Introduction. Le moment 1900 en philosophie : une hypothèse d’ensemble et sa mise à l’épreuve
p. 7-14
Texte intégral
1Le présent volume est la mise à l’épreuve collective d’une hypothèse d’ensemble qui fait son unité. Plus encore, cette hypothèse portant elle-même sur l’unité d’un « moment » de la pensée philosophique – le moment 1900 en philosophie –, pris dans toute sa diversité, on peut dire sans prétention excessive que la structure du présent ouvrage reflète au plus près son objet.
2Y a-t-il en effet un « moment 1900 », si par là on n’entend ni une simple juxtaposition de circonstance entre des œuvres parues autour de la même date, ni une vague toile de fond belle époque ? Autrement dit, y a-t-il des relations internes entre des œuvres différentes, qui constituent justement par ces relations mêmes un « moment » philosophique, lequel se distingue des autres, de ceux qui ont précédé et de ceux qui suivront ? Telle était la question que l’on se posait. Mais pour y répondre on ne pouvait par hypothèse rien présupposer : ni des problèmes communs donnés à l’avance (en dehors des œuvres), ni des singularités incommunicables. Il n’y avait donc pas le choix : il fallait tenter une enquête multiple, repartant des œuvres dans leur singularité, pour mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une unité qui préserve leurs différences, mais qui restitue aussi le sens d’un « moment » décisif de l’histoire sans lequel on ne peut comprendre ceux qui ont suivi dans le siècle ainsi ouvert, jusqu’à nous.
3Il ne s’agit donc pas simplement ici, même si c’est bien d’abord le cas, d’un recueil d’études, proposées par les meilleurs spécialistes, concernant les plus grands auteurs de ce qui fut dans tous les domaines un moment de profond renouveau. Il s’agit aussi de savoir, chaque contributeur ayant au fond accepté l’hypothèse initiale – fût-ce pour la discuter et la critiquer –, si les relations qui se tissent entre leurs études renvoient ou non à des relations entre leurs contenus. La lecture du présent livre ou du présent recueil ou même, plus précisément, la mesure de l’écart entre la forme du recueil et celle du livre qui caractérise cet ouvrage, est donc étroitement liée à son objet. Peut-être refusera-t-on d’y voir la démonstration d’une unité, et se contentera-t-on d’y voir un recueil, dont la diversité d’approches singulières et profondes suffirait certes à faire la force. Mais peut-être aussi reconnaîtra-t-on que sa lecture et son parcours posent le problème d’une unité qui n’est pas seulement celle d’un « moment » étroitement daté de l’histoire de la philosophie, mais aussi celle de la philosophie elle-même, dans la diversité plus éclatée que jamais qui n’a cessé de la caractériser au cours du XXe siècle. En ce sens, qu’on ne puisse présupposer l’unité de ce livre, – la philosophie du siècle excluant peut-être une approche systématique et univoque – mais qu’on ne puisse non plus l’exclure, c’est ce qui ferait de sa lecture, au sens strict (et strictement épistémologique), et sans prétention abusive, une expérience.
4Précisons en seulement ici les éléments.
Une hypothèse initiale
5À l’origine de ce travail, et de son hypothèse directrice, il y avait donc une constatation : tous les grands mouvements philosophiques du vingtième siècle, aussi divergents soient-ils, trouvent leur origine dans des œuvres qui sont autant de basculements décisifs, autour de 1900, ces œuvres et basculements philosophiques rayonnant d’ailleurs, au-delà de la philosophie, dans tous les domaines de la pensée notamment la science, l’art, la politique. Était-ce donc là une simple coïncidence, prélude inévitable à un éclatement définitif, aggravé qui plus est par la première guerre mondiale qui en dévoilerait l’illusion ? Ou bien pouvait-on y voir, à titre d’hypothèse, un bref moment où, sans se confondre dans un consensus vague, les œuvres les plus opposées partagent à leur origine même un certain nombre de problèmes communs, sans lesquels on ne pourrait comprendre ni leur singularité, ni leur relation ?
6Telle était la question de départ. 1900, ou plutôt le « moment » compris entre 1890 et 1914, ce ne serait pas seulement une liste impressionnante d’œuvres et de doctrines nouvelles : celles de Husserl (qui soutient sa thèse en 1888 et publie les Recherches logiques en 1900), de Russell (dont le premier livre paraît en 1900) de Freud (L’Interprétation du rêve, délibérément datée de 1900 alors qu’elle est publiée en 1899 !), de Bergson (qui publie sa thèse en 1889 et Le Rire en 1900 alors qu’il vient d’être élu au Collège de France), de bien d’autres encore. Ce serait aussi un moment spécifique qui se constitue par la pluralité de ces œuvres singulières et de leurs points les plus profonds de recoupement, par où elles rejoignent aussi, dans leur controverse même, les savoirs de leur temps, des sciences les plus « dures » elles aussi en plein renouvellement, aux créations esthétiques et aux choix politiques les plus inédits. Sur ce dernier point, il ne s’agirait justement pas de revenir à des généralités vagues englobant, par exemple, Einstein et Proust dans un même débat sur le temps, Jaurès ou Poincaré dans un même débat sur l’action ! Mais entre une vague histoire des idées où tout se mélange, et l’idée de frontières infranchissables entre des continents séparés, l’hypothèse d’un « moment » philosophique constitué d’une pluralité d’œuvres singulières et de problèmes communs ne permettait-elle pas, n’imposait-elle même pas d’étendre l’enquête aux œuvres les plus marquantes dans tous les domaines, en respectant leur objet et leur méthode, mais en allant aussi jusqu’au point où leur singularité même leur fait rejoindre les autres ?
7Il ne s’agit pas seulement de théorie, d’ailleurs, mais aussi de pratique et d’institutions. Une telle hypothèse, susceptible d’être démentie par les éclatements ultérieurs du siècle, semble en effet trouver dans les efforts délibérés d’unité déployé par les philosophes du moment 1900 (et pas seulement en France) un soutien nouveau, ou une nouvelle source de fragilité. On peut certes admirer les aspects institutionnels de l’unité qui s’ébauche alors : revues internationales, naissance des Congrès Internationaux, des sociétés nationales et internationales de philosophie, d’un Vocabulaire technique et critique, en France, lié à ces divers efforts et tentant de leur donner un soubassement lexical, etc. Mais à y regarder de plus près, on verra ce qui passe à travers les mailles de ce filet : le décalage (au moins partiel) entre le programme de ces congrès et les œuvres vivantes de l’époque, l’espoir démenti d’une contribution de la philosophie à des relations politiques pacifiées (sur la base de ce que Bergson, appellera après la guerre, d’une manière révélatrice et souvent critiquée, un « supplément d’âme »), tout semble aller dans le sens d’un éclatement qui ne manquera pas de se produire en effet. Et pourtant, ici encore, entre ces deux thèses extrêmes, seule une enquête précise pouvait permettre de trancher, en partant qui plus est des œuvres et de leur contenu propre. En particulier, ce sont précisément les enjeux dessinés par certaines œuvres autour de certains problèmes qui constituent peut-être certains contextes « nationaux » en tant que tels, marqués (pour reprendre une expression de Pierre Macherey) par leurs ouvertures et leurs résistances relatives, loin qu’on puisse les définir par leur appartenance à une tradition univoque.
8Telle fut l’hypothèse qui put être mise à l’épreuve lors du colloque organisé à Lille en octobre 2000.
Un moment 2000 ?
9On ne peut en effet introduire à ce volume sans évoquer ce colloque, et les différents recoupements qui l’ont rendu possible. S’il eut lieu, ce ne fut pas seulement pour vérifier une hypothèse générale, ce fut aussi parce que celle-ci recoupait une démarche théorique et collective (particulièrement revendiquée par les équipes de recherche qui ont participé à son organisation), et des travaux récents, menés notamment en France, qui renouvellent entièrement notre compréhension du début de ce siècle, et façonnent ainsi notre présent.
10S’il fallait en effet tenter une approche collective de l’hypothèse en question, deux risques étaient alors à éviter : celui d’une dispersion où le moment 1900 redeviendrait une simple date, celui d’une restriction, où son contenu serait connu d’avance. Fallait-il partir des œuvres ou des problèmes ? se limiter à la France ou élargir l’enquête ? comment inclure la politique, les sciences et les arts ? La première démarche pour répondre à ces questions (parmi celles qui se posaient) consista à faire un relevé des problèmes : c’est ici que la collaboration active des centres de recherches de Lille, l’UMR Savoirs et textes et le Centre Éric Weil, mais aussi le Centre d’étude et de création des arts contemporains, et par ailleurs l’université de Lille I, l’IEP de Lille II notamment, fut déterminante du début à la fin. Elle confirma d’abord que chacun rencontrait bien, dans sa discipline mais aussi dans son travail personnel sur une question précise, le moment 1900 comme un tournant majeur, quoique méconnu. L’histoire des sciences : le problème du fondement des mathématiques, par exemple, ne saurait être local, ce fut au contraire le moment où il mit en cause l’ensemble du savoir. Les sciences de l’homme : ne sont-elles pas dans leur naissance même, en ce moment précis, au centre de tous les problèmes, quels qu’ils soient, de la psychologie à la sociologie en passant par la linguistique ? Ou encore l’art et la littérature : n’est-ce pas, au-delà des rapprochements thématiques, un nouveau rapport avec la philosophie comme telle qui se noue ? Autant de domaines de recherches qui ne recoupaient pas par hasard l’hypothèse générale qui était proposée. Rien n’aurait été possible sans cette participation personnelle, généreuse, constante d’équipes et de chercheurs qu’il faut ici vivement remercier (avant de le faire de façon plus détaillée plus loin).
11Mais il y avait aussi, on le savait, un renouvellement de la recherche philosophique dans tous les domaines et sur tous les auteurs majeurs de ce moment, notamment en France. Les travaux de J. Benoist sur Husserl, de P.-H. Castel sur Freud, de D. Lapoujade sur James, de B. Karsenti sur Durkheim et Mauss, de F. Keck sur Lévy-Bruhl, de M. Crépon sur Nietzsche, pour ne citer qu’eux, faisaient apparaître des convergences ou d’ailleurs des divergences nouvelles : un Husserl issu d’une tradition « autrichienne », un Freud enraciné dans la « psychopathologie » de son temps, un James pleinement philosophe, une sociologie de « l’homme total », la diversité des lectures de Nietzsche et de leurs enjeux au moment même de sa mort, en 1900. Jaurès ou Proust font l’objet de relectures philosophiques arrivées elles aussi à pleine conscience de leurs enjeux. De leur côté, les travaux de Claude Imbert à l’E. N. S sur « les années 30 », les perspectives ouvertes par Jean-Michel Salanskis sur des problèmes comme ceux du continu ou de l’espace, les réflexions de Pierre Macherey sur les pratiques philosophiques, pour ne citer qu’elles, et même s’il s’agissait de les appliquer à un objet nouveau, nous avaient convaincu depuis longtemps des justifications méthodologiques d’une approche transversale à la fois ouverte et rigoureuse. Plus encore, chacune des recherches que l’on vient de citer, ainsi que les autres que l’on allait tenter de réunir, participent non seulement d’une démarche historique mais aussi des enjeux du présent : peut-on, en 2000, confronter phénoménologie et logique, psychanalyse et sciences de l’esprit, pragmatisme et criticisme, sociologie et philosophie, relire Nietzsche et Bergson ? Y a-t-il ou non des problèmes communs et des pratiques partagées dans la philosophie d’aujourd’hui ? On ne pouvait pas ne pas avoir l’ambition de répondre, du même coup, à de telles questions. Là encore, la participation active, collective, communicative même, des différents intervenants au colloque (dont tous ne se retrouvent malheureusement pas dans le présent volume) fut déterminante. Comment ne pas évoquer, non seulement les table-rondes scientifiques à Lille I, mais les projections et le concert qui suivirent les conférences d’esthétique, et plongèrent les participants de façon sensible dans un moment d’abord compris de façon théorique ?
12Le parcours que l’on pourra reprendre ici fut donc conçu autour des problèmes et des domaines, mais à partir des œuvres singulières qui les dessinent les uns et les autres. On ne relèvera qu’une restriction, qui appelle un prolongement : l’absence provisoire de participants autres que français. Autant qu’un prolongement sur les autres moments déterminants de la philosophie du XXe siècle, cet élargissement international est requis dans la suite immédiate du présent projet.
13Mais il est temps de dire un mot des résultats qu’on trouvera dans les textes ici rassemblés.
Surprises et approfondissements : une généalogie critique du vingtième siècle philosophique
14On trouvera dans les textes qui suivent, en effet, tout à la fois des surprises, contredisant en partie l’hypothèse initialement adoptée (que l’on a rappelée en commençant) et des approfondissements qui la dépassent déjà en partie, esquissant donc ensemble ce que l’on pourrait appeler une généalogie critique du vingtième siècle philosophique, dont le présent ouvrage pourrait être quelque chose comme le premier jalon.
15Parmi les surprises, on évoquera d’abord la profondeur des ruptures signalées entre le « moment 1900 » et les moments suivants de l’histoire de la pensée philosophique. De fait, nombre de conférences (ainsi de F. Worms, B. Saint Sernin ou J. Benoist) ont rejoint le moment 1900 à partir de la rupture rétrospective et irréversible des années 30. L’éclatement semble donc incontestable, et condamner à l’avance toute tentation « nostalgique ». Il ne s’agit pas de revenir aujourd’hui en-deçà des ruptures qui ont marqué le siècle, mais d’en comprendre l’origine. Signalons encore, au titre des surprises, le retour explicite, aujourd’hui de certains problèmes recouverts en apparence depuis le moment 1900 : retour non pas à ces problèmes tels qu’ils se présentaient alors, mais, à travers des contenus différents, aux recoupements entre disciplines et savoirs qu’ils continuent de supposer, ainsi du problème du continu (traité ici par J.-M. Salanskis), de la mémoire, de l’inconscient et de sa portée cognitive, ou encore du rapport entre littérature et philosophie. L’hypothèse selon laquelle les problèmes relient les œuvres et les savoirs singuliers semble devoir être poussée au-delà même de sa pertinence strictement historique. À cet égard, le présent ouvrage a donc valeur méthodologique plus générale. Ajoutons enfin une dernière surprise, qui semble au premier abord aller dans un sens opposé : c’est le lien entre la singularité de chaque œuvre telle qu’elle est abordée ici pour elle-même, et la revendication quasi encyclopédique d’unité qui semble animer la présente démarche. Il sera précieux pour tout lecteur de ce livre d’entrer d’abord dans une œuvre singulière, puis de rejoindre par son approfondissement même, mené par un spécialiste incontestable, un ensemble de questions qui recouvrent peu à peu le champ entier du savoir ou de l’université. À cet égard les figures scientifiques, esthétiques ou politiques, connues ou moins connues, qu’il s’agisse de Poincaré ou Bouasse, d’À la recherche du temps perdu de Proust ou de L’immoraliste de Gide, de Jaurès ou de Sorel, n’ont pas moins de singularité et de profondeur que les figures plus proprement philosophiques, et l’on sera surpris de voir que cette singularité est la condition d’un rapprochement. Condition qui vaudrait peut-être encore aujourd’hui.
16Telles seraient les quelques surprises les plus notables que l’on peut signaler dès maintenant : mais il revient à chaque lecteur de se laisser surprendre aux multiples détours des textes qui suivent, qui peuvent être lus non seulement dans l’ordre suggéré par la table des matières, mais aussi de manière transversale et ouverte.
17Quant aux approfondissements, nous n’en soulignerons que deux, d’ordre à la fois méthodologique et philosophique. Tout d’abord, malgré ou plutôt à cause des ruptures irréversibles constatées dans les textes qui suivent, aussi bien d’ailleurs avec le moment précédent qu’avec le moment suivant, c’est bien la singularité du moment 1900, dans sa discontinuité propre, qui semble apparaître ici. A quoi tient la singularité d’un tel « moment » ? Ce que confirme par l’exemple le présent volume, c’est qu’elle ne tient ni à une œuvre isolée (le moment n’est pas plus exclusivement bergsonien que husserlien ou freudien), ni à une épaisseur globale des savoirs (il n’est pas non plus l’âge exclusif de la relativité, ou des sciences de l’homme, ou de la logique mathématique). Il s’agit en fait d’une constellation dont la spécificité philosophique tient peut-être, précisément, à ce double aspect. Peut-être la philosophie est-elle au point de rencontre entre le basculement général des savoirs et les interrogations ou les intuitions singulières des individus. Les discontinuités philosophiques sont alors révélatrices aussi bien de changements plus profonds, dans le sol même de la culture et de l’histoire, que de créations singulières appuyées sur les étonnements les plus naïfs. Le moment 1900 est assurément une telle discontinuité, décisive pour comprendre tout le siècle : le présent volume l’atteste. Si l’on voulait enfin le caractériser par un problème, on nous pardonnera de reprendre d’un mot celui que nous abordons dans notre propre contribution : celui des rapports critiques entre vie et connaissance, ou entre une expérience immédiate et une expérience scientifique du monde. On en retrouve les traces jusque dans le débat logique entre Russell et Whitehead, le débat scientifique sur le conventionalisme, le débat esthétique entre formalisme et retour à la sensation pure, le débat politique enfin entre révolution et institution. Le présent volume restitue la polyphonie propre à ce problème central, à la fois « daté » et toujours repris. À travers les ruptures qui suivront, c’est cette déchirure première que l’on aperçoit encore, et qui marquera tout le siècle de sa cicatrice.
Auteur
Professeur de philosophie à l’Université de Lille 3.
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