Chapitre 11. Pourquoi des dialogues en un temps de système ?
Dialogue et vérité dans la philosophie de Diderot
p. 257-272
Texte intégral
1L’importance des dialogues dans l’œuvre de Diderot a été souvent, et à juste titre, remarquée et soulignée. Il y a là, notamment, un des éléments qui caractérise son style, si particulier, et lui donne, dans les plus grandes œuvres, cette tonalité immédiatement reconnaissable et difficilement imitable. Aussi de nombreuses études portant sur le style, la forme ou l’expression chez Diderot ont-elles orienté leurs investigation sur ce point, au moins en partie. Le sujet n’est donc certes pas épuisé, mais on peut dire en tous cas qu’il est bien balisé1. On laissera donc de côté ici, pour l’essentiel, la question positive du « comment » qui est l’affaire des stylisticiens, pour poser la question qui caractérise selon Auguste Comte, cette métaphysique dissolvante dont Diderot est un bon exemple : celle du « pourquoi ». Pourquoi Diderot écrit-il des dialogues ? et, plus précisément, pourquoi choisit-il cette forme pour exprimer sa philosophie ? Pourquoi, par exemple, choisit-il d’écrire ce dialogue extraordinaire, et tout de même assez unique en son genre dans l’histoire des textes philosophiques, qu’est Le Rêve de d’Alembert, plutôt que de produire, comme d’autres parmi ses contemporains, un Système de la nature ? On pense bien sûr ici à d’Holbach (Système de la nature, 1770), mais aussi à Maupertuis (Système universel de la nature, 1754), ou encore à Linné (Système de la nature, 1735). Et si l’on ne s’en tient pas qu’aux titres, on peut penser encore aux multiples Traités de... (dont un Traité des systèmes de Condillac, 1749) ou encore aux multiples De..., comme les De l’esprit (1758), ou De l’homme (1773) par Helvetius, que Diderot réfute d’une façon assez instructive pour notre propos. Pourquoi des dialogues en des temps de systèmes ?
2La question est cruciale, parce qu’il y a là quelque chose d’essentiel à Diderot. Car, si l’on y regarde bien, on s’aperçoit que l’œuvre, même quand ce n’est pas explicite, multiplie les dialogues internes. Or, on va le voir, il y a dans ce dialogisme généralisé, plus encore qu’une caractéristique stylistique, une conception de la vérité. Il faut donc faire le constat de cette présence du dialogue, dans ses caractéristiques propres, mais aussi tâcher d’en dire les raisons. Il y a des dialogues dans cette philosophie, certes, mais qui y a-t-il de philosophique dans ces dialogues philosophiques ? En quoi le dialogue, chez Diderot, n’est pas un habillage de quelque chose qui aurait pu se dire ailleurs autrement, mais l’expression adéquate de cette philosophie dans certains de ces aspects ? Le problème donc est de tâcher de rendre compte de la dialogicité chez Diderot par des raisons internes à sa philosophie, et pas seulement par des raisons d’agrément. Pourquoi quelque chose doit-il s’énoncer dans cette forme ? Pour le comprendre, il faudra ici, après avoir situé rapidement ces dialogues dans le siècle et dans l’œuvre, comprendre leur lien à l’anthropologie sociale et individuelle de Diderot, puis dire comment ils s’insèrent dans une doctrine de la vérité. Ceci permettra de les situer dans leur opposition aux monologues (ceux des systèmes et des prêches), avant de conclure sur la nature du texte ainsi produit.
« La plus ancienne façon d’écrire » (abbé Mallet, Encyclopédie, art. dialogue)
3S’il est vrai que les philosophes du dix-huitième siècle ont beaucoup écrit de systèmes, il serait exagéré et trompeur de présenter les choses comme si le dialogue était ignoré. En réalité, c’est une forme philosophique assez usitée, au moins autant qu’au dix-septième siècle et peut-être plus2. Il suffit de songer à l’œuvre de Rousseau, le frère ennemi, pour se rendre compte que, si le dialogue n’y tient pas la plus grande place, il y est utilisé comme une forme suffisamment vive pour qu’on puisse y recourir sans avoir à s’en expliquer. Cela est vrai pour Rousseau juge de Jean-Jacques, mais on oublie facilement que c’est aussi le cas de la Profession de foi du vicaire savoyard. Ces deux exemples montrent d’ailleurs des dialogues qui ont tendance à se transformer en monologue – cas de figure inverse de Diderot, chez qui les monologues finissent bien souvent en dialogues, on verra pourquoi. Mais le modèle, pour tout le dix-huitième siècle en matière de dialogue, c’est Fontenelle, et, s’il faut remonter plus avant, Fénelon. C’est en tout cas ce qui ressort assez clairement de l’article DIALOGUE (Belles-lettres), de l’Encyclopédie dû à la plume de l’abbé Mallet, pour sa première partie générale, et à Marmontel pour sa deuxième partie, consacrée à la poésie dramatique. « Le dialogue, écrit l’abbé Mallet, est la plus ancienne façon d’écrire, et c’est celle que les premiers auteurs ont employée dans la plupart de leurs traités ». Après avoir mentionné que « le saint Esprit lui-même n’a pas dédaigné de nous enseigner par des dialogues », et mentionné les pères de l’Église qui ont suivi cet exemple, Mallet passe à l’évocation de l’antiquité grecque, dessinant ainsi une possible esthétique du dialogue philosophique au dix-huitième siècle par l’évocation de deux figures emblématiques : Platon et Lucien :
L’antiquité profane avait aussi employé l’art du dialogue, non seulement dans les sujets badins, mais encore pour les matières les plus graves. Du premier genre sont les dialogues de Lucien, et du second ceux de Platon [...]. Lucien se moquait des hommes avec finesse, avec agrément ; mais Platon les instruisait avec gravité et sagesse. M. de Fénelon a su imiter tous les deux selon la diversité de ses sujets.
4Il n’est pas difficile de voir que si « parmi les modernes, personne ne s’est tant distingué en ce genre que M. de Fontenelle », c’est parce qu’il a le mérite de conjuguer les deux. On peut supposer sans trop s’aventurer que Diderot aussi tâche de répondre à cette double exigence, d’autant que ce sont des références qu’il partage, puisqu’en effet, il cite plusieurs fois Lucien, et bien sûr Platon, en particulier dans un passage exemplaire du Salon de 1765, où il raconte un songe, intitulé L’Antre de Platon, à la fois inspiré du livre VII de la République et du Corésus et Callirhoé de Fragonard, qui lui vint après avoir passé « la soirée à lire quelques Dialogues de Platon » (IV, 423-431)3. La partie due à Marmontel apporte une distinction utile entre dialogue philosophique et dialogue dramatique :
Quoique toute espèce de dialogue soit une scène, il ne s’ensuit pas que tout dialogue soit dramatique. Le dialogue oratoire ou philosophique n’est que le développement des opinions ou des sentiments de deux ou de plusieurs personnages ; le dialogue dramatique forme le tissu d’une action. Le premier ne tend qu’à établir une vérité, le second à pour objet un événement.
5Si l’on suit rigoureusement une telle classification, on doit dire alors qu’en toute rigueur, tous les dialogues de Diderot, à part ses pièces de théâtre, mais y compris tous ceux qu’on a coutume de classer dans les contes, en particulier le Supplément au voyage de Bougainville, le Neveu de Rameau, et même ceux qui composent Jacques le Fataliste, doivent être compris comme des dialogues philosophiques, ce qui nous renseigne sur le statut qu’on peut leur donner en utilisant des catégories qui sont celles de leur auteur - étant ainsi assuré de ne pas l’écraser sous les nôtres.
6Ce qui est spécifique à Diderot, ainsi, ce n’est pas tant d’écrire des dialogues, mais c’est l’importance qu’ils tiennent dans son œuvre, dès les débuts. Et il ne s’agit pas seulement des textes qui se présentent d’emblée comme tels. Car ce qui est frappant, c’est que tout texte semble chez lui voué à se transformer en dialogue. Ainsi on ne compte plus les monologues qui accumulent des indices de dialogicité. Des textes qui à première vue ne sont pas des dialogues font soudainement appel à un auditeur possible, et sont ainsi placés sous le sceau d’une adresse à quelqu’un qui écoute, ce qui leur donne un statut très proche d’un dialogue dont on n’entendrait qu’une seule voix4. Le procédé d’ailleurs était familier au dix-huitième siècle. Le premier roman de Marivaux par exemple est ainsi construit. Ainsi les « me direz-vous », les « vous me direz », les « croyez-vous » et autres formules du même genre, ont pour effet de matérialiser un répondant virtuel, qui parle presque, puisqu’on suppose déjà qu’il va dire. Et très souvent le texte glisse vers un véritable dialogue, fait de questions, d’objections, de réponses et de défenses : opérations par lequel ce répondant virtuel s’actualise dans le texte, selon un procédé très utilisé dans les Salons5. Ainsi en 1765, dans un passage exemplaire, la notice consacrée à un tableau de Hallé, commence par une description du tableau, qui n’a rien d’un dialogue (« Le Trajan occupe le centre et le devant du tableau »). Au deuxième paragraphe, le texte passe au ton de l’adresse, qui suppose un Hallé possible (« M. Hallé, votre Trajan imité de l’antique est plat, sans noblesse, sans expression, » etc.). Et au troisième paragraphe, selon ce processus de transformation en dialogue qu’on vient d’analyser, ce Hallé simplement suscité par la forme rhétorique du paragraphe précédent qui, d’une certaine façon l’a fait naître dans le texte, répond effectivement à la critique et tâche de se défendre (« – Mais ce sujet était bien ingrat. – Vous vous trompez M. Hallé, et je vais vous dire comment un autre en aurait tiré parti », Salon de 1765 [IV, 316-317]).
7Bien sûr, il y a des raisons esthétiques à cette dialogicité permanente. C’est le côté de chez Lucien, qui n’est pas à négliger. Le dialogue est une forme vivante, il est sans cesse fait de relances, de rebondissements, de retournements, tout en permettant d’agiter des idées. De ce point de vue, il est tout à fait révélateur que, lorsque Diderot, en 1775, veut renouveler la forme des Salons, qui commencent à l’ennuyer, il fasse un dialogue (IV, 952). Le jeu des questions et des réponses, si par exemple on diffère les deuxièmes, crée à lui seul un effet de suspense qui relance l’attention : le Salon de 1769 utilise déjà ce procédé déceptif, généralisé dans Jacques le fataliste (IV, 870). De plus, la tonalité particulière de ces dialogues où il n’y a en général pas de détenteur privilégié de la vérité qui donnerait une leçon – cela aussi c’est le côté Lucien – sans qu’il y ait de scepticisme à proprement parler, produit des effets de sens intéressants. L’égalité, et même la complicité, des interlocuteurs outre qu’elle n’est pas sans lien avec la doctrine de la vérité qu’on va voir, a le double avantage d’éviter la chute dans le monologue déguisé en dialogue, avec tout ce qu’il peut avoir de pesant, et d’autre part d’éviter d’avoir à tout dire, ce qui libère aussi de l’aspect fastidieux des textes trop appuyés. De ce point de vue il suffirait de comparer l’océan d’ennui des textes du dix-huitième siècle sur la moralité des athées et l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, pour s’apercevoir de l’avantage de la formule.
8Mais cela ne suffirait pas à justifier cet usage intensif du dialogue chez celui qui aimait à s’appeler « le philosophe ». Il faut pour cela passer du côté de chez Platon, et comprendre la nécessité philosophique du dialogue, de façon interne.
« Écouter les hommes, et s’entretenir souvent avec soi : voilà les moyens de se former au dialogue. » (De la Poésie dramatique, IV, 1289)
9C’est d’abord dans l’anthropologie de Diderot qu’il faut chercher les fondements philosophiques de cette écriture du dialogue. S’il convient en effet de faire parler plusieurs personnages sur la scène de la philosophie, c’est parce que ce qui est naturel et premier, ce n’est pas le monologue et la solitude du sage qui rédige, mais le dialogue et la rencontre des paroles. La raison pour laquelle le dialogue est, selon la formule de l’abbé Mallet, « la plus ancienne façon d’écrire », c’est que la situation naturelle à l’homme est d’être à plusieurs. L’homme est un animal naturellement sociable, et l’usage de la parole vaut d’abord comme témoignage et expression de cette sociabilité. La fameuse thèse de la solitude du méchant, qui cristallisa la brouille avec Rousseau qui couvait depuis longtemps, n’était pas faite pour choquer ou condamner ce dernier, elle est simplement l’expression d’une conviction anthropologique profonde de Diderot. D’une certaine façon, le solitaire est un monstre, ceci dit sans condamnation morale : il lui manque quelque chose d’essentiel à l’homme, comme il manque la vue à l’aveugle Saunderson. Le dialogue, c’est d’abord la mise en scène du partage des idées, de la communication des sentiments et des passions qui témoigne en propre de l’humanité de l’homme.
Celui qui ne sent pas augmenter sa sensation par le grand nombre de ceux qui la partagent a quelque vice secret ; il y a dans son caractère je ne sais quoi de solitaire qui me déplaît. (Entretiens sur le fils naturel, IV, 1157)6
10Il convient d’y insister, parce que cela change nos habitudes de lecture du texte philosophique : nous nous interrogeons ici sur le dialogue, comme s’il s’agissait d’une anomalie, d’une façon spéciale d’écrire. Mais ce qui est premier, pour Diderot, c’est le dialogue, et l’anomalie, c’est le monologue, qui est solitaire, qui ne partage pas, et qui ne met pas en scène l’homme tel qu’il est. De là vient aussi que tous les dialogues de Diderot répondent aux exigences de son théâtre des conditions : peintures de l’homme sociable, ils sont aussi peintures de l’homme tel qu’il est en société. Le côté de chez Platon, c’est aussi de mettre en scène dans ses dialogues philosophiques des personnages réels (D’Alembert, Julie de Lespinasse, le docteur Bordeu, etc.) avec tous les effets que cela engage, et non des prête-noms falots et sans consistance.
11Mais ce fondement du dialogue dans l’anthropologie sociale renvoie plus profondément à l’anthropologie individuelle. Si le dialogue comme mode d’expression est souhaitable et adéquat, c’est parce que les hommes sont plusieurs. Mais s’il est possible comme écriture, si un seul penseur peut écrire toutes les voix du dialogue, c’est parce que, plus profondément, tout homme est plusieurs. L’écriture du dialogue comme expression de la sociabilité a pour condition de possibilité une théorie du sujet qui fait que l’entretien avec soi n’est pas monologue, mais ce dialogue intérieur que Diderot appelle soliloque :
Vous savez que je suis habitué de longue main à l’art du soliloque. Si je quitte la société et que je rentre chez moi triste et chagrin, je me retire dans mon cabinet, et là je me questionne et je me demande : « Qu’avez-vous ? de l’humeur ? – Oui. – Est-ce que vous vous portez mal ? – Non ». Je me presse ; j’arrache de moi la vérité. Alors, il me semble que j’ai une âme gaie, tranquille, honnête et sereine, qui en interroge une autre qui est honteuse de quelque sottise qu’elle craint d’avouer. (De la Poésie dramatique, IV, 1289)7
12On voit qu’ici le contraire du soliloque n’est pas le dialogue, mais le monologue. Précisément parce que le sujet loquace, même s’il est seul, n’est jamais un. La condition de possibilité du dialogue, c’est cette multiplicité interne du sujet. C’est elle qui permet de comprendre que le dialogue intérieur, qui suppose qu’on fasse à soi seul plusieurs personnages, est le mode même de toute véritable pensée. Là encore, le dialogue n’intervient pas comme quelque chose d’extraordinaire, dont il faudrait comprendre qu’on y ait recours, mais comme l’expression première sur le fond de quoi peut s’élaborer toute œuvre véritable, quelle qu’elle soit. Ce sont ceux qui l’oublient qui ne savent pas ce qu’ils font. Si bien que se parler tout seul, qui pourrait passer pour une folie, est une folie indispensable à qui veut avoir tout son bon sens et maîtriser ses idées, comme le souligne le Salon de 1765.
Si ces peintres-là avaient eu un peu de sens et d’idée, ils se seraient demandé : « Quel est le moment que je vais peindre ? » ; et ils se seraient répondu : « C’est celui où le père éternel va reconnaître et nommer son fils » [...] Mais est-ce que ces gens-là sont fous ? Est-ce qu’ils parlent jamais seuls ? Oh, que non ; et si leurs ouvrages sont muets, c’est qu’ils ne se sont pas dit un mot. (IV, 397)
13On voit comment l’assignation d’un fondement du dialogue dans la nature humaine conduit à valoriser une forme d’écriture qui dit la pluralité des hommes en exprimant la pluralité en chaque homme. Mais il ne suffirait pas d’avoir montré qu’une telle forme est adéquate au sujet qui philosophe pour en signaler toute la valeur heuristique. Il faut aussi qu’on puisse la dire adéquate à l’objet de la philosophie. Pour cela, il faut éclaircir le rapport d’une telle forme à la découverte et à l’énonciation de la vérité.
« Le mystère de la conversation journalière » (Salon de 1767, IV, 622)
14A cet égard, la première fonction qu’on peut assigner au dialogue chez Diderot n’a rien de particulièrement original. Il est la forme qui permet le plus clairement possible la mise en scène de la confrontation d’opinions différentes. Très classiquement, on suppose alors que l’exposé clair des points de divergence et l’élimination des thèses qui ne se soutiennent pas et ne résistent pas à la critique permettront de déterminer la thèse la plus forte, qu’on pourra déclarer la plus vraie. Le dialogue ainsi conçu s’identifie à la recherche de la vérité. Il permet l’établissement de la thèse la plus vraie sous forme complète, il contribue à sa distinction d’avec les erreurs concurrentes, et aide à sa divulgation dans le discours. De même l’importance épistémique du dialogue vient aussi du fait que le constat de l’accord des opinions vaut vérification. Ainsi dans ce passage du Salon de 1767 on l’on assiste au mouvement qui va du soliloque, définit plus haut, au dialogue :
Bon, me dis-je à moi-même. Je cherchais une occasion de vérifier mes jugements. La voici. Je m’approche de Naigeon, et lui frappant un petit coup sur l’épaule : « Eh bien ! lui dis-je, que pensez-vous de tout cela ? » (IV, 579)
15Dans la suite du dialogue, on voit Diderot dire le contraire de ce qu’il pense, et insister sur les beautés d’un tableau qu’il n’aime pas pour extorquer l’avis véritable de Naigeon, qui lui sert ainsi de vérification des jugements précédemment produits dans le colloque singulier de la pensée avec elle-même.
16Mais là n’est pas le plus intéressant. Ce qui donne leur tonalité unique et leur justification profonde aux dialogues de Diderot, ce n’est pas seulement leur adéquation à la pluralité interne au sujet qui les dit, mais encore leur adéquation à la pluralité même de l’objet qu’ils visent. En effet, si le vrai se dévoile de façon privilégiée dans le dialogue, c’est qu’il n’y a pas qu’un seul point de vue légitime. La vérité, comme la nature, possède de multiples facettes, et se laisse dire par plusieurs expressions différentes – en quoi il y a bien chez Diderot un héritage de la philosophie leibnizienne du point de vue. Une des raisons de la différence fondamentale entre tous les dialogues de tradition platonicienne (y compris, par exemple, ceux d’Augustin) et ceux de Diderot, est que Diderot, profondément, ne croit pas à l’unicité du vrai. Le vrai a de multiples facettes, sur lesquelles il y a de multiples points de vue légitimes, qui sont tous vrais même s’ils différent, de même que toutes les perspectives sur la même ville sont également vraies, même si elles sont extraordinairement variées. Ce qui produit le résultat suivant sur la tenue même du dialogue que la dialectique, comprise comme art de couper progressivement toutes les autres branches de l’arbre pour arriver à la détermination de la seule où se trouve la vérité, se trouve implicitement disqualifiée, puisqu’il se peut très bien, dans cette nouvelle configuration, que plusieurs branches soient acceptables et légitimes. Du coup, le dialogue n’est pas seulement un mode commode et plus convaincant de présentation d’une thèse qu’il se donnerait préalablement pour finalité de produire dans toute sa splendeur, mais il devient le seul mode d’expression réellement adéquat de la pluralité de points de vue également légitimes et cependant divergents.
17C’est là une conception qu’on trouve dès la Promenade du sceptique, lorsqu’on assiste aux dialogues entre les philosophes, dans l’allée des marronniers. On s’est parfois demandé quelle était, entre ces différentes philosophies, celle que Diderot défendait. Il est fort possible que ce soit là simplement une fausse question portée par nos habitudes de lecture. Car le simple fait qu’il n’est pas aisé d’y répondre devrait attirer notre attention, au contraire, sur cette spécificité des dialogues de Diderot qui en est une des qualités. Peut-être n’y a-t-il pas à choisir, si c’est au prix de l’élimination de toutes les autres. Cela ne fait pas d’ailleurs de la pensée de Diderot un scepticisme, s’il faut entendre par là une affirmation de notre incapacité d’atteindre la vérité. Au contraire, l’idée serait plutôt qu’il y a plusieurs façon de l’atteindre et de la dire. Et c’est évidemment là que le dialogue trouve toute sa justification. Ainsi, à propos d’un tableau de Boucher exposé au salon de 1769, Diderot avertit qu’il ne faudrait contredire ni celui qui trouverait que cette Caravane est un des meilleurs tableaux du salon, ni celui qui soutiendrait que c’est un
18des plus mauvais. Et, bien sûr, il en fait immédiatement un dialogue (qui trouve sa justification du côté de chez Lucien) : « Je vais, pour vous amuser, vous mettre ces deux personnages en scène » (Salon de 1769, IV, 828). Suit un dialogue qui permet effectivement la confrontation de ces deux points de vue opposés sur le même tableau, que Diderot conclut en affirmant : « Ces interlocuteurs ont raison tous les deux. » (IV, 828)
19Là encore, cette pluralité des dires vrais n’est pas seulement assignable à la pluralité des individus différents. La multiplicité des points de vues légitimes et divergents est possible aussi à l’intérieur du même individu en tant justement qu’il est lui-même multiple. Si bien que la condition de possibilité anthropologique du dialogue recoupe sa justification épistémique. Ainsi, dans un passage remarquable du même Salon, Diderot constate, en reprenant les livrets où il consigne les notes prises en visitant l’exposition, que, à propos du même tableau, il donne un avis très critique une fois, et louangeur une autre fois. Ce qui est remarquable, c’est qu’il ne cherche ni à concilier, ni à trancher. Au contraire, il expose en quoi on peut dire que les deux sont vrais.
Il faut pourtant vous expliquer la contradiction très réelle de ces deux jugements : c’est qu’il y avait un point de vue sous lequel la Vénus de Briard avait tous les défauts que je lui reproche, et un autre point de vue sous lequel elle ne les avait plus. Ainsi, cette figure était-elle bonne, était-elle mauvaise ? Ma foi, je n’en sais rien. [...] Tout ce dont je puis vous répondre, c’est que mes deux livrets disent vrai tous les deux. [...] De quel point la fallait-il juger ? C’est ce que j’ignore. (IV, 862-863)
20Les deux points de vue sont vrais, il n’y a pas de troisième point de vue possible qui surmonterait les deux premiers ou permettrait de choisir. De là, on le voit, la nécessité et la justification du dialogue. Mais cet héritage Leibnizien d’une philosophie du point de vue et de la thèse de la différence de tous les êtres réels, a pour nécessaire conséquence que deux points de vue, donc deux expressions, ne sont jamais totalement identiques et superposables. Ce qui implique une considération remarquable touchant non plus le sujet ou l’objet du dialogue, mais son médium lui-même, le tissu dans lequel il est fait, le langage. Si tous les hommes différent, alors il est impossible qu’il disent la même chose, ce qui reste vrai même s’il se servent des mêmes mots, comme Diderot l’explique dans un dialogue, justement, inséré dans le Salon de 1767.
Les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent produire un effet identique, et s’il y a un axiome dans la science qui soit vrai, c’est celui-là ; et deux causes diverses en nature, ce sont deux hommes. [...] Et l’abbé [...] continua en disant : « Cependant, deux hommes ont la même pensée et la rendent par les mêmes expressions, et deux poètes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet. Que devient donc l’axiome ? - Ce qu’il devient ? Il reste intact. – Et comment cela, s’il vous plaît ? – Comment ? C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers fait sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente, et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité. – J’entrevois, dit l’abbé. À votre avis, les deux parleurs qui ont dit la même chose dans les mêmes mots, les deux poètes qui ont fait les deux mêmes vers sur un même sujet, n’ont eu aucune sensation commune ; or, si la langue avait été assez féconde pour répondre à toute la variété de leurs sensations, ils se seraient exprimés tout diversement ? – Fort bien, l’abbé ! – Il n’y aurait pas eu un mot commun dans leurs discours ? – À merveilles. » (IV, 623)
21On le voit, le dialogue tient finalement ici sa puissance, non pas tant d’être le lieu où l’on vérifie qu’on dit bien la même chose, puisqu’aussi bien il apparaît qu’on ne produit jamais vraiment la même expression, que d’être le lieu où se laisse le mieux entendre la diversité des expressions. Car elle s’y laisse d’autant mieux saisir que la pauvreté de la langue se trouve compensée par la diversité des accents, dont la quantité est infinie, qui sont la langue de la nature et le modèle du musicien8. Cette diversité des expressions, de même que chez Leibniz, ne signifie pas qu’elles ne soient pas expressions de la vérité : toutes les expressions géométriques d’un cône sur un plan sont différentes, il n’en reste pas moins qu’elles expriment toutes véritablement le même cône (et leur multiplication a du coup ceci de positif qu’elle nous instruit).
22Quand on ne dispose plus des accents pour compenser l’insuffisance de la langue, lorsqu’il s’agit d’écrire, par exemple, et qu’il faut tout de même trouver la juste expression de la vérité, comment doit-on s’y prendre ? Précisément, en ayant recours à ce que Diderot appelle « art du soliloque », qui est comme on l’a vu tout le contraire d’un monologue intérieur, même s’il doit se faire dans la solitude. C’est le dialogue intérieur, qui seul permet de dépasser la pauvreté du langage.
A tout moment, je donne dans l’erreur, parce que la langue ne me fournit pas à propos d’expression de la vérité. J’abandonne une thèse, faute de mots qui rendent bien mes raisons ; j’ai au fond de mon cœur une chose, et j’en dis une autre. Voilà l’avantage de l’homme retiré dans la solitude, il se parle, il s’interroge, il s’écoute et s’écoute en silence, sa sensation secrète se développe peu à peu, et il trouve les vraies voix qui dessillent les yeux des autres, et qui les entraînent. (IV, 660)
23On voit qu’on commence à trouver des éléments de réponse à la question initialement posée, et qu’apparaissent déjà un certain nombre des raisons qui permettent de comprendre l’intérêt de la forme dialoguée par rapport à ces longs monologues des traités et des systèmes. Une comparaison suivie va nous aider à saisir mieux encore les avantages de la première.
« Un livre est pour l’auteur un grand obstacle à la vérité » (Observations sur Hemsterhuis, I, 723)
24Le chapitre XXVI du tome I des Bijoux indiscrets (ou XXIX dans la numérotation Naigeon) intitulé « métaphysique de Mirzoza », présente une leçon de philosophie, concernant la nature de l'âme, faite par la favorite habillée en costume de philosophe, c’est-à-dire déguisée en chauve-souris. Si on laisse ici de côté le fond pour s’intéresser juste à la forme, on voit que Diderot nous présente explicitement une caricature du cours de philosophie dispensé par un professeur du Collège Royal. S’il y a bien des interventions d’auditeurs, il n’y a pas à proprement parler dialogue. Ce n’est qu’à la fin du cours, au chapitre suivant, que Mirzoza demande son avis au sultan, dont on précise bien qu’il a écouté sans interrompre. C’est donc ici que le dialogue revient, avec un effet dévastateur sur la métaphysique de Mirzoza, puisque c’est la prémisse, l’existence de l'âme, qui se trouve mise en question.
25C’est là un passage emblématique du fonctionnement du dialogue chez Diderot, et aussi probablement de l’utilité qu’il en attend. C’est parce que le dialogue permet une remise en question constante qu’il doit pouvoir nous aider à approcher la vérité. Très souvent d’ailleurs, dans les textes qui ne sont pas des dialogues, l’intervention du style dialogué, parfois très ponctuelle, a pour fonction de venir couper, rectifier, objecter, bref, interrompre heureusement le dogmatisme que le monologue était en train d’installer9. Car c’est la pente naturelle du monologue que d’aller vers le dogmatisme du donneur de leçon, comme c’est le risque qu’encourt tout auteur de théâtre qui veut trop faire l’intelligent : « il cesse de dialoguer, il prêche » (De la poésie dramatique, IV, 1310).
26On voit l’alternative, et l’on devine de quel côté doit se placer le véritable philosophe des Lumières. Mais il ne s’agit pas seulement d’un choix à faire, et il ne suffit pas d’être philosophe pour n’être plus dogmatique. En réalité, le dogmatisme est le risque propre à toute parole qui oublie l’art du dialogue, intérieur ou non. C’est pourquoi la Réfutation d’Helvetius procède très souvent en se contentant de réintroduire du dialogue dans le texte systématique, c’est-à-dire des contradictions, des rectifications, bref, du débat. Cette injection de dialogue dans le Traité de l’homme produit très souvent le même effet dévastateur que dans la leçon de Mirzoza (par exemple I, 823 ou I, 857). Le dialogue, qui a pour caractère premier de mettre le monologue face à la contradiction finit par avoir pour effet second de mettre le système face à ses contradictions.
27D’ailleurs, la critique de Diderot n’est pas toujours si radicale. Très souvent, il suffit que l’injection de dialogicité rectifie la pente fâcheuse du monologueur à absolutiser son propos. C’est le sens des longues suites de « Helvetius dit : “C’est [etc. etc.]”. Dites, vous : “C’est [etc.]” » (I, 857). Ou, ailleurs, deux pages construites sur le schéma « Il dit : “...”. Dites “...” » (I, 841). C’est que les affirmations d’Helvetius n’ont pas besoin d’être détruites, mais juste rectifiées de la tendance fâcheuse à l’entêtement qui fait tomber « un ouvrage plein d’expérience, d’observations et de faits, dans la classe des systématiques si justement décriée par l’auteur » (I, 843). Les assertions d’Helvetius ne sont jamais entièrement vraies ou entièrement fausses. Très souvent, par, exemple, ce sont ses prémisses qui sont vraies, et ses conséquences qui sont fausses. Car le fonctionnement normal de la pensée semble être que toute idée non contredite s’étend le plus qu’elle peut. Le conatus de chaque idée s’exprime dans sa vocation à la généralisation. Or, dans le discours d’un seul, ce qui manque est précisément la contradiction nécessaire à la correction de ce défaut inhérent à la pensée monologique qu’on pourrait décrire comme un devenir monoïdéique. D’une certaine façon, un peu de dialogue suffirait pour corriger les erreurs d’Helvetius, puisque leur cause unique est le caractère monologique de la pensée qui les produit.
Il est difficile de trouver ses raisonnements satisfaisants ; mais il est facile de rectifier ses inductions et de substituer la conclusion légitime à la conclusion erronée qui ne pêche communément que par trop de généralité. Il ne s’agit que de la restreindre. (I, 841)10
28Dans Le Neveu de Rameau, dialogue dont le fonctionnement mériterait une étude à part où l’on retrouverait toute les exigences diderotiennes en matière de dialogue, le personnage éponyme se conduit souvent exactement comme cela à l’égard du Philosophe. Dès que le Philosophe veut poser un universel, et de façon privilégiée un universel moral, le Neveu, dans sa réponse, le renvoie à sa particularité, et lui rappelle que son point de vue n’est précisément qu’un point de vue, singulièrement orienté, et complètement déterminé par la place qu’il occupe. Parlant d’une place totalement différente, et surtout depuis ce point très remarquable qu’est cette situation de parasite, qui donne un regard sur l’ensemble du système extrêmement lucide (parce que la lucidité est nécessaire à la survie) et diamétralement opposé au regard « bourgeois » du Philosophe, le Neveu rapporte avec une grande force les énoncés généraux du philosophe à la particularité de leur situation de production. Il serait dépourvu de sens de chercher qui est le porte parole de qui dans ce dialogue philosophique. Ce qui est philosophique, c’est justement qu’il y ait dialogue qui, d’une certaine façon, donne à entendre tous les points de vue (et là non plus, il n’y a pas de troisième point de vue). C’est le tout, qui est philosophique. Ce qui est exemplaire dans ce dialogue, et exemplairement philosophique, c’est que le personnage du Philosophe ne peut pas y monologuer, et que Diderot l’écrivain se l’interdit aussi du même coup. C’est bien ici que la vraie philosophie se moque de la philosophie, précisément parce qu'elle a déchiffré le risque inhérent à toute pensée d’oublier d’où elle parle, et d’oublier même qu’elle parle de quelque part (et qu'elle n’est jamais qu’un point de vue sur ou qu’une expression de la vérité).
29Il faut ajouter à cela que cette tendance naturelle du monologue au monoïdéisme tend d’elle-même à se renforcer en s’auto-cultivant. C’est ce qui se produit dans l’écriture, qui fait virer l’ensemble à la monomanie. Car ce monoïdéisme surdéveloppé, cultivé, amplifié, que suppose l’écriture d’un traité, finit par rendre de lui-même impossible à la pensée qui s’y est fourvoyée de changer de point de vue, ou même de concevoir la possibilité d’un autre point de vue. C’est qu’en effet, un tel déplacement est une opération qui est déjà difficile, qui suppose qu’on s’y exerce, ce à quoi sert l’art du soliloque, comme on l’a vu. Mais une pensée qui s’est au contraire entraînée à devenir monologique, en particulier dans le travail de l’écriture, risque de devenir totalement inapte à cette opération. Ce qui a pour conséquence que d’avoir écrit un système est le meilleur moyen pour être à jamais incapable d’apprécier les objections qu’on pourrait lui faire.
30Un passage remarquable d’un autre texte où Diderot se trouve aux prises avec un producteur de traité, les Observations sur Hemsterhuis, souligne cet effet supplémentaire de l’écriture comme monologue :
Il faut, monsieur, que je vous fasse une prédiction : c’est que dans le premier instant mes objections ne vous frapperont pas autant que lorsque vous serez à une plus grande distance de votre ouvrage. Si j’avais écrit les douze volumes in-folio de saint Augustin, on ne m’aurait jamais converti. C’est que saint Augustin serait mort manichéen, s’il eut autant écrit sur les deux principes que sur la grâce.
Vous êtes bien plus préoccupé de vos idées que vous ne pouvez l’être des miennes, qui ne peuvent que très difficilement devenir vôtres.
Et tel vous serez par rapport à moi, tel je suis actuellement par rapport à vous, sans qu’un tiers puisse être notre arbitre ; car il faudrait que ce tiers, très instruit d’ailleurs, fut parfaitement ignorant de la matière que nous agitons. Et où est cet homme ?
Un livre est pour l’auteur un grand obstacle à la vérité. (I, 723)
31Ce sont toutes ces raisons qui font finalement du dialogue un mode privilégié de recherche de la vérité. C’est d’abord le mode le plus adéquat à la pluralité humaine, à la fois au sens où les hommes sont plusieurs, ce qui suppose plusieurs points de vue dont aucun n’est complètement superposable à un autre et qui doivent se connaître, et au sens où tout homme est plusieurs, ce qui veut dire qu’en lui-même il y a une multiplicité interne qui rend possible et souhaitable ce dialogue intérieur qu’est « l’art du soliloque ». C’est aussi le mode même d’une pensée, particulièrement quand elle se donne pour fin l’expression de la vérité qui, comme la nature, possède de multiples facettes, toutes différentes. C’est enfin le nécessaire correctif qui permet d’une part de compenser l’insuffisance de la langue et d’autre part de lutter contre les tendances mauvaises de la pensée qui monologue à s’aveugler elle-même sur elle-même. A la marche solitaire et aveugle du monologue, le dialogue oppose une conduite mutuelle11.
32Mais pour ces mêmes raisons le dialogue doit être aussi un mode privilégié d’exposition de la vérité. Parce que le discours véridique doit être à l’image du réel, toujours en mouvement, toujours avec de multiples facettes. Et où trouver ailleurs que dans l’art du dialogue, tel que le conçoit et le pratique Diderot, ces qualités de vie et de mouvement ? C’est en ce point qu'on pourrait tenter la distinction entre l’écriture mécanique, celle des systèmes et des traités, qui est à l’image du réel que les auteurs y décrivent (voir d’Holbach) et l’écriture dynamique-organique qui est celle des dialogues de Diderot. La découverte de l’art du dialogue (mais aussi de l’art textorganismes bien vivants. Le fonctionnement de Jacques le fataliste devient plus clair quand on comprend que son modèle matriciel n’est pas le texte machine des matérialistes mécanistes (comme le texte sadien par exemple, qui ne cesse de donner des leçons) mais bien le corps organique multiple du matérialisme biologique. C’est Bordeu, le médecin, qui aura le dernier mot, dans le Rêve de D’Alembert.
33Par où l’on voit que le côté de chez Lucien s’avère être le même que le côté de chez Platon : les raisons esthétiques du choix du dialogue évoquées à la fin de la première partie n’impliquent en réalité rien de décoratif, comme si on pouvait faire autrement, mais ont un sens philosophique profond qu’on pourrait résumer dans cette maxime, qui paraphrase la fin de la citation qu'on vient de donner : faire enfin un livre qui ne soit pas un obstacle à la vérité.
Notes de bas de page
1 Pour ne prendre que quelques exemples dans une bibliographie bien plus riche : David J. Adam, Diderot, Dialogue and Debate (Liverpool, Francis Cairns, 1986) ; Georges Daniel, Le Style de Diderot : légende et structure (Genève, Droz, 1986) ; Carol Sherman, Diderot and the Art of the Dialogue (Genève, Droz, 1976) ; Roland Mortier, « Diderot et le problème de l’expressivité, de la pensée au dialogue heuristique » (CAIEF, 1961) pp. 283-297. Il faut aussi renvoyer, pour les questions qui nous occupent ici, à l’étude de Georges Daniel, « Autour du Rêve de d’Alembert : Réflexions sur l’esthétique de Diderot », Diderot Studies, XII (Genève, Droz, 1969), pp. 13-73. Une version de cet article est parue dans Diderot Studies 28, Droz, 2000.
2 Sur ce point, pour la première moitié du siècle, voir David J. Adams, Bibliographie d’ouvrages français en forme de dialogue, 1700-1750, SVEC 293 (Oxford, Voltaire Foundation, 1992).
3 Sauf indication contraire, toutes les références sont faites dans l’édition procurée par Laurent Versini : Diderot. Œuvres (Paris, Robert Laffont, collection « Bouquins », 1994-1997, 5 vol.).
4 Sous la forme la plus neutre, c’est le « s’il m’entendait » (IV, 408).
5 « Mais, me direz-vous, Greuze fait le portrait, et supérieurement à Roslin. - Il est vrai. - Greuze compose, et Roslin n’y entend rien. -D’accord [...]. » (IV, 361) ; « Vous me direz : Mais il est faible de couleur. - D’accord. - Mais il est sourd et monotone. - Cela se peut [...]. » (IV, 407-408)
6 « Vice » ici, doit être compris selon la définition qu’en donne l’Encyclopédie, comme un défaut de nature.
7 Yvon Belaval attire l’attention sur ce passage du De la poésie dramatique dans L'esthétique sans Paradoxe de Diderot (Paris, Gallimard, 1950), p. 14.
8 « Jamais, depuis que le monde est monde, deux amants n’ont dit identiquement je vous aime ; et dans l’éternité qui lui reste à durer, jamais deux femmes ne répondront identiquement vous êtes aimé Cela est dur à avancer. - Et à croire. - Cela n’en est pas moins vrai. - C’est la thèse des deux grains de sable de Leibniz » (IV, 624).
9 Par exemple, dans le Salon de 1767 (IV, 721).
10 Diderot faisait déjà les mêmes reproches à Helvetius dans ce qu’il écrivait à propos du De l’Esprit, dans une page qui témoigne bien de sa propre préoccupation relative à l'écriture de la philosophie : « Il est très méthodique, et c’est un de ses défauts principaux ; premièrement parce que la méthode, quand elle est d’appareil, refroidit, appesantit et ralentit. Secondement parce qu'elle ôte à tout l’air de liberté et de génie ; troisièmement parce qu'elle a l’aspect d’argumentation ; quatrièmement, et cette raison est particulière à l’ouvrage ; c’est qu’il n’y a rien qui veuille être prouvé avec moins d’affectation, plus dérobé, moins annoncé qu'un paradoxe. Un auteur paradoxal ne doit jamais dire son mot, mais toujours ses preuves : il doit entrer furtivement dans l’âme de son lecteur, et non de vive force. C’est le grand art de Montaigne qui ne veut jamais prouver et qui va toujours prouvant, et me ballottant du blanc au noir et du noir au blanc. [...] Si tout ce que l’auteur a écrit eût été entassé comme pêle-mêle ; qu’il n’y eût eu que dans l’esprit de l’auteur, un ordre sourd, son livre eût été infiniment plus agréable et, sans le paraître, infiniment plus dangereux » (Sur De l’Esprit d’Helvetius, DPV, IX, 310-311).
11 « Ce n’est pas moi qui ai marché, c’est vous qui m’avez conduit » (Salon de 1767, IV, 586).
Auteur
Université de Picardie-Jules Verne
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