Bergson et ses contemporains : le problème de l’homme entre vie et connaissance
p. 21-41
Texte intégral
1Partons de deux textes étrangement proches jusque dans leur ton. Soit le premier, presque déclamatoire :
« Ou l’homo sapiens aura l’énergie de surmonter [ses contradictions], ou il subira le châtiment de sa faiblesse. Pour faire face aux dangers qui, aujourd’hui autant que jamais, le menacent dans son avenir terrestre, pour ne pas avoir à recommencer son histoire, il faut donc qu’il en médite soigneusement le cours, qu’il sache transporter dans le domaine de la vie morale et de la vie religieuse cette sensibilité au vrai [...] qui s’est développée en lui par le progrès de la science, et qui est le résultat le plus précieux et le plus rare de la civilisation occidentale. »
2Le second ne semble-t-il pas lui faire écho ?
3Écoutons-le en effet :
« L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux. »
4Si maintenant l’on sait qu’il s’agit respectivement des deux dernières phrases de deux livres de philosophie : respectivement, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale de Léon Brunschvicg, publié en 1927, et Les Deux Sources de la morale et de la religion, publié par Bergson cinq ans plus tard, en 1932, on se trouve placé devant une alternative qui nous conduit à un problème.
5On est tenté en effet de réduire ces deux textes à leur ton ou à leur rhétorique, et à travers eux, apparemment si datés (et pour ainsi dire déjà datés au moment de leur parution dans les années 30), à un « moment » lui-même périmé de l’histoire de la philosophie. Mais on peut aussi (au contraire), derrière ce ton et cette rhétorique, tenter de retrouver un problème philosophique réel et commun, ainsi que des solutions singulières et d’ailleurs profondément opposées, liés à leur temps, non pas du même coup par une rhétorique périmée, mais par un lien intime et constitutif, nous révélant donc quelque chose de ce « moment » même auquel ils appartiennent et auquel ils nous relient.
6Sans vouloir trancher d’emblée entre ces deux hypothèses, on peut du moins essayer de formuler ce que serait ledit problème, et les solutions en effet opposées que lui apportent Bergson et Brunschvicg, non seulement dans ces brèves phrases conclusives, mais par les principes propres de leur pensée, par toute leur œuvre. Ce que ces formules de conclusion semblent indiquer, en effet, derrière leur dramatisation oratoire, c’est un problème concernant l’homme, et partant d’un même diagnostic.
7On pourrait le formuler ainsi : l’histoire de l’humanité semble révéler en elle une singularité ou une différence, qui se traduit par ses progrès, mais qui comporte aussi un risque, auquel on ne peut remédier qu’en remontant à la source même, métaphysique, de cette singularité ou de cette différence.
8Mais les oppositions apparaissent du même coup aussitôt : la solution ou le remède proposés par l’un et l’autre auteur, semblent aussi profondément différents que le problème et le diagnostic semblent partagés. Plus précisément, tout se passe comme si, pour Brunschvicg, il fallait remonter à la source même du « progrès de la science », qui manifeste une coupure positive dans l’homme, qu’il reste à étendre aux autres domaines de sa vie, tandis que pour Bergson il s’agit au contraire, par-delà ces progrès de la science et de la connaissance, et la coupure négative qu’ils risquent d’instaurer dans la vie de l’homme, de remonter au principe même, métaphysique et cosmologique, de cette vie. Autrement dit, l’un et l’autre voient dans le progrès technique et scientifique de l’humanité le signe d’une singularité métaphysique, et même d’un destin cosmologique, qui va jusqu’à mettre en jeu son « avenir terrestre », son sort sur cette « planète réfractaire ». Mais rien ne semble plus opposé que des solutions qui se proposent respectivement de surmonter ce risque en étendant les principes de la science à tous les domaines de la vie, ou au contraire en dépassant le principe même de la science pour remonter au double sens de la vie (non seulement en effet pour Bergson le fait de « continuer à vivre » ou de « vivre seulement », mais aussi en un tout autre sens développé dans l’ensemble des Deux sources). C’est en ce sens, bien entendu, que le problème de l’homme ainsi formulé, par-delà le ton de ces phrases ultimes, renvoie au principe même de chacune de ces philosophies, et à leur opposition, entre vie et connaissance.
9Dès lors, et même si l’on doit revenir en effet sur le ton et le style si datés de ces deux passages, on ne peut s’en tenir à cet aspect. Derrière le côté désuet de ces deux textes, et le décalage qui semble avoir été le leur, dès leur parution, avec les événements qui leur étaient contemporains dans les années 30, ce qui apparaît, c’est un problème et des positions philosophiques qui peuvent précisément définir un moment de l’histoire de la philosophie en France, le moment « 1900 » lui-même. Il se pourrait bien en effet, que la volonté de maintenir un questionnement métaphysique de la connaissance scientifique, soit en approfondissant celle-ci de l’intérieur pour l’étendre à la vie et à l’action, soit au contraire en la confrontant de façon critique à l’action ou à la vie, notamment dans les œuvres respectives de Brunschvicg et de Bergson, et dans leur opposition, ait constitué comme le problème et le cadre communs des réflexions philosophiques de ce moment déterminé en France, par lequel il rejoindrait aussi au même moment le débat entre le pragmatisme et la philosophie analytique naissante en Angleterre (entre James et Russell) ou entre la phénoménologie et les philosophies de la vie, la logique et les psychologies naturalistes, en Allemagne.
10Pourtant, une telle remarque, loin de la résoudre, semble d’abord aggraver l’alternative que nous rencontrions en commençant. Comment en effet définir de tels « moments » de la pensée philosophique ? Seraient-ce des contextes historiques en quelque sorte étanches, qui marqueraient chaque œuvre singulière de leurs problèmes et de leur rhétorique, et l’empêcheraient de communiquer avec ce qui précède ou ce qui suit ? Est-ce là ce qui expliquerait au fond le décalage de tels textes avec ceux des années 30, et les réactions critiques de la génération philosophique suivante, par exemple dans les pamphlets de Politzer et de Nizan ? Ne pourrait-on opposer à de tels moments que la singularité irréductible de l’œuvre ou de l’intuition individuelles ?
11Il semble que pour dépasser de telles apories il n’y ait qu’une alternative : elle consisterait à envisager chaque moment de la pensée philosophique, non pas comme un contexte général, ni comme une juxtaposition de singularités, mais à partir d’une pluralité d’œuvres singulières articulées autour de problèmes communs par lesquels elles rejoignent les savoirs de leur temps. Ne pourrait-on pas tenter de partir des œuvres, non pas seulement pour mesurer ce qu’elles ont de singulier et d’irréductible, mais aussi pour comprendre comment elles arrivent chacune de leur manière à un problème commun, seul susceptible au fond, tout à la fois, de révéler leur singularité, et de définir un « moment » de la pensée philosophique, dans son épaisseur la plus historique ? On ne peut, sans doute, pour penser l’histoire de la philosophie, faire abstraction ni de la singularité des œuvres (ou des concepts), ni de la communauté des problèmes (ou des savoirs). Mais entre l’une et l’autre, entre l’irréductibilité absolue des œuvres, et leur enracinement non moins absolu dans un sol historique commun, il n’y a pas à choisir : ce qui constitue chaque moment philosophique et l’oppose aux autres dans son épaisseur spatiale et temporelle, géographique et historique, ce ne peut être qu’un ensemble d’œuvres singulières se rejoignant et s’opposant autour de questions précises.
12Peut-être la question de l’homme à laquelle renvoient les textes de Bergson et de Brunschvicg n’est-elle ainsi qu’un signe daté d’un moment périmé. Mais on pourrait aussi tenter (par hypothèse) d’y voir un problème précis résultant de deux démarches philosophiques singulières, qui demandent à être étudiées de plus près pour elles-mêmes, et donnent son sens au « moment 1900 en philosophie » (en « France » mais pas seulement), quitte à comprendre ensuite pourquoi, non seulement à cause du fait de « l’histoire » et de ses décalages, mais plus précisément à propos du problème ou de la question de l’histoire (dramatisé de manière si frappante dans ces deux textes), ces deux démarches et ces deux œuvres ont pu rencontrer aussi, dans les années 30, leurs limites communes.
13Le mouvement des remarques qui suivent s’impose donc par là même. Après avoir commencé par une sorte de description générale et extérieure de ce « moment 1900 », tournant déjà autour de la question de l’homme, et opposant déjà Bergson et Brunschvicg, on tentera une genèse intérieure de ce problème à partir de ces œuvres elles-mêmes, ouvrant dès lors entre elles un espace plutôt que de le refermer, et définissant une autre relation entre un « auteur » et ses « contemporains ». C’est seulement alors que l’on pourra se demander en quel sens cette opposition se brise ou non sur « l’histoire », dès les années 30, en quel sens aussi les principes philosophiques qui la fondent peuvent garder leur pertinence au-delà du « moment » qu’ils caractérisent.
I. Du problème commun aux thèses opposées ? L’homme entre biologisme et rationalisme
14Pour comprendre la place centrale du problème de l’homme dans « le moment 1900 », et des solutions opposées qui lui sont apportées, il est révélateur que l’on puisse partir d’un diagnostic porté par Brunschvicg lui-même au terme d’un recueil intitulé Spinoza et ses contemporains (ajoutant à son livre sur Spinoza de 1894 des études publiées entre 1904 et 1906). De fait, il semble que Brunschvicg s’appuie sur une analyse rétrospective du rationalisme du XVIIe siècle, pour porter un diagnostic général sur ses propres contemporains philosophiques. Mais si ce diagnostic peut en effet fournir un précieux point de départ, s’il permet même, paradoxalement, de comprendre en quoi le « moment 1900 » peut tourner autour de la relation entre « Bergson et ses contemporains », il ne le fait encore que de manière extérieure, nous empêchant de comprendre la façon dont Bergson et d’ailleurs Brunschvicg lui-même rencontrent véritablement le problème de l’homme de l’intérieur de leur propre pensée philosophique. Il faut pourtant commencer par là.
15Pour résumer la synthèse esquissée par Brunschvicg, on pourrait dire que le problème de l’homme, au tournant du XXe siècle, a selon lui remplacé le problème de Dieu, au tournant du XVIIe siècle et du rationalisme classique :
« Les mêmes objections que le rationalisme faisait valoir au XVIIe siècle contre l’imagination d’une pensée spécifiquement divine, il les renouvelle au XXe siècle contre l’imagination d’une pensée spécifiquement humaine. Comment notre connaissance serait-elle définie comme étant spécifiquement humaine, sinon par rapport à une connaissance qui, elle, serait entièrement indépendante de l’homme, sinon par rapport à l’absolu ? En dépit de sa modestie apparente, l’humanisme ainsi entendu, l’humanisme biologique [...] implique une métaphysique de la transcendance. » (op. cit., ed. PUF, p. 306)
16Cet important diagnostic nous paraît fondé sur trois thèses centrales :
Brunschvicg fait d’abord un parallèle entre deux relativismes liés au statut métaphysique de l’homme : le premier qui, au XVIIe siècle, nous interdirait l’accès à la vérité, en la réservant à un entendement divin dont nous serions entièrement coupés, le deuxième qui, au début du XXe siècle, nous interdirait l’accès à la vérité, en raison de la nature et de la fonction biologique de la connaissance humaine, qui nous couperait du réel ;
à ce double relativisme, Brunschvicg oppose une philosophie de l’immanence et de l’unité de la vérité entièrement accessible à l’homme en tant que sujet connaissant : s’inspirant ici explicitement de Spinoza ou de sa lecture de Spinoza il soutient que la connaissance est une et absolue partout où elle est fondée sur des démonstrations rationnelles, que par elle l’homme participe de l’entendement « divin » ou encore que par elle il échappe à tout relativisme « zoologique » ;
enfin, Brunschvicg montre en quoi les deux relativismes se rejoignent paradoxalement dans l’hypothèse de leur propre dépassement, sous la forme d’une « métaphysique de la transcendance » : au XVIIe siècle en postulant un accès à la connaissance divine par autre chose que la raison, au XXe siècle en supposant au-delà de la connaissance biologique et pragmatique la saisie d’un absolu inconnaissable (comme c’est le cas chez Schopenhauer et surtout Spencer) par une intuition supra-rationnelle (comme c’est avant tout le cas en effet chez Bergson).
17Ainsi tout tourne-t-il bien autour de deux interprétations de la connaissance et de la finitude humaines : selon Brunschvicg, les critiques de Spinoza et de Kant contre la métaphysique de la transcendance n’enlèvent en rien son statut de vérité à la connaissance humaine. Au contraire, en la destituant de sa prétention à saisir des choses en soi, elles font de la connaissance humaine en tant qu’elle accède à l’unité d’une relation nécessaire, un absolu immanent, derrière lequel il n’y a rien à chercher. La finitude de l’homme déplace selon lui la vérité, de la saisie d’une réalité en soi à la position de lois nécessaires. Il n’y a rien au delà du travail analytique de l’entendement humain.
18Mais l’erreur de la philosophie du XXe siècle consiste à avoir cherché des raisons empiriques aux limites de la connaissance humaine :
« de là l’interprétation biologique que Schopenhauer, que Spencer après lui [notons que Brunschvicg ne mentionne pas Darwin, qui ne tombe pas selon lui dans ce genre de spéculation théorique], ont donnée du relativisme kantien ; de là aussi, sur la base de cette interprétation, la restauration de l’ontologie dynamiste. » (id.)
19Dans cette dernière formule, on peut voir sans aucun doute l’une des nombreuses allusions à la philosophie de Bergson dont ce texte de combat (contemporain de l’Introduction à la métaphysique de Bergson lui-même) est parsemé.
20De fait, c’est bien à Bergson principalement que le diagnostic de Brunschvicg semble pouvoir s’appliquer. Au moment même où, selon Brunschvicg la théorie darwinienne de l’évolution permet de faire de la nature biologique de l’homme elle-même l’objet d’une analyse rationnelle et d’une connaissance claire, la philosophie de Bergson fait éminemment partie (avec celles de Spencer et de James, ou d’ailleurs de Nietzsche, du biologisme et du pragmatisme en général) de celles qui au contraire veulent enraciner toute connaissance rationnelle dans une origine biologique pour mieux prétendre la dépasser par une intuition métaphysique. L’homme est-il avant tout un sujet de connaissance capable d’englober dans celle-ci jusqu’aux déterminations les plus empiriques et vitales de son existence, ou bien est-il avant tout un être vivant contraint de ramener ses connaissances, même les plus apparemment indépendantes, à des fonctions biologiques, et de n’avoir accès à la vérité que par un retournement intuitif ? Tels semblent les termes du débat, apparemment irréconciliable, entre deux « humanismes », respectivement « biologique » et « rationaliste », au tournant du « moment 1900 ».
21Tel est bien en tout cas, au-delà des allusions de ce texte de Brunschvicg, ce qui place explicitement Bergson au centre des débats de ses contemporains. C’est tout à fait délibérément en effet que Bergson, dès 1889 et l’Essai sur les données immédiates de la conscience, tentait une naturalisation partielle du relativisme kantien, à propos de l’espace en tout cas, pour mieux le dépasser, du côté du temps. Mais ce projet n’atteint son point culminant qu’avec le quatrième chapitre de Matière et mémoire (1896) et le manifeste qu’est donc, en 1903, l’Introduction à la métaphysique. Citons ici le premier de ces deux textes, qui indique clairement un projet théorique d’ensemble :
« l’impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être au fond que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle [...]. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel. » (Œuvres, ed. PUF, p. 321)
22Citons encore, cette fois, le texte célèbre auquel Brunschvicg répondra jusque dans le titre de son livre majeur (L’Expérience humaine et la causalité physique de 1922), où Bergson définit son propre projet métaphysique :
« aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. » (id., souligné dans le texte)
23D’où cette définition audacieuse et célèbre : « la philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine ».
24De fait, ce qui semble avoir fait la force intrinsèque de la philosophie de Bergson, mais aussi son importance publique jusqu’à la première guerre mondiale en tout cas, c’est bien cette double critique de la connaissance : par le bas, l’origine biologique, et par le haut, l’intuition métaphysique. Certes, on n’a pas assez compris que cette dualité même, et la définition du projet métaphysique avant tout comme projet critique, impliquait chez lui la consistance et même l’autonomie partielle du niveau intermédiaire, à savoir celui de la connaissance rationnelle elle-même : contrairement à la critique peut-être plus radicale de James ou de Nietzsche, il y a bien pour Bergson une autonomie partielle de la connaissance spatiale et logique, mathématique et scientifique. On peut même dire que cette autonomie, loin de s’y voir noyée dans la métaphore de l’élan vital, est encore accentuée dans le fondement que lui donne L’Évolution créatrice. Il y a, autour de la philosophie de la connaissance et de la science de ce dernier livre, un profond malentendu sur lequel Bergson n’a cessé de vouloir revenir ensuite. Pourtant, Bergson reste bien aussi l’un de ceux qui a poussé le plus loin, tout à la fois, la réduction de la connaissance humaine à une fonction pratique, qui déforme notre accès au réel, et le projet de son dépassement par une intuition métaphysique, qui puisse le rétablir.
25On comprend alors pourquoi son œuvre a pu souvent être associée dans les polémiques du moment 1900, à celles de James de Nietzsche, ou d’ailleurs de Poincaré par exemple dans les trois volumes de Berthelot au titre significatif : Un Romantisme utilitaire. C’est aussi autour de cette question que tourne, au même moment, le débat sur « l’intellectualisme et la philosophie nouvelle », qui oppose l’un des principaux disciples de Bergson, Le Roy, notamment à Brunschvicg lui-même, dans les pages de la Revue de métaphysique et de morale. La reprise de Spinoza et de Kant que propose de son côté Alain, à la suite de Lagneau, n’y est pas non plus étrangère, et peut-être d’autant plus influente par la suite. L’opposition entre Bergson et Brunschvicg semble donc bien dessiner une sorte de cadre général, où l’on pourrait situer certains des principaux débats de l’époque, et à partir duquel on pourrait d’ailleurs comprendre aussi pourquoi d’autres problèmes, ne pouvant aisément y prendre place, n’ont pas pu être reçus ou seulement de manière déformée. La question de la « réception » en France de Nietzsche ou de James, d’un côté, de Husserl et de Russell de l’autre, ne peut être comprise qu’à partir de ce cadre problématique général. C’est enfin ce qui permettrait de comprendre pourquoi de tels problèmes, et les positions si différentes qui semblent l’entourer, pouvaient paraître étrangement décalés quelques années plus tard, dans les années 30.
26Pourtant, on peut précisément se demander si la généralité de ce cadre ne doit pas être dépassée, si l’on veut comprendre les œuvres elles-mêmes qui contribuent à le constituer. Le problème de l’homme n’est-il donc pour l’ensemble de ces pensées que l’objet d’un choix si extérieur entre « biologisme » ou « rationalisme », ou bien ne s’impose-t-il pas plutôt différemment à chacune d’elle à partir de problèmes et de choix philosophiques précis et singuliers ? Il importe de répondre à cette question, en partant cette fois des œuvres elles-mêmes, avant de revenir à l’histoire non seulement comme cadre extérieur, mais peut-être aussi comme problème philosophique.
II. Des œuvres singulières aux problèmes communs ? L’expérience humaine entre genèse et histoire
27Il nous faut donc revenir à présent à la manière dont Bergson et Brunschvicg rencontrent tous les deux le problème de l’homme de l’intérieur même de leur œuvre philosophique, pour vérifier s’ils aboutissent à autre chose qu’à des déterminations fixes et irréductiblement opposées entre elles de l’homme, comme être et comme espèce biologique, ou comme sujet de la connaissance et de la science.
28Or, loin de poser a priori une essence fixe de l’homme, il semble que chacun de ces deux philosophes part d’une expérience privilégiée, qui introduit une différence irréductible dans le champ de « l’expérience » en général et oblige à faire dans celle-ci la part de « l’humain », de manière ouverte et progressive. Ainsi, Bergson ne peut-il pas poser seulement un homme « biologique » à dépasser par une « métaphysique de la transcendance » : les deux aspects doivent se départager à même l’expérience, au point d’opposer non pas l’homme ou la vie et ce qui les dépasse, mais deux sens de l’homme ou deux sens de la vie elle-même. De même, Brunschvicg ne pose-t-il en aucun cas, bien moins que Kant à qui il le reproche vivement, un « sujet de la connaissance » tout fait et constitué face à une expérience qui ne lui apprendrait rien : bien au contraire, seule l’expérience aux prises avec la connaissance, seule la science dans son histoire, peut véritablement apprendre à l’homme sa propre structure où il ne peut rien présupposer a priori (pas même les formes les plus générales de l’espace et du temps, comme Einstein l’a montré contre Newton et Kant, pas même dans le domaine des mathématiques, comme l’ont montré les apories et les inventions du XXe siècle).
29Certes, il faut reconnaître que chacun des deux auteurs, tirant pour ainsi dire les conséquences métaphysiques de son problème initial, en vient par la suite à caractériser l’essence ou la destination de l’homme en général, et du même coup à tirer de ce qui n’est qu’une tension interne à l’expérience une norme de pensée et même d’histoire pour l’humanité tout entière. C’est ce qui peut expliquer l’opposition entre les deux figures de l’homme, respectivement biologique et rationaliste, dont on est parti plus haut, et l’image figée qu’ils ont léguée à leur postérité immédiate, dans les années 30. Pourtant, en-deçà de ces conséquences métaphysiques, c’est bien une tension et un problème précis et singulier, qui les amènent à se rejoindre autour d’un « problème de l’homme », problème « commun » capable de définir un « moment » philosophique déterminé.
30Il faut donc revenir rapidement sur ce mouvement, tel qu’il est à l’œuvre chez chacun de ces deux auteurs.
31Comment, tout d’abord, Bergson rencontre-t-il le problème de l’homme, dans le quatrième chapitre de Matière et mémoire, et comment peut-il tenter de le résoudre ou de le dépasser ? Pourquoi cette solution garde-t-elle cependant une lacune qui le conduira à reprendre la question dans son livre suivant, L’Évolution créatrice, et dans les textes qui les relient ? Telles sont les questions auxquelles on doit commencer par répondre.
32De fait, le problème que Bergson rencontre dans le quatrième chapitre de Matière et mémoire n’est pas celui de l’homme, mais celui du dualisme. Plus précisément encore, la question est la suivante : une fois qu’on a pu opposer la matière, telle qu’elle nous est donnée par notre perception, (comme un ensemble d’images distinctes régi par des lois nécessaires), et l’esprit, tel qu’il nous est donné par la mémoire pure (non pas donc comme un ensemble d’images-souvenirs, mais comme l’acte par lequel ces souvenirs et tout le passé est retenu dans une totalité indivisible et temporelle), comment peut-on les rapprocher ? Est-on condamné à opposer l’ensemble des choses qu’est la matière et l’unicité de l’acte qui définit l’esprit ? Pour répondre à cette question, Bergson propose une double et même une triple démarche que l’on pourrait résumer de la manière suivante :
montrer que l’idée de la matière que nous donne notre perception n’est ni définitive ni indépassable, qu’elle tient justement aux exigences du besoin et de l’action humaine ;
montrer cependant que pour dépasser la perception humaine de la matière, comme ensemble d’images, on peut s’appuyer sur ce qui est encore une expérience de la matière, irréductible dans notre perception même au cadre que voudrait lui imposer notre action : cette expérience privilégiée est selon Bergson celle du mouvement, dans son indivisibilité propre ;
c’est alors seulement que l’on peut passer de l’indivisibilité du mouvement matériel à celle de la totalité de l’univers matériel lui-même et par là même en faire un analogue de notre mémoire, surmontant ainsi le dualisme apparent devant lequel nous laisse « l’analyse psychologique » (op. cit., p. 202/318) calquée justement sur les besoins de notre action.
33Il y a certes un programme méthodologique général :
« la question est de savoir si certaines conditions que nous tenons d’ordinaire pour fondamentales ne concerneraient pas l’usage à faire des choses, le parti pratique à en tirer, bien plus que la connaissance pure que nous en pouvons avoir. » (p. 208/323)
34Mais sa force dans chaque livre ne vient que de son application à des expériences précises, « autrefois [...] le problème de la conscience » (p. 206/321, en partant de son « écoulement continu »), aujourd’hui celle de la matière ainsi précisée :
« plus particulièrement, en ce qui regarde l’étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu’elle soit solidaire de l’espace amorphe et inerte qui la sous-tend [...] et où le mouvement lui-même, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparaître que comme une multiplicité de positions instantanées, puisque rien n’y saurait assurer la cohésion du passé et du présent. » (p. 208/323, je souligne).
35Dès lors, on ne peut dissocier, d’un côté une hypothèse générale portant en effet sur la limitation pratique et biologique de l’expérience humaine, et de l’autre l’expérience précise qui permet de la dépasser sans quitter l’expérience en général, bien au contraire ! S’il n’y avait pas l’expérience du mouvement, l’idée d’une saisie métaphysique de la matière comme durée, dépassant la perception spatiale imposée par notre action, serait absurde.
36Certes, il faut aussi dire l’inverse : l’expérience précise a besoin de l’hypothèse critique et générale pour prendre sa portée métaphysique. S’il n’y avait pas la critique d’un entendement humain qui le divise, le relativise, l’attribue à des substrats isolés, le phénomène du mouvement ne pourrait pas redevenir l’indice qu’il est de la réalité continue, absolue, qualitative de la matière.
37On comprend mieux alors ce que Bergson demande dans les célèbres formules qui suivent la déclaration déjà citée :
« renoncer à certaines habitudes de penser et même de percevoir [...] n’est que la partie négative du travail à faire ; quand on s’est placé à ce que nous appelions le tournant de l’expérience, quand on a profité de la naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux. » (p. 206/321, souligné par Bergson)
38Le mouvement est le phénomène critique : celui qui, dans l’expérience humaine même, montre les limites humaines de l’expérience. Le problème de l’homme est moins le nom d’un dualisme facile entre connaissance biologique et intuition métaphysique que d’un partage interne de l’expérience, aussi bien interne dans le cas de la conscience, qu’externe dans le cas de la matière.
39Pourtant, l’écart entre les deux termes de cette expérience semble encore trop grand. Même si on peut en saisir la genèse et l’unité sur des phénomènes critiques privilégiés, la dualité entre les deux modes de connaissance, dans le cas de la durée ou du mouvement, semble encore trop absolue. Deux priorités semblent s’opposer : celle de la vie biologique et pragmatique, « humaine », et celle de la réalité intuitive et métaphysique. Ce n’est donc pas un hasard si, après le problème du dualisme, Bergson dut traiter, dans L’Évolution créatrice, de la question de la vie elle-même, à la fois pour rendre compte plus strictement jamais de la coupure qui caractérise l’entendement humain avec ses caractéristiques logiques et scientifiques et pour la dépasser : les deux dimensions de la connaissance humaine, respectivement technique ou intellectuelle, « humaine » et biologique, et métaphysique ou intuitive, doivent toutes les deux trouver leur source dans le phénomène lui-même double de la vie.
40Sans pouvoir entrer ici dans cette étude, qui conduirait aussi, au-delà d’elle-même, aux Deux sources de la morale et de la religion, dont on dira un mot plus loin, on se contentera de signaler l’importance, à cet égard, d’un texte intermédiaire, parmi les rares que Bergson cependant n’a pas jugé dignes de figurer dans l’un de ses recueils, et le plus proche par sa date même du « moment 1900 ». En 1901, il prononce en effet devant la Société française de philosophie une conférence intitulée Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive dont l’objet central exposé en trois thèses semble se concentrer dans la seconde :
« [nous renseigner] de mieux en mieux sur la relation de l’homme, être pensant, à l’homme, être vivant, et par là sur ce qu’on pourrait appeler la signification de la vie. » (Mélanges, PUF 1972, p. 464, souligné par Bergson)
41Une telle formulation semble encore maintenir la dualité que Bergson lèvera cependant en réponse à une question de Le Roy lors de la même séance sur « le sens où [il prend] le mot “vie” dans toute cette discussion » :
« il s’agit de la vie physiologique. [...mais] Cette vie n’est que la limitation d’une vie plus large et plus haute qui est la vie de la pensée elle-même. La méthode que je propose pour la métaphysique et pour la théorie de la connaissance est fondée tout entière sur cette constatation d’une limitation de la vie spirituelle par la vie organique. [...] En ce sens la vérité métaphysique est, si vous voulez, transcendante à la vie organique et immanente à la vie spirituelle. Mais on passe sans secousse de l’une de ces deux vies à l’autre. » (id., p. 493)
42Pourtant, malgré cette nouvelle formulation, les deux sens de l’expérience humaine semblent encore irréconciliables, étant rapportés à la distinction entre « deux vies », respectivement spirituelle et organique. Peut-être est-ce même pourquoi Bergson n’a pu reprendre cette intervention de 1901 pour en faire une version définitive de sa pensée. Il faudra attendre 1907 et L’Évolution créatrice pour que ces « deux vies » soient comprises comme les deux faces de la même vie en général ou de la vie tout court. Aussi bien cette conférence de 1901, que le manifeste de méthode publié en 1903 sous le titre d’Introduction à la métaphysique, ne sauraient donc à eux seuls répondre à un problème général, celui de l’homme et de sa connaissance, qui reste lié cependant à des problèmes plus précis, par exemple de la matière ou de la vie. On découvrirait en revanche dans ces textes et les discussions qu’ils ont suscitées la façon dont le problème de l’homme, tel qu’il est rencontré par Bergson, rejoint les problèmes de ses contemporains et contribue de manière décisive à les déplacer.
43Mais en est-il de même, à l’inverse, pour Brunschvicg ? C’est ce que l’on doit à présent indiquer en quelques mots.
44Il serait en effet trop facile d’opposer sommairement une philosophie pour laquelle l’homme s’épuiserait dans une nature biologique, et une autre pour laquelle il devrait être conçu une fois pour toutes comme le pur sujet de la connaissance. De fait, pas plus que pour Bergson la nature biologique de l’homme ne saurait être simple, pas plus pour Brunschvicg on ne résoudra le problème de l’homme en examinant a priori la simple possibilité de la connaissance.
45Tout au contraire, s’il y a un problème de l’homme, à travers l’activité de la connaissance, c’est précisément parce que l’homme n’est pas seulement le sujet abstrait de la connaissance, face à un objet non moins abstrait que lui, mais l’être qui se révèle concrètement à travers l’acte de la connaissance d’autre chose que lui, à travers l’effort et l’histoire nécessaires pour connaître une expérience qui se révèle et se constitue par lui et en même temps que lui. Si l’homme était donné comme être réel, ou s’il était donné comme sujet pur, il ne poserait pas de problème : il ne pose de problème que parce qu’il doit se connaître, parce que seule la mise en œuvre de sa connaissance dans l’expérience lui apprend à la fois ce qu’il est, comme être faisant partie de l’ensemble de l’univers, et qui il est comme sujet capable de connaître cet univers et lui-même. Ainsi, s’il y a pour Brunschvicg un acte primitif de la connaissance, qui permet en effet d’opposer d’emblée (et cela dès sa thèse de 1897 et les premiers livres qui l’ont suivie) le sujet et l’objet de la connaissance, en revanche cet acte ne livre le sens de l’homme qui en est le sujet qu’à travers sa confrontation toujours inachevée avec l’expérience, donc à travers une histoire. La connaissance est donc à la fois un acte primitif et une expérience privilégiée et continuellement à reprendre : c’est elle qui devient en quelque sorte, comme le mouvement pour Bergson, ce phénomène critique qui nous livre en quelque sorte, de l’intérieur, de façon toujours ouverte et précise, la signification de l’expérience humaine.
46On comprend alors pourquoi ce passage de la connaissance à l’être fait l’objet d’une déclaration si solennelle au début du livre majeur de 1922 :
« l’expérience du rationalisme, c’est une expérience humaine, expérience d’un être pour qui quelque chose est à connaître qui ne s’identifiera pas à lui dans son être, qui devra demeurer distinct de lui, comme lui-même est distinct de ce qu’il connaît. » (EHCP, ed. Alcan, p. vi, souligné par Brunschvicg).
47Au terme du parcours historique nécessairement « tortueux et subtil » (id., p. ix) de cet ouvrage, on retrouvera des déclarations non moins nettes et claires :
« l’homme n’est pas connu avant l’univers : nous ne nous connaissons comme individu occupant une portion de l’espace et vivant dans le temps qu’après avoir organisé et qu’en organisant nos impressions visuelles et tactiles, de manière à nous donner une pluralité d’objets mobiles, à travers les décors successifs qui dominent notre horizon [...]. Nous ne sommes des hommes que parmi les hommes, nous ne sommes corps que parmi les corps. » (§ 272, p. 589)
48Mais cela vaut aussi, dans le même mouvement, pour le sujet de la connaissance, en des formules qui, comme les précédentes, ont notamment dû marquer la lecture d’un Merleau-Ponty :
« Sujet et objet relèvent donc d’un même plan de réalité, c’est-à-dire qu’ils dépendent d’un même système d’affirmations. » (id., souligné par Brunschvicg).
49Il y a bien une dualité irréductible de l’homme comme portion de l’univers et comme « esprit » : mais ce qui est frappant c’est l’approfondissement conjoint et progressif, selon Brunschvicg, de ces deux dimensions de notre être. Ce n’est qu’en ordonnant de mieux en mieux, et cela contre ses intuitions premières et réalistes, l’univers de la science dont il n’est qu’une portion de plus en plus située, et cela jusqu’à l’univers à quatre dimensions de la relativité d’Einstein, que l’homme prend mieux conscience de ce qui dans l’expérience est humain sans être relatif, non pas donc un simple ensemble de catégories ou de formes a priori, mais une visée de plus en plus approfondie d’unité qui désigne du même coup un idéal à la science et à la moralité, voire à la religion.
50Ainsi le problème de l’homme, présent sans doute dès l’affirmation spéculative de ses premiers livres, ne prend-il toute son ampleur chez Brunschvicg qu’en animant de l’intérieur une histoire de la science qui est aussi intégration de l’homme au système du monde, et intégration du monde aux exigences de l’esprit, dépassant en tout cas la place supposée fixe de l’homme comme espèce biologique dans un monde conçu comme immuable ou inconnaissable. Ici encore, nous ne retrouvons une thèse radicale sur l’homme qu’à partir d’un problème précis et d’hypothèses générales, qui seules lui donnent sa véritable portée philosophique. Si le problème de l’homme, entre nature biologique et acte de connaissance, entre intuition et intelligence, semble ainsi se dessiner comme une alternative profonde entre Bergson et Brunschvicg, ce n’est qu’à partir des problèmes et des méthodes propres à chacun de ces deux auteurs. C’est bien à partir des œuvres que se découpe un problème où se rejoignent cependant aussi tous les savoirs du temps, qu’il s’agisse de la biologie évolutionniste issue de Darwin ou de l’ethnologie de Durkheim et de Lévy-Bruhl. Si ce problème devient pour ainsi dire le principal cadre historique et géographique d’un moment et d’un espace donnés de la réflexion philosophique, ce n’est qu’à partir d’intuitions et de questions singulières qui en sont la source et non pas directement ou exclusivement l’effet.
51Pourquoi dès lors ces deux conceptions de l’homme semblent-elles aboutir jusque dans leur ton à des postulats métaphysiques figés, incapables de se confronter à l’histoire de l’humanité, dans les années 30 ? Telle est la question à laquelle on doit maintenant revenir, pour tenter d’en esquisser au moins une réponse partielle.
III. La rencontre avec l’histoire. Le problème de l’homme entre deux moments philosophiques
52Nous pouvons en effet retourner à présent aux textes cités au commencement de notre réflexion, pour mieux comprendre le décalage qui semblait s’insinuer jusque dans leur ton. Trois points semblent en effet désormais frappants :
d’une part, c’est bien sur une tension interne à l’expérience humaine, que chacun des deux philosophes semble s’appuyer pour en appeler, devant les circonstances de son présent, à un sursaut pratique de l’espèce ;
mais pour ce faire il leur aura fallu passer dans leur œuvre aux dimensions morales, politiques et même religieuses de cette interprétation de l’homme, qui seule peut permettre de rejoindre voire d’interpréter l’histoire présente de l’humanité ;
dès lors, le ton et la rhétorique même de ces textes s’explique peut-être par le décalage entre cette interprétation philosophique et l’expérience historique elle-même, un écart de plus en plus grand entre le sens de l’histoire tel que la réflexion philosophique autorise à le penser, et l’histoire concrète, telle que l’actualité la plus contingente oblige à la constater.
53Quoi qu’il en soit des raisons de ce décalage, qui s’exprime dans le ton de ces derniers livres, il est accentué par les conditions dans lesquelles ceux-ci ont été reçus et lus, à leur parution, illustrant un décalage entre deux « générations » ou plus précisément entre deux moments de la pensée philosophique. On en cherchera ici le signe dans les deux célèbres ouvrages critiques, aux allures de pamphlets politiques, publiés respectivement par Politzer et Nizan contre Bergson et Brunschvicg, au tournant des années 30.
54Ce dont il s’agit en effet dans La fin d’une parade philosophique, le Bergsonisme, publié par Politzer en 1929, et dans Les Chiens de garde de Nizan (publié en 1932), ce n’est pas seulement de critique politique, même si la principale accusation portée par eux contre Bergson et Brunschvicg est le rôle politique joué par leur philosophie. Au-delà de cet aspect central, il reste aussi une critique proprement philosophique, qui prend pour objet, sans aucun hasard, le problème de l’homme, en adressant à chacun des deux philosophes un reproche curieusement commun.
55On pressent donc quelles seront les remarques qui s’imposent ici pour finir : il faut comprendre d’abord quelle critique théorique Politzer et Nizan adressent au problème de l’homme tel qu’il est formulé par Bergson et Brunschvicg ; il faut mesurer ensuite en quoi cette critique théorique est en quelque sorte complétée et aggravée par une critique politique, qui creuse définitivement l’écart entre un « moment » philosophique et un autre, et trouvera son accomplissement dans la distance prise à l’égard des problèmes majeurs du « moment 1900 » dans les œuvres majeures de ce qui sera le « moment » suivant de la pensée philosophique en France, autour de la seconde guerre mondiale ; enfin on devra indiquer en quoi le problème de l’homme tel qu’il était posé dans les œuvres de Bergson ou de Brunschvicg résiste en partie à la critique qui lui est ainsi adressée. Mais on ne pourra donner ici sur ces trois points que de brèves indications en forme de conclusion.
56Ce que Politzer reproche à Bergson ou de son côté Nizan, à travers Brunschvicg, à l’ensemble de la philosophie universitaire de son temps, c’est d’avoir substitué une idée abstraite de l’Homme en général à la réalité concrète des hommes singuliers. Cette critique est d’emblée attachée à des motifs politiques :
« Que l’homme soit assimilé non pas à une chose qui est, mais à une chose qui dure, cela ne change rien au fait qu’il est assimilé à une chose. [...] Or, en vérité, qu’importe à un coolie chinois d’être libre dans le même sens que la vie en général ? » (Politzer, op. cit., ed. Pauvert, p. 112, souligné dans le texte).
57Ou encore :
« Il y a d’une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l’Homme et d’autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent. » (Nizan, op. cit., ed. Maspero, p. 15)
58Mais il importe aussi de rappeler les motifs proprement philosophiques d’une telle critique, notamment chez Politzer où elle s’appuie sur les résultats de la Critique des fondements de la psychologie de 1927. Il convient en effet pour Politzer d’opposer deux genres radicalement opposés de connaissance, non pas la connaissance de deux types d’objets, matériel ou spirituel, physique ou psychique, mais la connaissance de tous les objets, d’une part, y compris des fonctions biologiques et psychologiques en ce qu’elles ont de général et d’observable, et d’autre part la signification d’événements concrets dans la totalité d’une vie individuelle :
« à côté de la vie au sens biologique du mot existe la vie humaine, aussi réelle que la première, sauf qu’elle ne tire pas sa réalité d’une perception sui generis, mais d’une signification qu’elle renferme. Cette vie a pour support des individus considérés dans leur totalité, simplement parce qu’il faut un individu entier pour la vivre. [...] ce qui existe à côté de la nature, ce n’est donc qu’un ensemble de relations dramatiques [...] dont l’originalité est humaine d’abord, individuelle ensuite. » (Politzer, op. cit., p. 54, souligné dans le texte)
59La psychologie « concrète » sera donc celle qui étudiera ces significations individuelles pour elles-mêmes sans jamais prétendre les « réaliser » en choses existantes, mais seulement pour les appliquer à l’existence et aux relations des individus entre eux dans la société effective. Ainsi le concept d’inconscient de Freud rejoint-il l’abstraction de la durée bergsonienne si on en fait une chose d’ordre naturel, mais rejoint-il aussi le drame humain, si on en fait l’interprétation concrète de rêves ou plus précisément de récits de rêves individuels. Ce rapide rappel est ici nécessaire pour souligner les motifs profondément philosophiques de la critique que Politzer propose de Bergson, et dont s’inspireront Sartre ou Merleau-Ponty quand ils reprocheront à ce dernier, eux aussi, en s’appuyant cette fois sur la phénoménologie de Husserl, d’avoir « réalisé » le temps ou la conscience. Il s’agit en réalité d’une critique de toute tentative pour intégrer la réflexion sur l’homme à une métaphysique générale, qui méconnaîtrait du coup le caractére individuel et situé, concret et historique des hommes effectifs. Il s’agit en outre de dessiner les conditions théoriques d’une connaissance et d’une transformation des modes de vie effectifs de ces hommes, grâce aux démarches concrètes de la psychanalyse ou du behaviorisme, de l’économie ou de la politique. C’est donc moins les termes du partage intérieur qui s’effectue chez Bergson ou Brunschvicg entre vie et connaissance humaine, que le principe même d’un tel partage philosophique, et la méconnaissance qu’il suppose de l’existence humaine concrète, qui sont ici critiqués.
60À cette critique théorique s’ajoutent cependant des motifs directement politiques, chez Politzer déjà, dans le corrosif quatrième chapitre de son livre sur Bergson (« la vraie figure du sage ») où il s’en prend notamment aux actions de ce dernier pendant la première guerre mondiale, mais surtout dans l’ensemble du livre de Nizan. Selon ce dernier, l’erreur entretenue sur l’Homme par les Philosophes (qui prétendent justement incarner « la Philosophie en soi ») n’a pas seulement parmi ses effets des erreurs de philosophie politique : elle est de part en part de l’ordre de la mystification politique, elle vise à soutenir un ordre « bourgeois » et à en empêcher toute compréhension et toute critique, au nom de l’humanité en général :
« ainsi toute cette philosophie sert à voiler les misères de l’époque, le vide spirituel des hommes, la division fondamentale de leur conscience, et cette séparation chaque jour plus angoissante entre leurs pouvoirs et la limite réelle de leur accomplissement. » (Nizan, op. cit., p. 83)
61On comprend alors en quoi peut se creuser le clivage historique entre un « moment » de la pensée philosophique et un autre. Sans revenir directement sur le contexte politique des critiques de Nizan, on peut en mesurer la portée, qui elle aussi retentira sur l’appréciation rétrospective de toute une « génération ». Il ne s’agit pas seulement en effet de critiquer un contenu théorique portant sur l’homme ou sur l’histoire, il s’agit de critiquer une méconnaissance plus profonde, de la part de la philosophie, de sa propre situation humaine ou historique, sociale ou politique. C’est la relation même entre la philosophie et l’histoire, entre la philosophie et la politique, qui est désormais en cause, comme position de critique ou de surplomb, incapable comme telle de la moindre action pratique, mais source en outre d’illusion ou de tromperie, sur elle-même et sur ses objets. Sans doute est-ce là, au-delà des thèses morales et religieuses qui sont les leurs, l’un des facteurs essentiels qui explique la réception et la déception critique qui accueille les derniers livres de Bergson ou de Brunschvicg. À côté des critiques philosophiques que l’on a déjà évoquées, telles sont aussi les critiques politiques que Sartre ou Merleau-Ponty adresseront à ces mêmes doctrines. Le premier numéro des Temps modernes, en 1945, est bien à cet égard la rupture radicale qu’il veut être, et cela aussi bien à travers l’éditorial de Sartre, qui défend une philosophie et une littérature « situées », qu’à travers l’article fondamental de Merleau-Ponty intitulé La guerre a eu lieu, qui est comme le témoignage déchiré d’une rupture avec des méthodes plus encore qu’avec des problèmes, avec une certaine relation entre la philosophie et l’histoire plus encore qu’avec le contenu déterminé d’une certaine philosophie de l’histoire.
62Mais on ne peut s’en tenir là et il faut faire une dernière série de remarques avant de conclure ce parcours. On peut se demander en effet s’il est possible de renoncer entièrement aux tensions internes à l’expérience humaine, dont on a vu qu’elles étaient à l’origine du problème de l’homme et de son interprétation métaphysique, dans les œuvres mêmes de Brunschvicg ou de Bergson. En effet, non seulement ces tensions, loin de résulter de distinctions générales ou abstraites, partent chez eux de problèmes ou d’expériences précises, mais en outre, on retrouverait sans doute chez Politzer par exemple, chez Sartre et Merleau-Ponty en tout cas, et d’ailleurs d’un autre point de vue chez Bachelard ou Cavaillès, au sein même des démarches descriptives ou épistémologiques qui sont les leurs, de tensions philosophiques qui renouvellent le cadre problématique du « moment » qui les a précédés. D’un côté, il se peut en effet que la vie « individuelle » dont traite Politzer, et à laquelle il refuse d’assigner aucune « réalité », ou le « néant » de la conscience sartrienne, ne puissent entièrement demeurer indemnes de toute caractérisation ontologique positive, ne serait-ce qu’à travers la catégorie de l’existence. De l’autre, il se peut que l’étude concrète et interne des démarches scientifiques ne puisse entièrement se passer non plus d’une analyse et même d’une évaluation philosophique qui, même si elle ne se base plus sur les actes d’un jugement ou d’un « esprit », installe une tension historique et ne puisse en tout cas traiter le savoir scientifique comme un donné fixe et définitif. On ajoutera que dans le domaine moral, la tension interne à la conscience qui prend toute sa portée dans les derniers livres de Bergson ou de Brunschvicg trouvera une portée, certes restreinte à l’expérience éthique proprement dite, mais peut-être d’autant plus fondamentale, dans les ouvrages de Nabert, de Jankélévitch ou de Lévinas.
63Ce ne sont certes là que des suggestions, qui demanderaient à être poussées plus loin. Il reste cependant qu’il faut aller au-delà des critiques philosophiques et politiques qui marquent une rupture irréversible et comme une discontinuité entre les « moments » respectifs de la pensée philosophique, et qui s’exprime en effet jusque dans l’écho assourdi que rencontre en nous, et peut-être dès les années 30, le ton des textes ultimes du « moment 1900 ». En revenant aux problèmes qui ont constitué de l’intérieur les enjeux et le débat de ce « moment » on retrouverait sans doute une communication avec ceux du « moment » qui a suivi, ne serait-ce que dans l’opposition continuée entre les solutions singulières de nouveaux problèmes communs. Peut-être Merleau-Ponty, après avoir formulé avec une singulière clarté, de son côté, les deux séries de critiques que l’on a évoquées plus haut, est-il aussi celui qui est revenu sur cette appréciation de la manière la plus lucide ou en tout cas la plus explicite. Cela implique d’abord comme un travail de traduction :
« En désignant comme essentiels, dans le demi-siècle passé, les thèmes de l’existence et de la dialectique, nous disons peut-être ce qu’une génération a lu dans sa philosophie, non pas sans doute ce que la suivante y lira, et encore bien moins ce que les philosophes dont il s’agit ont eu conscience de dire. C’est pourtant un fait, pour nous, qu’ils ont tous travaillé, même ceux qui y tenaient le plus, à dépasser le criticisme, et à dévoiler au-delà des relations, ce que Brunschvicg appelait l’incoordonnable et que nous appelons l’existence. » (« Partout et nulle part », 1955, in Signes, ed. Gallimard, 1960, p. 195)
64Mais cela implique surtout un double mouvement de reprise et de critique, qui peut résumer en un sens l’ensemble des analyses qui précèdent.
« “Deux choses sont claires”, ajoute en effet Merleau-Ponty : “on ne retrouvera jamais la conviction de détenir les clefs de la nature ou de l’histoire” mais “on ne renoncera pas à [ce] radicalisme, à cette recherche des présupposés et des fondements qui a produit les grandes philosophies.” » (id., p. 198)
Auteur
Professeur de philosophie à l’Université de Lille 3.
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