Göttingen 1901 : Husserl et Hilbert
p. 117-143
Texte intégral
1. Les tâches de la philosophie à Göttingen
L’anniversaire de l’Empereur
1Dans chaque université allemande, le 27 janvier est un jour solennel, l’anniversaire de notre Empereur bien aimé Guillaume II. En 1904, c’est le professeur Felix Klein, le grand mathématicien, membre de la Faculté de Philosophie, qui prononce le discours solennel du 27 janvier. Il a choisi de traiter un thème un peu surprenant : « les tâches de la Faculté de Philosophie et son avenir ». D’habitude on choisit plutôt un sujet relativement savant, mais susceptible d’intéresser tous les collègues, par exemple la poésie de Schiller1 ou la conscience messianique du Christ2.
2Pourquoi ce sujet de politique académique ? Il faut dire que l’Université de Göttingen est un organisme particulièrement difforme et mal équilibré. Elle se divise en quatre Facultés de taille très disproportionnée, la Théologie, le Droit, la Médecine et la Philosophie. La vitalité des Facultés est très inégale3. En théologie deux thèses ont été soutenues durant l’année, en droit quinze, en médecine 40 et en philosophie 86 (presque le double de l’année précédente).
3Le terme de philosophie est une sorte de fourre-tout, et recouvre des thèmes très bigarrés, puisque les thèses de philosophie ont porté cette année aussi bien sur les corps quadratiques que sur la poésie lyrique, les assurances ou les alcools. La Faculté de Philosophie rassemble un grand nombre de composantes, séminaires et instituts, depuis la section de botanique ou celle d’ethnographie, qui possède une remarquable collection de photos de nègres, jusqu’à la section de mathématiques ou celle de philosophie proprement dite. Un nouvel Institut de Physique, très imposant et destiné à rivaliser avec Berlin ou Munich, est prévu et sera inauguré en décembre 1905.
4Ne faudrait-il pas, demande Felix Klein ce 27 janvier 1904, diviser notre Faculté de Philosophie en deux, comme la proposition en a été faite depuis longtemps, et séparer la partie historico-philologique de la partie qui s’occupe des mathématiques et des sciences de la nature ? D’ailleurs nous avons de plus en plus d’étudiants qui sont « dépourvus de latin » (lateinlos), et l’extension et la spécialisation des recherches pourraient pousser dans ce sens.
5Néanmoins, poursuit Felix Klein, le mot même d’université implique un idéal d’universalisme. Si l’on scinde la Faculté, les mathématiciens et naturalistes risquent de se laisser entraîner à l’opportunisme, et de leur côté les humanistes pourraient s’endormir dans le confort de la tradition. Nous devons maintenir le souci d’une véritable recherche théorique, préserver chez nos étudiants la conscience d’une communauté de tâches.
6Ce n’est pas la scission de la Faculté de Philosophie qui est à l’ordre du jour, conduisant à disjoindre les domaines du savoir théorique, c’est plutôt l’articulation des divers savoirs et leur unification organique (Klein parle d’Abrundung et Angliederung). S’il faut donner un nom à ce rassemblement des sciences, le nom de Philosophie n’est pas si mal approprié, puisque c’est la discipline qui occupe la position centrale de cette totalité.
7À travers le monde, conclut Klein, on perçoit des appels à l’unité des sciences. Au Congrès Scientifique International qui doit se tenir à Saint Louis l’automne prochain, c’est l’unité des sciences qui fait le thème directeur, et l’ensemble du savoir a été articulé selon une classification très suggestive : en premier lieu viennent les sciences normatives, c’est à dire la philosophie et les mathématiques, puis viennent les sciences historiques, ensuite les sciences naturelles, enfin les sciences de l’esprit (mental sciences) que sont la psychologie et la sociologie. Travaillons donc au progrès de l’ensemble, les yeux fixés sur l’unité du savoir, cette unité qui est symbolisée par la personne de notre monarque. Longue vie à notre très gracieux souverain Guillaume II ! Vive l’Empereur !
8Tout cela a un parfum un peu suranné pour des Français de l’an 2000 qui ont perdu l’habitude des cérémonies académiques ou civiques. Nous n’avons plus de distributions des prix en toges ni de salut au drapeau.
9Dans son discours, Felix Klein refuse de démissionner devant la spécialisation et l’atomisation croissantes du travail intellectuel, il revendique un esprit d’universalité et de recherche architectonique. Ce genre de proclamation ne dépasse pas la rhétorique académique s’il n’y a pas quelques têtes puissantes, des esprits aux vues larges, des intellects aigus et exigeants. Felix Klein lui-même a joué un rôle de mentor jusqu’à sa mort en 1925, mais son œuvre de mathématiques appartient plutôt au siècle écoulé.
10Observons l’assistance. À cette séance solennelle, parmi les professeurs, il y a Edmund Husserl et David Hilbert. Ils ont commencé à rassembler autour d’eux une équipe de jeunes intellectuels. Ils ont même ébauché une collaboration dès l’arrivée de Husserl, à l’automne 1901.
11Husserl a été pressenti pour un poste à l’Université de Göttingen en 1900, nommé en 1901 il s’y installe à l’automne. Son ami et collègue Stumpf était passé faire visite aux universitaires de Göttingen pour aplanir les obstacles à la nomination de Husserl. L’institut de philosophie de Göttingen était dominé par deux philosophes néokantiens, deux hommes complètement oubliés aujourd’hui, qui probablement voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de Husserl, alors que sa venue était plutôt souhaitée par les mathématiciens.
12Husserl a quitté la ville active et commerçante de Halle pour la tranquille bourgade universitaire de Göttingen, à l’époque cinq fois plus petite que Halle. Le changement d’atmosphère est assez considérable, Göttingen est en particulier un pôle très vivant d’activité mathématiques, autour du maître Félix Klein et de David Hilbert (qui a trente neuf ans, Husserl en a quarante et un en 1901).
13Dans l’assemblée des professeurs et étudiants, il y a quelques hommes dont les noms résonnent encore cent ans plus tard, comme les mathématiciens Minkowski4 et Zermelo5, Schwarzschild6 le directeur de l’Observatoire, Ludwig Prandtl qui est en train de renouveler la théorie des fluides et l’aérodynamique7. Hermann Weyl, lui, n’a que dix neuf ans, il est parmi les étudiants, ainsi que Constantin Caratheodory et Erhard Schmidt qui terminent leur thèse de mathématiques8.
14Tous sont ou seront des créateurs puissants, chacun dans sa discipline, au sein de la Faculté de Philosophie. Cette floraison, cette effervescence des mathématiques et de la physique, y aura-t-il vraiment des philosophes pour la ressaisir et l’articuler ? Il y a certes un style commun, ce qu’on nomme « l’esprit de Göttingen », qui consiste à ne pas se perdre dans les calculs ou les détails, à tenter d’accéder à une compréhension conceptuelle véritable des fluides ou des nombres algébriques9. Les mathématiques servent de guide dans cette recherche, elles sont normatives, pour reprendre l’expression de Klein.
15Mais la philosophie est-elle normative au même titre ? En entendant ce discours, l’un ou l’autre auditeur se sera souvenu que la femme de Klein est la petite-fille de Hegel. Peut-on encore, à la manière de Hegel, vouloir l’unité du savoir au sein d’un englobant qui s’appellerait philosophie ? La philosophie est peut-être en train de changer de mode d’exercice. Nous verrons comment se modifient les contours des disciplines, et aussi comment naissent de nouvelles formes de travail philosophique.
Les premières semaines de Husserl à Göttingen Un début de collaboration
16Husserl connaît le milieu des mathématiciens, leurs grands et petits côtés. Il a fait partie de ce monde, au plus haut point, passant une thèse de mathématiques sur les fondements du calcul des variations et enseignant comme assistant de Weierstrass à Berlin. Le goût de la philosophie était plus fort, sous l’influence de Brentano, et Husserl a décidé de se consacrer à la philosophie.
17Après une étude de psychologie descriptive sur l’origine du nombre dans le livre de 1890 Philosophie de l’arithmétique, il a préparé un deuxième volume où il aurait voulu expliquer et fonder les constructions formelles des mathématiques. Ce deuxième volume n’a jamais vu le jour, nous en avons des ébauches, des manuscrits préparatoires10. Mais Husserl reconnaîtra son échec : il ne parvient pas à justifier logiquement les méthodes symboliques des mathématiques supérieures de son temps. Cet échec est suivi d’un autre : Husserl voulait rédiger un ouvrage sur l’espace, à la fois l’espace de la géométrie et celui de l’intuition. Là encore, les matériaux manuscrits se sont accumulés, – et nous y avons accès plus de cent ans après – mais le livre n’est jamais paru11. Enfin, la parution des Prolégomènes à la logique pure en 1900, le premier volume des Recherches logiques, met fin à dix ans de stérilité apparente. Husserl est reconnu, son œuvre le place progressivement au premier plan des penseurs de l’époque.
18Le livre qu’il vient de publier, les Prolégomènes, est consacré à une critique des conceptions psychologiques de la logique, et se clôt sur une sorte d’hymne aux mathématiques pures12. Le philosophe salue l’admirable travail de construction de l’« analyse supérieure », il regarde l’œuvre de Grassmann, de Hamilton, de Cantor, de Lie, comme des illustrations de ce que peut le libre pouvoir créateur de l’esprit, comme des « réalisations partielles de l’idéal » esquissé dans le reste du livre13, l’idéal d’une théorie entièrement déterminée par des lois et des enchaînements formels. Voilà enfin un philosophe avec qui la collaboration devrait être fructueuse !
19Husserl, ex mathématicien, se retrouve ainsi à Göttingen parmi les mathématiciens, il semble d’ailleurs que Hilbert ait joué de son influence pour le faire venir. Husserl a déjà quarante et un ans, Hilbert est un peu plus jeune, mais plus officiellement installé dans une carrière universitaire. Nous ne savons pas grand chose de leurs rencontres avant cette date, nous savons en tous cas qu’ils ont correspondu en décembre 1899 à propos des diverses sortes de principes logiques.
20Hilbert pour sa part est assez peu intéressé par la philosophie, mais durant ces années, il se trouve, peut-être à son corps défendant, embarqué dans une entreprise de fondation et de clarification. Après des travaux d’algèbre pure (théorie des invariants, corps de nombres algébriques), il a tenté de formuler et de classer les axiomes de la géométrie (Fondements de la géométrie, 1899), puis il vient de prolonger ces recherches par des investigations sur l’axiomatique des nombres (Ueber den Zahlbegriff, 1900).
21Dès l’arrivée de Husserl, une sorte de travail commun s’installe. Madame Husserl raconte dans une lettre de décembre 1901 :
« Ici [à Göttingen] la vie intellectuelle de l’université a un train bien différent de celui de Halle, et ce sont particulièrement les mathématiciens Klein et Hilbert qui entraînent Edmond dans leur cercle ; ils le stimulent tant que récemment il a fait devant la Société Mathématique un exposé à partir de ses anciens manuscrits mathématico-philosophiques, et qu’il le prépare pour une publication. »14
22Husserl fait un exposé en deux parties à la Société mathématique de Göttingen (novembre-décembre1901), quelques semaines après un exposé de Hilbert sur la « clôture des systèmes d’axiomes » (5 novembre).
23Le titre choisi par Husserl est « Sur l’imaginaire en mathématiques », et le contenu manifeste une grande harmonie de vues avec Hilbert. En particulier Husserl propose un concept nouveau, celui de définitude, qu’il déclare très proche de la notion de complétude que Hilbert vient de présenter dans l’exposé précédent. Il se produit là une très intéressante conjonction entre les deux hommes, une sorte de convergence miraculeuse et peut-être trompeuse entre ceux qui allaient devenir les deux patrons, si l’on peut dire, de la vie universitaire allemande.
24Peu à peu leurs chemins divergeront, on plutôt on s’apercevra que ce n’étaient pas les mêmes chemins. À Göttingen Husserl et Hilbert auront des étudiants en commun, par exemple un émigrant russe qui hésitait entre des études de mathématiques et de philosophie, un certain Alexandre Koyré de 1909 à 191315. Des intellectuels comme Zermelo et Weyl resteront proches de Husserl et Hilbert à la fois. Mais le charme est rompu, l’extraordinaire convergence intellectuelle des débuts reposait peut-être sur un malentendu.
2. Le chemin de Husserl
Les mathématiques comme aiguillon d’un renouveau philosophique
25En dirigeant le regard sur ce voisinage de Husserl et Hilbert, c’est l’occasion de décrire un morceau de paysage intellectuel, mais plus au fond, de réfléchir aux ressorts et aux méthodes des mathématiques et de la philosophie.
26La naissance de la phénoménologie est liée très étroitement à une réflexion sur le nombre, sur le calcul comme procédé symbolique, sur les entités inaccessibles des mathématiciens, sur l’espace géométrique et l’espace perçu.
27Plus largement encore, je voudrais comprendre un peu mieux comment il se fait que la philosophie du XXe siècle, dans deux de ses branches majeures, doive tant à deux mathématiciens ou ex-mathématiciens, Husserl et Frege. Pour donner une vue extrêmement synoptique et surplombante, on pourrait dire que la naissance de la phénoménologie et de la philosophie analytique est le prolongement ou le contre-coup du travail des mathématiciens, de leur vaste enquête ontologique sur les nombres, les fonctions, les espaces, les infinis. Les mathématiciens ont passé le relais aux logiciens et aux philosophes, mais c’est eux qui ont posé les questions, créé la dynamique, en construisant des objets inouïs, en discutant les propriétés d’êtres bizarres et sans fondement intuitif. L’extraordinaire créativité des mathématiques du XIXe siècle a été le ressort premier d’un renouveau de la philosophie.
28Quelques mathématiciens de cette génération sont devenus philosophes, mais tous ont eu à disputer, à polémiquer sur la réalité, sur les constructions permises, sur le choix d’un sol premier pour les édifices mathématiques. En nous installant quelque temps dans ce lieu de débats, dans cette proximité entre mathématiques et philosophie, nous parviendrons peut-être à comprendre un peu mieux ce qui s’est passé.
29Nous verrons aussi en quoi les questions des philosophes ne sont pas les mêmes, quelle sorte de radicalité peut les animer, quelle inquiétude même les taraude, pendant que les mathématiciens créent et avancent. Si du moins on a le droit de décrire ainsi les deux démarches : le philosophe ne crée-t-il rien ? et le mathématicien lui aussi n’est-il pas parfois rongé de doutes, inquiet quant à la réalité de ses objets ?
La thèse mathématique de Husserl et les embarras ontologiques des mathématiciens
30Au dix-neuvième siècle la mathématique est plus directement confrontée à des questions de non-existence.
31Par exemple Galois en 1832 montre qu’on a longtemps cherché un fantôme, un être impossible : tous ceux qui ont cherché comment résoudre par radicaux les équations algébriques, au delà du quatrième degré, ont poursuivi une chimère. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de solution de cette sorte, pour des raisons de principe16.
32Par exemple encore, Riemann en 1851 croit pouvoir fonder sa théorie des fonctions sur l’existence d’un minimum pour une certaine intégrale. La réalité de ce minimum semblait assurée dans les cas physiques usuels, mais on découvrit des contre-exemples, la démonstration d’existence restait à fournir (Principe de Dirichlet).
33Les travaux mathématiques du jeune Husserl en 1880-1882 se déroulent dans un contexte très voisin, il a eu lui aussi à affronter l’inexistence possible des objets du calcul : il s’agit de fonder en toute rigueur le calcul des variations. Dans cette théorie, les mathématiciens cherchent à généraliser les calculs de plus court chemin sur une surface, ou de plus grande aire contenue dans un périmètre donné. Ces raisonnements sont très féconds en physique, où l’on sait depuis Fermat que le trajet d’un rayon lumineux obéit à une propriété de minimum17.
34Dans quels cas peut-on affirmer qu’une fonction y(t) minimise ou maximise une intégrale S f(y, y’,...)dt ? Euler et Lagrange ont donné des conditions nécessaires, mais on ne sait si la fonction donne un maximum ou un minimum pour l’intégrale, il y a même des cas où ce n’est ni l’un ni l’autre. La situation est analogue à ce qui se passe pour une simple fonction d’une variable dont la dérivée s’annule : il peut y avoir un minimum ou un maximum ou un point d’inflexion.
35D’autre part on sait que dans certains cas une trajectoire peut cesser tout à coup d’être minimale, par exemple lorsque sur une sphère ou un cylindre on dépasse le point diamétralement opposé. C’est ce que l’on appelle des « points conjugués », qui délimitent la région où la fonction a un minimum. Jacobi avait donné, sans démonstration, des critères pour distinguer les différents cas. On obtenait ainsi des conditions suffisantes pour un minimum. Weierstrass, dans ses leçons non publiées de 1879, avait proposé un théorème fondamental qui devait régler la question. Husserl dans sa thèse de mathématiques de 1882, reprend ce théorème et le généralise18. Le travail, assez laborieux, repose sur l’étude du signe de la variation seconde de l’intégrale.
36En 1900 sa contribution a perdu de son actualité, et la discussion du signe de la variation seconde appartient déjà à la préhistoire19. L’ironie est que c’est précisément Hilbert qui instaure une nouvelle voie d’approche, plus simple. L’essentiel est exposé dans le dernier des vingt-trois problèmes de la fameuse liste que Hilbert présente en août 1900 à Paris20.
37L’important pour nous est que Husserl ait eu à résoudre une question d’inexistence. Le mathématicien en ces années est conscient qu’il risque de spéculer sur un fantôme, sur un objet dont il découvrira après coup l’inexistence.
38Hilbert de son côté s’était lui aussi heurté très tôt à des difficultés que nous pourrions qualifier d’ontologiques. Son premier travail créateur a porté sur ce qu’on appelle les invariants projectifs. Hilbert résolut le problème d’une manière tout à fait inattendue et inhabituelle pour un mathématicien. Ce qu’on attendait de lui, c’était qu’il fabrique, qu’il produise effectivement certains objets algébriques. Il fit autre chose, il prouva simplement que ces êtres devaient exister.
39En quoi consistait le problème ? Gordan avait montré que tous les invariants des formes binaires pouvaient être exprimés sur une base finie. Un bon nombre de mathématiciens cherchaient l’analogue pour des dimensions supérieures : y a-t-il une base pour les invariants au-delà de deux variables ? Hilbert se mit au travail. Les travaux étaient épouvantablement calculatoires, aussi horribles que les calculs du mouvement de la Lune, se plaignaient les jeunes mathématiciens autour de Hilbert. Finalement, il démontra qu’il y avait nécessairement une base, mais sans la construire explicitement. Gordan s’exclama : « Das ist nicht Mathematik, das ist Theologie ! ». De la théologie, parce qu’on parle d’objets que l’on ne montre pas, que peut-être on ne pourra jamais montrer.
Husserl et les nombres
40Husserl a pris très au sérieux ces questions. Quel est le sol des mathématiques ? Son maître en mathématiques, Weierstrass, lui a montré comment trouver un terrain solide pour les plus hautes constructions de l’analyse, dans le calcul des variations, mais aussi dans les fonctions de variables complexes, etc. On a le droit d’enrichir le monde des fonctions par des fonctions définies indirectement au moyen de séries infinies, mais on doit toujours s’assurer que les séries infinies ont bien une somme finie. On a le droit de considérer les nombres irrationnels comme des nombres véritables et fiables, mais il faut les définir par des classes de suites infinies de nombres rationnels. De proche en proche on parvient à tout fonder sur les nombres entiers, ceux qu’on appelle justement les nombres « naturels », ceux que la nature nous fournit. Comme dit un autre professeur berlinois de cette époque, Leopold Kronecker, « Le Bon Dieu nous a donné les nombres entiers, le reste, c’est nous qui l’avons construit ».
41Husserl, lui, ne s’en tient pas à ce prétendu naturel ou aux cadeaux du Bon Dieu, il veut savoir ce qu’est un nombre entier. Il poursuit l’enquête au-delà du terme où Weierstrass s’est arrêté, et quitte le terrain des mathématiques. Ses guides en matière de certitude mathématique l’ont conduit par degrés jusqu’au nombre entier. Il faut maintenant s’enquérir du statut du nombre lui-même.
42De quelle réalité parlons-nous quand nous parlons d’un nombre ? Ce qui est réellement donné et présent de manière intuitive, ce sont des objets dans l’espace, jamais des nombres. Pour qu’il y ait nombre, il faut qu’il y ait unification par une conscience, il faut qu’un esprit effectue l’acte de lier ensemble, de constituer une collection. Plusieurs objets sont vus comme liés ensemble par un lien tout à fait neutre, le lien du « et ». Et la nature de ces objets n’a plus d’importance, une unité de nombre peut être n’importe quoi, c’est un objet quelconque21.
L’arithmétique supérieure et le détour par l’imaginaire
43Mais de tels nombres sont les nombres les plus élémentaires, ceux que les enfants peuvent saisir. Très vite l’arithmétique opère sur des substituts de nombres, sur des nombres symboliques. Les difficultés commencent déjà avec les opérations sur les grands nombre, ou même avec le zéro, et que dire des nombres négatifs ? Nous apprenons à manipuler des signes de nombres sans tenir compte de leur sens concret, sans revenir constamment à un sol intuitif. Les mathématiques du XIXe siècle se sont élevées très haut dans cette succession d’échafaudages de signes : nombres imaginaires, quaternions, nombres hypercomplexes, fonctions elliptiques et abéliennes, groupes de substitutions, groupes continus, idéaux, cardinaux et ordinaux infinis.
44Il ne suffit pas de dire comme quelques mathématiciens un peu grossiers ou naïfs qu’on se contentera de traiter le signe comme signe22, que par convention on décidera que tel signe obéira à telle loi d’opération. L’absurdité guette au tournant, et l’absence de rigueur se manifestera tôt ou tard par des résultats dépourvus de sens.
45Husserl concentre son attention sur un cas assez élémentaire et difficile : le détour par les nombres imaginaires en algèbre. Depuis la Renaissance italienne on sait que certaines équations du troisième degré ont des racines réelles, et que pourtant la formule qui permet de trouver ces racines contient des nombres imaginaires. L’imaginaire a servi d’auxiliaire provisoire et disparaît du résultat. C’est ce qu’on appelle le cas irréductible du troisième degré, qui a occupé les plus grands esprits comme d’Alembert. Comment se fait-il que les imaginaires conduisent à des solutions correctes et réelles, que l’on peut vérifier après coup et directement par de simples calculs en nombres réels ?
46D’autres outils mathématiques ont un statut analogue aux yeux de Husserl, comme les infiniment petits23. Utiles dans le cours du raisonnement, ils disparaissent du résultat, et on peut vérifier directement que l’on trouvé la solution correcte24. Ce sont si l’on peut dire des fictions utiles25.
47Husserl n’est convaincu par aucune des justifications que l’on donne habituellement de ces procédés. La solution ne viendra que d’une étude plus complète de l’édifice mathématique dans son ensemble.
Les signes et l’accès aux choses elles-mêmes
48Plus tard Husserl s’expliquera sur son évolution personnelle. Il dira que le scandale du détour par l’imaginaire l’a poussé sur la voie de ses Recherches logiques26. Pourtant le lecteur de ce grand livre a peine à comprendre quelle relation unit la question mathématique très précise du détour par l’imaginaire et les analyse subtiles des Recherches logiques sur la signification, l’intentionnalité, le remplissement, etc. Quel rapport entre la justification des procédés mathématiques et la naissance de la phénoménologie ?
49C’est qu’ici le chemin de Husserl se divise en deux voies, ce qu’on pourrait appeler une voie courte et une voie longue. La voie courte passe par une étude des formalismes mathématiques et la réduction des mathématiques à la logique. La voie longue le mène à une étude générale des signes et à une analyse détaillée des faits de conscience. Le problème du détour par l’imaginaire le force à une réflexion beaucoup plus vaste : notre vie intellectuelle est fondée sur des signes, plusieurs sortes de signes. Il y a des signes qui remplacent provisoirement les choses, et d’autres signes qui réfèrent à des choses que nous n’atteindrons jamais27.
50Et que signifie atteindre la chose ? Quand pouvons-nous dire que nous possédons l’objet visé, qu’il nous est donné lui-même véritablement et avec évidence ? Même lorsque je perçois un objet matériel, je ne le perçois jamais complètement lui-même, il reste toujours des parties ou des aspects qui sont visés à vide28. Et s’il s’agit d’une mélodie, quand puis-je dire que je perçois effectivement la mélodie ?
51Ces questions, Husserl se les pose dans les années mêmes où il tente de justifier les constructions abstraites de mathématiques supérieures. Ce ne sont plus des questions de mathématiques, ni même sur les mathématiques, ce sont des questions qui portent sur le donné, sur l’accès aux choses, sur ce qu’on appellera en jargon la « donation » et l’« ipséité ». Husserl commence à entrer dans la labyrinthe de la vie de la conscience, avec ses modes de présence et d’absence, de plénitude et de visée.
52On entrevoit aujourd’hui dans ces manuscrits et ces fragments (encore incomplètement exploités) comment la « percée » de la phénoménologie s’est faite à l’occasion d’un problème propre aux mathématiques, comment Husserl, tentant de justifier l’usage d’entités fictives, « imaginaires », dans les raisonnements mathématiques, a peu à peu élargi son enquête. Les instruments élaborés à l’occasion de cette recherche sur les objets mathématiques se sont révélés très féconds pour toutes sortes de domaines.
53C’est une longue quête de certitude, et il faudrait pouvoir ici reproduire un florilège des confessions, des plaintes, des angoisses de Husserl. Il confessera à Léon Chestov, en 1928, avoir écrit les Recherches logiques après avoir désespéré de tout savoir véritable29.
3. Hilbert et la géométrie
Points, droites et plans
54Nous avons suivi quelque temps le cheminement de Husserl, depuis la question de l’existence des minima, l’enquête sur le statut des nombres entiers, l’étude des constructions abstraites des mathématiques supérieures, l’analyse du signe et des données intuitives. On peut repérer une continuité, on perçoit pourquoi Husserl est passé d’une question à la suivante, comment la quête de certitude et la radicalisation des problèmes l’ont emporté toujours plus loin.
55Avec Hilbert il en va autrement, le fil n’est pas aussi visible. Hilbert s’est occupé de certains domaines l’un après l’autre, et ses proches disaient qu’il s’investissait chaque fois à fond, comme s’il n’existait au monde, pour le moment, que des nombres algébriques, ou que des équations intégrales.
56La carrière de Hilbert est d’abord presque exclusivement celle d’un algébriste, avec les travaux sur les invariants dont nous avons parlé, et une vaste synthèse en 1897 sur les corps de nombres algébriques30. Aussi est-ce une surprise pour beaucoup d’étudiants de Göttingen lorsque Hilbert annonce son programme du semestre d’hiver 1898-99 : il traitera des éléments de la géométrie31. C’est ce cours qui a donné naissance à une conférence, puis à un livre en 1899 Les fondements de la géométrie.
57On connaît le début étonnant du chapitre I :
« Nous nous représentons par la pensée trois systèmes distincts de choses : les choses du premier système nous les nommons points et nous les désignons par les lettres majuscules A,B,C, les choses du deuxième système nous les nommons droites et nous les désignons par les lettres minuscules a,b,c, les choses du troisième système nous les nommons plans et nous les désignons par les lettres grecques a,b,c. »32
58Si l’on continue à parler de points droites et plans, c’est par pure commodité, mais les propriétés des objets de la vie commune ou de l’intuition géométrique ne doivent plus jouer de rôle dans la démonstrations.
59Il faut refaire Euclide, et plus rigoureusement. L’édifice des Éléments d’Euclide n’est pas logiquement impeccable en ceci que l’intuition géométrique y joue un rôle non explicité (par exemple dès la première proposition où on admet sans démonstration que pour passer de l’intérieur à l’extérieur d’un cercle on doit couper le cercle).
60Le mot d’ordre si l’on peut dire est : éliminons l’intuition. L’étude des fonctions, des limites, des maxima, avait commencé aux XVIIe et XVIIIe siècles avec l’aide de représentations figurées et en faisant fond sur certaines propriétés de l’espace perçu. Progressivement les mathématiciens du XIXe siècle étaient parvenus à éliminer l’intuition spatiale de leurs raisonnements, en redéfinissant rigoureusement les notions de continuité, de segment, etc.33.
61À son tour la géométrie elle-même devait devenir non intuitive. Depuis le début du siècle la géométrie projective avait accoutumé à raisonner de manière duale, c’est à dire à formuler des théorèmes où points, droites et plans pouvaient échanger leur rôle34.
62Le temps était venu d’éliminer le contenu intuitif des points, droites et plans. Il fallait parvenir à raisonner sur ces trois classes de choses comme si c’étaient des objets absolument quelconques. On y associe souvent une remarque en forme de boutade que Hilbert aurait faite dès ses années d’étudiants. En 1891 il était allé à Halle écouter une conférence sur la géométrie, et au retour déclara qu’il devrait être possible de remplacer « points, droites et plans » par « tables, chaises et chopes de bière »35.
63Après les objets, viennent les axiomes, ou plutôt il faudrait dire : une fois posées tout à fait en l’air et sans précision les trois sortes d’objets, il faut leur donner un contenu en leur assignant un comportement par des lois, en les déterminant grâce à des relations qui les articulent les uns aux autres.
64Les axiomes stipulent comment ces trois sortes de « choses » entrent en relation entre elles, par exemple en énonçant que deux points différents déterminent une droite, trois points déterminent un plan. C’est une définition formelle de la relation « être sur », une sorte d’analyse de ce que signifie « être situé sur », avec les différentes formes que prend cette relation : passer par, être relié par, avoir un point commun ou se couper, (l’allemand de Hilbert est Verknüpfung, les traducteurs français ont choisi association ou appartenance, on peut aussi parler d’incidence).
65De même la relation « être situé entre » est définie abstraitement (si b est entre a et c, alors b est aussi entre c et a, etc.). Ce sont les relations d’ordre. On a ainsi plusieurs groupes d’axiomes : des axiomes d’incidence, d’ordre et de congruence, puis vient l’axiome des parallèles (équivalent au cinquième postulat d’Euclide) et enfin il faut stipuler la continuité par un axiome particulier ou plusieurs axiomes distincts (nous reviendrons là-dessus).
Les axiomes
66Ensuite on s’intéresse aux axiomes et aux groupes d’axiomes pour eux-mêmes. On les compare, on évalue leur solidité et leur simplicité, on les confronte entre eux. Hilbert étudie la non-contradiction et l’indépendance des axiomes, puis il ajoute ou retranche des axiomes particuliers pour engendrer des systèmes de géométrie déterminés comme la géométrie projective ou la géométrie de Lobatchevski.
67C’est dans cet esprit que les Fondements dressent un inventaire des possibilités logiques, même les plus éloignées de l’usage courant. Hilbert imagine, ou plutôt décrit logiquement des géométries bizarres, pas seulement non-euclidiennes, mais aussi non-archimédiennes (dans celle ci le continu a une structure différente, et les infiniment petits sont possibles), et même des géométries non-legendriennes, etc.36.
68Ces recherches logiques sur l’indépendance et sur la non-contradiction des axiomes sont nouvelles en un sens, mais elles ne font que systématiser une pratique déjà ancienne. Elles sont surtout le prolongement des travaux de géométrie non-euclidienne : Lobachevski et les autres fondateurs avaient atteint les géométries non-euclidiennes en tentant de démontrer, sans succès, que l’axiome des parallèles devait découler des autres axiomes ; leur résultat est donc en quelque sorte le premier résultat d’indépendance. D’autre part la construction de « modèles » pour les espaces non-euclidiens est une première forme de démonstration de non-contradiction. Hilbert généralise et systématise ces pistes d’investigation dans l’étude des systèmes d’axiomes.
69Les Fondements de la géométrie ont connu sept éditions successives du vivant de Hilbert, chaque fois enrichies d’appendices ou compléments. Ce texte a beaucoup frappé les esprits, et suscité des discussions savantes et moins savantes. Il y avait d’autres travaux avant Hilbert. Pasch et Peano avaient déjà proposé des axiomatiques de la géométrie, celle de Peano était même complètement formalisée en langage symbolique. Mais la présentation de Hilbert était probablement plus frappante et la nouveauté résidait dans l’étude des relations entre les divers axiomes et groupes d’axiomes. C’est peut-être la première fois qu’un système formel était examiné de manière aussi méthodique.
Husserl et la théorie des multiplicités
70La géométrie n’est en somme rien d’autre qu’un travail déductif. L’analyse de notre espace est une autre affaire, la question de savoir comment décrire l’espace concret doit venir ensuite.
71Le Husserl de 1900 est en parfaite harmonie avec cette thèse. Pour lui aussi, la géométrie n’est plus la science de l’espace, c’est une famille de théories possibles. Le mathématicien est libre de stipuler telle ou telle courbure, tel ou tel nombre de dimensions, telle propriété de raccordement, etc. Les Prolégomènes à la logique pure de 1900 sont très explicites sur ce point dans le dernier chapitre. On distingue nettement entre la géométrie comme science purement déductive et la géométrie comme science de notre espace37. L’exemple qu’il prend est celui des géométries variant selon la courbure.
72Si l’on appelle espace notre espace concret, il serait absurde de parler d’espaces au pluriel, et la description des lois essentielles de cet espace doit être guidé par l’expérience. Mais on peut appeller espace toute forme spatiale, c’est à dire une structure – Husserl dit une « multiplicité » – à plusieurs dimensions déterminée par des lois arbitraires mais cohérentes. Dans ce cas il y a une foule d’espaces possibles.
73Les géométries possibles sont pour Husserl le modèle de toutes les théories mathématiques abstraites. La création du mathématicien, libre mais cohérente, donne naissance à des multiplicités de diverses sortes, qui n’obéissent qu’à des lois formelles. La logique et les mathématiques ne font plus qu’un dans cette perspective.
74Les objets d’une théorie de ce genre n’ont rien de concret, ils n’ont même aucune propriété si ce n’est les propriétés que les lois initiales leur assignent. Ce sont des objets totalement indéterminés, ou plutôt déterminés exclusivement par les lois de relation entre eux38.
La philosophie de Hilbert
75Hilbert n’énonce pas d’affirmations aussi générales que Husserl, il propose des systèmes formels. Fait-il ici œuvre de philosophe ? L’introduction des Fondements de la Géométrie, qui pourrait être le lieu d’une prise de position philosophique argumentée, est très sommaire et indique en quelques lignes l’esprit dans lequel Hilbert conçoit son travail, et le lien entre l’axiomatique et l’intuition spatiale. Ce bref texte n’est pas dépourvu d’ambiguités. Les principes sont-ils des faits ou des décisions arbitraires ? Dans la première édition Hilbert présente les points de départ de la géométrie comme des « faits fondamentaux », dans les éditions ultérieure les faits fondamentaux sont devenus des « propositions fondamentales ».
76Quel rapport avec notre intuition de l’espace ? Un peu plus loin, le traducteur français a rendu ainsi le texte : « l’établissement des axiomes et l’étude de leurs relations » ont fait l’objet de nombreux travaux, et « ce problème est celui de l’analyse de notre intuition de l’espace »39. Dans le texte allemand on trouve une idée assez différente et la phrase litigieuse me paraît pouvoir donner une sens assez différent : « Ce problème débouche sur une analyse logique de notre intuition de l’espace »40. Hilbert ferait donc une distinction entre sa tâche stricte de mathématicien et une question ultérieure, l’étude de notre intuition de l’espace. D’autre part l’analyse de cette intuition serait exclusivement logique, réservant peut-être la place à d’autres formes d’analyse, psychologique par exemple.
77Hilbert tente de rattacher son entreprise à la tradition philosophique, mais le résultat est peu convaincant. En épigraphe de ses Fondements de la géométrie, il a placé une citation de Kant :
« Toute connaissance humaine commence par l’intuition, passe de là aux concepts et aboutit aux idées. »
78Comment interpréter cette phrase un peu vague et solennelle ? Quel rapport avec le travail d’axiomatisation ? On peut supposer que Hilbert donne un sens historique à cette montée de l’intuition au concept (dans leur développement les sciences quitteraient un jour le milieu nourricier primitif de l’intuition, et s’élèveraient dans le libre milieu du concept, pour planer finalement dans le royaume aérien des idées pures). Mais c’est un contresens, il me semble, de lire Kant de cette manière. En somme, Hilbert prétendrait accomplir pour la géométrie une sorte de transition historique, de l’intuition au concept ou même plutôt des concepts aux idées ? Cela va directement contre la conception kantienne de la géométrie.
79On peut se demander, plus largement, ce que représente la philosophie pour Hilbert. Il appartient lui aussi, du moins en principe, à ce monde où la philosophie doit embrasser et couronner toutes les sciences. Lors de sa soutenance de doctorat, en 1885 à Königsberg, la thèse principale était consacrée aux invariants algébriques, mais l’une des deux thèses secondaires qu’il défendit publiquement était une apologie de Kant, et affirmait « que les objections à la théorie de Kant sur la nature a priori des jugements arithmétiques ne sont pas fondées »41. Il était probablement difficile de faire moins dans les lieux mêmes où Kant avait vécu et enseigné cent ans auparavant. Plus tard Hilbert manifestera une pieuse révérence pour Kant, le citant ou l’invoquant aux endroits les plus inattendus, par exemple en cette épigraphe des Fondements de la géométrie, une œuvre dont on pourrait dire qu’elle porte un coup fatal à la doctrine kantienne du raisonnement géométrique42.
80On serait probablement fidèle à la réalité en disant que Hilbert, comme tout allemand cultivé, n’oublie pas de citer Kant et Gœthe de temps à autre, sans que cela implique une véritable prise de position sérieusement fondée. Lorsque Hilbert aura à entrer sur des terrains philosophiques nouveaux et périlleux, en 1917, au moment de développer des méthodes nouvelles pour tenter de démontrer la non-contradiction de l’arithmétique, il recrutera pour le seconder un philosophe de métier, Paul Bernays.
4. Une convergence riche de malentendus
Paris et les 23 problèmes
81Il est sans doute vain de chercher une véritable position philosophique de Hilbert dans ces textes. Pourtant le mathématicien s’occupe de plus en plus directement de questions qui ressortissent traditionnellement de la philosophie. Son intervention parisienne de 1900 en témoigne.
82Husserl, lui, n’est pas allé à Paris en 1900, où il aurait rencontré Couturat, Borel, Peano, Russell, Hilbert et beaucoup d’autres. Plus exactement Husserl avait prévu d’y aller, mais il a finalement renoncé. Il avait proposé par écrit à Couturat en juillet 1899 une communication pour le Congrès de Philosophie sur le thème Logique formelle et mathématique formelle43, puis le 20 mai 1900 il lui écrivit qu’il devait y renoncer en raison de la lourde tâche de la révision des Prolégomènes44.
83Hilbert, lui, est allé à Paris, à l’autre Congrès, celui de mathématiques, il y a même tenu une position éminente. Il a présenté une sorte de programme d’orientation pour l’avenir des mathématiques, sous la forme de 23 problèmes proposés à la sagacité des chercheurs. Les problèmes, explique Hilbert, sont le sang et la vie des mathématiques. Rappelant le rôle joué par les grands problèmes classiques, ceux qu’ont proposés Fermat, Jean Bernoulli, Jacobi, Poincaré ou Klein, il précise les caractéristiques d’un bon problème, qui pourra servir d’incitation et de fil conducteur pour la découverte de vérités nouvelles. Un problème doit être limpide, compréhensible pour ainsi dire par l’homme de la rue, il doit être aussi difficile sans être inabordable. Sa solution doit être donnée d’une manière parfaitement rigoureuse, ce qui n’exclut pas la simplicité. Au contraire, prétend Hilbert, la recherche de rigueur a souvent conduit dans le passé à une simplification des raisonnements.
84La plupart des 23 problèmes se situent à un niveau de généralité très élevé, touchant aux fondements ou aux méthodes de diverses théories (théorie des nombres, algèbre, théorie des fonctions). Les six premiers problèmes, qui forment un tout assez homogène45 sont encore plus nettement fondationnels, aux frontières de la philosophie.
85Le premier problème est le plus ontologique, si l’on peut dire, il concerne les ordre d’infinis. Cantor a démontré que la suite des nombres et l’amas de points qui se pressent le long d’un segment de droite correspondent à deux infinis différents. Il a même conjecturé qu’il n’y avait pas d’autre infini entre les deux, c’est à dire que l’infini du continu était le nombre qui venait juste après l’infini dénombrable. Comment prouver une affirmation pareille ? Comment démontrer en toute rigueur que l’infini du continu occupe le deuxième rang des nombres infinis ? C’est le premier problème que Hilbert pose. Cent ans après la question est toujours ouverte, elle est même plus ouverte que jamais puisque l’on a démontré qu’elle était indécidable dans le cadre des axiomes mathématiques actuellement reçus.
86Le deuxième problème occupera Hilbert pendant les dernières années de sa carrière, à partir de 1916 : peut-on prouver que l’arithmétique n’est pas contradictoire, que jamais on n’aboutira à démontrer que 1 = 0 par exemple ? Hilbert explique que ce problème est si l’on peut dire le cul de sac de toutes les recherches de fondements. Jusque là on est parvenu à prouver la non-contradiction des autres théories mathématiques en les rabattant sur des théories plus élémentaires, par exemple on prouve que la géométrie non euclidienne est cohérente en lui trouvant un modèle euclidien, puis que la géométrie euclidienne à son tour est cohérente en lui assignant un équivalent arithmétique, mais que faire finalement pour l’arithmétique elle-même ? Il faudrait arriver à prouver directement sa cohérence.
87L’importance de la non-contradiction n’apparaît peut-être pas avec évidence. Hilbert explique :
« si l’on confère à quelque notion des attributs qui se contredisent, je dirai que, au point de vue mathématique, cette notion n’existe pas [...] Si l’on peut, au contraire, démontrer que les attributs conférés à une notion ne peuvent jamais, par l’application d’un nombre fini de déductions logiques, conduire à une contradiction, je dirai que l’on a ainsi démontré l’existence mathématique de la notion en question, par exemple l’existence d’un nombre ou d’une fonction remplissant certaines conditions. »46
88Hilbert est ici très tranchant : pas la peine de rêver des objets, ni de scruter le ciel de Platon, l’existence mathématique se démontre par la non-contradiction (Bernays sera plus prudent).
89La fécondité des méthodes axiomatiques, que Hilbert vient d’appliquer à la géométrie, doit pouvoir s’étendre à des disciplines nouvelles. La physique devrait tirer profit d’une semblable inspection des principes, effectuée en toute généralité :
« Le mathématicien, de même qu’en géométrie, devra ici aussi avoir égard, non seulement aux théories qui se rapprochent de la réalité, mais encore en général à toutes celles qui sont logiquement possibles, et il devra toujours soigneusement chercher à obtenir une vue d’ensemble complète sur toutes les conséquences qu’entraîne le système d’axiomes choisi. »47
90L’enquête systématique que Hilbert a poursuivi en 1898-1899 dans le cas de la géométrie, ou plutôt des géométries possibles, doit s’étendre aux autres domaines.
Les domaines de nombres
91Hilbert lui-même a déjà ébauché, en cette même année 1900, une extension de la méthode axiomatique aux nombres48. Au lieu d’engendrer les nombres successivement à partir du 1, selon une méthode « génétique », Hilbert propose de considérer les nombres comme un « système » de « choses » donné d’avance. Cette fois il n’est plus nécessaire de supposer plusieurs familles différentes de choses, comme pour les points, droites et plans, une seule sorte de « choses » suffira.
92Le cadre axiomatique offert pour les domaines de nombre est calqué avec une certaine maladresse sur celui que Hilbert avait instauré pour la géométrie. De même que les objets formels de la géométrie sont reliés par des axiomes de « Verknüpfung », de même les nombres doivent être « liés » par les lois de l’addition et de la multiplication – comme si l’addition était une sorte de relation d’incidence entre nombres –. Ensuite viennent des axiomes du « calcul », mais la différence essentielle entre « calcul » et « liaison », Rechnung et Verknüpfung, n’apparaît pas clairement, et ces catégories disparaîtront dans les formalisations plus tardives données par Hilbert49.
Complétude et définitude
93À ce stade de l’axiomatique hilbertienne intervient un élément nouveau : il s’agit d’assurer la clôture ou la complétude du système d’objets. Un axiome supplémentaire garantit la non-extensibilité du domaine : « les nombres forment un système de choses qui n’est susceptible d’aucune extension compatible avec le maintien des axiomes »50.
94Vers la même date, Hilbert ajoute un axiome analogue à ses Fondements de la géométrie, dans la traduction française de Laugel51. Le but est de s’assurer que le système des objets de la géométrie contient les nombres réels et autorise les procédés de passage à la limite52. Ainsi est-il permis d’identifier le système obtenu avec celui de la géométrie analytique usuelle.
95Le concept de « complétude » ainsi introduit est loin d’être univoque. À deux pages d’intervalle Hilbert parle de la complétude du système d’axiomes et de la complétude des « choses »53. La notion s’applique-t-elle aux objets ou aux propositions ?
96Husserl rejoint ici précisément Hilbert. Les deux chemins se croisent en ces mois de novembre et décembre 1901. Après que Hilbert ait présenté ses idées sur la complétude, devant la Société Mathématique de Götttingen54, Husserl présente à son tour son point de vue sur les systèmes formels, sous la forme d’une discussion sur le « détour par l’imaginaire »55. En deux mots la question est : comment est-il possible de raisonner correctement en utilisant comme auxiliaires des entités absurdes ? À cette occasion Husserl esquisse sa conception des mathématiques comme théorie des « multiplicités ».
97Il introduit un concept nouveau, celui de « définitude », qu’il affirme très voisin du concept que Hilbert vient de proposer, celui de « complétude » pour un système d’objets. Husserl y voit le couronnement de l’échafaudage des « multiplicités ». Il ne suffit pas de construire des arrangements de choses gouvernées exclusivement par les axiomes, il doit être possible d’atteindre un stade ultime où la structure caractériserait totalement ses objets. Husserl croit y trouver la solution au problème du détour par l’imaginaire.
98Le philosophe des Recherches Logiques se déclare donc en harmonie de pensée avec le mathématicien des Fondements de la géométrie. La perspective n’est cependant pas tout à fait la même. Husserl considère que Hilbert et lui ont été guidés par les mêmes « motifs internes »56, néanmoins l’horizon de la question chez Husserl apparaît bien différent. Il s’agit pour le philosophe de décider jusqu’à quel point les objets de la théorie, les entités de la multiplicité, sont déterminés. Les lois et les formes de liaison imposées par les axiomes s’appliquent à un matériau indéterminé, mais il faut comprendre que des objets comme les nombres n’ont pas d’autre être, pas d’autres propriétés, que celles qui découlent des axiomes. Dans le cas des nombres, ou d’objets d’une multiplicité « définie », on peut dire que la « différence spécifique ultime » atteint et épuise l’objet57. Il n’y a rien d’autre dans un nombre que ce que les axiomes en disent.
99Cette conclusion prend un sens philosophique très fort si nous la rapprochons des inquiétudes exprimées par Husserl durant les années 1890-1900 à propos des signes, des objets visés à vide, etc. Dans le cas très particulier des multiplicités « définies » ou complètes, l’objet est entièrement régi par les lois de liaison du domaine. On peut dire qu’est résolue d’un coup, en ce cas, la question de la donation des objets.
Retour sur les tâches de la philosophie
100Rétrospectivement on décèle une certaine indistinction dans ce concept de définitude, comme dans la complétude de Hilbert. La logique mathématique ultérieure précisera divers sens possibles selon lesquels un système peut être déclaré complet58. Cette idée séduisante d’une structure qui déterminerait totalement ses objets s’est avérée beaucoup trop grossière.
101Husserl reviendra sur la question de la définitude, mais sans en préciser le sens exact. Le concept est repris presque sans changement dans l’ouvrage de 1929 Logique formelle et logique transcendantale, alors que la situation a beaucoup évolué et que les logiciens ont entre temps mis à jour une très riche pathologie des systèmes formels, obligeant à raffiner, à réélaborer les outils conceptuels.
102Les mathématiciens ont poursuivi un travail de clarification, dégageant différents sens de la notion de complétude, le philosophe ne les a pas suivis et semble avoir laissé ce domaine en friches59.
103Pour l’instant Hilbert, de son côté, se tourne plutôt vers les espaces de fonctions et la physique mathématique. Mais à partir de 1915 environ, il remettra en chantier ces questions discutées en 1898-1901. Avec quelques autres pionniers, il s’attaque alors méthodiquement aux problèmes de la fondation des mathématiques, élaborant plusieurs instruments fondamentaux de la logique mathématique (théorie de la démonstration, fonctions récursives, recherche de méthodes finitistes). Naît ainsi une discipline nouvelle, la « métamathématique ». Ce n’est pas – ou plus – de la philosophie. Les questions de fondement y sont étudiées par le mathématicien lui-même, au sein des mathématiques, tout comme, dit Hilbert, l’astronome est parfaitement qualifié pour discuter, justifier, rectifier sa propre situation d’observateur et l’usage des instruments qui sont les siens.
104Les frontières traditionnelles des disciplines sont dès lors modifiées. Mais plus profondément il faut voir dans cette différence d’orientation entre Husserl et Hilbert une essentielle divergence dans les buts ou les soucis. La notion de certitude n’a pas le même sens pour les deux penseurs.
105Pour accomplir sa tâche métamathématique, Hilbert prétend revenir à ce qui fait l’essence des mathématiques, en retrouvant le sol de certitude qui a toujours été le leur. Il faut s’en tenir à ce qui est visuellement contrôlable (anschaulich ou vorstellbar) et effectivement calculable (ausführbar)60. Les mathématiques sont devenues malades parce qu’on y a traité des entités inaccessibles comme si elles étaient accessibles (de l’infini comme donné, ou des résultats des procédures indirectes comme d’objets disponibles). Il faut parvenir à montrer comment on peut rabattre la totalité des mathématiques sur une partie saine et terre à terre, où les procédures soient effectuées pas à pas sur des groupes de signes entièrement embrassés par le regard.
106Voilà le roc, le soubassement ferme auquel il faut revenir et sur lequel on pourra refonder l’édifice. Ce n’est nullement une réforme des mathématiques, c’est un retour à leur essence même. On sera ainsi fidèle, prétend Hilbert, à ce qui a toujours constitué la force inébranlable des mathématiques, telle qu’elle se déploie par exemple chez Euclide. Hilbert rappelle cette glorieuse tradition d’infaillibilité dont chaque mathématicien se réclame : « Le raisonnement logique portant sur un contenu (inhaltlich) nous a-t-il jamais trompés ou abandonnés lorsque nous l’appliquons à des objets ou des processus réels (wirklich) ? Non. »61
107Husserl est très loin de partager cette confiance. Ne croirait-il plus à la certitude des mathématiques ? Les procédés des mathématiques aboutissent au vrai, mais ni plus ni moins que les procédés d’un artisan, qu’une longue suite d’essais et d’erreurs a rendus efficaces62. Il faut rendre raison de ces procédés, obtenir à leur sujet une « clarification logique ». Ce sera la tâche d’une science de la science.
108En 1900 la profondeur du travail de Husserl, son ampleur et sa radicalité ne sont pas encore apparents. Le texte publié cette année là, les Prolégomènes, traite surtout de la critique du psychologisme et de la logique pure. Il faut attendre le deuxième volume avec les analyses détaillées sur la signification et sur l’intentionnalité, pour entrer dans l’entreprise nouvelle de Husserl. La logique pure ne s’occupe pas seulement des échafaudages des Mannigfaltigkeit, elle traite aussi des lois de la signification et des arrangements de significations (grammaire pure). Elle doit se fonder sur une description de ce qui fait la vie de la conscience, avec le jeu de présence et d’absence et toute la richesse des visées intentionnelles, d’abord vides puis remplies.
109Depuis longtemps Husserl a poursuivi ce que j’ai appelé son autre voie, à la recherche du donné le plus certain et inébranlable. Il a notamment entrepris une analyse de l’intuition spatiale, et est entré dans les difficiles questions psychologiques et philosophiques qu’elle implique. Par exemple, il étudie les relations entre espace et champ visuel. Comment accédons-nous à la troisième dimension pour restituer aux objets leur profondeur et évaluer les distances par rapport au centre absolu que représente le sujet ? Sommes nous fondés à croire que notre champ visuel est indéfini, qu’il est homogène ? etc. Ces analyses, qui datent des années 1896 environ, resteront dans ses manuscrits jusqu’à ce qu’à Göttingen il fasse un cours complet sur la chose et l’espace en 1907. (Il est donc loin de penser que l’analyse des axiomes de la géométrie est aussi une analyse de l’intuition de l’espace.)
110Poursuivant sa quête radicale de certitude, Husserl en viendra à dérouter ses propres disciples, et décevoir ceux qui avaient vu dans les Recherches Logiques l’affirmation d’un nouveau réalisme. Les années de Göttingen conduiront le philosophe, après de nouvelles périodes d’inquiétude, à élaborer une philosophie fondée sur la seule certitude des données immanentes63. L’étude des nombres l’a mené à celle des signes, puis à l’analyse critique des modes de remplissement intuitif, enfin à l’instauration de la phénoménologie. Il a paru rejoindre Hilbert, au moment de discuter des systèmes formels et de leur complétude, mais c’était une étape transitoire, et en un sens trompeuse, sur un tout autre chemin.
Résumé
111Lorsque Edmund Husserl, mathématicien devenu philosophe, arrive à Göttingen en 1901, une collaboration paraît brièvement s’esquisser avec David Hilbert, autour de l’architecture des théories mathématiques et des systèmes d’axiomes. Hilbert est déjà un guide reconnu de la vie mathématique internationale, Husserl vient d’accéder à la notoriété avec le premier volume de ses Recherches logiques.
112Tous deux ont entrepris une étude critique de l’édifice mathématique, Hilbert cherchant à axiomatiser les géométries puis les domaines de nombres, Husserl rassemblant les fruits d’une longue réflexion sur la méthode symbolique des théories mathématiques et leur unité formelle, au sein de ce qu’il appelle logique pure, à l’aide du concept fondamental de multiplicité. En amont de ces deux efforts de pensée convergents, c’est toute la mathématique du XIXe siècle qui a imposé des questions logiques et ontologiques nouvelles.
113Après 1901 Husserl abandonnera aux mathématiciens – en particulier autour de Hilbert – la discussion des propriétés formelles des systèmes d’axiomes. Le souci de radicalité de Husserl le pousse ailleurs, vers une étude générale des signes et une description systématique de la vie de la conscience, avec ses modes de présence et d’absence, de plein et de vide, description qu’il nomme désormais phénoménologie.
Notes de bas de page
1 Discours de E. Schröder le 27 janvier 1905.
2 Discours de E. Schürer pour la distribution des prix en juin 1903.
3 Chronik der Georg-August Universität zu Göttingen für das Rechnungsjahr 1903, Göttingen 1904.
4 Connu principalement pour ses travaux en théorie des nombres et pour son interprétation géométrique quadridimensionnelle de la relativité restreinte d’Einstein, géométrisation qui joua un rôle essentiel dans le cheminement d’Einstein vers la relativité générale. Minkowski était l’un des amis les plus proches de Hilbert, qui sera très affecté de sa mort précoce en 1909.
5 Célèbre en particulier pour ses travaux sur les fondements des mathématiques et la théorie des ensembles.
6 Pionnier de la photographie astronomique et célèbre pour ses travaux mathématiques sur ce qui sera ensuite nommé « trous noirs ».
7 Carl Runge arrivera en octobre de cette année 1904 pour occuper une chaire de mathématiques appliquées spécialement créée par Klein et Waldemar Voigt. Je n’ai pu déterminer à quelle date Richard Courant est arrivé à Göttingen.
8 Caratheodory se fera un nom en théorie des fonctions de variables complexes et calcul des variations, Schmidt pour sa part développera ce qu’on appellera ensuite les « espaces de Hilbert ».
9 Sur cet « esprit de Göttingen », on peut lire par exemple les appréciations de Heisenberg dans J. Jagdish et H. Mehra, The historical development of quantum mechanics, Springer New York, 1982, vol. 2, passim (notamment p. 3 ou p. 77). Finalement, aux yeux de Heisenberg, l’esprit de Göttingen est personnifié par Hilbert lui-même.
10 Voir les documents publiés dans le volume XXI des Husserliana, intitulé Studien zur Arithmetik und Geometrie, Texte aus dem Nachlass 1886-1901, Nijhoff 1983. On complètera par les textes annexés à l’édition de la Philosophie der Arithmetik, en particulier « Semiotik, zur Logik der Zeichen », Husserliana, vol. XII.
11 Des textes préparatoires sont publiés dans la deuxième partie de ce même volume XXI des Husserliana.
12 Husserl, Recherches Logiques, vol. I, Prolégomènes à la logique pure, § 70.
13 Ibid., trad. H. Élie, PUF 1959, p. 269.
14 Husserliana XXI, Studien zur Arithmetik und Geometrie, p. XIII.
15 Voir Paola Zambelli, « Alexandre Koyré alla scuola di Husserl a Gottinga », Giornale critico della filosofia italiana, 1998, p. 303-354.
16 Husserl rapproche deux démonstrations d’impossibilité obtenues au début du XIXe siècle : celle d’Abel (anticipant Galois) concernant la solution des équations algébriques par radicaux, et celle de Gauss concernant la preuve du 5e postulat d’Euclide (que Husserl appelle le XIe axiome). Dans les deux cas on a montré définitivement la vanité d’une longue suite d’efforts (« Die Vergeblichkeit der Bemühungen, Gleichungen solcher Art algebraisch aufzulösen, läuft parallel der Vergeblichkeit der Bemühungen, das XI. Axiom zu beweisen » Husserliana XXI, Studien zur Arithmetik und Geometrie, p. 321, il s’agit du texte d’un cours de 1889-1890).
17 Il faudrait citer ici bien d’autres grands noms, Héron d’Alexandrie, Leibniz, Maupertuis, Euler. Les deux derniers ont étendu les raisonnements de minimum à la mécanique ordinaire.
18 « Contributions à la théorie du calcul des variations » par E. Husserl, édition critique par J. Vauthier, Queen’s Papers in pure and applied Mathematics, no 65, Kingston, 1983. (Je dois ce document à l’obligeance de M. Robert Brisart).
19 Ni Oskar Bolza dans la présentation historique soignée qu’il donne au cours de ses Lectures on the calculus of variations, Chicago 1904, ni William Osgood dans son article de 1899, « Sufficient conditions in the calculus of variations », Annals of mathematics, ne mentionnent un éventuel apport de Husserl. Le théorème dit « de Weierstrass » est présenté, avant les nouveaux procédés simplificateurs de Hilbert. La thèse de Husserl a disparu de l’horizon mathématique.
20 Problème XXIII : « Extension des méthodes du calcul des variations ».
21 Je résume à très grands traits les acquis du volume I de la Philosophie de l’arithmétique, le seul paru (en 1890).
22 Husserl s’en prend notamment à Cauchy, qui définissait assez librement les « expressions symboliques » et les « équations symboliques » au chapitre VII de son Cours d’analyse algébrique de 1821 (voir ci-dessous). Husserl discute en détail l’ouvrage de Hermann Hankel, Theorie der complexen Zahlensysteme, Leipzig 1867,
23 Voir notamment le texte du cours de l’hiver 1889-1890, in Studien zur Arithmetik und Geometrie, Husserliana XXI, p. 234-243.
24 Husserl précise lors de sa conférence de Göttingen en 1901 que les expressions « imaginaires » ou fictives s’éliminent du résultat final (« das Widersinnige aus den Sätzen herausfällt ») et que l’on peut vérifer « par une vérification directe », c’est-à-dire sans imaginaires, que le résultat est correct (Huss. XII, p. 433 et 432 ; en ces deux endroits, la traduction des Articles sur la logique, d’habitude irréprochable, est erronée).
25 Ainsi Cauchy range les nombres imaginaires parmi les expressions symboliques, qu’il définit comme suit : « En analyse, on appelle expression symbolique ou symbole toute combinaison de signes algébriques qui ne signifie rien par elle-même, ou à laquelle on attribue une valeur différente de celle qu’elle devrait avoir. On nomme de même équations symboliques toutes celles qui, prises à la lettre et interprétées d’après les conventions généralement établies, sont inexactes ou n’ont pas de sens, mais desquelles on peut déduire des résultats exacts, en modifiant et altérant selon des règles fixes ou ces équations elles-mêmes, ou les symboles qu’elles renferment. L’emploi des expressions ou équations symboliques est souvent un moyen de simplifier les calculs, et d’écrire sous forme abrégée des résultats assez compliqués en apparence. » Cours d’analyse algébrique, Paris 1821, p. 173.
26 Voir Articles sur la logique, p. 373 : « La percée de la phénoménologie se rattache à des recherches qui avaient déjà occupé l’auteur pendant des années, recherches d’abord pour élucider l’effectuation de la connaissance en arithmétique et, d’une manière générale, dans les mathématiques analytiques pures. Ce furent surtout leurs procédés purement symboliques, dans lequel le sens propre, originairement visionné (einsichtig), apparaissait, sous le titre du passage par “l’imaginaire”, brisé et inversé en contre-sens (ins Widersinnige verkehrt), qui dirigèrent ma pensée sur le caractère signitif et purement linguistique du processus de la pensée et de la connaissance [...]. »
27 Voir le texte intitulé Semiotik, zur Logik der Zeichen, qui est à la fois une introduction à la problématique du volume II de la Philosophie der Arithmetik et une description générale de l’usage des signes dans la vie mentale. Jacques English en a donné une traduction dans le volume intitulé Articles sur la logique PUF 1975, p. 415-444.
28 Voir en particulier « Sur les intuitions et les représentations », la deuxième des Études psychologiques sur la logique élémentaire, parues en 1894 et traduites par J. English in Articles sur la logique, p. 135-167.
29 K. Schuhmann, Husserl Chronik, p. 330-331.
30 Die Theorie der algebraischen Zahlkörper, 1897 (Jahresberichte der Deutschen Mathematiker-Vereinigung für das Jahr 1896).
31 Voir Constance Reid, Hilbert, Springer Berlin 1970, p. 57. Cet intérêt pour les principes de la géométrie n’est pourtant nullement surprenant pour qui a suivi l’activité de Hilbert depuis 1891, si l’on en juge par les textes (manuscrits, notes de cours) rassemblés et commentés par Michael Toeppell, Ueber die Entstehung von David Hilberts « Grundlagen der Geometrie », Göttingen 1986.
32 Grundlagen der Geometrie, éd. de 1913, p. 2. Il existe deux traductions françaises, par L. Laugel, Gauthier-Villars 1900 ou par P. Rossier, Dunod 1971 (éd. critique). La traduction de Laugel est déjà enrichie par rapport à la première édition allemande (cf. ci-dessous, à propos de l’axiome de complétude ou « d’intégrité »).
33 C’est l’œuvre commune de Cauchy, Abel, Bolzano, Dedekind, Weierstrass, pour ne citer que quelques noms.
34 Sous l’inspiration de Poncelet, les géomètres français et allemands Gergonne, Chasles et Möbius avaient montré (vers 1825) comment certains théorèmes restaient vrais lorsque l’on permutait les termes « point » et « droites » (ou à trois dimensions les termes « point » et « plan »).
35 Constance Reid, Hilbert, p. 57. Il s’agit d’une conférence de Hermann Wiener. Si l’on se fie au bref compte-rendu publié dans les Jahresberichte der deutschen Mathematikervereinigung, 1891, p. 43-48, Wiener proposait de construire, à partir d’« objets » et d’« opérations » les plus simples possible, une « science abstraite » qui ne serait pas de la géométrie, qui serait « indépendante de la géométrie », mais imiterait le déroulement des propositions de la géométrie, en progressant « pas-à-pas » de manière « parallèle » (p. 46). Ainsi en imitant la géométrie qui opère sur des points et des droites, on construirait un édifice abstrait totalement indépendant de la géométrie, qui s’appuierait uniquement sur des « éléments » de deux sortes que l’on enchaînerait par deux opérations élémentaires, « couper » et « relier ». La boutade de Hilbert, à la sortie de cette conférence, est un coup d’audace décisif : pourquoi maintenir la référence à des objets réels, et conserver la distance entre la « science abstraite » ainsi construite et la géométrie véritable ? Ne pourrait-on décider que la géométrie, c’est précisément cette science abstraite ?
36 Fondements de la géométrie, trad. Rossier, p. 67. Dans les Problèmes de 1900 Hilbert poursuit dans de nouvelles directions encore, voir la géométrie esquissée dans le problème 4, p. 18-21 des Problèmes.
37 Husserl, Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Élie, PUF 1959, p. 272. Husserl prend pour exemple « le mode selon lequel les différents genres de multiplicités d’ordre spatial passent l’une dans l’autre par la variation de leur courbure » (et non « chevauchent par variation de leur courbe » comme le propose le traducteur). Un espace riemannien a une courbure constante positive, un espace euclidien une courbure constante nulle, et un espace de Lobachevski une courbure constante négative. Le cas euclidien est donc un cas particulier au sein d’une famille d’espaces ou de géométries variant continuement.
38 Ibid., p. 270.
39 Trad. Rossier p. 10.
40 « Die bezeichnete Aufgabe laüft auf die logische Analyse unserer räumlichen Anschauung hinaus ». Grundlagen der Geometrie, éd. de 1913, p. 1. Tout dépend de la manière dont on traduit « läuft auf… hinaus » : faut-il dire « débouche sur » ou « revient à » ? (c’est-à-dire : « L’étude axiomatique débouche sur l’analyse de l’intuition spatiale » ou « l’étude axiomatique revient à une analyse de l’intuition spatiale ? »).
41 Constance Reid, Hilbert, Berlin, 1970, p. 17.
42 La référence à Kant dans l’article de 1925 Sur l’infini est peut-être plus solidement justifiée.
43 Karl Schuhmann, Husserl Chronik, Den Haag, Nijhoff 1977, p. 57.
44 On peut évidemment rêver : que se serait-il passé si Husserl était allé à Paris cet été-là ? Aurait-il noué contact avec les ténors de la génération nouvelle ? Peut-être était-ce moins vital pour lui. Couturat et Russell ont accompli chacun de leur côté entre 1896 et 1900, un chemin presque parallèle, à travers les nouvelles géométries, la théorie des ensembles infinis de Cantor et le renouveau de la logique formelle grâce aux nouveaux outils symboliques ; ce chemin Husserl l’avait parcouru de son côté depuis plus longtemps déjà. Il connaissait la géométrie riemanienne jusque dans ses détails techniques (Cf. la discussion de la courbure in Studien zur Arithmetik und Geometrie Husserliana XXI, p. 324-347, un manuscrit correspondant au cours du semestre d’hiver 1889-1890), il avait lu de très près l’Algèbre de la logique de Schröder, il avait correspondu avec Frege, il avait discuté personnellement – et sans doute amicalement – avec Georges Cantor pendant leurs années communes de Halle (Voir par exemple – mais les témoignages sont assez rares – cette mention en marge d’un texte manuscrit de 1891 sur les nombres et les ensembles : « Lu à Cantor quand il m’a parlé d’un article de Schröder pour les Leopoldina », in Husserl, Articles sur la logique, p. 466. Schuhmann place l’évènement en 1898, in Husserl Chronik p. 52). Husserl n’aurait probablement pas eu de révélation parisienne comme celle que connut Bertrand Russell.
45 À la fin du 6e problème, Hilbert écrit : « Jusqu’ici nous avons exclusivement examiné les principes fondamentaux des diverses branches de la Science mathématique ». (David Hilbert, Sur les problèmes futurs des mathématiques, trad. L. Laugel, Paris Gauthier Villars 1902, p. 26).
46 Problèmes, trad Laugel, p. 16.
47 Problèmes, trad. Laugel, p. 26.
48 Article de 1900 repris en annexe VI (Ueber den Zahlbegriff) dans les éditions ultérieures des Fondements de la Géométrie.
49 Déjà dans les Problèmes, Hilbert simplifie le cadre : « les axiomes de l’arithmétique ne sont pas autre chose que les règles ordinaires du calcul auxquelles il faut ajouter l’axiome de continuité » (Problèmes, p. 15).
50 Grundlagen der Geometrie, Anhang VI, « Axiom der Vollständigkeit », éd. de 1913, p. 240.
51 Le groupe des axiomes de continuité de la première édition ne contenait que l’axiome d’Archimède, dès la deuxième édition le contenu de ce groupe est dédoublé en 1) axiome d’Archimède 2) axiome de complétude. Hilbert s’en explique dans les Problèmes p. 15-16.
52 L’axiome de « Vollständigkeit », joint à l’axiome d’Archimède, assure l’existence des coupures de Dedekind et la présence de points d’accumulation (éd. de 1913, p. 23 ; le texte français dans la trad. Rossier, p. 44 correspond à une version légèrement différente : « cet axiome rend possible la correspondance univoque et réversible des points d’une droite et de tous les nombres réels »).
53 « Widerspruchlosigkeit und Vollständigkeit dieser Axiome », c’est à dire « dass das System der Axiome zum Nachweis aller geometrischen Sätze ausreicht » (p. 238) et plus loin : « Axiom der Vollständigkeit : [...] die Zahlen bilden ein System von Dingen, welches bei Aufrechterhaltung sämtlicher Axiome keiner Erweiterung mehr fähig ist » (p. 240 ; Rossier, p. 256, ne traduit qu’un extrait de cet appendice VI).
54 Exposé du 5 novembre 1901 intitulé « Ueber die Abgeschlossenheit der Axiomensysteme » (Husserl Chronik, p. 68).
55 Deux exposés en novembre et décembre 1901.
56 « Innerste Motive », Logique formelle et transcendantale, § 31, trad. S. Bachelard, PUF, 1965, p. 132.
57 Remarquons l’usage du vocabulaire traditionnel de la logique dans l’appendice IX des Articles sur la logique, p. 547 et suiv., notamment le terme de « niederste Spezies » (la species infima des logiciens scolastiques). Le nombre est en somme un cas-limite du problème classique de l’individuation : dans ce cas la « différence ultime » atteint pleinement l’objet individuel.
58 Une discussion technique précise devrait distinguer et articuler entre eux cinq concepts différents : la maximalité du domaine (le nombre des objets est le plus grand possible), la catégoricité du système d’axiomes (isomorphisme des modèles), l’inextensibilité du système d’axiomes (un nouvel axiome rendrait le système contradictoire), la complétude sémantique (toutes les formules vraies dans le domaine peuvent être démontrées), la décidabilité (toute formule qui a un sens peut être démontrée ou réfutée). Voir la discussion de S. Bachelard in La logique de Husserl, Paris, PUF 1957, p. 118-123 et de D. Lohmar in Phänomenologie der Mathematik, Kluwer, Dordrecht 1989, p. 182-197.
59 À l’exception peut-être d’un exposé sur les paradoxes de Russell en mars 1912, suivi par Koyré, dont le texte n’est pas encore publié.
60 Voir D. Hilbert et P. Bernays, Grundlagen der Mathematik, vol. I, 1934, p. 20 et 32.
61 D. Hilbert, Ueber das Unendliche, 1925, in Hilbertiana, Darmstadt, 1964, p. 88.
62 Voir Husserl, Semiotik in Husserliana XII, p. 368-370 et Prolégomènes à la logique pure, § 4.
63 Husserl, Die Idee der Phänomenologie, 1907, Husserliana II, p. 30-33.
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