Chapitre 7. Dialogue et libertinage
p. 167-181
Texte intégral
Introduction
1La notion même de libertinage érudit – pour reprendre une expression classique depuis René Pintard1 pose une relation entre d’une part une démarche intellectuelle, liée à l’idée d’affranchissement de la raison (c’est le sens premier de « libertinus », esclave affranchi), et d’autre part son expression formelle, caractérisée par son rapport à une culture livresque. Si l’on peut considérer comme une règle générale que tout ouvrage de l’esprit se construit toujours (plus ou moins ouvertement) à partir d’un matériau préexistant, et que par conséquent la forme nouvelle qu’il donne à ce matériau est un élément essentiel de sa signification, il me semble particulièrement important d’en tenir compte pour l’étude de ces auteurs qui revendiquent explicitement leur absence d’originalité en référant constamment leurs affirmations à des sources antérieures autorisées.
2Dans ce cadre, on peut légitimement voir dans la mise en place de tel ou tel dispositif formel un aspect fondamental de leur recherche, dans la mesure où cette recherche vise à travers elle une expression adéquate. L’examen des formes dialogiques souvent adoptées par les libertins érudits peut contribuer utilement à cerner la nature et les enjeux du libertinage érudit. Par le biais de cet examen formel, il est en effet possible de croiser les dimensions théorique (comment exercer la raison en vue de la vérité ?) et politique (quelle inscription sociale est possible pour cette quête ?) du discours libertin, tout en restant attentif à son caractère construit et à son épaisseur textuelle.
3Mon propos, qui entend insister sur l’importance des formes dialogiques pour la définition du libertinage, vise à montrer comment l’utilisation de dispositifs dialogiques contribue fortement à l’instauration, dans et par les textes, de conditions propices à un exercice de la rationalité que les auteurs en question veulent plus libre. Ainsi, nous n’avons pas affaire à une simple transcription de situations d’échanges existantes. Bien au contraire :
- la mise en place de dialogues permet de neutraliser les pressions idéologiques qui pèsent en temps normal sur toute discussion inscrite dans l’espace social.
- De ce fait, la fiction (au sens de construction, façonnage) dialogique recompose et accomplit des conditions d’échange confidentiel optimales.
- En tant que telle, l’inscription de la pensée dans un cadre dialogique relève d’un choix littéraire et philosophique positif, d’une nécessité interne à la réflexion qui non seulement ne se contente pas d’enregistrer un contexte historique, mais est également l’expression d’une réflexion théorique.
4Afin de tester cette hypothèse, je m’appuierai sur un corpus de trois auteurs, qui me semblent représentatifs, chacun selon des modalités différentes, de l’importance du dialogue dans le déploiement d’une pensée libertine. Tout d’abord le De admirandis naturae arcanis de Vanini, œuvre rédigée en latin, dialoguée, et publiée en 16162. Un peu plus tard (à partir de 1630) et en français, les dialogues de La Mothe Le Vayer offrent un échantillonnage riche et varié des possibilités de ce genre philosophique, qu’ils contribuent grandement à remettre à l’honneur ; je ferai essentiellement référence aux Dialogues faits à l’imitation des Anciens, et plus particulièrement au Dialogue sur le sujet de la divinité3.
5A ce corpus explicitement dialogué, j’adjoins le Theophrastus redivivus (rédigé en latin, en 1659 si l’on en croit les indications fournies par le texte – les seules dont nous disposions –, et non publié à l’époque), bien que le texte se présente sous la forme monologique d’un traité. En effet, sa structure pragmatique est assimilable à celle des autres dialogues : dans l’introduction, l’auteur nous indique qu’il conçoit le texte comme un instrument de travail pour les théologiens ; indication qui reprend un élément du frontispice, où l’ouvrage est désigné comme « ouvrage construit à partir des opinions des philosophes, et soumis aux très savants théologiens pour qu’ils le ruinent »4. L’ensemble des six traités qui composent l’ouvrage est donc inséré dans un échange dialogique externe au sein duquel il représente la position athée à laquelle les théologiens se devront de répondre.
6Situation de la pensée dans un dialogue interne ou externe, publication ou maintien dans la clandestinité, rédaction en latin5 ou en français : ces trois échantillons du libertinage érudit proposent des combinaisons diverses6 de caractéristiques dont chacune assigne au lecteur une certaine place vis-à-vis du texte. Ces différentes manières de circonscrire dans la réalité l’espace de l’échange possible entre l’auteur et le lecteur devront être situées par rapport aux modèles de dialogue proposés dans les textes, afin de cerner la relation entre ces deux niveaux.
Le dialogue comme reflet des conditions socio-historiques de réception
7En tant qu’exercice de la rationalité qui se veut libéré des préjugés et pressions en tout genre, en tant que regard déniaisé sur l’ensemble des croyances communes, l’attitude libertine est intrinsèquement choquante, même si elle ne cherche pas forcément la provocation. Ainsi que l’indique le père Garasse par le titre d’un ouvrage qu’il consacre à la lutte contre le libertinage, la « doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels » contient « plusieurs maximes pernicieuses à la Religion, à l’État, et aux bonnes mœurs. »7 La curiosité incriminée par le jésuite qui y voit, conformément à l’un des sens de ce terme à l’époque, un zèle indiscret qui pousse l’esprit aiguillonné par l’orgueil à s’enquérir d’un savoir inutile à la vie du bon chrétien, est bien effectivement à l’origine des investigations libertines ; mais c’est plutôt dans le second sens du terme (également attesté au 17e siècle), qui renvoie à une caractérisation moralement neutre, voire plutôt positive, du désir de savoir. Néanmoins, considérée comme « pernicieuse » pour l’ordre politique et moral régnant, cette curiosité ne pouvait pas se donner libre cours dans la France du 17e siècle ; de fait, ses manifestations ne manquaient pas de donner lieu à des réactions aussi peu subtiles que celles du virulent père Garasse – quand elles n’allaient pas jusqu’à mettre physiquement leurs auteurs en danger.
8Cette situation politique a induit un certain type de fonctionnement intellectuel, en même temps que des conditions matérielles particulières d’échange. Il n’est pas douteux que les pressions idéologiques et les contraintes sociales aient une large part dans la mise en place des cercles et des circuits, bien étudiés par René Pintard8, dans lesquels la réflexion propre au libertinage érudit s’est développée. Ainsi l’élitisme, aspect fondamental de la position libertine, peut être compris comme le reflet de conditions socio-historiques qui imposaient à ces auteurs une forme de clandestinité. Aussi n’est-il pas étonnant de constater dans un premier temps que, dans les textes qui nous occupent, les auteurs donnent une représentation des conditions dans lesquelles leur pensée pouvait être diffusée. Conditions marquées par la confidentialité de cette diffusion, rendue nécessaires, pour eux, par l’opposition qu’ils suscitent aussi bien de la part du vulgaire ignorant que de la part du pouvoir politique et des milieux scientifiques qui en sont les relais.
9Dès les premières lignes de l’échange entre Jules César Vanini et Alexandre, les deux protagonistes du De Admirandis naturae arcanis, se trouve évoqué le contexte polémique dans lequel s’inscrit la parole de Jules César9, qui présente les attaques dont il est l’objet comme un motif pour refuser à Alexandre les explications qu’il demande. Quand Jules César explique « mes dires seront d’autant plus propices à la calomnie qu’ils seront éloignés du vulgaire », son interlocuteur prend acte de la remarque même si c’est pour en minimiser la portée : « Les hommes de cultures comprennent désormais que les critiques de tes détracteurs ont bien moins de valeur que tes vertus. Que cherches-tu ? Que désires-tu de plus ? Tu t’es acquis auprès des sages trop d’éloges pour que le dénigrement
10des Aristarque et la malveillante jalousie de censeurs à demi incultes constituent le moindre danger pour ta réputation (...). Tu subis le dénigrement – sort fréquent pour les plus sages. Tu te vois refuser ce qu’ont obtenu nombre d’hommes sans aucune valeur (à savoir beaucoup d’argent) mais qui constitue un désastre pour les esprits philosophes » (p. 3). Sans qu’aucun contenu précis ait encore été dévoilé (puisque ces premières lignes entrent très évidemment dans une stratégie de captatio benevolentiae), la mise en œuvre de la sagesse et de la véritable philosophie est présentée dans son opposition avec les valeurs de la foule et des médiocres. Jules César est donc ici le représentant direct de Vanini et de la position marginale qu’il devait occuper dans la société de son temps.
11Cette description du contexte énonciatif au tout début du dialogue rejoint celle que fait, dans sa Lettre d’introduction à leur première livraison, l’auteur des Dialogues faits à l’imitation des Anciens10. Il les y juge « plus propres à demeurer dans l’obscurité d’un cabinet amy, qu’à soufrir l’éclat et le plein jour d’une publique lumière » p. 12), et entend éviter qu’ils ne soient donnés en pâture à « une sotte multitude » et à « un siècle ignorant et pervers » (Ibid.). De la même façon, l’auteur peut être considéré comme l’incarnation, dans le texte, de La Mothe Le Vayer, livrant par conséquent des informations qui recoupent la situation historique réelle. C’est dans ce sens que vont les lectures des Dialogues qui y voient la représentation d’échanges amicaux ayant effectivement eu lieu, ou qui tendent à en identifier les personnages au vu des fréquentations de La Mothe Le Vayer.
Questions posées par le rapport entre auteurs et personnages
12La convergence des deux textes repose sur une similarité de position entre les deux locuteurs en cause. Pourtant l’un est personnage parlant à l’intérieur du dialogue, alors que l’autre est auteur parlant dans un discours préliminaire. L’examen de la complexité de leur statut conduira à deux résultats intimement liés : d’une part il permet de confirmer la parenté de leur position dans la structure du texte ; d’autre part il souligne le caractère problématique d’une identification trop directe entre les instances présentes dans les textes et les personnes réelles, et invite à une approche différente des dialogues étudiés.
13Le personnage Jules César dans le De admirandis porte le même nom que l’auteur du texte, ce qui semble tout naturellement induire une assimilation du personnage et de l’auteur : le personnage n’est autre que l’auteur, puisque tous deux portent le même nom. Mais ce premier mouvement se trouve compensé par un autre. En effet, le De admirandis est construit sous la forme d’une succession de dialogues, présentés comme autant de chapitres (identifiés par le thème qu’ils traitent) regroupés eux-mêmes en livres (au nombre de quatre, et seulement numérotés). Ainsi mis en forme, les propos se trouvent presque pris dans une structure de traité, ce qui contredit une éventuelle volonté de transcription purement mimétique d’échanges réels.
14Mais il y a plus : en tête de chacun des livres figurent des indications les attribuant à la personne de Jules César Vanini, dont le nom est assorti de qualificatifs très élogieux. On lit ainsi sur la première page du premier livre : « livre 1, par le très pénétrant docteur Jules César Vanini » (p. 1) ; sur celle du second : « livre 2, sur l’eau et la terre, par le très sagace philosophe Jules César Vanini » (p. 67) ; sur celle du quatrième : « livre 4, d’une très grande précision, par Jules César Vanini, prince des philosophes de notre siècle » (p. 266). Le caractère dithyrambique de ces propos rend difficile leur assignation à une instance précise. S’agit-il du Jules César personnage ? mais le discours est typographiquement et grammaticalement bien distinct de l’échange entre les interlocuteurs. S’agit-il du Vanini auteur ? La place de la phrase dans la structure du texte autorise cette lecture, mais sa tonalité d’autocélébration la rend problématique. L’hypothèse d’un autre Jules César Vanini, éditeur du texte, rendrait compte de ce ton superlatif en le resituant dans une stratégie commerciale.
15La complexité structurelle du texte nous encourage à prendre au sérieux toute son épaisseur : si l’identité de nom incite dans un premier temps à poser que le personnage n’est autre que l’auteur, les emplois étranges de ce nom dans l’ouvrage donnent à penser que peut-être, paradoxalement, l’auteur n’est autre qu’un personnage, dans le sens où il a un rôle à jouer dans la mise en scène interne du texte. En tout état de cause, ce qu’il importe ici de constater, c’est la complexité interne de cette instance nommée Jules César Vanini, complexité sur laquelle le texte lui-même invite à réfléchir. À plus forte raison devra-t-on par conséquent être circonspect dans la détermination de son statut, et sans doute renoncer à une trop rapide identification avec la personne de Vanini (identification qui serait le pivot d’une lecture du dialogue comme reflet d’une situation réelle).
16Cette circonspection est également de mise lorsque nous nous tournons vers les Dialogues faits à l’imitation des Anciens, qui présentent une situation analogue, mais inversée. Dans ce cas, la présentation des dialogues n’est le résultat d’aucune mise en ordre explicite ; en l’absence de lien logique entre eux, ou d’organisation particulière, ils se prêtent plus que les échanges entre Alexandre et Jules César à une lecture « réaliste ». En revanche, c’est le nom de l’auteur qui entraîne tout le dispositif textuel dans le domaine de la fiction. L’auteur s’annonce explicitement comme personnage, puisque le texte fut publié sous le pseudonyme d’Orasius Tubero, nom qui est aussi celui d’un personnage qui intervient dans les dialogues ; aussi la lettre de l’auteur précédemment citée est-elle attribuable à un Orasius auteur, qui redouble l’Orasius personnage. C’est ici un nom fictif qui recouvre la multiplicité des instances de parole, alors que chez Vanini, c’est un nom réel qui assume cette fonction d’unification.
17A la faveur d’un dispositif certes différent, il apparaît que dans les deux cas, on a affaire à un jeu pleinement assumé sur les marges du texte et à une articulation subtile entre les domaines respectifs de la réalité historique et de la fiction philosophico-littéraire. L’utilisation ambiguë des noms et de leurs référents réels ou fictifs cultive entre le contexte historique et le monde du texte un décalage qui autorise pleinement une approche interne. Elle donne une validité théorique forte à la structure formelle des textes, qui doit être comprise comme une réappropriation significative des conditions historiques d’énonciation, et pas seulement comme un simple reflet.
La thématisation de l’opposition philosophe/peuple
18La thématisation de ces choix formels à l’intérieur des dialogues étudiés confirme cette démarche. En ce qui concerne le De admirandis, la confrontation entre la parole philosophique libre et les pressions idéologiques de l’opinion commune – présentée nous l’avons vu dès le début du dialogue –, est relayée plus loin, alors que Jules César donne son avis sur le statut de la religion païenne. Après avoir rapporté certaines pratiques, il déclare : « Or ceux-là, je veux dire les philosophes, s’apercevaient assurément que tout cela était des histoires ; ils étaient cependant contraints au silence par la crainte de la puissance publique » (p. 276-277). La même opposition est reprise, associée cette fois à l’affirmation d’un contenu doctrinal précis, et reportée dans le passé.
19Un effet d’écho identique, voire beaucoup plus net, est repérable chez La Mothe Le Vayer. Ainsi Orasius, dans le Dialogue sur le subjet de la divinité, évoque Stilpon, qui répond à une question sur l’efficacité de nos prières que « ce n’estoit pas une demande à faire en pleine ruë, mais bien de seul et seul, et dans un cabinet » ; attitude « dont use aussi fort à propos le grand Pontife Cotta envers Vellejus, qui supposoit qu’il estoit fort difficile de nier l’estre des Dieux, credo, respondit-il, si in concione quaeratur, sed in ejusmodi, et concessu facillimum »11 (p.3 21-322). Dans ce passage comme dans le premier cité, l’aspiration à la confidentialité est désignée par le même terme de « cabinet ».
20Ces reprises montrent que la situation dans laquelle se trouvent les auteurs/personnages, et dans laquelle ils se mettent explicitement en scène, relève tout autant d’un topos concernant la place du philosophe dans la société que de l’évocation d’un contexte socio-historique particulier. Il ne s’agit pas de nier que le premier puisse être motivé par le second. De fait, l’assimilation rétroactive du contexte évoqué à l’intérieur du texte (par le biais d’un tiers) au contexte évoqué par l’auteur/personnage comme le sien, parce qu’elle est suggérée par le texte lui-même, sert de cadre général à son interprétation. Je ne chercherai pas ici à trancher sur le parti qu’il convient de tirer de ces rapprochements ; il s’agit avant tout de souligner la nécessité de ne pas négliger la dimension théorique de la question (qui renvoie à une étude structurelle des textes) au profit exclusif de son aspect politique (qui renvoie à une investigation de type historique extérieure aux textes).
21Ces mises en parallèle permettent dans les deux cas le rapprochement entre une situation dialogique et le développement proprement philosophique de la pensée, développement que les conditions d’échange imposées par la société rendent difficile. Dans ce sens, la mise en scène dialogique équivaut à la construction d’un contexte idéal, comme en témoigne l’exemple du Theophrastus redivivus. On a vu que les six traités se trouvent intégrés dans un échange dialogique, insérés si l’on veut entre une parole en amont (les discours apologétiques inefficaces des théologiens contre les impies) et une parole en aval (les mêmes discours, rendus efficaces grâce à l’information fournie par l’auteur). Celui-ci le précise dans son introduction : « C’est pourquoi, comme je l’ai dit, j’ai accumulé ce tas de maux et de venins en tous genres afin qu’on prépare les remèdes et les antidotes adaptés et appropriés à chaque mal, et que nos très savants théologiens fabriquent et confectionnent comme un arsenal d’arguments, par lesquels les Chrétiens puissent disposer, pour repousser la charge très puissante de leurs adversaires, d’une force également très puissante, et combattre courageusement les philosophes à armes égales, comme on dit » (p. 7). Le dispositif du texte reconstitue ainsi un échange entre les deux parties, et le Theophrastus ne se présente pas comme une fiction. Tout au contraire, il se donne le rôle d’intervenant direct dans un conflit historique réel, celui qui met aux prises les apologètes et les ennemis de la foi.
22Pourtant, par un mouvement identique à celui des textes étudiés plus haut, cette mise en scène dialogique trouve un écho dans l’argumentation proposée par les traités qui suivent cette introduction, et ce dès les premières lignes du premier traité : « Il est difficile de nier l’existence des dieux, si la question est posée en public, alors que c’est très facile dans une conversation qui réunit des familiers, dit Cicéron (De la nature des dieux, livre 1) ; et le philosophe Stilpon (Diogène Laërce, Vie de Stilpon), comme Crates lui avait demandé si les dieux... » (p. 27). On retrouve ici les références philosophiques utilisées par La Mothe Le Vayer dans un passage déjà cité du Dialogue sur le subjet de la divinité. Comme précédemment, c’est sur la dimension théorique du dialogue que ce système de renvoi met l’accent.
23De plus – et c’est là une spécificité du Theophrastus – le dialogue qu’il propose s’inscrit dans une faille de la réalité. L’auteur déclare en effet, afin de justifier sa démarche : « Je n’ignore pas que beaucoup d’hommes très savants ont déjà tenté cette entreprise ; mais certains ont me semble-t-il plus poursuivi les philosophes de leurs malédictions qu’ils ne les ont surpassés par des raisonnements ; d’autres invoquent seulement des raisons tirées de l’autorité de la foi, et non des arguments naturels, comme font les philosophes (...). Au contraire, il faut se contenter de chercher des arguments déduits de la raison naturelle, et garder la mesure sans recourir aux malédictions » (p. 7). Il est intéressant de noter que par deux fois, c’est le souci de faire taire les injures pour faire place à la raison qui est invoqué comme motivation du projet. Là où l’échange est dans la réalité rendu impossible par l’invective, le Theophrastus s’offre comme d’un espace en marge de la société : l’anonymat conservé par l’auteur, s’il peut constituer une stratégie de défense contre d’éventuelles poursuites, peut aussi être vu, de manière positive, comme le refus de donner à l’instance de parole une inscription sociale. Le caractère abstrait des protagonistes est ainsi une garantie pour la bonne tenue de l’échange, presque une condition de possibilité étant donné les passions que déchaînent de tels sujets.
24Le Theophrastus et son auteur anonyme présentent ainsi une illustration de ce jeu sur les marges du texte évoqué plus haut. Illustration encore plus nette du fait que la situation dialogique mise en place par les textes, loin d’être le simple reflet d’une situation socio-historique, en fournit un modèle doté de caractéristiques intrinsèques.
D’une stratégie politique de dissimulation à une stratégie théorique de diffusion
25Un glissement significatif dans la caractérisation de l’opposition entre peuple et philosophe confirme l’importance théorique de cet usage libertin du dialogue, au-delà d’une dimension descriptive qui l’ancre dans la sphère politique.
26Associé au libre exercice de la rationalité dans un espace restreint, l’usage du dialogue en vient naturellement à être mis au nombre de ces pratiques de dissimulation de la pensée qu’on attribue aux libertins au titre du nécessaire masquage de ce qui serait leur impiété. Pourtant, il serait réducteur de voir dans cet élitisme, dont l’usage du dialogue est un signe, une manifestation purement défensive ; cela reviendrait encore une fois à surestimer des motivations externes dans le choix par ces auteurs des formes d’écriture dialogiques. Si la construction de ces textes témoigne d’un souci de mise à l’abri (mouvement de protection imposé de l’extérieur par l’existence réelle d’un vulgaire inapte à la raison)12, elle exprime aussi l’élaboration d’une position ayant une légitimité proprement rationnelle.
27En effet, la présentation de la situation dialogique dans les textes étudiés montre un lien significatif entre des déterminations politiques et théoriques : la situation sociale évoquée est insérée dans un schéma de pensée où elle est représentative d’un fonctionnement de la raison. Ainsi, au début du De admirandis, Jules César évoque ses rapports conflictuels avec le peuple : « Tu n’ignores pas que dans la discussion, j’ai horreur des opinions populaires ; c’est pourquoi les propos qui seront tenus par moi seront d’autant plus proches de la calomnie qu’ils seront plus éloignés du peuple » (p. 3). L’opposition avec le vulgaire se formule d’emblée en termes d’opinions ; ce qui est en jeu, c’est moins une catégorie sociale recouvrant une réalité historique clairement assignable qu’une catégorie théorique définie par une certaine pratique de la raison. Autrement dit, le rejet du peuple n’est pas un refus, déterminé socialement de diffuser la pensée ; de fait, rappelons qu’Alexandre poursuit, dans la même page, en évoquant la gloire que Jules César s’est acquise par l’excellence de son esprit : « Tu t’es acquis auprès des sages trop d’éloges pour que... » La mention de la renommée du personnage contribue à montrer que ce refus du populaire n’est ni incompatible avec une certaine notoriété, ni contradictoire avec le désir de l’obtenir, mais qu’il est essentiellement refus de se plier à une contrainte extérieure.
28Cette remarque est également valable pour notre texte de La Mothe Le Vayer. Au début du Dialogue sur le subjet de la divinité, Orasius déclare son « antipathie contre tout ce qui est populaire » et il précise entre parenthèses : « Vous savez combien nous étendons loin la signification de ce mot », avant de s’expliquer : « Ma façon de philosopher est trop indépendante (...) ; pour ce qu’il n’y a rien de plus opposé à notre heureuse suspension d’esprit que la tyrannique opiniâtreté des opinions communes, j’ai toujours pensé que c’était contre ce torrent de la multitude que nous devions employer nos principales forces. » Il me semble ici intéressant de noter que le propos est d’abord dirigé contre des opinions, et que la contrainte de la multitude est d’abord ressentie dans le domaine spéculatif. Les opinions communes sont les représentants dans le domaine théorique d’un comportement qui existe aussi sur le terrain social. Et le propos tenu par Orasius marque bien un décalage entre la catégorisation sociale et la typologie intellectuelle : ces opinions sont gênantes moins parce qu’elles sont celles du peuple, que parce qu’elles sont soutenues par des auteurs qui adoptent sur le plan du savoir une attitude vulgaire.
29Il ne s’agit donc pas pour ces auteurs de se figer dans un refus aristocratique de la diffusion de leur pensée (refus qui répondrait seulement à un souci de se protéger de la foule, et manifesterait seulement une restriction de leur auditoire imposée de l’extérieur). En se réappropriant cette situation par une transposition dans la théorie, il s’agit plutôt de doter une pensée inadaptée à une diffusion sociale simple d’une diffusion adéquate à son objet théorique.
Le dialogue amical, cadre propice neutralisant les résistances
30La mise en place de dispositifs dialogiques me semble répondre à ce souci : ils permettent l’instauration d’un contexte fictif propice, à la fois parce qu’il intègre la présence d’autrui, et que cette présence n’entrave pas le développement de la pensée. Dans les dialogues étudiés de Vanini et La Mothe le Vayer, ce contexte est décrit d’emblée comme amical. Ainsi le début du De admirandis est-il marqué par l’estime et l’affection que les deux interlocuteurs éprouvent l’un pour l’autre ; alors que Jules César reçoit Alexandre par le vocatif « mon très cher Alexandre » (p. 1), ce dernier évoque quelques lignes plus bas l’amitié qui les lie : il exhorte en ces termes Jules César qui hésite à se lancer dans une discussion qui lui paraît difficile : « Il faut faire preuve d’audace, au nom de l’amitié et de la philosophie » (p. 3).
31De façon similaire, au début du Dialogue sur le subjet de la divinité, c’est l’amitié d’Orontes pour Orasius qui le conduit à l’interroger : « Votre franchise, Orasius, à me découvrir les mouvements de votre intérieur, m’obligent à vous confier avec même candeur ce qui me tient en peine pour vous depuis le temps que vous vous êtes dispensé de professer assez ouvertement cette humeur capricieuse, que je puis bien ainsi nommer, puisqu’elle vous fait prendre comme aux chèvres les lieux écartés et solitaires, en vous éloignant du troupeau » (p. 304) ; et il poursuit : « Car s’il est vrai qu’il n’y ait rien du tout de certain... il s’ensuivra que notre sainte théologie... sera fantastique et illusoire, ce qui est une impiété, dont je vous tiens aussi éloigné, que j’appréhende que vous n’en puissiez pas éviter le soupçon ».
32Cette première réplique d’Orasius, qui campe le personnage, indique bien comment la curiosité théorique est portée par une préoccupation d’ordre affectif : son interrogation est motivée par le souci de voir Orasius en butte à d’injustes critiques, auxquelles par amitié il voudrait le voir se soustraire. La situation énonciative est construite sur une tonalité dont tout l’échange se ressentira. En effet, par son caractère soutenu et bienveillant, l’attention d’Orontes permet à Orasius de développer sa pensée face à un interlocuteur, à un « autrui » susceptible de réagir, mais en rencontrant chez lui une résistance minimale13.
33Par l’intermédiaire de ce motif épicurien de l’amitié (relation privilégiée qui s’oppose à la promiscuité avec la foule et permet d’échapper à ses pressions), le dialogue tel que nous le rencontrons dans ces textes offre l’illustration d’une tentative pour proposer un bon usage de l’affectivité en philosophie. Le discours est doublement inscrit dans un cadre affectif : il est protégé par son destinataire qui, bienveillant, ne cherchera pas à l’entraver ; bien plus, il est protégé par lui parce qu’il est réclamé par lui. Dans ce sens, le schéma relationnel qui sert de support au De admirandis comme au Dialogue sur le subjet de la divinité offre une manifestation particulièrement complète de la manière dont le dialogue amical est une condition théorique pour l’exercice de la rationalité.
34Le Theophrastus présente si l’on veut une forme faible de ce schéma : l’intervention que constituent les 6 traités, située dans un dialogue, est aussi située dans le cadre d’une attente. Attente qui n’est pas caractérisée de manière affective, mais insiste – on a eu l’occasion de le souligner – sur l’inscription de la pensée dans un échange pacifié. Le public de « très savants théologiens » que se donne l’auteur est un auditoire reconstruit d’hommes d’Église capables d’entre la voix de l’impiété sans s’effaroucher ni céder d’emblée à la tentation de l’anathème.
35Dans cette perspective, la construction du dialogue procède à une réduction de l’altérité, grâce à la construction d’un interlocuteur qui n’ait pas une consistance trop gênante face à l’énonciateur principal. Plutôt que d’être une ouverture aux aléas de l’exposition à autrui, les dispositifs dialogiques auxquels nous avons affaire ont pour principale fonction de contrôler l’autre dont une pensée a besoin pour se construire et s’épanouir. La construction du personnage de l’allocutaire vise à trouver l’écart juste, c’est-à-dire celui qui installe en face de l’énonciateur principal un public suffisamment consistant, et en même temps suffisamment bienveillant pour accepter de cautionner la mise à jour d’une pensée qui se cherche librement.
36Par cette stratégie de contrôle de l’altérité et de limitation du risque qu’elle comporte, le dialogue rejoint le rôle de filtrage assumé par l’érudition : le lecteur, déjà contraint à une certaine attitude par l’identification suggérée avec l’un des personnages, l’est aussi par le type de discours adopté, qui requiert de sa part une culture approfondie (c’est ainsi que La Mothe le Vayer a pu se voir reprocher de multiplier les citations en grec). Le jeu avec les citations participe de la construction d’un auditoire restreint – et l’utilisation du latin va dans le même sens. Par-là, la situation des personnages des dialogues est une transposition de celle qu’adoptent leurs auteurs : il s’agit de s’exprimer publiquement et de mettre la pensée à l’épreuve par l’échange avec autrui, et en même temps de limiter les risques que comporte une telle ouverture. Transposition reconstruite toutefois, et qui a une légitimité intrinsèque, dans la mesure où dans ces choix formels (celui du dialogue, de la parole érudite, ou du latin), la détermination politique n’est pas seule en jeu, et qu’ils sont aussi et peut-être surtout motivés par des exigences théoriques.
Conclusion : dialogue et exercice libertin de la rationalité
37Ainsi le dialogue des libertins de la première moitié du 17e siècle ne se pose pas comme le moyen d’une divulgation pédagogique du savoir (le caractère fictionnel du dialogue n’a pas pour but de faciliter pour autrui l’accès à une matière difficile). Il semble également que dans bien des cas, il ne se pose pas non plus comme le refus d’une telle divulgation (à ce titre, la démarche de l’écriture, puis de la publication, fût-elle restreinte, contredit ce mouvement plus souvent qu’on ne l’a dit). Loin d’être le décalque mécanique d’une situation socio-historique, le choix de cette forme en marque une réappropriation théorique. Choix positif, il exprime une mise en œuvre de la rationalité propre au libertinage érudit, fondée sur la conscience de la relativité des points de vue comme sur celle de la raison qui les expose ; une raison modeste, dont le travail critique s’appuie sur la tradition, et dont les manifestations sont insérées dans un circuit passionnel (certes épuré).
38En d’autres termes, la fiction du dialogue, dans ce qu’elle a d’artificiel, est au service d’une expression authentique de la raison que les libertins cherchent à saisir. L’utilisation du dialogisme est liée à une certaine pratique de la rationalité comme essai. Parce que cette dimension de mise à l’épreuve s’accommoderait mal d’une affirmation triomphante, les formes dialogiques peuvent être considérées comme un aspect constitutif du libertinage érudit.
Notes de bas de page
1 Le libertinage érudit dam la première moitié du xviie siècle, Paris, 1943, nouvelle édition, Genève – Paris, Slatkine, 1983.
2 Je citerai le texte dans l’édition de Luigi Corvaglia, Le opere di Giulio Cesare Vanini e le loro fonti, Vol. II, De admirandis naturae arcanis, 1934. Ristampa fotomecanica, Galatina, Congedo Editore, 1990.
3 J’utiliserai l’édition proposée par André Pessel pour le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1988.
4 Theophrastus redivivus, Edizione prima et critica a cura di Guido Canziani e Gianni Paganini, La Nuova Italia, Firenze, 1981, reproduction du frontispice.
5 Dans ce cas, je traduis.
6 Combinaisons diverses qui devraient permettre une extension du corpus à d’autres textes dialogués ou incluant une forte composante dialogique. A cet égard, le corpus utilisé ici a une valeur de test.
7 La doctrine curieuse..., Paris, Sébastien Chappelet, 1623.
8 Op. cit.
9 J’utiliserai dorénavant ce prénom pour désigner le personnage, en le distinguant de Vanini, l’auteur.
10 La convergence que je souligne ici ne doit certes pas masquer la différence entre les statuts sociaux des deux auteurs – facilement révélée par leurs biographies, et sur laquelle un développement plus étendu de cette question devrait revenir plus en détail.
11 « Certes, répondit-il, c’est fort difficile si la demande est faite dans un discours public, mais c’est très facile dans une conversation et devant une assemblée comme celle-ci. »
12 Encore que dans bien des cas, les stratégies discursives soient à la fois retorses et peu probantes sur le plan de la dissimulation, dans la mesure où il s’agit toujours en même temps de montrer ce que l’on cache (voire de montrer qu’on le cache), et ce en face d’un public averti peu susceptible d’être leurré par des manœuvres devenues aussi courantes.
13 La rencontre entre Ephestion et Eudoxus dans le Dialogue sur la philosophie sceptique repose sur le même genre de situation : les conditions d’énonciation permettent une expression suffisamment adoucie de l’opposition entre scepticisme et aristotélisme pour que soit possible le développement d’Ephestion sur la Sceptique.
Auteur
Université de Marne-la-Vallée
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003