Chapitre 10. Sociabilité et dialogue chez Shaftesbury : une méthode d’écriture pour une société consensuelle
p. 237-255
Texte intégral
1La philosophie de Shaftesbury, qui est tendue vers le projet d’une réforme des pratiques humaines (morales, politiques, religieuses, esthétiques), est soucieuse de la publicité de son discours. A ce titre, la constitution d’un espace public ou communicationnel se déploie grâce à l’usage de plusieurs genres littéraires : le traité bien sûr, mais surtout, la lettre, l’essai, les mélanges et le dialogue. Dans cette perspective, une analyse des formes du discours philosophique comme modèles de communication des vérités philosophiques, s’avère indispensable. Sous quelles conditions l’usage des mots rejoint-il la norme rationnelle qui préside à la philosophie de Shaftesbury tout en permettant la meilleure diffusion ? Eu égard à cette problématique, le statut du dialogue est particulièrement intéressant pour deux raisons.
2Dans un premier temps, l’utilisation du genre littéraire qu’est le dialogue correspond à l’embarras suscité par des questions en suspens : la recherche de la vérité concernant des sujets aussi spéculatifs que la genèse de l’univers dans les Moralistes1. Le dialogue consiste en un véritable art philosophique qu’il faut associer à une réflexion libre et indépendante, à la mise en avant d’une méthode de pensée non systématique adaptée à des domaines qui dépassent nettement notre expérience. La cohérence produite par un tel texte est davantage thématique et rhétorique que systématique. Une telle utilisation du dialogue se répand au dix-huitième siècle : par exemple, les Dialogues sur la religion naturelle de Hume2 appartiennent à ce type de projet philosophique. Ils constituent un dialogue de réflexion ouvert sur une question qu’on ne peut que laisser en suspens, celle de la religion. L’Etre divin reste, à l’issue du dialogue, après la critique de la finalité, un obscur objet d’adoration. Avec Hume et Shaftesbury, on peut évoquer un dialogue ouvert qui maintient une certaine curiosité d’esprit parce que les deux philosophes ne prennent pas directement en charge l’exposé, le plus important étant l’exercice d’une certaine liberté critique. Ces textes se distinguent d’un usage plus fermé du dialogue3, purement instrumental, comme dans l’Alciphron de Berkeley4. Ce dernier écrit est soumis à une fin apologétique ; il se caractérise par la poursuite démonstrative d’un but déterminé et par une pratique du langage qui démontrent l’incohérence et l’inconséquence des libres penseurs5. Mais, faut-il si abruptement séparer deux usages du dialogue, ouvert et fermé, critique et instrumental, pour reconnaître alors dans les Moralistes de Shaftesbury l’un des modèles du premier usage dans l’histoire de la philosophie de langue anglaise ? Ce serait faire de Shaftesbury le défenseur d’un scepticisme positif dans des domaines trop purement spéculatifs. Le dialogue constituerait un moyen pour mettre en avant la certitude des vérités pratiques et l’obscurité de la métaphysique. Cette ouverture, associée chez Shaftesbury à la place prépondérante de la société, pose les conditions de possibilité d’une discursivité de l’échange qui trouve ses bases dans une réflexion sur la conversation. L’analyse du dialogue passe donc par une réflexion préalable sur le statut et les limites de la conversation en philosophie. D’où une première acception de la sociabilité qui doit servir de préambule aux exigences du dialogue : l’être ensemble est plaisir de la communication, bonheur de la parole échangée.
3Dans un deuxième temps, le statut du dialogue, mis en scène dans les Moralistes, est ambigu. Il faut bien évoquer un vrai-faux dialogue. En principe, selon Shaftesbury, le dialogue constitue le meilleur mode d’exposition d’un discours philosophique. Avec ce mode d’exposition de la pensée, toute vérité se construit progressivement et librement dans le commerce des idées ; l’activité partagée de la raison et la genèse de la vérité s’accomplissent dans les affinements successifs qu’autorise l’usage intersubjectif de la parole. Le dialogue présente le discours philosophique idéal par l’harmonisation, le perpétuel équilibre des tendances hétéroclites ou contraires qui se corrigent continuellement les unes les autres. Il est la symbolisation d’un vivre ensemble consensuel. Le dialogue n’est-il pas alors un genre difficile voire impossible car il exprime une sociabilité trop prescriptive en vue de la perfection ? Pour répondre à ce problème, voyons la mise en place du dispositif conversation, dialogue et sociabilité ; ceci avec les deux sens de la sociabilité, simple socialisation par le langage ou humanisation prescriptive dans un usage pacifié du langage. En d’autres termes, comment la sociabilité met-elle en scène une bonne diffusion de thèses philosophiques chères à l’auteur ?
Le modèle dialogique de la conversation. La philosophie comme miroir de la société
4La conversation, qui pose les bases d’un modèle dialogique de la raison philosophique, est analysée par Shaftesbury dans l’Essai sur la liberté de l'esprit et du ton6. Elle sert à définir un préambule méthodologique original à tout discours philosophique en associant le discours sur la vérité à un moyen de communication accessible à tout homme cultivé, et ceci, en vue d’une publicité élargie de la philosophie. Le dialogue doit être compris à partir de ce souci de construire autrement le discours philosophique pour modifier et augmenter sa diffusion dans la société.
Art de la conversation et règles du discours
5Dès le début de l’Essai, la conversation est présentée comme l’une des propriétés les plus spécifiques de l’homme exerçant sa raison. En quelque sorte, l’homme est un animal dialogique puisque tout discours prétendant à la rationalité ou à la vérité doit s’inspirer du modèle dialogique et polyphonique de la conversation.
6Le discours s’exprime alors dans quelques règles fondamentales qui mettent toutes en parallèle la multiplicité des questionnements philosophiques, les réponses plurielles qu’ils engagent et la richesse conceptuelle de la conversation. Le discours est conçu à travers une profusion d’idées diverses. Le terme de « discours » tel qu’il est employé par Shaftesbury rejoint son étymologie latine : discurrere, courir çà et là, connotant ensuite, le chemin hasardeux de l’échange verbal. Un discours est une causerie, une conversation libre, un entretien acceptant la pluralité des points de vue. Il combine improvisation, exposé et narration. L’unité s’accomplit par l’appropriation du langage dans la prise de parole. Tenir un discours n’est pas donner une conférence dans la mesure où celui-là doit s’insérer dans la singularité parfois accidentelle ou circonstancielle des prises de parole.
7Conformément à cette analyse, Shaftesbury expose la nécessité d’un discours à plusieurs voix comme reconnaissance du caractère fluctuant du langage et tolérance à l’égard de la diversité des prises de parole :
Semper ego Auditor tantum ! est une plainte aussi naturelle pour la théologie, la morale et la philosophie qu’elle l’était anciennement pour la poésie du satiriste. La vicissitude est une loi puissante du discours et extrêmement désirée par l’humanité. En matière de raisonnement, il est plus fait en une minute ou deux par l’intermédiaire des questions et réponses que par un discours continu durant des heures entières7.
8La vicissitude ou la mobilité constitue la principale règle du discours. Shaftesbury, proche à certains égards de l’éloquence cicéronienne, affirme la proximité du discours avec l’univers de la représentation sensible, des passions. En ce sens, discourir consiste en une mise en mouvement de la passion. La variation est une loi constitutive du discours qui prend en compte l’imprévisibilité et le mouvement de nos passions. La vicissitude est fondamentale parce qu’elle exprime la loi même de nos désirs. A ce titre, le raisonnement ou opération de la raison s’affirme dans une genèse passionnelle des idées confrontant ces dernières à leur propre désir de s’exprimer dans un discours qui met en scène une diversité de points de vue. La puissance d’un tel discours tient à la force de chaque participant à argumenter. La communauté de paroles égales de facto permet l’élaboration d’un discours rationnel qui suppose l’inter-expression des esprits pour concilier une utilisation purement circonstancielle du langage et un sérieux philosophique que la conversation doit promouvoir comme discours en vue de la vérité des pratiques humaines.
9L’art de la circonstance dans la conversation consiste précisément à savoir donner du sens à la vicissitude constitutive de ce type de discours. Ainsi, les circonstances étonnantes d’une conversation passée et achevée dans le doute et la confusion, ne sont-elles pas jugées négativement au début de l’Essai :
Ce fut, je dois le reconnaître, une conversation très divertissante et elle ne me le parut peut-être pas moins, pour avoir fini tellement abruptement et avec une sorte de confusion qui réduisit presque à rien tout ce qu’on venait de tenir comme discours. Il ne serait peut-être pas à propos de confier au papier les quelques détails de cette conversation. Il suffit que je vous mette à l’esprit la conversation en général8.
10La valeur d’une conversation tient autant à son contexte qu’à la valeur performative de l’énoncé. L’imprévisibilité d’une conversation, source d’agrément pour les participants, tient à l’impossibilité de prévoir ou de préparer une fin de telle sorte que le moment final risque d’anéantir le contenu du discours. La fin n’a pas de valeur propre. Elle ne fait que suspendre l’activité de ceux qui participent à une conversation et ne saurait fonctionner comme le moment conclusif, synthétique du discours. L’art de la circonstance ou la discipline de l’imprévisibilité ne s’exerce pas sur la fin, qui est déjà la mort du discours, mais sur l’exercice libre de la parole dans le déroulement de la conversation : le propos de l’Essai n’est donc pas de raconter la conversation par des conclusions hâtives et partielles mais de décrire le déroulement général sans le confondre avec les quelques incidents surgissant dans toute discussion. L’art de la circonstance ne concerne pas ce qui est trop singulier dans une situation donnée pour avoir un rôle à jouer dans un entretien. Il consiste en un savoir et une pratique du langage dans le cadre mouvant, à la fois passionnel et rationnel, de la conversation. S’intéresser philosophiquement à une conversation consiste en un déroulement progressif du sens par lequel est omis tout ce qui ne participe pas nécessairement à sa constitution. La liberté de converser en questionnant ou en répondant, chaque fois expérimentée et améliorée dans des situations différentes, donne de la force au déroulement du raisonnement dans un entretien :
C’est seulement l’habitude de raisonner qui peut faire un raisonneur9.
11L’habitude met en avant l’importance de l’usage et de l’expérience ordinaire, la mémoire du corps ou des passions car elle s’imprime dans nos gestes et nos désirs tout autant que dans nos esprits. S’habituer à penser revient à lier la raison à une expérience quotidienne que nous pourrions opposer au cérémonial méthodique et au caractère exceptionnel et difficile de la méditation tel que Descartes se l’approprie par exemple dans les Méditations métaphysiques10. L’habitude construit petit à petit un savoir-faire du discours comme conversation qui côtoie et apprivoise, réglemente l'imprévisibilité constitutive de toute utilisation polyphonique du langage.
12L’habitude de raisonner permet de mettre l’accent sur la fonction dramatique de la conversation comme souci constant de la parole vivante, d’une pensée en devenir et en acte. Le recours à la conversation correspond à la démarche de l’investigation et de l’enquête pour fonder la légitimité de tout discours philosophique. Le paradoxe n’est qu’apparent entre la volonté de trouver un mode de discours favorable à la raison et l’incertitude ou l’absence de résolution de la fin de la conversation11. La pensée n’existe que lorsqu’elle se risque, tâtonne, se reprend, bondit vers une autre idée, s’affermit ou renonce. Cette fonction dramatique, assurée par les divers participants et le style vif de la parole orale, les événements imprévus, les détails, induit du plaisir à converser. L’art de la conversation comme travail sur la mobilité s’exprime dans cette fonction que le récit de conversations passées au service de vérités philosophiques, essaie de matérialiser dans l’Essai mais aussi dans les Moralistes, dialogue qui a pour sous-titre : A Philosophical Rhapsody. Being a RECITAL of certain Conversations on Natural and Moral Subjects.
13Si la conversation se déploie tout d’abord comme art de la circonstance à cause même de l’imprévisibilité constitutive de tout entretien à plusieurs et librement consenti, elle n’est pas indépendante de tout facteur social ; la compagnie d’amis, la coterie ou le club constituent sa matière sociale12. Aborder la question de l’être social de la conversation ou encore de son lieu d’élocution revient, pour Shaftesbury, à insister sur l’attachement de la prise de parole à une « manière aisée et familière »13. Les détenteurs de la parole dans la conversation doivent pouvoir s’accorder et se comprendre les uns les autres. La familiarité autorise, seule, le libre jeu des questions et réponses. Elle fait cœxister des individus semblables ouverts au bien de la société, qui se reconnaissent dans les mêmes usages et mœurs. Dès lors, l’exercice de la conversation présuppose des lieux de rencontre pour s’entretenir avec d’autres à partir de la possibilité de regrouper des individus semblables. La petite communauté élective est le cadre idéal pour une conversation. Joseph Addison dans le Spectateur, décrit admirablement le cadre familier et convivial de celle-ci :
Lorsqu’un nombre d’hommes sont unis de cette manière ensemble, pour jouir d’une conversation honnête et travailler à leur avantage mutuel, ou au bien des autres ou même pour se délasser de la fatigue du jour, pourvu que l’esprit de faction ne s’en mêle pas, et qu’ils n’aient point en vue de critiquer les absents, ces petites sociétés peuvent être fort utiles14.
14Toute bonne conversation suppose une union, une solidarité préalable du groupe, à l’intérieur duquel elle se déroule chez Addison comme chez Shaftesbury. Cependant, dans le Spectateur, la compagnie ou petite société est une communauté de vrais amis dont l’entente permet de concevoir et de développer des intérêts communs, une certaine générosité tout en ayant le souci de se divertir des tracas du jour. Ces conversations sont utiles comme simple distraction ou source de bien-être sans autre prescription que de définir un temps et un lieu pour parler agréablement et tisser un lien social qui satisfasse tous les présents15. L’horizon immédiat de la conversation consiste en une pratique sociale librement consentie, le divertissement. Ce dernier est lié au regroupement de ceux qui ont le même type de préoccupations quotidiennes. La conversation doit se comprendre comme une fréquentation du monde, un art de la parole à plusieurs permettant de s’intéresser aux occupations des autres dès lors qu’elles ne sont pas totalement étrangères. Converser suppose une communauté suffisamment homogène pour qu’une égalité de traitement de chacun à l’intérieur du cercle de la conversation soit réellement possible. Un tel usage social du discours suppose une certaine politesse des manières, chacun témoignant à l’autre de l’estime et de la considération auxquelles il a droit comme membre de la même communauté de bien-être16.
15Cependant, l’analyse de la conversation ne se réduit pas à une observation des pratiques sociales chez Shaftesbury parce que le propos de l’Essai est d’utiliser la conversation comme préambule nécessaire au discours philosophique. La conversation permet de poser les conditions d’une enquête libre de la raison sur tout sujet, seule manière de poser les bases d’une nouvelle conception de la philosophie plus ouverte aux pratiques humaines et au bien de la société. La détermination sociale de la conversation sous la forme du regroupement d’amis ou de la société réduite ne vise pas seulement son propre devenir, ses propres intérêts ou affaires. Elle vise à l’établissement de la démarche philosophique comme agencement progressif d’un sens à partir de l’enquête que permet le déploiement des points de vue dans le discours. Elle se soucie aussi de la défense d’une société la meilleure possible produisant le bien général à partir d’une libre activité de ses membres.
16La conversation assume une fonction aporistique. Elle est commandée par l’attitude philosophique de recherche de la vérité qu’on ne saurait en aucun cas retrouver chez Addison, simple chroniqueur des devenirs sociaux des individus. Dans l’Essai, la conversation apparaît comme un moyen de placer sans cesse l’esprit dans l’attitude de l’examen des difficultés et de l’affrontement des obstacles réels. Seule, la conversation est en mesure de donner au discours l’allure d’une authentique recherche qui naît dans des problèmes, vit de problèmes et se distingue par sa manière de faire apparaître ou de résoudre les problèmes17. Cependant, cette fonction aporistique doit être incluse dans une autre, de loin la plus importante, la fonction critique18 : tout ce qui peut paraître tout simplement thétique, est soumis à la discussion et à l’évaluation dans et par la conversation. A ce titre, la donnée initiale et fondamentale de la conversation ne réside pas tant dans les sujets débattus que dans le fait de pouvoir exercer sa critique ou de parler librement. La conversation déploie une sociabilité philosophique dont la norme est qualitative plutôt que quantitative ou simplement sociale :
Les hommes préfèrent raisonner librement sur des bagatelles pourvu qu’ils puissent raisonner librement et sans être gênés par l’autorité, plutôt que sur les sujets les plus importants et les plus utiles pour le monde, lorsqu’ils sont tenus par la crainte et la contrainte19.
17Est fondamental dans toute conversation la liberté de penser ou encore le gouvernement de soi contre tout gouvernement par une autorité extérieure qui imposerait sa force. Alors que la conversation selon Addison se cantonne à affirmer son activité à partir du rapport codifié à autrui, Shaftesbury ajoute qu’elle trouve son excellence dans le gouvernement de soi comme force qui exerce sa propre raison. Tout le problème est celui de la cœxistence entre art de la société et activité de pensée ou commerce des idées.
Les risques de l’art de la conversation
18Face à la préoccupation des préliminaires au dialogue philosophique dont l’art de la conversation rend compte, il faut bien évoquer un risque : la transformation du souci de la forme du discours philosophique en simple cadre rhétorique, en art de la société ; le langage serait un simple miroir des rapports sociaux qui réduit la philosophie en une fragmentation de thèses réunies au titre du plaisir à discourir dans une petite communauté de parole. Le risque est alors celui du parti pris tout culturel du raffinement, des jeux de langage au détriment de la simplicité, de l’austérité de la parole que Shaftesbury essaie d’ailleurs de prévenir lorsqu’il définit l’art. Cette conception de la conversation laisse percer in fine une tension entre art de la société et libre enquête philosophique qui brouille la sociabilité comme socialisation ou simple vivre ensemble. Comment éviter ce risque dans le dialogue qui est récit de conversations ?
La difficulté du dialogue ou la rareté de l’excellence dans la communication philosophique
19Le dialogue est-il la forme du discours philosophique dans les textes de Shaftesbury qui permette d’exprimer la liberté de la conversation comme libre enquête philosophique, cette dernière constituant la matière de toute écriture philosophique ? Ceci reviendrait à associer la raison dialogique à la souplesse, à la tolérance, mais aussi, à la juste vérité.
L’art du dialogue chez les Anciens
20A ce titre, la présentation du discours philosophique sous le genre littéraire qu’est le dialogue, semble exprimer pour Shaftesbury, le mode d’exposition idéal du libre exercice de la raison à l’œuvre dans la conversation. En principe, le dialogue constitue le meilleur mode d’exposition d’un discours philosophique. Toute vérité se construit progressivement et librement dans le commerce des idées et l’activité partagée de la raison. La genèse de la vérité s’accomplit dans les affinements successifs qu’autorise l’usage intersubjectif de la parole. Cette excellence tient dans une proximité à la réalité des raisonnements humains : la méthode directe du dialogue fait qu’il représente les idées telles quelles se montrent dans les entretiens réels. L’efficacité du discours est associée au plaisir que procure le récit de caractères qui s’entretiennent librement20. C’est le contenu lui-même qui régule la discussion. Le dialogue s’affirme comme une méthode pour atteindre la vérité21. Ceci étant, cette conception du dialogue est moribonde au début du dix-huitième siècle pour Shaftesbury ; elle a atteint sa perfection avec l’Antiquité gréco-romaine :
Leurs traités [ceux des Anciens] étaient généralement écrits dans un style libre et familier. Ils choisissaient de nous donner la représentation des discours et conversations réels en traitant leurs sujets à la manière d’un dialogue et d’un libre débat. La scène se déroulait habituellement à table ou sur les places publiques ou lieux de rencontre22.
21Les textes des Anciens savaient introduire le lecteur aux thèses de l’auteur par le récit de conversations le plus proche possible de la réalité tout en maintenant une certaine théâtralité. Le lecteur se trouve en présence d’un style familier qui représente toutes les caractéristiques de la parole orale et libre. L’auteur s’efface alors devant les diverses thèses en présence pour laisser au lecteur la possibilité de juger, d’exercer sa propre autorité intellectuelle23. Le décor, la mise en scène des caractères, garantissaient la vraisemblance de l’entretien.
22Ainsi, dans les Moralistes, texte le plus proche des dialogues de l’Antiquité gréco-romaine24, les différents moments de la conversation sont rythmés par des références discrètes mais efficaces à des changements qui témoignent des étapes du raisonnement. Quand Philoclès se souvient des propos de Palemon, il évoque sa fascination pour la beauté de la nature à l’exception de l’humanité qu’il accable de nombreux maux. Alors, la joyeuse compagnie qui entoure les deux hommes se retire. Elle laisse la place à l’évocation de la nuit, la solitude des protagonistes s’avérant propice à la contemplation de la nature vidée de toute manifestation de la société humaine. Dans la deuxième partie, Philoclès revient sur des discussions philosophiques avec Théoclès. Un ou deux amis viennent pour dîner : le dialogue entre Philoclès et Théoclès sur l’amitié, s’amplifie25. L’utilité de la mise en scène dans le procès significatif d’un dialogue à finalité philosophique, témoigne des différentes phases de la recherche de la vérité dans la conversation : l’interaction des scènes de la vie réelle et des idées développées par le discours, constitue l’une des règles fondamentales de l’art du dialogue parfaitement appliquées par les Anciens qui projetaient les entretiens philosophiques dans des lieux de vie quotidienne et de rencontre26. La fonction narrative du dialogue, qui garantit la vraisemblance de la conversation comme entretien vivant avec sa propre durée, a valeur d’argumentation. En construisant une événementialité qui représente l’entretien comme le plus réel possible par l’entremise du dialogue philosophique, les Modernes tentent de rejoindre l’excellence des Anciens. Cependant, les tentatives de ces derniers ne peuvent être totalement fécondes :
Ceci me fait venir à l’esprit la raison souvent cherchée pour laquelle nous Modernes, qui sommes si prolixes en traités et essais, sommes si économes en matière de DIALOGUE qu’on considérait jusqu'à présent comme la manière la meilleure et la plus polie de traiter même les plus graves sujets. La vérité est que ce serait un abominable mensonge et un démenti pour notre époque, de rassembler ensemble tant de bon sens dans une seule conversation, de telle sorte qu’elle pourrait durer avec fermeté et cohérence pendant une heure entière jusqu’à ce que le sujet ait été rationnellement examiné27.
23Des Anciens aux Modernes, le changement d’époque s’exprime dans une transformation du discours philosophique. L’évolution historique du discours consacre la raréfaction ou la disparition du dialogue au profit des traités et essais qui font perdre à la raison son caractère dialogique et mobile pour un monologue souvent ennuyeux auquel manque l’examen curieux et informé que seul le dialogue favorise. La forme littéraire, que constituait le dialogue philosophique chez les Anciens, respectait le bon sens qui est un exercice libre de l’autorité ou un gouvernement de soi comme activité rationnelle28. Le bon sens montre que la rationalité n’exprime pas une virtualité de la nature humaine ; celle-ci est produite par le mouvement et l’échange des idées ; c’est pourquoi, le dialogue est le plus capable de développer et d’argumenter rationnellement sur tous les vrais sujets philosophiques d’autant plus que la prescription nécessaire de ce genre littéraire, la politesse, permet d’organiser la diversité des propos dans une unité de discussion qui combat la dispute et ses agressions. A ce titre, Shaftesbury rejoint cette politesse des dialogues de l’Antiquité gréco-romaine à plusieurs reprises dans les Moralistes. Par exemple, dans le long dialogue entre Théoclès, Philoclès et deux convives, l’un deux, le vieux monsieur, particulièrement agressif et querelleur, est soumis plusieurs fois à l’intervention de Philoclès pour empêcher que l’entretien tourne en querelle ou polémique29.
24La réflexion de Shaftesbury sur les formes modernes du discours ne saurait se limiter à l’impossibilité à redéployer les dialogues des Anciens, modèles de la philosophie polie30. Cette dernière autorise le gouvernement de soi, la liberté comme indépendance par la libre participation qui s’exprime dans la pondération des rapports sociaux dont la conversation témoigne. Mais, le dialogue moderne, récit de conversations, est plus soumis aux dangers de la conversation : le trop brillant art de la société qui produit une norme sociale et non intellectuelle de la sociabilité.
L’espace de réflexion du dialogue. La constitution d’une sociabilité philosophique
25Si le vrai dialogue, l’âge d’or du dialogue, est révolu, il n’en reste pas moins que les Moralistes répondent à une fonction devenue classique pour le dialogue philosophique : une fonction principalement critique qui interroge les conditions de possibilité du problème de l’origine de l’univers. Le texte déploie aussi une conception propre du rapport homme/monde qui discute la place difficile de l’homme dans la création, le scandale du mal, etc.31.
26Cependant, les interrogations des Moralistes ne peuvent que susciter quelque surprise pour qui connaît bien l’œuvre de Shaftesbury. Comment comprendre la lecture substantielle de l’univers défendue par Théoclès à partir d’une question toute métaphysique de Philoclès concernant la puissance de la nature divine et tout ce qui la représente dans le monde visible : de quels genres de substances s’agit-il, matérielles ou immatérielles32 ? La discussion peut paraître surprenante dès que le lecteur fait appel à l’économie générale des Caractéristiques, à l’homogénéité des différents textes dont Shaftesbury était fort soucieux puisqu’il a passé les dernières années de sa vie à soigner la lisibilité d’ensemble du texte. Or, les autres ouvrages des Caractéristiques, attachés aux vérités pratiques, à une philosophie populaire ou tout du moins à une morale de l’homme raffiné, procèdent souvent à une critique des questions métaphysiques. Plus particulièrement, Shaftesbury suspecte dans le Soliloque les philosophies qui tentent de découvrir la nature de l’homme et de l’esprit à partir de la définition des substances matérielles et immatérielles33. Il ajoute que si une telle métaphysique passe pour de la philosophie, ce n’est certainement pas le genre de philosophie qu’il préconise tant la métaphysique est exclusivement affaire d’autorité spéculative. La métaphysique oublie l’activité des pratiques humaines, formatrice de la relation à soi et aux autres. Comment interpréter cette irrésolution liée à la substance ? Elle renvoie à une autre irrésolution, celle du fondement tant les autres textes de Shaftesbury s’intéressent peu à la question de l’origine ou la posent déjà comme un principe du faire, faisant de l’opération ou de l’activité le modèle même de toute appréciation de l’univers.
27L’évocation de la théorie de la substance dans les Moralistes ne peut être prise au sérieux qu’à condition de rappeler la structure dialogique du texte qui voit se succéder les thèses de Palemon et de Théoclès relayées, contestées ou précisées, par le sceptique Philoclès. L’interrogation sur la substance, associée au pouvoir formateur de l’esprit par Théoclès, souligne l’immense communicabilité dialogique du discours philosophique dès qu’il est associé à la conversation entre hommes épris de savoir, de sagesse ou de curiosité intellectuelle. Alors même que la théorie de la substance semble convoquer une approche métaphysique du discours sur la vérité, la sociabilité des protagonistes des Moralistes, mêlant différentes approches du rapport au monde et à la philosophie, rend possible la discussion de la substance et la solution toute substantielle de Théoclès, mise en relief par Leibniz. Cependant, on ne peut faire résider l’originalité de la philosophie de Shaftesbury dans quelques lignes des Moralistes, redevables à l’enthousiasme lyrique dans lequel Théoclès est poussé pour le plus grand plaisir de Philoclès. La voie de la substance chez Théoclès émerge grâce à un univers des formes sociales de la philosophie, passant par la retranscription de différentes journées de dialogues. Shaftesbury ne met pas tant en évidence, dans les Moralistes, une fondation du monde par la substance spirituelle qu’une discussion sur la substance, réintroduite dans un univers dialogique qui laisse tout autant la place à d’autres thèses philosophiques que le spiritualisme de Théoclès : le scepticisme de Philoclès, le naturalisme de Palemon et de Philoclès. Shaftesbury ne veut pas choisir un système philosophique. Il construit des foyers de discussions philosophiques qui intègrent au bout du compte les Moralistes dans le projet d’un univers social de la rationalité à condition de savoir-faire cœxister pacifiquement des régimes différents de vérités.
28En sorte que l’effacement apparent de la sociabilité dans les Moralistes, signifie moins la disparition du social au nom d’un fondement substantiel de l’univers que l’avènement dialogique du social qui devient condition de dicibilité de la substance. L’originalité de Shaftesbury ne réside pas tant dans l’énoncé concernant la substance, voire dans le projet de théodicée, que dans la théorie dialogique qui intègre ces notions. Dès lors, l’effacement progressif des voix de Palemon et même de Philoclès au profit du discours de Théoclès montre que les différentes paroles ont enfin trouvé à s’accorder. A ce titre, la définition, que Philoclès donne de son scepticisme, montre combien celui-ci prend un sens affirmatif comme principe de sociabilité et de partage de la rationalité :
Je vous accordai, Palemon, que vos reproches étaient assez fondés. Par-dessus toute chose, j’aimais être à mon aise et, parmi tous les philosophes, j’appréciais ceux qui raisonnaient le plus à leur aise, et qui ne s’irritaient ou ne se troublaient jamais. Vous convîntes que les sceptiques étaient dans ce cas. Je considérais cette philosophie comme le plus joli, le plus agréable et libre exercice de l’esprit. L’autre sorte de philosophie me paraissait pénible et laborieuse34.
29Le scepticisme tel que le définit Philoclès devient la condition interne pour que tout dialogue rationnel puisse avoir lieu. Le travail de la raison avec elle-même, dans la philosophie, s’avère indissociable d’un agrément ou d’un plaisir de la discussion qui permet d’aborder librement toutes sortes de thèses. La théorie de la substance s’intègre dans le cadre général d’une parole philosophique qui trouve progressivement à s’accorder en dehors de tout dogmatisme, ce dernier tranchant toujours avant d’avoir examiné positivement les thèses adverses.
30Le problème des Moralistes n’est pas d’évoquer un retour possible à une philosophie de la substance ou du fondement. Shaftesbury montre que le discours rationnel suppose une circulation de notions qui ne laisse rien échapper de tout ce qui fait une culture philosophique.
31Il s’agit alors de savoir quels sont les lois et les critères d’une culture philosophique. Comment le discours peut-il mettre en scène une circulation réussie des idées ? La philosophie est compatible avec une certaine sociabilité. Elle déploie une pensée qui met à l’écart ou neutralise le plus possible la violence.
32Un véritable traité de philosophie consiste en une circulation réussie des idées par laquelle est accomplie incessamment la résurrection du goût de penser. La recherche de la vérité suppose d’avoir le courage d’intégrer les difficultés et les objections, principalement celles de Palemon à Philoclès et de Philoclès à Théoclès, même s’il faut réfuter ce qui a été précédemment avancé. Mais surtout, le philosophe prend plaisir à penser. L’inspiration liée à l’enthousiasme philosophique témoigne essentiellement d’un désir de penser. La parole philosophique peut être comprise comme la possibilité de l’accord conformément à la diversité qu’introduit le dialogue. Elle se développe en effet comme la perpétuelle harmonisation des tendances hétéroclites ou contraires qui se corrigent continuellement les unes les autres.
33Cette définition dialogique de la philosophie que le texte des Moralistes pousse à sa limite par l’utilisation d’un langage inspiré – l’enthousiasme mais aussi le sermon35 –, montre combien la qualité d’une pensée s’évalue dans son élan. Le philosophe se prête à l’examen d’un discours sans abandonner le plaisir pris à philosopher. La pensée a alors la capacité de se laisser conduire vers ce qu'elle cherche ; le dialogue sert à tracer la voie. Il y a une grâce naturelle de la pensée ou encore la pensée a une spontanéité qui naît de l’union entre ce qu’elle cherche et elle-même. La pensée appartient au règne du sensible ; toute méthode de penser ne saurait être a priori. La grâce naturelle et immédiate du discours philosophique, exprimée par le dialogue dans sa perfection, revient à rendre indissociables les manières de désirer et de connaître. La pensée est redevable d’un art de la circulation des idées par lequel le manque de goût, la faute de mesure dans le discours36, sont dans la pensée une source de fausseté au même titre que l’ignorance.
34En ce sens, dans les Moralistes, Shaftesbury est effectivement le porte-parole d’un platonisme nouveau comme l’écrit Leibniz. Cependant, ce platonisme n’a peut-être pas tant un aspect métaphysique que dialogique. Tout au long des Moralistes, le déroulement de la pensée comme dialogue est le signe d’une parenté entre désir de recherche et connaissance des idées. Le philosophe selon Shaftesbury rejoint alors la définition du naturel philosophe chez Platon37 ; on ne conduit pas sa pensée selon une méthode rigide et théorique. Au contraire, c’est la pensée qui « de son propre mouvement, naturellement et sans effort, se laisse conduire »38. Pour Platon, le naturel philosophe ne peut être jugé qu’en insérant cette nature dans un devenir. L’apprenti philosophe doit accepter l’égale possibilité pour les dons naturels de se parfaire par l’âge et par l’éducation ou de se pervertir39. De la même façon, la lecture des Moralistes met en scène le devenir ou le mouvement de la pensée philosophique tout en intégrant les naturels portés à philosopher dans un dialogue. Le procédé dialogique du discours philosophique sert à créer, à amplifier, le lien qui unit des naturels philosophes à des philosophèmes. Ainsi, est garantie une circulation des idées qui, lorsqu’elle est réussie et aboutit à l’accord paisible des protagonistes, consacre une grâce de la philosophie qui tient à la possibilité d’harmoniser ou de gommer les désaccords ou violences du discours.
35La grâce philosophique ou le plaisir pris à la pensée établit un projet général que nous pouvons déceler dans l’œuvre de Shaftesbury : la conjonction de l’art et de la sociabilité par une philosophie du goût. La pensée naturellement mesurée des Moralistes consiste à dialoguer autant qu’il faut. Laisser se déployer le mouvement ou le devenir naturel de la pensée lorsqu’elle conjoint recherche et savoir, est une affaire de goût. En d’autres termes, c’est un art redevable d’un sens de la sociabilité comme partage et circulation d’idées.
36Les lois et les critères d’une culture philosophique, proposés par le genre littéraire qu’est le dialogue, consistent en une circulation réussie des idées par laquelle peut être rendue possible une certaine sociabilité soucieuse de s’accorder petit à petit en construisant une pensée qui mette à l’écart ou neutralise le plus possible la violence du discours. L’idéal philosophique du dialogue exprimé par Shaftesbury prétend à la promotion d’une forme de sociabilité dont l’a priori communicationnel est inséparable d’une réflexion sur le consensus : souci de la constitution ou de la reconstitution d'un espace public. Le dialogue exprime les conditions langagières d’un agir communicationnel.
37En guise de conclusion, disons qu’il existe un lien étroit entre sociabilité et dialogue. La conversation sert de préambule au dialogue, ce dernier étant la forme majeure ou idéale du discours philosophique. Elle permet de concevoir un plaisir de l’être ou du vivre ensemble, un véritable art de la société et du langage. La norme de la sociabilité est la socialisation qui doit pouvoir aussi assumer l’exercice partagé de la raison. L’usage du dialogue philosophique devient alors possible même si les conditions de sa faisabilité apparaissent fragiles tant la simple socialisation, rendue possible par la conversation, s’avère séduisante et séparatrice. Conçue à partir du modèle de l’honnête homme (polite man, well bred man), elle renvoie à la légèreté de la politesse qui risque toujours de laisser échapper le sens caché des pratiques humaines. Comment passer à l’idéal philosophique de la circulation réussie des idées qui suppose une véritable communauté de philosophes, une grâce de l'esprit partagée ? La vraie ligne de partage entre les individus n’est pas sociale mais intellectuelle.
38En tout cas, Shaftesbury aborde les rapports conversation, dialogue et sociabilité pour construire un parallélisme entre un langage doué à la fois de politesse (exigence sociale), de sens (exigence philosophique) et une société pacifiée. Moins de violence dans le langage, c’est plus de sens qui circule pour produire un modèle de société meilleure reposant sur l’échange le plus consensuel possible : la conversation doit permettre de définir les conditions de possibilité minimales sans lesquelles un consensus ne saurait se réaliser. Cet intérêt spécifique de Shaftesbury pour le rapport langage/société pourrait constituer un lointain écho aux thèses de Benveniste sur « structure de la langue et structure de la société » dans Problèmes de linguistique générale, 2. Pour ce dernier, la langue est un moyen d’analyse de la société. Plus encore, elle est un système productif à l’intérieur de la société : elle crée des objets linguistiques qui sont introduits dans le circuit de la communication sociale. Le domaine du langage est bien un système productif à l’intérieur de la société pour Shaftesbury. De la conversation au dialogue, la langue peut produire deux comportements sociaux, deux manières de vivre et de penser de l’honnête homme au philosophe.
Notes de bas de page
1 Texte de Shaftesbury publié pour la première fois en 1709.
2 Les Dialogues sont publiés à titre posthume en 1779.
3 La vogue du dialogue en Angleterre correspond souvent à un usage fermé, plus instrumental que critique : dialogues à usage moral et religieux (éducatifs). Par exemple, James Forester, Dialogues on the passions, habits and affections peculiar to children, Londres, 1748. Vogue aussi du Dialogue des morts après Fontenelle et Fènelon à la fin du xviie siècle (M. Prior, Dialogue of the dead, 1714). Ajoutons de nombreux dialogues publiés dans les magazines et les périodiques.
4 L’Alciphron est publié en 1732.
5 Ceci expliquant la critique des thèses de Shaftesbury considéré comme l’un des chefs de file de la libre pensée. Cf. le « troisième dialogue » de l’Alciphron.
6 L’Essai est publié pour la première fois en 1709.
7 Ch., I, 70. Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times, Londres, 1711, reprint de Georg Olms Verlag, Hildesheim, New York, 1978 (noté Ch. suivi de l’indication du volume et de la page).
8 Ch., I, 68. Ce retour de l’auteur sur une conversation passée s’accomplit dans une lettre qu’il adresse à un ami ayant participé à la conversation. L’Essai est en quelque sorte la rediscussion et la résolution d’une conversation préalable.
9 Ch., I, 69 : « ‘Tis the Habit alone of Reasoning that can make a Reasoner. »
10 La méthode de la pensée philosophique pour Shaftesbury ne peut pas être celle de la méditation. La valeur de vérité passe par la norme de goût qui produit des effets sociaux et suppose un accord immédiat du corps et de l’esprit. Or, la méditation suppose la critique de tout usage social de la pensée à cause de la définition même que Descartes donne de la méditation au début des Méditations métaphysiques : l’exercice de la méditation doit se faire dans une « paisible solitude », Descartes, A. T, IX, 14. Descartes insiste sur le caractère extraordinaire et difficile de la méditation, rompant avec la vie ordinaire dans laquelle une certaine paresse insidieuse risque toujours de nous ramener (op. cit., IX, 18 et 26). Shaftesbury justifie son refus du caractère radical et déstabilisant de la méditation pour l’expérience de chacun en Ch., I, 343 : éviter la méditation profonde et grave, inhabituelle pour un auteur qui se propose l’étude des mœurs ou le vrai en fonction du bien de la société.
11 Ch., I, 69 : « You may continue to tell me, I affect to be paradoxical, in commending a Conversation as advantageous to Reason, which ended in such an Uncertainty of all that Reason had seemingly so well establish’d ».
12 Les participants à la conversation reprise dans l’Essay forment une « compagny » (I, 68), « select Compagny, where Friends meet knowingly » ou « private Society » (I, 76) ; ce sont des « friends » (I, 68 et 75) qui défendent la liberté de la petite société ou « club » par laquelle ils se réunissent (I, 75).
13 Ch., I, 69 : « that easy and familiar way ».
14 J. Addison, Le spectateur ou le Socrate moderne, tr. fr., Amsterdam, 1714, Discours 8, p. 55. Sont traduits les textes écrits entre le 1er mars et le 22 juin 1711.
15 A ce titre, la figure du spectateur comme observateur du monde est révélatrice de cet engouement presque sociologique pour la conversation : le spectateur se promène dans les grands rendez-vous publics, les clubs à la mode pour élaborer un texte qui prend la forme de la gazette ou de la chronique. Addison insiste sur la neutralité d’un tel homme refusant de livrer son nom, âge et demeure (Discours un, Op. cit.). Les attributs sociaux, qui portent avec eux la possibilité d’une reconnaissance, empêcheraient l’exploration systématique des différents lieux de conversation : l’état social conditionne la parole. Converser, c'est accepter d’être socialement identifié. Le spectateur est anonyme justement parce qu’il ne converse pas. Consulter aussi D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, 1979, p. 324-325 : il y a aussi une proximité entre Hume et le Spectator concernant l’attitude de neutralité : adoptée par Hume en matière politique, elle reconduit, dans le champ philosophique, l’entreprise initiée par Addison et Steele dans le domaine journalistique.
16 Voir Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959, tome deux, « Discours sur la politesse », p. 320. La politesse des manières est « un certain art de témoigner à chacun, par son attitude et ses paroles, l’estime et la considération auxquelles il a droit. »
17 Par exemple, Ch., I, 69 : « a Liberty in decent Language to question everything ».
18 Sur les différentes fonctions de la conversation, dramatique, aporistique et critique, voir ici-même, « le sens et les fonctions du dialogue dans l’œuvre scientifique de Galilée » de J. Lambert.
19 Ch., I, 70.
20 Ch., II, 187-188 et III, 290 : le dialogue est un genre littéraire proche de la réalité parce qu’il ressemble à la nature et préconise une méthode directe pour transmettre ses idées.
21 M. Malherbe dans Hume and the art of dialogue, Hume’s connections, M. A. Stewart et J. P. Wright éd., Edimbourg, 1994, distingue deux sortes de dialogues : le premier, rhétorique quand la relation entre la forme et le contenu, est artificielle. Le second, philosophique quand la même relation est essentielle : l’art du dialogue est alors méthodique et c’est le contenu et non l’auteur lui-même qui régule la controverse. Hume préconise la deuxième sorte de dialogue. Il en est de même pour Shaftesbury.
22 Ch, I, 73.
23 Voir, M. Malherbe, Ibid.
24 Ce texte constitue un dialogue selon le procédé courant dans l’art du dialogue, fait du récit d’une rencontre par l’une des personnes présentes lors de la conversation au bénéfice d’un correspondant qui aimerait en savoir plus. Voir aussi Ch., III, 285 : l’auteur vise au dialogue mais a ajouté « rhapsodie » parce qu’il ne possède pas la régularité et la forme exacte des anciens dialogues. En Ch., III, 290 : Shaftesbury insiste sur le fait que les Moralistes ne reprennent pas directement la méthode du dialogue. Il s’agit d’une rhapsodie philosophique ou du récit de quelques conversations sur des sujets de nature et de morale. Dans le texte, Philoclès écrit à Palemon pour l’entretenir de philosophie. Dans une première partie, Philoclès fait le récit d’« une journée philosophique » (II, 221). Le texte alterne la simple narration de propos, le commentaire et des morceaux de dialogue. A partir de la deuxième partie, Philoclès communique à Palemon plusieurs journées de discussions philosophiques avec son ami Théoclès, ajoutant parfois la compagnie d’un vieillard agressif et d’un jeune homme : le dialogue consiste en un entretien, une discussion. Les Moralistes n’ont pas la régularité des anciens dialogues à cause des moments d’interruption du dialogue. Par exemple, en II, 281, le vieux gentilhomme demande à Théoclès de remplacer la voie du dialogue par la loi du sermon.
25 Ch., II, 246.
26 Cet art du dialogue se retrouve également dans l’Alciphron de Berkeley. Le terrain du réel est avéré dès l’incipit par le cadre spatio-temporel du dialogue : les discussions sont insérées dans un décor et un espace censés symboliser la vie quotidienne, bucolique avec ses plaisirs simples. De plus, le dialogue tente d’apparaître le plus conforme possible à un temps réel : les pauses pour le thé, le déroulement des discussions sur plusieurs jours mais aussi les silences de certains, les longues réflexions sur les thèses avancées.
27 Ch., II, 187.
28 Le bon sens consiste en l’opération de jugement en tant que telle chez Shaftesbury.
29 Ch., II, 332.
30 Il semblerait que Hume se soit arrêté à ce constat sur Shaftesbury dans les Essays Moral, Political and Literary. Voir aussi E.C.Mossner, Hume and the Ancient-Modern Controversy ? University of Texas, Stud. in English, 1949.
31 A tel point que Leibniz croit voir dans les Moralistes les bases de sa propre théodicée.
32 Ch., II, 353 : « What Substances they are of ? whether material or immaterial ? »
33 Ch., I, 289 : « But if the defining material and immaterial Substances, and distinguishing their Propertys and Modes, is recommended to us, as the right manner of proceeding in the Discovery of our own Natures, I shall be apt to suspect such a Study as the more delusive and infatuating, on account of its magnificent Pretension. »
34 Ch., II, 206.
35 Ch., II, 282.
36 L’agressivité du vieil homme à l’égard de Philoclès, est une illustration parfaite de l’absence de mesure dans une discussion philosophique. Voir Ch., II, 310 : « The old Gentleman, my Adversary » ou encore p. 312 : « He was going to answer me with some sharpness ». Le manque de goût du vieil homme nécessite l’interposition de Théoclès d’autant plus que ce dernier a lui-même demandé à Philoclès de bien vouloir défendre les thèses adverses des siennes. Lorsque le vieil homme attaque Philoclès pour des thèses qu’il ne défend pas en son nom mais par égard pour Théoclès et au nom de la recherche de la vérité, c’est donc Théoclès et même la circulation, le mouvement normal de la pensée, qu’il violente. Théoclès essaie de terminer la dispute en éclairant davantage la question initiale qui a provoqué les thèses et anti-thèses (p. 312-313).
37 République, 474a et 490d.
38 M. Dixsaut, Le naturel philosophe, Paris, Vrin, 1985, p. 261. Nous empruntons ici plus généralement aux pages 261-263.
39 République, 485a et 486a.
Auteur
Université Bordeaux III
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