Chapitre 2. Une morale trop humaine
p. 33-50
Texte intégral
« Ici, pour une fois, la perspective que l’on appelle aérienne n’est pas un caprice d’artiste, mais l’unique possibilité. »
(HTH, II, VSO, § 138, p. 217)
« Que de l’esprit de pesanteur je sois ennemi, c’est là façon d’oiseau… »
(APZ, III, « De l’esprit de pesanteur », p. 213)
1. Philosophie historique contre philosophie métaphysique
« Ce n’est pas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle, mais la victoire de la méthodologie scientifique sur la science. »
(FP, XIV, 15 (49), p. 203)
1Nietzsche inaugure un style d’écriture aphoristique dont il ne se départira plus. En même temps, et avant même que de développer explicitement dans Le gai savoir l’hypothèse généralisée du « caractère perspectiviste de l’existence » (GS, V, § 374, p. 270), puis dans Aurore « …le perspectivisme, condition fondamentale de toute vie » (A, Préface, p. 18), il envisage, avec sa nouvelle « philosophie historique » d’aborder les problèmes dans la seule perspective « humaine, trop humaine » mentionnée dans le titre. C’est donc bien le perspectivisme « humain », même s’il n’est pas encore étendu à l’univers, qui fournit la clef du titre, comme en témoigne le même aphorisme du Gai savoir : « notre propre, humaine, trop humaine interprétation que nous connaissons » (GS, V § 374, 271). Le perspectivisme est une attitude méthodique : il s’agit non seulement de rompre avec le questionnement moral – ses fondements religieux et métaphysiques – formulé dans une vue supposée non-perspective, transcendant l’expérience humaine, mais encore, s’établissant à l’intérieur de cette dernière, de refuser l’homogénéité des origines quant aux points de vue humains, eux-mêmes inévitablement diversifiés en leur relativité, leur mouvement violent et leur retombée dans le chaos commun (le « ravin ») de l’histoire. – À condition de ne pas réduire l’« ordre des raisons » à un modèle d’ordre « démonstratif »1, qu’il soit mathématique (Descartes, Spinoza), juridique (Kant) ou dialectique (Hegel), l’on reconnaîtra qu’une rigueur formelle enchaîne les questions mises en perspective par Nietzsche, aussi implacablement que ce Fatum auquel Zarathoustra donnera son amour. On ne saurait non plus négliger que l’« En guise de Préface » de la première édition d’Humain trop humain, dédié à la mémoire de Voltaire, est une longue citation de la troisième Partie du Discours de la méthode de Descartes dont le dessein déclaré est d’« employer tout le temps de ma vie à développer ma raison et à rechercher les traces de la vérité ainsi que je me m’étais proposé » (HTH, I, p. 11).
2La critique de la morale, menée dans La Naissance de la Tragédie et dans les Considérations inactuelles, ne s’en prenait qu’à la morale socratique et à ses prolongements hégéliens, sans mettre en question son fondement métaphysique. Elle s’effectuait elle-même dans l’horizon d’un dualisme métaphysique hérité de Kant et de Schopenhauer, tenu pour une interprétation adéquate de la vision tragique du monde, soutenue dans les Considérations inactuelles, notamment dans la troisième consacrée à Schopenhauer. Nietzsche ne récusera jamais la vision tragique et continuera à se réclamer de Dionysos, même quand ce dernier sera « généalogiquement » réinterprété. Mais c’est dans la mise en question de son interprétation métaphysique que va consister la seconde étape de sa pensée. « …Par ce livre, écrira-t-il plus tard, je me suis débarrassé de ce qui était incompatible avec ma nature. Incompatible, par exemple, l’idéalisme » (EH « Humain, trop humain », 1, p. 296).
3Humain, trop humain (1878) substitue en effet à la « philosophie métaphysique » une philosophie que Nietzsche nomme « la philosophie historique » (HTH, I, § 1, p. 23). Une philosophie métaphysique – qu’elle soit dualiste ou moniste – est reconnaissable à deux traits. D’une part, elle est rationaliste, en ce qu’elle fait du rationnel (du conceptuellement intelligible) le principe premier de l’être et de sa connaissance, le sensible et l’irrationnel étant toujours seconds, dérivés et subordonnés par rapport aux principes rationnels. Ou, comme le redira Le Crépuscule des Idoles, « …avoir pris naissance dans autre chose est pour eux (les philosophes) une tare, cela déprécie. Toutes les valeurs supérieures sont de premier ordre, toutes les notions élevées, l’Être, l’Absolu, le Bien, le Vrai, la Perfection, rien de cela n’a pu être “en devenir”… » (CID, p. 77). D’autre part, cette philosophie est anhistorique en ce sens que la vérité, est éternelle, en dépit du fait que sa connaissance se développe historiquement, comme chez Hegel, dans l’éternel « devenir » du Concept. Nietzsche s’appuie ici sur les perspectives radicalement historiques des sciences récentes (biologie, théories de l’évolution, histoire des sociétés, des langues, mais aussi des phénomènes moraux2, etc.).
4Nietzsche le soulignera dans la Préface de 1886 à Humain, trop humain, II : « …ce que j’ai dit contre la “maladie historique”, je l’ai dit en homme qui apprenait à s’en guérir lentement, péniblement, et n’avait pas du tout l’intention de renoncer dorénavant à l’ “Histoire” pour en avoir souffert autrefois » (HTH, II, Préface, § 1, p. 10). En effet, ce que Nietzsche condamnait et continue de mépriser est une science historique qui a la religion ou plutôt l’idée fixe du fait et de tous les faits sans exception, ce « faitalisme » dont se gaussera encore la Généalogie. L’historicité à présent valorisée n’est pas celle à laquelle s’attache avec myopie l’histoire événementielle et érudite des « petits faits », toujours méprisée, mais celle des sentiments et des valeurs morales menant aux fictions et aux illusions de la métaphysique et de la religion. De plus, à l’encontre des historiens comme Strauss, dans Humain, trop humain, la philosophie « historique » de Nietzsche est sans doute « rationnelle », même si elle n’est pas « rationaliste ». C’est toujours la méthode rationnelle qu’il revendique en héritage et non les doctrines rationalistes : « à tout prendre, les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la science au moins aussi important que n’importe quel autre de ses résultats » (HTH, I, IX, § 635, p. 303). Les doctrines rationalistes généralisent indûment quelques résultats, propriétés obtenues grâce à l’usage de ces méthodes, en en faisant le tout du réel, ce qui est du dogmatisme : « ce que l’on découvre de plus précieux est toujours ce que l’on découvre en dernier : mais les découvertes les plus précieuses, ce sont les méthodes » (AC, § 13, p. 170). Disposant des démarches d’explication rationnelles empruntées aux sciences « neuves » des phénomènes de formation, il s’agira de montrer « méthodiquement » d’abord comment le rationnel peut dériver de l’irrationnel, le moral de l’extra-moral, ensuite comment ce rationnel ou ce moral peut devenir une « fiction » voire une illusion « métaphysique » ou une « mystification » éthique.
5Nietzsche s’attaque en particulier, dans ce livre, à trois illusions historiques majeures et le plus souvent solidaires : Dieu (illusion religieuse) ; la raison absolue (illusion métaphysique) ; la responsabilité et la liberté (illusions morales). Anti-rationaliste, d’abord, la méthode historique de Nietzsche montrera dans tout être, tout phénomène, le résultat d’un devenir, d’une formation, qui ne va jamais sans transformation ni déformation. Parce qu’il est « libéré » des illusions religieuses, métaphysiques et morales, « l’esprit libre », auto-appelation désormais favorite de Nietzsche, montre le caractère « humain, trop humain », c’est-à-dire perspectiviste, excessivement anthropocentré, irrationnel ou passionnel, de valeurs illusoirement projetées en Dieu, dans la raison pure ou dans la liberté morale intelligible. Cette histoire met en œuvre une intention de « justice » vis-à-vis du passé, vertu de justice que Nietzsche établissait à distance de toute vérité au sens de l’exactitude neutre et purement factuelle dans les Considérations inactuelles.
6Nietzsche perçoit bien, d'abord, la relativité des valeurs religieuses, métaphysiques et morales et commence à en assigner l’origine à certains types de sociétés humaines : aristocrates ou serviles, « vitalement » fortes ou faibles, selon une « double préhistoire du sentiment moral » (HTH, II, § 45, pp. 58-59). Il envisage, ensuite, que religion et métaphysique aient eu pour fonction de justifier en définitive telle ou telle morale du passé ou du présent, et même que la philosophie puisse servir de « relais de la religion » (HTH, I, I, § 27, p. 43) dans cette entreprise de légitimation antérieure à « la vision scientifique des choses » (Ibidem). Mais « …les besoins que la religion a satisfaits et que la philosophie est maintenant amenée à satisfaire ne sont pas immuables ; on peut et les affaiblir et les détruire »(Ibidem, p. 44). Enfin, Nietzsche considère que l’art lui-même puisse, pour un temps, se substituer à une fondation métaphysique, en fournissant aux hommes la conscience qu’il ne s’agissait avec ces supposés « absolus » prétendus que de fictions qui ne doivent plus engendrer d’illusions : « il est plus facile de passer ensuite de l’art à une science philosophique réellement libératrice » (Ibidem, p. 44). Que les valeurs en général soient utiles à la conservation et au développement de la vie et de l’éthique de certains groupes, cela permet déjà à Nietzsche d’envisager une genèse précise des illusions métaphysiques. Celle de la « liberté intelligible », fondement d’une supposée autonomie morale de l’homme, est d’une importance telle qu’il convient de l’analyser avec toute la précision requise, et ce d’autant que Nietzsche en reprendra le motif jusque dans La généalogie de la morale.
2. La fable de la liberté intelligible
7Nietzsche s’empare de « la fable de la liberté intelligible » (HTH, I, I, § 39, pp. 54-56) dont il va montrer par une analyse rigoureuse qu’elle est à l’origine du sentiment du regret « moral » et du « remords ». Loin d’être un sentiment immédiat et moins encore découlant du respect pour la loi a priori de la raison pratique (Kant), le regret est un sentiment formé à partir d’une « rationalisation » métaphysique a posteriori de l’action morale. La première donnée de l’expérience morale a toujours été, dans l’histoire humaine, l’évaluation des actions en fonction de « leurs conséquences utiles ou nuisibles » (HTH, I, Ibidem). Cette utilité est relative aux communautés, plus précisément au maintien et au développement de leur vie : « la moralité » (die Sittlichkeit) n’est donc à l’origine que la conformité aux « mœurs » (Sitten) collectives qui assurent le maintien d’une communauté : « la moralité… n’est justement que la sensibilité à cette somme de coutumes sous la contrainte desquelles on vit et a été élevé, non pas en qualité d’individu, mais bien de membre d’une totalité… » (HTH, II, 1, § 89, p. 46). Nietzsche n’utilise pas ici le terme de Sittlichkeit dans le sens étroitement et techniquement hégélien en l’opposant systématiquement à Moralität, comme le fait Hegel dans Les principes de la philosophie du droit où il distingue la Sittlichkeit en tant que morale « objective », sociale, politique, de la Moralität, envisagée comme cette morale « subjective » et personnelle du respect de la loi, telle que l’a thématisée Kant. Le concept nietzschéen de la Sittlichkeit renvoie à des formes de comportements primitifs pré-réfléchis pour la plupart. Cependant, du point de vue de leur Sittlichkeit, les communautés apparaissent déjà comme divisées et « le concept de bien et de mal a une double préhistoire » (HTH, I, § 45, p. 58) : les unes développent une vie aristocratique par laquelle les individus assument la maîtrise d’eux-mêmes et de ceux qui leur sont inférieurs. Les valeurs, notamment morales, sont donc affirmées, de façon forte, comme relatives aux hommes qui les posent à partir de leur nature et il s’agit le plus souvent, pour ces natures fortes, de cruauté, de violence, de vengeance individuelle (« rendre coup pour coup » (Ibidem)), et de mensonge.
8Les individus des autres sociétés – qui ne constituent que difficilement des « communautés », « … si ce n’est sous la plus grossière des formes » (Ibidem, p. 59) – n’assument ni ce relativisme ni ce naturalisme. C’est là un signe de faiblesse physio-psychologique : incapables de vivre autrement que dans la méfiance réciproque les uns vis-à-vis des autres, ignorant à l’origine « tout sentiment de solidarité » (Ibidem, p. 58), ces « mauvais » ne peuvent que projeter initialement en dehors d’eux le fondement du bien et du devoir de s’unir. Dès lors, ils en font un absolu méta-naturel. Au lieu de relativiser et de naturaliser la valeur morale des actions, « l’on s’imagine que la qualité de “bonnes” ou de “mauvaises” est inhérente aux actions en soi, indépendamment de leurs conséquences » (HTH, I, I, § 39, p. 54). Nietzsche présente indéniablement ici la première esquisse de ce qui deviendra dans le contexte de la maturité généalogique la différence entre « morale des maîtres » et « morale des esclaves » (PBM, IX, § 260 et GM, I, §§ 4-5). Répétons cependant qu’il n’a pas encore formé le concept de la volonté de puissance et de sa dualité « typologique » qui rendra généalogiquement raison de « la logique » des relations entre ces types d’individualités et de communautés.
9De par la faiblesse qui les contraint à poser en un absolu extérieur l’origine des valeurs moralement positives (unité, solidarité, dévouement, etc) les individus « des races et des castes » (HTH, I, § 5, p. 58) dominées vont tendre à poser ces valeurs dans l’en-soi. Considérer les actions comme bonnes ou mauvaises en soi, c’est postuler qu’elles ont une valeur universelle et que cette valeur ne dépend pas de la nature toujours particulière de la volonté simplement humaine qui les pose. Tel est le point de départ de la falsification et de la mystification qui engendreront la « fable de la liberté intelligible ».
10Cette première métamorphose s’empare de l’illusion qui guette tout langage : celui d’attribuer au sujet « en soi » les qualités ou « propriétés » qui ne sont, à vrai dire, que des prédicats commodes du discours renvoyant aux apparences au-delà desquelles nous projetons fictivement un « sujet ». Sans doute est-il nécessaire, pour vivre et communiquer, de faire comme si les qualités renvoyaient à un sujet distinct. Mais l’esprit libre, c’est-à-dire lucide, ne transformera pas cette fiction utile en illusion, objet de croyance.
11De cette qualification en soi des actes, on passe aisément à la qualification des « motifs eux-mêmes » pour les individus agissants. On a donc ici un dépassement métaphysique du phénomène : le phénomène moral est l’expression d’un en-soi ou d’un absolu qui est celui du « caractère intelligible » d’un homme. Cependant, un tel dépassement métaphysique est encore insuffisant pour justifier le sentiment moral du regret : l’homme n’a encore aucune raison de regretter ses actions puisque ces dernières sont nécessaires à la manière d’une nature, même si cette nature est désormais une nature intelligible et non plus sensible. Pour que le sentiment du regret, et avec lui le jugement qui culpabilise ou loue moralement le sujet, soient justifiés, il faut que le sujet soit responsable de son caractère intelligible : « une liberté, donc, d’être tel ou tel, non pas d’agir de telle ou telle façon » (HTH, I, I, § 39, p. 55). Nietzsche se réfère aux termes classiques de l’alternative tranchée par Schopenhauer : « je me suis borné à intervertir les places : la liberté a été transportée dans l’esse et la nécessité a été limitée à l’operari »3.
12Tel est le « paralogisme » formé par Kant, puis Schopenhauer : le libre choix de l’être, du caractère intelligible, dont découlent alors nécessairement les actions exprimant dans le temps ce caractère, librement choisi en dehors du temps. Dès lors, non seulement le regret s’explique, mais il peut faire l’objet d’une formation pratique, c’est-à-dire d’une éducation, ce « dressage (Züchtung) » qui est un moyen d’inculquer la moralité des mœurs. « Tu dois regretter tes mauvaises actions, car elles ont été l’objet d’un libre choix, c’est-à-dire d’un choix indépendant de ta nature et dont ta nature dépend… », ainsi pourrait s’exprimer l’éducateur moral. « Ainsi donc, c’est parce que l’homme se croit libre et non parce qu’il l’est, qu’il éprouve repentir et remords » (HTH, I, I, § 39, p. 55). Aussi n’est-ce pas l’action (operari) qui fait l’être (esse), c’est l’être, librement choisi, qui fait l’action. La caractéristique de la morale des esclaves, le méta-naturalisme, ou la méta-physique, s’engendre donc ici : une liberté méta-naturelle est responsable du choix du caractère naturel. Toutes les illusions sont alors permises : responsabiliser le libre choix, culpabiliser le méchant, solliciter le repentir et la « conversion » morale.
13En « esprit libre », Nietzsche acquiesce au relativisme et au naturalisme des morales « fortes ». Ce regret, souligne-t-il d’abord, est une chose dont on peut se déshabituer, « …il ne se trouve pas chez beaucoup d’hommes à l’occasion d’actes à propos desquels beaucoup d’autres l’éprouvent » (HTH, Ibidem). Exemple : regrettables pour les uns, la cruauté et le mensonge sont sources de contentement, voire d’éloge collectif au sein de la communauté pour les autres. Le regret est « …une chose très variable, liée à l’évolution des mœurs et de la civilisation » (HTH., Ibidem). Ensuite, la nature empirique ou physiologique est ce qui détermine nécessairement les actes : « personne n’est responsable de ses actes, personne ne l’est de son être ; juger est synonyme d’être injuste » (HTH, Ibidem, p. 56). L’irresponsabilité est une amère vérité que les sciences de l’histoire donnent à assimiler à l’homme pénétré de la morale chrétienne, louant le martyr, blâmant le pêcheur. Ce n’est pas nous qui nous décidons pour le motif le plus puissant, « c’est le motif le plus puissant qui décide de nous » (HTH, II, § 107, « Irresponsabilité et innocence », p. 89). Viendra donc à être affirmé que, si « tout est nécessité » (HTH, Ibidem, § 107, p. 90), « tout est innocence » (Ibidem), car si nul ne peut être dit coupable, nul – cohérence oblige – ne peut être dit « louable » de ses actes. « Tout est innocence » dans le développement temporel de la vie morale, telle est la conclusion qui s’impose. Mais si le philosophe s’interdit tout jugement de moralité, il ne s’interdit pas pour autant tout jugement normatif : il peut apprécier, en connaissance de cause, la plus ou moins grande conformité des actes d’un individu à son « modèle » de morale, celui de ses « mœurs ». Ce jugement n’est pas sans analogie avec celui d’un connaisseur en matière d’art : « comme il aime l’œuvre d’art réussie, mais sans la louer, car elle n’y est elle-même pour rien » (HTH, § 107, p. 88), ainsi devra-t-il considérer une plante ou une action humaine. Ce jugement relève, non de la moralité, mais de la probité (« notre bon goût » et « notre probité » seront associés dans Le gai savoir, par exemple, en GS, IV, § 335, p. 214). Cette « probité » est la vertu théorique de l’esprit libre ; elle consiste dans le courage de reconnaître les illusions et les apparences de l’esprit de la moralité, de même qu’à construire la genèse de ces illusions en montrant qu’elles sont un produit nécessaire à la vie de cet esprit. Ainsi qu’un philologue dont la probité est la vertu, l’historien de la moralité s’efforce – sans projection de sa part – de dégager les conditions nécessaires de production du sens d’un texte, celui de la morale. À ce courage du dévoilement et de l’éclaircissement ou à « la proposition claire comme le jour et son soleil » (HTH, I, § 39, p. 56) selon laquelle « la liberté intelligible est une fable », la plupart des hommes préfère « …l’ombre et le mensonge – par peur des conséquences » (HTH., Ibidem). Par ces métaphores de l’ombre et du soleil, fréquentes chez Nietzsche, nous sommes menés à expliquer comment l’éclairage projeté sur l’histoire des mœurs s’approfondit dans Aurore en référence aux Lumières.
3. Aurore : éclairer l’histoire des mœurs et de la morale
« La morale,…véritable Circé des philosophes. »
(A, Avant-Propos, p. 15)
14Aurore (1881) est, en effet, un titre « éclairant ». Il s’agit de l’orée d’un jour nouveau, jetant sa clarté sur l’histoire de la morale. À l’obscurité dans laquelle baignait jusqu’alors les origines de cette dernière, va succéder une éclaircie, et même un éclaircissement : « je commençai à examiner et à saper une vieille confiance… notre confiance en la morale » (A, Avant-propos, 1886, p. 14). On est sans doute tenté, sur la base de la « philosophie historique » d’Humain trop humain, déjà dédié à Voltaire, de voir en Aurore. le moment Aufklärer de la pensée de Nietzsche. Il est vrai qu’Aurore va plus loin que le précédent livre dans l’analyse critique de la morale en ce sens. Le premier ouvrage n’envisageait pas les implications pratiques d’une histoire naturelle de la morale, ce qu’ambitionne le second, dans la perspective d’une reprise des Lumières. Il ne s’agit plus d’analyser les origines du phénomène moral en pur « théoricien » sans perspective d’action définie. Il s’agit à présent d’éclairer l’homme sur son origine – « ces lumières, nous devons les faire progresser » (A, III, § 197, p. 151) – afin qu’il puisse prendre pratiquement en main son destin.
15Cependant, les Lumières du dix-huitième siècle, à travers la démystifiante clarté que leur faculté favorite, l’entendement, a jetée sur l’origine de la religion, de la morale et du pouvoir politique, ont été mises au service d’un autre but. Il s’agissait finalement d’assurer l’autonomie absolue – quoique finie – de la raison pratique dans ces trois domaines. Le déisme sentimental de Rousseau, la moralité kantienne, le républicanisme fichtéen, successivement, montrent que, pour les Lumières, le travail de l’entendement réfléchissant s’est trouvé subordonné à la raison pratique et à ses Idées « inconditionnées ». Là est le lieu du divorce assumé par Nietzsche vis-à-vis de l’utilisation des Lumières, à propos, justement, des « pensées sur les préjugés moraux », sous-titre de son livre. Il faut regretter que les Lumières aient été associées à « …un ensemble de traits quasi déments, histrioniques, bestialement cruels, voluptueux, et surtout d’une sentimentalité toujours prête à se griser d’elle-même, qui constituent le fonds proprement révolutionnaire et qui, avant la Révolution, s’étaient incarnés dans la personne et le génie de Rousseau » (HTH, II, VSO, § 221, p. 253). Nietzsche envisage donc de reprendre le travail critique de ces Lumières par delà leur asservissement brutal et discontinu à ce nouveau conformisme que constituent les États républicains post-révolutionnaires, « …de continuer ensuite l’œuvre des Lumières, pour elle-même, et d’étouffer en germe la Révolution, après coup, de faire qu’elle n’ait pas été » (HTH, II, VSO, § 221, Ibidem). Aurore, dans une analyse qui complète celle des Lumières que nous venons de citer dans Humain, trop humain (A, III, § 197, « L’hostilité des Allemands contre l’ère des Lumières », pp. 150-152) mentionnera trois nouveaux obstacles à la poursuite du travail critique des Lumières. Ces obstacles tiennent davantage cette fois à l’esprit des « philosophes allemands » qu’à l’esprit révolutionnaire passionné d’autonomie pratique des philosophes français, seul mentionné dans Humain, trop humain.
16Le premier obstacle réside en ce que, de Wolff à Hegel, la philosophie spéculative allemande a abandonné la perspective critique pour s’assoupir à nouveau dans le dogmatisme qui préfère « l’analyse des concepts » à « l’explication des faits » : « ils sont revenus au premier et au plus ancien degré de la spéculation, car ils ont trouvé leur satisfaction dans des concepts et non dans des explications, comme les penseurs des époques rêveuses » (Ibidem, p. 150). En second lieu, avec les romantiques cette fois, le culte spirituel et sentimental d’un passé chrétien « …tendit à remettre en honneur les sentiments primitifs les plus antiques » (Ibidem), ce qui constituait un frein à l’instauration « …des buts futurs et novateurs » (A, Ibidem, p. 151), tels ceux que la reprise de l’analyse critique des Lumières définira comme une nouvelle forme d’individualisme. Enfin, les penseurs allemands envisagèrent « …comme Goethe et Schopenhauer, de rétablir l’idée d’une nature divinisée ou satanisée… » (Ibidem, p. 151), au plus loin de cette nature désacralisée que le nouvel esprit critique doit envisager lucidement. Retour du dogmatisme, renaissance de la réaction passéiste, réveil du panthéisme magique, tels sont les trois obstacles obscurantistes dressés par la philosophie allemande du dix-neuvième siècle dont doit triompher la poursuite de l’entreprise des Lumières menée dans Aurore. Pourtant, c’est d’abord à la soumission servile des Lumières à l’autonomie absolue de la raison pratique dans les domaines moraux et politiques pratiquée par les philosophes du dix-huitième qu’il s’agit de s’en prendre.
17Loin de préparer l’instauration d’une autonomie de la raison pratique, l’enquête nietzschéenne sur l’origine des autorités éthicopolitiques entend dénoncer comme encore mystifiant un tel projet d’autonomie rationnelle. Faire œuvre d’entendement analytique et critique, soit. Faire servir cette œuvre à une fin que Nietzsche n’hésite pas davantage à nommer lui-même, en donnant un autre sens à l’expression, « …le caractère impératif de la raison » (A, V, § 453, p. 241), soit encore. Mais cette nouvelle fin de la rationalité impérative – de caractère théorique et critique – ne devra pas déceler moins d’illusion dans l’immanence de la raison pratique absolue des modernes que dans la transcendance de l’autorité divine infinie, légitimement contestée par eux chez les anciens. L’impératif de la raison historienne, cette raison qui éclaire crûment les provenances axiologiques, lui impose de sonder les « fondations » prétendument solides des sentiments et des jugements moraux de l’éthique moderne, en d’autres termes : l’autonomie pratique de la volonté humaine. Ce travail d’excavation théorique aura pour effet continu un travail de sape pratique, ébranlant peu à peu la conviction morale du sujet agissant : « …leur édifice est irréparable : leur caractère impératif doit s’affaiblir de jour en jour, dans la mesure, du moins, où ne s’affaiblit pas le caractère impératif de la raison ! » (A, Ibidem). Avoir décelé, derrière les autorités transcendantes imaginées comme infinies, l’activité propre d’individus finis, sans doute. Avoir montré à ces derniers la possibilité, désormais réappropriée, de réactiver sans projection aliénante une telle activité, sans doute encore. Mais la généalogie naissante se sépare de l’Aufklärung lorsqu’il s’agit de définir précisément le contenu réapproprié de cette auto-activité finie.
18Tandis que, selon l’Aufklärung, il ne saurait s’agir que de la raison pratique sous des formes prétendument universelles et pacifiées, il s’agit plutôt, selon Nietzsche, de la créativité singulière et violente des passions, cette mine pulsionnelle dégagée à ciel ouvert dont « …notre théorie de la société et de la solitude » (A, § 453, p. 241), devenue « assez sûre(s) d’elle(s) », tirera « …les premières pierres des idéaux nouveaux (sinon ces idéaux nouveaux eux-mêmes) ». Le lien entre les nouveaux idéaux pratiques et le nouvel idéal théorique de la raison généalogique est ici clairement indiqué : les pierres d’attente de l’édifice posées par le philosophe permettront à de nouvelles volontés pratiques de s’instituer conformément à ce qu’elles sont, si tant est qu’il s’agit de « devenir ce que l’on est ». Ainsi, pendant cet « interrègne moral… nous vivons une existence préliminaire ou retardataire selon notre goût et nos dons » (Ibidem). Nietzsche entend que, selon que nous sommes disposés à envisager une morale de la singularité s’inscrivant dans une éthique aristocratique ou une morale de l’universalité sise dans l’éthique de la raison pratique autonome, nous aurons soit une vie préliminaire aux nouveaux idéaux soit une vie retardataire, dans des idéaux rationalistes pratiques plus ou moins désuets. Et ici, la divergence entre hétéronomie théologique et autonomie anthropologique, dans les anciens bâtiments éthiques, est bien moins importante que ne l’est l’accord sur une « fondation » rationaliste de l’édifice moral.
19Dans Aurore, Nietzsche envisage d’ailleurs parfois avec plus de précision les « scènes d’un avenir possible », (A, III, § 187, p. 141) au sein d’« une législation de l’avenir, fondée sur la pensée : « je me plie seulement à la loi que j’ai promulguée moi-même, dans les petites et les grandes choses » (Ibidem). Ce qui convaincrait, s’il en était encore besoin, que toute éthique, au sens d’une « morale communautaire », même si non « grégaire », ne peut être exclue par la morale singulière de l’avenir. Dans sa communauté politique, un individu dont la loi est l’expression de soi, ne saurait, lorsqu’il l’a transgresse, qu’exprimer cette transgression même, et par conséquent, authencité ou sincérité avec soi-même oblige, que « se dénoncer lui-même » (Ibidem). Étant jusqu’au bout le législateur de lui-même, il ne saurait admettre qu’un Autre (un juge extérieur, un tiers, un Dieu ou une quelconque conscience morale) le condamne et le punisse, c’est-à-dire achève son œuvre de législateur. Seul le législateur peut se punir en accord avec lui-même, en achevant ainsi sa législation de soi-même, en l’occurrence par un châtiment sur soi-même. Tel serait cet État « …où il se dicte lui-même publiquement sa punition dans le sentiment orgueilleux qu’il honore ainsi la loi qu’il a faite lui-même, qu’il exerce sa puissance en se punissant, la puissance du législateur » (Ibidem)4. Encore s’agit-il là, de façon non-dogmatique, d’envisager une « possibilité » d’avenir.
20L’analyse critique de la moralité préparant méthodologiquement une telle assomption de soi procède d’un soupçon « impérativement » rationnel : « nier la moralité (die Sittlichkeit leugnen) » (A, II, § 103, p. 83). Encore faut-il s’entendre, car « …il y a deux façons de nier la moralité » (A, Ibidem). L’une est devenue un art, avec La Rochefoucauld, auteur qui a montré la voie à de nombreux philosophes des Lumières par son souci de démasquer les apparences de moralité recouvrant des mobiles bassement égoïstes. L’autre est celle revendiquée par Nietzsche, une négation des fondements de la moralité que La Rochefoucauld et ses suiveurs éclairés, jusqu’à Paul Rée inclus, se sont bien gardés de pratiquer. Le premier point de vue consiste à nier que les motifs moraux invoqués soient ceux qui ont effectivement poussé les individus à agir, de sorte qu’ainsi l’on dupe les autres, ou, à tout le moins, soi-même, lorsque la sincérité envers autrui ne peut être mise en cause. « Et cela peut-être surtout, ajoute Nietzsche, chez les gens les plus renommés, précisément pour leur vertu » (A, II, § 103, p. 83). Ce point de vue se retrouve chez Paul Rée, auteur des « Observations psychologiques » (1875), puis « De l’origine des sentiments moraux » (1877). Nietzsche avait cité avec approbation, dans Humain trop humain, l’auteur des Sentences et maximes morales : « ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut » (HTH, I, § 36, p. 51). De même il avait loué son ami P. Rée, « l’un des penseurs les plus hardis et les plus froids » (Ibidem, § 37, p. 53), pour avoir affirmé que « l’homme moral n’est pas plus près du monde intelligible (métaphysique) que l’homme physique »5, dans la mesure où l’un comme l’autre, l’homme moral, civilisé par ses mœurs, et l’homme physique, encore proche de la nature, sont mus par les mêmes passions, en définitive non morales au sens de la moralité métaphysique, relevant du « monde intelligible » selon Platon et Kant. Dans Aurore, en revanche, Nietzsche revendique une seconde manière de nier la moralité, comme étant sienne : « tel est mon point de vue… » (A, II, § 103, p. 83). Tandis, en effet, que la première manière de nier ne nie pas la valeur des principes de la moralité, sous l’aspect, notamment de l’autonomie de la raison pratique, mais n’en nie que l’application effective au plan des mobiles réels de l’action, la manière nietzschéenne, en cela déjà généalogique, nie la vérité de tels principes moraux eux-mêmes, en laquelle croyaient La Rochefoucauld, Chamfort, ou P. Rée. On voit par exemple que la critique du « valet de chambre de la moralité » ne mènerait pas Hegel, à une dissolution prénietzschéenne des principes de la moralité. C’est, au contraire, la vérité de ces principes que nie franchement la philosophie de Nietzsche : « ce sont des erreurs, fondements de tout jugement éthique » (A, Ibidem). Ces erreurs, culminant dans le postulat de « la liberté intelligible » analysé plus haut, ont pour nom : responsabilité, culpabilité et autonomie de la raison pratique. La négation de la moralité a ici le sens d’une négation de la vérité des principes de la moralité, négation opérée à la façon dont une science nie la vérité de ses antécédents mythiques, à la façon par exemple dont l’astronomie nie l’astrologie, ou la chimie l’alchimie.
21Histoire de la moralité des mœurs. – Il est important de souligner que Nietzsche ne définit jamais la Sittlichkeit der Sitten par son contenu, qui peut relever tant d’une morale aristocratique des « maîtres » que d’une morale grégaire des « esclaves ». C’est par sa forme et par la façon dont elle est vécue que se définit une moralité des mœurs. Aussi les exemples de contenus axiologiques illustrant cette moralité sont empruntés à dessein à des systèmes de valeurs complètement opposés : « avoir de la morale, des mœurs, une éthique, cela signifie obéir à une loi ou à une tradition fondées en ancienneté ». Quant au contenu de ces mœurs, ce peut être par exemple : exercer la vengeance « …quand exercer la vengeance entre, comme chez les Grecs anciens, dans les bonnes mœurs » (HTH, I, § 96, « Morale et moral », p. 79) ; mais ce peut être, à l’inverse, ne pas se venger, ne pas se faire justice soi-même, ce qui est devenu une habitude morale relevant de nouvelles mœurs : « …si bien qu’actuellement le mot “méchant” nous fait avant tout penser à un dommage volontairement infligé au prochain » (Ibidem, § 96, p. 80). De sorte que, conclut Nietzsche, ce n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » que passe l’opposition fondamentale la plus générale pour la moralité des mœurs, mais « …entre l’attachement à une tradition, une loi, et l’acte de s’en détacher » (HTH, Ibidem).
22Après avoir montré en quoi la conduite conforme à des habitudes morales collectives, quelles qu’elles soient, est source d’un plaisir propre fort intense (Ibidem, § 97 « Le plaisir dans la morale », et § 98, « plaisir et instinct social »), Nietzsche insiste sur la diminution progressive du sentiment de contrainte exercée par la collectivité, via les mœurs. Si la moralité est à l’origine, pure et dure contrainte du collectif, « …plus tard, elle devient coutume, plus tard encore libre obéissance, enfin quasiment instinct… » (HTH, ibidem, § 99, p. 83). Nietzsche esquisse ici le schème de l’acquisition des instincts moraux sur lequel il reviendra dans son œuvre généalogique stricto sensu lorsqu’il s’agira d’envisager un « nouveau dressage sélectif », et donc une nouvelle « moralité des mœurs » subordonnée cette fois à l’éthique du surhomme6. Le plaisir procuré par l’obéissance à la moralité des mœurs met en jeu deux affects puissants, la peur et la cruauté. La peur, tout d’abord, est un affect intense en lequel s’enracine toute morale « collective » : « être moral veut dire être extrêmement accessible à la peur ; la peur est la puissance qui assure l’existence de la communauté » (FP, A, 3 (119), p. 362). Sur le plan de la « connaissance », c’est la peur de l’inconnu, de l’imprévisible, de ce qui est différent, motivant l’adoption d’un langage commun permettant de prévoir certains effets. Nietzsche a même envisagé que les formes primitives de la religion reposaient sur le souci d’échapper à l’indétermination redoutable de la nature, en y projetant des divinités avec lesquelles l’on puisse dialoguer, comme on le fait avec ses semblables, dans une « communauté ». La solution : « …de même donc que l’homme agit sur l’homme, il agira sur n’importe quel esprit de la nature » (Ibidem, p. 97). De la même façon, sur le plan de l’action, c’est la peur d’affirmer nos valeurs singulières, et la crainte des réactions de rejet de la part d’autrui, qui nous font adopter les valeurs et les normes communes de la Sittlichkeit, tout en dissimulant nos différences d’évaluation. Cette dissimulation – le masque d’anonymat posé sur notre individualité –, « …qu’est-elle, sinon la dissimulation nécessaire aux hommes pour pouvoir vivre ensemble sans crainte ? » (FP, A, 3 (23) p. 358). Cependant, derrière la peur, l’inquiétude de perdre notre puissance menace. Si, pourtant, certains individus envisagent résolument de surmonter la peur de l’inconvenance et de l’anticonformisme, c’est que leur puissance d’auto-affirmation excède les limites trop étroites de leur individualité. Il faut qu’ils s’affirment au dehors, quelque soit le prix à payer à la communauté : « voilà une moralité qui repose tout entière sur le besoin de se distinguer » (A, I, § 30, p. 37). Mais si ces personnalités « distinguées » veulent s’associer pour imposer aux « individus communs » leur domination, ils miseront aussi sur la peur des faibles pour leur imposer leur éthique.
23Avec la peur, la cruauté est l’affect générateur des éthiques. D’un côté, le besoin de se distinguer en surmontant sa peur de l’autre, a pour envers le besoin de s’imposer cruellement à lui : « nous voulons que notre simple vue fasse mal à autrui » (Ibidem, p. 38). Ainsi « …la moralité de la distinction… (n’est) en fin de compte que le plaisir d’une cruauté raffinée » (Ibidem). Ce dont jouit celui qui aspire à se distinguer, précisera plus bas Nietzsche, « …c’est d’avoir laissé son empreinte sur l’âme d’autrui, d’en avoir modifié la forme et de l’avoir gouvernée à sa volonté » (A, II, § 113, p. 92). L’auteur d’Aurore anticipe ici sur le développement concernant « …une surabondance de force plastique, façonnante et régénératrice » (GM, I, § 10, p. 38) dont La Généalogie créditera les maîtres distingués et forts. D’un autre côté, toute communauté éthique impose à ses membres de la façon la plus cruelle l’obéissance aux mœurs quelques soient ses valeurs positives, celles de la « distinction » aristocratique ou celles de la « compassion » égalitariste. Dans cet aphorisme d’Aurore, Nietzsche introduit explicitement le mobile de la « puissance » et anticipe à nouveau la jouissance ascétique de « la torture de soi-même » telle que la décrira la seconde Dissertation de La Généalogie (GM, II, § 16) : « faire mal aux autres pour se faire ainsi mal à soi-même, pour triompher ainsi à nouveau de soi et de sa compassion et s’enivrer de la plus extrême puissance » (A, II, § 113, p. 93).
24Comment se transforme historiquement « la moralité des mœurs » assise sur ces affects ? Trois traits définissent constamment la « moralité des mœurs ». Tout d’abord, elle est collective : c’est une manière sociale d’agir pour maintenir la communauté. Ensuite, elle est contraignante, « pressante » et « cruelle », même si cette contrainte communautaire, intériorisée, finit par passer pour un « instinct », une sorte de savoir-faire moral irréfléchi. Enfin, elle est traditionnelle, renvoyant à un passé dont la contrainte n’est plus celle d’un impératif hypothétique, conditionné par une quelconque utilité, mais bien, dit en termes ironiquement kantiens, catégorique : « qu’est-ce que la tradition ? une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne » (A, I, § 9, p. 23).
25C’est en rupture apparente avec ces caractères (communauté, coercition, tradition) que va être instaurée, dans la seconde période historique de la morale, la morale des « moralistes » (Ibidem, p. 24), tels que « Socrate » ou « tout chrétien », deux exemples donnés dans ce passage. Il est possible d’opposer la morale de ces « moralistes » à la « moralité des mœurs » par trois traits antithétiques des premiers. La morale des « moralistes » est d’abord individuelle, par là même non collective ; elle est, secondement, autonome, par là même non contraignante ; elle est, enfin, suprahistorique, par là même non traditionnelle. Individuelle, la morale des moralistes l’est au sens où, selon Socrate, sa fin dernière est le bonheur et la vertu personnels : « les moralistes prônent pour l’individu une morale de la maîtrise de soi et de l’abstinence où ils voient son intérêt le plus propre et la clef la plus personnelle de son bonheur… » (Ibidem). De même le chrétien était celui « …qui aspirait avant tout à son propre salut » (Ibidem, pp. 24-25). Par ce trait individualiste, les moralistes s’excluent de la communauté qui les considère au début comme scandaleusement immoraux et l’on ne s’étonnera guère que la communauté, en retour, les fasse le plus souvent périr, comme l’atteste le destin de Socrate, de Jésus et de ses premiers disciples. Il en va de même avec l’autonomie prônée tant par Socrate que par les chrétiens, Rousseau et Kant : c’est dans le sanctuaire inviolable de sa conscience que l’individu moral décide dorénavant de la valeur de ce que les mœurs le pressent de vouloir. Ainsi que le notait déjà Nietzsche de l’individu moral dans Humain trop humain, « …au degré le plus élevé de moralité que nous connaissions à ce jour, il agit d’après son échelle personnelle des choses et des êtres, c’est lui-même qui, pour soi et pour les autres, décide de ce qui est honorable ou utile » (HTH, I, § 94, « Les trois phases historiques de la moralité », p. 78). Ceci ne signifie d’ailleurs pas qu’il rejette tous les contenus de la moralité des mœurs exerçant sur lui sa pression, mais que c’est lui, à partir de sa réflexion subjective, qui décide d’authentifier moralement les valeurs d’intérêt général en les faisant passer avant ses intérêts égoïstes. Alors, et dans l’hypothèse seulement où il sanctionne certaines valeurs collectives, « il vit et agit en individu collectif » (HTH, Ibidem), tandis qu’auparavant, pourrions-nous dire en forgeant la formule inverse, il vivait en « collectivité individuée ». Le troisième trait, la suprahistoricité de la moralité individuelle, est aussi jugé immoral par la moralité des mœurs : se couper de toute tradition historique afin d’évaluer les normes morales, c’est tendre à une universalité qui risque proprement de déraciner le sujet moral au point qu’il veuille élargir la communauté morale au-delà des frontières de son groupe.
26De cela résulte un sentiment de culpabilisation de la moralité des mœurs vis-à-vis d’elle-même : les mœurs estiment qu’elles ont dû s’être relâchées pour que de telles attitudes moralistes soient possibles. Réciproquement, les nouveaux « moralistes » se sentent eux-mêmes coupables, au moins en un premier temps, d’avoir brisé la confiance naïve de leurs contemporains dans les mœurs. Face à cela, et pour échapper à ce sentiment de culpabilité doublement renforcé, que peut faire un nouveau moraliste pour assurer le triomphe de la moralité individuelle, sinon la « faire passer » elle-même dans les mœurs ? Ou bien la morale des moralistes s’éteint en refusant tout compromis avec les anciennes mœurs, ou bien, afin d’être adoptée, elle tolère de s’inscrire elle-même peu à peu dans les mœurs. Ainsi, la réflexion morale inaugurée par Socrate se banalisera peu à peu avec les stoïciens, si bien que Marc-Aurèle, empereur, contribuera à faire entrer dans de nouvelles mœurs l’idée du droit des hommes en tant qu’hommes et de la citoyenneté du monde, par exemple. La morale chrétienne s’est elle-même peu à peu instituée dans les « mœurs » d’un Église, afin d’être respectée au moins dans les formes par les États européens, accomplissant le geste que le Christ lui-même se refusa à accomplir.
27La morale socratique d’abord, la morale chrétienne ensuite, se sont elles-mêmes instituées dans des mœurs, par où elles ont accompli ce qui, aux yeux de leurs fondateurs, se présentait comme « …tâche effrayante et d’un péril mortel ! » (A, I, § 9, p. 24). De façon générale, puisque, « …originellement tout était mœurs, (et) quiconque voulait s’élever au-dessus d’elles devait devenir législateur, guérisseur et en quelque sorte demi-dieu : c’est-à-dire qu’il devait créer des mœurs » (Ibidem). Il est clair que les moralistes des Lumières, tels Rousseau et Kant, s’inscrivent eux-mêmes dans ce qui n’est apparu jusqu’ici que comme la deuxième phase de l’histoire de la morale. La morale de l’autonomie personnelle a pénétré les mœurs de la moralité politique contemporaine. Kant s’était d’ailleurs trouvé, comme l’a bien vu Hegel, au confluent de deux courants : le courant allemand de la Réforme et le courant français de la révolution. Le principe de l’autonomie de la raison pratique aurait pu rester l’objet d’une critique de la part de la moralité des mœurs, condamnant son formalisme et son irréalisme, s’il n’avait peu à peu pénétré cette éthique rationnelle des mœurs dont Hegel vise à exposer le concept dans ses Principes de la philosophie du droit. Mais c’est cette forme contemporaine, et pour tout dire mixte, de « moralité des mœurs » qui va, paradoxalement, socialiser les droits de l’homme à son intériorité « inviolable », à sa « conscience personnelle » et qui va rendre coutumières les pratiques de la consultation des individus comme tels, entraînant le droit de rompre avec telle ou telle coutume, par ailleurs établie. Cette forme n’est cependant pas la dernière pour Nietzsche. Nous pouvons plutôt envisager cette forme dite « mixte », lourde de tensions voire de contradictions potentielles, comme une transition vers la troisième phase de l’histoire de la morale, celle de la morale de l’individualité singulière, ou de l’individu souverain, si l’on accorde d’adopter anticipativement le vocabulaire de La Généalogie.
28L’autonomisation de la raison pratique s’est donc incarnée et comme objectivée dans la moralité des mœurs post-rousseauiste dont elle a fait son instrument d’effectuation, mais sans parvenir à assumer la racine réelle de la pratique morale : les pulsions et les affects d’individus toujours irréductiblement singuliers. Or, ces individus sont typiquement différents : les uns, insuffisamment forts pour se vouloir comme singuliers séparés, ont cherché l’individualité de l’indivision collective dans la socialité grégaire des deux formes successives de « moralité des mœurs » ; tandis que les autres, assumant plus tardivement l’autonomie de leur singularité distanciée, pourront seuls mener à terme la troisième phase de l’histoire de la morale. Et, c’est à présent cette théorie des deux formes d’individuation, assise préalable de la troisième époque de la morale, que Nietzsche va devoir construire de façon plus définie. Elle est esquissée dans Aurore, lorsqu’il oppose son diagnostic sur « notre civilisation » à celui de Rousseau (A, III, § 163, Contre Rousseau, pp. 129-130). Rousseau, en moraliste, critiquait la civilisation favorisant l’hypocrisie des mœurs et partageait en somme les convictions pessimistes de La Rochefoucauld : « cette pitoyable civilisation est responsable de notre mauvaise moralité » (Ibidem, p. 129). Selon Nietzsche, renversant l’évaluation de Rousseau, c’étaient là des individus forts qui jouaient le jeu des apparences de la moralité, en donnant satisfaction de façon maîtrisée, puisque dissimulée, à des configurations pulsionnelles en réalité très différentes. Ironiquement, il souligne que la nouvelle « moralité des mœurs » s’est mise au service de la bonne moralité de Rousseau et Kant, de sorte que « …notre bonne moralité est responsable de ce caractère pitoyable de notre civilisation » (Ibidem). S’étant incorporée dans les institutions de la moralité des mœurs, les notions morales d’autonomie et d’universalité pures, issues de Rousseau et de Kant, ont débilité les corps et les âmes de tous les individus : « nos concepts débiles, efféminés et monstrueux du bien et du mal et leur empire démesuré et monstrueux sur le corps et l’âme ont fini par rendre débiles tous les corps et toutes les âmes » (Ibidem, p. 129). Il en découle que la plupart des individus séparés et distanciés, lointains en tant qu’« indépendants », ont succombé à la faiblesse dominant les mœurs qui a fini « …par briser les individus autonomes, indépendants et sans préjugés, piliers d’une civilisation forte » (Ibidem, pp. 129-130). Dans ce passage, tous les termes comptent : « autonomie » (en un sens évidemment non moraliste), « indépendance » (non vis-à-vis de la nature mais vis-à-vis des anciennes mœurs), « absence de préjugés » (c’est-à-dire de concepts et de jugements rousseauistes ou kantiens), « civilisation forte » (celle qui engendrerait une moralité des mœurs forte, implicitement opposée ici à la moralité des faibles). Nietzsche ajoute : « là où on rencontre aujourd’hui encore la mauvaise moralité, on peut contempler les vestiges de ces piliers » (Ibidem). Ainsi la « mauvaise moralité » au sens de Rousseau est bien le ferment de la « bonne moralité » selon Nietzsche, mais l’opposition repose en dernière analyse sur celle des types d’individus, « faibles » d’un côté, « forts » de l’autre. Quel sens exact faut-il alors donner à cette typologie et à ces termes ? Il y a ici l’esquisse encore imprécise des deux modes d’individuation morale que Le gai savoir va entreprendre de conceptualiser plus clairement.
Notes de bas de page
1 P. Wotling semble toutefois tendre à cette réduction en affirmant que chez Nietzsche, « … les analyses ne procèdent pas de manière linéaire, suivant un ordre des raisons rigoureusement démonstratif » et que « ..l’on ne peut espérer en rendre compte en reconstruisant un ordre des raisons », in Nietzsche et le problème de la civilisation, Introduction, édition citée, p. 13 et p. 14.
2 Cette histoire des phénomènes moraux est pratiquée par Stuart Mill, Spencer, Darwin, et surtout Paul Rée, ami de Nietzsche, auteur de L’origine des sentiments moraux (1877) qui l’a manifestement sensibilisé à l’approche évolutionniste de la morale et dont il fait un éloge polémique dans la Généalogie de la morale, tout en notant l’importance rétrospective d’Humain trop humain (GM, Avant-Propos, § 4, pp. 218-219).
3 Schopenhauer, MVR, édition citée, p. 1042.
4 Il s’agit manifestement là d’un écho de la législation de l’Athènes antique où l’on laissait au coupable le soin de déterminer, non sa culpabilité certes, mais la nature de sa peine. On sait que Socrate refusa de choisir la modalité de sa peine, ce qui eût été reconnaître la légitimité de sa peine, ce qui entraîna sa condamnation à mort.
5 Le contexte de la phrase de Rée est explicitement évolutionniste : « …depuis que Lamarck et Darwin ont écrit leurs œuvres, les phénomènes moraux peuvent, comme les phénomènes physiques, être ramenés à leurs causes naturelles : l’homme moral n’est pas plus proche du monde intelligible que l’homme physique », De l’origine des sentiments moraux, trad. M. F. Demet, Paris, PUF, 1982, Avant-propos, p. 72-73.
6 Cf. plus bas, Chapitre cinq, I.
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