Entre organicisme et individualisme, la concurrence des philosophies sociales, en France, vers 1900
p. 363-372
Texte intégral
1Si les catégories de la sociologie scientifique ont été, au début, fortement contestées, il faut bien voir que cette contestation n’a rien d’épisodique. Elle traduit bien sûr les difficultés que toute discipline nouvelle rencontre avant de s’imposer dans les institutions, mais plus fondamentalement, elle révèle des oppositions de fond quant à la question du rapport individu-société.
2Ce bref article a cependant moins pour objet de détailler ces points de divergence que de suggérer la pluralité des modèles d’association qui se profilent, schématiquement, dans de tels débats. Parler ici du moment 1900 signifie pour nous prendre acte d’une séquence précise à laquelle ces modèles sociaux sont redevables de conditions concrètes d’élaboration. Les philosophies sociales se cristallisèrent, en France, vers 1900, autour de questions qui, loin d’être abstraites, se posaient de façon sourde et informelle à l’opinion : l’avènement des masses, les réformes institutionnelles, l’idéologie républicaine et nationale, la revendication d’une justice sociale, autant de faits dont on doit bien reconnaître qu’ils entrèrent en ligne de compte dans la constitution des philosophies sociales de ce temps. Saisir la physionomie du moment 1900 pourrait vouloir dire cela.
3Ce n’est toutefois pas sur ce terrain que nous nous installerons, tant il est évident qu’un livre n’épuiserait pas le sujet. Ce qui se jouait dans ces débats français autour de 1900, c’est d’abord ce que l’on pourrait appeler l’indécidabilité des grands engagements théoriques1. Nous proposerons donc un simple repérage, où les trois noms d’Émile Durkheim (1858-1917), Gabriel Tarde (1843-1904) et Alfred Fouillée (1838-1912) serviront à baliser un espace théorique conflictuel, en un temps où le conflits éclataient au grand jour et s’étalaient dans les livres ou les revues scientifiques.
Émile Durkheim
4Durkheim légitime la spécificité et l’autonomie de l’entreprise sociologique en adoptant un modèle holiste. Il soutient la thèse de l’hétérogénéité du tout à l’égard des parties élémentaires. La « conscience collective » est hétérogène aux consciences individuelles. Les faits sociaux sont des « choses » qui ont leur « existence propre » et qui possèdent une indépendance et une extériorité relatives vis-à-vis de leurs manifestations individuelles2. Durkheim peut alors défendre la sociologie contre les prétentions de la psychologie. Il y a en effet discontinuité entre les lois psychologiques et les lois sociologiques, même quand la sociologie s’occupe de « conscience collective », c’est-à-dire de la vie « psychique » du tout collectif.
5Il justifie cette position au moyen d’une série d’analogies illustrant le fait que le tout composé par union ou synthèse d’éléments, diffère en nature des phénomènes élémentaires. Par exemple : la cellule est vivante, à la différence des molécules dont elle se compose3. Autre exemple : les représentations sont de nature psychique, à la différence des influx nerveux qui les engendrent4. Ces analogies, censées nous renseigner sur le social, s’accompagnent d’un usage modéré de la métaphore organique, utilisée comme une analogie partielle et inductive5. Mais c’est surtout l’analogie avec la synthèse chimique qui illustre le caractère propre des phénomènes collectifs : ainsi, la synthèse qui produit les représentations collectives transforme comme une opération chimique les éléments en « fusion »6.
6Sur ces bases, Durkheim met en évidence l’influence que société peut exercer sur l’individu. La vie psychique du tout collectif étant d’un niveau supérieur, elle élève l’individu en même temps qu’elle le déborde. L’individu est transporté par la vie morale interne à la société dont il fait partie. « Le pôle de sa conduite est déplacé et reporté hors de lui »7. C’est donc la conduite même de l’individu qui se trouve modifiée par le social. L’échec relatif de Rousseau selon Durkheim tient justement à son incapacité d’articuler « individualisme » et « socialisme » : Rousseau a bien compris que la société n’est réelle que si elle est, à quelque degré, organique, mais l’individu n’étant pas pour lui un être naturellement social, le tout ne pouvait être qu’un être de raison8.
7Quant à la synthèse qui produit les phénomènes collectifs, Durkheim ne la considère pas comme étant en elle-même l’objet d’une possible explication scientifique. Notons la rupture du registre analogique : l’explication de l’hétérogénéité de social par rapport à l’individuel est reléguée sur le terrain de la métaphysique9. Du coup, la genèse des phénomènes collectifs est mise à l’écart des programmes de recherche de la sociologie. Tout se passe comme si l’on refusait de faire porter l’enquête sociologique sur ce qui, pour un non-durkheimien, fait précisément problème : le processus de formation des phénomènes collectifs.
8L’éviction du problème introduit une ambiguïté dans le maniement de la notion de « contrainte » (ou « obligation »). Durkheim utilise la contrainte tantôt comme un critère de reconnaissance du social10, tantôt comme un facteur explicatif qui permettrait de rendre compte de la généralisation des faits sociaux11. Il y a là une difficulté qu’on peut analyser à partir de la réponse de Durkheim à Ross au sujet de la genèse de l’opinion. Ross explique la formation de l’« état moral moyen » en disant que « dans leurs rapports avec leurs semblables, les individus n’osent pas exprimer des idées qui passent pour être nuisibles à la société, mais seulement celles qui ont le plus de chances d’être approuvées par autrui ». Pour Durkheim, cette explication est quasiment une « pétition de principe », car l’opinion n’aurait pas sur nous un tel empire si elle n’était revêtue à nos yeux d’un « prestige sui generis » qui s’impose comme une autorité12. Mais on pourrait alors retourner l’argument contre son auteur : l’opinion n’aurait peut-être pas une telle autorité si les représentations dont elles se composent ne s’étaient pas généralisées. Et pour expliquer cette généralisation, plusieurs schémas sont après tout possibles. Par exemple le schéma microsociologique fondé sur l’existence de relations interindividuelles : les enfants se plient à l’avis des parents, les élèves écoutent les professeurs, les gens ont peur de décevoir ceux qu’ils aiment, les hésitants s’effacent devant les convaincus. Ou encore le schéma de Raymond Boudon : à l’intérieur d’un groupe social défini, les individus ont de bonnes raisons de penser la même chose que leurs condisciples. Ce qui est remarquable dans le texte de Durkheim, c’est que l’argument ne consiste pas tant à réfuter la théorie de Ross, qu’à proposer un modèle d’intelligibilité différent.
Gabriel Tarde
9Tarde pense que les langues, les codes, les monuments, les croyances religieuses sont « fonction » des individus, et il critique Durkheim pour qui, dit-il, les grandes choses sociales « existent indépendamment des personnes humaines et les gouvernent despotiquement en projetant sur elles leur ombre oppressive »13. Au lieu de la contrainte, Tarde s’attache à un tout autre critère : on reconnaît selon lui un fait social à son caractère « imitatif ». Pour lui, « s’associer », c’est « s’assimiler », c’est-à-dire « imiter ». « Tous les actes importants de la vie sociale sont exécutés sous l’empire de l’exemple »14. L’exemple, centré sur l’individu – un inventeur, un personnage respecté, un père de famille, ou un criminel – se propage selon des lignes de force qui déterminent un rayonnement comparable à la force d’attraction d’un corps. La vie sociale se compose de « rayonnements imitatifs » qui s’entrecroisent et interfèrent. Aussi Tarde préfère-t-il décrire la genèse des sociétés en termes de « suggestion » et de « contagion » plutôt qu’en termes de « contrat ».
10Il repousse la métaphore organique au profit d’un programme de recherche attentif aux relations psychologiques interindividuelles15. Son modèle n’est pas tant biologique que mathématique. Tarde abandonne les macro-concepts de « loi d’évolution » ou d’obligation au profit d’une sorte d’« analyse infinitésimale » des « petites actions élémentaires »16, qu’il applique par exemple au cas des langues (c’est par « de minuscules créations d’expressions imagées, de tournures pittoresques, de mots nouveaux et de sens nouveaux, que notre langue autour de nous s’enrichit », et chacune de ces innovations, quoique n’étant pas signée, est « une initiative imitée de proche en proche »), ou encore au cas des mutations de nos systèmes de valeurs (on doit les changements à « une série de petites révoltes individuelles contre la morale courante »17).
11La transparence des exemples ne doit pas dissimuler la forte charge ontologique du modèle tardien. En effet, l’imitation qui gouverne la vie sociale n’est qu’une des trois formes de la « répétition universelle ». L’imitation est au phénomène de la contagion des exemples ce que la génération est à l’expansion des vivants et ce que l’ondulation est aux phénomènes vibratoires. Ajoutons que les faits sociaux manifestent comme tous les êtres naturels des phénomènes de répétition, d’opposition et d’adaptation. Par exemple, tout individu vivant en société manifeste une « opposition sociale élémentaire » chaque fois qu’il hésite entre l’adoption ou le rejet d’un modèle nouveau18. L’opposition elle-même n’est qu’une « espèce très singulière de répétition », la tension de deux forces égales qui naît d’un minimum de différence.
12On aura compris que la philosophie sociale de Tarde se fonde sur une ontologie différentielle. « Exister c’est différer » et l’identité n’est qu’une espèce rare de différence19. Pour lui, l’homogène n’est jamais qu’un effet de seuil transitoire entre deux moments où règnent des différences et des singularités (les poètes s’emparent d’abord de la langue au gré d’une « fantaisie désordonnée », puis les règles de la versification s’imposent et s’uniformisent ; mais ces formes, une fois maîtrisées, accueillent les créations les plus imaginatives ; autre exemple : aux relations commerciales primitives, dominées par le marchandage et propices à la « rouerie individuelle » succèdent les lois uniformes du marché ; mais la régularité de l’économie sert d’appui à l’esprit d’initiative par lequel se singularisent les bons joueurs).
13Tarde justifie la validité universelle du modèle différentiel en donnant explicitement à ce modèle une assise métaphysique20 qui consiste dans une monadologie revisitée21 : à tous les degrés de l’échelle ontologique on trouve des centres de foi et de désir qui rayonnent et rencontrent des résistances. La société, quant à elle, est formée de monades qui s’entre-possèdent et interagissent différentiellement, s’imitent, se regroupent et transforment les groupes par scissiparité. Tarde inverse le sens habituel de la métaphore organique : ce n’est pas la société qui est comme un organisme, ces sont les organismes infiniment variés qui sont des sociétés.
14Cette vision néo-monadologique de la société a d’étroites affinités avec celle de Charles Renouvier (1815-1903). Le monadisme de Renouvier découle, pour une part, d’une méditation sur l’idéalité de nos représentations et la réalité du monde extérieur : si l’être n’existe pas en soi, et s’il n’est pas seulement pour nous, il est donc pour soi. Mais cette probabilité métaphysique a surtout l’avantage de traduire l’essence profondément individuelle et discrète de l’être. Au fond de la nature règnent des centres de forces agissant par attraction et répulsion ; or les forces dont les monades s’entourent – positives ou négatives, selon leurs positions respectives – reflètent à leur échelle des rapports généraux, lisibles en grosses lettres dans la conscience humaine et dans les rapports sociaux.
15C’est dans le cadre de cette « nouvelle monadologie » que Renouvier, avec la collaboration de son ami Louis Prat (1861-1942), développe à la fin de sa vie une théorie de la société favorable à une psychologie sociale interindividuelle, psychologie qu’il avait esquissée bien avant Tarde, en utilisant la notion, non de « suggestion », mais de « vertige mental »22. Renouvier énonce au moins quatre thèses qui s’opposent radicalement à la théorie durkheimienne : a) Individu et société s’influencent mutuellement, mais selon des processus dissymétriques, l’origine des faits sociaux étant toujours individuelle23. b) Le modèle organique est inadéquat à la société. La liaison individu-société pourrait fournir l’équivalent d’un lien organique dans le cas où la parfaite distinction des individus s’accompagnerait de leur parfaite harmonie, mais ces conditions de coordination définissent le cas idéal. Quant aux sociétés réelles, elles sont toujours intérieurement menacées de rupture, elles sont travaillées par l’antinomie de l’intérêt social et de l’intérêt individuel, de sorte que la métaphore organique ne leur convient pas, et qu’il faut plutôt se tourner vers l’idée du « contrat », d’un accord librement consenti, pour remédier « à la contradiction du corps social et de ses membres »24. c) Il n’y a pas de conscience collective, « la conscience étant toujours donnée dans l’unité, non dans le multiple »25. d) Le tout social n’est pas hétérogène aux éléments qui le composent, « car le composé tire ses propriétés de ses éléments »26. La société exerce sur les individus une action indéniable, mais le niveau moral et intellectuel est rapporté en définitive aux individus considérés comme des agents libres.
Alfred Fouillée
16On retrouve dans la doctrine de Fouillée l’affirmation du pouvoir déterminant des fonctions psychiques. Fouillée décèle dans toute représentation un élément actif, une force communicative porteuse d’une charge « volitive » suffisante pour impulser des changements réels. Mais ce qui est original chez Fouillée, c’est plutôt son effort pour concilier la métaphore juridique du contrat avec la métaphore biologique de l’organisme et pour utiliser les deux modèles en sorte qu’ils se complètent et se corrigent mutuellement.
17La métaphore organique est justifiée par le fait que les parties sont, entre elles et à l’égard du tout, dans un rapport non seulement d’interaction mais aussi de « finalité réciproque »27 ; mais le fait que chaque unité ait conscience d’exister pour le tout, ouvre des possibilités de régulation qui n’existent pas dans la nature. Tandis que l’organisme animal n’est conscient de soi que dans le tout, l’organisme social n’est conscient de soi que dans ses éléments28.
18La conscience n’existe que chez l’individu : cela veut dire que la société ne saurait être le « théâtre » des représentations collectives. Contre Durkheim, Fouillée pose que « la totalité n’est pas un être à part »29. Les faits sociaux ne font que prolonger les interrelations psychiques qui concourent à la vie de la société. La société elle-même n’agit que « dans » et « par » les individualités. « Une vraie société est une pluralité d’individus conscients qui se sentent ou se conçoivent liés les uns aux autres par des relations sensitives, intellectuelles et volontaires, par une communauté de sentiments, d’idées et de désirs »30.
19Du coup, l’organisation sociale est plus malléable que dans le cas des organismes animaux ou végétaux. En effet, elle n’est pas fixée d’avance : « une multitude de choses restent à faire, une multitude de fonctions restent à remplir, pour lesquelles la volonté des individus est indispensable »31. Or le fait d’accepter de la société ses bénéfices, ses charges, ses conditions, le fait de « consentir » à la société, met les acteurs sociaux dans la position d’un « quasi-contrat » ou d’un « contrat implicite ». Mais cette métaphore demande à son tour à être nuancée : tandis qu’un contrat passé entre des actionnaires ou des partenaires financiers est libre et arbitraire, celui qui lie les membres de la société repose sur des « obligations » communes qui sont nécessairement pensées et ressenties comme telles. L’accord, ou son équivalent implicite, repose ici sur une loi rationnelle et universelle. Et l’on retrouve alors la thèse des idées-forces : car c’est l’adhésion totale à l’idée de justice et de lien social qui seule rend effective la constitution éthico-sociale du tout collectif. L’image de l’« organisme contractuel » signifie donc qu’à l’interdépendance « naturelle » des éléments sociaux se surajoute une forme « volontaire » de solidarité.
20Sur ces bases, Fouillée édifie une doctrine « solidariste » qui emprunte à Auguste Comte et à Pierre Leroux, et qui s’apparente à la doctrine politique de Léon Bourgeois (1851-1927)32. Résumons : étant donné que chacun profite, dès sa naissance, des avantages de la société et du legs des générations antérieures, la société s’impose à nous comme un « devoir moral », celui d’apporter à la collectivité et aux générations futures l’équivalent de ce que nous avons reçus individuellement grâce à l’effort de tous. Par cette dette, notre participation au bien collectif s’inscrit dans l’espace et dans le temps, et prend la forme d’une validation « rationnelle » de l’organicité du social.
Remarques finales
21Ces trois courants de pensée manient différemment le rapport individu-société, mais toujours en cherchant un équilibre entre le pouvoir de la collectivité et l’initiative individuelle, et en évitant comme deux écueils le « socialisme » intégral et l’individualisme (on peut facilement se convaincre du fait que la version monadologique n’implique aucune atomisation de la société).
22Il est peut-être regrettable que les divergences touchant aux fondements épistémiques de la sociologie aient contribué à la pérennisation de certains partages disciplinaires, mais au plan théorique, on a affaire à des antinomies motrices qui continuent manifestement à jouer un rôle générateur dans les sciences humaines. Le fait – parfois critiqué au nom d’un idéal d’unité – qu’aucune d’elles ne l’emporte sur les autres, indique la nature même du débat dont nous avons tenté de retrouver les linéaments : la confrontation de ces courants de pensée sociale ne portait pas à proprement parler sur l’explication des faits sociaux, entendue comme une démarche empirique, mais consistait plutôt à proposer des modèles d’intelligibilité du social. Or les philosophes savent bien que c’est par excellence sur ce terrain fondamental que se rencontre l’indécidable.
23Notons enfin le regain d’actualité de la pensée de Tarde. On pointera trois usages de cette pensée dont l’importance n’a pas encore été véritablement reconnue en France, à ce jour.
En déchiffrant les processus d’individuation comme des opérations de « transduction », Gilbert Simondon semble réutiliser un schéma tardien. Comme l’indique Muriel Combes, « [la] tentative pour penser la constitution du collectif à un niveau moléculaire, c’est-à-dire aussi bien infra-individuel qu’infra-social, rapproche Simondon de Tarde, qui désubstantialise pour sa part l’approche des phénomènes sociaux en les décrivant comme des processus d’imitation. [...] On trouve chez Simondon un intérêt voisin [de celui de Tarde] pour les phénomènes de propagation affective par lesquels s’accomplissent, au sein du champ social considéré comme un champ métastable, des prises de formes imprévisibles »33.
Pour Gilles Deleuze, Tarde est le penseur qui a su voir dans la répétition autre chose que la répétition toute extérieur du même, et, dans la différence, autre chose que ce qui s’intercale entre deux répétitions : « Gabriel Tarde assignait ainsi le développement dialectique : la répétition comme passage d’un état des différences générales à la différence singulière, des différences extérieures à la différence interne – bref, la répétition comme le différenciant de la différence »34. Gilles Deleuze et Félix Guattari ont par ailleurs rendu hommage au penseur des flux : Tarde est un précurseur des philosophies du multiple en ce sens que les flux sur lesquels se concentre sa méthode échappent à l’imputation individuelle comme aux surcodage par des signifiants collectifs35.
Enfin, plus récemment encore, le théoricien de l’« épidémiologie des représentations » Dan Sperber a explicitement attribué à Tarde la paternité des premiers développements scientifiques fondés sur ce modèle. Renonçant au holisme qui confère des pouvoirs causaux à des entités dont le mode d’existence matériel reste mystérieux, Dan Sperber s’oriente, dans l’explication des faits culturels, vers un programme naturaliste privilégiant l’effectivité des micromécanismes de distribution des représentations. En mettant l’accent sur ces processus, plutôt que sur les représentations elles-mêmes, le chercheur rencontre, au croisement de l’anthropologie et de la psychologie, des questions telles que celles-ci : « Quels facteurs et quelles conditions rendent probable la communication répétée de certaines représentations ? Quelles propriétés, générales ou propres à un contexte particulier, possèdent les représentations capables de garder un contenu relativement stable dans un tel processus de communication répétée ? »36 L’un des enjeux pour cette branche des sciences de la cognition est alors de mettre en évidence les schémas d’attraction et de sélection qui, intervenant dans l’imitation et la communication, gouvernent le conditionnement de la transmission culturelle. L’utilisation d’outils modernes, empruntés par exemple à la génétique, n’empêche pas la pensée de Tarde de continuer à inspirer l’approche générale.
Notes de bas de page
1 Gérald Holton parle de thêmata pour désigner ces choix qui sont source d’intelligibilité mais qui n’apparaissent qu’en demi-teinte dans le travail scientifique, et qui peuvent fonctionner sur le registre des concepts, des méthodes ou des propositions. Cf. L’imaginaire scientifique, 1973, tr. fr. Gallimard, 1981. Ici, nous qualifions de « philosophiques » les engagements théoriques qui président au choix d’un ensemble de règles méthodologiques de préférence à un autre, et qui resurgissent dans les visées éthico-sociales constituant l’horizon de la sociologie naissante.
2 Cf. Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 11e éd., 1950, p. 14, 19, 141, etc.
3 Cf. ibid., p. XVI.
4 Cf. « Représentations individuelles et représentations collectives » [1898], Sociologie et philosophie, éd. PUF, 1951, p. 35.
5 Complète, l’analogie n’a « rien de scientifique ». Partielle, elle retrouve une valeur heuristique, à condition d’en faire un usage critique et d’y voir « une première manière de concevoir les choses ». L’analogie est inductive chez Durkheim dans la mesure où celui-ci subordonne son usage à l’impératif méthodologique suivant : observer d’abord l’objet social « en lui-même, pour lui-même, et d’après une méthode appropriée ». Cf. Textes, Paris, Éditions de Minuit, 1975, t. I, p. 373. L’analogie dérive de Saint-Simon, Comte, Spencer, Espinas et Schaeffle. Jean-Claude Filloux donne de l’organicisme de Durkheim l’interprétation suivante : « La cohésion communielle, l’intégration des individus et des groupes dans la commune allégeance à des valeurs consensuelles, l’harmonie dans un système d’équilibre et de régulation impliquait dès le départ que le genre d’unité qui était celui de la société était assimilable au genre d’unité qui est celui d’un organisme vivant » (J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, Droz, 1977, p. 101, note).
6 Cf. « Représentations individuelles et représentations collectives » [1898], Sociologie et philosophie, p. 37.
7 Cf. « Jugements de valeur et jugements de réalité » [1911], Sociologie et philosophie, p. 133.
8 Cf. « Le Contrat social de Rousseau », in Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1953, p. 165-166 et 197. Durkheim pense au contraire que la sociabilité est originaire. C’est à cette condition seulement qu’il peut articuler individualisme et socialisme.
9 Cf. « Représentations individuelles et représentations collectives » [1898], Sociologie et philosophie, p. 38 : « entre un effet et ses causes, une résultante et ses éléments, il y a toujours un écart. C’est affaire à la métaphysique de trouver une conception qui rende cette hétérogénéité représentable ; pour nous, il nous suffit que l’existence n’en puisse pas être contestée ».
10 Cf. ibid., p. 35 note : « Quand nous avons dit de l’obligation ou de la contrainte qu’elle était la caractéristique des faits sociaux, [...] nous avons voulu indiquer seulement un signe commode auquel le sociologue peut reconnaître les faits qui ressortissent à la science ».
11 Cf. Les règles de la méthode sociologique, p. 10 : si un phénomène « est général, c’est parce qu’il est collectif (c’est-à-dire plus ou moins obligatoire), bien loin qu’il soit collectif parce qu’il est général ».
12 Cf. Textes, t. II, p. 332.
13 Cf. Les lois sociales [1898], Paris, Synthélabo, 1999, p. 124.
14 Cf. La philosophie pénale [1890], Paris, Cujas, 1972, p. 323.
15 Cf. Les lois de l’imitation [1890], Paris, Kimé, 1993, p. 80 : « ce que veut la chose sociale avant tout, comme la chose vitale, c’est se propager et non s’organiser ».
16 Cf. Les lois sociales, p. 63, note.
17 Cf. ibid., p. 126.
18 Cf. ibid., p. 79-80.
19 Cf. Monadologie et sociologie, Paris, Synthélabo, 1999, p. 72.
20 Tarde avoue qu’il fait de la métaphysique, mais selon lui, le mal « pas tant d’en faire que d’en faire sans le savoir ». Cf. La philosophie pénale, p. 130.
21 L’hypothèse monadologique prolonge les résultats scientifiques : « nous avons beau plonger dans les profondeurs microscopiques, voire même ultra-microscopiques de l’infiniment petit, nous y découvrons toujors des germes vivants et des organismes complets ». Cf. Monadologie et sociologie, p. 53.
22 Qu’un mouvement soit imaginé, qu’à cela se joigne une passion vive, et il se manifeste dans les organes une disposition à réaliser le mouvement imaginé. De même que l’imagination de l’acte possible conduit à l’obsession puis à l’acte, de même, la représentation d’un système d’explication conduit à l’affirmation de la vérité du système. Renouvier nomme « vertige mental » ou « vertige intellectuel » cette conversion du possible (imagination) en réel (croyance), passage mécanique de l’hypothétique au thétique. La superstition, par exemple, est l’illusion mentale qui consiste à se représenter la possibilité d’une causalité cachée entre des événements hétérogènes, et à poser, par la force d’attraction de cette représentation et des passions qui l’accompagnent, cette causalité cachée comme une réalité.
23 La nouvelle monadologie, Paris, Colin, 1899, p. 435 : « La société parfaite, supposée constituée, ne pourrait se maintenir que grâce à leur bon accord : c’est un cercle vicieux manifeste que de lui demander de le produire. L’illusion se comprend, parce qu’il est bien vrai que la moralité de l’individu dépend, en une grande mesure, de la moralité moyenne de son milieu, mais cette dernière est toujours faite de celle des individus, elle en provient, et si elle se maintient, ce sont eux qui la conservent ».
24 Ibid., p. 327.
25 Ibid., p. 326.
26 Ibid., p. 423 : « D’entre les maux et les impuissances qui viennent à l’homme indépendamment des fatalités de la condition terrestre, une grande partie est imputable à la société, quoiqu’ils aient nécessairement tous leurs racines dans les individus, dans le caractère humain individuel ; car le composé tire ses propriétés de ses éléments ». On ne peut pas être plus éloigné du holisme de Durkheim.
27 Cf. Les éléments sociologiques de la morale, Paris, Alcan, 1905, p. 145 sqq.
28 Cf. ibid., p. 150.
29 Cf. ibid., p. 161.
30 Cf. ibid., p. 143.
31 Cf. ibid., p. 153.
32 Léon Bourgeois fut plusieurs fois ministre sous la Troisième République. Il fut président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896.
33 Cf. Simondon. Individu et collectivité, PUF, coll. Philosophies, 1999, p. 87 et 88.
34 Cf. Différence et répétition [1968], rééd. PUF, 1993, p. 104.
35 Cf. Mille Plateaux, Ed. de Minuit, 1980, p. 267-268.
36 Cf. La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 77.
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