risquée et paradoxale à l’encontre des conventions relatives à une nature « bien connue » dans des rapports sociaux convenables et convenus. Or la joie est alors un critère décisif de vérité des hypothèses. Le vocabulaire de la « joie » ou de la « gaieté » est bien préférable à celui du « plaisir » ou du simple « agrément ». Tandis que ces derniers renvoient à des satisfactions superficielles et partielles en ce qu’ils ne concernent pas la totalité de l’individu, la joie ou la gaieté sont des affects émanant de la profondeur et de la totalité d’une singularité. Une action mobilisée par mes valeurs propres doit m’apporter cette « joie » (Fröhlichkeit) qui est le signe ou la réponse que me donne ma nature « bien » exprimée et expérimentée, en profondeur et en totalité. La « tristesse » (die Traurigkeit) est l’auto-affection des natures faibles ou même des natures fortes mais encore mal exprimées10. Il se confirme à nouveau que la morale nietzschéenne n’est nullement irrationnelle : la démarche hypothético-expérimentale conserve ici une valeur irremplaçable d’un point de vue formel. Il s’agit donc d’une morale de l’essai (du Versuch) : il convient d’essayer des hypothèses relatives à ma nature singulière, en tentant de les éprouver par la variation des expériences destinées à intensifier le sentiment joyeux de puissance « augmentée », signe que la configuration pulsionnelle définissant mon type a été exprimée avec son rythme et son style.
30Mais chez les individualités créatrices ces expérimentations physiques sont subordonnées à l’impératif d’être les « créateurs d’eux-mêmes ». Cet impératif implique que la création éthique se mette, complémentairement à celle de la « physique », à l’école de la « poésie ». Car les poètes savent « … se distancier des choses » (GS, IV, § 299, p. 191), « …regarder les choses par le biais d’un certain angle » (Ibidem, p. 19), « … les considérer par un verre colorié ou à la lueur du couchant » (Ibidem), tous procédés que l’on pourra transposer à la création morale de notre individualité authentique, celle qui exprime nos instincts dominants : « … quant à nous autres, soyons les poètes de notre vie, et tout d’abord dans le menu détail et dans le plus banal » (Ibidem, p. 192). Synthèse d’une physique dont les méthodes sont empruntées aux modernes et d’une poétique empruntant aux Anciens l’idée d’un « art de vivre en accord avec soi-même » et du « souci de soi »11, l’éthique individualiste proposée par Nietzsche conjugue de façon originale les deux inspirations. Si l’on saisit en quoi la « poétique de soi-même » peut s’inspirer des grandes figures de l’antiquité présocratique et de la Renaissance, on voit aussi en quoi la « physique » solidaire d’une « poétique » de soi-même rompt avec la physique « contemplative » des anciens. Elle emprunte aux modernes la démarche hypothétique du « pourquoi pas ? » ou du « pourquoi non ? », tout en leur contestant la possibilité d’hypothèses générales et de vérification éthique sur le modèle d’une adéquation à des comportements uniformes, celui d’une science expérimentale des mœurs par exemple.
31Un second aspect de cette expérimentation morale se remarque dans le rapport avec autrui. À cent lieux de l’égoïsme, (on a vu plus haut que c’est l’impératif catégorique qui, à ses yeux, est égoïste) la morale forte se réjouit de l’expression par l’autre de sa propre force. Elle veut qu’autrui se montre apte, comme nous, à être lui-même, à exprimer son ipséité, non pas dans son identité avec nous, mais dans sa parité. Elle est la « prodigue vertu » qu’enseignera Zarathoustra (APZ, I, « De la prodigue vertu », pp. 89-93). De sorte qu’elle aidera l’autre à être lui-même, dans sa différence et son « lointain », dans la mesure où cette expression enrichira les « perspectives » sur le réel, perspectives qui sont autant de manières de le valoriser et de se valoriser. D’ordinaire « on appelle esprit philosophique » (HTH, IX, § 618, « Avoir l’esprit philosophique », p. 294), l’acquisition d’une disposition ferme et unique de l’âme que l’on propose en modèle, non sans violence conformiste, à l’ensemble des individus : « admirez ici votre égoïsme ! » réplique Nietzsche à ce modèle éducatif. L’esprit philosophique du « physicien » du Gai savoir, en écho à ce texte d’Humain trop humain, consiste à reconnaître la diversité des autres styles et à en approuver la pluralité : « … on participe alors par la connaissance à la vie et à la nature de beaucoup d’êtres, du moment que l’on se traite pas soi-même en individu figé, constant et un » (Ibidem).
32Une individuation souple, mobile et multiple, est le principe de cet esprit philosophique, de cette nouvelle philosophie naturelle, si l’on consent à reprendre l’expression par laquelle on désigne parfois les « physiciens ». Dès lors, on cherchera, y compris par la « provocation » (le philosophe ne s’en prive guère par son langage) à solliciter la créativité de l’autre, afin qu’il manifeste sa force, si elle existe, force qui peut être refoulée par la morale dominante. On acceptera donc à l’avance que l’autre s’éloigne de son bienfaiteur provocant, voire provocateur, jusqu’à en devenir l’« ennemi », à la manière d’un astre qui, après en avoir croisé et salué un autre, s’en écarte sur une voie stellaire : « …ainsi nous voulons croire à notre amitié d’astres, dussions-nous être ennemis sur la terre » (GS, IV, § 279, p. 180). Il s’agit bien, comme dans la physique moderne, selon une métaphore « classique » de la modernité, d’interroger la nature et de tenir compte de ses réponses, fussent-elles totalement paradoxales, c’est-à-dire, dans notre domaine, non conformistes, voire inconvenantes : « le secret de récolter la plus grande fécondité, la plus grande puissance, la plus grande jouissance de l’existence, consiste à vivre dangereusement ! » (GS, IV, § 283, p. 182). Une certaine dureté, voire une apparente cruauté, est pour cela requise. Enfin, l’expérimentation « physique », le Versuch de la morale forte, peut déboucher sur une « sélection » et sur un « regroupement » des individualités co-agissantes, ce qui laisse entendre clairement que « les meilleurs disciples, les meilleurs inventeurs » (GS, IV, § 335, p. 214) ont à provoquer un renversement, non seulement individuel, mais culturel, voire historique, des valeurs, cette « transvaluation (Umwertung) » dont Nietzsche fera le dernier des cinq thèmes du Zarathoustra, comme nous le verrons plus bas. Pour ces raisons, « vive la physique ! » et, ajoute Nietzsche, « ce qui nous contraint d’y venir – notre probité » (GS, IV, § 335, p. 214).
5. La morale « physique » et les deux individus souffrant de la vie : dividuum et individuum
« J’ai voulu dire : la souffrance est sans doute une part essentielle de toute existence. »
(FP, XI, 39 (16), p. 360)
33Au moyen de cette morale « physique », on peut commencer à déceler que les formes de vie humaine se ramènent à deux types irréductibles. La théorie des deux types d’individualité est élaborée pour la première fois dans le long § 370 de la Cinquième Partie du Gai savoir sous le titre Qu’est-ce que le romantisme ? D’une façon générale, l’art et la philosophie, comme la morale, « …présupposent toujours des souffrances, des êtres qui souffrent » (G. S, V, § 370, p. 265). Affirmer que le fond de la réalité, en tant qu’auto-affection, est souffrance, que « …la souffrance est sans doute une part essentielle de toute existence » (FP, XI, 39 (16), p. 360), et que cette souffrance ne peut qu’illusoirement vouloir se supprimer, caractérise la position fondamentalement tragique de Nietzsche. Ce tragique est pessimiste dans la mesure où son corollaire est l’insuppressibilité de la souffrance. Or il y a, pour tous les êtres, deux manières de souffrir dont les configurations, à dominante plus ou moins stable selon les individualités, renvoient à deux types d’être souffrant, « ceux qui souffrent de surabondance de vie… et ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie » (GS, V, § 370, p. 265).
34Les premiers souffrent d’une vie « forte » qui cherche à s’épancher au dehors, « …en vertu d’un excédent de forces génératrices et fécondantes, capables de transformer n’importe quel désert en un pays fertile » (Ibidem). Cette vie se sent appelée à l’individuation singulière : ce qui exige d’être exprimé est ce qui excède l’expression commune de la vie, une vie qui n’est que reproduction et maintien de soi dans la forme de l’espèce ou de l’individu non séparé. Ce dernier est alors pensé comme celui qui n’a pas la force d’accepter de se « diviser », de se séparer de soi pour créer, l’individu-indivisé ; ou pour le dire en latin : « l’individuum », souffrant de ses divisions intérieures comme de celles qu’il sent entre autrui et lui. L’opposé de la vie surabondante que Nietzsche va continuer à nommer « dionysiaque » (Ibidem), est donc une vie appauvrie, une vie qui ne tend qu’à se reproduire au plan de l’espèce ou même, comble d’appauvrissement, au seul plan de l’individu, sans pouvoir produire de nouvelles formes et de nouvelles valeurs. Une telle vie n’est pas tournée vers l’expression créatrice de soi, mais vers la seule protection de soi contre l’extériorité qui divise : il s’agit seulement de se défendre, c’est-à-dire de se maintenir contre l’Autre, ou contre la mort susceptibles de nous diviser irréparablement.
35« Surabondance » et « appauvrissement » renvoient aussi à une différence quantitative et qualitative des forces mises en jeu dans ces deux types d’individus. L’individu « fort » est celui dont la quantité de forces disponible excède celle qui lui est nécessaire pour se maintenir dans ses formes, entendons ses formes organiques ou son organisation psychique propre. Il a donc besoin de projeter l’excédent de ses forces au dehors, en assimilant les forces extérieures, avec leurs formes, à ses propres forces. Sa création de formes est projective de telle sorte que les formes créées sont projetées au dehors. L’individu « faible » souffre, à l’inverse, de ce que la quantité de forces dont il dispose est inférieure à celle qui lui serait nécessaire pour se maintenir dans ses formes propres et qui a, en conséquence, besoin de puiser ces forces qui lui manquent au dehors, dans le but, simplement, de se reproduire de façon réactive, à partir de l’extériorité. Sa création de formes n’est pas projective, mais introjective, il « s’adapte » au milieu ou se l’« assimile », plus qu’il ne le transforme et tend à reproduire intérieurement ses formes en un état qualitativement identique. Chez le premier, dominent les forces actives qui agissent sur l’autre à partir de soi ; chez le second dominent les forces réactives qui agissent sur l’autre à partir de l’action de cet autre12.
36Nietzsche en tire cette conséquence, quant à l’évaluation rétrospective de La naissance de la tragédie, que l’ancienne opposition entre le pessimisme dionysiaque et l’optimisme socratique (appolinien) n’allait pas suffisamment au fond des choses. La souffrance dionysiaque est radicale, certes, mais ce n’est plus celle d’un vouloir-vivre universel, l’auto-affection de l’être-néant méta-naturel, telle que l’envisageait le premier ouvrage. Cette interprétation métaphysique et pour tout dire chrétienne du tragique fut celle de Schopenhauer, de Wagner et des romantiques. Le « romantique » infecte ici le « tragique », en dissolvant son phénoménisme dionysiaque.
37Cette souffrance est à présent, en une conception qu’on peut dire d’un dionysisme au pessimisme purifié et démystifié, celle de l’individu singulier qui se sépare de l’altérité dont il reconnaît cependant la multiplicité d’aspects et qui tend à s’exprimer en tant que séparé des autres, « lointain » et « divisé » en soi. Pour le dire en latin, l’individu divisé en sa singularité est, paradoxalement, un « dividuum ». Pour lui, le danger est représenté par ces individus qui veulent l’indivision dans leur rapport avec les autres et avec eux-mêmes, les individus « atomes » (mot signifiant précisément : « indivisible »), voués à l’interchangeabilité. Leur modèle est devenu, dans la « moralité des mœurs » contemporaine, le « travailleur » : « le “travailleur”, justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers « l’individuum ! » (A, III, § 173, « Les apologistes du travail », p. 13).
38Nietzsche le redira plus tard : « …l’individuum est une erreur… » (FP, XIII, 9 (30), p. 27). Pour le dividuum qui se connaît et se veut tel, au contraire, la souffrance tragique primaire est dans le sentiment de cet écart (négatif) et de cette tendance à l’expression (positive) de sa division, qui est sa norme individuelle. Ce fut évidemment le cas pour l’individu Nietzsche lui-même. Sa prise de distance vis-à-vis de ses contemporains, source d’une œuvre de plus en plus « inactuelle » et « lointaine » pour la majorité d’entre eux, fut néanmoins l’expression authentique de sa division. Au moyen de l’écriture, il atteignait « …non pas une plus grande unité de son être, mais sa division tragique ; non point la fusion de toutes ses émotions, de tous ses instincts en un individuum unitaire (zu einem einenlichen Individuum) mais sa division en un « dividuum » (sondern ihre Spaltung zum « Dividuum »)13. Ou encore : « l’écriture égocentrique de Nietzsche présuppose la faculté de s’éprouver non seulement en tant qu’« individuum », comme quelque chose d’indivisible, mais en tant que « dividuum », quelque chose de divisible »14. En réalité, tous les individus sont effectivement divisés, mais les uns en souffrant trop et ne pouvant l’accepter, forgent l’illusion d’un individuum, tandis que les autres acceptent et veulent cette division elle-même.
39Cette division est celle d’une multiplicité d’instincts ou de passions en conflit, dont certains, plus ou moins provisoirement, imposent leur domination et la hiérarchie de leurs valeurs15. Dès lors, toute morale, celle des individus nobles et forts comme celle des individus médiocres et faibles, comporte en réalité une division de l’homme dans la mesure où à l’intérieur de lui certains instincts commandent à d’autres qui s’y soumettent. La différence est que, dans les morales du second type, ce sont les instincts mimétiques du troupeau, les tendances à l’imitation et au conformisme qui l’emportent sur les instincts et les tendances à se singulariser. En bref, dans le dividuum moral, c’est encore l’individuum qui domine. De sorte que Nietzsche a pu énoncer ce principe général de toute éthique : « dans la morale, l’homme ne se traite pas en individuum, mais en dividuum » (HTH, II, § 57, p. 66). Il s’établit donc un « couplage » entre la division réelle et l’indivision idéale qui a pour fonction de la « traiter » tout en la masquant dans l’apparence supérieure d’un indivisé dominateur, qu’il ait nom Dieu, Loi, ou Moi16. Mais il ne suffit pas qu’il y ait division ou écart non masqué pour qu’il y ait production d’une norme ou d’un style tragique ; encore faut-il que cet écart contienne une tendance à l’expression qui fasse norme (morale) pour ses « semblables » (non ses identiques) ou qui fasse style (artistique) pour ses « pairs », ses « pareils », puisque la notion d’identité stricte et impersonnelle est abandonnée au profit de la notion d’analogie.
40La souffrance d’appauvrissement, également originaire, est la souffrance non de soi, mais de l’autre, l’hétéro-affection qui menace l’intégrité, l’indivision de l’individu, d’ailleurs plus illusoire que réelle. C’est ce pessimisme originaire de la vie appauvrie, affaiblie, qui est à l’origine de l’optimisme socratique lui-même, celui-ci n’étant qu’une réaction, une formation de défense réactive secondaire. Il s’agit de supposer mensongèrement un Bien indivisé originaire (Dieu ou Idée du Bien) qui serait menacé par une division seconde (l’Homme, le Mal, la Matière). De même que le tragique romantique est une altération du tragique dionysiaque par le romantisme (chrétien), de même « le pessimisme romantique »(Ibidem, p. 267) est une altération du « pessimisme classique », c’est-à-dire authentiquement ou « purement » tragique, c’est-à-dire du « pessimisme dionysiaque » (Ibidem). Il faut donc distinguer le pessimisme affirmatif, dionysiaque et tragique (Nietzsche) et le pessimisme négatif, chrétien et romantique. Lorsque Nietzsche déclare que sa position est « …l’extrême opposé et l’antipode d’une philosophie pessimiste » (EH, « Naissance de la tragédie », § 3, p. 288), il faut comprendre cette déclaration comme on comprend sa déclaration de négation de la morale. Car de même qu’il s’agit seulement de nier le type dominant d’une morale qui se donne comme l’unique morale, de même convient-il de nier le pessimisme dominant, se donnant comme le pessimisme par essence, en réalité la variante chrétienne et romantique du pessimisme, pessimisme impur et bâtard, puisque mêlé d’un optimisme de l’origine (Dieu) et de la fin de l’existence (le salut céleste, après le Jugement dernier). Ici, l’optimisme et le pessimisme finissent toujours par s’entendre. Ils sont complémentaires, car tout bien pesé, le « pessimisme » finit par tolérer de n’être qu’un épisode intermédiaire dans le « drame » de l’existence, qui comme tout drame, a pour issue un happy end. Dès la Naissance de la tragédie, avons-nous vu, Nietzsche avait saisi (diagnostiqué serait plus juste) dans l’émergence du drame et de la nouvelle comédie attique, la fin de la tragédie : « ne m’étais-je élevé d’un seul bond au-dessus du pitoyable radotage des imbéciles qui opposent inlassablement l’optimisme au pessimisme ! » (EH, « Naissance de la tragédie », § 2, p. 287). Le pessimisme « dramatique », chrétien et romantique, ne peut accepter le caractère radicalement indépassable de la souffrance tragique, car il n’en a pas la force. La souffrance est donc selon lui moralement mauvaise (par exemple comme conséquence d’une « faute »), puisque ce n’est pas la souffrance due à une surabondance de force productive, mais la souffrance due à une faiblesse de la vie. On comprend que ce soit à la fois un mal moral et une maladie dont il faut guérir.
41L’être souffrant de surabondance peut « s’offrir la vue de ce qui est terrible » (GS, V, § 370, p. 265) : s’écarter de la norme commune, introduire en soi le chaos. Il peut aussi se permettre le luxe du « problématique » (Ibidem) : la possibilité risquée de se réaliser, en se faisant reconnaître et en reconnaissant ses pairs, « les uniques, les incomparables » (GS, IV, § 335, p. 214).
42Par rapport aux normes communes des souffrants « appauvris », ce que posent les souffrants « surabondants » paraît scandaleux dans les trois ordres de la morale, de la connaissance, et de l’art : « chez eux le mal, l’absurde et la hideur semblent pour ainsi dire permis » (GS, V, § 370, p. 265). Les individus singuliers qui se mettent à distance de l’individu de l’indivision grégaire recherchent souvent dans le temps historique, l’instant qui casse la belle continuité du passé et, dans l’espace social, ils se mettent au voisinage des tyrans, des César, des Napoléon. Surabondants et violents, « les individus, ces véritables “ensoi” et “pour-soi“ »17 se préoccupent de l’instant davantage que ne le font leurs contraires, les hommes grégaires, parce qu’ils se tiennent eux-mêmes pour aussi imprévisibles que l’avenir : de même ils s’attachent volontiers aux hommes de violence parce qu’ils se sentent capables d’actions et d’expédients qui ne sauraient trouver ni compréhension ni grâce auprès de la masse » (GS, I, § 23, p. 63).
43La « mansuétude », « l’intelligibilité conceptuelle de l’existence » (GS, V, § 370, p. 265) et ce que l’on pourrait nommer avec Kant la « beauté adhérente » (pulchritudo adhaerens)18 sont les qualités opposées, dans les trois mêmes registres éthiques, cognitif, esthétique, qui « sauvent » en quelque sorte le « pessimisme romantique » (GS, Ibidem, p. 266). Le vivant affaibli et triste est bien un « pessimiste romantique », catégorie généalogique qui permet de comprendre l’exigence compensatrice d’« optimisme théorique ». Le savoir rationnel d’un indivisé originaire, d’un individu infini, oriente l’existence vers sa négation : le souverain Bien originaire, l’Optimus premier dont on s’est trouvé séparé par la faute, le mal, la matière. L’optimisme théorique est une « consolation », une « ruse » du pessimisme romantique : pessimistes romantiques étaient l’« épicurien » (« Épicure était-il optimiste… d’être malade, justement ? » (Essai d’autocritique, 1886, NT, p. 30), « le chrétien », et, même si Nietzsche ne le dit pas, par voie de conséquence, le « socratique ». Socrate, un romantique ? Assurément, si l’on entend la catégorie au sens de Nietzsche qui la reprend de Goethe19. Socrate lui-même l’a reconnu au moment de mourir : « O Criton, je dois un coq à Esculape ». Cette risible et terrible « dernière parole » signifie pour qui sait entendre : O Criton, la vie est une maladie ! » (GS, IV, § 340, p. 219), cf. CID, « Le problème de Socrate », 1, p. 69)20. La vie corporelle étant considérée comme un mal dont nous délivre la mort, on comprend que Nietzsche explique ainsi la demande d’un sacrifice au dieu guérisseur. Tandis que le « classique » est l’homme théorique ou l’artiste « sain », le « romantique » est l’homme théorique (Socrate) ou l’artiste (Wagner) « malade ». Le premier assume joyeusement son pessimisme tragique ; le second le dissimule tristement, sous les apparences d’un optimisme théorique et artistique de façade supposé l’en guérir. Bien que le thème de la souffrance par appauvrissement de la vie ne soit pas ici lié à celui de la « décadence » comme il le sera dans « Le problème de Socrate », on perçoit déjà le renvoi métaphorique possible entre affaiblissement physiologique et décadence culturelle (non un lien de causalité direct et constant, ce dont la solide physiologie de Socrate serait la réfutation), de même que l’affaiblissement physiologique est déjà une « décadence » de l’organisation cellulaire, de même la décadence civilisationnelle est-elle un effet de l’affaiblissement des individualités éthiquement dominantes, des cellules (dé) composant le corps social. La fin du livre IV et celle du Livre V du Gai savoir – ajouté en 1887 – annoncent le Zarathoustra comme un prolongement et un approfondissement de la théorie des deux types d’individualité élaborée dans cet écrit, l’individuum et le dividuum, l’indivisé totalisé illusoirement et le singulier acceptant lucidement ses divisions. Le thème central est annoncé : la volonté de l’éternel retour comme « question », destinée à sélectionner par « test » (Versuch) les individualités fortes, affirmant leur division, pénétrées du « pessimisme tragique » (IV, § 341, « le poids le plus lourd »). Est également annoncée la volonté de Zarathoustra de l’enseigner aux individualités fortes, celles dont la sagesse paraît folie aux autres individus, « afin que les sages parmi les hommes se réjouissent une fois de plus de leur folie » (IV, § 342, « Incipit tragaedia »). Est annoncée de Zarathoustra, enfin, au terme du Livre V (V, § 382, « la grande santé ») ce qu’Ecce homo nommera « la condition physiologique de son existence : c’est ce que j’appelle la grande santé » (EH, APZ, 2, p. 308), caractéristique physiologique, donc psychologique, des individualités tragiques : « l’idéal d’un esprit qui, de façon naïve, c’est-à-dire involontaire21 et par une sorte d’abondance et de puissance exubérante, s’amuse de tout ce qui, jusqu’à présent, passait pour sacré, bon, intangible, divin… l’idéal d’un bien-être et d’une bienveillance, à la fois humain et surhumain, qui paraîtra assez souvent inhumain… » (V, § 382, pp. 279-280).
Notes de bas de page
1 MVR, édition citée, I, p. 32. Les convergences entre Hegel et Schopenhauer sont trop rares pour ne pas s’y arrêter.
2 Hegel justifie logiquement la même distinction linguistique, in Encyclopédie, 1827-1830, I, § 6, pour répondre à l’objection de plat conformisme politique que l’on avait faite à son identité du « réel » (wirklich) et du « rationnel », affirmée en 1821 dans la Préface aux Principes de la philosophie du droit. La Realität de l’être-là (Dasein) relève de la logique de l’Être tandis que la Wirklichkeit est ce qui dans la Realität est agissant comme essence, forme, espèce ou cause. Il s’ensuit que quelque chose de real, un État par exemple, qui ne produit aucun effet nouveau d’auto-dépassement (de Selbstaufhebung) et se contente de se « conserver en l’état », n’est pas wirklich : cette analyse mène en vérité, pour qui sait lire, à l’opposé du conformisme et de l’immobilisme politiques.
3 A. Schopenhauer, MVR, Livre Quatre, ch. 60 et surtout l’Appendice sur « la métaphysique de l’amour ».
4 A. Schopenhauer, Ibidem, « Métaphysique de l’amour », Paris, PUF, 1966, p. 1306.
5 Leibniz, Théodicée, III, 403. : « l’âme est un automate spirituel ».
6 « Je suis de moi-même le plus proche », Térence, l’Andrienne, IV, 1, 12.
7 « La transvaluation de toutes les valeurs (die Umwertung aller Werte) » est un thème ultérieur de la troisième période, relatif au projet du généalogiste, préparant la venue du surhomme.
8 Nietzsche n’entend pas supprimer la morale (die Moral), mais bien au contraire la renforcer, d’abord en la dédoublant (morale forte, morale faible) et d’autre part en évaluant positivement la morale forte et en dévaluant la morale faible. Le terme de « moraliste » est le plus souvent utilisé par lui pour nommer le garant des principes de la « morale » commune, celle des « faibles », fût-ce sur un mode démystifiant, comme celui qu’adopte La Rochefoucauld. C’est pourquoi Nietzsche se dénommera souvent lui-même un « immoraliste » (immoralist). Sur « ...la morale que Nietzsche défend et qu’il oppose à cette morale délétère, obscurément et inconsciemment nocive, négative, “réactive” », cf. M. Haar, Par-delà le nihilisme, Paris, PUF, 1998, p. 1 et suivantes.
9 Un individu – sujet, stable, distinct des énergies qu’il sent lutter en lui, est évidemment pour Nietzsche une pure fiction psychologique source de graves illusions pratiques et théoriques.
10 Il y a là un point de rencontre souvent relevé entre Nietzsche et Spinoza : tandis que « la joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection », « la tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection », Éthique, III, Définitions des sentiments, II et III, Œuvres, Pléiade, p. 470. Quant on sait que le passage à une perfection plus grande n’est autre, chez Spinoza, que l’augmentation de « la puissance d’agir », la correspondance entre une éthique de la perfection et une morale de l’expression se précise encore.
11 On sait que le livre de M. Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, reconstitue l’histoire de cette éthique aristocratique des Anciens, mise en œuvre de soi-même comme singularité, établie à distance d’une éthique de la légalité morale et de la moralité subjective au sens kantien-chrétien.
12 Il faut concéder à Paolo D’Ioro que « toute l’opposition entre forces actives et forces réactives qui est plus généralement à la base de l’interprétation de Deleuze n’est jamais formulée par Nietzsche » (« L’éternel retour, genèse et interprétation », in Nietzsche, Cahier de l’Herne, n ° 73, 2000, p. 263). Mais il s’agit précisément là de concepts interprétatifs et explicatifs d’un historien philosophe qui n’a jamais prétendu en faire des concepts opératoires littéralement nietzschéens, tout en expliquant par leur moyen les termes effectivement employés par l’auteur de La généalogie : « sentiments réactifs » (II, § 11, p. 266), « homme actif », « homme réactif » (Ibidem, p. 267). C’est seulement leur puissance d’intelligibilité qui nous les fait reprendre, tout en concédant qu’ils sont souvent chez G. Deleuze d’un emploi trop rigide et paradoxalement systématique.
13 Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche, Éditions Fasquelle et Grasset, 1992, p. 49, traduction modifiée.
14 R. Safranski, Nietzsche, Biographie d’une pensée, Actes Sud, Solin, 2000, p. 19.
15 Sur la configuration pulsionnelle typique de l’individu Nietzsche, cf. plus bas, II, Chap. I, 1., « Les quatre composantes pulsionnelles typiques ».
16 Sur les mécanismes psychologiques de ce couplage et de ce masquage de l’amour-propre au moyen d’une vertu indivise déjà présents chez La Rochefoucauld, nous renvoyons à P.-L. Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1980, p. 172.
17 Nietzsche parodie la formule de Hegel selon lequel l’individu « en-soi et pour-soi » est le singulier incarnant par ses passions et ses actions l’universel absolu, universel dès lors concrétisé.
18 CFJ, § 16, trad. Philonenko, Vrin, p. 71. Le « beau adhérent » adhère à un concept de l’objet qui est le critère d’adéquation en vertu duquel on juge de la beauté de la représentation ou de l’œuvre représentée. Il se réfère donc à une norme commune qui n’est pas purement esthétique mais bien théorique : la valeur de vérité de la représentation.
19 Goethe, dans l’entretien avec Eckermann de mars 1829 : « j’appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade ».
20 Nietzsche se réfère à Platon, Phèdre, 118 a.
21 « Involontaire » signifie ici non « délibérée » mais non pas « dépourvue de volonté ».
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