Musiques pour la fin du temps
p. 341-349
Texte intégral
1Tenter de comprendre les idées musicales des années 1900 relève de la gageure tant la matière apparaît foisonnante. Est-il possible de mettre de l’ordre dans cette complexité, de trouver une cohérence à ce qui semble de prime abord d’une remarquable hétérogénéité ? Comment aborder ce moment privilégié ? Géographiquement : d’une part, la France, avec sa nouvelle génération de compositeurs, Debussy, Ravel, Satie, mais aussi avec les anciens, l’école de Franck notamment, groupée autour de Vincent d’Indy et de la Schola Cantorum ; d’autre part, les pays germaniques avec la jeune école allemande représentée par Richard Strauss et les chefs d’orchestre wagnériens, avec les Viennois, Mahler, Zemlinsky, puis Schoenberg et ses élèves ; ou encore la Russie et les pays slaves, à l’identité populaire marquée (Stravinsky, Scriabine, Bartok, Janacek…) ou les pays latins avec Albeniz et Manuel de Falla tournés vers la modernité française ? Faut-il envisager plutôt les phénomènes musicaux qui traversent les frontières, dessinant ainsi une identité musicale européenne : le wagnérisme par exemple qui caractérise la vie musicale du continent tout entier, non seulement parce qu’on joue Wagner chaque semaine dans toutes les villes européennes grâce au développement considérable des orchestres symphoniques, mais aussi parce que ses idées musicales, esthétiques, voire politiques, font l’objet de débats passionnés dans tous les milieux cultivés1 ; ou encore les querelles autour du poème symphonique et de la musique pure qui donnent aux tenants de l’idéalisme l’occasion de se confronter au matérialisme montant ; c’est d’ailleurs dans cette ambiance polémique que les poèmes symphoniques de Strauss défrayent la chronique, eux qui osent se commettre avec la vile réalité présentée parfois sous ses aspects les plus prosaïques (les criailleries violonistiques de la compagne du Héros, par exemple) et qui contrastent tant avec l’abstraction hautement spirituelle du leitmotiv wagnérien ? Faut-il – mieux encore – éclairer les idées musicales 1900 par la considération de phénomènes non musicaux de portée européenne qui irradient le monde intellectuel, comme les deux grandes Expositions universelles à Paris, celle de 1889 qui va faire découvrir aux artistes – Debussy notamment, le marquant définitivement – l’art et la musique javanais2, ou celle de 1900 qui va consacrer le triomphe de l’Allemagne moderne, véhiculant par ses chefs d’orchestre et ses gigantesques orchestres philharmoniques, l’idéologie pangermaniste3. On pourrait ajouter à cela la vogue des ésotérismes (Rosicrucisme, anthroposophie, théosophie…) qui, par la voix de figures marquantes (le Sâr Péladan, Louis Lucas, Rudolf Steiner…) influenceront en profondeur le monde intellectuel et la création elle-même4 ?
2Certes, cela n’est qu’un premier ordonnancement, mais il permet de mesurer la prolixité et la diversité du phénomène musical au début du siècle. Peut-on néanmoins déceler dans cette profusion un principe de cohérence, ou cela n’a-t-il pas de sens ? Se pourrait-il qu’il y ait un dénominateur commun entre un Debussy, un Schoenberg et un Stravinsky, pour ne considérer que ces trois figures emblématiques de la modernité musicale ?
3L’hypothèse de cet article est que la recherche d’une explicitation unificatrice de cette période a bien une pertinence. Il ne s’agit certes pas de gommer les différences qui font toute la richesse du climat esthétique 1900, mais de comprendre ce qui, au-delà des manifestations bien spécifiques des diverses révolutions musicales, motive cette explosion stupéfiante. L’hypothèse est donc qu’en ces années 1900 la musique connaît la métamorphose la plus radicale qu’elle ait vécue depuis la Renaissance. En effet, elle troque la prééminence du paramètre temporel qu’avait théorisée Lessing, pour l’espace, concept qui, paradoxalement, deviendra, au fil du siècle, le fondement même de la création musicale contemporaine, allant de nos jours jusqu’à supplanter le temps dans les problématiques compositionnelles et la terminologie spécialisée. L’obsession du moment 1900, en musique mais aussi plus largement qu’elle, va devenir l’abolition du temps historique, linéaire, unidirectionnel, celui-là même qui caractérisait la culture judéo-chrétienne5 et qui s’était encore renforcé au XIXe siècle, avec le messianisme révolutionnaire, puis marxiste. C’est que, en effet, le débat excède de beaucoup le seul phénomène musical et qu’il affecte la sphère culturelle tout entière. Dans sa précipitation vers l’inconnu et ses traversées douloureuses, l’histoire génère par nature une angoisse existentielle qui ne peut être jugulée qu’en élevant les événements au-dessus de l’individuel, du singulier, pour leur conférer une portée cosmique. Or, les sociétés européennes de la seconde moitié du XIXe siècle sont privées de tout remède contre l’angoisse du fait de la montée du positivisme et de l’affaiblissement des croyances religieuses. La fin du siècle va donc réclamer avec un sentiment d’urgence la reconstitution de l’esprit mythique qui permet d’abolir le temps et d’endiguer la « terreur de l’histoire ».
« [...] Alors que la pression historique ne permet plus aucune évasion, comment l’homme pourra-t-il supporter les catastrophes et les horreurs de l’histoire [...] si, par-delà, ne se laisse pressentir aucun signe, aucune intention transhistorique, si elles ne sont que le jeu aveugle des forces économiques, sociales ou politiques ou, pis encore, que les résultats des « libertés » qu’une minorité prend et exerce directement sur la scène de l’histoire universelle ? »6
4C’est probablement ainsi que s’explique l’envahissement de toute l’Europe par le wagnérisme et l’imaginaire symboliste. Dans tous les domaines de l’esprit s’instaure une nouvelle manière de sentir. « Il vaut en tout cas d’être remarqué que l’œuvre de deux des écrivains les plus significatifs de notre temps – T.S. Eliot et James Joyce – est traversée dans toute sa profondeur par la nostalgie du mythe de la répétition éternelle et, en fin de compte, de l’abolition du temps »7. À l’image de ces deux écrivains qui dépassent quelque peu le moment 1900, il faut évoquer, pour la période qui nous intéresse, l’écriture de Proust ou de Musil ainsi que le goût de Debussy pour la réitération incessante (pensons aux Pas sur la neige et à leur figure rythmique 52 fois répétée…), les notes obsédantes de Ravel (Les Oiseaux tristes, Le Gibet, Kaddisch…) ou encore l’inspiration profondément archaïque et ritualisée de Stravinsky.
5Dès le XVIIe siècle – au moment où s’était imposé le rationalisme – le temps linéaire s’était puissamment emparé de la musique qui avait alors développé un système hautement directionnel, la tonalité. Dans ce système, tout reposait sur le principe de l’attraction – attraction de notes, d’accords, de tons – définissant un passé, un présent et un futur, et sur l’activité de la mémoire, constamment sollicitée par les réitérations mélodiques et les transformations thématiques accompagnant l’écoulement du temps. Ce principe directionnel de la tonalité permet de comprendre que les œuvres tonales soient tout entières tendues vers une fin qui donne son sens à l’œuvre : aboutissement quasi métaphysique de la fugue baroque dans la strette qui, à l’image des apothéoses de l’architecture religieuse, rassemble dans l’unité divine toutes les possibilités d’un matériau accumulé, comme par ubiquité, contrapuntiquement ; résolution de l’œuvre classique dans une réexposition qui dénoue les conflits exprimés par le développement et qui chante la confiance dans l’action humaine (9e symphonie de Beethoven) ; accomplissement spirituel enfin dans l’œuvre romantique qui multiplie et étire le plus longuement possible les tensions (le désir) de l’œuvre pour donner tout son sens à une fin vécue comme solution d’ordre spirituel (cf. la tonique de do majeur qui attend les dernières mesures de la Fantaisie de Schumann pour advenir, ou encore la mort de Tristan et d’Isolde qui apparaît non comme une clôture, mais comme l’accession à un amour bienheureux à coloration panthéiste).
6Par ailleurs, liée historiquement au rationalisme, la musique tonale était calquée sur le verbe, illustrant l’idée qu’il exprime, que ce soit par le figuralisme baroque, par la théâtralisation de la symphonie classique ou par l’union irréductible de la musique et de la poésie dans le lied romantique et le drame wagnérien. L’idée prédominait à tel point en musique que l’une des grandes innovations de la seconde moitié du XIXe siècle – le leitmotiv – ne peut se justifier sans le secours du langage (qui, en effet, pourrait identifier le sens d’un leitmotiv si le programme ne lui indiquait avec des mots qu’il s’agit du thème de l’amour, du désir, du glaive ou du Walhalla ?). Au XIXe siècle, la musique avait beau « être plus soluble dans l’air » que la poésie et désignée par Schopenhauer comme le modèle absolu de tous les arts au nom de ses qualités d’abstraction, le verbe l’accompagnait en filigrane dans toutes ses évolutions, lui dessinant un trajet temporel univoque.
7C’est alors qu’intervient la grande révolution du début du siècle. La génération 1900 – Debussy, Schoenberg, Stravinsky – va se concentrer sur la libération de tout projet discursif, de toute entrave idéelle et combattre la notion de déroulement, a fortiori d’accomplissement. Comment procède-t-elle ? Il s’agit par-dessus tout de ramener la musique à l’expérience du présent et donc de gommer tout sentiment d’attraction. Il faut donc inventer une nouvelle organisation sonore libérée des contraintes du langage tonal, directionnel par essence, et de ses conséquences formelles. C’est ce que les novateurs s’emploient à réaliser, aux alentours de 1900. En France et dans les pays slaves, on abandonne la tonalité et le chromatisme au profit d’une modalité moins chargée de tensions. Debussy refuse l’harmonie fonctionnelle, libérant de ce fait le timbre. Il s’oppose vigoureusement aux techniques de développement et aux modulations post-romantiques qui maintenaient la musique dans un perpétuel désir d’ailleurs. À Vienne, on assiste avec Schoenberg à la dissolution de la tonalité et à l’invention d’un langage sans polarités ni hiérarchies. Quant à Stravinsky, il expérimente vers 1910 les premières combinaisons polytonales qui brouillent elles aussi, en des superpositions acidulées, les repères hiérarchiques au profit du timbre et du rythme. Chez tous, l’éparpillement de la texture sonore niant l’ancienne relation de causalité des séquences, empêche de percevoir une ligne de temps continue et concentre l’attention sur le présent.
8Avec ces nouveautés dans l’ordre des hauteurs, les compositeurs abolissent certes la poussée directionnelle de la musique et son cheminement vers l’accomplissement, mais c’est encore insuffisant : il faut desserrer l’étau du contrôle rationnel pour rapprocher la musique de la sensation pure, de l’instant, de l’être.
« Je suis sûr que nous nous rencontrons sur les points les plus importants. Par exemple, ce que vous appelez l’“Illogique” et que j’appelle l’“Élimination de la volonté consciente dans l’art”. Également, je crois, ce que vous dîtes sur l’élément constructif. Toute recherche tendant à produire un effet traditionnel reste plus ou moins marqué par l’intervention de la conscience. Mais l’art appartient à l’inconscient ! C’est soi-même que l’on doit exprimer ! S’exprimer directement ! Non pas son goût, son éducation, son intelligence, ce que l’on sait, ou ce que l’on sait faire. Aucune des qualités acquises ; mais les qualités innées, instinctives. Tout travail – tout travail conscient sur la forme repose sur un principe mathématique, géométrique, sur la section d’or ou quoi que ce soit d’analogue. Seule l’élaboration inconsciente de la forme, qui se traduit par l’équation : “forme = manifestation de la forme”, permet de créer de véritables formes ; elle seule engendre ces modèles dont les gens sans originalité font des “formules” en les imitant. Mais si l’on est capable de s’entendre soi-même, de reconnaître ses pulsions, d’engager tout son être, y compris son être pensant pour approfondir un problème, on n’a pas besoin de telles béquilles. Il n’est pas nécessaire d’être un pionnier si l’on veut travailler ainsi, seulement un homme qui se prend au sérieux. »8
9N’est-ce pas ce que le phénoménologue Henri Maldiney9 formulera lui aussi à sa façon : « La vérité du sentir est l’art dont les structures ne sont pas intentionnelles » ? Et en effet, Schoenberg, dans les années 1908-1910, rejette radicalement toute forme héritée pour concevoir une musique totalement libre de tout plan préétabli, guidée par la seule « nécessité intérieure » (selon l’expression de Kandinsky) et par ses sensations les plus immédiates avant que la conscience ne s’en empare et qu’elles ne deviennent des perceptions. Debussy lui-même ne dit pas autre chose, lorsqu’il enjoint à ses pairs d’abandonner l’étude des traités de composition pour écouter les leçons du vent qui passe. Lors de la création de ses Nocturnes en 1900 à Paris, il écrit :
« Il ne s’agit donc pas de la forme habituelle de Nocturne, mais de tout ce que ce mot contient d’impressions et de lumières spéciales. “Nuages” : c’est l’aspect immuable du ciel avec la marche lente et mélancolique des nuages, finissant dans une agonie grise, doucement teintée de blanc. “Fêtes” : c’est le mouvement, le rythme dansant de l’atmosphère avec des éclats de lumière brusque, c’est aussi l’épisode d’un cortège (vision éblouissante et chimérique) passant à travers la fête, se confondant en elle ; mais le fond reste, s’obstine, et c’est toujours la fête et son mélange de musique, de poussière lumineuse participant à un rythme total. “Sirènes” : c’est la mer et son rythme innombrable, puis, parmi les vagues argentées de lune, s’entent, rit et passe le chant mystérieux des sirènes. »
10On mesure à quel point l’ancienne dichotomie entre le sentiment et son objet, illustrée par Beethoven dans son épigraphe de la Pastorale (Mehr Ausdruck der Empfindung als Malerei), a perdu sa validité. L’inspiration est désormais centrée sur les sensations de l’artiste qui ne fait plus de distinction entre l’activité sensorielle et les émotions qui lui sont liées (« la marche lente et mélancolique des nuages »). Plus de dichotomie entre l’esprit et la matière, mais une pacification due à la médiation du corps.
11L’expérience du corps est en effet au centre de l’activité musicale. C’est elle qui assure la qualité de la présence au monde. Le musicien n’est plus un homme qui pense le monde, mais un être immergé dans le monde. Cette immersion passe par une sensorialité décuplée qui ne dissocie pas, mais qui, à l’image du vécu, rassemble toutes les activités sensorielles en un même geste. Ainsi sollicitations visuelles, tactiles, olfactives se transforment-elles en sons, dans une musique instable, mouvante, morcelée, « colorée ». Cette expérience corporelle est avant tout spatiale, mettant l’homme au cœur du monde. Nul, mieux que Debussy, n’a su formuler ce nouveau rapport du musicien à l’espace qui chez lui est également un rapport à la nature :
« J’entrevois la possibilité d’une musique spécialement construite pour le plein air, toute en grandes lignes, [...] qui joueraient dans l’air libre et planeraient joyeusement sur la cime des arbres. Telle succession harmonique paraissant anormale dans le renfermé d’une salle de concert prendrait certainement sa juste valeur en plein air : peut-être trouverait-elle là le moyen de faire disparaître ces petites manies de forme et de tonalité trop précises qui encombrent si maladroitement la musique. [...] Il ne s’agit pas non plus d’ennuyer les échos à répéter d’excessives sonneries, mais d’en profiter pour prolonger le rêve harmonique. Il y a une collaboration mystérieuse de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique ; celle-ci réunirait tous ces éléments dans une entente si naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux. »10
12On le voit, le matériau de la composition ne se limite plus aux seules hauteurs et bien d’autres paramètres entrent en jeu : l’imaginaire du plein air amène l’usage de la résonance qui permet au son de se répandre dans l’espace et de le mesurer ; l’harmonie, non plus pensée fonctionnellement selon un principe d’enchaînement linéaire, mais spatialement, comme coloration d’un volume, crée un univers inédit de timbres. Que se passe-t-il d’autre dans les Préludes de Debussy avec leurs harmonies statiques et leur usage onirique de la pédale du piano, ou encore dans Farben, l’une des Pièces pour orchestre opus 16 de Schoenberg ? Dans cette dernière, le compositeur, inspiré par une expérience contemplative – l’observation des métamorphoses de la lumière sur un lac, un matin d’été-inaugure l’une de ses grandes trouvailles, la Klangfarbenmelodie, cette étrange mélodie composée d’une seule note, mais indéfiniment variée au gré des divers timbres instrumentaux qui s’en emparent délicatement. Quant à Stravinsky, il rompt violemment avec toute esthétique de l’expression (« la musique est impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature »11) pour ne reconnaître que la pulsation corporelle et la toute-puissance de l’énergie physique qui lui fait révolutionner l’art du ballet. Privilégier comme il le fait la puissance instinctuelle est sa manière à lui de concentrer l’être sur le présent, un présent archaïque qui ne peut que s’associer à une résurgence des rituels primitifs, comme le donne magistralement à voir et à entendre le Sacre du printemps, créé à Paris en 1913.
13Au moment où les penseurs se passionnent pour l’étude de la sensation (on pense à Ernst Mach, le célèbre philosophe positiviste viennois et à son traité des sensations12, mais aussi à Bergson et à Bachelard), où la phénoménologie se développe en Europe, les artistes font l’expérience de la multi-sensorialité et trouvent le moyen de la transcrire. C’est sans doute ce qui explique la vogue du mélange des arts qui parvient dans une même œuvre à réunir le visuel, le sonore et les autres sens. On peut évoquer à ce propos les compositions scéniques de Kandinsky (Sonorité jaune, Sonorité verte, Violet), la Main heureuse de Schoenberg où le compositeur a conçu les décors, les jeux de lumières et les évolutions de la pantomime au même titre que la musique, ou encore le Mystère de Scriabine, cérémonie mystique où un orgue à couleurs unit les harmonies musicales aux lumières et où l’artiste a ajouté parfums et caresses ! Les Ballets russes explorent eux aussi la rencontre des arts, même si leur démarche est moins fusionnelle que dans les exemples précédents : c’est en tout cas un art pensé pour être la fête des sens.
14On peut donc ainsi comprendre comment, en abandonnant le temps linéaire et en inventant le temps de l’éternel présent, la musique européenne installe l’espace en son sein et se dote d’un vocabulaire tout à fait nouveau, – timbres, résonances, émiettement mélodique, ostinato et duplications de cellules, nouveaux découpages du continuum sonore comme l’atonalité, rythmes libres et délivrés des barres de mesures… – qui va constituer le terreau des recherches du siècle à venir. La sensorialité mise au premier plan va permettre de pacifier la relation entre l’esprit et la matière qui avait jusque là été vécue comme une dichotomie sans appel et la musique accompagnera les autres disciplines dans l’apprivoisement de la matière que les sciences contemporaines de leur côté sauront, elles aussi, ne pas séparer des préoccupations spirituelles. La création du concept physique d’espace-temps trouve alors un écho inattendu dans le domaine apparemment éloigné des sciences qu’est la musique, ce qui finalement ne surprendra pas si l’on se souvient que ce même concept constitue aussi le ferment artistique de la peinture cubiste. Ainsi, pour combattre le temps linéaire, l’art musical 1900 se concentre sur l’expérience du présent à l’aide de l’instrument privilégié qu’est la sensorialité et cet intérêt tout nouveau pour la vie subtile du corps, lui ouvre une sphère encore peu explorée, l’espace acoustique, que les musiciens utilisent, en ce début de siècle, comme métaphore de l’espace intérieur. Le moment 1900 développe de ce fait, en musique comme dans les autres arts, une attention exclusive à l’individu vu comme théâtre des seules réalités dignes de ce nom. Le temps historique, symbolisant la relation à l’autre que soi, est alors battu en brèche par le temps de l’intériorité, seul espace qui, en ce début de siècle, mérite d’être habité.
Notes de bas de page
1 La Revue wagnérienne en France initie des débats qui perdureront jusque dans les années 1900, bien après sa disparition. Hanslick de son côté alimente à Vienne la querelle contre la « musique de l’avenir ». Quant à Burckhardt, il se fait dans toute l’Europe le héraut des idées wagnériennes.
2 Patrick Revol, Influences de la musique indonésienne sur la musique française du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2000.
3 Joëlle Caullier, La Belle et la Bête, l’Allemagne des Kapellmeister dans l’imaginaire français (1890-1914), Tusson, Du Lérot, 1993.
4 Jocelyn Godwin, l’Ésotérisme musical en France 1750-1950, Paris, Albin Michel, 1991 et Marie-Pierre Lassus, Autour de Manuel de Falla. La Poétique de l’évocation et l’imaginaire sonore du début du siècle, Habilitation à diriger des recherches, non ed., Université de Lille 3, 1999.
5 Le lien du temps historique et de la culture judéo-chrétienne par opposition au temps mythique des sociétés archaïques est établi par Mircea Éliade, in Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1969 et in Images et symboles, Paris, Gallimard, 1980 : « Rappelons que pour le christianisme, le temps est réel parce qu’il a un sens : la Rédemption. Une ligne droite trace la marche de l’humanité depuis la Chute initiale jusqu’à la Rédemption finale. Et le sens de cette histoire est unique, parce que l’Incarnation est un fait unique. En effet, [...] le Christ n’est mort pour nos péchés qu’une fois, une fois pour toutes ; ce n’est pas un événement réitérable, qui puisse se reproduire à plusieurs reprises. Le déroulement de l’histoire est ainsi commandé et orienté par un fait unique, radicalement singulier. Et, par suite, le destin de l’humanité tout entière, de même que la destinée particulière à chacun d’entre nous, se jouent, eux aussi, en une seule fois, une fois pour toutes, dans un temps concret et irremplaçable qui est celui de l’histoire et de la vie. » Éternel retour, p. 160-161.
6 Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 169.
7 Id., p. 171.
8 Lettre de Schoenberg à Kandinsky, 24-1-1911, in Schoenberg-Kandinsky, Correspondance – Écrits, Contrechamps, no 2, avril 1984, Lausanne, ed. L’Âge d’homme.
9 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973.
10 Claude Debussy, « Revue blanche », 1er juin 1901.
11 Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, t. 1, p. 116-117.
12 Ernst Mach, L’Analyse des sensations, le Rapport du physique au psychique, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.
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