Henri Bouasse : Ether, quanta & physique des principes
p. 197-207
Texte intégral
1Henri Bouasse (1866-1953) est surtout connu pour ses ouvrages d’enseignement de la physique1. Dès le début de sa carrière, il mène de front deux activités de recherche : l’une en physique expérimentale porte sur l’élasticité et les phénomènes à hystérésis, l’autre en philosophie et histoire des sciences, il publie un ensemble de réflexions influencées par Duhem2 : sur la méthode scientifique3, sur « le développement des notions fondamentales de la mécanique aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles4 » et sur l’histoire des principes de la thermodynamique5.
2Dans le temps où Bouasse s’initie à la recherche, la physique est engagée dans deux voies contraires : l’énergétique et l’atomistique. Nous le trouvons engagé dans la première de ces voies, une voie que Duhem, à la suite de Rankine, de Helmholtz, de Natanson et d’autres, tente de tracer.
3Selon Duhem6, l’énergétique est « une science qui embrasse dans des principes communs tous les changements d’état des corps, aussi bien les changements de lieu que les changements de qualités physiques7 ». Duhem se refuse à remplacer par des mécanismes cachés les corps et leurs modifications, et ne veut les appréhender que tels que nous les percevons ou « plutôt tels que notre faculté d’abstraire, travaillant sur les données des sens, nous les fait concevoir8 ». Ainsi ne veut-il pas se représenter la température « comme la quantité d’un certain fluide libre ou comme la force vive d’un certain mouvement9 » mais il ne veut la regarder que comme cette qualité qu’a un corps de nous paraître plus ou moins chaud. Renonçant à représenter les phénomènes aux moyens d’hypothèses mécaniques, Duhem considère qu’il convient de s’arrêter aux qualités physiques des corps, chaleur, électrisation, aimantation, polarisation diélectrique, éclairement... pourvu qu’à celles-ci on puisse associer une mesure de leur intensité. Il reste alors à classer les phénomènes dans des cadres appelés lois qui expriment mathématiquement les relations des phénomènes. Les lois découvertes sont réunies dans des cadres artificiels plus vastes appelés théories. Pour Bouasse, qui partage les convictions de Duhem, « la partie essentielle, certaine, de ces théories, est ce qu’on appelle les équations différentielles, c’est-à-dire des formes très générales qui embrassent une infinité de phénomènes particuliers10 ». Ainsi toute théorie physique parvenue à sa perfection se réduit-elle à « un système de propositions mathématiques déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales11 », une telle physique des principes n’admet pas d’hypothèses particulières sur la structure de la matière, et par cela elle s’oppose à toute explication mécaniste des phénomènes. Elle n’est qu’un premier pas vers l’énergétique de Duhem.
4Il reste à mettre en lumière qu’il existe une analogie étroite des lois de la thermodynamique des systèmes en équilibre avec celles de la statique, et par voie de conséquence avec celles de la mécanique rationnelle, puisque, dans le cadre de la mécanique rationnelle, il est une manière de choisir le principe de la dynamique qui la ramène à la statique12. C’est ce choix que font Duhem et Bouasse.
5Dans ses recherches de mécanique chimique, Duhem met en avant qu’il y a « analogie absolue entre les lois de l’équilibre établies en thermodynamique et la statique d’un système mécanique dans lequel les forces intérieures admettent un potentiel ; le même rôle est joué, dans cette théorie-ci par le potentiel des forces intérieures et dans celle-là, par le potentiel thermodynamique interne13 ». Il met encore en évidence une autre analogie entre systèmes thermodynamiques et systèmes mécaniques soumis à des forces admettant un potentiel. Soient ces deux théorèmes : « Un système est en équilibre stable si la valeur du potentiel thermodynamique total de ce système est un minimum parmi toutes les valeurs que la même quantité peut prendre à la même température [...] Un tel système (mécanique) est en équilibre stable lorsque le potentiel des forces auxquelles il est soumis a une valeur minimum14 ».
6Aussi, « si la science des mouvements cesse d’être, dans l’ordre logique, la première des sciences physiques, pour devenir seulement un cas particulier d’une science plus générale qui embrasse dans ses formules toutes les modifications des corps, la tentation sera moindre, pensons nous, de ramener l’étude de tous les phénomènes physiques à l’étude du mouvement ; on comprendra mieux que le changement de lieu dans l’espace n’est pas une modification plus simple que le changement de température ou de quelque autre qualité physique ; on fuira, dès lors, plus volontiers ce qui a été jusqu’ici le plus dangereux écueil de la Physique théorique, la recherche d’une explication mécanique de l’Univers15 ».
7Ainsi, dans les environs de 1900, se constitue ce que Duhem appelle une énergétique ordinaire dans laquelle, à côté de la statique thermodynamique (qui, rappelons le, inclut l’étude des modifications réversibles des corps) et de la mécanique rationnelle, prennent place l’électrostatique, la magnétostatique et l’étude des systèmes qui sont le siège de courants permanents. Si alors cette énergétique ordinaire prend l’allure d’une discipline achevée, il est une autre énergétique, la dynamique thermodynamique, qui embrasse les phénomènes irréversibles liés au frottement, à la viscosité, à l’hystérésis et aux déformations permanentes ; ici, il n’y a plus d’équation d’équilibre, plus de modification réversible ; « partant, le principe de Carnot et ses conséquences ne sauraient être appliqués à un tel système, avant que des hypothèses particulières n’en aient justifié et délimité l’emploi16 ». Duhem parle « de branches aberrantes qui se détachent du tronc principal de l’énergétique17 ». Nous trouvons ici des chantiers de recherches tout juste ouverts ; nous les passerions sous silence si certains d’entre eux n’avaient été constamment fréquentés par Bouasse.
8Quant à l’autre voie, celle de l’atomistique, elle s’enrichit de phénomènes aussi nouveaux qu’inattendus : les rayons cathodiques, les rayons X, l’effet Zeeman sont découverts et la radioactivité est sur le point de l’être. Ces phénomènes sont tous l’objet de multiples interprétations aussi caduques que précipitées. Il semble que ces nouvelles découvertes mettent en péril les théories qui paraissent les plus pérennes, la physique est en crise18 et les principes les plus assurés sont alors remis en question : le mouvement brownien contredit le principe de Carnot, les émanations des substances radioactives mettent en péril le principe de conservation de l’énergie... Ainsi est-il de bon ton de clamer à toute occasion, comme le fait Henri Poincaré19, le caractère éphémère des théories physiques. Selon Bouasse, les principes ne sont en péril qu’aux yeux de ceux qui leur accordent un trop grand crédit et les généralisent abusivement, sans se mettre en peine d’en préciser le domaine de validité :
« de ce que le principe de Carnot est peut-être insuffisant pour tout expliquer, il ne résulte évidemment pas qu’un jour il cessera d’expliquer ce qu’actuellement il explique... Par exemple, posons que l’existence du mouvement brownien est incompatible avec le principe de Carnot tel qu’on l’énonce aujourd’hui. Il n’en résulte rien contre l’application de ce principe aux phénomènes antérieurement connus... Il suffit de ne pas l’appliquer quand il ne s’applique pas. De grâce, qu’il soit entendu que nos principes sont ni plus ni moins des casiers commodes pour y ranger les phénomènes ! »20
9Selon Bouasse, il est évident que nos hypothèses ne sont pas « objectivement exactes21 » et en discuter lui semble du temps perdu :
« nous avons deux sortes d’hypothèses, de postulats, de principes... Le principe de Carnot est d’une sorte, l’hypothèse moléculaire de l’autre. Il n’y a pas à discuter la vérité objective du principe de Carnot : il s’applique quand il s’applique. Au contraire, on peut demander si les molécules existent réellement, ou si elles ne sont qu’une manière de parler. Le premier de ces principes est énergétique ; le second est mécanique. Jusqu’à quel point importe-t-il d’établir la réalité objective d’une hypothèse mécanique ? Posons que vous contemplez les molécules, distinctement !... ce n’est pas demain que l’événement se produira. Passons. Vous contemplez les molécules : l’hypothèse de leur existence se transforme donc en la certitude de cette existence. Et après ? Pour aller plus loin, vous devez introduire des hypothèses sur la distribution de leurs vitesses, sur leurs lois d’attraction réciproque... hypothèses même que nous posons à l’heure actuelle et que nous légitimons par leurs conséquences, tout comme le principe de Carnot… Vous serez donc sûr de l’existence des molécules comme vous êtes sûr de l’existence d’un diapason : cela vous rendra-t-il plus claires leur constitution et leurs propriétés ? Nous voyons le diapason : pour expliquer les phénomènes qui lui sont liés, nous devons encore et toujours proposer des hypothèses dont il est vain de se demander si elles ont une réalité objective ! Il suffit que leurs conséquences soient conformes aux phénomènes. »22
10Il apparaît donc que si l’existence des molécules était démontrée, les phénomènes moléculaires eux-mêmes relèveraient d’une physique des principes, ce qui conduirait à mettre des principes énergétistes au fondement de la physique moléculaire.
« Inversement, supposons que demain on prouve la non-réalité objective de molécules distinctes23. Toutes les lois tirées de la théorie cinétique et qui s’appliquent, ne s’en appliqueront pas moins ; la théorie cinétique demeurera pratiquement aussi utile que par le passé. La suppression de sa base “objective” ne lui enlèvera rien de son intérêt : elle n’en restera pas moins une transposition de la réalité à une approximation connue. Il serait vraiment souhaitable que les physiciens comprissent le caractère pragmatique, utilitaire des sciences. Cette manie de fourrer partout de la métaphysique, j’entends par là de ne pas se contenter des apparences, cette haine du positivisme, les amènent à perdre leur temps et à raisonner mal.24 »
11Aux environs de 1900, Bouasse espère la victoire prochaine de l’énergétisme ; il pense alors que l’attitude positiviste qui veut que nous en soyons réduits à nous contenter d’une représentation symbolique et algorithmique du monde, est partagée par un nombre de plus en plus grand de physiciens. Il y voit, écho de la philosophie positive de Comte, une loi historique de l’esprit humain même si les formes figuratives des interprétations métaphysiques – qu’il considère alors comme des obstacles au progrès de la connaissance – séduisent encore la majorité des intelligences.
12Si les principes énergétiques sont arbitraires, les hypothèses mécaniques prises comme principe le sont d’une manière bien plus provoquante. Aussi jusqu’aux années 1910, Bouasse peut penser que certaines d’entre elles peuvent être considérées comme une gangue d’où sortira une théorie énergétique, il semble alors que l’éther luminifère va promptement rejoindre le placard aux vieilles lunes puisque l’optique et l’électromagnétisme s’apprêtent à trouver une formalisation mathématique de caractère énergétiste dans la voie que Duhem a tenté d’ouvrir25 ; dès 1923, il lui semble que la victoire de l’énergétisme tarde à venir, et qu’il faudra encore longtemps demeurer « dans le cadre d’une théorie primitive26 ». Bouasse n’est plus prêt à récuser le rôle de l’éther luminifère ce qui l’amène à s’intéresser de plus près à son statut épistémologique.
13Pour justifier le caractère étrange de l’hypothèse de l’éther : « Un milieu qui vibre transversalement comme un solide qui pourtant ne gêne pas le mouvement des corps ; ils se meuvent à travers comme si de rien n’était27 », Bouasse rappelle qu’une théorie n’est qu’un moyen commode de rassembler un grand nombre de phénomènes en les reliant les uns aux autres et que les physiciens ne prétendent nullement atteindre la réalité des choses : « leurs théories n’en sont qu’une transposition, une anamorphose28 ».
14Ainsi, selon Bouasse, « personne ne soutient la réalité de l’éther... [mais à une approximation donnée], tout se passe comme s’il existait un milieu élastique, indéfini, immobile, qui vibre transversalement comme un solide et transmet les ébranlements lumineux ou hertziens29 ». Ainsi Bouasse parvient-il à hausser l’hypothèse de l’éther au rang de principe en attendant que la théorie qui en découle, trouve une formalisation mathématique de caractère énergétiste.
15En 1925, Bouasse fait paraître dans sa Bibliothèque scientifique deux ouvrages où il aborde l’étude de phénomènes qui ne peuvent être interprétés que dans le cadre de la physique moderne, des phénomènes « qui dans ces derniers temps ont fait un bruit énorme30 »: les premiers sur la propagation de la lumière31, sa propagation dans les corps en mouvement, l’aberration et l’influence d’un mouvement uniforme d’ensemble sur les phénomènes optiques, les seconds sur l’émission continue qui inclut l’étude du rayonnement noir et sur les spectres de raies et de bandes32. Les études abordées ici se placent une nouvelle fois dans le cadre d’une physique des principes.
16Dans l’étude de la propagation de la lumière, pour interpréter l’entraînement des ondes par la matière, l’aberration des étoiles ou l’influence d’un mouvement uniforme d’ensemble sur les phénomènes optiques, Bouasse va puiser dans les travaux de Lorentz antérieurs à L’Électrodynamique des corps en mouvement d’Einstein (1905). Aux principes de la relativité qui heurtent le sens commun, Bouasse préfère s’en tenir à l’éther et à la matière « que la matière interviennent comme telle (anciennes théories), ou que seuls soient actifs les électrons qui lui sont liés (nouvelles théories), ce qui ne fait du reste que changer la nomenclature ». On considère dans les anciennes théories que les corps en mouvement sont faits de molécules et dans les nouvelles théories, d’ions, d’électrons qui ne sont que des masses électriques « plus ou moins liées à la matière, plus ou moins libres, qui gravitent autour de leurs positions d’équilibre et y sont ramenées par une force proportionnelle à l’élongation et à la charge33 ». Il fait l’hypothèse que les électrons se meuvent sans entraîner l’éther pour lequel ils sont parfaitement perméables. Il suppose que l’éther est entraîné au voisinage des masses énormes de la Terre, des autres planètes ou des étoiles de sorte qu’au voisinage de leur surface, l’éther est au repos relatif et qu’il n’est au repos absolu (dans l’espace absolu, immobile) qu’à quelques centaines de kilomètres de ces astres et bien sûr dans les espaces interplanétaires. Mais il reste à expliquer que l’éther possède la même vitesse que la Terre dans son mouvement annuel alors que l’on ne peut lui attribuer aucune viscosité, les astres n’éprouvant aucune résistance ; pour ce faire, Bouasse reprend l’hypothèse de Lorentz et Planck « en supposant l’éther compressible et capable d’être condensé autour de la Terre par le champ gravitique comme une masse gazeuse34 » ; en y ajoutant « l’hypothèse que la vitesse de propagation de la lumière est la même dans l’éther condensé que dans l’éther non condensé, de même que la vitesse de propagation du son est indépendante de la pression dans un gaz quasi parfait35 ». Bouasse souligne que rien n’interdit d’imposer à son éther hypothétique de telles propriétés pourvu que celles-ci ne soient pas contradictoires. Bouasse note qu’il n’y a pas de contradiction à supposer que les corps de petite taille n’entraînent pas l’éther alors que les corps de grande taille, l’entraînent : « Ces propositions ne sont pas plus contradictoires que l’opacité d’une roche sous l’épaisseur de 10 cm et sa transparence sous l’épaisseur de 10μ36 ».
17Dans son ouvrage sur l’émission, Bouasse fait une étude expérimentale (quantitative) du rayonnement noir dans laquelle il introduit la formule de Planck qui donne les courbes isothermes de répartition entre les diverses radiations de l’énergie émise par un corps noir37. Il en donne ensuite deux interprétations différentes38 qu’il introduit de la manière la plus brutale qui soit pour en souligner le caractère conventionnel. La première est celle qui a été proposée par Jeans en 191039. Celle-ci suppose que chacun des oscillateurs de Planck de fréquence n ne peut posséder que des quantités d’énergie discontinues 0, hn, 2hn... et que la loi de distribution de ces oscillateurs sur ce spectre d’énergie est une loi exponentielle conforme à celle rencontrée dans la théorie cinétique des gaz, c’est-à-dire l’exponentielle qui intervient dans la loi de distribution des vitesses de Maxwell40. Bouasse n’assure pas son lecteur du caractère définitif de cette interprétation de Jeans qui n’a été menée qu’en multipliant les hypothèses particulières, il ajoute d’ailleurs : « Ce raisonnement suppose les vibrateurs de la théorie classique électromagnétique... nos plus récents physiciens la relèguent dans le placard aux vieilles lunes41 ».
18Bouasse montre encore comment Planck a pu interpréter la distribution spectrale d’énergie du corps noir à partir d’une loi de dénombrement statistique des états d’une assemblée d’oscillateurs monochromatiques. Pour ce faire il pose une définition de ce dénombrement qui est celle là même que Planck a choisie42 et, comme Planck, il met au centre de sa démonstration la relation de Boltzmann qui lie l’entropie S au dénombrement statistique des états : S = k Logω où k est une constante universelle, et parce qu’il a tendance à accentuer le caractère conventionnel des principes, Bouasse n’accorde pas d’intérêt au fait que Planck n’a pas justifié la définition du dénombrement choisi43.
19Après avoir esquissé les principales méthodes de la spectroscopie, et donné les formules empiriques qui rendent compte des séries de raies spectrales, Bouasse présente la théorie de Bohr qui explique les raies des séries genre Balmer. Pour lui, cette théorie qui rend compte de toute une série de phénomènes est « en contradiction absolue, évidente44 », avec toute l’optique ondulatoire classique qui rend compte des phénomènes d’interférences, de diffraction. Il constate que nous avons deux sciences distinctes basées sur des hypothèses incompatibles, expliquant des groupes distincts de phénomènes et il se refuse à établir une hiérarchie d’importance entre ces phénomènes :
« Aux enthousiastes de la théorie de Planck-Bohr, je reproche non leur admiration justifiée, mais leur dédain pour l’ancienne théorie qui a fait ses preuves. Je ne m’indigne pas qu’on explique les phénomènes d’émission par des hypothèses inconciliables avec la théorie ondulatoire ; je trouve seulement ridicule de jeter par dessus bord le travail d’un siècle sans le remplacer par rien d’acceptable. »45
20Il ajoute :
« Mon scepticisme sur la réalité de ce que supposent les théories est trop complet pour trouver un inconvénient à exposer successivement deux théories contradictoires, à la condition qu’il soit entendu qu’elles sont contradictoires et que l’ancienne n’a aucune raison pour céder le pas à la nouvelle. »46
21Bouasse commence son étude par le cas particulier de l’atome de Bohr ; un électron tourne sur un cercle autour d’un noyau, la mécanique classique permet de rendre compte de son mouvement mais la théorie classique assimile cet atome à un oscillateur de Hertz, il s’ensuit que la période de la vibration émise devrait être la période de révolution de l’électron. Ce qui n’est plus vrai dans la théorie de Bohr, Bouasse introduit alors les deux hypothèses faites par Bohr (1) celle de la quantification des cercles et (2) celle de l’émission de quanta hn quand l’électron passe d’un cercle privilégié m sur un cercle plus petit n. Et, en suivant Bohr, il retrouve au terme d’un calcul qui tend déjà à devenir classique47, la formule empirique des séries de raies de Balmer. Il en conclut chicaner les hypothèses quand elles sont fécondes ; au reste ce qui précède a le mérite de la simplicité48 ».
22Pour juger de la modernité des présentations que Bouasse a faites ici de la théorie du rayonnement noir et de l’atome de Bohr, il n’est que de les rapprocher de celles qui sont faites dans des ouvrages publiés en 1925 ou dans les quelques années qui suivent : les traductions françaises de deux ouvrages de Jeans publiées en 1925 dans lesquels il synthétise l’ensemble des travaux qui ont été faits pendant près d’un demi-siècle sur la théorie cinétique des gaz et sur la théorie des rayonnements continus et discrets49, les cours de thermodynamique50 et d’optique51 publiés par Bruhat, le premier en 1926 et le second en 1930.
23Bouasse fut un lecteur attentif et admiratif de Pierre Duhem son aîné de 5 ans et le critique acerbe des écrits d’Henri Poincaré de 12 ans son aîné. Duhem meurt en 1916 et Poincaré en 1912, trop tôt pour connaître le dénouement de la « maladie quantique » qui, depuis 1900, affecte la Physique. Aussi nous a-t-il semblé intéressant de nous arrêter sur l’attention que Bouasse a portée aux développements de la physique de l’éther et des quanta, et de voir comment celle-ci est prise en compte dans son œuvre.
Notes de bas de page
1 Entre 1908 et 1932, Bouasse publie un Cours de Physique en 6 volumes, un Cours mécanique rationnelle et expérimentale et les quarante cinq volumes de la Bibliothèque scientifique de l’ingénieur et du physicien. (Henri Bouasse, Cours de physique conforme aux programmes des certificats et de l’agrégation de physique : tome 1, Mécanique physique ; tome 2, Thermodynamique. Théorie des ions ; tome 3, Électricité et Magnétisme ; tome 4, Optique. Étude des instruments ; tome 5, Électroptique et tome 6, Étude des symétries ; Paris, Delagrave, 1908-1910. Henri Bouasse, Cours de mécanique rationnelle et expérimentale, Paris, Delagrave, 1910. Nous ne donnerons pas ici la longue liste de ces ouvrages, mais les subdivisions de l’œuvre : Mathématiques (2 volumes), Mécanique rationnelle et expérimentale (6 volumes), Étude des solides (1 volume), Étude des fluides (8 volumes), Thermodynamique (2 volumes), Magnétisme et Électricité (3 volumes), Optique (6 volumes), Étude des symétriques et Optique cristalline (4 volumes), Électroptique (4 volumes), Acoustique (7 volumes), Astronomie et sciences connexes (2 volumes)). G. F. Herrenden Harker, « Henri Bouasse ; l’homme son œuvre », Nucleus, janvier-février 1963, p. 69-73.
2 On retrouve chez lui des points de vue que Pierre Duhem a d’abord développés dans une série d’articles parus dans la Revue des questions scientifiques entre janvier 1892 et octobre 1896 (Ces articles sont regroupés dans : Pierre Duhem, Prémices philosophiques, présentées avec une introduction en anglais de Stanley L. Jaki, Leiden, New-York, Kobenhavn und Köln, E. J. Brill, 1987) puis dans La théorie physique en 1906 (Pierre Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, 1906, fac. similé de la seconde édition, 1914, présenté par Paul Brouzeng, Paris, Vrin, 1981).
3 Henri Bouasse, « De la nature des explications des phénomènes naturels dans les sciences expérimentales », Revue de métaphysique et de morale, 2, 1894, p. 299-316 ; « De l’application des sciences mathématiques au sciences expérimentales », Revue de métaphysique et de morale, 7, 1899, p. 1-25 ; « Physique et métaphores », Revue de métaphysique et de morale, 7, 1899, p. 226-241 ; « De l’éducation scientifique des “philosophes” », Revue de métaphysique et de morale, 9, 1901, p. 32-52 ; « Évolution de la matière et physique des corps solides », Revue de métaphysique et de morale, 16, 1908, p. 34-54.
4 Henri Bouasse, Introduction à l’étude des théories de la mécanique, Paris, Georges Carré, 1895. Cet ouvrage est la reproduction d’un cours d’histoire des sciences professé à la Faculté des Sciences de Toulouse pendant l’hiver 1893-1894 devant un auditoire composé de philosophes et de physiciens. Il vient douze ans après la première édition de La mécanique de Ernst Mach. (Ernst Mach, La mécanique, exposé historique et critique de son développement, traduction de la quatrième édition allemande par Émile Bertrand, Introduction d’Émile Picard, Paris, Hermann, 1904, réimpression, Paris, Jacques Gabay, 1987), mais précède les publications de L’évolution de la mécanique de Duhem (Pierre Duhem, L’évolution de la mécanique, suivi de « Les théories de la chaleur » et de « L’analyse de l’ouvrage de Ernst Mach : “La mécanique” », Introduction et établissement du texte par Anastasios Brenner, Paris, Vrin, 1992) et la traduction française de La Mécanique de Mach. On retrouve les trois mêmes auteurs sur l’histoire des théories de la chaleur : Pierre Duhem publie « les théories de la chaleur » dans la Revue des deux mondes en 1895, Ernst Mach, Die Principien der Wärmelehre en 1896 (Ernst Mach, Die Principien der Wärmelehre, Leipzig, J. A. Barth, 1896 ; Principles of the Theory of Heat, Historically an Critically Elucidated, Translated from the 2th edition, 1900, Edited by Brian McGuinness, with an Introduction by Martin J. Klein, Dordrecht, Boston, Lancaster and Tokyo, D. Reidel, 1986).
5 Henri Bouasse, « Sur l’histoire des principes de la thermodynamique », Bibliothèque du Congrès international de philosophie, Paris, 1900, tome 3, p. 77-132, Paris, Armand Colin, 1901.
6 Anastasios Brenner, Duhem, science, réalité et apparence, Paris, Vrin, 1990 ; p. 76-89.
7 Pierre Duhem, Notice sur les titres et travaux scientifiques, Bordeaux, Imprimerie Gounouilhou, 1913 ; p. 39. (Duhem rédigea cette notice pour sa candidature à l’Académie : Émile Picard, La vie et l’œuvre de Pierre Duhem, lue dans la séance publique annuelle du 12 décembre 1921, Paris, Gauthier-Villars, 1921 ; p. 13).
8 Pierre Duhem, Introduction à la mécanique chimique, Gand, Ad. Hoste, 1893 ; p. 88.
9 Ibid., p. 88.
10 Henri Bouasse, Introduction à l’étude des théories de la mécanique, loc. cit., p. 5.
11 Pierre Duhem, Physique de croyant, 1905 in La théorie physique, son objet sa structure, loc. cit., p. 24.
12 Selon Bouasse, « toute la dynamique tient en trois propositions : 1. Chaque élément de volume est caractérisé par un paramètre appelé sa masse. 2. Par définition, la force d’inertie d’un élément de volume est un vecteur, parallèle au vecteur accélération, de sens contraire, et dont la grandeur est celle du vecteur accélération multipliée par la mesure de la masse. 3. Principe : Il y a équilibre à chaque instant entre toutes les forces appliquées à l’élément de volume, y compris la force d’inertie. Ce principe a été énoncé d’une manière absolument générale par d’Alembert dont il porte le nom… » (Henri Bouasse, Cours de mécanique rationnelle et expérimentale, loc. cit., p. 285).
13 Pierre Duhem, Introduction à la mécanique chimique, loc. cit., p. 111. (Avec Helmholtz, nous appelons énergie libre, ce potentiel).
14 Ibid., p. 112. (Nous appelons Enthalpie libre, cet autre potentiel thermodynamique).
15 Pierre Duhem, Notice sur les titres et travaux scientifiques, loc. cit., p. 39.
16 Ibid., p. 84.
17 Ibid., p. 84.
18 Voir par exemple Nicole Hulin, « Constitution de la physique moderne et nouvelle conception de l’enseignement de la discipline » in Les Sciences au lycée, un siècle de réformes des mathématiques et de la physique en France et à l’étranger sous la direction de Bruno Belhoste, Hélène Gisper et Nicole Hulin, Paris, Vuibert-INRP, 1996 ; p. 55-68. Robert Locqueneux, « Les théories physiques aux environs de 1900, bilan et perspectives », in Physique et humanités scientifiques autour de la réforme de l’enseignement de 1902, Études et documents, Nicole Hulin éd., Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2000 ; p. 119-154.
19 Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, 1902, Paris, Flammarion, 1968.
20 Henri Bouasse, « Des principes, de leur emploi... », loc. cit., p. xviii, xix.
21 Ibid., p. xix.
22 Ibid., p. xx.
23 Simple supposition, Bouasse affirme dans cette même préface, écrite en 1913 : « Pour ce qui est de l’hypothèse moléculaire, cent ans de travaux divers paraissent en faire une réalité » (Ibid., p. xxi).
24 Ibid., p. xxi.
25 Pierre Duhem, Leçons sur l’électricité et le magnétisme, 3 volumes, Paris, Gauthier-Villars, 1891-1892 ; « Fragments d’un cours d’optique », Annales de la Société scientifique de Bruxelles, 28, 2e partie, 1894, p. 95-123 ; 29, 2e partie, 1895, p. 27-94 ; 30, 2e partie, 1896, p. 27-105 ; « Les théories de l’optique », Revue des deux mondes, 123, 1894, p. 94-
26 Henri Bouasse, La question préalable contre la théorie d’Einstein, Paris, Blanchard, 1923 ; reproduction d’un article paru dans le numéro de janvier 1923 de la revue Scientia, nous donnons la pagination du fascicule de 28 pages publié chez Albert Blanchard, p. 12.
27 Ibid. p. 11
28 Ibid., p. 9, 10. Robert Locqueneux, « L’enseignement de la physique et les méthodes de la science selon Bouasse », Actes des journées sur l’enseignement des sciences physiques et naturelles, Nicole Hulin éd., in Les cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, 49, Lyon, ENS Éditions, à paraître.
29 Henri Bouasse, La question préalable contre la théorie d’Einstein, loc. cit., p 10.
30 Henri Bouasse, Propagation de la lumière, théorie de la réflexion vitreuse et métallique, Paris, Delagrave, 1925 ; p. 85.
31 Ibid.
32 Henri Bouasse, Émission, chaleur solaire, éclairage, théorie de l’émission, Paris, Delagrave, 1925.
33 Henri Bouasse, Propagation de la lumière…, loc. cit., p. 94.
34 Ibid., p. 119.
35 Ibid., p. 121.
36 Ibid., p. 146.
37 Henri Bouasse, Émission..., loc. cit., p. 132.
38 Sur ce sujet, on peut consulter : Robert Locqueneux, Bernard Maitte et Bernard Pourprix, « Formalisation et expérimentation en physique » Fundamenta scientiae, 7, 3/4, 1987, p. 423-438 ; p. 434-437 et Robert Locqueneux, « Analyse épistémologique de la modélisation en physique : un modèle des gaz et des modèles du rayonnement continu dans l’ancienne théorie des quanta » Fundamenta scientiae, 9, 1, 1988, p. 21-42. On trouve une esquisse des travaux de Planck sur le rayonnement des corps noirs dans : Robert Locqueneux, Histoire de la physique, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1987, p. 95, 96.
39 James H. Jeans, « On non Newtonian Mechanical Systems and Planck’s Theory of Radiation », Philosophical Magazine, 6, 20-2, 1910, p. 943-954.
40 C’est cette loi que Bouasse a prise pour postulat dans son traité de Thermodynamique en 1913 : « Nous prenons la loi pour postulat ; les lecteurs qui ont un an de loisir trouverons intérêt au livre de Boltzmann, aux mémoires de Maxwell et de Clausius : m’étant livré à ce délassement austère, je leur souhaite de la patience et du plaisir » (Henri Bouasse, Thermodynamique, loc. cit., tome 1, p. 367). L’exponentielle de la théorie cinétique se présente sous la forme : exp(ε/kT) où e représente l’énergie cinétique de la molécule, l’énergie potentielle étant nulle pour les gaz parfaits. En prenant, ε = hn, l’énergie moyenne d’un vibrateur prend alors la forme
41 Henri Bouasse, Émission..., loc. cit., p. 161.
42 Soit ω le nombre des états accessibles aux oscillateurs, ce nombre est égal à celui des répartitions de P grains d’énergie, indivisibles, de même grandeur, hn entre N oscillateurs ayant à eux tous une énergie EN.
43 Il semble même qu’il n’a pas vu que celui-ci n’est pas celui de Boltzmann, celui que Jeans a choisi en 1910. Aussi un lecteur de Bouasse non prévenu ignorera les problèmes que soulève le dénombrement de Planck qui ne correspond pas aux règles de la physique statistique établies par Boltzmann, mais un lecteur du Cours de thermodynamique de Bruhat pourra rester dans la même ignorance jusqu’à la quatrième édition (posthume) de 1947, alors que la théorie statistique de Bose-Einstein est élaborée depuis les années 1924-1925 et que les théories quantiques ont trouvé leur forme classique avec la publication des Principes de la mécanique quantique de Dirac dès 1930. (Ludwig Boltzmann « Über die Beziehung zwischen dem zweiten Hauptsatze der mechanischen Wärmetheorie und der Wahrscheinlichkeitsrechnung, respektive den Sätzen über das Wärmegleichgewicht », Sitzungberichte der Wiener Akad. 76, 1877, p. 373-435 ; on trouve un résumé de cet article dans : René Dugas, La théorie physique au sens de Boltzmann et ses prolongements modernes, Neuchatel, Suisse, Éditions du Griffon, 1959, p. 192-199. Georges Bruhat, Cours de Thermodynamique, Paris, Masson, 1926 ; ces cours ont été enseignés à la faculté des sciences de Lille en 1924-1925. Paul A. M. Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, Oxford University Press, 1930 ; Les principes de la mécanique quantique, traduction de Al Proca et J. Ullmo, 1931 ; réédition, Paris, Jacques Gabay, 1990).
44 Henri Bouasse, Émission..., loc. cit., p. 313.
45 Ibid., p. 313.
46 Ibid., p. 314.
47 Voir par exemple Léon Brillouin, La théorie des quanta et l’atome de Bohr, Paris, Société du Journal de physique, 1922 ; Atomes et Électrons, Rapports et discussions du Conseil de Physique tenu à Bruxelles du 1er au 6 avril 1921, Paris, Gauthier-Villars, Paris, 1923.
48 Henri Bouasse, Émission..., loc. cit., p. 316. Mais la formule de Balmer ne rend pas compte de tous les phénomènes, il s’avère nécessaire selon Bouasse « d’assouplir la théorie par une superposition d’hypothèses accessoires assez compliquées », aussi suivant les travaux de Sommerfeld substitue-t-il des ellipses aux cercles. Puis il substitue aux ellipses « des courbes ouvertes, qu’on peut assimiler à une ellipse tournant lentement autour de son foyer », pour cela il considère comme un fait d’expérience que la masse de l’électron croît avec la vitesse, et il pose que la masse m d’un électron à la vitesse v a la valeur :
où m0 est la masse de l’électron au repos et c la vitesse de la lumière (Ces formes sont introduites dans la Théorie des électrons de Lorentz). Selon Bouasse, cette théorie est supposée relativiste sans nécessité : « les calculs reposent simplement sur l’hypothèse que le coefficient de l’accélération dépend de la vitesse. (Et il ajoute) si l’on borne à cela la Théorie de la relativité, ce n’était vraiment pas la peine de faire tant de fracas ». (Ibid., p. 316, 317).
49 James H. Jeans, Théorie dynamique des gaz, traduction de la troisième édition anglaise de A. Clerc, Paris, Albert Blanchard, 1925 ; La théorie du rayonnement et des quanta, traduction de G. Juvet, Paris, Albert Blanchard, 1925.
50 Georges Bruhat, Cours de thermodynamique, Paris, Masson, 1926.
51 Georges Bruhat, Cours d’optique, Paris, Masson, 1930.
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