Introduction générale
p. 9-17
Texte intégral
« Voir et montrer le problème de la morale – cela me paraît la tâche neuve et la chose essentielle. Je nie que cela ait été fait jusqu’à présent dans la philosophie morale. »
(FP, XI, 35 (30), p. 252)
1Nous entendrons d’abord « le questionnement moral de Nietzsche » comme la mise en question, progressive et méthodique, par Nietzsche, de la morale. C’est bien Ainsi parlait Zarathoustra qui nous semble à cet égard le point culminant de toute l’œuvre de Nietzsche, et non pas, paradoxalement, La généalogie de la morale, mentionnant pourtant la morale dans son titre en en faisant l’objet unique de son enquête. Seul le Zarathoustra, en effet, expose l’essai d’interpréter la morale au sein d’une herméneutique de la totalité mondaine, et seul cet ouvrage présente l’ensemble articulé des cinq hypothèses fondamentales1 nécessaires à l’interprétation de la morale dans le tout du réel : la mort de Dieu, la volonté de puissance, l’éternel retour, le surhomme, la « transvaluation (Umwertung) » des valeurs. Un peu à la manière de ce que fut La Monadologie dans l’œuvre de Leibniz, mais sur un mode délibérément « musical », voire « symphonique »2, le Zarathoustra est la seule œuvre en laquelle le philosophe ait exposé la totalité de ses hypothèses, en même temps qu’elle indique ce que fut le problème central auxquelles ces hypothèses proposaient une réponse d’ensemble.
2La façon dont Nietzsche présente rétrospectivement l’objet de ce livre dans Ecce Homo confirme l’essentialité de l’évaluation des morales passées et de leur transvaluation en vue de l’avenir. Du personnage de Zarathoustra lui-même, Nietzsche nous dit que « pour comprendre ce type » (EH, « Ainsi parlait Zarathoustra », 2, p. 308), il faut saisir la notion de « grande santé » (Ibidem) déjà abordée à la fin du Gai savoir (GS, V, § 382) qu’il cite alors. Il s’agit de la santé nécessaire aux « … prématurés d’un futur encore inattesté » (Ibidem) et parmi eux de celui qui, après « … avoir fait le tour de toutes les valeurs et de toutes les aspirations qui ont cours jusqu’ici… » (Ibidem), se présente comme « … un conquérant et un explorateur de l’idéal ». Si « faire le tour des valeurs et aspirations passées » renvoie à la tâche de la « généalogie » entendue stricto sensu, l’évocation d’une conquête et d’une exploration de la part de Zarathoustra ne peut que désigner un nouvel idéal dépassant celui de « l’homme du présent » (Ibidem, p. 309), l’idéal du « surhomme » : « c’est un autre idéal que nous poursuivons » (Ibidem). Reste que c’est de la question de la morale, de son évaluation et de sa tranvaluation par la « grande santé », dont il s’agit dans ce livre, et finalement de l’élévation d’un type de volonté ayant subi victorieusement l’épreuve de l’éternel retour. Étant admis que si, par généalogie au sens large, on entend l’évaluation des « races », c’est-à-dire, en termes spécifiquement nietzschéens, des « types » de volonté de puissance et des conséquences à en tirer théoriquement et pratiquement pour l’avenir « transvalué » de l’homme, c’est bien entendu la problématique d’ensemble du Zarathoustra que l’on peut qualifier de « généalogique » et non seulement celle, stricto sensu, qui évalue « la provenance (die Herkunft) » des différents types moraux. « Il s’agissait pour moi, écrit Nietzsche dans ce qui est, avec Ecce homo, l’autre grand texte rétrospectif sur son questionnement philosophique, de la valeur de la morale… » (GM, Avant-propos, 5, p. 219). Et il tient à insister sur le caractère novateur de cette question : « … à celui qui s’arrêtera ici, qui apprendra à interroger ici, il arrivera ce qui m’est arrivé : une perspective nouvelle et immense s’ouvrira devant lui… » (GM, Ibidem, 6, p. 220). En ce sens, Nietzsche, penseur de la morale, correspond pleinement à la définition qu’il a donnée du moraliste : « un moraliste est le contraire d’un prédicateur de morale ; à savoir un penseur qui considère la morale comme digne d’être questionnée, digne d’un point d’interrogation, bref comme un problème. Je regrette de devoir ajouter que le moraliste, précisément pour cette raison, fait lui-même partie des êtres qui doivent être mis en question » (FP, XI, 35 (1), p. 239). Le philosophe ne manque pas de préciser que cette question requiert qu’on apprenne à la poser au moyen d’une méthode également nouvelle : la méthode généalogique. Non seulement la question généalogique de la morale se donne comme la question centrale de toutes les interrogations philosophiques, constituant, d’une manière qu’il nous faudra reconstruire, ce qu’on nomme la problématique nietzschéenne, contestant par avance toute réduction « métaphysique » voire simplement « culturelle » de son discours3, mais elle est reconnue comme la question qui, avant d’être mise méthodiquement en forme, alimenta « … ces doutes qui se sont déclarés dans ma vie si précocement, si inopinément, avec une force si irrésistible, en contradiction complète avec mon milieu, mon âge, mes exemples, ma provenance (meine Herkunft)… » (GM, Avant-Propos, 3, p. 217, traduction modifiée). Cette contradiction entre le « caractère » de Nietzsche, ce qu’il va nommer son a priori, et son milieu de provenance, éclatait déjà précocement dans un poème de 1862 : « c’est d’après mon caractère originaire que moi aussi j’ai fait mon dieu » (HKG, II, pp. 68-694). Cet « Avant-propos » est, avec Ecce homo, un retour en arrière opéré par Nietzsche sur la genèse de son questionnement de la morale.
3L’historien de la philosophie prend les précautions d’usage vis-à-vis de textes dans lesquels un philosophe, parvenu à la pleine maturité de ses questions, de sa méthodologie et de ses réponses essentielles, est tenté d’en reconstruire le développement de façon excessivement téléologique, voire organique. Nietzsche lui-même est un habitué du soupçon à l’égard de la téléologie spirituelle des systèmes, lorsqu’elle est placée sous le signe d’une « révélation » venue d’en haut. Il n’hésite pourtant pas, en connaissance de cause, à user de métaphores naturalistes pour décrire l’origine et la production de ses œuvres successives. Outre la métaphore de la fructification (« nos pensées jaillissent de nous-mêmes aussi nécessairement qu’un arbre porte ses fruits » (GM, A-P, 2, p. 216), celle de la grossesse se trouve fréquemment sous sa plume : « … face à tout accomplissement essentiel, nous n’avons pas d’autre attitude possible que celle de la grossesse » (A, V, § 552, p. 282). Ailleurs, évoquant la maturation de ses œuvres, il parle de « … cette grossesse inconsciente […]… ; l’avenir qui dicte sa règle à notre présent » (HTH, I, Préface, § 7, p. 20) et aussi, relativement aux philosophes : « la grossesse spirituelle qui développe le caractère des contemplatifs, apparenté au caractère maternel : ceux là sont des mères masculines » (GS, V, § 72, p. 92-93). Dans Ecce homo, il souligne que « pour entreprendre une transvaluation des valeurs… […], toutes mes aptitudes ont brusquement surgi un beau jour en pleine maturité, dans toute leur perfection » (EH, « Pourquoi je suis si avisé », § 9, p. 272, traduction modifiée). De façon plus physique encore, Nietzsche a parfois recours aux métaphores volcaniques : « nous sommes tous des volcans en croissance qui attendent l’heure de leur éruption… » (GS, I, § 9, p. 49). On alléguera le caractère métaphorique de ces descriptions de « provenance ». Mais, comme nous le montrerons plus bas5, le statut de la métaphore chez Nietzsche n’est justement pas rhétorique, puisqu’il n’existe pas de discours direct, non « perspectiviste » ni de discours exact, « adéquat », par rapport auquel la métaphore ferait figure de pis-aller ou de simplification provisoire à laquelle se substituerait un sens « propre ». La métaphore nietzschéenne est non rhétorique dans la mesure où c’est une métaphore sans « propre ». C’est, au contraire, la métaphore qui a valeur de vérité-totalité, comme renvoi métaphorique réciproque des quatre grandes perspectives disciplinaires les unes vis-à-vis des autres (physiologiques, psychologiques, socio-politiques, philologiques), dont l’hypothèse perspectiviste, à la manière d’un carrefour, justifie l’indéfinie circulation alternée. La vérité qu’indiquent « en perspective » ces trois métaphores végétales, gynécologiques ou volcanologiques, est que, dans tous les cas, l’auteur de l’œuvre généalogique n’est pas un sujet conscient qui l’élaborerait de façon autonome, et sur le modèle d’un travail artisanal, comme le font « … ces ouvriers de la philosophie, taillés sur le noble modèle de Kant et de Hegel » (PBM, VI, § 211, p. 131). De lui-même comme « auteur », Nietzsche pourrait dire ce qu’il dit de l’artiste : « il n’est après tout que la condition de son œuvre, le sein maternel, la terre, parfois l’engrais et le fumier sur lequel, hors duquel elle pousse (auf dem, aus dem es wächst) » (GM, III, § 4, p. 291).
4La métaphore de la fructification de La généalogie ne laisse aucun doute à cet égard : « … mes idées sur la provenance (über die Herkunft)6 de nos préjugés moraux – c’est bien d’eux qu’il s’agit dans cet écrit polémique –… sont devenues, écrit Nietzsche, plus mûres, plus claires, plus solides, plus parfaites ! » (GM, A-P, § 2, p. 216). Non qu’elles aient surgi « … d’une façon partielle, fortuite, sporadique, mais au contraire d’une commune racine » (Ibidem, souligné par nous). Et il ajoute : « c’est uniquement ainsi qu’il doit en être chez un philosophe » (Ibidem). Un philosophe n’a pas le droit d’être partiel, tâtonnant, hasardeux, « … bien au contraire, nos pensée jaillissent de nous-mêmes aussi nécessairement qu’un arbre porte ses fruits… » (Ibidem). Son germe de pensée ou ce qu’il nomme ailleurs « le granit d’un fatum spirituel » (PBM, § 231, p. 150) était en contradiction si complète avec son milieu, son âge, ses exemples, sa provenance, qu’il est tenté de le nommer son « “a priori” » (GM, A-P, § 3, p. 217). Les guillemets sont essentiels, car Nietzsche reprend de façon ironique et parodique l’expression kantienne pour indiquer qu’il s’agit là, non d’une forme universelle de toute expérience, mais de son type singulier de volonté de puissance théorique (« “impératif catégorique” hélas ! si antikantien »), condition de possibilité de son expérience de pensée, à savoir l’exercice du doute et du soupçon « a priori » quant à « … tout ce qui sur terre a été célébré jusqu’à présent sous le nom de morale » (Ibidem, p. 217). Dans cet Avant-propos, Nietzsche mentionne trois étapes de sa fructification généalogique. D’abord, une dissertation dès l’âge de treize ans sur « l’origine » (die Ursprung, Ibidem, p. 217) du mal en Dieu7. Ensuite, grâce à « … une certaine formation historique et philologique » (Ibidem)8, le refus de chercher « derrière le monde » cette origine, mais plutôt dans certaines conditions où l’homme « invente » ses jugements de valeur moraux. Enfin, Nietzsche mentionne Humain trop humain comme le premier livre essentiel (Ibidem, § 2, p. 216 et § 4, pp. 218-219) premier état d’une série de fructifications culminant avec le Zarathoustra.
5L’« a priori » du questionnement nietzschéen est donc tout à la fois généalogique, dynamique et personnel, tout le contraire en somme d’un a priori kantien. Nietzsche a reconnu que « … c’est une différence des plus considérables si un penseur est personnellement engagé dans ses problèmes au point d’y trouver son destin… » (GS, § 345, « Morale en tant que problème » p. 241). L’engagement personnel dans le questionnement de la morale fait de cette dernière son problème propre : « comment se fait-il alors que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres, qui eût pris pareille position personnelle à l’égard de la morale, qui eût connu la morale en tant que problème et ce problème en tant que sa détresse… ? » (Ibidem, p. 241). De même, lorsqu’il se tourne vers les philosophies pour les questionner : « j’ai reconnu que, dans toute philosophie, les intentions morales (ou immorales) forment le germe véritable d’où naît la plante tout entière » (PBM, § 6, p. 25, traduction modifiée). Avec quelque ironie, Nietzsche revendique une intention « immorale » à l’égard, précisément, de la morale : « je descendis en profondeur, je taraudai la base… je commençai à saper notre confiance en la morale » (A, Avant-Propos, 2, p. 14). Car, « … considérer la morale comme un problème, comme problématique : comment ? cela n’était-il pas – n’est-il pas – immoral ? » (Ibidem, 3, p. 14). À l’opposé, Kant est le philosophe qui, par son projet même de fonder la morale, présupposait sa valeur positive dans son intention « … de déblayer et d’affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale », selon son propos9 cité par Nietzsche (Ibidem, p. 15).
6Si bien que les « moralistes », ces philosophes qui considèrent avant tout la morale comme problème, sont de deux types. Les uns se préoccupent de fonder, c’est-à-dire de justifier « rationnellement », une unique morale, envisagée comme la seule digne de ce nom, celle qui, précisément, s’adresse « raisonnablement » à l’individu pour lui dire « c’est ainsi que tu dois être » ou « change ta nature » (CID, « la morale comme antinature », p. 86). Les autres ont le souci d’expliquer et d’évaluer l’origine des deux types de morale qui correspondent au deux types de moralistes. Pour eux ces morales sont un résultat nécessaire, de la nécessité d’un « fatum » naturel (Ibidem, p. 86). Les moralistes du second type ne veulent « nier » la nature, ni au nom de la raison pure (Kant) ou ni au nom de la raison calculant l’utilité pour le plus grand nombre (Bentham ou Mill ou encore Darwin). Ils veulent être « … ceux qui disent ”oui” » (Ibidem, p. 87) à la nature, en son « économie », celle-là même qui lui fait produire les deux morales, issues de deux types de volonté irréductibles. Ces moralistes se rattachent eux-mêmes à la morale affirmant la valeur de la nature totale avec son conflit interne. De sorte que ces nouveaux moralistes « … doivent maintenant accepter qu’on les traite d’immoralistes » (HTH, II, « Le voyageur et son ombre », § 19, p. 168) et que Nietzsche revendique le plus souvent ce titre. « Nous autres immoralistes… » est l’expression favorite par laquelle il se désigne lui et ses pairs (par exemple, A, Avant-Propos, § 4, p. 17 et PBM, VII, « Nos vertus », § 226, p. 144, etc.), car, précise-t-il « … j’ai choisi le mot d’immoraliste comme signe distinctif ou comme distinction : je suis fier de ce mot qui me distingue de tout le reste » (EH, « Pourquoi je suis un destin », § 6, p. 338).
7Notre recherche a pour but, à la lumière de ces déclarations de la maturité du philosophe, d’exposer d’abord, en une première Partie, l’élaboration progressive du problème moral chez Nietzsche, son émergence, ses diverses transformations à travers les grands écrits antérieurs, pour analyser, ensuite, en une seconde Partie du travail, la structure méthodique de son traitement à travers les trois Dissertations composant la Généalogie10. Mais il ne s’agira nullement, ce faisant, comme nous l’avons indiqué plus haut, de surestimer ce livre vis-à-vis des autres œuvres. Il se trouve seulement qu’avec Par-delà bien et mal dont il se présente expressément comme une explicitation et un complément, La généalogie est la reprise prosaïque et patiente des deux « premiers mouvements » de la symphonie du Zarathoustra, « mort de Dieu » et « volonté de puissance ». La généalogie, d’abord au sens large d’une évaluation des valeurs humaines dans le tout du monde (valorisation positive, dévaluation, transvaluation) est l’invention théorique propre de Nietzsche. C’est elle qui unifie d’abord les œuvres majeures de la troisième période : Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Par-delà bien et mal (1886), La généalogie de la morale (1887), puis celles qui les explicitent et les complexifient dans un contexte violemment polémique. Nous voudrions montrer, dans la seconde Partie de notre travail, que ce qui est en jeu dans la question généalogique de la « valeur » de la morale, entendue stricto sensu, n’est pas seulement une interrogation « axiologique » (comment « évaluer » les valeurs de la morale ?), mais aussi bien « herméneutique », si tant est que, pour Nietzsche, « être », c’est fondamentalement, « valoriser » ou « évaluer », et donc « interpréter » : « l’essence d’une chose n’est elle aussi qu’une opinion sur la chose. Ou plutôt : le “cela vaut” est le véritable “cela est”, le seul “cela est” » (FP, XII, 2 (150), p. 142). Selon lui, en effet : « l’être » – nous n’en avons pas d’autre représentation que « vivre » (FP, XII, 2 (172), p. 153). Ainsi « dire ce qui est », c’est, fondamentalement, pour Nietzsche, dire ce que valent les valeurs, ou, plus radicalement, évaluer la volonté de puissance qui est l’origine des valeurs de la morale elle-même, en tant que processus interprétatif, car « …l’essence la plus intime de l’être est la volonté de puissance » (FP, XIV, 14(80), p. 58)11 ; or, « … la volonté de puissance interprète… » (FP, XII, 2 (148), p. 141). Reste que cette perspective essentiellement rétrospective ou généalogique au sens strict demeure bien, même dans ce livre, subordonnée à une perspective prospective, surhumaine et transvaluante.
8Mais nous n’entendons pas seulement « le questionnement moral de Nietzsche » au sens du génitif subjectif de l’expression : un questionnement dont Nietzsche fut le « sujet » questionnant et prenant pour « objet » la morale. Notre propos est d’assumer aussi l’expression au sens d’un génitif « objectif ». Nous pensons en effet qu’en retour d’autres morales philosophiques ont pu et peuvent encore prendre Nietzsche comme objet de leur « questionnement » propre pour « évaluer », comme lui-même nous y a invité, son « évaluation » généalogique du problème moral. De là notre troisième Partie : « Trois mises en questions morales de Nietzsche ». Que cela soit possible serait sans doute confirmé par l’analyse de récentes formes de questionnement moral post-nietzschéen au sein de perspectives non-nietzschéennes, voire anti-nietzschéennes, visant sa généalogie. Quant à nous, nous avons voulu situer en dialogue avec la généalogie nietzschéenne des formes de pensée « morale » qui, aussi bien historiquement antérieures que postérieures à la sienne, sont susceptibles de la mettre en question de façon, pensons-nous, encore pertinente. Ainsi que nous tenterons de le montrer, certains de ces questionnements de l’interprétation nietzschéenne de la morale entretiennent avec le sien une réelle proximité d’interrogation, pour des raisons qui tiennent à la fois à la parfaite symétrie en même temps qu’à l’exacte inversion de leurs démarches, comme c’est le cas, tout particulièrement, de celle de Fichte.
9Suivant une suggestion qui nous invite, non à réfuter dogmatiquement, mais à échanger les « perspectives » en tentant un questionnement sur le mode d’un Versuch, fût-il fictif, partant d’interprétations philosophiques de la morale extérieures à la sienne, nous nous sommes efforcé de reconstruire trois « mises en questions morales de Nietzsche » pouvant émaner de trois perspectives philosophiques majeures sur le problème moral : kantisme, fichtéanisme, matérialisme. La meilleure manière de présenter ces mises en questions consistait à introduire une sorte de dialogue philosophique entre des pensées toujours vivantes de sorte que cette Partie se termine par un essai d’envisager comment et jusqu’où Nietzsche aurait pu répondre à ces objections tant supposées que réelles. « Interpréter Nietzsche, écrit M. Montinari, signifie, avant tout, le lire avec les instruments de la critique philologique et historique, pour continuer à penser après lui »12. Vis-à-vis de Nietzsche, comme à l’égard de tout autre philosophe construisant rigoureusement son interprétation, l’historien de la philosophie doit envisager avant tout la formation, à travers, en termes nietzschéens, les multiples « provenances (Herkunfte) » de sa pensée ainsi que sa structure méthodique. Sans doute, pour reprendre les mots d’un historien de Platon dont la contribution sur Nietzsche ne fut pas négligeable13, ce n’est pas à l’historien comme tel de prendre « la responsabilité philosophique »14 d’évaluer la pensée dont il explicite la structure, « du point de vue de l’usager »15. Selon Nietzsche lui-même, chaque savoir historien, de même que chaque science ou chaque technique, n’est en lui-même qu’une « forme » fluide et disponible, dont les décisions de « sens », c’est-à-dire d’« usage pour une volonté de puissance » sont irréductiblement multiples et conflictuelles : « la forme est fluide, mais le “sens” l’est encore plus (die Form ist flüssig, der « Sinn » ist es aber noch mehr) » (GM, II, § 12, p. 269). Du moins l’historien peut-il, « du point de vue de l’usager », éclairer ces prises de « décision »16, qu’elles se fassent, pour parler comme Nietzsche, dans un sens ultimement « dionysiaque » ou « ascétique », et ce au moyen d’un questionnement fictif complétant les interrogations réelles dont elle a fait l’objet.
Notes de bas de page
1 Sur l’articulation de ces cinq thèmes fondamentaux du Zarathoustra et sur le caractère « central » de l’éternel retour au milieu d’eux, nous reviendrons plus bas, Première Partie, Chapitre IV.
2 « Dans quelle catégorie le Zarathoustra doit-il en somme être rangé ? Je croirais presque que c’est parmi les symphonies », Lettre à Peter Gast du 2-04-1883, in LPG, pp. 134-135.
3 E. Fink souligne la subordination chez Nietzsche du questionnement sur la métaphysique au questionnement sur la morale : « le problème de l’être est recouvert par celui de la valeur. Nietzsche considère, en effet, la métaphysique non pas d’un point de vue ontologique, mais d’un point de vue moral », Nietzsche, Paris, Éd. de Minuit, 1965, p. 18-19. Dans le projet de « … substituer une Bildung à la morale » dans lequel E. Blondel condense la question de la transvaluation (Introduction à Ecce homo, Paris, GF, 1992, p. 35), la morale renvoie à une morale, celle de la faiblesse, et la Bildung, non pas à une culture « sans morale » absolument mais à une « autre morale », celle de la sélection du « surhumain ».
4 Cf. C. Murin, Nietzsche-Problème, « Généalogie d’une pensée », Presses universitaires de Montréal-Vrin, 199, p. 171.
5 Sur le statut méthodique de la métaphore, cf. plus bas, Seconde Partie, Introduction, « Le projet généalogique nietzschéen ».
6 Nietzsche use du terme Herkunft, pour dire la « provenance », au sens de la « souche », de l’appartenance à un « type » particulier, lié à un contexte conflictuel. Le terme d’Ursprung est plus équivoque, puisqu’il renvoie le plus souvent à l’« origine », comme à une « source », universelle et claire, voire principielle et a priori. Sur les divers emplois de ces termes, parfois équivalents, il est habituel de renvoyer à l’étude classique de M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1971, repris in Lectures de Nietzsche, LGE, Paris, 2000.
7 Usage caractéristique de l’Ursprung, entendue en un sens religieux ou métaphysique naïf. Bien que cet écrit soit perdu, l’auteur en a fait mention à plusieurs reprises. Pour le détail de ces références, cf. par exemple Ph. Coulet et E. Blondel, La généalogie de la morale, Paris, GF, 1996, note 11, p. 186.
8 Allusion à sa formation universitaire qui l’a fait se tourner vers le « gris » des documents et se détourner du « bleu azur » des idéaux transcendants ou transcendantaux.
9 E. Kant, Critique de la Raison Pure, Paris, NRF, Pléiade, I, p. 1030.
10 Ainsi que le note P. Wotling, « … la connaissance de son questionnement propre, tel qu’il s’élabore dans ses ouvrages antérieurs, est indispensable pour espérer pénétrer dans ce texte », Introduction à la traduction de la Généalogie de la morale, Paris, Le livre de Poche, 2000, p. 10.
11 La reprise des formules classiques de la philosophie, en ce qu’elles ont souvent de ritualisme pompeux, se fait chez Nietzsche sur un mode ironique et parodique, et le plus souvent avec des guillemets ainsi : l’« être » ou l’« essence la plus intime de l’être… ».
12 Mazzimo Montinari, La volonté de puissance n’existe pas, Paris, L’Éclat, 1996, p. 106.
13 L’étude de V. Goldschmidt sur Löwith et Heidegger lecteurs de Nietzsche a été éditée dans Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier, 1970.
14 V. Goldschmidt, Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, p. 20.
15 Ibidem, p. 21.
16 Ibidem, p. 21.
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