Chapitre 2. Approche interactionnelle du dialogue philosophique
Malice de Descartes dans le dialogue « La recherche de la vérité »
p. 65-84
Texte intégral
1Lorsqu’un contenu doctrinal est exposé par le biais d’un dialogue écrit, plusieurs voix, le plus souvent adversatives, construisent ensemble le sens. De quelle manière ces voix interagissent-elles, comment, dans ce qui est surtout un débat d’idées, peut-on déceler les traces d’une relation personnelle entre les protagonistes ? Examiner quelques caractéristiques du dialogue philosophique envisagé comme une interaction non figée entre des participants permettra peut-être de questionner autrement la raison d’être de cette forme en philosophie. S’agit-il d’un dispositif nécessaire qui seul permet l’énonciation de l’appareil doctrinal, d’une forme parfois sophistiquée qui s’apparente à un genre littéraire (le théâtre par exemple) ou d’une tentative pour que l’échange philosophique se fasse dans les mailles d’une conversation qui serait presque à bâtons rompus ?
2Nous nous appuierons sur le dialogue inachevé de Descartes : « La recherche de la vérité par la lumière naturelle » qui met en scène trois protagonistes, Eudoxe, Poliandre et Epistémon, alors qu’ils se retrouvent dans la demeure du premier pour y tenir une conversation dont l’objet est de fonder la connaissance en passant par le doute méthodique qui permet d’aboutir à l’existence. Eudoxe se donne pour tâche de convaincre les deux autres – Poliandre, le participant plutôt ignorant et Epistémon, le représentant des Scolastiques – que chacun est capable d’avoir accès à la connaissance si la méthode appropriée est adoptée. Le contenu du dialogue est à rapprocher de celui des Méditations mais la datation en est incertaine. Pour certains, il s’agit d’un dialogue de jeunesse et pour d’autres, tel Cassirer, d’un dialogue écrit tardivement, à la période où le philosophe réside à la cour de Christine de Suède (Epistémon, l’adversaire d’Eudoxe, incarnerait les médecins et les professeurs en désaccord avec Descartes) dans lequel cas, le but de Descartes est moins de mettre en place une doctrine philosophique que de l’exposer à un public plus large1.
Quelles avancées dans l’étude de la communication permet la linguistique interactionnelle ?
3On assiste depuis une trentaine d’années à un développement extrêmement fécond d’études qui déplacent l’intérêt pour les systèmes linguistiques vers l’observation du langage en situation. S’appuyant fortement sur des données naturelles (corpus constitués par des recueils de conversations), les chercheurs observent de quelle manière les interlocuteurs font appel à des procédures diverses (plus ou moins fortement ritualisées) pour entrer en contact, co-traiter un thème, assurer la compréhension mutuelle (reformulation, annonce du thème, etc.), parvenir à des buts communs, prévus ou non avant le début de l’interaction. Les études portant sur les conversations dans des circonstances diverses attachent une attention particulière au système d’alternance des tours de parole (Qui parle ? Combien de temps ? Qui donne ou prend la parole ?) considéré comme un trait essentiel de l’instance dialoguée, mais aussi à des aspects plus sociaux – comme le statut des locuteurs –, ou plus sociolinguistiques, avec l’importance accordée aux formules routinières auxquelles il est fait recours. Nul doute que la vie quotidienne nous fait participer à des conversations apparemment anodines dont nous connaissons de façon tacite les règles. Chacun met en œuvre des contraintes de succession (on commence par se saluer, on aborde un sujet, on prend congé, etc.) des contraintes de prises de parole (éviter d’interrompre l’autre) et des contraintes de maintien et de modification du thème.
Les différents courants interactionnistes
4Les approches de l’interaction2 se font à travers l’émergence de courants à orientations différentes, mais qui viennent tous principalement de la sociologie et de l’anthropologie nord-américaines.
Le courant que l’on appelle « ethnographie de la communication » est initié par D. Hymes qui, dès 1967, par le biais de son modèle devenu célèbre, Speaking3, montre que les formes de comportement sont à rapporter aux groupes sociaux, aux statuts, aux circonstances de la communication, et à la culture dans laquelle l’échange se déroule. Tout sujet engagé dans une interaction met en œuvre une compétence de communication qui lui permet de comprendre et de se faire comprendre des autres.
Un second courant relevant d’une microsociologie, et dans la lignée de ce qu’on appelle l’interactionnisme symbolique, s’intéresse à la dimension interpersonnelle de la communication à travers une observation fine des rituels langagiers. E. Goffman avec son modèle dramaturgique de la communication met en lumière des processus de figuration par lesquels les locuteurs se protègent ou atténuent leurs attaques verbales potentielles. Les interactants, par toutes sortes de tactiques, préservent leur face et celle d’autrui. L’activité des sujets se manifeste à travers des rôles. Le maintien du fragile lien social se fait par le respect de règles de conduite intériorisées par les sujets.
Le courant ethnométhodologiste fondé par Garfinkel préconise de s’appuyer sur l’observation stricte des comportements afin de voir comment les individus mettent en œuvre des procédures pour que l’intercompréhension puisse être assurée au cours de l’interaction. Dans cette perspective, n’importe quel événement est susceptible de révéler des procédures de raisonnement. Il n’y a pas de coupure épistémologique entre connaissance pratique et connaissance savante.
Le modèle hiérarchique de l’analyse de discours représenté en Europe par E. Roulet a pour but de vouloir mettre en lumière la structuration de l’interaction abordée, en décomposant la conversation en unités de rang de grandeur décroissante (événement de communication, transaction, échange, mouvement et acte de parole).
Le courant de l’École de Palo Alto (Watzlawick et alii 1972) propose un modèle d’analyse interactionniste à orientation plus psychologique dans lequel l’interaction est envisagée en fonction des places (haute et basse) des interactants et de la dissymétrie ou symétrie interactionnelle qui en découle. Les chercheurs de l’école de Palo Alto s’intéressent essentiellement à des questions thérapeutiques lorsque l’individu est pris dans un réseau parfois contradictoire d’injonctions.
Quelques précautions....
5Si l’on considère que l’une ou l’autre des ces tendances a quelque chose à apporter au dialogue philosophique, il convient de faire ici un certain nombre de remarques.
Les analyses interactionnelles portent le plus fréquemment sur des situations de la vie courante dans lesquelles il y a peu de complexité intellectuelle (même si la complexité de lois conversationnelles est grande). On trouve essentiellement des analyses d’interactions de service (commerçant/client, par exemple), des rencontres dans la rue, des échanges se déroulant dans des lieux publics (qui tiennent à la difficulté d’accéder à des données dans des lieux privés).
L’objet de ces différentes recherches sur la conversation porte sur la dimension orale de l’échange dans laquelle une part de spontanéité existe toujours. Les locuteurs avancent dans la construction de l’interaction au fil des échanges et se trouvent, comme le conçoit Goffman, constamment en danger (comment contrôler la parole de l’autre ? Comment ne pas offenser ? etc.). Les conversationnistes observent la manière dont les locuteurs imposent un sujet, l’exposent, le légitiment, etc. Ce qui fait l’intérêt des conversations ordinaires, c’est précisément que là on l’on croit qu’« il ne se passe rien », les locuteurs mettent en place des tactiques communicatives attestant du caractère créatif de cette « parole fraîche ».
L’analyse de conversations ne porte pas, la plupart du temps, sur une interaction du type « débat d’idées », mais on observe cependant quelques tentatives pour aborder des formes dialoguées écrites (le dialogue théâtral, les dialogues romanesques) qui sont alors utilisées soit comme des échantillons, prototypiques d’une communication (la confidence, l’aveu, etc., voir les travaux de Kerbrat-Orecchioni et de Maingueneau) soit parce que les outils conversationnels permettent d’étudier ces formes littéraires d’une autre manière, par la spécificité de leur dimension dialogique précisément. Signalons l’étude d’Ali Boucha (1984) qui porte sur un discours non « ordinaire », son analyse du discours universitaire constituant une des rares tentatives pour aborder le discours produit dans une instance où la confrontation d’idées peut se produire.
...et quelques interrogations
6Si nous nous proposons d’examiner le dialogue philosophique sous l’angle de l’interaction c’est afin de voir si ce type d’approche permet de dégager autre chose, que la lecture du dialogue philosophique habituel ne permettrait pas de voir. Les aspects conversationnels qui peuvent sembler inutiles, superfétatoires, contribuent-ils à dire quelque chose du fond du dialogue ou ne sont-ils qu’une enveloppe dont on pourrait aussi bien se débarrasser ? Peuton, grâce aux paramètres que l’on convoque généralement pour l’analyse interactionnelle, répondre à quelques-unes des interrogations à propos du dialogue philosophique ? Ainsi l’analyse interactionnelle permettra peut-être de comprendre si le dialogue philosophique a pour modèle une situation d’enseignement, s’il se situe plutôt du côté d’un pôle littéraire ou du pôle « conversation ordinaire », s’il s’apparente à une forme orale par sa construction dialogale.
Le dialogue philosophique est-il une forme écrite ou une forme orale ?
7Pour parvenir au lecteur sous la forme d’un écrit, les dialogues philosophiques gardent néanmoins la trace d’un modèle oral sous-jacent. Il n’est qu’à songer au fait que l’auteur nous donne accès à la voix des interactants (appelés personnages), à une parole mimétique, à des tours de parole. Le modèle de la conversation sous-tend l’interaction et l’usage d’outils issus de l’analyse conversationnelle dévoile cette parenté.
Le dialogue philosophique a-t-il pour trame une situation d'enseignement ?
8Pour cela il faut que l’un des personnages soit plus « expert » que les autres (dont le rôle est sans doute d’être des médiateurs pour un lecteur qui lui aussi s’instruit au fil de la lecture du dialogue). Or on identifie assez fréquemment une place de « maître ». Dans cette perspective, les dialogues philosophiques dissimuleraient par des stratagèmes divers (le recours à des noms de personnages par exemple) une situation tout simplement pédagogique.
A quel genre appartient un dialogue philosophique ?
9Constatons qu’il s’agit d’une fiction, inventée par un auteur (contrairement à l’oral qui se déroule réellement ou aux entretiens dans la presse avec des philosophes4 qui livrent aux lecteurs une trace de ce qui s’est effectivement dit). Le régime fictionnel apparenterait le dialogue philosophique au modèle littéraire plutôt qu’au modèle conversationnel qui s’appuie sur des modèles en vigueur dans une culture donnée. Sommes-nous alors au théâtre ou dans une conversation ? Le dialogue philosophique peut sembler proche d’une forme théâtrale (dont il faut dire qu'elle est elle-même assez éloignée d’une reproduction de l’échange oral). Mais il manque au dialogue philosophique la dimension de l’action, celle des sentiments, propre au dialogue théâtral. Il reste à voir dans la particularité d’un dialogue, comment est traité le « personnage philosophique » : est-il davantage qu’un porte-parole d’idées ?
Le dispositif conversationnel chez Descartes
10Appréhender l’étude d’un dialogue sous l’angle de sa dimension interactionnelle se fait par la prise en compte d’un certain nombre de facteurs qui sont supposés avoir une influence sur le déroulement interactionnel. Le dispositif de l’analyse conversationnelle comprend en général les paramètres suivants : le site spatio-temporel et son influence, les interactants et leur statut, les traces de leur positionnement, le système d’alternance des prises de parole, les buts poursuivis, la gestion du thème.
Le site spatio-temporel
11Commençons par nous demander quelles indications de lieu et de temps donne le texte : s’agit-il d’un lieu public, d’un lieu propice à la conversation amicale, d’une interaction à durée limitée mais qui se déroule selon un rythme périodique (comme par exemple pour un cours) ? Le cadre exige-t-il un dispositif topographique des interactants ? Dans La recherche de la vérité, les protagonistes se trouvent dans la « maison de campagne » de l’un d’entre eux, Eudoxe, qui reçoit la visite des deux autres. C’est ce que le lecteur apprend en lisant la partie introductive du dialogue dont le fonctionnement rappelle celui des indications didascaliques liminaires qui précèdent le texte d’une pièce de théâtre. Rien de précis n’est dit de la disposition des lieux en dehors d’une allusion à une maison de campagne où se déroule la conversation entre les trois protoganistes.
12Au cours de l’échange lui-même, nous apprenons que le lieu est qualifié par Epistémon de « retraite que vous avez choisi en ce lieu si solitaire » et qu’un peu plus loin Eudoxe dit à ses convives5 :
C’est pourquoi je vous convie tous deux de séjourner ici pendant cette belle saison (p. 111).
13À la fin du dialogue, Epistémon signale qu’ils sont là depuis deux heures « pour raisonner », ce qui donne au lecteur une indication du temps qu’il faut pour monter la machine du doute méthodique en interaction... Descartes semble connaître l’obligation de donner un contexte à une parole, mais il s’en débarrasse de façon assez expéditive en s’en remettant à la faculté d’imagination de son lecteur. Façon de donner à ce dernier une instruction de lecture du type : « il s’agit de ne pas perdre de temps avec les éléments superficiels du décor, du lieu et du temps car le but conversationnel est certes ailleurs. »
Le cadre participatif
14Entendons à la suite de E. Goffman par cadre participatif le nombre des interactants et leur participation verbale à l’échange. On remarquera d’abord que dans le domaine des analyses interactionnelles on trouve, pour désigner les locuteurs, une variété de termes – interlocuteurs, participants, interactants, protagonistes –, alors que dans le domaine de la littérature il est surtout question de personnages. Dans l’analyse interactionnelle, les participants sont envisagés du point de vue de l’acte/activité (et des actes de langage) qu’ils exercent et du rôle socio-institutionnel qu’ils tiennent. Le caractère psychologique, singulier, de leur engagement n’est guère envisagé. C’est en tant que représentant d’une classe de participant (dénommé vendeur, expert, usager, etc.) que leur comportement verbal est analysé. On distingue dans cette perspective (voir Goffman) des rôles institutionnels qui préexistent à l’interaction (médecin/malade) et des rôles dits occasionnels moins statutaires, plus aléatoires, qui se dessinent au fil de l’interaction (comme celui du confident, de l’animateur, etc.). On verra plus loin avec la notion de taxème proposée par Kerbrat-Orecchioni (1988) comment les rôles sont à mettre en rapport avec des marques discursives de positionnement.
15Dans le dialogue de Descartes, que sait-on des personnages ?6. Au début de l’entretien, à peu près rien, sinon la qualification qu’en donne le philosophe dans son introduction. Eudoxe est dit « homme de médiocre esprit, mais duquel le jugement n’est perverti par aucune fausse créance et qui possède toute la raison selon la pureté de sa nature ». Poliandre est un « esprit rare et curieux » qui n’a jamais étudié. Enfin le troisième participant, Epistémon « sait exactement tout ce qui se peut apprendre dans les écoles ». C’est dans cet ordre que Descartes les présente au lecteur.
16À cela s’ajoute l’éventuelle connaissance que le lecteur peut avoir de l’étymologie des noms grecs des personnages (Poliandre serait ainsi celui qui « embrasse beaucoup de choses », voir ce qu’en dit ici même Maingueneau).
17Avant d’aborder le dialogue, le lecteur sait donc tout au plus que trois personnes – de savoir inégal – vont s’entretenir. Le lecteur moderne peut même être induit en erreur, s’il ne prend pas le trait « médiocre esprit » dont est pourvu Eudoxe dans un sens propre au xviie siècle.
18Apprendrons-nous au cours de l’interaction des éléments appartenant à la biographie de ces personnages ? Peu de choses, sinon que Poliandre a été envoyé par ses parents à la cour et dans les armées7 – ce qui est à la source de l’ignorance qu’il déplore – et que Eudoxe a, lui, fréquenté les écoles et les précepteurs. Pour le reste, on peut constater que les personnages s’adressent les uns aux autres par leur prénom.
19Le schéma interactionnel montre que si les deux personnages Poliandre et Epistémon s’adressent tous deux à Eudoxe, ils ne se parlent pas entre eux, ce qui confère à Eudoxe une incontestable position de maîtrise. En outre, chacun formule à l’égard d’Eudoxe une demande explicite de savoir : Poliandre exprime sa curiosité à propos de la Divinité, de l’âme raisonnable et Epistémon, de façon plus sophistiquée, désire que l’enseignement porte sur la question des illusions, des effets du merveilleux (p. 1113). A tous deux, Eudoxe promet qu’il va s’efforcer de satisfaire les demandes, affirmation qui renforce ou confirme la position interactionnelle des trois participants : le pourvoyeur de savoir est désigné.
20Désir de savoir, connaissance, ignorance, constituent un paradigme autour de l‘acte d’apprendre qui est présent dès les trois premières répliques. Le dispositif interactionnel se met sans tarder en place en attribuant dès l’ouverture la place que chacun a par rapport an savoir. Poliandre aura le rôle de l’ignorant qui regrette de l’être, Epistémon sera l’érudit qui asserte, opposant d’entrée de jeu le nous de la communauté des savants au vous des ignorants, Eudoxe qui intervient en troisième position (mais ce n’est pas nécessairement le signe d’un rôle subalterne, c’est aussi la place de celui qui écoute les parties et juge ensuite) feint de renforcer la position d’Epistémon en lui disant ironiquement « savant comme vous êtes » et, s’opposant à ce savant, use d’une métaphore8 qui semble indiquer qu’il veut rendre son savoir, pédagogique, transmissible.
L’alternance de tours de parole
21Tout analyse des interactions s’intéresse à la distribution de la parole et à la façon dont un tour de parole succède à l’autre. On distingue des tours de parole alloués (où le locuteur ne peut prendre la parole librement mais attend qu’on la lui offre) et des tours de parole auto-sélectionnés. Si on observe l’alternance des tours de parole, on trouve au début une série comme suit :
Poliandre/Epistémon/Eudoxe/Epistémon/Eudoxe/Epistémon/Eudoxe/Epistémon/Poliandre/Eudoxe
22Tout au long du dialogue, Eudoxe intervient presqu’après chaque tour de parole de l’un des protagonistes, ce qui lui confère une place centrale dans l’interaction. Il est aussi le seul à pouvoir dire aux autres soit « parlez ! » (à Poliandre) soit ne parlez pas maintenant ! (à Epistémon). Les tours de parole sont ainsi répartis : Eudoxe : 27 répliques, Poliandre : 21 répliques et Epistémon : 14, soit, pour Epistémon, moins de la moitié de celles d’Eudoxe. Dans les interactions en classe, il est habituel de trouver pour le maître l’attribution de plus de la moitié des tours de parole. La répartition des tours de parole en faveur d’Eudoxe tend à montrer qu’il s’apparente au rôle du professeur.
La notion de place interactionnelle
23Dans la tradition de l’école de Palo Alto, on distingue dans l’interaction une place hante et une place basse, par exemple celle que le médecin a face au malade, l’employeur face à l’employé. Mais le statut ne confère pas une « immunité » totale. Au cours du déroulement interactionnel, les partenaires occupent des places qui varient en fonction de ce qui est dit ou en fonction des effets produits par la parole. Des stratégies de résistance, d’offensive pour détenir la parole, pour occuper une place convoitée peuvent être mises en place. Kerbrat-Orecchioni (1988) propose la notion de taxème pour analyser le positionnement des participants. Les taxèmes sont des indices verbaux ou non verbaux permettant d’observer comment s’établit ce rapport. L’importance des taxèmes s’avère particulièrement marquée quand, dans l’échange, il y a négociation ou modification des places. Qu’il puisse y avoir un certain flottement, une imprévisibilité dans le jeu taxémique atteste du dynamisme de l’échange. Ce qui est intéressant dans une forme dialoguée, c’est la trajectoire, le projet en mouvement qui s’y lit.
24On distingue selon Kerbrat-Orecchioni plusieurs types de taxèmes que nous résumons ici :
les taxèmes concernant la forme de l’échange (les formules d’adresse, les titres, le tutoiement etc.)
les taxèmes concernant la structuration de l’interaction : le temps de parole, l’ouverture et la clôture de l’échange ; qui est celui qui prend l’initiative de la parole ? qui interrompt ? etc.
les taxèmes concernant le contenu : comment le thème est-il traité, qui le connaît le mieux ?
la valeur taxémique des actes de parole : on peut opposer les actes de langage qui sont une menace pour la place du destinataire (actes directifs comme ordonner, interdire, etc.) et les actes qui montrent une position basse comme avouer, remercier, se dénigrer, accepter, etc.
25Dans le débat, on peut observer comment s’expriment les régulations ou les ralliements, et ajoute Kerbrat-Orecchioni (1988 p.191) l’« incorporation seconde à son propre discours d’une opinion d’autrui précédemment combattue ».
26Observons dans le passage suivant comment les taxèmes manifestent le rapport de places. Poliandre vient de s’étonner de ce qu’Eudoxe veuille mettre en place le doute radical alors que le but annoncé est de délivrer des doutes. Il se fait plus pressant vis-à-vis du soi-disant maître :
Soyez donc fidèles à vos promesses, nous satisferons aux nôtres (p. 1122)
27Son attitude de résistance est vite contrecarrée par Eudoxe qui exhibe tranquillement sa position d’autorité et de sagesse.
Vous existez donc, et vous savez que vous existez, et vous le savez parce que vous doutez (p. 1123)
28Puis il adopte un ton plus professoral en faisant à son élève inattentif des reproches :
Vous ne faites pas attention à ce que je vous demande...
29Les marques de positionnement sont fort nombreuses tout au long du dialogue ; elles montrent que le dialogue n’est pas seulement un simulacre, mais que les positions de savoir sont accompagnées d’un réel mouvement relationnel où les idées sont assumées par des personnages qui assertent, refusent, contre-attaquent, etc.
Le but interactionnel
30On a coutume de considérer la finalité de l’interaction comme un paramètre qui guide le regard de l’analyste même si le but d’un échange verbal n’est certainement pas le même pour chacun des interactants. On entend par but la raison – de nature généralement sociale – pour laquelle les participants sont en interaction. Ainsi, dans une institution à but éducatif, le but partagé est qu’il y ait transmission de connaissances, ailleurs il peut être de convaincre, d’obtenir, de négocier, etc. On distingue les interactions à finalité externe dans lesquelles les participants savent à l’avance pourquoi ils participent à l’interaction et les interactions à finalité interne dans lesquelles le but se construit progressivement au fil des échanges. Une conversation amicale n’a pas de but préexistant, elle est à elle même son propre but (voir F. Jacques 1988).
31Dans La recherche de la vérité, Descartes nous met sur la voie d’abord dans son introduction lorsqu’il parle de « conversations honnêtes », où chacun découvre familièrement à ses amis ce qu’il a de meilleur en sa pensée », puis par la voix du personnage Eudoxe, le philosophe met l’accent autant sur le but que sur la relation (une conversation entre amis) et sur le type d’échange :
« C’est pourquoi je vous convie tous deux de séjourner ici pendant cette belle saison, afin que j’aie le loisir de vous déclarer ouvertement une partie de ce que je sais. » (p. 1111)
32Sous d’autres formes encore, à plusieurs reprises, en ce début de conversation, Eudoxe rappelle le but qui, ici, préexiste à l’échange et est ouvertement donné comme le désir de l’un des participants de transmettre une forme de savoir à d’autres.
33L’interaction commence d’abord par une conversation où il semble qu’il n’y ait pas de nécessité extérieure, elle se transforme assez vite en une scène de joute où il faudra que l’un des protagonistes apporte la preuve du bien fondé de son point de vue. Entre le tout début du dialogue où chacun annonce sa place dans le champ du savoir et la fin inachevée du dialogue, il y a place pour cette dynamique de la parole telle que Valéry9 la souhaite dans l’instance d’une forme dialoguée dont il souligne qu'elle doit montrer au lecteur de quelle manière, entre l’ouverture et la clôture, il y a transformation et modification des points de vue par le jeu de l’échange.
34Ce que l’on notera ici ce sont des déclarations d’intention qui ensuite bifurquent : dans le paratexte, Descartes présente son dialogue comme une aimable conversation, mais laisse ensuite son personnage Eudoxe proclamer assez ouvertement la visée pédagogique de l’interaction.
Le thème interactionnel
35Dans une instance dialoguée, le thème présente la particularité d’être co-traité à la différence d’un texte monologal où il est développé par un scripteur unique. Lorsque le thème fait l’objet d’une co-gestion, des questions spécifiques se posent comme : qui a l’initiative du thème, comment les autres participants le comprennentils ? cherchent-ils à le modifier ? Pour Kerbrat-Orecchioni (1988), la gestion du thème peut être un indicateur de place dans l’interaction : celui qui connaît davantage que l’autre, celui qui décide de ce dont on parle est aussi celui qui domine l’interaction. Si le thème relève de la compétence de l’un des protagonistes, celui-ci en aura la maîtrise. Pour ce qui est de la sélection du thème, Eudoxe parait bien en être le maître car c’est lui qui, non seulement annonce de quoi on va parler (mobilisant ainsi les plus longues répliques du dialogue), mais se charge aussi de programmer le traitement du sujet (p. 1114-1115).
Il faudra commencer par l’âme raisonnable, parce que c’est en elle que réside toute notre connaissance/..../Ensuite j’étalerai ici les ouvrages des hommes touchant les choses corporelles/.../je viendrai à celles de la nature/.../Nous viendrons après à la seconde partie de cette conférence où nous traiterons de toute les sciences en particulier.
36Ainsi tel un professeur dans sa classe, Eudoxe annonce – à l’avance – de quoi il va être question : cette programmation du dire constitue, comme l’a montré Ali Bouacha (1984) un des traits caractérisant le discours pédagogique.
37Cependant au cours du dialogue, Descartes ne réserve pas seulement à Eudoxe la prérogative d’introduire et de programmer le thème. Ainsi, c’est Poliandre qui semble introduire la question du doute – c’est lui qui le premier prononce le terme – même s’il faut bien remarquer que c’est après avoir été vivement sollicité par Eudoxe qui lui a demandé d’énoncer les vérités les plus faciles à connaître (p. 1118).
38Il convient ici de remarquer que le thème est constitué par l’exposé des idées accompagné de démonstrations, il n’est évidemment pas question, comme dans un dialogue théâtral ou romanesque que les personnages s’entretiennent d’une action qui se serait déroulée ou qu’ils évoquent des sentiments10.
39La succession thématique est constituée par ce que Descartes appelle « l’ordre des raisons ». Seules quelques remarques que l’on nomme métacommunicatives, c’est-à-dire qui ont pour objet la relation des participants ou qui portent sur le dire de l’un des participants viennent interrompre ce qui est quasi constamment un débat d’idées
Eudoxe (à Epistémon). – Je vois bien qu’en annonçant la parole à Poliandre vous voulez m’épargner ; néanmoins il est manifeste que je suis le but de vos railleries. Mais que Poliandre continue de parler ; nous verrons ensuite qui de nous rira le dernier.
Poliandre. – Je le ferai volontiers, d’autant plus qu’il est à craindre que ce débat ne s’échauffe entre vous, et que, si vous reprenez la chose de trop haut, je n’y comprenne plus rien (p. 1130).
40On observe ici la « malice interactionnelle » de Descartes : son « héros raisonnable » est parfois chahuté, il semble momentanément quitter sa position haute (puisqu’il est le but des railleries et que Poliandre, dérouté, ne sait plus qui entendre). Il y a comme un suspens interactionnel crée par le jeu instable du positionnement des protagonistes.
Typologie interactionnelle et dialogue philosophique
41Parmi les interactions sociales, certaines instaurent entre les participants un rapport inégalitaire. Les interactions dites dissymétriques sont celles où les participants occupent des places non interchangeables. Ainsi, dans un entretien journalistique, l’un des participants pose des questions, l’autre y répond ou, dans une consultation médicale, l’un des protagonistes est en position de donner des directives à l’autre mais non réciproquement. Les interactions dites symétriques mettent en rapport des interactants dont la place n’est pas pré-définie par le statut socio-professionnel et qui, de ce fait, rendent beaucoup moins prévisible l’issue de l’interaction (la conversation entre amis, la négociation entre partenaires commerciaux, par exemple).
42Bien que les rôles soient donnés au départ comme étant ceux d’honnêtes gens qui se rencontrent pour converser, l’interaction de La Recherche de la vérité semble relever plutôt d’une typologie interactionnelle se rapprochant d’une situation didactique. Une interaction didactique se caractérise par le fait que l’une des places est occupée par un expert, un locuteur savant qui connaît ou semble mieux connaître que les autres locuteurs un sujet donné et qui s’adresse à eux en vue de modifier leurs connaissances.
43L’interaction à visée cognitive met en rapport d’interlocution un interactant ayant un statut d’expert dans un domaine (statut que lui confère par exemple l’institution) et s’adressant, dans un lieu voué à l’enseignement/apprentissage, à des individus « candidats à l’apprentissage » dans une discipline donnée. Le but de l’interaction (transmettre des connaissances, faire acquérir une compétence, donner un savoir-faire) génère des actes discursifs-types de la part de l’interactant expert.
44C’est en effet lui qui distribue les tâches à accomplir, qui est en charge de l’ordre des éléments à enseigner (la fameuse progression), qui est responsable de la gestion de la parole. C’est lui qui ouvre l’interaction en annonçant ce qui va faire l’objet de la séance et c’est lui qui a le « dernier mot ». Le but préexiste à l’interaction : il s’agit d’une interaction ayant pour finalité l’apprentissage car l’échange entre les interactants concerne principalement des objets de savoir.
45L’interaction didactique (voir Cicurel 1996) pourrait être ainsi représentée :
L1 (locuteur compétent) | doit/veut transmettre un corpus de connaissances un savoir-faire/savoir-dire | à L2 (moins compétent) |
selon des méthodes et moyens X | pour accélérer les processus acquisitionnels |
46Notons encore que dans une interaction à visée didactique, on exige des résultats de la part du public d’élèves (classiquement donnés par les travaux de contrôle que l’on attend de ces derniers). Les positions de savoir sont nettement distinguées : l’interactant-professeur est celui qui sait, qui explique, qui justifie et qui indique comment on traite d’un sujet (contenu + méthodologie). Il cumule compétence encyclopédique et compétence pédagogique. L’élève, lui, répond aux questions posées, parfois demande des précisions, mais il est rarement celui qui impose le thème.
47De quelle manière « l’entretien à trois »11 qu’est La Recherche de la vérité par la lumière naturelle serait-il comparable à une situation d’enseignement dans laquelle l’un des participants veut apprendre aux autres ce qu’il pense qu’ils ne savent pas ?
Les indices liés aux places dans l'interaction
48Le premier élément à considérer est celui du statut des participants : peut-on distinguer dans l’un ou l’autre un maître ?
49• Eudoxe semble jouer ce rôle si on considère en effet les points suivants :
Il donne le programme à suivre qu’il annonce au préalable en début d’interaction, usant de ce « futur prospectif » dont Ali Bouacha (1984) souligne l’emploi dans le discours pédagogique. Il est vrai qu’il le fait à la demande explicite de son interlocuteur Poliandre qui exige à l’avance qu’on lui donne l’ordre suivi pour chaque matière.
Il évalue la prestation de son interlocuteur
Votre comparaison découvre fort bien le premier empêchement qui nous arrive ; mais vous n’ajoutez pas le moyen duquel il se faut servir, afin de s’en garder (p. 1117).
50Il lui arrive de réprimander Poliandre et de faire des remarques sur son degré d’attention
Vous ne faites pas attention à ce que je vous demande, et la réponse que vous me présentez, quelque simple qu'elle vous paraisse, vous jetterait dans des questions très difficiles et très embrouillées. (p. 1123)
51Ou il estime au contraire que son « élève » est sur le bon chemin et il le complimente :
Vous voilà très bien préparé, et c’est précisément où je voulais vous amener (p. 1122).
52C’est bien là une des prérogatives du maître dans l’interaction didactique : donner une appréciation sur le travail fourni.
53- Eudoxe est celui qui est en charge de la gestion de la parole : il désigne celui qui peut parler ou, au contraire, qui doit se taire. S’adressant à Epistémon, il lui demande de ne pas intervenir :
Je désire premièrement, Poliandre, que nous nous entretenions, vous et moi, de toutes les choses qui sont au monde, les considérant en elles-mêmes, sans qu’Epistémon vous interrompe... (p. 1113)
54Bref, il occupe une place centrale dans les échanges, conduisant l’interaction et paraissant toujours savoir où il va.
55• Poliandre, lui, est dans le rôle du bon élève : se sachant ignorant il met au service de l’apprentissage toute sa bonne volonté. Dès le début de l’entretien, il proclame son désir de connaissance. Mais rien n’est simple dans La recherche de la vérité. Si Poliandre paraît avoir le profil du « bon élève », il est aussi celui qui montre des exigences quant au déroulement du programme. Par ailleurs il paraît bien savant pour un prétendu ignorant lorsqu’il réagit dans une très longue réplique à propos du corps soulignant que l’on ne gagne rien à parler de substance corporelle (p. 1126) ou qu’il s’exprime en affirmant qu’il ne pensait pas « à tous ces êtres scolastiques ».
56• Le rôle d’Epistémon est plus ambigu. Qui est-il ? D’un côté, on est tenté de le prendre pour un disciple, savant et rebelle, d’un autre côté, pour un homme de savoir (ou de faux savoir) et de certitude, toujours est-il qu’il remplit le rôle du résistant, adversaire du maître, il est celui qui s’oppose à Eudoxe-Descartes, le raille, le défi de parvenir à traiter telle ou telle question, et très probablement incarne la position des scolastiques. À plusieurs reprises, il contredit Eudoxe, cherchant à le piéger comme lorsqu’il oppose à la métaphore du peintre qui peut effacer les images le fait qu’il est parfois difficile de faire table rase des connaissances :
mais vous n’ignorez pas que les premières créances qui ont été reçues en notre fantaisie y demeurent tellement imprimées, que notre volonté seule ne suffit pas pour les effacer (p. 1117).
57La place qu’il occupe dans l’interaction n’est pas fixe et c’est précisément la raison pour laquelle il est nécessaire de saisir les indices qui permettent de situer un interactant par rapport à un autre.
La didacticité du dialogue
58Outre les places interactionnelles, ici de maître, d’élève et d’opposant, l’orientation thématique constitue un indice de didacticité. Les sujets que les conversants abordent successivement sont :
la curiosité et l’appétit de savoir (lors de la mise en route conversationnelle)
l’ordre des sciences (de la métaphysique à la nature) ;
la méthode du doute.
59On note la fréquence d’occurrences lexicales comme étudier, connaître, enseigner.
60Ces quelques indices lexicaux et thématiques devraient suffire à nous faire conclure à la didacticité de l’entretien, cependant un examen attentif du texte révèle au lecteur la malice de Descartes. L’interaction à dominante didactique est mise à mal par plusieurs facteurs. La distribution des rôles n’est pas canonique. Nous ne sommes pas en face d’un maître qui règne sur des élèves soumis. D’abord parce qu’Epistémon est plus adversaire qu’élève, ensuite parce que Poliandre est tellement coopératif qu’il finit par prendre la place du maître. C’est déjà lui qui, se pliant à la demande d’Eudoxe, introduit le débat à propos de la duplicité des sens, puis il devient le juge du bien fondé de l’argumentation que développe Eudoxe, enfin hasard d’un dialogue inachevé, il est celui qui a « le dernier mot », celui qui prononce la dernière réplique et qui prend le ton pédagogique réservé au maître.
Il y a tant de choses contenues dans l’idée que présente un être pensant qu’il nous faudrait des jours entiers pour les développer. Mais pour le moment nous ne traiterons que de principales qui servent à rendre plus claire la notion de cet être, et qui la distinguent de tout ce qui n’a pas de rapport avec elle. J’entends par être pensant...(p. 1141).
61L’interaction didactique mise en scène par Descartes est si réussie que l’élève devient professeur : Poliandre peut se passer du guidage du maître. Rappelons que le philosophe veut montrer que le sens commun suffit pour que l’on puisse s’élever progressivement des vérités simples aux degrés supérieurs12 avec pour souci de « ne point admettre pour vrai ce qui est sujet au moindre doute » (p. 1140). Si dans le cours de l’interaction, celui qui a la position d’ignorant parvient à faire sienne cette vérité, l’exposé se double d’une mise en scène interactionnelle où se théâtralise la conception cartésienne du doute radical et le fait que tout individu peut avoir accès à cette démarche. L’astuce de Descartes consiste à doubler par le jeu de l’interaction sa démonstration.
62On ne peut manquer d’admirer la modernité de cette scène pédagogique où l’élève découvre la vérité avec l’aide du professeur et devient, sur le champ, maître de son apprentissage et des acquisitions. On ne se trouve pas dans une situation interlocutive canonique où l’élève, piégé par les habiles questions d’un maître qui lui montre combien il est ignorant, est mis sur la bonne voie. Poliandre est certes soumis, mais ses interventions en nombre, et parfois, en contenu, sont comparables à celles d’Eudoxe.
Pour conclure
63Ainsi devant un texte qui se présente sous une forme dialoguée on peut :
s’intéresser à l’hétérogénéité énonciative, identifier des voix qui sont le plus souvent adversatives et observer où et comment se fait la conciliation ;
s’attacher à voir comment s’établir le contrat de parole et s’il y a rappel du contrat (qui a droit à la parole et sur quel contenu elle peut porter) ;
identifier les places occupées dans l’interaction et s’attacher à en voir le positionnement au fil de l’interaction.
64Mais en dehors de ces repérages on peut vouloir s’interroger sur les raisons d’être d’un agencement dialogué. Celui-ci peut avoir une visée pédagogique : permettre au lecteur de mieux appréhender les positions philosophiques13. Si on admet que le dialogue philosophique mime – dans une certaine mesure – une interaction d’enseignement entre un maître et un élève, il serait le décalque d’une situation de transmission de connaissances et il jouerait l’interaction de « passation du savoir ». Le lecteur assisterait à cette découverte et, du coup, il découvrirait en même temps lui aussi la vérité. Dans cette configuration où se situe la place du lecteur ? À la fois à la place de celui qui sait le moins (Poliandre) auquel le lecteur, de bonne volonté mais ignorant, peut s’identifier, ce qui lui permet à la suite du raisonnement proposé d’adhérer aux conceptions d’Eudoxe, et à la place de l’adversaire (ici Epistémon et les scolastiques) – les objections lui permettant alors de vérifier si le raisonnement d’Eudoxe résiste à la contre-argumentation.
65Habile dispositif certes où Descartes soit reprend des thèses déjà explorées qui n’introduisent pas de changements ou d’apports doctrinaux, soit se sert du dialogue comme méthode exploratoire et, par l’appel à un autre régime discursif, destine son texte au plus grand nombre. Le lecteur est face à trois voix différentes, et non pas à la seule voix du maître comme cela serait le cas dans un traité.
66Devant un Eudoxe en danger, parce qu’il ne parviendrait pas à mettre en mots compréhensibles pour un « ignorant éclairé » les termes de sa doctrine14 ou parce qu’il risque de se faire renverser par Epistémon, le lecteur entre dans un texte où tout n’est pas joué. Le trilogue semble être ici non pas l’exposé confortable de la doctrine, mais quelque chose qui mime un échange oral dans lequel l’interlocuteur peut toujours surprendre et déstabiliser par un argument non prévu. Ce risque, c’est peut-être ce que Descartes a voulu mettre en scène par ce dialogue.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir à ce propos l’étude de F. Cossutta 2003.
2 L'interaction est définie par Goffmann (1973) comme « l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ».
3 Speaking = Setting (le cadre physique et psychologique), Participants (les participants), Ends (les buts et les résultats), Acts (le thème), Key (la tonalité), Instrumentalities (canaux de la communication et codes), Norms (les présupposés socio-culturels), Genre (le genre). Voir la présentation qui est faite du modèle des Hymes dans Bachmann, Lindenfeld, Simonin (1981).
4 Voir Cicurel 2000 pour le genre entretien avec les philosophes dans la presse.
5 Descartes, Œuvres philosophiques II, 1638-1642, Édition établie par F. Alquié, Classiques Garnier, 1996. Les références aux pages correspondent à cette édition.
6 Faut-il parler dans ce cas de personnage ou préférer le terme de participant ou d’interlocuteur ?
7 Tout comme l’auteur Descartes qui lui aussi s’engage dans les troupes du duc Maximilen de Bavière en 1619, cf. Alquié (1956).
8 « Comme il y a en chaque terre assez de fruits et de ruisseaux pour apaiser la faim et la soif de tout le monde, il y a de même assez de vérités qui se peuvent connaître en chaque matière, pour satisfaire la curiosité des âmes réglées » p. 1109.
9 Voir l’Idée fixe, Gallimard, La Pléiade.
10 À l’exception cependant de passages où les personnages expriment ce que l’opinion de l’autre provoque en eux : « C’est avec beaucoup de peine que je vous vois mépriser si fort cet arbre de Porphyre » (p. 1124).
11 Le dispositif en trilogue est troublant car l’intéraction didactique oppose deux partenaires interactionnels : le maître et l’élève. Qui est Epistémon s’il n’est pas élève ? sans doute le représentant du « faux savoir » qu’il faut réfuter.
12 Selon un principe de progression qui a cours dans tout manuel ou programme.
13 À moins que la dialogicité soit inhérente au discours philosophique lui-même, discours qui se construit dans un interdiscours, faisant une place au discours de l’autre. Nous laissons ici de côté cette question.
14 Ce que manifeste vigoureusement Poliandre : « Voilà qui passe ma portée ; je m'avoue donc vaincu, vous laissant débrouiller ce nœud avec Epistémon » (p. 1135).
Auteur
Université Paris III
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