Chapitre 8. L’œuvre-dialogue de leibniz Dialogues leibniziens
p. 183-206
Texte intégral
1Leibniz diplomate, ambassadeur et conseiller politique, Leibniz bibliothécaire (c’est-à-dire en quelque façon gérant du grand dialogue des morts), Leibniz ambitieux de réunifier les Eglises, Leibniz fondateur de revue et instigateur de sociétés savantes ; toutes les entreprises de celui qu’on qualifie souvent d’« esprit universel » semblent animées d’une volonté de faire dialoguer les hommes entre eux, et particulièrement les tenants de partis opposés. En vertu de ses multiples et incessantes activités d’échange, Leibniz est incontestablement un homme de dialogue ; même en tant que théoricien, on a pu dire qu’il « reste un “politique en philosophie” »1. Qu’en est-il maintenant du Leibniz écrivain, de la place du dialogue dans son œuvre ? Il sacrifia à une tendance stylistique héritée de la Renaissance, écrire sous forme dialoguée2. Le genre « dialogue » lui est sans doute apparu comme propre à enrichir son argumentation et à présenter une doctrine sensible au renouvellement permanent des êtres, à l’encontre d’un ordre unique institué par une méthode, un fondement, des méditations repliant l’esprit sur lui-même (c’est-à-dire à l’encontre du cartésianisme)3. Mais il n’est pas absolument assuré qu’il ait écrit de véritables dialogues, disons de « grands » dialogues. Si ce n’était pas le cas, l’étude de Leibniz serait peu justifiée dans le cadre d’un volume sur le dialogue en philosophie. Ce génie, qui s’est rarement consacré à un domaine sans y apporter d’innovations, n’est certes pas connu pour avoir exercé une influence sur la manière d’écrire des dialogues. Toutefois, il a souvent loué des dialogues, ceux de Platon, ceux de Valla, ceux de Shaftesbury4 ; il en a transcrit (il résume, à Paris, le Phédon et le Théétète5, il traduit une prosopopée du père Spee) et s’est lui-même employé à la forme dialoguée dans ses deux plus volumineux ouvrages – les Nouveaux essais sur l'entendement humain (réd.1703-pub.1765) et la Théodicée (1710) – et dans quelques opuscules, dont certains sont des transcriptions d’entretiens réels. De plus, il semble que sa doctrine de l’harmonie universelle, fondée sur le pouvoir d’entr’expression de toutes les substances, ne puisse que fournir un terrain favorable au développement d’une communication à plusieurs voix. Sa philosophie rend au moins possible des échanges entre tous les esprits, généralement entre tous les hommes, et singulièrement même avec Dieu. Homme de dialogue, Leibniz n’est pas à proprement parler un « philosophe du dialogue » ; cette notion ne figure pas parmi celles dont il s’est efforcé de donner une expression conceptuelle rigoureuse. Son œuvre en effet ne produit pas une illustration décisive, encore moins un renouvellement de la forme-dialogue en philosophie. Mais ses activités, sa doctrine supposent et constituent les conditions d’un dialogue universel des esprits.
2Nous rencontrons donc une difficulté de méthode : en nous limitant à l’analyse des œuvres présentées comme des entretiens entre plusieurs personnes, on restreindrait sans doute abusivement l’importance du dialogue pour Leibniz. Inversement, si nous appelons « dialogue » tout échange intellectuel, nous risquons de donner au concept une extension trop large et de borner notre étude à de pieuses généralités. Certes, Leibniz renoue, en dépit de Descartes, le dialogue avec la scolastique ; il multiplie les discussions avec ses contemporains. Ses projets de caractéristique universelle visent bien la communication des pensées entre tous les hommes. Mais quels marqueurs, « indices de dialogicité » retenir pour notre travail ? Pour ne pas risquer de cantonner notre étude à l’analyse de quelques procédés rhétoriques propres à quelques-uns de ses ouvrages, nous choisissons d’interroger la place de la notion de dialogue par rapport à l’ensemble de son œuvre. Elle peut intervenir à plusieurs niveaux chez Leibniz : d’abord comme objet de doctrine, en tant que concept élaboré par sa théorie, ensuite comme forme d’écriture de ses ouvrages, procédé de présentation de ses thèses, enfin comme pratique d’auteur, cadre même de son travail. Le dialogue est-il une condition de possibilité théorique, un biais d’écriture ou un horizon de travail ? Dans un premier temps, nous nous bornerons à analyser les conditions théoriques que Leibniz assigne à la communication et les grands espoirs doctrinaux qu’on peut aussi appréhender comme projet d’institution d’un dialogue universel. Dans un second moment, nous évoquerons les dialogues que compte son œuvre, pour savoir si on peut leur reconnaître une fonction essentielle, ou du moins spécifique. Nous essaierons enfin dans un troisième temps d’assigner un statut au dialogue chez Leibniz, à partir de l’analyse des principales fonctions qu’on peut reconnaître à la forme dialoguée.
Conditions d’universalisation du dialogue
3Les titres ne manquent pas pour développer notre évocation initiale de Leibniz comme un homme de dialogue. Sans doute assez sédentaire, il n’hésite pas à prendre la route pour une mission diplomatique à Paris, pour des échanges scientifiques en passant par Londres, pour des recherches historiques vers Rome. On peut le considérer comme un véritable diplomate de la pensée, s’adressant aux académies de Paris et de Londres, élu membre de cette dernière, lui-même auteur de nombreux projets de confréries de savants6, fondateur en 1700 de la société des sciences de Berlin, qui deviendra la première académie germanique7. Un trait peut résumer son intense activité d’échanges à travers l’Europe : ce fut incontestablement un des plus infatigables correspondants de son époque. Avec lui, le cadre de la communication individuelle est poussé à ses limites, au point même de les transgresser. Il est en effet difficile, en consultant ses lettres, de les considérer comme strictement personnelles : il semble s’adresser d’emblée de façon publique à ses correspondants. Ces derniers paraissent innombrables (bien plus de 1000), représentant un réseau incroyable (autour de 1700, il fut simultanément en contact avec environ 200 personnes) d’échanges durables (avec 50 personnes il fut en correspondance plus de 20 ans ; avec 115 plus de 10 ans, avec 180 plus de 5 ans). Il semble que cette intense activité épistolaire ait imprégné sa manière d’écrire : « la pensée de Leibniz est toujours en situation : elle est plus essentiellement dialogue qu’aucune autre »8. Ainsi l’écrivain garderait l’esprit du correspondant, situant toujours le propos de son œuvre dans le cadre d’un échange. En répertoriant les conditions générales d’universalisation possible du dialogue, nous rencontrons aussi le bibliothécaire, qu’on ne doit pas séparer du théoricien.
4Parmi ses multiples projets de publications, de collectes d’informations, d’organisations savantes, on trouve celui d’une bibliothèque universelle condensée, où soit rendue disponible toute l’expérience humaine9) qui participe d’une part du souci de séparer le bon grain de l’ivraie, mais aussi d’autre part de l’ambition de rendre disponible la totalité du savoir, du moins sa représentation10. Chez Leibniz, les projets de bibliothèque encyclopédique et de société savante (qui se développent dès les années 1669 puis en 1679, en filigrane au projet des Semestria literaria, sorte de répertoire des nouveautés et des meilleures productions expérimentales et théoriques) sont étroitement solidaires de ceux d’une caractéristique universelle (à l’ordre du jour depuis le De arte combinatoria de 1666) et d’un art de trancher les controverses. Déjà, le projet d’une bibliothèque encyclopédique est propre à témoigner d’une volonté d’étendre à ses plus larges limites le dialogue fictif avec les auteurs11 ; ce projet s’assortit d’un art du dialogue. Sans entrer dans l’analyse détaillée de ces projets, rappelons que l’universalisation d’une caractéristique, l’instauration d’un chiffre des pensées qui permette une manière de calcul des concepts, n’est rendue possible que par l’extension de la logique hors du domaine du certain pour instituer un formalisme du probable. Le modèle de cette extension de la logique aux questions contingentes, ce rêve d’une balance de toutes les raisons, s’il est certes appelé à être développé par des moyens mathématiques, Leibniz en trouve d’abord le modèle chez les jurisconsultes12. Les fondements de l’art de disputer qu’on peut trouver dans leurs écrits constituent les rudiments d’une méthode de dialogue. Celle-ci est explicitée justement sous la forme du récit d’un dialogue entre l’auteur et un « grand prince », avec force mystères, comme Leibniz sait le faire lorsqu’il est en quête de protection ou de subventions, dans un fragment adressé au Duc Jean-frédéric de Brunschwick-Lunebourg : cette méthode ne saurait être désapprouvée, et conclurait infailliblement13. Le procédé tient en un seul objectif : « escrire des controverses en sorte que le lecteur ne puisse point juger quel party l’auteur peut avoir épousé »14. L’utilité stratégique du dialogue, qui ménage à l’auteur une position de retrait, lui permettant de n’assumer aucune des positions des interlocuteurs (soulignée et utilisée au cours de la Renaissance italienne, par des auteurs comme Sigonio, sur laquelle avait peut-être compté Galilée), Leibniz la généralise et la radicalise, pour réduire le rôle de l’auteur à celui de « rapporteur » et de simplificateur, n’opérant donc plus qu’une mise en forme15.
5Le « dialogue » qui serait ainsi constitué, départi de la personnalité de l’auteur comme de la subjectivité des intervenants, cet échange impartial d’arguments « mis en forme » ne serait plus un dialogue, mais un raisonnement conclusif (un peu à l’image de l’Abrégé de la controverse, réduite à des arguments en forme publié à la suite de la Théodicée). Donc, le moment où le dialogue pourra être institué universellement, c’est celui où l’on sera sûr de gérer les controverses en les menant à leur terme, c’est-à-dire en les faisant cesser. Bref, la généralisation du dialogue entraîne sa tétanisation, sa mort. Nous pouvons en inférer que, si l’on disposait d’une théorie efficace du dialogue, il n’y aurait plus de dialogue effectif. En d’autres termes, toute théorie adéquate du dialogue doit prendre en compte la nécessaire incomplétude de l’échange verbal, et ne saurait par suite avoir « d’efficace » sur lui. Bref, au rebours, le dialogue suppose toujours de l’imprévu, de l’indécidable : les dimensions d’insuffisance et de particularité des interventions lui restent essentielles. Nous disions ne pas avoir affaire à une philosophie du dialogue. Y contredisons-nous maintenant, en trouvant sous la plume de Leibniz une « théorie du dialogue » ? Loin s’en faut. Cette théorie n’a d’autre statut que celles auxquelles elle se rattache : les projets de l’art d’inventer et de la caractéristique universelle constituent des espoirs, des horizons de travail. En outre, parce qu’il est rattaché à ces théories de l’usage de la raison, notre « art de finir les controverses » est moins une théorie du dialogue qu’une théorie du jugement. Il s’agit plus pour Leibniz de réduire la diversité d’opinions en les échangeant virtuellement que d’organiser un dialogue effectif16. Mais quand il a lieu, le dialogue conserve ses droits : Leibniz avoue, dans une lettre à Jean-Frédéric, avant de se mettre à ce travail auquel il tient tant (ses Demonstrationes catholicae), « je m’éclairciray sur ces points dans la discussion même »17.
6Ainsi, on peut affirmer que Leibniz n’a pas de théorie accomplie du dialogue, laquelle eût condamné toute pratique des échanges humains au profit de raisonnements formels, et par suite sans doute aussi toute pratique de l’écriture sous la forme dialoguée. L’universalisation du dialogue à laquelle Leibniz aspire sous l’aspect d’un anéantissement formel de la discussion n’est qu’un horizon d’activité qui rend possible le développement de nos échanges. Ce projet, en vertu même de l’impossibilité d’être accompli à terme, autorise la perpétuation de dialogues vivants. Nous comprenons aussi l’intérêt de ne pas s’en tenir aux œuvres présentées comme des entretiens par les multiples dimensions de la pratique leibnizienne du dialogue. Par exemple, dans la correspondance avec le duc Jean-Frédéric, qui constitue en elle-même un dialogue, on trouve consignation d’une prétendue discussion antérieure dont l’objet n’est autre que de définir les conditions de toute controverse raisonnée. De la nature même de la théorie du dialogue parfait (qui ne serait plus un dialogue), on peut inférer la nécessité de reconduire indéfiniment les discussions : ne disposant pas de langue universelle intégralement rationalisée, on doit s’en remettre à la logique aléatoire de nos entretiens : c’est précisément parce que la discussion avec le « grand prince » n’avait pu statuer définitivement sur « l’art de finir les controverses » que le dialogue se poursuit avec Jean-Frédéric. Le dialogue constitue donc en deçà de l’œuvre comme une condition de possibilité de l’écriture. Voyons maintenant comment la forme-dialogue intervient dans les œuvres mêmes de Leibniz.
La forme dialoguée : une inspiration platonicienne
7Envisageons donc d’un autre point de vue le théoricien que nous avons évoqué. En se montrant prévenu, on pourrait considérer que la volumineuse correspondance de Leibniz a moins constitué un lieu d’échange que de publicité. L’objectif du philosophe, dirait-on, serait de diffuser ses idées, à la rigueur de les confirmer par des informations, non de les nourrir à la source de quelque altérité18. On comprendrait alors ses lettres dans une perspective stratégique, lisant les évolutions de son système comme dues à des difficultés et mutations internes, plutôt qu’à des rencontres qui eussent attiré son attention sur des difficultés. Cela serait au moins applicable, prétendrait-on, à la période postérieure à 1685, date à partir de laquelle Leibniz se dit satisfait de sa philosophie19. Ce jugement global et abusif sur l’activité de communication de Leibniz se trouverait confirmé par la description que donne Leibniz de la composition des Nouveaux Essais : « vous serez peutestre étonné, Monsieur, que de me voir écrire que j’y ay travaillé comme à un ouvrage qui ne demande gueres d’application. Mais c’est parce que j’ay tout réglé il y a longtemps sur ces matières philosophiques générales, d’une manière que je crois demonstrative ou peu s’en faut, de sorte que je n’ay presque point besoin de nouvelles Méditations là-dessus »20. A une composition par intermittence on peut sans doute attribuer le fait que Théophile, le représentant de Leibniz, se donne d’abord comme lecteur des ouvrages dont il se proclame après être l’auteur21. Ainsi, il ne semble pas que le principal ouvrage dialogué de Leibniz soit un véritable dialogue, qui restitue l’évolution d’une démarche intellectuelle en fonction de deux positions22. En tant que porte-parole d’un livre, Philalèthe n’est qu’un interlocuteur mort23. Ce n’est pas dans les propriétés spécifiques de la forme-dialogue, mais dans la nature des préoccupations de Leibniz et de ses relations avec Locke qu’il nous faut chercher les raisons de cette présentation. En l’occurrence, il s’agit de l’opportunité d’une confrontation réglée d’avance, et auréolée du succès de l’Essay dans la traduction Coste parue en 1700. Ce jugement peut être confirmé par les aveux mêmes de l’auteur, qui décrit son ouvrage comme un « parallèle » à vocation pratique plutôt que comme un échange dialogué24. Ainsi, le philosophe Leibniz n’aurait pas besoin de dialogue pour nourrir sa théorie, et cela pourrait se vérifier sous la plume de l’écrivain, qui aurait mis en scène des confrontations à son avantage plutôt que d’effectifs dialogues25. L’examen des autres productions de Leibniz nous permettra sans doute de réviser cette position un peu sommaire.
8La Confessio philosophi (1673) est déjà plus réussie en tant qu’œuvre mettant en scène une discussion. Ce premier dialogue26 de Leibniz (adressé à Arnaud lors de son séjour parisien et qu’il a toujours évoqué de façon bienveillante par la suite) est important : le raisonnement est continu et les personnages servent à modaliser le propos. Mais, à notre sens, ils n’ont pas assez d’épaisseur pour animer la scène : ils restent dépendants d’une argumentation à laquelle ils sont soumis ; ils ne s’en démarquent pas assez pour la nourrir. C’est que la mise en scène reste pauvre ; l’interruption des dialogues par un moment de recueillement du philosophe, puis par le conte dialogué d’une tentative de réconciliation entre le diable et Dieu, qu’avance le théologien, ne parviennent pas à constituer un climat d’échanges. En outre, la facilité de conviction du théologien, son émerveillement quelque peu passif, rendent ce dialogue peu efficace, bien qu’il constitue une œuvre dialoguée tout de même digne de ce nom. La Confessio philosophi n’est certes pas une œuvre ratée, mais il ne semble pas que ce soit d’abord en tant que dialogue qu'elle puisse être déclarée réussie. Prenons maintenant le dernier dialogue connu de Leibniz, d’importance lui aussi, puisqu’il fixe en quelque sorte définitivement le rapport au malebranchisme (et par ses deux états de rédaction, montre les possibilités de concession ou de conciliation) : l’Entretien de Philarète et d'Ariste (1713 ?) consiste en une manière plaisante de répondre à Malebranche par les voix du dialogue, que celui-ci avait lui-même empruntées dans les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1re éd. 1688). En rendant hommage à la composition de cet ouvrage, il réfute ses raisons une à une (essentiellement celles du premier Entretien), dans l’attente d’une réponse, puisque le dialogue se présente comme un intermède dans la discussion d’Ariste (le bienveillant apprenti) et Théodore (Malebranche). Mais cette courte œuvre nous paraît peu allègre, son procédé est bien récurrent : « je demanderai à Théodore ce qu’il en pense... », répond Ariste aux arguments de Philarète, qui ne manque pas de répliquer : « espérons qu’il saura vous convaincre... ». Est-ce par pure stratégie ou par conscience de sa composition peu heureuse qu’il l’évoquera en ces termes deux ans plus tard : « ... une espèce de Dialogue contenant quelques Réflexions sur certains Entretiens du R. P. Malebranche. Il y bien longtemps que j’ay fait ce Dialogue, et ce n’est pas grand-chose »27 ? Si l’on s’en tenait à ces deux ou trois pièces emblématiques, il nous semble donc qu’on ne pourrait pas alléguer de véritable succès leibnizien dans la rédaction de dialogues. Nous disons deux ou trois, puisque la Confessio philosophi peut déjà apparaître propre à figurer dans un corpus d’œuvres dialoguées.
9On peut encore trouver dans l’œuvre de Leibniz des morceaux qui participent du genre dialogué, mais n’attestent pas d’un art spécifique de composition. Evoquons d’abord ici la continuation du dialogue de Valla, qui termine la Théodicée, et la Conversation de Pianese et de l'Eremite (1678 ? publiée par Baruzi) : on a ici affaire à des personnages bien campés, qui ont une histoire (qu’elle soit connue par la mythologie ou par le prologue), et dont les très courts entretiens sont assez vivants. Ce sont pourtant moins des dialogues que des récits d’entretiens, et Leibniz s’y montre plutôt bon narrateur, c’est-à-dire bon écrivain, que dramaturge avisé. Il est d’ailleurs assez difficile de se prononcer sur l’art de Leibniz en considérant des fragments tels que le Dialogue entre Poliandre et Théophile, et le Dialogue entre Polidore et Théophile (1678 ? publiés eux aussi par Baruzi). Le premier est un morceau d’ironie dirigé contre les institutions religieuses, qui, en tant que dialogue, ne manifeste pas une grande consistance, tant les personnages manquent d’épaisseur ; le second relate la conversion d’un désabusé aux raisons leibniziennes, et souffre surtout d’une conviction unilatérale et trop facilement emportée de ce Polidore. On éprouve donc de la difficulté à confirmer les compétences leibniziennes en matière de composition de dialogue28. A vouloir se montrer malveillant, on pourrait aller jusqu’à en voir une confirmation dans le fait que Leibniz a pu recourir à la transcription de dialogues effectifs. Sont reproduites sous forme écrite une conversation avec Dobrzensky, conseiller de Brandebourg, que Leibniz lui adresse (probablement à titre d’hom-mage en la qualité de leur discussion) en 1695 sous le titre Dialogue effectif sur la liberté de l'homme et l'origine du mal, et en 1698 une discussion avec Gabriel Wagner (qui s’était opposé à Thomasius, et avec lequel Leibniz eût un échange écrit d’arguments en forme, rédigé successivement par les deux protagonistes, sur le dynamisme universel et la perfection du monde). Si ce dernier entretien n’est pas très vivant, en raison de sa forme même, du moins manifeste-t-il la pugnacité et la perspicacité des deux « interlocuteurs ». Enfin, le Phoranomus (1689) émanerait aussi de discussions avec les membres des académies romaines. Bref, si l’on en restait là, on se contenterait de voir en Leibniz un amateur en matière d’écriture de dialogues : quoiqu’il eût recherché cette forme de composition, on pourrait dire qu’il n’a pas réussi à la porter à son accomplissement, et l’on pourrait le vérifier dans l’attitude des interprètes qui ne font aucune différence entre les arguments tirés de dialogues et ceux des autres types de pièces.
10Cette thèse est insuffisante. Car nous possédons au moins un vrai dialogue de lui : le Pacidius philalethi (1676). Ecrite sur le bateau qui le menait de Grande-Bretagne vers la Hollande, cette œuvre est à plus d’un titre importante, notamment en ce qu’elle consacre l’abandon de la notion d’indivisible sur laquelle reposait jusqu’alors la dynamique de Leibniz. Pour nous, elle représente un point culminant dans l’ensemble des œuvres dialoguées : lors d’un prologue, comme chez Platon, est présentée une discussion organisée au sein d’un cercle d’amis, dont chacun a sa fonction. Le dialogue est présenté comme un risque, une aventure verbale29 ; on y rappelle les conditions de la connaissance, une réminiscence provoquée par l’interrogation comme par accouchement30. Lorsqu’on demandera à Pacidius (celui qui interroge, pseudonyme de Leibniz) son avis, il s’interdira d’avancer ses propres thèses, parce que c’est un procédé contraire à la méthode socratique. En outre Charinus (l’élève) nuance ses réponses, fait part de ses réactions, avance des solutions, résume la démarche. Bref, les interlocuteurs réagissent, s’interpellent en fonction des thèmes de la discussion (d’ailleurs tout grecs : on y retrouve le sorite du tas de sable, les arguments de Zenon, etc.). Les intermèdes sont nombreux, qui interrompent le raisonnement, sans sortir pour autant du cadre de la discussion : ils la modalisent et la dramatisent. Pour une fois, est-on tenté de dire, la généralisation et la satisfaction finales se trouvent justifiées par l’échange verbal qui a précédé. Le Dialogus inter theologum et misosophum (1678 ?) est sans doute à rapprocher, par son thème, de ceux publiés par Baruzi, mais il nous paraît plus vif, et malgré sa brièveté, semble plus efficace que les deux fragments déjà évoqués. De même, le tout petit Dialogus de 1677 (portant sur la contradiction entre la nécessité d’une subsistance de la vérité hors de nous et la dépendance du vrai à l’égard des signes par lesquels on l’appréhende) garde de l’inspiration platonicienne sa vivacité31. Concluons donc qu’il existe bien une pratique réussie du dialogue leibnizien : elle est directement importée de Platon, et elle s’étend sur une période de quatre ans (1676-79)32 durant lesquels Leibniz manifeste de multiples façons son intérêt pour la forme dialoguée.
11Considérons pourtant le Phoranomus, plus tardif (1689) : comptant plus de cent pages, important lui aussi, par ses tentatives de justification à priori du théorème des forces vives, essayant de s’approprier la tradition galiléenne tout en la dépassant, il met en scène, comme le Pacidius Philalethi, plusieurs interlocuteurs, dont la plupart sont des personnages que Leibniz a rencontré lors de son séjour en Italie. Il est intéressant sous cet aspect de recomposition de discussions réelles, nous montrant la science en train de se constituer dans l’échange savant. Mais en vertu de cela justement, comme par sa grande technicité, ses multiples figures et références, il ne nous paraît pas relever de la même inspiration platonicienne que le Pacidius Philalethi. N’ayant pas une vocation exotérique, il ne possède pas la même verve, et tient sa nature de dialogue d’un souci de transcription plutôt que d’une volonté de composition : il émane directement de la fréquentation des académies italiennes et indirectement peut-être d’un hommage rendu à Galilée. Signalons enfin que la forme dialoguée ne paraît pas un élément essentiel à ses deux principaux commentateurs, qui le considèrent comme un travail préparatoire au manuscrit d’un autre ouvrage, la Dynamica, dont la forme est strictement démonstrative. André Robinet comme François Duschesneau considèrent que le travail des deux œuvres constitue un effort continu, et présentent les deux pièces comme deux états successifs d’une même démarche33. Ainsi l’inspiration platonicienne serait circonscrite chronologiquement.
12L’évocation des dialogues mettant en scène des « politiques » va nous permettre d’essayer de vérifier cette tentative de description de l’évolution des pratiques d’écriture de Leibniz. Le plus réussi nous semble être le Dialogue entre un habile politique et un ecclésiastique d'une piété reconnue (1679) : il est assez vivant, les personnages sont de caractère assez bien campé, adoptent des conventions de dialogue (le politique se faisant sceptique, le pieux devenant porte-parole de la philosophie leibnizienne), formulent leurs arguments en fonction de leur destinataire. Cet opuscule n’a donc pas grand chose de politique : on y retrouve Leibniz combattant l’incrédulité à titre de paresse. La conviction du sceptique semble un peu facilement emportée, et si les propos tendent vite à se transformer en discours, les répliques gardent un certain dynamisme. Notons que l’entretien paraît intégrer les conditions de sa consignation par écrit, lorsqu’une des résolutions finales avancées par l’ecclésiastique pour assurer son salut est de chercher un « compagnon d’étude », à la suite de quoi, évidemment, le politique élit son interlocuteur pour remplir cette fonction34. En outre, les trois pièces Entretien de Philarète et d’Eugène sur le droit d’ambassade des électeurs et princes de l’empire (1678) et Dialogue entre un cardinal et l'amirauté de Castille relativement aux droits de Charles d’Espagne (1702 ?) ainsi que Dialogue sur l’Estat de la Nation, mis en délibération dans la Maison des Seigneurs, le 15 Nov 1705 (1706 ?) nous paraissent accuser la différence de pratique de Leibniz entre cette période 1676-1679 où il semble, de retour à Hannovre, avoir tiré profit de son intérêt parisien pour le dialogue et pour Platon, et la suite de sa carrière d’écrivain. Le premier dialogue témoigne d’une vigueur et d’une ardeur qui permettent à la discussion de retrouver une verve platonicienne ; même si la conviction est encore bien unilatérale, au moins est-elle progressive et travaillée par les nombreuses reprises de l’auteur. Le second dialogue nous paraît en regard faire pâle figure : les interlocuteurs n’échangent pas tant des arguments que des documents, leurs trop longues répliques ne conduisent à aucun accord, on ne donne pas d’aboutissement à leur rencontre35. Bref, cette pièce constitue moins un dialogue qu’un conte, et elle ne nous paraît pas pouvoir revendiquer la même réussite littéraire que les œuvres marquées par l’inspiration platonicienne. Il en est de même pour le troisième des dialogues cités, concernant l’éventuelle intervention de Hanovre dans les affaires d’Angleterre, qui présente une discussion sans dynamisme, s’apparentant plus à une conférence, au cours de laquelle les interlocuteurs font des discours indépendants les uns des autres. Là encore, la forme dialoguée n’apparaît que comme une présentation accessoire.
13Résumons notre description de l’usage de la forme dialoguée par Leibniz. Certes, il n’a pas réalisé son projet d’écrire des controverses dans lesquelles la position de l’auteur ne transparaît pas ; pourtant, il ne paraît pas l’avoir abandonné non plus, dans la mesure où l’horizon de la formalisation peut expliquer le passage de la forme dialoguée à la forme propositionnelle et démonstrative. Cette tendance se manifeste dans la Discussion avec Wagner, dans l’Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme, dans le passage du Phoranomus à la Dynamica, et enfin, on peut le soupçonner, dans les différentes couches rédactionnelles des Demonstrationes catholicae. Pourtant, il nous semble que la période de son séjour parisien atteste à plusieurs titres son intérêt pour la forme dialoguée. Relevons par exemple que c’est en 1672 qu’il prend des notes sur les dialogues de Galilée36, bien que ces lignes ne trahissent pas d’intérêt pour la forme dialoguée. C’est à Paris qu’il écrit la Confessio philosophi, qui renvoie elle-même à un précédent entretien (que dans l’état actuel de la recherche, personne n’a identifié) ; peu après, en novembre 1673, il écrit le prologue d’un dialogue dont on n’a pas d’autre trace37. Notons encore qu’on a retrouvé dans ses papiers une feuille datée du 2 décembre 1676, sur laquelle sont consignés six projets de dialogues « fictifs »38. Il a privilégié la structure à deux personnages, dont l’un représente les positions leibniziennes, et convainc son interlocuteur, au départ le plus souvent sceptique mais bienveillant, selon une procédure quasi unilatérale. Mais il a pu s’en échapper à deux reprises, dans le Pacidius Philalethi et le Phoranomus. Son inté-rêt en général un peu limité pour le dialogue nous semble précisément dynamisé par la lecture et les transcriptions de Platon, qu’il effectue justement lors de sa période parisienne. De là émanent et le Pacidius Philalethi en 1676, à notre avis à la hauteur des modèles platoniciens, et les petites pièces, opuscules et fragments écrits dans les trois années suivantes39, qui manifestent par leur vigueur la même inspiration. La réussite de Leibniz en matière d’écriture de dialogues nous paraît donc dépendre d’une source (en l’occurrence l’influence platonicienne) et d’une période (celle de Hanovre sous Jean-Frédéric)40. En outre, Leibniz a consigné le projet d’écrire un dialogue sur « l’enseignement élémentaire de l’Arithmétique » « à Limitation du Ménon de Platon »41.
14Ainsi, plutôt qu’en fonction de leur thème42, nous avons préféré classer les dialogues en fonction de leur importance, définie non pas seulement par leur longueur, mais par leur caractère décisif pour l’évolution de la doctrine de Leibniz. A cet égard, on ne peut manquer de remarquer une relation entre la langue des dialogues et leur réussite. Au début de sa carrière d’écrivain, Leibniz a un rapport plus direct au latin (c’est dans cette langue qu’il donne des versions expurgées du Phédon et du Théétète), tandis que son français est sans doute empreint d’une pesanteur toute diplomatique. Pour apprécier les dialogues écrits par Leibniz, nous nous sommes donc référés d’abord à la manière dont les personnages renvoient à leur propre discours : leur description de la situation dans laquelle ils se rencontrent, l’énoncé de leurs rapports, leurs manifestations de caractère (autant de choses en vertu desquelles on peut considérer qu’ils sont bien « campés ») et surtout à l’intervention d’une définition du dialogue ou à la mise en discussion des règles de leur entretien. On se reporte ensuite à la continuité du dialogue : peut-on découper des séquences (plus longues que l’élémentaire question-réponse) dans lesquelles les répliques dépendent les unes des autres ? Enfin, nous tenons compte de « l’intensité dramatique » de l’entretien : les répliques constituent-elles des événements ; a-t-on affaire à des rebondissements, des risques, de sorte que l’enjeu du débat soit lui-même mis en scène ? Des critères internes nous permettent donc de juger de la valeur de la forme-dialogue dans une œuvre : explicitation de la situation, interdépendance des échanges, force dramatique des répliques. On pourra en outre évaluer une œuvre dialoguée à l’aune de critères extérieurs à sa propre discursivité : son importance et sa fonction par rapport à la doctrine qu’elle défend.
Les fonctions de la forme-dialogue selon Leibniz
15Commençons par prendre l’avis de Leibniz sur les dialogues platoniciens, que nous avons considérés comme la principale source de sa réussite. On pourrait dire que si les mérites de la méthode socratique sont marqués par des termes élogieux au début du Pacidius Philalethi43, c’est parce qu'elle va justement y être mise en œuvre. Pourtant, c’est à d’innombrables reprises qu’il loue les dialogues de Platon, notamment au titre de l’efficacité de la maïeutique socratique44. Même s’il s’est aussi montré ailleurs plus critique, alléguant que la méthode socratique est plus utile pour instruire les litiges que pour découvrir la vérité45, il n’a jamais démenti son admiration pour les dialogues de Platon, même si ceux-ci étaient peu au goût du siècle46. En comparaison avec le véritable art d’inventer leibnizien, toujours recherché, la méthode socratique servirait plutôt à analyser les disputes du commun. La recherche de la vérité doit se soumettre aux yeux de Leibniz à des procédures formelles (de celles auxquelles nous l’avons vu prétendre réduire les controverses). L’écriture en forme de dialogue, de laquelle les dialogues socratiques sont pour lui (comme peut-être pour toute la philosophie) le modèle, est regardée comme participant d’une attention au lecteur, comme lorsqu’il présente ses Nouveaux essais47. Peut-être a-t-il reconnu une vertu didactique au dialogue, que la tradition attribue particulièrement à la forme qui met en présence deux interlocuteurs dans une relation de maître à disciple (qu’il a utilisé de manière privilégiée). Mais les avantages du dialogue sont surtout versés d’une part au registre de la facilité et de la popularité48, d’autre part à celui de l’agrément49. Considérons les formules de Leibniz qui assignent une fonction à l’écriture dialoguée. Cela constituerait-il une théorie du dialogue dans l’œuvre, qui viendrait suppléer l’absence de conception (sinon à titre idéal) du dialogue en général ? Loin s’en faut. Sur les 46 occurrences que comptent le terme de dialogue et ses dérivés dans les manuscrits publiés par Gerhardt, seulement 7 sont thématiques, (à côté de 36 occurrences relevant d’un usage que nous appellerions « référentiel », pour évoquer par exemple « le dialogue de Valla ») sur lesquelles 4 lui servent en outre à présenter ses propres pratiques du dialogue. Cette évocation bien rudimentaire des fonctions du dialogue nous paraît donc propre à confirmer qu’il n’y a pas, chez Leibniz, de théorie du dialogue, pas plus en tant que forme écrite qu’en général. Il n’avait sans doute pas à reconnaître au dialogue une fonction essentielle ou déterminante, lui qui n’a jamais cessé de le pratiquer naturellement50. Leibniz s’est en effet montré moins préoccupé de composer des dialogues, ou de comprendre comment ils se composent, que d’entrer en dialogue avec tous ceux de son époque qui pouvaient revêtir quelque importance, théorique ou politique.
16Notre thèse est donc que Leibniz a moins compris le dialogue, l’a moins pris pour objet qu’il ne l’a pratiqué. Ce pourrait être une boutade. Mais on peut la soutenir par de nombreux arguments. Pour lui, il semble que la démarche engagée par Descartes des « objections et réponses » soit un exercice hebdomadaire, pour ne pas dire quotidien. Car le propre du dialogue à distance, à cette époque, est de se déployer en correspondances, parfois très longues. L’œuvre de Descartes est inséparable d’au moins deux de ses correspondances (Mesland et la princesse Elisabeth) ; à combien d’échanges associons-nous l’œuvre de Leibniz ? (Thomasius, Boinebourg, Jean-Frédéric, Arnauld, Malebranche, Bossuet, la Princesse Sophie, Des Bosses, Clarke ?) C’est dire qu’on trouve dans la relation à chacun des correspondants un moment de constitution de l’œuvre, dont la rencontre est irréductible à une simple démarche de diffusion, de propagande. On ne peut pas considérer que les écrits de Leibniz aient seule vocation de donner audience à sa doctrine : on relève d’innombrables Refutationes dans les papiers qu’il nous a laissés. En outre, ce que nous appelons « compte rendu » est pour lui une activité constante dans ses lettres. On pourra certes toujours soutenir que ses mouvements vers l’extérieur peuvent être compris comme des tentatives d’assimilation. Car si toute multiplicité est appelée à être regardée dans une unité, alors le dialogue est réductible à une fonction aux résultats assignables, il n’est plus potentiel d’échanges. Mais si l’on tient compte de ses œuvres, de l’identité qui leur est conférée par une adresse, il est difficile de s’en tenir à ce jugement réducteur. Combien de fois n’a-t-il pas appelé une réponse ? La plupart de ses grandes correspondances ne furent interrompues que par la mort. Personne mieux que lui ne donne l’impression de ne s’être jamais dérobé. Que sont donc les Nouveaux essais, sinon le substitut (mieux réussi en tant que confrontation théorique qu’en tant qu’œuvre dialoguée) dans l’œuvre, du dialogue manqué des deux auteurs ? La Théodicée, qui constitue elle-même l’aboutissement d’un échange, Leibniz se propose encore de la compléter par des réponses à des objections, qu’il appelle de ses vœux51. Il n’est sans doute pas d’œuvre de Leibniz qui n’atteste clairement d’une influence extérieure autant qu’elle manifeste par le même mouvement une originalité incontestable. Dans une pièce intitulée De affectibus52 que nous avons travaillée53, il ne fait que consigner des notes à la lecture du Traité des passions de Descartes. Peu à peu, insensiblement, les définitions qu’il jette sur le papier s’émancipent du livre qu’il a sous les yeux : elles finissent par constituer une théorie originale et autonome. Est-ce là dialogue ? Dialogue d’hommes sans doute pas. Dialogue d’œuvres. Il n’est pas d’œuvre (définie par sa consistance théorique) qui ne suscite, en même temps que son admiration, la réaction d’auteur de Leibniz. Symétriquement, on peut soutenir que Leibniz concevait chacune de ses œuvres comme propre à engager le dialogue ; ce qui conduit à admettre qu’il concevait lui-même ses écrits comme incomplets, toujours prêts à être corrigés. Cela s’accorde avec les nombreuses reprises dont témoignent les manuscrits de Leibniz, propres à donner l’idée d’une œuvre toujours en travail, sur quoi André Robinet a particulièrement attiré notre attention. Cela s’accorde aussi avec la présentation qu’a pu donner Stuart Brown de la métaphysique de Leibniz comme s’opposant à une entreprise fondationnelle, et consistant plutôt en une tâche (d’ampleur indéfinie) de résolutions de problèmes54 : il semble bien qu’il n’ait jamais conçu ses œuvres (dont la publication lui apparaissait souvent secondaire) comme un résultat, mais plutôt comme un moyen de recherches.
*
17Nous justifions par ces conclusions notre souci de dépasser l’analyse des œuvres rédigées par Leibniz sous la forme d’entretiens. Nous avons d’abord apprécié la fonction théorique que sa doctrine assigne au dialogue. Il s’agit d’une condition de possibilité qui restera effective tant que la langue universelle ne nous aura pas donné le moyen de clore tous les débats. Nous nous apercevons finalement que le dialogue excède le cadre défini par l’œuvre parce qu’il finit par se confondre avec elle. C’est ce que nous appelons « œuvre-dialogue » : théorie qui cherche à établir les conditions de la communication de tous les esprits, ouvrages qui font intervenir la forme-dialogue sous des aspects assez divers, avec une réussite qu’on peut circonscrire à la période 1673-1679 (si l’on veut inclure la Confessio philosophi), et surtout mise en pratique du dialogue dans la constitution de ses œuvres. On peut estimer qu’une très grande proportion de ses ouvrages résulte d’un entretien réel ou du souci d’engager le débat avec une doctrine (lisible le plus souvent dans la reprise directe des thèses d’un ouvrage). Ses œuvres sont en travail, toujours propres à être corrigées en fonction d’objections quelles ne manquent pas de solliciter. Ainsi, Leibniz nous paraît avoir moins été préoccupé de composer des dialogues que d’engager le dialogue : ses œuvres (de forme dialoguée ou non) apparaissent comme le substitut, la transcription, ou l’anticipation de dialogues réels. C’est dire que la pratique du dialogue comme œuvre est toujours liée chez lui à une réalité du dialogue, véritable matrice d’activité. L’interlocuteur, toujours conçu comme condition d’écriture, non pas comme altérité qui puisse être résorbée finalement selon des procédures formelles, est bien éprouvé comme constitutif de l’œuvre en train de se faire. L’analyse du discours de Leibniz n’a pu se réduire à celle de sa manière d’écrire, parce que son écriture est multiforme et parce qu'elle engage le dialogue au lieu d’en rendre compte, elle constitue une part de l’acte d’échange plutôt que sa mise en scène.
18Si Leibniz n’a réussi que par imitation à mettre le dialogue dans son œuvre, sous l’inspiration de Platon, perpétuée selon nous avec un succès temporaire, c’est qu’il n’a cessé de mettre l’œuvre en dialogue. Il reste difficile d’assigner la place du dialogue de son œuvre, tant il reste attaché à son contexte non seulement de gestation, mais de diffusion. Sans doute peut-on dire qu’il a usé d’œuvres dialoguées pour s’attacher les faveurs de leur destinataire (comme c’est le cas pour Arnauld avec la Confessio philosophi, mais aussi dans la présentation d’un art de finir les controverses qu’il adresse comme le récit d’un dialogue à Jean-Frédéric de Brunswick-Lunebourg), mais aussi à titre d’hommage, comme c’est le cas pour l’Entretien de Philarete et d’Ariste à l’égard de Malebranche, ou même pour le Phoranomus à l’endroit de Galilée. Si on déclarait les fonctions générales de la forme-dialogue essentielles, inhérentes à la pensée même de Leibniz, ne risquerait-on pas que ce dialogisme constitutif rende secondaires les échanges factuels dans lesquels cette pensée s’inscrit ? Ces fonctions ne sont pourtant pas strictement pédagogiques, la forme-dialogue étant vouée seulement à emporter l’adhésion. Certes le dialogue constitue un des genres inhérents à l’œuvre, mais ne se réduit pas à une forme d’écriture. Pour reprendre la partition aristotélicienne des disciplines, il semble que le dialogue relève à la fois pour Leibniz de la logique (la discipline du raisonnement, telle que l’a formalisée Aristote dans les Analytiques), de la dialectique (l’art de convaincre, dont les procédures ont été rassemblées dans les Topiques) et de la poétique (genre d’imitation dans lequel Aristote a effectivement rangé la forme dialoguée). Le dialogue semble attaché à chacune des relations qui fondent l’activité d’écriture : de l’auteur à son œuvre, au sein de l’œuvre (entre les personnages de l’entretien ou même entre ceux qui sont nommés dans les œuvres non dialoguées), entre l’œuvre et son lecteur. Certes il a utilisé la forme dialoguée dans un nombre d’ouvrages non négligeables (dont certains sont réussis). Mais il semble surtout avoir produit sa réflexion en situation effective de dialogue, échangeant les positions d’auteur et de lecteur pour rester en permanence un « interlocuteur théorique ». C’est qu’il a conçu l’œuvre comme un moyen de dialogue plutôt que comme son cadre, chaque écrit étant destiné à permettre un dialogue d’auteurs, la publication devenant subsidiaire. La fonction qu’on peut lui voir attribuer au dialogue nous paraît donc se confondre avec l’œuvre elle-même : elle constitue une de ses conditions d’effectivité. Mais nous n’avons pas directement affaire à un dialogisme transcendantal, pour autant que chez Leibniz, l’adresse et l’interpellation constituent moins des conditions de la pensée en elle-même que de la pensée en exercice, c’est-à-dire des conditions matérielles de sa vitalité. Si le dialogue n’est ni thématisé, ni circonscrit définitivement dans l’œuvre, c’est qu’il reste pour l’œuvre un champ, une des conditions de sa réalisation. Si l’on peut aussi bien soutenir que le dialogue a chez Leibniz une fonction pédagogique, c’est celle de faire du lecteur un auteur, c’est-à-dire quelqu’un qui ne sait plus ce qu’il doit à ses lectures. Dans le cadre d’un véritable échange, l’un ne saurait plus ce qu’il doit à l’autre et ce qui lui revient en propre. Inscrite dans l’harmonie universelle, toute unité est suffisante à soi en même temps que multiplicité dans l’unité. Elle reste fragment mais constitue en tant que telle une image singulière du tout. Dans l’échange des esprits, la pensée, marquée d’irrépressible incomplétude, partielle, est toujours rendue par le dialogue moins partiale.
Bibliographie
Dialogues leibniziens
Confessio philosophi (1673)
[Jagodinsky, 1913 ; Belaval, 1961 et 1970, <29-111/2> ; Akademie Verlag, 1980, VI, 3,115-149]
Pacidius Philalethi (1676)
[Couturat, 1903, 594-627 ; Akademie Verlag, 1980, VI, 3, 528-571]
Dialogus < de connexione inter res et verba, et veritatis realitate > (1677)
[Gerhardt, 1890, VII, 190-193 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4A, 20-25 ; trad. Gaudin in Philosophie, no 39, 103-107]
Entretien de Philarète et d'Eugène sur le droit d'ambassade des électeurs et princes de l'empire (1677)
[Klopp, 1864, III, 331-380 ; Foucher de Careil, 1865, VI, 343-408 ; Akademie Verlag, 1984, IV, 2, 278-338]
Dialogus inter theologum et [scepticum] < misosophum > (1678 ?)
[Grua, 1948, 18-23]
Conversation du marquis de Pianese ministre d'Estat de Savoye, et du Père Emery Eremite (1678 ?)
[Foucher de Careil, 1869, II, 522-554 ; Baruzi, RMM, 1905, 15-21 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4C, 2245-2283]
Dialogue entre Poliandre et Théophile (1678 ?)
[Baruzi, RMM, 1905, 21-28 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4C, 2219-2227]
Dialogue entre Théophile et Polidore (1678 ?)
[Baruzi, RMM, 1905, 28-38 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4C, 2227-2240]
Dialogue entre un habile politique et un ecclésiastique d'une piété reconnue (1679)
[Foucher de Careil, 1869, II, 520-522 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4C, 2241-2244]
Phoranomus seu depotentia et legibus naturae, (1689)
[Robinet, 1991, in Physis, Firenze, vol. XXXVIII, nos 2 et 3, 429-541 et 797-885]
Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et sur l'origine du mal (1695)
[Grua, 1948, 361-369 ; Frémont, GF, 1994, 47-60]
Foy, Espérance et charité, Prologue traduit de l'Allemand du P. Spec (s.d. 1697 ?)
[Klopp, 1873, VIII, 67-84 ; Akademie Verlag, 1993, I, 14, 891-903 ; Akademie Verlag, 1999, VI, 4C, 2517-2529]
Discussion avec Gabriel Wagner (1698)
[Grua, 1948, 389-399]
Dialogue entre un cardinal et l'amirante de Castille relativement aux droits de Charles d'Espagne (1702 ?)
[Foucher de Careil, 1861, III, 345-359]
Nouveaux essais sur l’entendement humain (1703)
[Gerhardt, 1882, V, 39-509 ; Akademie Verlag, 1962, VI, 6, 43-527 ; Brunschwig, 1966 et 1990, 34-416]
Dialogue sur l'Estat de la Nation, mis en deliberation dans la Maison des Seigneurs, le 15 Nov 1705 (1706 ?) [Klopp, 1873, IX, 200-208]
Theodicee (1710)
[Gerhardt, 1885, VI, 358-365/376-387 ; Brunschwig, 1969, 355-362/363-373]
Entretien de Philarete et d'Ariste [suite du premier entretien d’Ariste et de Théodore] (1713 ?)
[Gerhardt, 1885, VI, 579-594 ; Robinet, 1955, 434-461]
Notes de bas de page
1 Jacques Jalabert La théorie leibnizienne Je la substance, Paris, PUF, 1946, p. 10.
2 « * La forme du dialogue, issue de Platon, et celle de l’essai, dont l’origine peut être recherchée dans l’hellénisme et à Rome, se sont montrées toutes les deux particulièrement adaptées aux objectifs pédagogiques individualistes de la Renaissance, et ont continué toutes les deux à manifester leur utilité dans l’explication des arguments et dans la dialectique mise sous forme conversationnelle. » (Leroy E. Lœmker Struggle for Synthesis The seventeenth Century Background of Leibniz’s Synthesis of Order and Freedom, Cambridge, Harvard University Press, 1972, p. 36-37).
[Toutes les citations s’ouvrant par un astérisque sont des traductions de l’auteur.]
3 « Face à Descartes-Principes, le couple Valla-Dialogue tait le poids. La valorisation bibliographique grandit l’enjeu, l’humanisme est mis en place contre le cartésianisme. » (André Robinet Leibniz : la Renaissance et l'âge classique, in Leibniz et la Renaissance, colloque de 1981 publié dans les Studia leibnitiana, Suplementa XXIII, Wiesbaden, Steiner, 1983, p. 23).
4 C’est à propos de The Moralists qu’il écrit : « Le tour du discours, la lettre, le dialogue, le Platonisme nouveau [sic], la manière d’argumenter par interrogations, mais surtout la grandeur et la beauté des idées, l’Enthousiasme lumineux, la Divinité Apostrophée, me ravissoient et me mettoient en ecstase. » (à Coste, 30 may 1712, Gerhardt Die philosophischen Schriften von Leibniz, III, Berlin, 1887, Hildesheim, Olms, 1960, p. 429).
5 Leibniz Samtliche Schriften und Briefe, Berlin, Akademie Verlag VI, 3, 1980, p. 284-311.
6 Cf Louis Couturat La logique de Leibniz, Paris, Alcan, 1901, Hildsheim, Olms, 1961, Appendice IV : Sur Leibniz fondateur d'académies, p. 501-528.
7 Cf Hans-Stephan Brather Leibniz und seine Akademie Ausgewählte Quellen zur Geschichte der Berliner Sozietät der Wissenschaften 1697-1716, Berlin, Akademie Verlag, 1993.
8 « [...] Il parle toujours sur l’agora, et à tel ou tel, procédé socratique par excellence. On oublie trop souvent que tout écrit de lui est une pièce de combat, réfutation, conciliation, proposition. Tout le dispose à la pensée ouverte. Il n’est pas un seul écrit où réapparaisse le souci d'autrui, où le langage ne soit partage. » (André Robinet Essai sur Leibniz au travail, Note 4 de son édition de la Monadologie, Paris, PUF, 1954, 3e éd. 1986, p. 143).
9 Cf. Semestria literaria (1679) in Werke I, Klopp, Hannover, Klindworth, 1864, p. 42 ainsi que Foucher de Careil, Œuvres de Leibniz, VII, Paris, Didot, 1875, p. 157 : « *...cette œuvre depuis si longtemps attendue, de l’extrait général, ou de la bibliothèque universelle condensée et des répertoires, siège de tous les matériaux, là où il est possible d’indiquer au mieux comment les œuvres, même les plus mineures, peuvent être consultées... » (Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 782) ; « * par l’élaboration [Ak : la mise en œuvre et la continuation] de ce “semestre”, et quand on aura ainsi parcouru dans quelques années presque tous les meilleurs livres du monde, ainsi que par la description conjointe [Ak : de toutes les facultés,] de tous les arts et professions, toute l’expérience humaine sera mise sur papier » (Foucher de Careil VII, 1875, p. 167 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 784) ; « * Nous aurons [...] une bibliothèque contractée, c’est-à-dire le noyau des choses les plus utiles, qui pour la plupart sont dispersées dans tous les livres. » (Klopp I, Hannover, Klindworth, 1864, p. 54 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 788).
10 Il est question de constituer « * un véritable trésor public de l’érudition ou de la chambre précieuse de la science des hommes » (Foucher de Careil VII, Didot, 1875, p. 160, également p. 166) ; de même : « et cet ouvrage vaudra trésor public de toutes les expérimentations et de tous les savoirs humains. » (Klopp I, Hannover, Klindworth, 1864, I, p. 54 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 783-787).
11 CJ. Margherita Palumbo Leibniz e la res bibliotecaria, Roma, Bulzoni, 1993, I : Leibniz e le biblioteche, p. 13-54.
12 « * Assurément il faut avoir à l’esprit que, de même que les mathématiciens pour les choses nécessaires, les jurisconsultes pour les choses contingentes, ont exercé au mieux la logique, qui est l’art de la raison, de préférence à toutes les activités mortelles. [...] Enfin, qu’est-ce d’autre que le procédé judiciaire, que la forme des disputes, transférée de l'école vers la vie, expurgée de ses inanités, et circonscrite de telle manière par l’autorité publique qu’il ne soit pas permis de divaguer ni de tergiverser impunément, et que rien ne soit omis de ce qui puisse servir à la recherche de la vérité. » (Ad stateram juris, Couturat, Paris, Alcan, 1903, Hildesheim, Olms, 1966, p.211) ; « * mais la Philosophie pratique est fondée sur la véritable Topique ou Dialectique, c’est-a-dire, sur l’art d’estimer les degrés des probations qui ne se trouve pas encore dans les auteurs Logiciens, mais dont les seuls Jurisconsultes ont donné des échantillons qui ne sont pas à mépriser, et peuvent servir de commencement pour former la science des preuves, propre à vérifier les faits historiques, et pour fonder le sens des textes. » (à Burnett, février 1697, Gerhardt III, Berlin, 1887, Hildesheim, Olms, 1960, p. 193-194) ; « * les raisons ne doivent pas être énumérées mais pondérées, on ne devrait pas seulement compter les justifications mais les évaluer, mais personne n’a encore pour cela montré le moyen dévaluer, de même aucun ne s’est approché plus de l’œuvre ni n’y a mieux contribué que les juristes, c’est pourquoi moi aussi j’ai beaucoup réfléchi sur cette matière, au défaut de laquelle j’espère un jour ou l'autre en quelque façon remédier. » (à Wagner, Gerhardt VII, Berlin, 1890, Hildsheim, Olms, 1961, p. 521)
13 Cf Klopp IV, Hannover, Klindworth, 1865, p. 429 ; Foucher de Careil I, Paris, Didot, 1859, p. 460 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 205.
14 Klopp IV, Hannover ; Klindworth, 1865, p. 431 ; Foucher de Careil I, Paris, Didot, 1859, p. 461 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 206.
15 Cf Klopp IV, Hannover, Klindworth, p.438 ; Foucher de Careil I, Paris, Didot, 1859, p. 467 ; Akademie Verlag IV, 3, Berlin, 1986, p. 212.
16 « ... ce qui fait naistre cette diversité d’opinions, chacun envisageant les objets d’un certain costé : il n’y en a que très peu qui ayent la patience de faire le tour de la chose jusqu’à se mettre du costé de leur adversaire ; c’est-à-dire qui veuillent avec une application égale, et avec un esprit désintéressé examiner le pour et le contre, afin de voir de quel costé doit pencher la balance. » (Conversation de Pianese et de l'Eremite, Baruzi, RMM, 1905, p. 20-21).
17 Klopp IV, Hannover, Klindworth, 1865, p. 455.
18 Telle est la vision superficielle d’un Leibniz phagocytant tout ce qui est à sa portée, que stigmatise Jean Baruzi en ces termes : « les projets et les œuvres, qu’autour de lui d’autres hommes élaborent, sont si abondamment recueillis et si fortement recomposés par Leibniz qu’on les croirait tout entiers et immédiatement issus de son esprit. Une telle fusion avec les choses, observée du dehors, ressemblerait à une multiplicité artificielle et insincère. » (Introduction à Trois dialogues mystiques, RMM, 1905, p. 1).
19 Cf. par exemple la lettre à Burnett, mai 1697, Gerhardt III, Berlin, 1887, Hildesheim, Olms, 1960, p. 205.
20 Dans la lettre à Jaquelot du 28 avril 1704 (Gerhardt III, Berlin, 1887, Hildesheim, Olms, p. 474), ce propos fait suite à : « j’ay fait ces Remarques aux heures perdues quand j’estois en voyage, ou à Herenhausen, lorsque la Cour y estoit logée, où je ne pouvois pas vaquer à des recherches qui demandent plus d’application. Cependant l’ouvrage n’a pas laissé de croistre sous mes mains, parce que je trouvais presque dans tous les chapitres de quoy faire des animadversions, et bien plus que je n’avois crû ».
21 « Leibniz croit si peu à ses personnages qu’après avoir présenté Théophile, le porte-parole de ses propres idées, comme distinct de lui-même, il oublie cet artifice dès le premier chapitre, où Théophile s’attribue l’une des découvertes mathématiques de Leibniz ; et dans toute la suite de l’ouvrage, Théophile se donnera comme l’auteur des opuscules dont il s'était d’abord présenté comme l’enthousiaste lecteur. » (Jacques Brunschwig Introduction à son édition des Nouveaux Essais (Garnier Flammarion no 582), Paris, 1966 et 1990, p. 20).
22 « Ses interlocuteurs, esquissés sans grande conviction, n’ont pratiquement pas d’existence dramatique ; on chercherait en vain, dans leurs entretiens, la vivacité tour à tour ironique et âpre qui emporte le dialogue platonicien, ou le noble mouvement d’élévation en commun qui soulève le dialogue malebranchiste. » (Jacques Brunschwig, Ibidem, GF, p. 20).
23 « Mais c’est du côté de Philalèthe, surtout, que le dialogue boite sans remède : singulier dialogue, en effet, et bien propre à scandaliser le mânes de Platon, que celui dans lequel l’un des interlocuteurs ne se voit confier d’autres paroles que celles qui sont déjà immobilisées dans un livre. » (Jacques Brunschwig, Ibidem, GF, p. 20).
24 « Je crois [cependant] qu’en faisant parler deux personnes dont l’une expose les sentiments tirés de l’Essay de cet Auteur, et l’autre y joint mes observations, le parallèle sera plus au gré du lecteur que des remarques toutes sèches dont la lecture auroit été interrompue à tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre le mien. » (Préface aux Nouveaux essais, Gerhardt, V, p. 42 ; Brunschwig, p. 37).
25 De courts passages des Nouveaux essais concernant les principes de nos actions, la liberté et notre connaissance de Dieu (I, 2, 3-22 ; II, 21, 29-40 ; IV, X, 1-19) ont tout de même été réédités (en 1889, 1934, 1936, 1941) sous le titre Entretiens familiers, sans nom d’éditeur (Bibliothèque Figuière), aux côtés de fragments de Buffon, de Walter Scott, de Benjamin Franklin.
26 Pour suivre l’examen des œuvres dialoguées de Leibniz, se reporter à la liste chronologique des dialogues que nous présentons en fin de texte.
27 A Rémond, juin 1715, Gerhardt III, Berlin, 1887, Hildesheim, Olms, 1960, p. 645.
28 On pourrait ainsi s’en tenir à ce propos de Wim van Dooren : « * le dialogue est chez Leibniz une des nombreuses formes de discussion possibles qui sont à sa disposition, et la plupart du temps, seulement un exercice formel, de circonstance. » (Der dialog als Diskussionsform, in Akten des II. Internationalen Leibniz-Kongresses 1972 Band IV, in Studia leibnitiana, Supplementa, XV, Wiesbaden, Steiner, 1975, p. 200).
29 Par exemple : « *Pacidius : Qu’il en soit comme vous l’ordonnez ; je m’en remets à votre volonté. Mais quelle que soit l’issue, ce sera votre affaire, et je ne veux prévoir cette issue ni d’après mes paroles (dont je ne peux, dans cette précipitation, même pas suffisamment me rappeler), ni d’après la méthode de Socrate (qui exige de la réflexion) ; tout le reste te revient, Charinus. » (Couturat, Paris, Alcan, 1903, Hildesheim, Olms, 1966, p. 598 ; Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 533).
30 « *Pacidius : Tu t’enseigneras toi-même, car c’est la méthode socratique. - Charinus : Que pourrai-je apprendre d’un ignorant ? - Pacidius : Tu apprendras de toi-même, non d’un igno-rant ; car tu sais beaucoup de choses, pour autant que tu te les remémores. Quant à moi je te donnerai occasion de te remémorer toutes les choses que tu sais, et par là de les extraire de ce que tu ignores, et comme Socrate le disait, je serai auprès de toi lorsque tu seras alourdi et que tu accoucheras de cette charge. » (Couturat, Paris, Alcan, 1903, Hildesheim, Olms, 1966, p. 598 ; Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 534).
31 même quelque expression : « * on dirait que tu m’enveloppes d’artifices » (Gerhardt VII, Berlin, 1890, Hildesheim, Olms, 1961, p. 191).
32 Voire de sept ans, si on tient à associer la Confessio philosophi (1673) à cette période.
33 Cf. respectivement André Robinet Les surprises du Phoranomus in Les études philosophiques, 1989, p. 171-186 ; et François Duschesneau La dynamique de Leibniz, Paris, Vrin, 1994, p. 152-173.
34 Cf. Foucher de Careil II, Seconde édition, Paris, Didot, 1869, p. 547 et 553.
35 Leibniz renvoie finalement à la « suite du temps » (Foucher de Careil III, Paris, Didot, 1861, p. 359).
36 Cf. Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 163-168.
37 Cf. Dialogus de religione rustici, Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 152-154.
38 Geplantefingierte Dialoge in Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 398-399.
39 De 1676 à 1679, Leibniz écrit environ la moitié des dialogues que compte son œuvre.
40 Notons que ce dernier meurt en 1679 : faudrait-il aller jusqu’à lier l’usage de la forme dialoguée à l’admiration que l’auteur avait pour ce Prince ?
41 Cf. Couturat, Paris, Alcan, 1903, Hildesheim, Olms, 1966, p. 568.
42 L'hypothèse d’une liaison de la forme dialoguée avec une thématique « philosophico-religieuse » (« * la philosophie de la religion est en général un des plus importants thèmes pour les dialogues philosophiques » (Wim van Dooren Der dialog als Diskussionsform, in Akten des II. International en Leibniz-Kongresses 1972 Band IV, in Studia leibnitiana, Supplementa, XV, Wiesbaden, Steiner, 1975, p. 200)) ne nous paraît pas vraiment pertinente, tant parce que la distinction de ce thème avec une intention « métaphysico-méthodologique » nous semble difficile à faire chez Leibniz, que parce deux des grands dialogues de Leibniz, le Pacidius Philalethi et le Phoranomus, sont consacrés à la dynamique. Wim van Dooren répertorie les dialogues sans les hiérarchiser, ni en fonction de leur volume, ni en fonction de leur valeur littéraire.
43 « * Alors que récemment j’avais affirmé à des hommes illustres que la méthode socratique d’argumenter telle qu’elle est exprimée dans les dialogues de Platon, me semblait à moi actuelle ;et en effet la vérité de lame s’installe à travers le conversation avec des familiers, et l’ordre de la méditation lui-même, qui procède des choses connues vers les choses inconnues, apparaît pendant que chacun répond par lui-même des choses vraies, alors que personne ne les lui suggère, pour peu qu’il soit convenablement interrogé, ils m’ont demandé de m’efforcer, par la publication d’un exemple de dialogue, de faire renaître une chose d’une si grande utilité qu'elle montre, par l’expérience elle-même, que les semences de toutes les connaissances sont contenues dans les esprits. » (Couturat, Paris, Alcan, 1903, Hildesheim, Olms, 1966, p. 594 ; Akademie Verlag VI, 3, Berlin, 1980, p. 529).
44 Cf. par exemple Sur ce qui passe les sens et la matière, Gerhardt VI, Berlin, 1885, Hildesheim, Olms, p. 491, 496 et 506.
45 « * De cette méthode de disputer les interrogations des anciens, il ne serait pas inutile de faire un traité, et cet art pourrait être pour une part restitué à partir des dialogues de Socrate, mais il est plus utile pour l’examen des litiges que pour les débats philosophiques, et certes plus à extraire des hommes ce qu’ils savent qu’à les mener vers ce qu’ils ignorent. » (à Koch, s.d., (1708 ?) Gerhardt VII, Berlin, 1890, Hildesheim, Olms, 1961, p. 478).
46 « * J’ignore si les dialogues de Cicéron méritent d’être qualifiés de honteux. Je sais qu’un grand prince a lu avec admiration les livres sur la divination, récemment traduits en français, combien l’original latin lui plairait davantage ! Les dialogues de Platon sont un peu moins accommodés au génie de notre siècle. Pour moi cependant, on ne peut presque rien dénigrer dans ceux-ci, à tel point que je ne connais pas beaucoup de choses dignes d’une plus profonde admiration. » (à Bierling, 7 juillet 1711, Gerhardt VII, Berlin, 1890, Hildesheim, Olms, p. 495)
47 « Ces Remarques sont en François, je les ay mises en forme de dialogue, l’un des personnages représentant les sentimens de l’auteur, et l’autre les miens, ce qui m'a paru pouvoir estre un peu plus au goust d’un lecteur, que la forme seche des remarques à l’ordinaire. » (A Jacquelot, 28 avril 1704, Gerhardt III, Berlin, 1887, Hildesheim, 1960, p. 474).
48 Evoquant dans la Théodicée sa continuation du dialogue de Valla, Leibniz écrit : « ... continuant la fiction qu’il avait commencée : et cela bien moins pour égayer la matière, que pour m’expliquer sur la fin de mon Discours de la manière la plus claire et la plus populaire qui me soit possible. » (Gerhardt VI, Berlin, 1885, Hildesheim, Olms, p. 357 ; Brunschwig, Paris, GF, 1969, p. 355) ; et, à la fin de la Préface : « je me flatte que le petit Dialogue qui finit les Essais opposés à M. Bayle, donnera quelque contentement à ceux qui sont bien aises de voir des vérités difficiles, mais importantes, exposées d’une manière aisée et familière. » (Gerhardt VI, Berlin, 1885, Hildesheim, Olms, p. 48 ; Brunschwig, Paris, GF, 1969, p. 49).
49 Dans la Préface de ses Nouveaux essais, Leibniz écrit : « ...je n’ay pû songer à attraper les agréments dont le dialogue est susceptible... » (Gerhardt V, Berlin, 1882, Hildesheim, Olms, 1960, p.42 ; Brunschwig, Paris, GF, 1966 et 1990, p.37) ; « * Les choses physiques ne peuvent être expliquées plus élégamment ni plus agréablement que par un dialogue. » (à Thomasius, 23 décembre 1670, Gerhardt I, Berlin, 1875, Hildeshiem, Olms, p.35) ; de même, après l’intervention en forme de dialogue du théologien, dans la Confessio philosophi, le philosophe lui réplique : « * j’ai distingué la sévérité de nos arguments de cet intermède plaisant... » (Belaval, Paris, Vrin, 1970, p.100)
50 « ... Leibniz. Homme de cour, cheville ouvrière du monde savant, le dialogue est sa respiration. La correspondance qui en fait l’originalité est par excellence dialogue. » (André Robinet Leibniz : la Renaissance et l'âge classique, in Leibniz et la Renaissance, colloque de 1981 publié dans les Studia leibnitiana, Suplementa XXIII, Wiesbaden, Steiner, 1983, p.13).
51 « ... je souhaiterais que quelque homme habile et sincère repliquât bien distinctement aux réponses de laThéodicée. » (Remarques philosophiques de Mr de Leibniz sur sa Théodicée (1711), Dutens I, Genève, De Tournes, 1768, p. 503 ; Erdmann, Berlin, Eichleri, 1839-40, p. 668).
52 Grua, Textes inédits, Paris, PUF, 1948, p. 512-537.
53 Cf. notre étude « L'éradication d’une argumentation cartésienne ». Leibniz à la lecture des Passions de l’âme, in Descartes et l'argumentation philosophique, sous la direction de Frédéric Cossutta, Paris, PUF, 1996, p.187-216. 54. « * Une philosophie de résolution de problèmes est soumise à des contraintes complètement différentes de celles d’une philosophie fondatrice (« rationaliste » ou « empiriste »). [...] La tâche du philosophe en résolution de problèmes est de trouver une voie d’explication de la manière et du sens dans lesquels peut être défendue chacune des croyances apparemment conflictuelles en question. [...] Leibniz a pratiqué la philosophie de résolution de problèmes à une échelle qui l’a portée à la dignité d’une théorie ou d’un système. » (Stuart Brown Leibniz, Brighton, Harvester Press, 1984, p. 206).
54 « * Une philosophie de résolution de problèmes est soumise à des contraintes complètement différentes de celles d’une philosophie fondatrice (« rationaliste » ou « empiriste »). [...] La tâche du philosophe en résolution de problèmes est de trouver une voie d’explication de la manière et du sens dans lesquels peut être défendue chacune des croyances apparemment conflictuelles en question. [...] Leibniz a pratiqué la philosophie de résolution de problèmes à une échelle qui l’a portée à la dignité d’une théorie ou d’un système. » (Stuart Brown Leibniz, Brighton, Harvester Press, 1984, p. 206).
Auteur
Docteur en philosophie
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