Anthropologie linguistique et neurophysiologique
p. 117-258
Texte intégral
1Dans cette nouvelle section, on entre dans le vif du sujet, on prend en considération quelques recherches récentes, participant plus ou moins directement de l'entreprise cognitive, pour déterminer les voies selon lesquelles ces recherches recoupent le motif ou le contenu herméneutiques.
2Ce recoupement, en bref, a lieu essentiellement de deux manières : d’une part, le discours cognitif peut adopter pour son propre compte un style ou une voie herméneutiques, c'est-à-dire assumer le rôle d’une science de l’esprit à la Dilthey, en s’éloignant d’une certaine norme de la raison scientifique déterminante, d’un certain usage classique de la modélisation ; d’autre part, il est susceptible de promouvoir, en suivant sa pente positive, une image de l’homme comme animal herméneutique, pour peu qu’il présente l’actualisation biologique, psychologique, épistémologique de l’intelligence humaine comme un comprendre, un expliciter, un Être-au-monde : c’est donc à l’entente heideggerienne de l’herméneutique qu’on se réfère plutôt dans ce second cas.
3L’objectif de ce chapitre est à vrai dire principalement d’analyser cette seconde interférence des recherches cognitives avec l’herméneutique. On va en l’occurrence étudier jusqu’à quel point la linguistique et les neurosciences contemporaines accréditent l’image d’un homme “animal herméneutique”. Pourtant, il sera impossible d’ignorer complètement le premier aspect, parce que les travaux que j’examinerai, souvent, auront un souci de leur méthode qui les rattache à la perspective diltheyienne, et parce que, plus profondément, leur façon d’apparenter la démarche de science au regard herméneutique apparaîtra comme la médiation incontournable du message délivré sur l’homme et sa cognition.
4Une autre manière d’annoncer la structure des réflexions et commentaires qui suivent – tout en laissant deviner les difficultés qu’elles affrontent – est de dire tout simplement que j’ai choisi d’exposer ici les choses à partir des disciplines : je vais donner la parole dans un premier temps à la linguistique en me penchant sur les travaux récents de Ronald Langacker et de François Rastier, dans un second temps à l’“intelligence artificielle linguistique” en évoquant, principalement, la modélisation de Bernard Victorri, dans un troisième temps aux neurosciences en m’intéressant à la théorie biologique de la conscience de Gérard Edelman. En faisant intervenir de la sorte les disciplines comme telles, et en ne taisant pas la façon dont elles s’inscrivent dans le programme cognitif, je ne pouvais éviter, en dépit de l’attention portée au savoir que ces disciplines dispensent, de maintenir l’intérêt “épistémologique” pour leur diversité, le style propre de chacune, et pour le jeu que joue chacune vis-à-vis de l'alternative entre l'expliquer et le comprendre.
5Quant à ce qui est du contenu précis des analyses qui viennent, j’aurai deux remarques d’ensemble à faire, susceptibles d’aider à leur bonne réception et bonne compréhension.
Je ne me limiterai pas à repérer les rencontres ou les accointances des travaux que je rapporte avec l’herméneutique stricto sensu, mais je prendrai en compte aussi leur lien avec des thèmes purement phénoménologiques, husserliens essentiellement. Je pense que la mise en relief du thème de l’homme comme “animal herméneutique” n’y perdra rien, ce thème ayant tout à gagner à être présenté sur fond des notions communes de la phénoménologie. Par ailleurs, le compte rendu proposé des travaux en question y gagnera en complétude et en fidélité.
On verra qu’au bout du compte, la confrontation principale que j’opère est celle des descriptions et démarches cognitives avec l’épure formelle du “mouvement herméneutique” dégagée au premier chapitre de ce livre : avec les trois figures de la flèche, du cercle et du parler, dans l’organisation qui est la leur. Mes évaluations tendent à montrer, ainsi, que les modélisations procèdent à une naturalisation, une objectivation ou une mécanicisation du mouvement herméneutique.
6Il en a été assez dit pour en venir à l’objet, qui sera, d’abord, la linguistique cognitive de Ronald Langacker.
La linguistique cognitive
7On appelle généralement linguistique cognitive le courant post-chomskien qui s’est développé en Californie depuis la fin des années soixante-dix et qui s’est fait connaître au cours des années quatre-vingt par les travaux de R. Jackendoff, G. Lakoff, L. Talmy et R. Langacker, pour citer les chefs de file reconnus. En dépit de la volonté de remaniement dont, semble-t-il, n’a cessé de faire preuve Chomsky, sa linguistique générativiste a été très souvent perçue comme une formation discursive “impériale”, donnant lieu à une certaine surdité et un certain conformisme d’école. Sur le fond, ce qu’on lui a le plus facilement reproché, au fil du temps, est d’une part l’hypothèse cognitive de l’innéisme des règles de réécriture universelles, d’autre part le formalisme de principe, la conviction que l’effet de sens dans toute sa richesse et sa subtilité pouvait être capté par une convention logico-formelle adéquate. Les auteurs de la linguistique cognitive, après avoir, pour la plupart, contribué aux études générativistes, ont en quelque sorte joué l’hypothèse cognitive contre le formalisme : ils ont essayé de donner plus de substance à l’intention de rendre compte du langage en termes des capacités cognitives de l’homme, dans la conviction que, de cette façon, ils introduiraient dans le système explicatif la souplesse nécessaire, les dynamiques psycho-cognitives sous-jacentes à l’exercice de la faculté de langage étant supposées contredire le réductionnisme formel.
8Je m’intéresserai ici exclusivement aux travaux de Ronald Langacker, dont l’essentiel est, à ma connaissance, consigné dans le traité en deux tomes de la Cognitive Grammar, parus en 1987 et 1991. Je pense qu’il n’y a guère de doute que sa synthèse est plus significative que les contributions des autres membres du courant : à la fois elle va plus loin dans le détail et la mise en œuvre, elle prend le langage plus à bras le corps, elle témoigne d’un souci des fondements et de la méthode plus authentique, et elle est la seule à proposer un mode diagrammatique original de représentation des structures sémantiques.
9J’organiserai ma restitution des idées de Langacker en quatre temps. D’abord, j’exposerai la perspective et la méthode propres de l’auteur, en discutant immédiatement la congruence partielle de certains des principes qu’il met en avant avec le motif herméneutique tel que nous le connaissons. Ensuite, j’examinerai de façon plus spécifique les points de rencontre entre Langacker et la phénoménologie, en m’intéressant successivement aux contenus husserliens et aux contenus heideggeriens de la GC (sigle pour Grammaire Cognitive). Enfin, je reviendrai de manière globale sur tout ce qui a été dit pour expliciter quels traitements on aura pu trouver du dispositif herméneutique de base, avec ses trois instances de la flèche, du cercle et du parler.
La méthode de Langacker : réduction cognitive ou analyse herméneutique ?
10Je m’attache donc d’abord à caractériser de manière synthétique et générale l’entreprise de Langacker. La première chose à noter est qu’il rédige une sémantique, son but est ouvertement de rendre compte de la signification linguistique. Certes, le titre de son traité en deux volumes est “grammaire cognitive”, ce qui semble plutôt renvoyer à la syntaxe et au projet grammatical. Peut-être, en choisissant un tel nom de guerre pour la théorie qu’il apporte, Langacker sacrifie-t-il à l’idée dominante du monde scientifique et intellectuel dans lequel il gravite et s’est formé, idée selon laquelle le seul traitement rigoureux du sens est grammatical et syntaxique. Peut-être veut-il de la sorte s’inscrire dans la filiation des “grammaires universelles” de Chomsky et Montague, par souci de respectabilité en quelque sorte. Mais, on le verra, il est en fait amené à redéfinir pour les besoins de sa “cause du sémantisme” la notion même de grammaire, si bien que le résultat de cette supposée démarche de bienséance est un comble de transgression.
Façade réductionniste
11En tout état de cause, la première déclaration de principe concernant cette nouvelle enquête sémantique réclame pour elle un fondement psychologique, l’enracine dans une description de l’intériorité mentale :
« Je pense que l'expérience mentale est quelque chose de réel, susceptible de faire l'objet d'une investigation empirique et d'une description systématique, et qui constitue le thème naturel de la sémantique »1
12D'une part, l'analyse du sens est ramenée à la description de l'expérience mentale, d’autre part, l'introspection est envisagée comme une voie possible pour l'investigation de cette expérience. Cela nous donne-t-il déjà le droit de rapprocher la sémantique cognitive du projet phénoménologique husserlien ? Il s’en faut de beaucoup. Demeure au moins l’obstacle de l’intention-transcendantale de Husserl. On sait que sa description des synthèses de la conscience prétend ne pas être celle d'un fait, mais d'une norme : l'enquête phénoménologique est supposée savoir accéder, par la méthode dite de la variation eidétique, aux structures qui font la recevabilité même des thèmes pour la conscience, et non pas à l'arrangement contingent des vécus. C'est à ce titre que Husserl distingue absolument sa démarche de toute psychologie.
13La tonalité est bien différente chez Langacker, qui, dès le début du premier volume de sa Cognitive Grammar2, affirme qu'il désire produire une description linguistique qui dévoile pour ainsi dire la réalité psychologique du langage :
« La grammaire cognitive prend au sérieux l'objectif de la réalité psychologique pour la description linguistique »3.
14Ce que précise peut-être cette autre citation voisine :
« La représentation psychologique d'un système linguistique est aussi dénommée par les linguistes grammaire d'un langage. Le modèle ici présenté identifie cette grammaire “interne” comme l'objet de la description, objet qu'elle conçoit de manière dynamique, comme un ensemble en constante évolution de routines cognitives qui sont formées, maintenues et modifiées par l'usage de la langue »4.
15Où nous découvrons aussi une première élaboration du concept de grammaire : ce qu’on appelle usuellement grammaire coïnciderait avec la “représentation psychologique d’un système linguistique”. Cette égalisation s’autorise peut-être en partie de Chomsky et de son idée innéiste, mais elle l’excède en même temps, à ce qu’il me semble, parce que le système formel de la grammaire générative est tout de même, sauf erreur de ma part, présenté comme tel et dans sa transcendance chez Chomsky, sa supposée “réalité psychologique” n’en délivre pas l’identité, la portée, le sens de système. Ici on peut avoir le sentiment que Langacker appelle de ses vœux une description “vivante” des routines de la grammaire dans leur réalité psychologique.
16Cela dit, ce qui nous intéresse réellement, dans ce livre, c’est de savoir si le propos de Langacker épouse effectivement la voie d'une enquête positive sur les routines du psychisme humain : ce qui est une tout autre histoire.
17À lire et découvrir le premier tome de la Cognitive Grammar, au fil de ses premiers chapitres, on a d’abord l’impression que la position de principe est bien celle du positivisme cognitif. Ainsi, dans le chapitre Cognitive Abilities, le premier chapitre ayant trait au contenu, et supposé d'après ce qui précède configurer toute la théorie du sémantisme offerte par Langacker, on voit que Langacker soutient très clairement une conception réductionniste de l'activité mentale, au moins un fonctionnalisme, peut-être un éliminativisme :
« L'esprit coïncide avec le processus mental ; ce que j'appelle une pensée est l'occurrence d'un événement neurologique complexe, ultimement électrochimique ; et dire que j'ai formé un concept est simplement constater qu'un patron particulier d'activité neurologique s'est établi, en telle sorte que des événements fonctionnellement équivalents puissent être évoqués et répétés avec une relative facilité »5.
18Cela dit, la théorie générale de l'activité mentale proposée par Langacker, bien qu’affirmée sur le mode de la positivité scientifique, est tout à la fois rudimentaire et non rattachée à aucuns travaux psychologiques ou neurologiques précis. Faut-il se laisser impressionner par des exemples rappelant les recherches de la Gestalt, comme celui de la perception d'un rayon de lumière sur un fond noir6 ? Pour en juger, j’essaierai d’aller au bout de ce qui est dit, et surtout de prendre en compte l’usage réel que Langacker fait de ses références cognitives.
19Nulle notion ne semble l’occasion d’un meilleur test que celle du scanning, acte élémentaire de comparaison auquel Langacker accorde une importance cruciale et fondatrice dans l’esquisse de description des facultés mentales qu’il propose. L’enregistrement comparatif de deux contenus mentaux A et B est génériquement présenté comme dissymétrique, comme la situation d’une cible vis-à-vis d’un standard, ce qu’on notera A>B si A est le contenu privilégié comme standard. Voici un extrait du discours de psychologie empirique tenu par Langacker :
« Considérons le jugement que deux tons purs diffèrent par la hauteur. La présentation de l'un des tons suscite chez le sujet perceptif un événement cognitif – l'événement A – qui constitue une expérience auditive de ce son. La présentation du second ton induit l'événement B (…). Posons que la notation A>B symbolise l'événement complexe par lequel les deux tons sont perçus en relation l'un avec l'autre et jugés de hauteurs différentes »7
« À partir de cet exemple nous pouvons isoler trois composantes fonctionnelles requises pour tout acte de comparaison. Un tel acte a la forme générique S>T, où S peut être appelé le standard de comparaison et T la cible »8
20Il est plaisant d’observer que l’exemple choisi pour présenter le scanning est celui de la perception d'un enchaînement sonore, typiquement d'une mélodie, soit l’exemple même sur lequel roulent les Leçons sur la conscience intime du temps de Husserl.
21La proximité ne se limite pas à cet élément illustratif, qui pourrait être fortuit. Langacker, dans la suite de son analyse du scanning comme acte fondamental de la psychè connaissante, est amené à préciser qu’il ne faut pas attribuer a priori la qualité d’acte attentionnel au scanning. Selon ses propres termes :
« Des événements hautement complexes de comparaison et de récognition ont lieu, et contribuent à la richesse de l'expérience mentale en cours, même dans des domaines auxquels nous ne sommes pas spécifiquement présents, à la périphérie de ceux auxquels nous le sommes. Lorsque je me focalise sur la partition de la trompette dans une symphonie, je continue pourtant à entendre celle du hautbois et les autres aussi bien, quoique je les traite avec moins de profondeur et de détail. En bref, l'attention se surimpose à la fabrique entretissée de notre expérience mentale et augmente de façon sélective sa saillance ; elle n'est pas un prerequisit de cette expérience »9.
22Si la psychè de la cognition est originairement le théâtre d’actes de scanning, elle l’est donc comme le champ phénoménal husserlien est théâtre de l’intentionnalité, par exemple : rappelons en effet que pour Husserl, tout vécu participe de l’intentionnalité sans doute, mais tout vécu ne porte pas la référence à un objet comme sa structure “consciente” et “volontaire”, tout vécu n’est pas attentivement intentionnel. En général, la notion de conscience d’arrière-plan, celle de l’effectuation permanente de synthèses inattentionnelles, élargit chez Husserl l’image de la vie institutrice du monde bien au-delà du cercle étroit de la conscience vigilante, de l’attention.
23Si l'on s'accorde le droit de rapprocher le scanning de la rétention husserlienne, ce qui ne serait pas absurde, vu la position fondatrice que Langacker lui donne, l’exemple princeps de la mélodie auquel il fait recours, et la façon naturelle dont il évoque un champ d’activités synthétiques non vigilantes, les cognitive abilities de Langacker semblent pouvoir être correctement restituées en termes phénoménologiques, et se trouvent du même coup en position de perdre leur aura “positive”. Cela prouve au moins que la psychologie dont s’inspire Langacker est très générale et peu technique, qu’elle a plutôt un style conceptuel et apriorique.
24Mais, à mieux y regarder, Langacker introduit lui-même une limitation a priori de la compétence réductive de la psychologie pour son projet de sémantique cognitive. C'est sensiblement ce qu'indique la phrase suivante :
« En particulier, les entités linguistiques ont en général trait aux niveaux supérieurs de l'organisation cognitive : la caractérisation fonctionnelle et phénoménologique de l'expérience mentale relève par conséquent plus directement de l'analyse linguistique que de descriptions parlant de l'activation de neurones spécifiques »10.
25La phrase dit seulement, à l’écouter à la lettre, qu’il ne sera pas nécessaire de “descendre” au niveau dont s’occupent les neurosciences pour faire de la linguistique cognitive. Mais qu’est-ce que ce niveau psychologique accessible à une caractérisation “fonctionnelle et phénoménologique” ? Encore une fois, pour en juger vraiment, il faut regarder ce que lui emprunte de facto Langacker, les moments où il lui donne la parole et de quelle façon.
26Il semble à vrai dire que la grammaire cognitive de Langacker n'examine en profondeur le processus cognitif que pour justifier (fonder, comprendre ?) la distinction figure/fond, qui est de fait un opérateur crucial pour la plupart des analyses proposées dans les deux tomes du traité. De ce point de vue, la prise en considération du scanning permet une sorte de reconstruction explicative de la saillance de la figure : Langacker envisage le cas d’une surface noire au centre de laquelle figure une tache ponctuelle blanche, et rend raison du fait que cette tache est plus vraisemblablement la figure que l’aire noire qui l'environne ; en effet les chaînes de comparaison, statistiquement, s'amorcent dans la zone noire, et prennent fin avec la détection d'un contraste lorsque le point blanc est rencontré ; donc le bilan de séquences aléatoires d’actes de scanning s’interrompant dès qu’une différence est rencontrée privilégie la tache. Ainsi, le scanning est en position fondatrice à l’égard du concept gestaltiste de figure de deux façons : non seulement le processus d'enregistrement élémentaire de l'identité ou la différence d'une cible à partir d'un standard est le mécanisme cognitif sous-jacent à la “valeur de saillance” des figures, mais encore cette saillance elle-même se définit par l'être-cible tendanciel de la figure vis-à-vis du standard-fond.
27Quoi qu’il en soit de l’importance effective du couple conceptuel figure/fond dans la grammaire cognitive de Langacker, et de l’effort qu’il accomplit pour enraciner cette distinction clef de la Gestalttheorie dans les capacités cognitives de l’homme, on constate aussi, dès le début des analyses du traité, que nombre de concepts-clefs de la sémantique langackerienne ne sont en fait pas présentés sur le mode cognitif : ainsi les notions d'orientation et de point de référence (orientation, vantage point), sont introduites aux pages 123-124 directement à partir des exemples en langue, et de même les notions ayant trait à la deixis, à la distinction sujet/objet, etc. dans la suite de la section. La caractérisation “fonctionnelle et phénoménologique” de l’activité mentale, dès lors qu’elle est supposée à la fois introspectivement accessible et inscrite dans la langue par ses effets, peut-elle encore renvoyer vraiment à une psychologie positive, ayant la dimension physiologique, et partie liée avec l’intention réductionniste ? Ou tombe-t-elle de toute nécessité dans les filets de la raison réflexive et interprétative ?
28Un cas symptomatique est celui de la notion de domaine sémantique. Langacker soutient que toute prédication (c'est-à-dire, dans sa terminologie, toute délivrance de signification) est relative à un tel domaine :
« Tout prédicat se laisse caractériser relativement à un ou plusieurs domaines cognitifs, collectivement appelés sa matrice »11
29Et la valeur privilégiée de l'espace, domaine prototypique, est aussitôt affirmée :
« Le mouvement physique dans un domaine spatial est regardé comme une illustration particulière (bien que prototypique) de conceptualisations plus abstraites douées d’une grande signifiance linguistique »12
30Un chapitre est consacré à cette notion de domaine, qui élabore en fait de façon plus adaptée au contexte sémantique la notion gestaltiste de fond, et qui est donc absolument décisif pour l’entreprise de la grammaire cognitive. Langacker ne semble pas s'interroger sur la teneur psychologique de ce concept, et s'engage en fait uniquement dans une discussion des propriétés des divers domaines qui relève plus d'une topologie a priori que d'une psychologie, notamment parce qu’elle est indexée sur le cas spatial. Les exemples de domaines non spatiaux, pourtant, sont bigarrés : le corps humain est un domaine relativement auquel les prédications pouce, doigt, bras sont prononcées ; il y a un domaine des couleurs, mais aussi un domaine des émotions, et la liste finie-discrète des jours de la semaine constitue un domaine.
31Ce qui définit pour Langacker le domaine est le caractère présupposé. Son explication sur l'espace a, du coup, d'abord quelque chose de kantien :
« La notion [CORPS] (pour autant qu’il s’agit de la forme) est celle d’une configuration dans un espace tri-dimensionnel, c'est-à-dire celle d’un concept définissable relativement à un autre objet de conception, plus fondamental »13
32On pense à l'argument selon lequel on ne peut pas penser quelque chose sans espace, bien que l'inverse soit possible. Mais Langacker conclut en termes de psychologie cognitive :
« Il apparaîtrait comme plus prometteur de regarder la conception de l’espace (qu’il soit bi- ou tri-dimensionnel) comme un champ représentationnel de base fondé sur des propriétés physiques génétiquement déterminées du dispositif humain. C’est-à-dire que notre capacité à concevoir des relations spatiales présuppose une sorte d’espace représentationnel créant le potentiel pour de telles relations, mais il est douteux que l’analyse conceptuelle puisse aller au-delà de la simple position de cet espace représentationnel et l’acte d’élucidation de ses propriétés »14
33Cependant, le rapport de présupposition qui fonde le concept de domaine est conçu par Langacker dans des termes plutôt logiques, représentationnalistes, si bien que les types sont automatiquement des domaines, et que la nature de forme de présentation de l'espace n'est pas relevée comme un trait essentiel de la notion de domaine. En fin de compte, l'allégation de psychologie cognitive citée à l'instant n'affecte pas l'usage du concept de domaine dans la grammaire cognitive. Ce qui semble réellement régulateur pour le repérage des domaines et leur mobilisation aux fins de la lecture diagrammatique des significations est la notion purement langagière, sémantique, philosophique de présupposition, dont nous sommes censés avoir une bonne intuition et une bonne compréhension comme utilisateurs lettrés du langage.
34Je reviendrai, à la fin de cette étude de la méthodologie de Langacker, sur cette duplicité de son propos, sur la nature endo-linguistique et interprétative de ses analyses, en évoquant de façon plus précise un exemple. Pour le moment, je vais m’efforcer de mettre en évidence des aspects de sa méthode qu’il revendique et qui le rapprochent de l’herméneutique philosophique : j’aurai ainsi établi à tout le moins que son intention théorique est ambivalente, qu’elle va à la fois dans le sens du réductionnisme cognitif et dans celui de l’émancipation herméneutique de la linguistique.
35Je vois essentiellement trois indices de ce que je viens d’avancer : la thèse de la non-productivité des règles, celle de l’encyclopédisme du sens, et le rejet de la distinction pragmatique-sémantique. Examinons les donc chacun à son tour.
La non-productivité des règles
36Langacker refuse, en matière de science du langage, l'exigence de productivité des règles ou prédictibilité complète sur la base du modèle, exigence communément reçue avant lui, et tout particulièrement au sein de la famille générativiste : elle peut sembler inséparable de la volonté même de la linguistique de se hisser au rang d’une science.
37Pourtant Langacker entend échapper à cette exigence, ce qui le conduit à redéfinir la notion de grammaire, comme je l’ai déjà laissé entendre plus haut.
38Plus précisément, il caractérise la grammaire qu’il veut écrire comme l'inventaire des unités grammaticales. Une unité est à son tour définie ainsi :
« Une unité est une structure qu’un locuteur a maîtrisée de fond en comble en telle sorte qu’il peut l’employer de manière largement automatique, sans avoir à concentrer spécifiquement son attention sur ses parties dans leur individualité ou sur leur arrangement »15
39Ce qui conduit à la formulation du projet grammatical qui suit :
« Plus précisément, la grammaire d’un langage est définie comme ces aspects de l’organisation cognitive en lesquels réside l’appropriation par le locuteur de la convention linguistique établie. Elle peut être caractérisée comme un inventaire structuré d’unités linguistiques conventionnelles »16
40La notion de règle est, dans cette perspective, ramenée à celle d'unité schématique. La fabrication du pluriel en anglais par adjonction du s, pour prendre cet exemple simple et parlant, n'est pas traduite ou restituée dans la grammaire par une prescription universelle (du type : “pour former le pluriel, ajouter s au substantif”), mais par une unité avec une place vide pour le substantif concerné (quelque chose comme la forme — — s). Mais l’important arrive maintenant : il y a des pluriels qui relèvent de cette unité, d'autres non. Donc, à côté d'une unité schématique quasi-générale peuvent exister des unités généralisant une petite collection de morphologies (comme des types de temps primitifs pour des verbes forts, à côté du schème — —ed/— —ed prédominant), ou même des unités absolument particulières, qui n'existent pas dans la grammaire comme subordonnées à un schème à place vide. Voici comment Langacker le dit, nous devons l’écouter pour comprendre cette option théorique essentielle sans le trahir :
« La grammaire énumère l’ensemble complet des assertions particulières représentant la saisie de la convention linguistique par un locuteur, y compris celles qui sont subsumées par des assertions générales. Plutôt que de les regarder comme un embarras, les grammairiens cognitifs voient les assertions particulières comme la matrice dont sont extraites les assertions générales (les règles). Par exemple, la règle N+s de la formation du pluriel anglais est extraite par les locuteurs d’une série de formes plurales particulières (toes, beads, walls, etc.), comprenant certaines formes apprises préalablement en tant qu’unités fixes. En conséquence, les assertions particulières (les formes spécifiques) coexistent avec les assertions générales (règles rendant compte de ces formes) dans les représentations que possède un locuteur de la convention linguistique, laquelle incorpore un inventaire énorme de formes spécifiques apprises comme des unités (expressions conventionnelles). De cet océan de particularités les locuteurs extraient toutes les sortes de généralisations qu’ils peuvent. La plupart sont de portée limitée, et certaines formes ne peuvent pas du tout être ajustées à un patron général. Des règles complètement générales ne sont pas le cas attendu dans cette perspective, mais plutôt un cas particulier limite, parmi un continuum qui embrasse aussi des formes totalement idiosyncrasiques et les patrons de tous les degrés intermédiaires de généralité. La conception archétypale apparaît ainsi comme résultant d’anticipations fausses »17
41Dans une telle perspective, il est hors de question de tester empiriquement les théories en regardant si elles prédisent de manière absolue les formes de la langue, comme le font d'ordinaire les linguistes :
« C’est l’habitude des linguistes de demander à une règle, un principe ou une définition ce qu’on pourrait appeler la prédictibilité absolue. Ce que cela veut dire, en substance, est qu’une assertion ayant trait à une certaine classe doit être valide pour tous les membres de la classe et eux seulement, si elle doit être acceptée en tant que douée de quelque valeur prédictive »18.
42Ce à quoi la linguistique cognitive s'oppose dans les termes suivants :
« Pour commencer, elle rejette la supposition que la généralité complète constitue un critère de la syntaxe, ou qu’elle isole un ensemble naturel de phénomènes, descriptibles de façon cohérente. Parce qu’elle rejette le faux semblant de la liste/règle, de plus, on ne voit plus comme une préoccupation prioritaire la capacité de prédire exactement à quelles formes une règle s’applique ; la grammaire spécifie le champ d’applicabilité d’une règle directement et explicitement, en énumérant des expressions établies (même si elles sont régulières) à côté des généralisations qu’elles supportent quelles qu’elles soient (c'est-à-dire les patrons et sous-patrons décrits aux différents niveaux d’abstraction – cf. Ch. 11) »19.
43Ce à quoi cette mise au point de Langacker me fait penser, bien entendu, est le traitement herméneutique du rapport de l’universel et du particulier, que j’ai mentionné comme une option conceptuelle essentielle de la pensée herméneutique au premier chapitre. Visiblement, ce que Langacker exprime en dénonçant la « rule-list fallacy » (le faux semblant de la liste/règle) est le refus d’adhérer à une vision simpliste selon laquelle l’universel et son aire de pertinence sont prédonnés, avec une clarté suffisante pour que l’application à tout particulier relevant s’ensuive mécaniquement.
44À y regarder de plus près, lorsqu'il écrit « (…) les grammairiens cognitifs voient les assertions particulières comme la matrice dont sont extraites les assertions générales (les règles). », Langacker semble accorder à l'universel le statut d'universel réfléchissant au sens kantien. Symétriquement, son rejet de la notion de règle productive, ou de l'“absolue prédictibilité”, classiquement demandée par les linguistes, semble un rejet de l'universel déterminant comme non adapté à son projet. Cela au moins est sûr, mais, selon mon analyse du premier chapitre, le jeu herméneutique de l'universel et du particulier comporte quelque chose de plus que le jugement réfléchissant kantien : l'idée que l'universel est à la fois antérieur au particulier (comme préjugé de lui) et postérieur (parce que le particulier en juge). Ce qui revient encore à dire que leur rapport ne s'épuise pas dans la subsomption, il y a un comportement mutuel, un drame qualitatif se nouant entre le particulier et son universel, l'universel et son particulier. Une telle dynamique est-elle indiquée en filigrane par le discours de Langacker ? Les unités schématiques coexistent avec les formes particulières. Par leur caractère schématique, elles émettent une prétention à couvrir le particulier, mais celui-ci n'est pas effacé pour autant, il se tient dans la grammaire et garde la faculté de récuser la forme schématique principale : un schème adapté à un nombre limité de formes peut prendre en charge des formes qui ne se placent pas sous le schème le plus fréquemment instancié. Dans le discours de Langacker la temporalité est monovalente, l'universel vient uniquement après les particuliers comme résultat d'abstraction : cela tendrait à faire penser qu’on a affaire à une conception empiriste plutôt qu’herméneutique. Il semble bien, en effet, qu’aucune constitution dynamique des classes en soit suggérée, ou, plus restrictivement et plus précisément encore, que l’hypothèse d’une correction de l’universel ne soit pas envisagée.
45Mais nous pouvons, je crois, suppléer au discours de Langacker dans une certaine mesure, et soutenir que le simple fait d'imaginer la coexistence dans une même grammaire de l'universel et du particulier dans un même statut – celui d’unités, c’est-à-dire de singularités répétables, ayant l’universalité concrète de l’habitus dans leur être – ouvre la voie à leur confrontation herméneutique : la non prédictibilité veut dire que l'extension de chaque universel s'exprime à même la liste-grammaire – Langacker le dit en propres termes dans nos citations – mais la liste n'est pas close, il s'y adjoint sans cesse de nouvelles unités. Et il semble inévitable que la présence dans la liste de formes particulières soit notamment ce qui gouverne et configure les valeurs d'universel des universaux. De même la notion de degré d'entrenchment, mesurant jusqu'à quel point quelque chose est ou n'est pas une unité (le terme qualifie donc, comme je l’évoquais à l’instant, le degré de répétition acquise, d'implantation comme norme de comportement) permet de concevoir l'universalité d'un schème elle-même comme quelque chose qui se propose et se module.
46Bien entendu, le jeu de l'universel et du particulier ne se met en l'occurrence à ressembler à leur jeu herméneutique que comme jeu objectivé, il faut faire intervenir le caractère cognitif de la grammaire – avec la notion d’unité, et celle de l’historique de la liste des unités – pour avoir la détermination réciproque de l'universel et du particulier. Alors que la “doxa” herméneutique voudrait que ce rapport à double orientation et double temporalité de l'universel et du particulier fût un rapport de sens : que l’universel attendît et appelât son particulier, et que ce dernier lui répondît et le déterminât du même coup. Mais, d'une part, ce que met en place Langacker a tout de même valeur méthodologique pour lui, cela dit aussi de quelle façon il va peser dans chaque cas la pertinence des généralisations qui lui viendront à l'esprit, en vue de l’inventaire grammatical le meilleur, le plus pertinent ; et d'autre part, l'interaction cognitive des unités dans la grammaire nous présente tout de même le tableau d’une fonction auto-classifiante à la base du sémantisme linguistique : est-il tout à fait sûr que ce jeu des routines lui-même puisse être conçu purement en extériorité, comme une mécanique objective, et qu’il ne prenne pas la figure d’un fond subjectif de la catégorialité langagière ?
L’encyclopédisme du sens
47Deuxième élément de type méthodologique qui rapproche Langacker de l’esprit herméneutique : la manière dont il affirme l’inévitable présupposition encyclopédique du sens. Chaque expression, selon lui, ne peut être comprise qu’à l’aune des domaines dont elle spécifie quelque chose : c’est, rappelons le, la théorie générale de la prédication – de l’événement de signification – selon Langacker. Or, ces spécifications tissent un réseau multi-domanial virtuellement illimité :
« Deuxièmement, la sémantique linguistique est tenue pour encylopédique. Le sens d’une expression met typiquement en jeu des spécifications dans de nombreux domaines cognitifs, dont certains comptent de façon beaucoup plus centrale pour sa valeur que d’autres »20
48Dilthey s’oppose à la réduction des sciences de l'esprit à des lois sociologiques (Comte) ou une métaphysique totalisante (Hegel) : son point de vue herméneutique fait au fond valoir la dépendance de la signification sur la totalité comme ce qui contraint à une dispersion d'analyses cherchant entre elles la compatibilité épistémologique. Que tout soit lié à tout empêche la construction univoque des faits plutôt qu’il ne l’appelle. Langacker ouvre la voie à une théorisation du sens de chaque énonciation du même type : en tant qu'elle entrecroise la référence à de multiples domaines sémantiques, en tant qu'à la limite elle a de la pertinence vis-à-vis de tout contexte possible, son sens ne peut être décidé que de manière plurielle et compétitive. Conférer une unité à ces décisions diverses requiert, dans cette perspective, à chaque fois une élaboration, ce qui conduirait à l’idée que les unifications sont aussi singulières que les significations unifiées : l’encyclopédisme du sens menace l’univocité de la théorie sémantique.
49Langacker rencontre ce problème à sa manière. Dans un chapitre consacré aux domaines en général, il explique comment la méthodologie formelle s'est promue à partir du rejet de l’encyclopédisme du sens, sous l'hypothèse que ce dernier était réfractaire à toute théorisation :
« Pour tout dire, c’est seulement en assumant le statut privilégié d’une classe restreinte de propriétés sémantiques que l’on peut espérer décrire le langage comme un système formel autonome ; sinon la tâche de la description sémantique est essentiellement inachevable, et l’analyse linguistique est inextricablement liée avec la réalisation du savoir et de la cognition en général »21.
50La menace est donc bien là : ce qui est décourageant, c'est l'intervention du knowledge, c'est-à-dire du savoir humain en première personne, et pas de la cognition, la part primitive/objectivée du premier. C’est décourageant, parce que, comme je l’ai suggéré à l’instant, cela semble récuser comme provisoire et modifiable toute synthèse théorique.
51Langacker croit au contraire à la viabilité d'une sémantique encyclopédiste, qui est, selon lui, de toute façon nécessaire :
« La grammaire cognitive, par contraste, affirme que la structure linguistique peut seulement être construite et caractérisée dans le contexte d’un compte rendu plus vaste du fonctionnement cognitif. Ceci a la conséquence théorique (que je ne trouve ni non-naturelle ni dérangeante) qu’une description exhaustive du langage ne peut pas être accomplie sans une description complète de la cognition humaine »22.
« Pour dire la chose en termes positifs, je suggère qu’une conception encyclopédique de la sémantique linguistique permet un compte rendu naturel et unifié de la structure de langage, qui accommode, d’une façon cohérente et intégrale, des matières aussi essentielles que les relations de valence grammaticale, d’extension sémantique, et d’usage »23.
52La première citation donnerait à penser que c’est de l’enracinement cognitif qu’il s’agit et pas de l’encyclopédisme au sens où je l’entends ici, mais la locution finale « full description of human cognition » est je crois, inambiguë, « full » et « human » signalent nettement que c’est l’ensemble du savoir “supérieur” de l’homme qui est visé. En fait, la référence aux “domaines” relativement auxquels se qualifient les prédications est déjà claire, ces domaines étant, selon la définition qu’en donne Langacker, n’importe quel champ sémantique présupposé.
53Qu’est-ce qui permet donc, dans l’esprit de Langacker, à sa grammaire d'assumer l'encyclopédisme sans “exploser” comme construction théorique ? C’est, je crois, justement le principe de coexistence entre universel et particulier défini ci-dessus : l'inflation de la complexité trouvera sa place dans la grammaire. Les unifications diverses mais pertinentes, ayant valeur de perspective acquise, seront actualisées dans des unités et coexisteront sans problème avec ce qu’elles prétendent subsumer et ce qui prétend les catégoriser. De la sorte, on constate la solidarité naturelle des éléments de méthodologie herméneutisante que je mets en évidence chez Langacker. Mais il faut justement, maintenant, en envisager un troisième, celui qui a trait à ce qu’on appelle communément dimension pragmatique de la communication.
Rejet de la distinction pragmatique/sémantique
54Pour comprendre la position de Langacker sur cette difficulté classique de la linguistique contemporaine, il faut d’abord observer qu’il demande à sa théorie, en quelque sorte, qu'elle comprenne l'instanciation ultime par laquelle une unité répond à chaque situation singulière de la parole. Son idée de la tâche analytique ou compréhensive d’une théorie est donc déviante de cette autre façon, et en accord avec ce que nous venons de voir touchant son traitement du rapport de l’universel et du particulier.
55À la vérité, et pour commencer, le rapport de l'unité symbolique de langue à la situation singulière de l’énonciation est vu par Langacker comme le même rapport de catégorisation ou sanction que toute sa grammaire ne cesse d'étudier.
« La tâche de trouver une expression linguistique appropriée pour les conceptualisations peut être évoquée sous le nom de problème du codage ; sa solution est une structure cible (terme que nous utilisons plus loin dans un sens plus inclusif). La cible est donc un événement d’utilisation, i. e. une expression symbolique assemblée par un locuteur face à un ensemble particulier de circonstances et dans un but particulier : cette relation symbolique s’établit entre une conceptualisation détaillée, dépendante du contexte, et un certain type de structure phonologique (dans le cas du discours, c’est la profération actuelle »24.
56L’objectif général est de décrire comment la profusion des schèmes bien implantés que sont les unités s’agence hiérarchiquement selon le rapport de catégorisation (un schème couvre une particularité relativement à lui, une particularité élabore l’indétermination d’un schème), l’inventaire hiérarchique résultant étant supposé aller d’une certaine manière jusqu’à la singularité énonciative, jusqu’à ce qui s’appellerait dans le lexique philosophique la singularité de l’expérience sensible.
57Du rapport générique de subsomption, Langacker donne l’exemple superlativement classique de la subsomption d'un triangle particulier sous le triangle symbolique, revenant pour ainsi dire sur un topos privilégié de l’histoire de la philosophie :
« Supposons par exemple que j’utilise le terme triangle non pas comme le nom d’une classe générale, mais comme la description complète d’une figure particulière ; disons que je pointe sur un dessin dans un manuel de géométrie et que je déclare C’est un triangle. La conceptualisation spécifique amenant ma profération dans cette situation est à l’évidence plus détaillée et plus élaborée que la valeur sémantique conventionnelle de l’unité linguistique. Le triangle que j’ai dans l’esprit a une taille et une forme exacte, il est dessiné avec des lignes ayant une couleur et une épaisseur spécifiques, et il est trouvé dans une disposition d’ensemble particulière, mais rien dans les conventions de l’anglais n’autorise une personne à déduire, de ces conventions seulement, que l’entité que j’appelle un triangle a précisément ces spécifications en tant que distinctes de beaucoup d’autres concevables »25.
58Ce qui intéresse Langacker, visiblement, est exactement l'inverse de ce que souligne Kant dans sa théorie de la construction de concept : ce n'est pas que le triangle particulier vaut pour le triangle universel, en est une présentation singulière, mais plutôt que la couverture du triangle particulier par le triangle symbolique est une sous-spécification de la “conceptualisation singulière” associée au triangle particulier. L’orientation réfléchissante de l'analyse langackerienne se trouve donc soulignée. Mais le point essentiel, je l’ai dit, est que cette relation de sanction ou de catégorisation liant la “conceptualisation schématique” à la conceptualisation moins schématique, à la limite singulière, est proprement l'objet de la grammaire cognitive : dans tous les cas, Langacker ne fait jamais autre chose que décrire les élaborations de schémas en lesquels consistent la hiérarchie et l'assemblage des unités de la grammaire.
59Il est normal, dans de telles conditions, que la sémantique cognitive de Langacker soit en mesure d'aborder la dimension pragmatique sans sortir de sa méthode, de l'intégrer à son propos. L'objet de la pragmatique n'est-il pas justement, de façon générale, la singularité de la situation de parole et sa contribution au sens ? De fait, à la fin du tome II de son traité, il aborde les valeurs pragmatiques, comme des valeurs sémantiques liées au fait que la conceptualisation considérée a trait à l'événement de parole lui-même :
« Les aspects variés de la signification d’une phrase ne sont pas tous de statut égal, puisqu’ils intègrent à la fois des spécifications “sémantiques” et celles qui sont traditionnellement regardées comme “pragmatiques”. Bien que la sémantique cognitive proclame que toute distinction tranchée entre ces catégories est artificielle, la division standard n’est pas entièrement dénuée de motivations. Les aspects “pragmatiques” de la signification de phrase partagent avec la structure sémantique la propriété d’être caractérisés en rapport avec des complexes conceptuels, dont certains sont des modèles cognitifs complètement idéalisés. Ce qui les rend jusqu’à un certain point particuliers est que ces conceptualisations ont trait aux circonstances de l’acte de parole lui-même, au niveau d’une spécification de type ou d’un événement actuel qui l’instancie »26.
60Cette fois, la singularité de la situation apparaît comme un domaine de présupposition particulier, par rapport auquel peut se spécifier la prédication (le sens linguistique). Mais on doit, je crois, penser que la grammaire cognitive ne connaîtrait pas la singularité énonciative comme domaine de présupposition si son effort analytique n’était pas dans sa totalité indexé sur la singularité phénoménologique et représentationnelle des pensées.
61En tout état de cause, la manière dont Langacker entend faire jouer le rapport entre l'universel et le particulier dans l'inventaire systématique visé par son projet grammatical correspond à une intention de prendre en compte ce où la conception herméneutique a toujours vu le lieu du sens, lieu où le sens advient comme en excès sur les formes et les règles, même s'il tombe sous elles : la situation singulière de la parole, valorisée par toute la tradition herméneutique, de Schleiermacher à Gadamer. La question est de savoir si cette intention d'inclure le singulier dans le propos théorique affecte de façon irréversible le discours tenu, au point de l'emporter au-delà de la scientificité, voire de la théoricité : question qui se posait déjà pour l’option de l’encycloplédisme du sens, envisagée à l’instant.
62L’intention de rapporter les significations à l'effectivité cognitive sous-jacente, en revanche, s'inscrit sans ambiguïté dans le cadre de la science et de la théorie telles qu’elles sont couramment comprises : ce qu'elle risque seulement, c'est de produire des résultats indigents, en raison de l'insuffisance de la méthode introspective, c'est-à-dire qu’elle s’expose au fond à la pauvreté empirique.
63Mais Langacker ne croit pas risquer une telle pauvreté, ni même en général le moindre défaut de rigueur ou de rationalité, du fait qu’il intègre à son ambition les paramètres “singularisant” de la conception herméneutique du sens. C’est, à mon avis, parce qu’il se sent sûr de la fécondité et de la clarté de l’enquête philologique et philosophique sur la signification dans laquelle il s’engage. Le mot d’ordre de la non-productivité des règles, si l’on y réfléchit, exprime de façon assez limpide cette assurance et ce projet : la compétence qui sait juxtaposer avec pertinence les morceaux d’universalité, ou plus exactement de “valeur acquise d’universalité”, c’est la compétence philologico-philosophique, la compétence de la recension, de l’enregistrement judicieux des normes, et de la compréhension des relations de présuppositions comme telles.
64Je vais, en conclusion de ce commentaire de la méthodologie de Langacker, illustrer ce que je viens de laisser entendre sur la nature profonde de sa démarche à propos d’un exemple simple, celui de la théorisation linguistique de la possession en anglais.
65Le sujet est abordé dans le second tome de la grammaire cognitive, lorsque l'auteur décrit les “constructions nominales”. La possession peut être marquée en anglais par l'adjectif possessif, le génitif ou la préposition of. Langacker énumère les valeurs manifestant la dispersion sémantique extrême associée à ces formes linguistiques :
« Par rapport au possesseur, la chose possédée peut être : une partie (mon coude) ; un assemblage englobant (son équipe) ; un parent (ton cousin) ; un individu associé autre (leur ami) ; une chose possédée (sa montre) ; une chose dont on a l’usage sans la posséder (le berceau du bébé) ; une chose manipulée (ma tour) ; une chose qui est à la disposition de quelqu’un (son bureau) ; une chose accueillie (les mouches du chat) ; une qualité physique (sa santé) ; une qualité morale (ta patience) ; une localisation transitoire (ma place) ; une localisation permanente (leur maison) ; une situation (son état fâcheux) ; une action accomplie (son départ) ; une action subie (l’assassinat de Lincoln) ; une chose choisie (mon cheval [c’est-à-dire celui sur lequel j’ai parié]) ; une chose qui remplit une fonction particulière (ton bus) ; quelqu’un qui exerce une fonction officielle (notre maire) ; et ainsi de suite indéfiniment »27.
66Puis il propose comme clef unifiante une notion de possession abstraite : il en décèle comme noyau sémantique le fait que la chose possédée vaut comme point de référence à l'égard du possesseur. Ce qui est diagrammatisé et glosé comme la citation qui vient et la figure 10 le montrent.
« Nommons modèle du point de référence cette conception idéale. L’essentiel en est représenté sous forme de diagramme à la figure 4. 6 [n.d.l.r. notre figure 10], où W désigne le monde, V l’observateur, et T la cible, c'est-à-dire l’objet que l’observateur cherche à repérer.
Le monde contient de nombreux objets saillants ayant la potentialité de servir de points de référence (RP), bien que trois d’entre eux seulement soient montrés explicitement. Chaque point de référence ancre à soi une région que nous appellerons son dominion (D). Selon le but poursuivi, le dominion d’un point de référence peut être caractérisé de l’une des deux façons suivantes : comme son voisinage dans W ; ou comme l’ensemble des objets qu’il peut servir à situer. L’observateur repère un objet lorsqu’il établit un contact mental avec lui (lorsqu’il le singularise devant la vigilance consciente individuelle). Les flèches en pointillé représentent les chemins variés suivant lesquels un tel contact peut être accompli (cf. Fig. 2.15) ; les lignes épaisses indiquent le chemin particulier par lequel V entre en contact avec T »28
67Certes, le concept de point de référence serait un cheval de Troie vraisemblable pour une réduction cognitive : il semble se rattacher au concept de saillance, au couple figure-fond, qui est le grand principe psycho-phénoménologique en lequel Langacker enracine sa sémantique.
68Mais, dans le passage dont nous venons d’évoquer l’essentiel, la découverte du sémantisme du point de référence passe-t-elle de fait par une investigation interne qui rattacherait le procès sémantique de la possession aux occurrences atomiques de scanning A>B dont nous parlions tout à l'heure ? On a toutes les raisons d'en douter. De plus, un tel rattachement ne survient même pas dans l’après-coup pour apporter à l’explicitation de la possession abstraite son éclairage décisif. Le caractère convaincant, démonstratif, informatif du propos de Langacker réside entièrement dans l’adaptation sémantico-conceptuelle de la “point-de-référentialité” à la multiplicité d’emplois présentée d’une part, dans la suggestivité schématique du diagramme d’autre part.
69On peut soupçonner à vrai dire que la “point-de-référentialité” dont s’occupe Langacker n’est pas la même que celle à laquelle il pourrait (devrait) envisager de la réduire : qu'elle est la “point-de-référentialité” du sémantique lui-même, le concept général qui couvre tous les cas nommés et qui s’apparente à la notion encore plus générale et plus sémantique de présupposition, notion sans nul doute non identifiable critériellement, mais sur qui roulent manifestement la sémantique comme la philosophie. La saillance est-elle une saillance qui s'impose depuis son extériorité spatiale, où est-elle saillance-pour, relativisée à l'orientation mentale du viewer ? Le dominion d'un (RP) est-il ce en terme de quoi se définit la présupposition (ce que semble indiquer son identification à un voisinage de RP dans W) ou se définit-il au contraire en termes de la présupposition (ce que semble indiquer son identification comme “l'ensemble des objets que RP peut servir à situer”) ? Le jeu du sens se joue, selon toute apparence, entre les horizons irréductibles du spatial kantien de l’intuition pure et du purement sémantico-conceptuel de la présupposition. Mais la mise en évidence empirique ou théorique des mouvements et actes de la psychè n’a de fait aucune part dans ce jeu.
70Pour une part, la démarche par laquelle Langacker exhibe le sens abstrait de la possession se laisse décrire comme une pure et simple démarche réflexive-herméneutique : en parcourant les emplois, il parvient à nommer l'universel qui s'anticipe dans ces emplois, ce qui n'est pas mettre la main sur une universalité descriptible du processuel profond, mais attester un universel sémantique spécifique en-train-de-se-faire, qui se trouve et se cerne dans et par la pragmatique singulière du sens. L'universel de la point-de-référentialité serait un bon cas d'universel herméneutique, en avance et en retard sur son particulier, le normant et jugé par lui.
71Sur cette remarque en partie interrogative, je cesse de m’interroger sur la méthode de Langacker, pour m’intéresser désormais à ce qui, dans le résultat de ses analyses, me fait penser à la phénoménologie, celle de Husserl et celle, corrigée en phénoménologie herméneutique, de Heidegger.
Contenus husserliens
72Un des contenus les plus accentués par R. Langacker dans sa grammaire cognitive est la distinction nom/verbe : toute sa description du langage est dans une certaine mesure commandée par la manière dont il procure une signification conceptuelle à cette distinction, de même que toute la stratégie générativiste résultait en un sens de l'adoption d'un dogme (largement contre-intuitif) de l'indiscernabilité conceptuelle des catégories de nom et de verbe.
73Il se trouve que la distinction nom/verbe, chez Langacker, est fondée sur la prise au sérieux du rôle de la temporalisation dans la fonction verbale, et que cette analyse elle-même s'appuie sur ce qu'on pourrait appeler un examen phénoménologique de la temporalité.
74Présentons donc les conclusions de cet examen, ce qui, on l’observera, nous renvoie à la pièce de base du réductionnisme putatif de Langacker, le scanning. Mais il faudra voir comment celle-ci contribue à la construction sémantique proposée.
Le temps
75Langacker comprend la temporalité en termes de la distinction qu'il opère entre sequential scanning (enregistrement séquentiel) et summary scanning (enregistrement cumulatif) : l'un comme l'autre enregistrent successivement les états d'un processus. Mais alors que le summary scanning les accumule dans une image globale, le sequential scanning fait venir chaque état dans la disparition du précédent, enchaîne les états dans un “rythme” phénoménologique de l’apparition-disparition. Langacker affirme donc que le sémantisme d'un verbe anglais comme cross ne diffère de celui de la préposition across que par la nature de l'enregistrement des états du processus conceptualisé de la traversée : sequential scanning pour le verbe, summary scanning pour la préposition. Ce qu'il diagrammatise comme indiqué à la figure 11.
76Le C marque à chaque fois la conceptualisation, les lettres latines minuscules déclinent le contenu de cette conceptualisation. Si les contenus a, b, c, d se font suite dans cet ordre en disparaissant l’un après l’autre selon le sequential scanning, le summary scanning conserve en revanche les contenus antérieurs, auxquels il ajoute à chaque fois le plus récent.
77Il faut commenter tout d'abord la notion de scanning : nous l'avons déjà rencontrée, elle est l'acte cognitif élémentaire de la vie cognitive aux yeux de Langacker, acte de comparaison, par l'efficace duquel, notamment, la saillance d'une figure sur son fond vient à être éprouvée. Cet acte de scanning, rappelons le, n'est pas astreint à être porté par l'attention, il témoigne d'une certaine autonomie de la vie psychique à l'égard de l'instance consciente au sens pur et classique, thème que nous avons relevé comme husserlien. Lorsqu’il opère la synthèse du temps dans le sequential scanning, le scanning compare un instant avec l'instant immédiatement révolu, ce qui est conforme à sa définition générale :
« Pour qu’une série de configurations distinctes soit perçue comme l’évolution cohérente d’une scène, des correspondances doivent être établies entre elles, et chaque configuration sert de standard pour un acte de comparaison (possiblement tout à fait complexe) entre lui et le suivant qui constitue la reconnaissance d’une disparité. Parce que les scènes sont vues successivement plutôt que simultanément, la reconnaissance de la disparité équivaut à une reconnaissance de changement »29.
78Cette façon d'introduire le temps a tout à voir avec la théorie de la temporalisation donnée par Husserl en 1905 dans ses Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps. On comprendra que nous essayions de prendre au sérieux cette accointance et d’argumenter un peu plus en détail la confrontation des approches.
79Comme Husserl à première vue, Langacker oppose temps objectif et temps conçu. Lorsqu’il écrit ainsi
« Toute conceptualisation, quelle qu'elle soit, demande un certain laps de temps d'enregistrement pour les opérations cognitives qu'elle requiert. A fortiori, un temps d'enregistrement est nécessaire pour conceptualiser le passage du temps ou pour suivre mentalement l'évolution temporelle d'une situation. »30,
80il n’est pas si loin de l'analyse husserlienne du Zeitbewusstsein31, distinguant, à partir du cas d'une mélodie, le temps chosique et le temps intime. La différence est qu'à l'intérieur de ce temps intime lui-même Langacker ne veut pas opposer le temps constituant et le temps constitué. Le sequential scanning est un processus “objectif” d'enregistrement perceptif/conceptuel des états datés des scènes, et n'a pas la charge de donner du sens à l'écoulement temporel lui-même. On le voit bien, dans la première citation donnée, lorsque Langacker formule
« Parce que les scènes sont vues successivement plutôt que simultanément, la reconnaissance de la disparité équivaut à une reconnaissance de changement ».
81Le temps objectif est en l'occurrence présupposé, il ne provient pas phénoménologiquement du temps du scanning. Par conséquent, lorsque Langacker insiste sur l'autonomie de ce temps du scanning, et va jusqu'à remarquer qu'il autorise le sujet à introduire par sa conceptualisation le temps dans ce qui “objectivement” n'est pas temporel :
« Nous sommes ainsi capables d’accomplir un enregistrement séquentiel relativement à une situation conçue comme stable le long du temps ; des phrases comme (18) peuvent être expliquées dans ces termes (cf. Ch. 7) :
(18) Cette route serpente à travers les montagnes. »32,
82il ne renvoie pas implicitement à une essence phénoménologique du temps.
83Mais oublions cette différence d’intention et de position de parole, qui, encore une fois, sépare un discours à prétention empiriste d’un discours à revendication transcendantale. Et tâchons d’examiner pour eux-mêmes dans notre perspective comparatiste les diagrammes (reproduits à la figure 1) par lesquels Langacker représente la distinction entre summary et sequential scanning33. On constate que le sequential scanning est purement et simplement sans mémoire chez Langacker, alors que le summary scanning donne lieu à un diagramme pratiquement identique à celui par lequel Husserl figure la temporalisation originaire34 : un diagramme où chaque instant capitalise les enregistrements déjà effectués. Par une sorte d’inversion étrange, le diagramme de ce qui chez Langacker est le plus purement temporel (le sequential scanning) semble en revanche manquer de ce qui chez Husserl est le temporalisant par excellence, à savoir la rétention du tout-juste-passé. Ou bien cette estimation est-elle trop rapide ? Les citations suivantes ne permettent peut-être pas de trancher :
« (…) la conceptualisation est donc dynamique, dans la mesure où son contenu change d'un instant à l'autre. Au niveau des événements cognitifs, nous pouvons supposer que les événements qui représentent une scène donnée ne sont que momentanément actifs et commencent à s'estomper dès que la scène suivante commence. »35
« L’enregistrement séquentiel est le mode de traitement de l’information que nous employons lorsque nous regardons un film ou nous observons un ballon qui vole à travers les airs ».36
84Est-ce que “commence à s'estomper” contient l'idée de “persistant quelque peu” ? La métaphore du cinéma me semble impliquer l'idée de rétention, mais Langacker l'entend-il ainsi ? En tout état de cause, je serais d'avis que le thème de la rétention fait partie de droit d'un bon concept de sequential scanning, et que les diagrammes de Langacker ne capturent donc pas parfaitement la distinction qu'il opère.
85D’un côté, il n'est pas sûr que le diagramme du summary scanning montre bien ce qui en est l'essence, et qui est que le scanning converge sur l'image cumulative finale (la Gestalt finale, dit Langacker). De l’autre, comme je l'ai dit, le diagramme du sequential scanning ne montre pas ce qui en fait le dynamisme, et qui est la mémoire immédiate de transition que Husserl appelait rétention du tout-juste-passé.
86En résumé, la conception phéno-cognitive du temps qu'on trouve chez Langacker se rapproche et se distingue de la description-constitution du temps intime proposée par Husserl en 1905 par les traits suivants :
comme chez Husserl, le “temps conçu” l'est à travers un arrangement bidimensionnel des phases, comme cela se montre à vrai dire surtout dans le diagramme du summary scanning.
le composant élémentaire de la perception du temps est le scanning, qui est défini comme un acte logique (de comparaison). Mais ce point commun est aussi un point de divergence : Husserl “construit” le temps et l'éprouver du temps sur la notion de rétention, qui est celle d'un retenir infinitésimal de la phase tout-juste-passée, et pas du tout d’une représentation visant son contenu dans sa séparation. Alors que Langacker, sans doute sous l’influence du computationnalisme ambiant, veut comprendre la perception en termes d'opérations logiques inconscientes, compilées, et, donc, nous parle plutôt du scanning comme d’un jugement subconscient. Si bien que l’on retrouve quelque chose du sens de la rétention dans ce que dit Langacker du sequential scanning, mais pas de manière certaine.
87Pour tirer un bilan et mieux comprendre les différences des deux auteurs au sein même de leur troublante convergence, nous nous souviendrons que le but linguistique de l'analyse de Langacker lui impose sans doute de répartir la pensée du temps entre son aspect substantif et son aspect verbal, alors que la compréhension tentée par Husserl se situe par principe au-delà d'une telle distinction. Mais justement, au prix de synthétiser les deux diagrammes du sequential et du summary scanning, on récupère pour ainsi dire la vision husserlienne, en prenant le cumul des rétentions du côté du summary scanning, et le sens infinitésimal du passage, l'irréversibilité induisant la “descente dans la profondeur” du côté du sequential scanning.
88Même réarrangée de la sorte, il est vrai, cette description est moins riche que celle de Husserl, et surtout, elle n'affronte pas de manière aussi intéressante le paradoxe de toute compréhension logicienne du temps, que le texte de 1905 dégage si nettement dans ses premiers paragraphes : il faut à la fois une conscience simultanée-actuelle des phases révolues et l'affectation d'une perte, d'une absence à chacune. Il faut que le passé soit “là avec le présent” et “repoussé comme passé”. Exigence à laquelle satisfait Husserl avec la notion de rétention et le diagramme qu'il construit sur elle. Chez Langacker, les deux exigences sont en quelque sorte absolutisées dans les approches substantives et verbales du temps, elles-mêmes rapportées aux deux modes du scanning. Mais étant donnée la nature peut-être logique, au demeurant obscure du scanning, on ne voit pas exactement quelle peut être leur unité.
89Continuons ce commentaire des convergences en évoquant le cas de la négation.
La négation
90Langacker en rend compte dans le tome II de sa grammaire cognitive, à l'intérieur de la section consacrée à la structure nominale. Ce qu'il donne comme le diagramme de la négation est représenté à la figure 12.
91Et la glose accompagnatrice est la suivante :
« Par rapport à une conception d’arrière-plan dans laquelle une entité occupe un espace mental M, elle [n.d.l.r. la négation] dépeint une situation dans laquelle cette entité manque à apparaître dans M. L’entité manquante est un processus dans le cas de la négation clausale, mais ce n’est pas la seule possibilité ; par exemple, lorsque no est utilisé pour fonder un groupe nominal (comme dans no cat ou no luck), l’entité absente de M est une chose »37.
92Je voudrais rapprocher cette analyse de ce que dit Husserl dans Expérience et jugement, texte où il s'attache, dans une longue première partie, à décrire les structures antéprédicatives sur lesquelles se fondent les objectivités, les opérations et les catégories de la logique. La négation est abordée, au chapitre des “modalisations” primitives, celles qui affectent le déroulement même du processus perceptif, et non pas celles qui, ultérieurement, peuvent être véhiculées par un jugement explicite.
93Au § 21 de Expérience et jugement, Husserl explique l'“origine de la négation” à partir de l'expérience de la perception d'une boule colorée :
« Par exemple, supposons que nous ayons une boule uniformément rouge ; pendant un certain temps, le cours de la perception s'est déroulé de telle manière que cette saisie s'est remplie dans la concordance. Mais voici que dans le progrès du percevoir se montre peu à peu une partie de la face arrière qui n'avait pas été vue d'abord, et, s'opposant à la prescription primitive : “uniformément rouge, uniformément sphérique”, voici que se produit une conscience d'altérité qui déçoit l'attente : “non pas rouge, mais verte”, “non pas sphérique, mais bosselée”. »38
94Cette situation de l'attente déçue est celle où s'origine le sens de négation. En substance, le scénario de la négation consiste en ceci que la nouvelle détermination s'impose, afin que se maintienne l'unité de sens objectif de la chose en train d'être perçue, mais en même temps l'ancienne est retenue affectée de la modalisation négative :
« (…) le sens objectif récemment constitué évince, pour ainsi dire, son opposé, de par sa vie même, car il recouvre de toute sa plénitude vivante ce qui n'était que pressenti et attendu à vide, et ainsi l'emporte. Le nouveau sens objectif : “vert” dans sa force de remplissement impressif comporte une certitude dont la force originelle l'emporte sur la certitude de l'attente antérieure de l'être-rouge. Mais la certitude vaincue est encore présente à la conscience affectée du caractère : « ne… pas ». »39
95Husserl récapitule sa description du “phénomène originaire de la négation” comme suit :
« La négation dans son originaireté présuppose ici la constitution d'objet normale et originaire que nous désignons ici du nom de perception normale, effectuation normale et non empêchée de l'intérêt perceptif. Il faut que cette perception soit, pour pouvoir être modifiée dans l'originaireté. La négation est une modification de conscience qui s'annonce comme telle de soi-même quant à son essence propre. Elle est toujours un biffage partiel sur le sol d'une certitude de croyance qui se maintient par là même et qui est finalement le sol de la croyance universelle au monde. »40
96Nous en savons assez pour énoncer le premier élément justifiant le rapprochement : Husserl et Langacker comprennent la négation à partir de la présence de ce qui est nié. Le sémantisme de la négation contient un certain degré de conservation de ce qui est nié, c'est-à-dire évacué par la négation précisément : on sent combien cette analyse est proche de la paradoxalité, dans laquelle une assomption dialectique accepterait de la faire tomber.
97Mais chez nos auteurs, l’implosion ou le court-circuit paradoxal sont évités. Chez Langacker, la présence de la chose niée est donnée sur le mode fictionnel : est supposée comprise dans la conceptualisation négative une « conception d’arrière-plan dans laquelle une entité occupe un espace mental ». Chez Husserl, cette présence est anticipée au sein du processus de saisie perceptive de la chose. Il s'agit aussi, si l'on veut, d'une fiction, mais d'une fiction située, strictement inséparable de ce rapport dans lequel s'élabore pour et par nous la certitude du monde.
98Pour tenter de compléter cette confrontation, faisons un deuxième rapprochement. La réalisation sémantique de la négation, dans les deux cas, exige que les deux mondes, celui où ce qui est nié est présent et celui où il ne l'est pas, soient pris ensemble. Chez Langacker, c'est l'ampleur fictionnelle de la conceptualisation qui le permet, puisqu'elle profile l'espace mental M sans l'entité dans sa relation à la conceptualisation de référence de M avec l'entité. Chez Husserl, c'est la persistance rétentionnelle de ce-qui-était-attendu qui assure cette cohabitation des mondes : soit en fait le liant fondamental de la temporalisation.
99Il est encore à remarquer que Langacker prévoit une théorie qui couvre aussi bien le cas de la négation clausale que celui de la négation nominale : il lui suffit, à cette fin, de moduler l'entité du diagramme en chose ou en processus. Husserl, de son côté, prend parti en faveur de l'originaireté41 de la négation adjectivale – négation de moment dans ses termes42 – car c'est bien de la négation d'une détermination fixée sur l'objet qu'il s'agit dans son histoire de l'attente perceptive déçue. Bien entendu, cette différence correspond au fait que Husserl réserve tout ce qui concerne la clause au sens de Langacker pour le stade ultérieur des objectivités d'entendement, produites par les actes judicatifs. Nous observons ainsi une seconde fois que la préoccupation sémantique de Langacker pour la distinction nom/verbe est ce qui le sépare de Husserl dans les moments où son analyse des conceptualisations consignées-comme-répétables par la langue est la plus proche des résultats phénoménologiques hussserliens.
100Cette remarque fournit une transition vers ce qui vient : la phénoménologie heideggerienne, quant à elle, est infiniment sensible à la distinction nom/verbe, qui correspond chez elle à la différence ontologique.
Contenus heideggeriens
101De fait, on trouve, dans les descriptions et analyses de Langacker, des éléments proches de Heidegger, de son ontologie ou son anthropologie. J’évoquerai ici trois rubriques de la grammaire cognitive en exemple :
la distinction nom/verbe, la théorie de la forme participiale et de la nominalisation des verbes, que je lirai à la lumière de la conception heideggerienne de la différence ontologique ;
l’analyse de la fonction des auxiliaires modaux dans ce que Langacker appelle grounding (enracinement) des verbes, que je commenterai à la lumière de la conception heideggerienne de l’Être-au-monde ;
le traitement sémantique des constructions où le cadre de l’action est pris comme sujet de la phrase, que je confronterai avec la pensée de L’Ereignis et l’exploitation par Heidegger de la tournure allemande Es gibt.
Noms et verbes
102Donc, pour commencer, la distinction nom/verbe ne peut pas ne pas évoquer la différence ontologique. Disons donc quelques mots de la notion heideggerienne elle-même, en préparant le terrain de notre confrontation avec des considérations linguistiques.
103Il faudrait peut-être appeler autrement la différence ontologique, parce qu’à l’époque où il la met le plus en avant, Heidegger l’évoque plutôt sous le nom de duplication, et parce qu’à certaine époque où il utilise déjà la terminologie différence ontologique, il n’est pas sûr qu’il ait déjà en vue ce que j’appelle ici de ce nom43. Mais j’ai choisi de passer outre à cette difficulté historico-philologique pour privilégier une locution qui me semble plus parlante que toute autre.
104En tout état de cause, la présentation de la différence ontologique, chez Heidegger déjà, passe essentiellement par trois thèses “linguistiques” :
1051) La signification langagière fait fonds de part en part sur l'existence d'une signification propre du verbe Être. Heidegger plaide par exemple cette thèse dans ce court passage :
« Si, pour un instant, nous nous arrêtons et que nous essayons, sans médiations ni jeux de glaces, de nous représenter exactement ce que disent les mots “Etant” et “Être”, alors nous nous apercevons, dans un tel examen, de l'absence de tout appui. Toute représentation se dissipe dans l'indéterminé. Pas complètement toutefois, car quelque chose continue à résonner sourdement et confusément, qui secourt notre croyance et notre prédication. S'il n'en était ainsi, nous ne pourrions jamais comprendre d'aucune façon, ce que pourtant en ce moment nous ne cessons de penser : “Cet été est torride.” »44
1062) Les formes participiales témoignent de ce que cette signification se scinde, en quelque sorte. Il y a une bivalence sémantique profonde, selon laquelle fleurissant peut vouloir dit cela qui fleurit (signification substantive) ou purement et simplement en-train-de-fleurir (signification participiale). Voici les exemples de Heidegger :
« Le mot “fleurissant” peut vouloir dire : chaque chose, chaque fois, qui fleurit, le rosier, le pommier. ….
Fleurissant peut aussi vouloir dire “en fleur”, par opposition à “se fanant”, c'est-à-dire en train de se faner. »45
1073) C’est la charge temporelle de la signification verbale qui est le secret de cette bivalence et permet de la comprendre.
108On obtient alors le concept de la différence ontologique en appliquant ces thèses à la compréhension de la forme participiale étant. D’après la deuxième thèse, il faut opposer la désignation d'une entité absolument quelconque sous le nom de étant à l'évocation à travers le même mot de la participation d’une telle entité à la pure événementialité de l'Être. Le “sens de l'Être” dont la première thèse affirme l'importance consiste notamment dans cette polysémie : le sens d'événement de l'Être se recueille et se dissimule dans le sens substantif de l'étant, la possibilité de désigner le pommier comme un fleurissant repose constamment sur la compréhension du fleurir dans sa pure contingence intransitive.
109C’est alors le couple en fusion-séparation instable de ces deux significations s’empilant dans leur superposition conflictuelle qui définit ce qu'on appelle différence ontologique : la différence ontologique est la différence entre l’étant déposé et son “étance”, entre l’entité quelconque et l’événement de l’Être auquel elle participe.
110Dans cette opposition, nous le voyons, et la troisième thèse l’énonce, l'Être se laisse caractériser par l'événementialité, ce qui nous renvoie au temps comme contenu secret déterminant la différence ontologique, et par là même le sens de l'Être. Dans Sein und Zeit déjà, mais plus ouvertement et d'une autre façon dans les textes de sa seconde période, Heidegger laisse entendre que le fond de sens qui porte l'usage du verbe être, et à travers lui l'usage de tous les verbes et tous les substantifs, est le temps. Selon lui, donc, le langage fait sens parce qu'il dit le temps dans ses verbes – et dans ses noms aussi, de façon négative et compensatoire – en quelque sorte.
111Toute chose qui est nous vient de l’événementialité de l’Être, qui est temporalisante : en se déclarant dans sa différence, l’Être délivre une narration originaire de la donation que le second Heidegger appelle déclosion (« L’Être se déclôt dans l’étant », selon sa belle et mystérieuse formulation). Je crois éclairant de schématiser la déclosion comme le montre la figure 13.
112Où l’on voit que le don de l’étant par l’Être “procède” d’un battement temporel dont frémit l’infinie réserve, au sein de laquelle se tracent, pour enserrer le traingle d’un insaisissable séjour, la provenance et le déclin. En nous contentant de cet exposé succinct de la différence ontologique heideggerienne, qui en accentue l’audace métaphysique, efforçons nous maintenant de comprendre ce qu’il est possible de rapprocher de cette conception chez Langacker.
113Je l’ai déjà dit, Langacker assume ouvertement le projet de donner un contenu conceptuel à la distinction catégoriale entre noms et verbes, s’inscrivant en faux dans l’a posteriori contre le dogme de son école générativiste. La distinction qu’il propose est articulée en référence au temps : les verbes signifient les processus comme tels, alors que les noms nomment des choses. Nous devons donc entrer dans les arcanes de l’ontologie langackerienne.
114Une chose est définie par Langacker comme une région bornée dans un domaine, ainsi que le montre la figure 14. Une relation est un concept superordonné à celui de processus, concept qui, avec le concept de chose, divise en deux espèces et sans reste le genre ultime des entités. Les processus sont les relations processuelles, les relations contiennent, outre les processus, les relations statives, ou bien les relations mettant en jeu le temps de façon non processuelle. Le diagramme suivant (figure 15) résume donc l’ontologie de Langacker.
115Ce qui nous importe est la catégorie générale de processus. Langacker en symbolise le sémantisme comme l’indique la figure 16.
116La flèche qui figure en bas du diagramme est celle de l'écoulement du temps. Le fait qu'elle soit renforcée par une épaisseur de trait, du moins sur tout un segment d'elle, signifie que le long de ce segment, le sujet qui conceptualise le fait selon le mode du sequential scanning. Les phases conceptualisées sont génériquement représentées par trois d'entre elles ; à chaque fois, ce qui est mis en scène, c'est, dans un domaine, la relation qu'entretient une chose-trajecteur (tr) avec un site-entité (lm pour landmark). La distinction trajecteur-site est la récurrence au niveau sémantique général de la distinction cible-standard, dont nous avons vu qu'elle était constitutive de l'élément cognitif auquel Langacker renvoie toute sa construction, le scanning. En même temps, conformément à nos remarques générales de tout à l’heure, le seul contenu conceptuel effectivement mis en avant pour fonder cette distinction est celui de la présupposition : le trajecteur est ce dont la conceptualisation présuppose celle du site, prend appui sur elle dans l’ordre sémantique. Alors que, dans l'emploi cognitif de base, scanning désigne un acte de comparaison perceptive entre data sensoriel contigus, le trajecteur est en général ce qui est conceptualisé par rapport à autre chose, qui se trouve alors désigné comme le site : la comparaison n'a plus lieu dans un espace perceptif classique mais dans un domaine sémantique, et la relation de présupposition elle-même est purement sémantique. Langacker introduit donc en l’espèce un analogue général de la saillance de la figure sur son fond.
« Chaque prédicat relationnel est asymétrique en ce qui concerne l'importance du rôle attribué aux entités qui participent aux interconnexions mises en profil : un des participants est présenté comme celui dont la nature ou la localisation doit être établie. Je l'appelle trajecteur et je l'analyse comme la figure dans le profil de la relation. Le terme site s'applique aux autres participants saillants, par rapport auxquels le trajecteur est situé. »46
117Donc, le processus le plus général est celui qui enregistre, sur le mode séquentiel, une relation par laquelle une chose se situe vis-à-vis d'un site dans un domaine. Mais ce processus général, c'est encore ce que vise le verbe être, et Langacker associe en effet le diagramme représenté ci-dessus à la forme be, comme l'explicitation de son sens. La diagrammatisation du processus général semble donc “répondre” à la demande heideggerienne portant sur le sens de l’être.
118Le rapprochement avec la construction philosophique heideggerienne peut se préciser de plusieurs façons :
Langacker ratifie l'idée que la temporalisation est au cœur de la signification du mot être ; ici c'est le mode d'enregistrement du sequential scanning qui porte cette valeur ; selon nos remarques antérieures, le type philosophique du temps mis en jeu est plutôt husserlien, ce qui fait que Langacker articule un propos heideggerien avec un temps husserlien (comme a pu le faire tout à fait autrement Merleau-Ponty).
Le schéma de la différence ontologique se laisse retrouver dans cette diagrammatisation : comme processus général, l'Être, selon le diagramme, singularise toujours un étant, à savoir la chose symbolisée par un cercle ; mieux, cela fait partie du sens de l'être que cette chose se trouve située par une relation, le processus originaire qu'est l'Être est celui de la situation d'une chose. On est donc fondé à dire que l’Être langackerien distingue un étant en lui, et distingue cet étant de lui, de façon indubitable et soulignée par le formalisme du diagramme.
119Mais on va pouvoir affiner cette comparaison, parce que Langacker prend en charge de façon plus précise les éléments linguistiques sur lesquels s'appuie Heidegger dans sa construction : le participe et la nominalisation.
120La transformation du contenu sémantique du verbe – celui du processus – en le contenu du participe correspondant consiste, au gré de Langacker, en trois modifications : le sequential scanning est converti en summary scanning, la base temporelle sur fond de laquelle est vue le profil temporel du processus est restreinte au “champ de présence” visé par le participe, et finalement les états intervenants dans la Gestalt restreinte sont conçus comme homogènes. Cela pourrait se représenter comme le schéma de la figure 17 l'indique.
121Le résultat, donc, est une relation atemporelle (“stative”), et non plus un processus : “dansant” signifie une Gestalt homogène de moments de processus de danse, dont la durée sature le champ temporel de référence. “étant”, d'après cette option, dit donc une Gestalt homogène de l'Être-processus saturant le déploiement temporel.
122Mais, avec ce participe, nous n'en sommes pas encore à ce dont parle Heidegger : l'étant substantif, la nominalisation “étant”, qu'on impose en disant, justement, l'étant. Langacker a aussi une lecture sémanticienne des nominalisations ; le schéma de la figure 18 la résume. L'opération sémantique de nominalisation consiste d’abord, comme celle de passage au participe, en l'annulation du sequential scanning au profit du summary scanning. Mais, par dessus le marché, elle suppose que soit portée à l'explicite, afin d’être imposée comme le nouveau profil, la région des interconnexions temporalisées dans le processus :
« L'effet de la nominalisation est de transférer le profil à ce niveau supérieur : il prend le processus désigné par la racine verbale comme base et, dans cette base, il sélectionne comme profil la région d'ordre supérieur comprenant les états composant le processus. Ces états ne sont mis en profil que collectivement, en tant que facettes de la région abstraite ; ainsi, bien qu'il aient individuellement le statut de relations, le prédicat dans son ensemble est nominal. »47
123On voit donc ce qu'apporte spécifiquement la nominalisation : au niveau du participe présent, on a certes une Gestalt homogène de moments, mais c'est encore une Gestalt temporelle, ou plutôt, le temps et le système des relations qui se manifestent au fil du processus sont co-immobilisés dans une même Gestalt mentale conjointement “domaniale” et temporelle. La nominalisation, en revanche, prend comme profil la “région implicite” trace dans l'externalité “domaniale” du processus ; tout se passe comme si la Gestalt du participe était projetée sur l'espace externe, sur la dimension non temporelle où se dispose la relation temporalisée, le domaine où, déjà, s'inscrit le trajecteur de cette relation.
124Dans le cas du participe, il y a aussi quelque chose comme une restriction, mais qui opère en l’occurrence dans le temps : on passe à un intervalle temporel restreint que la Gestalt du participe sature. Dans le cas de la nominalisation, la restriction est en quelque sorte portée à son comble dans la mesure où le processus “d’origine” est écrasé spatialement aussi, sur l'externe où elle dessine les limites de la région d'un nom. Ce qu’on enregistre est au bout du compte une sorte de restriction dimensionnelle, qui consiste en cela que le déroulement temporel passe totalement à l'arrière-plan, puisque le processus s'aplatit pour ainsi dire sur le domaine où il se joue.
125La description de Langacker s'enrichit ainsi de nouvelles résonances avec le discours heideggerien sur l'Être et la différence ontologique : toute la pensée heideggerienne selon laquelle le passage de l'Être à l'étant est une réduction dimensionnelle (l'Être, lorsqu'il se déclôt dans l'étant, meurt à soi comme dimension de réserve) et une finitisation (l'Être relève de l'apeiron, figure de l'infini, l'étant est fini) trouve ici son écho. Pour ce qui concerne la finitisation, ce qui lui correspond chez Langacker est le passage d'une certaine illimitation originaire (celle de la base temporelle sur laquelle est profilé le pur verbe, qui est en excès sur le profil dans une mesure indéfinie48) à la limitation exprimée par la clause de saturation du champ temporel du participe par le profil. Pour ce qui concerne la réduction dimensionnelle, l’élément correspondant est bien évidemment la projection-synthèse du scanning sur le domaine des interconnexions, que nous venons de rencontrer dans le modèle de la nominalisation.
126Somme toute, le traitement sémantique du verbe Être et de la tournure substantive l’étant, dans ce contexte linguistique et partiellement empirio-cognitif, qui est aussi le contexte d’une grande proximité des descriptions à celles de Husserl, est étonnamment en accord avec la construction philosophique heideggerienne de la différence ontologique.
127Venons en, poursuivant l’essai de cette confrontation, à un second sujet, celui de l’enracinement-instanciation des verbes.
Le grounding des verbes
128Ce que Langacker appelle grounding (enracinement, si l’on veut) est, génériquement, le rattachement de la conceptualisation à l'événement de parole (speech event) et à ses protagonistes (speaker and hearer). Le grounding est à vrai dire ce par quoi passe la singularisation du sens. Langacker envisage aussi cette fonction dans le cas des structures nominales : le grounding s’accomplit alors principalement dans l'instanciation, le passage du type désigné par un nom (chat) à l'individu référé dans une phrase (‘Le chat’ dans ‘Le chat joue sur la fenêtre’ désigne mon chat domestique, qui me fait face au moment de ma profération). L’“enracinement” du grounding consiste donc ici en l'identification de l'exemplaire du type qui est le sujet de l'énoncé, et il résulte du rattachement au référentiel de l'événement de parole :
« Les entités conformes peuvent néanmoins constituer une classe illimitée, si bien que si un groupe nominal doit remplir sa fonction de singularisation d’instances particulières du type spécifié, il doit fournir une information additionnelle. Celle-ci est de deux espèces. Premièrement, un groupe nominal délivre une indication de quantité, ou bien en termes absolus (e.g. trois chats) ou bien en termes de proportion (la plupart des chats). Deuxièmement, un groupe nominal effectue l’enracinement des instances désignées, c'est-à-dire qu’il indique de quelle manière elles se lient à l’acte de discours et à ses protagonistes (la racine). L’enracinement a primitivement trait à la question de savoir si, dans un certain cadre de référence, une instance (ou un ensemble d’instances) du type en cause apparaît seul(e) à la fois au locuteur et à l’allocutaire. Il n’est donc pas vrai que tout exemplaire reçoit un label distinct, la même expression (le chat) renvoie à des entités différentes selon l’occasion. Ce dispositif procure néanmoins au protagoniste de l’acte de discours une manière utile dans la communication de faire allusion à quelque membre de la classe »49.
129Ce qui est ici expliqué à propos de la structure nominale se transpose à la structure verbale : un passage s’opère également du type processuel désigné par le verbe principal au processus singularisé que la phrase énonce. Ce passage est essentiel à l’obtention de ce que Langacker appelle une clause finie, justiciable d'une valeur de vérité. Les auxiliaires sont des agents de la singularisation du type processuel, de l’enracinement du verbe.
« L’auxiliaire anglais n’est pas un constituant grammatical. Bien plutôt, il comprend une série de prédications qui remplissent une fonction sémantique particulière : collectivement, elles convertissent le type processuel initial désigné par un contenu verbal en l’instance processuelle enracinée profilée par une clause finie »50.
130Plus précisément, Langacker relève qu’à cette fonction d’enracinement relative à la clause verbale contribuent les fonctions de temps (tense) et de modalité (modality). Est visée, sous ce dernier nom, l'intervention d'un mot du type might, shall, should etc. dans le préfixe effectuant l’enracinement du contenu verbal (ex. : I might come ; come dit le type processuel, I might est le préfixe opérant l’enracinement, might est un modal auxiliaire). Ce qu’il s’agit alors d’analyser est la contribution sémantique du modal à l’enracinement.
131Langacker commence par éclairer cette contribution au moyen d'un double couple d'oppositions : passé/présent et médiat/immédiat. Ces oppositions sont d’un côté comprises en termes d’un modèle épistémique, de l’autre interprétées à la lumière de l'opposition proche/ lointain (proximal/distal), qui fonctionne donc comme plus fondamentale :
« Formellement, il y a deux oppositions : la présence vs absence d’un modal, et la présence vs absence du morphème du passé (le présent étant marqué par zéro). Chaque opposition formelle signale une opposition conceptuelle, et le fait de manière iconique, en ceci que zéro représente l’option par défaut, dans laquelle le processus désigné est directement accessible au locuteur, cependant que l’élément manifeste marque une forme de séparation. Dans le cas des modaux, le contraste concerne le savoir du locuteur : l’option zéro indique que le locuteur accepte le modèle désigné comme partie de la réalité connue, cependant qu’un modal le place explicitement dans le domaine de l’irréalité. L’autre opposition est fondée sur une notion abstraite de proximité, si bien qu’à la place de “présent” vs “passé” nous pouvons plus généralement parler d’un contraste proximal/distal dans la sphère épistémique. L’import du membre non marqué (zéro) est que le processus désigné est immédiat pour le locuteur. Sa contrepartie manifeste – ce que nous pouvons maintenant appeler le morphème distal – véhicule une espèce de non-immédiateté. Le croisement de ces deux oppositions donne lieu à quatre types fondamentaux de prédications enracinantes. Chacune situe le procès désigné dans une région épistémique particulière : la réalité immédiate, la réalité non immédiate, l’irréalité immédiate, ou l’irréalité non immédiate »51.
132Du modèle épistémique proposé comme référentiel, Langacker propose une représentation diaphragmatique, reproduite à la figure 19.
133Et il fait l’objet de la glose suivante :
« Certaines situations (ou “états de choses”) sont acceptées par un conceptualiseur particulier (C) comme réelles, alors que d’autres ne le sont pas. Collectivement, les situations auxquelles il accorde ce statut constituent la conception de C de la réalité connue (que j’appelle désormais simplement réalité à moins qu’il ne soit besoin de faire une distinction). La réalité n’est jamais simple ni statique, elle est plutôt une entité toujours évoluante, dont l’évolution augmente constamment la complexité de la structure déjà définie par son histoire antérieure ; le cylindre la dépeignant doit être imaginé “croissant” le long de l’axe indiqué par la flèche. La figure de proue de cette structure en expansion (c'est-à-dire la face du cylindre) est nommée réalité immédiate. C’est de ce point de vue, celui de la réalité au dernier stade de son évolution, que C voit les choses, et il n’a un accès perceptuel direct qu’à des portions de cette région. L’irréalité comprend tout ce qui n’est pas la réalité (connue). Il est important de garder à l’esprit qu’une situation n’appartient pas à la réalité ou à l’irréalité sur la base de l’évolution actuelle du monde, sa qualité dépend plutôt de la question de savoir si le conceptualiseur la reconnaît et l’accepte comme partie intégrante de la séquence évolutive en cours »52.
134La fin de cette explication, remarquons le d'abord, pose sans ambiguïté la relativité de la réalité au projet subjectif, et même l'historicité de ce projet. La distinction réalité/irréalité, à cette aune, est de nature phénoménologique en un sens large de l'adjectif. De plus, elle est schématisée par la proximité spatiale : le cylindre est caractérisable, dans chaque tranche temporelle, comme l'ensemble des points situés à une distance du conceptualiseur inférieure à la valeur cruciale du rayon : le savoir étant ainsi exprimé en termes de proximité, l'irréalité prend essentiellement le sens de la distance, de ce qui, dans l'histoire d'un approchement conceptuel de l'étant que le sujet ne cesse de ménager, n'a pas été jusqu'ici intégré. La tendance de l'explicitation que je viens de proposer est – on le voit – de superposer la conceptualisation engrangeant le réel comme proche de Langacker et l'Ent-fernung heideggerienne, cette fonction ou attitude par laquelle le Dasein fait entrer un étant dans le cercle de son affairement dans son monde, en le “soustrayant” au lointain.
135L'interprétation du morphème passé, dans sa distinction d'avec le présent, par le lointain va dans un sens comparable. Dans la description heideggerienne de la temporalisation fondamentale dans Sein und Zeit, le passé est compris par rapport à l'ek-stase de l'avoir-été, qui elle-même est associée au moment du « toujours déjà jeté dans un monde » de la formule fondamentale décrivant le Dasein comme souci (l’équation qui dit la temporalisation du souci s’écrit à vrai dire : [Être-en-avant-de-soi] [toujours-déjà-jeté-dans-un-monde] [comme-être-auprès] = [A VENIR] [AVOIR ETE] [PRESENCE]). Donner le passé comme lointain est consonant avec la lecture heideggerienne du temps par les ek-stases : la situation du toujours-déjà-jeté-dans-un-monde est celle d'un éloignement et d'une perte de soi constitutives du Dasein comme souci. Un des ressorts de la pensée heideggerienne du souci est que le monde et l’abandon au monde y sont la raison déterminante du passé, qui se trouve en quelque sorte interprété comme la fixation loin de soi de la compulsion futurisante du Dasein : ce qui “reste” en plus dans la temporalisation extatique est l’ek-stase du présent ou ek-stase du raccordement contingent de ce passé et de ce futur, si l’on veut aller au bout de cette reformulation du dispositif53 que suggère le rapprochement avec Langacker.
136En résumé l'analyse de Langacker décèle une modulation du proche et du lointain selon deux axes, l'un, celui de la médiation/immédiation (qui est en fait temporel dans le schéma, la réalité immédiate est la réalité contemporaine de la conceptualisation), l'autre, celui de l'approchement centripète du réel comme tel. L'auxiliaire de tense/modality, au fond, affecte la conceptualisation d'un caractère de proximité résultant du « schème ek-statique horizontal » que le Dasein établit entre les deux axes : l’usage des auxiliaires, en général, à l’instar du diagramme ci-dessus, témoigne de ce que le degré d’accessibilité de l’étant pris en considération est “mesuré” par l’Être-au-monde, qu’une même notion “universelle” de proximité existentiale place les scènes selon les divers axes de la réception. Il résulte de cette vision unifiante, comme il est normal, quatre possibilités techniques de situation des scènes “à leur distance”, que Langacker nomme et détaille dans les termes suivants :
« Un modal place le processus désigné dans la région de l’irréalité. Dasn une première approximation très grossière, les modaux peuvent être décrits comme se distinguant les uns des autres parce qu’ils situent le processus à des distances variées de la position du locuteur en la réalité immédiate. Must, par exemple, le place très près de la réalité connue – le locuteur a déduit que l’acceptation de ce processus comme réel semblait garantie (bien qu’il n’ait pas encore franchi ce pas final) – cependant que may implique seulement qu’il regarde la situation comme compatible avec ce qu’il connaît. Les formes alternatives des modaux (may/might ; will/would ; shall/should ; can/could) sont analysées comme réfléchissant la présence vs absence du morphisme distal (e.g. may+DIST= might) ; la forme invariante must est déclarée ne pas avoir de forme distale. Il est important de voir que DIST signale la non-immédiateté plutôt que le temps du passé (qui compte en effet, cependant, comme un type possible de non-immédiateté). Il est évident que la forme distale du modal indique dans chaque cas une plus grande distance épistémique que la forme zéro ; might, par exemple, suggère une possibilité plus fragile que may. Que les significations distales soient à un certain degré variables et idiosyncrasiques ne pose pas de problème à la grammaire cognitive, où la compositionnalité partielle est prise comme norme (Vol. I, Ch. 12) et où les expressions bien établies sont prévues nanties de plusieurs sens apparentés »54.
137Pour essayer de mieux comprendre cette théorie de la distance selon deux dimensions – temporelle et épistémique – toutes deux spatialement schématisées, et qui finalement se compénètrent d’après la dernière citation, il peut être judicieux de confronter aussi ces définitions avec l’enseignement kantien. Le spectre sémantique couvert par les modaux semble celui que visent les “postulats de la pensée empirique”55 de la Critique de la raison pure, même si c'est en référence à une catégorialité purement logique, non concernée par l'esthétique transcendantale : might définit le possible comme ce qui est compatible avec le réel connu, ce qui ressemble, tout en se distinguant, à la définition kantienne du “possible de la nature” comme « ce qui s'accorde avec les conditions formelles de l'expérience (quant à l'intuition et aux concepts) ». must caractérise le nécessaire comme ce dont l'acceptation comme réel semble garantie, ce qui consonne similairement avec la définition kantienne du nécessaire naturel comme « ce dont l'accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l'expérience ». La catégorialité sous-jacente à la construction de Langacker, signalée par les mots compatible, acceptation, garantie, est de toute évidence celle de la validité logique, fonctionnellement évaluée par le moyen de l'inférence. Tout au contraire Kant met l'intuition au nombre des conditions formelles dont dépend la notion de possible, et regarde le nécessaire comme ce qui est déterminé a priori, ce qui signifie, dans son contexte, ce qui est déterminé en regard de la variabilité intrinsèque du donné intuitif.
138Il est normal qu'une proximité dite épistémique renvoie à un mécanisme de la validation du réel, on constate simplement au passage que Langacker est ici plus proche d'une épistémologie “analytique”, pour laquelle cette validation est opérée par l'enchaînement à soi cohérent du jugement, que d'une épistémologie transcendantale, pour laquelle cette validation est produite par la mise en œuvre dans le champ intuitif de la catégorialité discursive.
139Si nous nous demandons sérieusement jusqu’à quel point, dans ce compte rendu des préfixes modaux “enracinant” des clauses verbales, Langacker épouse une conception logicienne de l’expérience, négligeant les droits propres de l’intuition, une deuxième remarque me semble s’imposer : la modulation may/might, dans la dernière citation, apparaît comme simplement quantitative (« Il est évident que la forme distale du modal indique dans chaque cas une plus grande distance épistémique que la forme zéro ; might, par exemple, suggère une possibilité plus fragile que may. »). Cela pose le problème de l’analogie spatiale selon laquelle l’élément épistémique et l’élément temporel-distal sont conjugués : y a-t-il plus qu’une analogie, qu’un recouvrement “schématique”, y a-t-il une assimilation ? Le modèle de l’Être-au-monde qui est implicite au propos de Langacker comprend-il la thèse que la proximité épistémique et la proximité associée au morphème DIST sont originairement les mêmes ? Ou peut-on trouver dans la distinction de ces deux axes un résidu de kantisme, une concession de principe à la conception duale de la connaissance humaine, comme scindée entre entendement et intuition ?
140Une interprétation possible serait que les modaux, disant la proximité épistémique, disent en fait la proximité en termes de l'activité constituant le monde, de ce qu’on peut appeler la “prestation objectivante” : cette activité, comme le souligne Kant dans son système, s’identifie au système des jugements, inférences, validités que déploie la connaissance dans sa discursivité. Le morphème distal nie ou affirme en revanche une proximité subie : le fait qu'elle reçoive une marque superficiellement temporelle aurait ainsi un sens, il qualifierait la proximité dont il s'agit comme celle qui fait sens au niveau de la modalité la plus universelle et la primitive de toute réceptivité du phénomène, en termes kantiens, à savoir la modalité temporelle. Donc l'élément intuitif spontanément absent des gloses des modaux proposées par Langacker se retrouverait au contraire du côté du morphème distal ; la sémanticité ultimement spatiale (proche vs. lointain) de ce morphème s'unissant à la base temporelle de cette sémanticité pour former une expression élémentaire du champ intuitif dans sa globalité, celle d'un proche et d'un lointain connaturellement spatiaux et temporels.
141Une telle interprétation confirme la proximité de la construction langackerienne de la sémantique du préfixe tempo-modal avec l'Ent-fernung, les ek-stases temporelles et le schème ek-statique horizontal, au besoin en passant par une lecture kantienne de l'objectivation.
142Il n'y a donc pas lieu d'être surpris que cette construction s'achève par le rappel de l'admissibilité au sein de la grammaire cognitive du point de vue du singulier (« Que les significations distales soient à un certain degré variables et idiosyncrasiques ne pose pas de problème à la grammaire cognitive, où la compositionnalité partielle est prise comme norme (Vol. I, Ch. 12) et où les expressions bien établies sont prévues nanties de plusieurs sens apparentés »). La conceptualisation du proche et du lointain en termes des oppositions réel/irréel et médiat/immédiat, si elle doit être relue comme conceptualisation du proche selon les deux axes résonnants de l’activité d'objectivation et du subir intuitif d'un espacement primitif (pour le dire avec des mots derridiens) à la fois spatial et temporel, est une affaire singulière, plutôt une loisibilité de se placer comme Être-au-monde pour le Dasein que l'adaptation de possibilités catégorielles à une variété de cas externes.
143L’idée qu'à partir de prémisses sémantiques, les locuteurs fabriquent des significations composées qui excèdent l'additivité, ou que des occurrences symboliques peuvent revêtir des valeurs multiples, l’idée du travail permanent de la singularisation du sens au sein de l'inventaire universel du symbolique en somme, semble donc trouver ici le lieu par excellence où s'appliquer : l’ajustement d’une distance au monde, qui donne ce monde, est typiquement une délivrance de sens singulière.
144On voit de plus dans cet exemple que le “principe de singularité” dans la grammaire cognitive est à la fois un principe cognitif (l'homme est une situation singulière et donc une conceptualisation singulière, l'homme linguistique est l'homme d'une conceptualisation singulière toujours inscrite dans l'universel et dialoguant avec lui) et un principe méthodologique (nos explicitations théoriques des significations doivent respecter la dimension de singularité du sens en dégageant les façons pour le sémantisme de diverger et de se désinsérer, tout autant qu'en exhibant les schèmes sémantiques et les cas qui tombent sous eux). Cette dualité place vraiment le travail de Langacker à l'intersection de la problématique cognitive et de la problématique méthodologique, dans ce qu'elles ont d'a priori antagoniste pourtant. Tout ce qui est dit par Langacker de la façon dont la langue profile la “distance au monde” au moyen des modaux peut ainsi être à la fois entendu comme preuve cognitive du caractère psycho-physiologiquement fondé des concepts de l’Être-au-monde, et comme indice et résultat de la perspective propre d’une sémantique réceptive aux présuppositions, aux habitus, aux singularités qui configurent le sens.
145Évoquons maintenant un dernier endroit de la théorisation langackerienne dont la consonance avec des thèmes heideggeriens est saisissante : le traitement qu'il donne des phrases dont le sujet est un “cadre abstrait”.
La construction du cadre comme sujet
146L'exemple cardinal de telles constructions est celui de la tournure there is en anglais : il correspond au Es gibt allemand, qui est une des “pièces à conviction” de la pensée tardive de l’Être chez Heidegger, celle qui passe par des mots comme déclosion ou Ereignis.
147Mais pour comprendre, nous devons d’abord réfléchir à la possibilité générale pour un cadre d'être sujet de phrase (à ce que Langacker appelle la setting-subject construction). On part pour cela d’exemples de phrases où le sujet grammatical est le cadre spatial ou temporel de l’action :
« Les phrases en (11) représentent une construction de ce type :
(11) (a) Thursday saw yet another startling development.
(b) Independence Hall has witnessed many historic events. »56
148Langacker propose de comprendre de telles constructions en référence aux phrases de perception (du type “Je vois le pugilat sur le pelouse”) :
« Le sujet dans (11) est le cadre spatial ou temporel pour une occurrence exprimée par l’autre groupe nominal. Puisque ces groupes nominaux élaborent respectivement le trajecteur et le site primaire du verbe, nous devons attribuer à see ou witness une valeur sémantique constituant une extension de son sens de base, qui profile une relation EXPER- - - ->ZERO avec alignement canonique du trajecteur et du site. Dans cette construction, le verbe désigne au contraire la configuration plus abstraite [(EXPER- - - ->) ZERO], où la relation expérientielle est défocalisée (bien que non complètement absente) et le cadre (représenté par les crochets) fonctionne comme trajecteur. C’est-à-dire que see ou witness prennent une valeur que nous pouvons gloser (tout à fait grossièrement) comme “être le cadre pour ({voir/témoigner})” »57
149Les phrases perceptives dont je parlais à l’instant sont évoquées par Langacker au moyen de la relation EXPER- - - ->ZERO : comme il définit cette dernière, il s’agit d’une action verbale ne se ramenant pas au modèle “canonique” de l’action – celui du transfert d'un objet jusque dans le domaine d'un récipiendaire – mais consistant plutôt en l'établissement d'un contact mental ou perceptif entre un sujet d'expérience et un objet. Dans nos phrases illustrant la setting-subject construction, les verbes see ou witness n'ont pas cette signification expérientielle simple, ils signifient le fait d'être le cadre d'une telle action : ils supportent une conceptualisation seconde ayant la relation EXPER- - - ->ZERO pour fond, où cette relation est “défocalisée” – à la faveur de quoi le cadre prend la place du sujet d’expérience, et l’accueil offert par le cadre se substitue à l’établissement de contact opéré par ce sujet.
150Cela dit, la nature spatio-temporelle du cadre est au moins claire, et contrainte par les verbes, dans cette première sorte de phrase. Or Langacker veut traiter un cas de “construction du cadre comme sujet” plus général : le cas où le cadre signifié est totalement abstrait, et où il apparaît corrélativement dans la phrase sous la forme d'une véritable variable linguistique, au sens logico-mathématique du mot. C’est de cela que la locution there is est l'exemple-type.
« Même notre répertoire limité de cas devrait rendre apparent le fait que les constructions du cadre comme sujet représentent un phénomène linguistique commun, si ce n’est ubiquitaire. Dans leur forme et leur comportement elles sont réminiscentes à l’égard d’une autre vaste classe de constructions, qui sont caractérisées par des sujets usuellement regardés comme des “variables syntaxiques” – des lieu-tenants dénués de signification insérés pour un motif purement grammatical. On attribue souvent un tel rôle à l’allemand es »58.
151Il est du plus haut intérêt pour nous de regarder dans le détail la diagrammatisation proposée par Langacker du sens de there is, que montre la figure 20. Elle est glosée dans les termes suivants :
« There désigne un cadre abstrait construit comme accueillant une relation. Celle-ci est mise en correspondance avec la relation profilée par be, c'est-à-dire la persistance temporelle d’une situation stable (caractérisée de manière seulement schématique). La structure composite there be est un processus imperfectif équivalent à be en dehors du (désormais familier) décalage qui résulte de l’attribution du statut de trajecteur au cadre. Le trajecteur de be demeure un participant saillant à ce niveau supérieur d’organisation ; il est donc un site (lm1) élaboré par un groupe nominal complément (there be a vase). Sert aussi de site (lm2) et de site d’élaboration la situation schématique invoquée par be, qui est instanciée par un complément circonstanciel approprié (there be a vase on the table). L’enracinement donne alors une clause finie (There is a vase on the table) »59.
152On a l'impression que le “sens de l'être” se partage en deux strates hiérarchisées.
153A/ Il y a d'une part la pure donation du cadre, mais comme cadre où quelque chose se tient, prend place. Cela, c'est ce que véhicule le diagramme de there. La “variable” there n'est pas une variable de type 1, qui serait là pour un objet quelconque d'une classe, mais une variable de cadre en quelque sorte, une variable de domaine. Elle signifie la situation dans un domaine en général.
154Donc there supporte cet aspect du sens de l'Être heideggerien qui en fait la donation d'une dimension où se situe l'étant, soit un bon analogue de l'espace a priori kantien à ceci près que la dimension se retire, et que Heidegger se refuse corrélativement à la concevoir comme domaine au sens d'un contenant actuel, alors que l'espace possède, semble-t-il, cette valeur. En fait, je pense qu'il n'y a jamais une actualité simple de l'espace comme forme de présentation, et que la proximité avec la “dimension de réserve” qu'est l'Être du second Heidegger est plus grande qu'il n'y paraît : c’est en substance ce que j’ai essayé de plaider depuis L’herméneutique formelle, dans divers écrits. Chez Langacker, le domaine qui se donne dans la “variable” there est un domaine quelconque du sémantique, soit quelque chose dont le degré d'actualité est difficile à déterminer. Ce qui est sûr, c'est que ce domaine sera finalement instancié par le domaine d'inscription du processus signifié par be, éventuellement le cadre spatial comme dans l'exemple ‘there is a vase on the table’ choisi.
155Pour ressaisir ce qui se passe dans ce diagramme, nous pouvons observer que le “domaine” relativement auquel le sémantisme se construit a trois occurrences :
la première, complètement indéterminée, au sein de la variable there, où il est domaine sémantique quelconque d'une situation ;
la seconde, dans le schème de l'être-processus, où il est le domaine de la localisation temporalisée d'un trajecteur par rapport à un site (cela constitue un commencement de détermination) ;
la troisième, dans l'énoncé singulier, où ce domaine devient un domaine sémantique spécifique, implicité dans la nomination du site et du trajecteur de l'être-processus (dans notre exemple ‘there is a vase on the table’, ce supplément de détermination identifie le domaine à l’espace).
156Il semble bien, au vu de cet étagement de la détermination, de cette élaboration progressive du fond du sémantisme lui-même à travers la structure de la forme there is, que le there de cette formule y exprime la donation de la dimension de réserve, la source de la duplication au sens du second Heidegger.
157B/ be, de son côté, et nous l’avons déjà rappelé, exprime l'inscription temporelle de l'être comme instanciation relationnelle de l'étant. C’est encore la différence ontologique qui est le contenu (nous avons étudié en détail tous les aspects de la diagrammatisation de be qui répercutaient les conceptions heideggeriennes sur la différence ontologique), mais plus du côté de l'étant. Dans les termes de Heidegger, le diagramme de be est une schématisation plus “métaphysique” de l'Être.
158Mais nous devons aussi être attentif à cela que la hiérarchisation d’ensemble imagée par le diagramme est que be élabore there, be instancie le carré entitaire nommé par there. B/ se voit donc subordonné à A/.
159Par un côté cela semble enseigner que la donation de cadre est le moment le plus primitif, le “sens de l'Être” ultime se déclinant à partir de l'Être lui-même et pas de l'étant, et que ce moment se subordonne l'effectuation de l'Être comme localisation temporalisée d'un étant. À cette aune, le diagramme de there be répéterait sans faille la pensée du second Heidegger.
160Par un autre côté there est structurellement une variable, c'est-à-dire un nom, comme le marque le cercle à trait gras renforcé de son diagramme. À la lettre le diagramme de there ne dit pas la donation du cadre abstrait, mais celle de l'entité (relationnelle) qui s'y place. Seul le diagramme de l'être-processus a la valeur événementielle qui est si fondamentale à la pensée heideggerienne de l'Être, et qui ne cesse naturellement pas d'être affirmée lorsque Heidegger décrit, dans « Temps et Être », le sens non-métaphysique de l'Être à partir du mot Ereignis. En ce sens, le véritable “Être” du dédoublement there/be reste be et non pas there. There redouble nominalement l'être-processus en présentant dans un cadre abstrait une entité indéterminée, présentation par laquelle est sous-entendue la donation du cadre comme moment primitif de l'Être. Sans doute le mot Ereignis, ou tout autre mot qu'on peut faire parler, n'en use-t-il pas autrement : lui aussi est un nom, et ne dit pas l'événement ; ou alors il le dit au sens d'une récapitulation de ses phases. La décomposition langackerienne est peut-être indépassable, elle enseigne ce que le langage est par rapport à l'Être : pas simplement et seulement sa maison, mais une structuration discrétisante séparant irrémédiablement l'événement du nom, séparation qui est l'âme de toute logique, par excellence de la logique formelle moderne.
161En fait, l’article « Temps et Être » n’est guère conclusif vis-à-vis du problème ici soulevé. On y trouve aussi cette idée que Ereignis dit l’événement par delà toute temporalisation ontique, qu’il n’est plus l’événement au sens primitif et courant, étant l’événement de tous les événements, et qu’il chronifie donc aussi peu que l’Être n’est. Et l’on trouve aussi des textes où la parole dans laquelle retentit la donation, s’annonce la duplication, est nominale plutôt que processuelle.
162Cette esquisse de discussion, directement inspirée par les subtils diagrammes de Langacker, montre comment il est possible de relancer et raffiner la “pensée de l’Être” de Heidegger entre ses deux périodes à la faveur d’une réflexion théorique sur le langage qui amène une sorte de nouvelle philosophie analytique, centrée sur l’opposition nom/verbe plutôt que sur la vérité de la phrase, et pour cette raison même mieux capable de reprendre le flambeau de la phénoménologie et de l’herméneutique.
163J’en ai donc fini avec mes morceaux choisis de la Grammaire cognitive de Langacker. Je vais maintenant revenir sur l’ensemble de ce qui a été dit pour en extraire et en expliciter tout ce qui est reprise ou traitement intra-linguistique du “mouvement herméneutique” dont le schéma a été proposé au premier chapitre : étudier de quelle façon la flèche, le cercle et le parler sont présents à ces travaux sémantiques et s’y ordonnent mutuellement.
Les pôles du mouvement herméneutique chez Langacker
164Il faut, pour que cette étude soit pertinente, décider d’abord ce qui, dans la théorisation de Langacker, mérite d’être considéré comme une récurrence de la situation, du mouvement, de l’attitude herméneutiques : ce à propos de quoi il est légitime d’invoquer le schéma de la flèche, du cercle et du parler. De tout ce qui précède, il me semble qu’on peut dégager sans peine deux candidats :
le Langacker méthodologique : l'intégration du pragmatique, l'encyclopédisme du sens et la quête de règles non productives définissent globalement une sorte de conception herméneutique de la description sémantique. Y a-t-il une figure conjointe de la flèche, du cercle et du parler qu’on puisse lui associer ?
l’Être-au-monde linguistique décrit – et modélisé – pour rendre compte de la fonction des modaux dans l’enracinement (grounding) des verbes.
165Les autres éléments de confrontation relevés n’ont pas directement trait à l’affaire herméneutique : soit il s’agit d’éléments de résonance husserlienne dont la portée est purement phénoménologique, soit il s’agit d’éléments de résonance heideggerienne qui concernent ce qu’on pourrait appeler par provocation la méta-physique de la différence ontologique, laquelle ne met pas forcément en jeu l’herméneutique.
166Regardons maintenant ce qu’il en est de chaque pôle du dispositif.
La flèche
167D’abord, la flèche originante : l’impulsion, le don de directionnalité qui “lance” l’herméneutique ; la projection du comprendre, le premier projet de l’être d’un étant, l’annonce-requête qui sourd de la déclosion, la question selon Gadamer (pour mémoire).
168L'orientation de description du Langacker méthodologique n'est pas présentée comme l'orientation d'un comprendre au sens heideggerien : il y a un fait du langage et une telle orientation descriptive s'y conforme, mais il n'est pas fait état d'un être-au-langage du linguiste dont ces éléments d'orientation pourraient être reconstruits comme des composantes. Il n’est pas non plus renvoyé à un être-au-monde du sujet parlant que ces caractéristiques du sens ou de la science du sens refléteraient : ou du moins, il n’y est pas renvoyé au-delà du renvoi implicite contenu dans le simple fait que cette linguistique s’affiche comme cognitive. Nous retrouvons ici l’ambiguïté, que j’ai analysée dans une large mesure comme leurre, de la démarche cognitive de Langacker : elle n’est pas assumée dans la logique de recherche et la formulation de résultats qui sont observablement les siennes. Le sujet du langage et sa façon de s’impliquer dans son monde sont de facto absents de la mise au point méthodologique substantielle que nous avons relevée. Cette mise au point est formulée depuis la volonté de vérité du spécialiste des sciences du langage, et sans qu’il soit question d’empathie avec l’usager, ni avec la cristallisation de son être-au-monde que lui fournit la “grammaire” au sens de Langacker (puisqu’elle est inventaire d’habitus). Comme stratégie du linguiste, du savant, par ailleurs, et comme on l’a vu tout à l’heure, elle est formulée plutôt sur le mode empiriste qu’en rapport avec une orientation herméneutique de ce savant. Le régime de l'universel et du particulier qui va avec l'idée de non-productivité des règles, ainsi, est associé à la démarche empiriste par laquelle le linguiste recueille et abstrait l'universel à partir de la distribution des particuliers – et pas à une relation compréhensive-herméneutique qu’il aurait avec ce qui n’est jamais simplement son objet, le langage (relation au titre de laquelle l'universel est l'anticipation des particuliers, l'explicitation d'une attente de ceux-ci et d'une place pour eux, en sorte qu’il relève de la flèche du pro-jet). D’après le commentaire que j’avais donné, une telle configuration de l’universel et du particulier ne s’esquisse – éventuellement – que dans la mesure où elle correspondrait à la dynamique de la stabilisation et l’incorporation des unités, mais tout cela est délégué, encore une fois, à un discours cognitif, à une naturalisation l’un et l’autre pour l’essentiel absents bien qu’on les invoque.
169En revanche, selon ce que nous avons vu, la théorie de l’enracinement des actions en termes de modalités et de flexion temporalle conduit Langacker à l'évocation diagrammatique de quelque chose qui est bel et bien l'Être-au-monde. Ce que j’ai souligné dans mon commentaire est néanmoins que c’est l’Être-au-monde de la connaissance qui est ainsi campé, plutôt que celui, plus canonique, de la natation primordiale dans le monde. Langacker appelle modèle épistémique ce qu’il diagrammatise, ce qui exprime bien les choses : qu’il s’agit d’un élément normatif vis-à-vis du connaître, d’un supposé facteur transcendantal, ce qui justifie d’ailleurs l’usage que j’ai fait de la référence kantienne pour l’interpréter. On devrait donc y retrouver la flèche comme projet. À la vérité, ce que j’ai cru pouvoir identifier dans le modèle, c’est l’Ent-fernung, l’approchement fondamental de l’étant par lequel le Dasein, selon Heidegger, ménage son monde selon sa spatialité existentiale. Mais le rattachement de cette fonction de “mise à distance” de l’étant avec un jaillissement ne va pas de soi : selon l’analyse que j’ai essayée, les deux axes de la mise à distance contiennent l’opposition entre un agir de la construction du monde et une passivité de l’accueil présentatif. Il n’est pas clair que dans son idée d’un diagramme normatif de la mise en perspective d’une réalité, Langacker soit prêt à inclure l’idée que cette mise en perspective, comme arrangement singulier, procède d’une sortie-hors-de-soi, de quelque chose comme un comprendre ou une attente anticipante du monde. En même temps, l’insistance qui est la sienne sur le mélange de primitivité spatio-temporelle et de secondarité “scientifique” que subsume son modèle épistémique, et sur la singularité du jeu de la modalisation du placement de tout étant, irait dans ce sens, justifierait le diagnostic de la présence implicite d’une flèche ayant la valeur de la flèche du comprendre.
170En tout état de cause, s’il y a flèche, c’est à ce pôle objectivé où la linguistique rend compte de l’habitus selon lequel nous mettons en scène le plus ou moins réel : s’agit-il d’une anthropologie sociale, cognitive, transcendantale ou existentiale, c’est ce qu’il est strictement impossible de décider à partir des textes, et ce d’autant plus que la position de base de Langacker est à cet égard entachée de l’ambiguïté que j’ai déjà plusieurs fois signalée.
Le cercle
171Est-il évoqué chez Langacker ? Ce que nous aurons à en dire reprend en partie ce qui vient d’être vu.
172Du côté du Langacker méthodologique, on ne relève pas trace de la pensée d'aucune co-évolution du sens à décrire et de l'approche du linguiste : la grammaire cognitive ne vient pas équipée d’une historicité propre, en quelque sorte. Tout au plus peut on envisager une interaction de co-détermination au niveau de ce que Langacker dit des unités universelles et des unités particulières, c'est-à-dire au niveau d’une description cognitive dans son esprit de l’habitus sémantique. Mais si j’ai cru légitime pour ma part de suggérer une telle lecture, pour souligner la parentée entre la façon langackerienne d’en user avec l’universel et le particulier et la façon herméneutique, force est de reconnaître que l’auteur n’entre pas lui-même dans un tel propos. Notons au passage que, même s’il le faisait, il faudrait encore distinguer entre la simple mention d’une détermination réciproque et l’évocation d’un cercle : pour qu’on puisse parler de mise en perspective du cercle, il faut que le discours envisage la résultante de l’enchaînement de deux déterminations réciproques comme un retour à soi, un bouclage permanent, capitalisable comme cercle.
173Du côté de ce que j’ai appelé l’Être-au-monde linguistique (la référence au “modèle épistémique de base” pour analyser le rôle des modaux dans l’enracinement des verbes), le dynamisme auto-déterminatif est à vrai dire évoqué, mais pas comme une mutuelle et profonde passibilité. Les modaux avec leur déclinaison temporelle disent les fluctuations possibles de l'Ent-fernung, la variation essentielle à la constitution d'une image du monde connu – naïve ou scientifique –, mais la relativité de cette constitution à sa propre tradition, aux perspectives qu'elle a introduites déjà, n'est pas soulignée ni pensée. La signification a à connaître de l'Être-au-monde, mais seulement à travers sa stabilisation formelle en quelque sorte : la mutabilité essentielle de la construction du monde, mutabilité pas seulement extensionnelle mais aussi conceptuelle, n'est pas prise en compte. Ou encore, la mise en série temporelle de l’acquisition du réel est certes prise en compte, puisque figurée par le “cylindre” du modèle, mais la dimension de réaménagement, d’héritage, nécessaire à la mise en jeu du cercle de la précompréhension-compréhension dans sa variante traditionale n’est pas explicite : on peut subodorer qu’elle n’est pas spontanément l’objet disciplinaire du linguiste.
Le parler
174Regardons d'abord, comme les deux autres fois, l'aspect méthodologique. Est-ce que la dimension interprétative de la linguistique cognitive s'accomplit dans un parler, un dire spécifiques ? En lequel ce qui est pressenti et présumé comme sens accéderait au statut de signification ? J'aurais tendance à distinguer de ce point de vue les trois rubriques de l'orientation herméneutisante de la linguistique langackerienne.
175L'encyclopédisme du sens où l'inclusion de la pragmatique dans les sémantiques sont des articles de principe qui ne donnent lieu à aucune effectuation en situation : certaines analyses sémantiques feront appel à des connaissances encyclopédiques, ou bien alors relèveront de ce qu'on appelle ordinairement la pragmatique, mais cela ne peut qu'avoir lieu “en toute simplicité” et dans le cadre des conventions de diagrammatisation généralement adoptées. Chaque occurrence d’une analyse de cette sorte renvoie conceptuellement à l'herméneuticité de la signification, mais n’en relève pas moins de l'application déterminante d'un schème de jugement, sans se montrer dans la valeur d'une décision herméneutique du sens.
176On serait tenté de traiter différemment la théorie de la non productivité des règles. Celle-ci, en effet, tout en étant imputée à l'objet (elle résulte de l'état de fait des routines cognitives câblées et de leurs rapports de sanction), détermine la position même de l'investigation sémantique. La manière dont Langacker, au fil des deux tomes de sa Grammaire cognitive, cherche ou ne cherche pas des invariants conceptuels au-dessus de chaque dispersion de cas, renvoie à sa pensée méthodologique du rapport entre universel et singulier. L'exemple que j'ai évoqué plus haut du traitement de la possession en anglais est très significatif à cet égard : Langacker cherche et propose une “version” de l'énigme de la possession, expliquée en termes de point-de-référentialité, mais il est clair que cette élucidation ne fait pas disparaître les sous-élucidations d'abord évoquées pour jalonner le problème, et que son enracinement psycho-cognitif reste envisagé. On a donc envie de dire que le parler de la linguistique cognitive, dans chaque cas, énonce l'universel, et négocie/discute/éclaircit son rapport avec le sens prédonné (particulier et universel) aussi bien que son incarnation possible dans des processus de la psyché. Il y aurait donc bien une valeur d’achèvement dans la mise en œuvre du décret de la théorie. Est-ce là exactement ce qui s'appelle articulation dans Sein und Zeit ? Sans doute pas, il y a plus et moins à la fois [plus= le versant ontico-psychologique ; moins= l'articulation est considérée comme d’un autre ordre (général, abstrait, diagrammatique) que le sémantisme anticipé dans les emplois, à tel point que la fonction du parler n’est pas vraiment la fonction d’achèvement de la pré-compréhension voulue par le dispositif canonique]. Cependant la fonction instauratrice et décisoire de la linguistique cognitive me paraît évidente dans ces occasions, et d'une très grande importance.
177Qu'en est-il maintenant de la dimension du parler dans le cas de l'Être-au-monde linguistique ? Dans le traitement des modaux que nous avons étudié, Langacker fait la place à une réflexion de la singularité de la situation de l'Être-au-monde dans le dispositif linguistique qui en témoigne. L’accommodation particulière et contingente de l'approchement réaliste d'un environnement et de l'ajustement de sa “distance” selon les axes qui comptent est bien dite par lui être une affaire en dernière analyse idiosyncrasique. Langacker prévoit que les universaux de la modalité et de la flexion temporalle, dont il parle, ne qualifient pas de façon intersubjectivement constante la singularité de l'Être-au-monde, et que, donc, la pertinence de l’énonciation à l'égard de celle-ci résulte d'une reconfiguration elle-même singulière, en tant qu'immanente à cette énonciation justement, de la portée de ces universaux. De la sorte, l’accent est mis sur le supplément “achevant” que constitue l’énonciation, la parole : sur le moment du parler de l’herméneutique.
178On peut analyser cette accentuation comme liée à une sorte de court-circuit entre plusieurs instances de l’élément herméneutique chez Langacker : l’Être-au-monde linguistique dont le “modèle épistémique de base” fixe l’identité transcendantale en quelque sorte, l’encyclopédisme du sens virtuellement impliqué dans l’idée d’une accumulation de la réalité connue, et le parler “objet”, celui du locuteur dont la linguistique rend compte, qui nous renvoie à l’Être-au-monde à chaque fois concret d’un Dasein en train d’acquérir sa réalité et de la dire.
La “linguistique herméneutique” de François Rastier
179Tout mon compte-rendu de la sémantique de R. Langacker, et de son rapport avec les thèmes herméneutiques, est organisé autour du fait que cette sémantique se présente comme cognitive, et, à ce titre, plutôt comme une enquête positive sur les routines de l'appareil conceptuel que comme une théorie de la réception du sens conformément à la valeur d'adresse des énoncés, ou comme une doctrine concernant les événements interprétatifs que seraient les phrases. Le rapport à l'herméneutique de cette linguistique est donc médiat, on y accède en analysant, comme je l'ai fait, le faux-semblant partiel de la méthodologie cognitive mise en avant, et la co-présence, dans les analyses et modélisations proposées, d'éléments husserliens et d'éléments heideggeriens.
180Tout autre est la position de parole de la sémantique textuelle ou interprétative de François Rastier. Elle invoque ouvertement la dimension interprétative, et prétend seulement l'accommoder dans un compte-rendu exact des effets de sens. Pour présenter ici tout ce que je vois comme les enseignements de cette œuvre savante vis-à-vis de mon sujet, je suivrai néanmoins un plan analogue à celui que j'ai adopté dans la section précédente : je commencerai par montrer comment Rastier rencontre Langacker sur un certain nombre de grandes options méthodologiques, qui trahissent toutes la proximité à l'égard de l'option herméneutique. Puis je réfléchirai sur un thème de la sémantique interprétative, celui de l'impression référentielle, qu'on peut classer comme husserlien. En troisième lieu je m’attacherai aux notions de parcours interprétatif, d’isotopie, d’interprétation intrinsèque et extrinsèque, par lesquels passe toute l’élaboration herméneutisante de la sémantique interprétative.
Méthodologie singulariste
181Deux des articles de méthode que j'ai mis en avant chez Langacker sont également présents chez François Rastier (je rappelle d'ailleurs que le premier tome de la Grammaire cognitive et la Sémantique interprétative sont sortis la même année). Il s'agit du principe de l'inclusion de la dimension pragmatique dans la sémantique d'une part, de la conception encyclopédiste du sens d'autre part.
182Le premier point — l’incorporation de la pragmatique – vient chez Rastier avec la notion de sème afférent : les unités sémantiques de base du discours sont les sémèmes, et leur signification effective est la résultante d'une collection de sèmes (prenons pour le moment ces notions comme claires, j’y reviendrai tout à l’heure). Parmi les sèmes, on distingue ceux qui sont véhiculés par le “système fonctionnel de la langue” – appelés sèmes inhérents – et ceux qui sont induits par une caractéristique quelconque de l'emploi, appelés sèmes afférents : cette caractéristique peut avoir trait à la singularité de la donne textuelle ou à une convention englobante non universelle (aux valeurs spécifiées par l'idiome d'une sous-socialité pertinente). Il est clair que les effets de sens que l'on rattache volontiers à la pragmatique, ou plus généralement à la prise en compte de la situation de parole, se prêtent à une description en termes de sèmes afférents. Dans la phrase « Mon père, je suis femme et je sais ma faiblesse », il y a récurrence sémantique (isotopie) de femme à faiblesse en raison d’une afférence ‘femme’→/faiblesse/qui est valide pour l’énonciation du vers dans son monde (cornélien). On voit bien comment cet appel aux normes et conventions qui ne sont pas dans le système de la langue est nécessairement la mise en relief de situations d’énonciation où les normes et les conventions considérées valent. Dans la mesure où l’investigation des sèmes et de leurs types, notamment des sèmes afférents comme tels, est la tâche de la sémantique interprétative, celle-ci reprend à son compte au moins certaines compétences de la pragmatique.
183Le second point – l’encyclopédisme du sens – est affirmé ouvertement comme un principe. Je relève notamment la citation suivante, à la fin du traité de 1987 :
« Bref, nous préférons éviter ce genre de distinction, en rappelant que n'importe quelle connaissance lexicale encyclopédique peut être l'interprétant d'une relation sémique. »60
184Mais on trouve en fait, dans le propos méthodologique de Rastier, d’autres éléments, plus spécifiques de sa démarche et de la tradition structuraliste où il s’inscrit, qui le font rejoindre l’herméneutique.
185En premier lieu, Rastier reprend le classique problème méthodologique de la détermination du corpus, problème que le structuralisme a soulevé et dont il a débattu. Il récuse les linguistiques dont le corpus est constitué de ce qu’on pourrait appeler des “expériences de pensée linguistiques”, et demande que le corps des énoncés attestant la doctrine soit un sous-ensemble strict du “texte naturel”, du texte naturellement produit en langue – ce qui peut parfaitement inclure des formulations en langue spécialisée, pour peu qu'elles n'aient pas été émises en vue de la théorisation linguistique. Le corpus doit être prélevé sur un usage effectif, en substance. On peut critiquer un tel principe : le tri entre ce qui est du bel et bon usage et ce qui est ad hoc risque après tout d'être fort délicat, il se pourrait qu’il donne lieu dans certains cas à des décisions d’inclusion ou d’exclusion parfaitement contre-intuitives, bien qu’elles aient été prononcées pour des raisons plausibles. On peut même soutenir que ce principe est mal venu, en arguant de ce qu'une théorie de la langue doit couvrir la langue imaginée ou imaginable aussi bien que l'usage effectif, que c'est même ce qui distingue une description empirique des faits de langue d'une théorie au sens vrai. Sans doute François Rastier entend il d’ailleurs, dans cette affaire, justement récuser le modèle “théorique”, ou du moins un certain modèle “théorique”, ce qui serait en l’occurrence la pointe diltheyienne de son approche.
186Pour moi ici, il ne s’agit pas en tout état de cause d'amorcer le débat avec les conceptions linguistiques de François Rastier, d'autant plus que je ne partage pas la compétence et la responsabilité envers son objet du linguiste. Ce qui compte est l'idée de la caractérisation du bon corpus comme celui qui est inclus dans l'usage. Cette idée résout en effet le problème méthodologique du corpus en le renvoyant à un autre problème, celui de l'usage. Ce second problème, comme il vient d’être suggéré, n’a guère de raison d’être plus traitable a priori. Mais il y a entre les deux problèmes une différence importante : le problème du corpus est celui de la délimitation d'une région dans une textualité qui se donne déjà comme objective ; le problème de l'usage est celui de l'appartenance des énoncés à la “structure situationnelle”. Un énoncé atteste un usage si et seulement si il y a au moins un sujet dont il a été à quelque date l'énonciation. Il en va ainsi même si par la faute ou la grâce de l'écrit, comme l'explique Ricœur, cette structure situationnelle est effacée (la date est oubliée, impossible à déterminer, l'énonciateur une fois pour toutes inconnu, comme c'est le cas, disons, pour le mèden agan du Parthénon). Donc, reconduire le corpus à l'usage, c'est tout de même reconduire la linguistique à l'herméneuticité du langage en insistant sur la dépendance du sens à l'égard de la situation du faire-sens. Ce discours s'intègre à la famille des propos “singularistes” dont nous faisons l'inventaire chez Langacker comme chez Rastier, la demande d’authenticité du corpus qu’émet Rastier va dans le même sens que le mot d’ordre d’incorporation de la pragmatique à la sémantique.
187Le deuxième trait qu'il faut relever, à mon avis, est celui de l'inter-définition des sèmes et des sémèmes, évoquée un peu plus haut. Il y a là, je pense, un élément extrêmement important, d’une part en ce qu’il commande toute l’entreprise théorique et descriptive de Rastier (rien de ce qu’il a construit et proposé depuis 1987, à ce qu’il me semble, n’échappe à la conception du sème qu’il a d’emblée fixée, l’analyse sémique reste l’opération de base du savoir qu’il édifie61), d’autre part en ce que l’intention de bien comprendre philosophiquement le concept de sème nous conduit à réévaluer le structuralisme, nous amène à une mise au point de l’ordre de l’histoire des idées rejoignant certaines choses dites dans le premier chapitre de cette section, en marge du commentaire de Foucault.
188Rastier explique bien, tout d’abord, qu’il refuse l'idée d'une compositionnalité universelle et ultime du sémantique : il rompt avec les tentatives, dont il mentionne quelques unes, de construire toute signification à partir d'une (petite) batterie de significations fondamentales. Les “sèmes” de Rastier ne seront donc pas des mots algébriques constitués à partir d’un alphabet de sèmes fondamentaux. Mais, comme il l’explique tout aussi clairement, son rejet n'est pas un plaidoyer en faveur de la complexité labyrinthique, infinitaire du sens linguistique (complexité qu'il pourrait être prêt à reconnaître par ailleurs, par exemple lorsqu'il affirme le principe de l'encyclopédisme linguistique, ainsi qu'on l'a déjà vu). Finalement, Rastier prétend lui aussi que le sens se pose et se décide dans un contexte fini, mais il ne s'agit pas de celui de l'assemblage d'un “mot” à partir d'atomes sémantiques une fois pour toutes donnés. Le contexte est celui du taxème, c'est-à-dire de la petite batterie de mots (de sémèmes) composant l’univers pertinent dans la situation (textuelle, sociale, subjective) : ses éléments sont en nombre fini, et chacun vaut dans et selon le rapport aux autres, conformément à l'idée saussurienne/structuraliste. Ainsi chaise et fauteuil sont dans un même taxème, celui des “mobiliers d’assise” je suppose, et leur distinction décèle le sème ‘avec accoudoir’, présent dans le second et absent dans le premier. À l'intérieur de ce jeu (de la distinction dans le taxème), on observe une circularité avouée : si les sémèmes se laissent construire comme l'addition des sèmes qu'ils portent, les sèmes se définissent en termes des écarts de signification entre les sémèmes du taxème.
189On observera aussitôt que cette circularité avouée est simplement celle que la théorie structuraliste du sens avait très largement proclamée, comme un principe universel de la consistance différentielle du sens : ce principe fut en son temps érigé en une thèse ontologico-philosophique.
190Beaucoup se sont demandés, à l'époque, comment concevoir l'inter-définition constitutive du sens comme sens structural : comment était-il possible que les différences fussent fondatrices de l'effet de signification alors qu'elles présupposaient les significations qu'elles devaient fonder ? Diverses réponses ont été données.
191Certains ont assumé ce paradoxe comme indice de la paradoxalité ultime dont la langue témoignerait, et qui serait la paradoxalité propre du sens, du temps, du sujet : c'est en substance la réaction lacano-derridienne. Je la caricature ici, pourtant le geste qui consiste à ériger en axiome cela même que nous ne savons pas penser n’a rien d’absurde, et cette réaction fut sans doute la réponse “historique” de l’esprit philosophique français lorsque ce problème fut élaboré à l’heure du plus grand intérêt pour le motif structuraliste.
192D'autres ont vu dans la dynamique circulaire de la détermination du sens – entre différence et identité – la preuve de sa dialecticité essentielle, et ont considéré que le paradoxe n'en était donc pas un, puisqu'il était le paradoxe du devenir : il manifestait seulement l'insuffisance – connue par ailleurs – de l'organon logique vis-à-vis du devenir.
193D'autres encore ont stigmatisé la faute logique d'une telle vue et cherché à construire une linguistique formelle, positiviste, logicienne hors de cette inconséquence (je comprendrais assez le générativisme comme une réponse à cette demande – bien que Chomsky n’ait sans doute pas conçu son système en réponse aux questions très françaises que je viens d’évoquer – et je remarquerais en même temps que ce choix semble induire l'entrée dans le domaine cognitif : une linguistique qui abandonne le paradoxe structuraliste, peut-être, prend aussitôt un visage cognitif).
194D'autres encore, ont voulu fonder scientifiquement l'inter-définition dans une modélisation géométrisée. C'est ce qui a été l'attitude de Thom, que Wilgden et Petitot ont systématisée : l'inter-définition correspond à l'ancrage du signifier dans un dynamisme caché (psychologique, acoustique, etc.), thèse qui vaut pour l'interdéfinition des phonèmes, celle des morphèmes, ou celle des phrases. La “catégorie” de la détermination réciproque schématise universellement dans le diagramme de la catastrophe cusp dramatisé par un parcours de “confusion des actants”. Que la différence des sens précède leur identité devient donc totalement compréhensible, il y a un récit géométrique de la genèse distinctive qui en rend compte, et qui place en fait “derrière” la figure de la différence l’identité d’un potentiel, d’un système dynamique, œuvrant dans sa dimension propre.
195La sémantique interprétative de Rastier me paraît indiquer la possibilité d'une nouvelle compréhension de cette inter-définition : une compréhension herméneutique. Il me semble clair, en effet, que le rapport des sèmes et des sémèmes est mutuellement interprétatif : les sèmes sont l'explicitation des écarts entre les sémèmes, et les sémèmes sont interprétés dans chaque contexte comme la somme des sèmes qu'ils portent. Ce sont ces deux rapports qui rendent compte du jeu intra-théorique de ces deux concepts, plutôt qu’un hypothétique scénario génétique ou un schéma constructif-réductionniste. Il y a inter-définition parce que le sens s'établit dans une anticipation caractéristique de soi, qui le conduit à faire appel à son extériorisation pour se comprendre soi-même : le sens des sémèmes ne cesse de renvoyer à une mémoire différentielle du possible consignée dans un répertoire qu'explicitent les sèmes du taxème pertinent ; mais cette mémoire est aussi la ressource à partir de laquelle le sens s'anticipe et se projette dans un contexte, qui le module et le détermine en retour, l'effectue, le promouvant du même coup au rang d’élément possible de la mémoire ultérieure. En d’autres termes, le croisement des axes paradigmatiques62 et syntagmatiques spécifie la parole comme le jeu herméneutique qu'elle est : le dispositif structural rejoint ainsi la théorie du sens de Heidegger, le sens étant une directionnalité qui vise une structure, et la signification, comme effectuation du sens, étant le fait du parler qui articule.
196Comme on le voit, les articles principaux de la méthodologie de la sémantique interprétative nous situent très près de l’inspiration herméneutique, on sent que l’accointance de cette linguistique avec l’herméneutique est plus profonde et plus nécessaire que celle de la sémantique cognitive de Langacker. Examinons donc ce qu’il en est de certains thèmes plus précis de la sémantique de François Rastier, d’abord “husserliens”, ou pour le dire de façon affaiblie, se laissant rattacher au motif de l’intentionnalité.
L'impression référentielle
197On trouve en effet dans l’ouvrage de 1987 de François Rastier une explication de l'intentionnalité linguistique à partir de la notion d'impression référentielle : une tentative de comprendre au plan sémantique comment et pourquoi une phrase – un texte – peuvent viser un monde, fait qui d’ordinaire est ou bien pris pour acquis, ou bien renvoyé à l’intentionnalité “phénoménologique”, à la polarisation de la conscience comme “conscience de” (à la limite, comme chez la plupart des auteurs anglo-saxons, à une version empiriste de cette intentionnalité).
198La conceptualisation de Rastier s'appuie notamment sur l'analyse sémantique des tautologies et antilogies de la langue naturelle. Notre compréhension ordinaire, soutient-il, dissimile spontanément les occurrences du même, en sorte que revienne un contenu non ridicule à la phrase considérée. Ainsi, « Une femme est une femme » sera entendu en telle manière que le premier femme désigne la catégorie zoologique de l'humain femelle, et le second une somme – à déterminer avec prudence – de sèmes conventionnellement imputés à la féminité comme catégorie affective, sexuelle et sociale. Citons tout de même le passage où Rastier rend compte, de manière très complète, de cet exemple :
« La catégorie oppositive /concret/vs /abstrait/ peut distinguer les deux occurrences de ’femme’ dans (2) [n.d.l.r. Une femme est une femme] : ’femme1’ /concret/ vs ’femme2’ /abstrait/. Ce qu'on peut paraphraser en disant qu'une femme déterminée a les qualités d'une femme sur le plan moral. Cette dissimilation est codifiée, car l'énoncé a un caractère proverbial ; c'est du moins ce que confirme l'enquête de Robert Martin au près de ses étudiants : (2) leur a paru signifier qu'une femme est faible, coquette, volage, perfide, dépensière, rouée (!), bavarde ; ou encore, pour une faible minorité des réponses, intuitive, pudique, soumise, ayant besoin de plaire, pleine de tendresse »63.
199Donc la “dissimilation” sauve la phrase de l’insignifiance du “A est A”.
200Les antilogies – soit, selon la terminologie logique classique, les phrases propositionnelles nécessairement fausses – ont une manière similaire de résonner. Voici un exemple parlant, que traite Rastier :
« Pour les contradictions par négation non codifiées ou sans interprétant pragmatique, c'est encore le contexte linguistique qui permettra de sélectionner la catégorie dissimilatrice. Par exemple, la maxime confucéenne dit, in extenso : “Ton fils n'est pas ton fils, il est le fils de son temps”. On a alors :
’fils1’ : enfant mâle de qqn.
’fils2,3’ : enfant mâle éduqué par qqn ou qqch.
En somme, pour qu'un énoncé contradictoire par négation soit interprétable, il faut et il suffit que les occurrences du lexème ou du syntagme récurrent ne réalisent pas le(s) même(s) sémèmes(s) »64.
201L'idée qui se suggère alors est que l'on touche, avec ces phénomènes d'adaptation contextuelle des sèmes affectant les sémèmes en vue d'une cohérence non seulement logique mais informationnelle des phrases, à une condition très générale de viabilité sémantique de ce qui est dit. Ce qui rend une phrase tenable n'est pas tant qu'elle tisse une prédication non contradictoire (correction logique) ou qu'elle attribue à l'étant ce qui lui appartient effectivement (véridicité dénotative), mais qu'elle module des différences à l'intérieur d'un lieu sémantique : qu'en elle et le long d'elle ce lieu revienne, dans des guises et à des degrés divers. Cette condition fait de la phrase une phrase qui s'obstine en quelque chose, et cette “unité” minimale assure pour la phrase une impression référentielle : tout se passe comme si le fait de revenir sémantiquement sur soi prenait ipso facto la valeur de parler de quelque chose. Rastier formule cette clause de “consistance sémantique” en posant que l'impression référentielle est subordonnée à l'existence d'une isotopie qui s'étend sur la phrase, qui la traverse de part en part : cela revient à définir le mot isotopie, qui désigne donc, conformément à l’étymologie, toute récurrence du sens dans un lieu au fil d’une unité de corpus (phrase, texte,…).
202L’hypothèse de l’impression référentielle se vérifie en partie sur le cas des énoncés absurdes. Rastier analyse quelques exemples classiques en soulignant leur défaut d'isotopie :
« Ainsi ces quelques exemples, forgés par des linguistes :
(5) Colourless green ideas sleep furiously (Chomsky).
(6) Le silence vertébral indispose le voile licite (Tesnière).
(7) Le chlore lui a enlevé les anacoluthes (Martin).
L'énoncé (5) a suscité assez de littérature pour fournir prétexte à une mauvaise thèse. Certains y ont vu de la poésie — moderne —, voire de la “bonne poésie moderne” (Shaumjan). Chomsky, il est vrai, accumule des oppositions sémiques qui constituent autant de quasi-oxymorons : ’colourless’ (=/incolore/) vs’ green’ (→ /coloré/) ; ’sleep’ (→ /calme/) vs ’furiously’ (→ /agité/) ; ’ideas’ (→ /abstrait/) vs ’green’ (→ /concret/) et ’sleep’ (→ /concret/).
Ces oppositions constituent autant d'allotopies. Elles ont pour effet de limiter les isotopies génériques à celles qui sont obligatoires entre grammèmes liés.
Par ailleurs, les sémèmes correspondant aux lexèmes n'appartiennent pas à un domaine socialement codifié, et par suite l'énoncé (5) ne présente pas d'isotopie mésogénérique. Corrélativement, il ne crée pas d'impression référentielle. Retenons que son absurdité reconnue est déterminée par l'absence d'isotopie générique »65.
203Il est ainsi amené à formuler de façon plus précise la condition sémantique de non vidité intentionnelle déjà évoquée :
« (…) l'absurdité d'un énoncé syntaxiquement bien formé (recevable pour ce qui concerne la forme du contenu) est un effet de l'absence d'isotopie générique : l'énoncé est alors irrecevable en ce qui concerne la substance de son contenu. Pour qu'un énoncé ne soit pas absurde et paraisse doué de sens, il faut qu'il comporte au moins une isotopie générique minimale, c'est-à-dire qu'il compte au moins deux sémèmes pourvus d'au moins un sème générique commun »66.
204Les diverses citations et définitions que nous venons de rencontrer évoquent les notions de “niveau sémantique” par ailleurs introduites par Rastier. Il est donc utile de rappeler ici comment il présente la “généricité sémantique” à des paliers divers.
205On commence – j’en ai touché quelques mots plus haut – par définir les taxèmes et les domaines : les premiers regroupent des sèmes spécifiques au plus bas niveau, Coseriu définit le taxème comme une « structure paradigmatique constituée par des unités lexicales (’lexèmes’) se partageant une zone commune de signification et se trouvant en opposition immédiate les unes avec les autres » ; les seconds sont des groupes au sein desquels les sémèmes se désambiguisent. Ainsi que l'écrit Rastier :
« Le domaine est un groupe de taxèmes, tel que dans un domaine donné il n'existe pas de polysémie. Dans le domaine //alimentation//, canapé manifeste le sémème ’tranche de pain garnie’ et non ’long siège à dossier’ ; chinois, ’passoire conique’ et non ’citoyen de la R.P.C.’. Tous les dictionnaires recourent au moins implicitement au concept de domaine, en utilisant des abréviations qui signalent l'appartenance de contenus à des domaines comme cuis. (terme de cuisine) pour blanquette, ou mar. (terme de marine) pour carguer »67.
206Mais il est envisagé un troisième type de région sémantique, la dimension, présentée ainsi :
« Une dimension est une classe de généralité supérieure. Elle inclut des sémèmes comportant un même trait générique, du type de /animé/, ou /humain/, par exemple (ces traits sont analogues aux selectional features de la grammaire générative). À la différence des taxèmes ou des domaines, des dimensions peuvent être articulées entre elles par des relations de disjonction exclusive (cf. //animé// vs //inanimé//) »68.
207Disposant de ces trois paliers, on en déduit trois types de sèmes génériques, distingués selon leur niveau de généricité :
« On distingue ainsi trois types de sèmes génériques, selon qu'ils notent l'appartenance d'un sémème : (i) à un taxème, (ii) à un domaine, (iii) à une dimension. Nous les nommerons, respectivement, sèmes microgénériques, mésogénériques, et macrogénériques »69.
208Se trouvent donc rejetés hors cette récapitulation les sèmes qui identifient les sémèmes dans un taxème : ceux-là sont dits spécifiques.
209Pour en revenir, cela dit, au concept d'impression référentielle, nous l’aurons mieux compris si nous prenons en considération la façon dont Rastier lui fait recours, notamment le genre de typologie qu'il en extrait, en modulant son critère. Si, en effet, la présence d'une isotopie générique est le critère de l'impression référentielle, il paraît normal que des critères analogues et plus fins permettent de classifier quelque chose comme un degré ou un type d'impression référentielle.
210Rastier propose par exemple le tableau de la page 171, qui analyse six phrases du point de vue de ce qu’elles contiennent en fait d’isotopie : une isotopie générique (conformément au critère), une isosémie, c'est-à-dire une isotopie d’un genre particulier, une isotopie spécifique, ou finalement une allotopie, c'est-à-dire une étrangeté dans le sens, une disparité (éventuellement à l’intérieur d’une isotopie). Au bout du tableau sont explicités, pour chaque phrase, leur qualification en termes de vérité, et, pour finir, leur qualification en termes d’intentionnalité, la propriété de projection de monde qu’on peut leur attribuer : cela va de la dénotation platement réaliste à la non-dénotation pour cause d'absurdité.
211D’après le tableau, la présence d'une allotopie en sus de l'isotopie générique assurant l'impression référentielle transpose celle-ci en une impression de monde possible (et non plus de monde réel). Dans l'exemple ‘Une orange est bleue’, cette allotopie est celle de la détermination chromatique orangée, inférable de’orange’, à l'égard de la détermination explicite bleue. L'identité de position sémantique ouvrant la dimension référentielle (l’isotopie “chromatique”) est contrebalancée par une différence de position plus spécifique. Cette tension isotopie générique/allotopie spécifique induit l'orientation de la référence sur un monde possible. Intervient aussi, on l’a dit, le paramètre d'isosémie, concept que Rastier définit comme celui d’une “isotopie prescrite par le système fonctionnel de la langue”. Dans l'exemple E, ainsi, la rupture d'isosémie (on pourrait dire allosémie, il me semble) consiste en ce que
« (…)’gare’ comporte le sème générique /inanimé/, en allotopie avec le sème générique /animé/ inhérent à ’riant’. »70.
212Nous comprenons que la langue, ici, voudrait une cohérence ou une compatibilité entre gare et riant en raison de leur lien “attributif” au sens large.
213Compte tenu du fait que la phrase contient par ailleurs une isotopie (‘voyage’), l’allosémie a de nouveau comme effet la modalisation du monde projeté.
214On voit donc comment l'utilisation ramifiée et diversifiée du critère d'isotopie permet de rendre compte d'une façon non logique mais linguistique de la modalité de référence des phrases : la pure analyse selon la vérité, par exemple, ne nous permettrait pas de distinguer selon l’intentionnalité les phrases E et F.
215La théorie de l'impression référentielle nous fournit en quelque sorte une théorie linguistique de l'intentionnalité, entendue au sens husserlien : comme cette propriété structurale intrinsèque des représentations ou vécus de contribuer à l'orientation du système auquel ils participent sur un corrélat objectal. Dire qu’une phrase produit une impression référentielle, c’est comme dire qu’un agencement de vécus détermine une visée intentionnelle. Ce parallèle doit, néanmoins être discuté et commenté.
216Une première remarque porte sur le choix du terme impression : c'est dans le registre de l'éprouver que Rastier définit la référentialité des phrases. Alors que chez Husserl, la disponibilité des noèmes renvoie à l'activité des noèses. La théorie de l'intentionnalité linguistique ici proposée est la théorie de la réception par l'esprit d'un “effet de bord” en lui de ce qui se noue au plan langagier plutôt que la théorie d'une activité synthétique, productrice des corrélats objectaux comme tels.
217Une seconde remarque porterait sur l'idée même que la référentialité s'atteste par la récurrence du même (l'isotopie). Cette idée n'est évidemment pas inédite comme idée phénoménologique. On la trouve, à tout seigneur tout honneur, chez Kant : dans la déduction transcendantale des catégories, Kant dit bien que le Je pense se reconnaît lui-même à la récurrence de ses modes de synthèse (catégoriaux)71 : dans la “phénoménologie kantienne”, que le Je pense se saisisse le long du temps interne, c’est cela qui donne consistance à l’objet transcendantal, les fonctions du Je pense sont en même temps celles de l’objectivation.
218Pourtant, évidemment, c’est surtout à Husserl que l’idée renvoie, le Kant que je viens d’évoquer est un Kant pré-husserlien.
219Chez Husserl, comme on l'a dit, le noème est mis en rapport avec la noèse, qui est elle-même décrite comme prescription de règle et imposition de forme. En second lieu, Husserl dit en substance que si la pluralité hylétique cesse de se conformer à la forme agie par les noèses, le noème se modifie afin de se sauver (c'est-à-dire que la noèse bouge), ou, si la correction n’est plus possible, il s'effondre en quelque sorte. En sorte que l'idée selon laquelle l'en face ne tient que par une stabilité, une ressemblance à soi de la structure des vécus est éminemment présente chez lui.
220Mais on peut encore, je crois, commenter la théorie de l’impression référentielle en la confrontant avec celle de la variation eidétique. Cette théorie, on le sait, nous explique comment, en faisant fond sur notre capacité d'imaginer ce qui peut être et ce qui ne peut pas être dans l'ordre des configurations de vécus, nous sommes en mesure de saisir conformément à quel système des essences nous constituons toute réalité. La relation imaginative à des mondes possibles internes est ce qui permet de détecter la loi de constitution du monde réel externe et englobant. Alors que, chez Rastier, c'est la modulation du même au niveau de cet interne non subjectif qu'est le texte qui décide de ce qui est reçu comme se plaçant dans un monde possible et de ce qui est reçu comme se plaçant dans le monde réel. Donc, en substance, au lieu que l’accès au possible soit le moyen de la saisie de l’identité des essences, c’est le jeu textuel sur l’identité sémantique qui donne son sens au possible comme tel (qui détermine l’intentionnalité du contrefactuel).
221Ces trois remarques, j’estime, sont suffisantes pour dire qu’en développant sa conception de l’impression référentielle, François Rastier a proposé un article de “phénoménologie sémanticienne” (alors que les approches para-husserliennes de Langacker relèvent plutôt d’une sorte de sémantique phénoménologique).
Le volet herméneutisant de la sémantique interprétative
222Nous en venons maintenant à ce qui est directement et ouvertement traitement du thème interprétatif chez François Rastier. Selon ma lecture, il faut retenir trois sortes de développements qui élaborent effectivement ce thème :
une définition de l’interprétation comme réécriture des sèmes, qui “résulte” en quelque sorte de la méthodologie elle-même herméneutisante analysée plus haut ;
une problématique de l’imputation des isotopies à un “passage”, principalement une réflexion sur ce qui peut distinguer une isotopie intrinsèque d’une isotopie extrinsèque, dans les termes du livre : ce développement correspond à une sorte d’intériorisation à la sémantique interprétative de la revendication de l’“herméneutique critique” ;
sur la base et dans la ligne de la réflexion mentionnée à l’instant, une sorte de description et de codification a priori de l’œuvre interprétative à laquelle la sémantique de François Rastier nous engage dans l’approche d’un texte quelconque.
223Tâchons donc de prendre connaissance de l’ensemble de ce travail.
L’interprétation comme réécriture
224On trouve, au début du chapitre IX – « Objets et moyens de l’interprétation » – de Sémantique interprétative une sorte de récapitulation par Rastier des notions ou concepts directeurs de l’interprétation qui sont le contexte de sa proposition, auxquels il entend s’opposer notamment. Quel que soit son intérêt, je ne reprendrai pas cette “synthèse introductive” au fil de laquelle l’auteur convoque Chomsky, Greimas, Ricœur et l’interprétation logique : je veux en venir directement à la notion d’interprétation comme réécriture que le livre met en avant.
225Retenons tout de même de ce préambule que Rastier veut une méthodologie de l'interprétation des textes – ou plutôt du textuel rencontré, quelle que soit sa “taille” – qui tout à la fois
soit contrainte et réglée ;
vaille comme dégagement du sens dans sa genèse et sa dynamique (ait le caractère d’une “production” en somme) ;
ne renvoie pas à la garantie d’un sujet-source.
226Le passage suivant exprime dans une certaine mesure ce programme :
« a) Pour ce qui nous concerne, nous éviterons de postuler des structures sémantiques profondes. Au niveau sémique où nous situons notre analyse, nous évitons de postuler des isotopies superficielles – ou manifestes – qui s'opposeraient à d'autres, profondes – ou fondamentales – (cf. ch. VIII).
b) L'interprétation – et notamment la lecture des isotopies – se réduit pour nous à une assignation réglée du sens, sans qu'il soit besoin d'évoquer un herméneute, ou un lecteur modèle (cf. Eco, 1979) pour convoquer les divers types de normes dont la rencontre transforme la phrase ou le texte en énoncé pourvu de signification.
c) L'intentionnalité du sujet énonçant (sinon ce sujet lui-même) se réduit alors pour nous à une conjecture invérifiable »72.
227L'idée est donc que l'interprétation n'a rien d'archéologique, que le sous-sol visé soit une absoluité primitive du sens ou l'empreinte de la subjectivité. Elle est purement prospective, elle obtient le sens selon ses règles, et elle l'obtient comme une nouveauté anonyme. Les isotopies sont l’enjeu majeur de l’interprétation ainsi conçue, parce qu’au fond, elles sont l’effet de sens dans sa dimension, qui seule importe : les “sèmes” sont donnés avant, et le niveau du sémantique est dans cette mesure convenablement marqué dans son herméneuticité profonde par la sémantique interprétative, mais le sens qui est en débat pour l’intention de la juste compréhension des textes est plutôt celui qui “émane” de la configuration et l’équilibration des isotopies. C’est à cette aune que le mode interprétatif proposé a valeur de “production” instituant pour le sens.
228L’opération fondamentale de l'interprétation est, comme annoncé, la réécriture. En fait, l’interprétation consiste dans le retraitement des sèmes d'un texte-source afin de constituer un texte-but, c’est la définition qui en est proposée.
229Voici un tout petit exemple de cette activité de réinscription, qu'il donne au fil de son exposé :
« Le syntagme “le soir de la vie” contient les traits inhérents /temporalité/ et /terminatif/ dans ’soir’, /animé/ dans ’vie’. Si l'on propose la paraphrase ’vieillesse’ on sélectionne un sémème qui contient /terminatif/ comme sème spécifique, /temporalité/ comme sème micro-générique, /animé/ comme sème macrogénérique »73.
230Ainsi définie, l'interprétation au sens de Rastier est essentiellement partagée entre deux options qui sont naturellement celles de la réécriture : celle de l'interprétation intrinsèque, qui « met en évidence les sèmes (inhérents ou afférents) qui sont actualisés dans le texte »74, et celle de l'interprétation extrinsèque qui « met en évidence des contenus qui ne sont pas actualisés dans le texte interprété »75. Cette distinction commande toute la réflexion philologique de Rastier, et détermine en particulier l’orientation critique de son propos.
231En fait, on peut selon lui, dans un premier temps, distinguer ces deux modes de réécriture en termes des opérations propres à chacun d’eux.
232Pour l'interprétation intrinsèque, ces opérations sont
« (i) L'analyse : mise en évidence de tous les sèmes composant un sémème-source donné. Un sémème-source sera réécrit par plusieurs sémèmes-but qui dénomment ses sèmes.
(ii) la conservation : le sémème-but est identique au sémème-source.
(ii) la condensation : plusieurs sémèmes-source sont réécrits par un seul
sémème-but (qu'on appelle parfois métasémème)76 ».
233Et pour l'interprétation extrinsèque :
« (iv) La transposition : le sémème-but contient au moins un sème commun avec le sémème-source, et au moins un sème que celui-ci ne possède pas.
(v) La substitution : le sémème-but ne contient aucun des sèmes de sa source.
(vi) la délétion : un sémème du texte-source n'est pas transformé dans le texte-but.
(vii) L'insertion : un sémème du texte-but ne transforme aucun sémème du texte-source »77.
234Le problème est bien évidemment de savoir si cette classification des opérations locales, qui a quelque chose de quasi formel, permet réellement de construire l'opposition intrinsèque/extrinsèque dans toute la signification ultime que lui prête la sémantique interprétative.
235Pour aggraver et préciser le problème, notons que les réécritures sont aussi, pour Rastier, des lectures : le concept “quasi-formel” de réécriture interprète à la fois la vieille notion herméneutique d’interprétation et la notion de sens commun de lecture, infiniment prisée à l’époque théorique contemporaine pour l’indication qu’elle donne de la possibilité d’une pluralité indéfinie-ouverte de lectures. Il y a donc une distinction lecture descriptive/lecture productive qui fait écho à la distinction entre interprétation (réécriture) intrinsèque et interprétation (réécriture) extrinsèque. D’où le schéma de la figure 21.
236Dans ce schéma, on remarquera d’abord que les interprétations sont présentées comme des sortes d’actions cachées, ayant leur élément purement dans le rapport à des normes, qui “précèdent” ou commandent des réécritures produisant ce qu’on appelle proprement des lectures. Au départ, pourtant, la réécriture était l’interprétation, pour ce que nous avions compris : il semble qu’en fait, Rastier ne renonce pas à un concept de l’interprétation comme subjectivité en retrait par rapport aux opérations, au moins dans ce contexte.
237Pour aborder maintenant le contenu informatif du schéma, les lectures productives sont celles qui sont au moins partiellement interprétations extrinsèques. De toute façon les lectures sont des réécritures, mais les interprétations extrinsèques se fondent sur un recours à des normes excédentaires : c’est ce que symbolise le décalage vers la droite apporté par la flèche du haut, labellisée N.
238Rastier insiste, par dessus le marché, sur l'idée que ces modalités interprétatives sont susceptibles d'un certain enchâssement :
« (i) l'interprétation intrinsèque peut faire l'objet de plusieurs interprétations extrinsèques ; (ii) de même pour l'interprétation extrinsèque, qui peut être réinterprétée à son tour ; (ii) les lectures peuvent elles-mêmes être prises pour textes objets »78.
239Rastier confirme par ailleurs son orientation “tout-sémantique” en refusant de nommer interprétation les réécritures qui ne passent pas par le sens. Il évoque ainsi le transcodage en braille, qui est un chemin du type (1)-(3) ne passant pas par (2), et la réécriture oulipienne par l'algorithme S→S+7, qui est du type (1)-(5) sans passer par (4). Cette considération confirme l’attribution à l’interprétation d’une certaine “intériorité”, qui est sans doute plutôt intériorité du sémantique qu’intériorité subjective. Néanmoins, telle quelle, elle relativise la portée de la définition de l’opposition intrinsèque/extrinsèque en termes d’opérations.
L'imputation des isotopies
240Cela dit, comme je le faisais déjà valoir tout à l’heure, la prestation maîtresse de la sémantique interprétative est la construction des isotopies. Rastier doit donc nous expliquer ce qu'est – dans sa différence spécifique – la construction d'une isotopie extrinsèque.
241Il le fait effectivement, dans la section 3.2, en s'appuyant sur un exemple d'interprétation chrétienne de l'ancien testament, due à Bède le vénérable. Comme on va le constater, il enchaîne aussitôt, de cet exemple, à une discussion de la légitimité des imputations d’isotopie extrinsèque. Le problème de l’interprétation, en effet, ne sera pas pour lui purement et simplement problème de la limitation de la spontanéité interprétative à l’intrinsèque : la frontière de la légitimité, si j’ai bien compris, passe à l’intérieur de l’extrinsèque, et c’est ce qui fait toute la difficulté et la subtilité de l’affaire.
242L’interprétation de Bède qu’il prend comme exemple – traditionnellement classée comme allegoria quae verbis fit – est la réécriture de
243‘Egredietur virga de radice Iesse, et flos de radice eius ascendet’
244en
245‘de stirpe David per Mariam Virginem Dominum Saluatorem fuisse nasciturum’.
246(Il nous faut parler quelque peu latin pour la comprendre, mais pas trop)
247Cette réécriture est une lecture productive, elle se range du côté de l’extrinsèque. Elle est en effet, selon Rastier, organisée autour de l'opposition entre l'isotopie/végétal/de la source et l'isotopie/humain/du but.
248Le tableau complet de la distinction des sèmes est le suivant :
249Les déterminations de modalisation correspondent au passage des futurs (egredietur, ascendet) au passé (fuisse nasciturum)79.
250Globalement, la réécriture en cause justifie à la fois qu’on oppose et qu’on assimile la source et le but. Elle roule sur trois opérations locales :
la conservation radie→stirpe (les deux termes sont parasynonymes)
les transpositions e→de (le e à la source doit être celui de e-gredietur), Jesse→David (/père de David/→/David/), ascendet→nasciturum (décalage dans le trait ’production’ compte tenu des contextes /végétal/ vs /humain/, etc.)
la substitution (egredi)-etur, (ascend)-et → fuisse.
251La structure d'ensemble de cette interprétation est qu'il y a une isotopie immanente au texte source (/végétal/), et une autre au texte but (/humain/), et que ces deux isotopies sont de plus connectées :
« (…) bien que les énoncés source et but renvoient mutuellement l'un à l'autre, dans la mesure où chacun comprend un sémème porteur du sème dont la récurrence constitue l'isotopie générique de l'autre80. ».
252Dans l'exemple, cette double fonction est assumée par Iesse du texte source qui porte le sème /humain/ et stirpe du texte but qui porte le sème /végétal/.
253Nous avons maintenant une idée plus précise de ce qu'est une interprétation extrinsèque : une réécriture qui déploie une isotopie générique autre, nouvelle. Nous connaissons aussi un procédé fondamental qui limite en quelque sorte le degré d’altérité de la source et du but dans le cas d’une telle interprétation : une sorte de transposition (selon les définitions de Rastier) inter-isotopique selon laquelle la source et le but se nouent sur des sémèmes d'intersection.
254L’exemple de l’interprétation de Bède est-il en même temps celui de l’interprétation extrinsèque acceptable, c’est-à-dire le type de nouage qu’elle présente fait il critère en matière d’acceptabilité ?
255Rastier se pose le problème à partir de la position de Greimas, et même d’un exemple de lecture productive pris chez lui : dans sa lecture de Deux amis, ce dernier regarde tout en termes d'une isotopie religieuse, qui semble de prime abord convoquée par lui, surajoutée aux isotopies immanentes au texte de Maupassant. L'exemple est largement décrit dans Sémantique interprétative, nous n’en retenons que la discussion à laquelle il donne lieu. Rastier cite les conditions de validité mises en avant par Greimas :
« elle [n.d.l.r. : la nouvelle isotopie] ne deviendra acceptable que si, d'une part, une nouvelle lecture permet son élargissement aux limites du texte et que si, d'autre part, elle ne met pas en évidence l'existence d'éléments sémantiques ou narratifs qui seraient en contradiction avec la première isotopie figurative »81.
256Figurative renvoie, pour Greimas, à ce niveau de scénarisation réaliste, notamment spatiale, que doivent rejoindre les contenus du carré sémiotique profond pour devenir de belles et bonnes narrations de surface. Rastier n'est d'accord avec aucun de ces deux critères :
« Ces conditions ne sont sans doute pas inutiles, mais elles n'ont pas à nos yeux un caractère nécessaire : d'une part une isotopie peut en contredire une autre, au sens où leurs sèmes constitutifs sont en relation d'incompatibilité ; d'autre part une isotopie locale peut parfaitement se révéler valide »82.
257De son côté il fixe une autre condition, qui est en substance celle du sémème justifiant, condition critique très importante à ses yeux, et au nom de laquelle il récuse par exemple les interprétations déconstructionnistes :
« Une première recommandation, formulée jadis (l'auteur, 1972, p. 93), conseille, avant d'établir une isotopie générique, d'identifier au moins un sémème appartenant sans équivoque au domaine sémantique considéré, c'est-à-dire pourvu d'un sème générique inhérent, actualisé en contexte, et qui l'indexe dans ce domaine »83.
258Il y a une vraisemblance philologique à ce critère : les gens qui étudient les textes exigent d'eux-mêmes et les uns des autres qu'ils puissent désigner dans le texte le support de leur glose. On a bien le sentiment que c'est ce qui fait critère “dans la pratique”. Dans le cas de la lecture de Greimas, Rastier affirme que la condition n'est pas remplie : la seule présence de la dimension religieuse dans Deux amis, dit-il, serait le syntagme « une vraie pêche miraculeuse », mais, précisément, l'instruction relativisante84 ‘vraie’ en annule la portée.
259Le critère mis en avant par Rastier est plus faible que le nouage attesté dans l’exemple de Bède : on demande seulement que l’isotopie ‘lisante’ soit annoncée dans le texte lu, et pas de plus que l’isotopie du texte lu revienne dans le texte lisant.
260À première vue, comme je l’ai dit, ce critère est le critère philologique par excellence, dans sa pureté : l’érudition philologique est la compétence “dure” du savoir des occurrences, avec la règle corrélative du commentaire énonçant que seul peut être proposé en guise d’éclaircissement interprétatif ce qui s’appuie sur des occurrences, précisément.
261Mais le problème doit être reposé dans le cas où l’interprète doit prendre en compte de façon simultanée plusieurs isotopies. Dans ce cas, où l'interprétation devient jeu ou navigation poly-isotopique, Rastier décrit son exercice comme parcours interprétatif :
« 1) Là où le texte comprend des isotopies successives ou entrelacées, le parcours interprétatif consiste principalement à identifier les connexions métaphoriques qui relient ces isotopies.
2) Là où le texte comprend des isotopies superposées, il faut en outre identifier au moins un domaine (ou une dimension) non lexicalisée avec lequel seront établies les connexions symboliques. La plausibilité des réécritures opérées dépendra en premier lieu de celle du domaine (ou dimension) retenu »85.
262Le parcours interprétatif consiste donc, d'une part, dans le geste qui décide de l'isotopie supplémentaire, l'indexation des sémèmes sur une dimension surimposée, et d'autre part dans un suivi synthétisant de la pluralité des isotopies, qui les rapporte l'une à l'autre et identifie en quelque sorte secrètement les identifications hétérogènes qu'elles sont.
263Pour ce qui regarde l'introduction d’un domaine sémantique – afin de connecter grâce à lui des isotopies déjà acquises par la lecture – Rastier répète la condition “philologique” du support dans le texte, il demande qu'on puisse exhiber une occurrence à l’appui : il faut que le domaine ou la dimension introduits soient attestés dans le passage lu et/ou dans l'ensemble de l'œuvre.
264Ces exigences “critiques” ne signifient pas du tout que la sémantique interprétative soit disposée à construire la relation de l'interprète à son texte de manière objectiviste, comme on pourrait l’imaginer, puisque la liberté de procéder à de mauvaises imputations sémantiques est reconnue à cet interprète.
265Rastier propose plutôt à cet égard une thèse radicale qui dissout la différence statutaire entre le texte source et le texte but de l'interprétation. Il se place pour tout dire dans l'hypothèse d'une inclusion du texte source dans le texte but. N’ignorant pas l’audace de cette nouvelle thèse, il énumère d’abord les arguments que l'on peut produire en faveur de la distinction statutaire :
les textes source et but ont des énonciateurs distincts ;
le texte but désigne le texte source par des déictiques (structure de citation) ;
il y a une démarcation typographique. Rastier soutient que ces critères ne sont pas bons : il y a dit-il, des textes bi-isotopiques où les segments de l'une des isotopies ont le même type de rapport aux segments de l'autre et qui ne sont pas interprétatifs86. La description du sens d'un texte et la production “libre” d'un additif sémantique ne seraient donc pas distinguables comme telles :
« (…) les rapports entre texte-source et texte-but au sein d'une lecture peuvent être décrits comme les rapports de séquences au sein d'un texte global. Une lecture descriptive sera un texte-but qui comporte la même isotopie générique que le texte-source, alors qu'une lecture productive peut comporter une isotopie générique différente »87.
266De même que Rastier fournit une théorie sémantique de l'intentionnalité standard, sujet-monde, avec sa notion d'impression référentielle, de même il prétend réduire au sémantique la forme de la référence linguistique elle-même, le rapport de thématisation d'une phrase ou plus généralement d'un texte à un autre. Cela veut dire en particulier que les citations ne sont pas des citations, elles modifient les afférences et donc le sémantisme des textes cités. On en arrive à une conception où l'interprétation est l'adjonction d'une variante, sur le modèle de la notion de variante externe d'un mythe. Cela signifierait donc que l’impératif critique du bon usage de l’interprétation extrinsèque, de la juste mise en rapport domaniale des isotopies imputées, serait en quelque sorte un impératif immanent au texte ou au sémantisme, un impératif “immanent” de suivi du sens, que le sens lui-même dans son arrangement textuel dégagerait inexorablement. On reconnaît, dans une telle idée, quelque chose de la Stimmung structuraliste dont la pensée de François Rastier procède en effet.
267Cette contestation, depuis une conviction “hypersémantiste”, de la relation de référence me semble pourtant devoir être elle-même critiquée, et, du même coup, le criticisme de la méthode du parcours interprétatif réévalué dans des termes plus classiquement subjectivistes-rationnels. On peut, je crois, objecter à la dissolution catégoriale du rapport de citation l'argument transcendantal auquel recourt Husserl contre H.J. Watt dans les Ideen I : ce dernier oppose à la phénoménologie le caractère possiblement altérant de la réflexion, seul moyen de l'enquête phénoménologique, et Husserl lui répond en substance que la réflexion est ce par quoi l’objet de type “vécu” nous est donné, et que donc une réflexion fidèle – ou à tout le moins donatrice – est constamment présupposée dans toutes les hypothèses de déformation qu’émet Watt. Il me semble, de même, évident qu'une citation n'altérant pas le sémantisme des textes est constamment présupposée par toute enquête sémantique, et fait partie sans doute des conditions transcendantales “philologiques” de la sémantique comme connaissance : c’est par la citation que l’objet textuel, phrase, mot ou passage nous est donné. Je crois donc que l’orientation critique prise par la sémantique interprétative est une véritable orientation critique, impliquant un sujet en tant qu’agent de l’opération qu’est l’interprétation, et avant elle ou avec elle – mais de lui et pour lui – la citation.
268Ce point apparaît d’ailleurs assez nettement dans la suite du livre, où Rastier continue à analyser les conditions de l'interprétation, en portant son attention sur ce qui peut fonctionner comme instruction intrinsèque ouvrant la voie à une interprétation et comme instruction extrinsèque : la mise en relief des fonctions de ces instructions fait signe vers le sujet auquel elles s’adressent.
269Rastier retient comme type d'instructions extrinsèques – susceptibles d’autoriser ce dont la légitimité est constamment en question pour lui, à savoir la réécriture productive, hétérogène – les normes de cohésion, de pertinence et de cohérence.
270Les premières autorisent à introduire des niveaux de sens (dissimiler) lorsque le texte menace sinon d'être contradictoire. Rastier estime qu'en général, un élément du contexte effectif permet d'éliminer la contradiction, et que les isotopies supplémentaires n'ont donc été introduites que parce qu'on les voulait depuis le début. Ces instructions ne sont donc pas légitimes.
271Les secondes sont illustrées par l'exemple d'une isotopie érotique sous-jacente déduite par l’interprète des redondances d'un texte, où il voit les manifestations d'une “énergie” venant d’ailleurs. Rastier n'en réfute pas le principe.
272Les troisièmes se résument en fait à une norme d'adaptation du sens du texte à l'idéologie du lecteur : celle-ci ne vaut pas grand'chose aux yeux de Rastier88.
273Au bout de cette longue réflexion sur la possible légitimité d’une lecture qui ajoute, Rastier propose une conclusion qui délivre en même temps un jugement sur le statut et les tâches respectifs de l’herméneutique et de la sémantique.
Herméneutique, sémantique, interprétation
274On aura compris, au fil des paragraphes qui précèdent, comment Rastier conçoit la compétence interprétative : celle-ci est, pour lui, la compétence d'un parcours, qui s'adresse à des systèmes de normes multiples, dédoublés en systèmes internes (donnés dans et par le texte) et externes (induits par un “hors-texte” quelconque).
275La question se pose alors si le suivi d’un tel parcours peut et doit être considéré comme une œuvre de science, si la compétence de l’interprétation, dans l’image qu’en donne Rastier, devient scientifique.
276Un élément de réponse nous est donné par la façon dont Rastier accommode la “démarcation diltheyienne”, la réfléchit dans son dispositif : s’appuyant sur une citation de Ricœur, il envisage de reconnaître dans l'explication ce qu'il appelle interprétation intrinsèque, et dans l’interprétation-comme-compréhension ce qu'il appelle interprétation extrinsèque. Une telle double équation fait évidemment problème, dès lors que les deux types d'interprétation, chez Rastier, sont épistémologiquement homologues, ce qui les sépare est seulement la localisation – intra-textuelle ou seulement ambiante – des normes convoquées ; alors que dans la problématique de la tradition herméneutique, l’interprétation-comme-compréhension est l'auto-décision et la projection intropathique d'un sujet, et s'oppose à l'explication – conçue comme usage de l'entendement logique, du jugement déterminant – de l'imputation causale naturaliste.
277Ce qui rend pourtant envisageable pour Rastier une telle double équation est qu’il adopte à l'égard de la question de la scientificité de l'interprétation une position non monolithique. Il affirme souvent qu'il vise une scientificité pour sa sémantique interprétative tout en reconnaissant en même temps l'ouverture essentielle des possibilités interprétatives. En fait il pense que sa sémantique peut décrire le système des stratégies qui inspirent ces possibilités (et être scientifique à ce niveau) :
« La sémantique ne peut donc prétendre exhiber l'interprétation qui serait scientifique et périmerait toutes les autres. Il existe sans doute des stratégies interprétatives plus rationnelles que d'autres. Mais la théorie des stratégies interprétatives ne relève pas pour autant de la sémantique, et bien plutôt d'une théorie des idéologies, considérées notamment comme systèmes de production et de transformation du sens textuel.
La sémantique opère en deçà. Elle peut montrer comment une stratégie produit une lecture, comment aux types de stratégies correspondent des familles de lectures ; fournir les moyens d'une évaluation relative des stratégies, voire (la vérité étant exclue) établir des degrés de plausibilité en fonction de telle ou telle hypothèse. Mais les critères d'une évaluation des lectures ne sont pas à proprement parler de son ressort.
Cependant, en conservant sa spécificité, et sans se confondre avec une psychologie ou une sociologie, elle permet de mieux comprendre comment un texte résulte de la rencontre entre une langue, un homme, et une société »89.
278Comme description du système des stratégies interprétatives possibles, recension des isotopies imputables en fonction des normes convocables, mise en relief des compatibilités, cohérences et subordinations des choix disponibles, l’interprétation à la Rastier se rapproche en effet du moment de l’explication structurale tel que le décrivait Ricœur. Mais l’attitude sémanticienne qui est derrière cette description des parcours interprétatifs offerts connaît l’indétermination du sens, et reste ouverte sur les lectures productives selon un critère qui n’est pas formellement limitant, qui ne circonscrit pas a priori le possible à la manière d’une reconstruction scientifique standard. Enfin, la sémantique se refuse comme telle à être une théorie du déploiement des possibilités interprétatives qu’elle enregistre et décrit : seule serait compétente à cet égard une science des normes, que Rastier identifie a priori comme science des idéologies.
279Je termine cet examen du traitement de la question de l’interprétation proposé par Rastier par quelque remarques esquissant un débat avec lui : mes remarques ont été, je l’avoue, quelque peu préparées dans le compte rendu qui précède.
280La première a trait à la question de l'instance subjective. Il fait explicitement partie du projet de la sémantique interprétative – nous l’avons vu – de ne pas faire entrer en ligne de compte ce qui se voit appeler “l'intentionnalité du sujet” dans l’enquête sur le contenu sémantique des textes. Mais en même temps, l'explication sémantique présuppose un caractère situé du texte. On ne cesse de renvoyer les mots, les phrases, les passages à des normes ou conventions environnantes, qui sont environnantes précisément au sens d'une situation du texte. François Rastier a d'ailleurs pleinement mis en lumière ce point dans ses plus récents travaux. Ce qui m’importe en l’espèce est simplement que la situation est conceptuellement nécessaire à l’idée que se fait déjà dans Sémantique interprétative Rastier de la modulation du sens par les normes. Le concept historial de situation est d’ailleurs, en bilan, ce qu'il partage le plus évidemment peut-être avec la tradition herméneutique. Mais ma question est alors : comment le texte peut-il être situé sans que sa signification porte la trace de l'engagement du sujet qui fait et qui est la situation ? En d’autres termes, il n’y aura de normes proches et pertinentes pour des textes que si et pour autant que des destinataires de ces normes sont impliqués dans l’occurrence de ces textes : il est sans doute simpliste de donner ces sujets par qui le texte s’événementialise comme leurs auteurs, leurs rédacteurs, mais il ne me semble pas possible d’objecter à ceci que c’est “pour un sujet” que le texte se singularise, et que, par suite, son système de normes plausibles devient déterminable.
281Je pense donc, en bref, que la méfiance dont Rastier fait preuve envers la dimension subjective, dans cette affaire, se comprend à la lumière de l’anti-subjectivisme structuraliste que relaie encore son travail. Mais qu’au point où il s’est engagé dans la prise en compte de la situation, il devrait concéder que son étude des parcours interprétatifs définit à vrai dire un sujet, dégage un “niveau de subjectivité” lié au sémantique. Cette remarque pourrait être prolongée de plusieurs manières, mais nous nous en tiendrons là.
282Ma deuxième considération conclusive sur cette contribution de Rastier à la question de l’interprétation sera qu’elle a généralement le style d’une objectivation : pas de sujet, certes, mais la sémantique interprétative promeut en revanche un objet. Ce que Rastier objective est – tout simplement, et conformément à ce qu’implique le sigle sémantique – le sens : il tient qu'il y a une description légitime du sens dans l'objectivité qui lui revient de droit. En quoi consiste donc cette objectivation, intégrant la sémantique interprétative à la cohorte des théories sinon des sciences ?
283D'une part, elle est opérée sous la dépendance du paradigme différentiel – gardé du structuralisme – qui commande de chercher l'effectivité du sens dans sa distribution contrastive au sein des paradigmes ; d'autre part, et de façon liée, elle me semble résulter de la finitude et de la cohérence relationnelle que les descriptions obtiennent. Une fois que le champ des contrastes pertinents est réduit au taxème, on est, en principe, dans une combinatoire finie ; dès lors qu'on ne prend en compte que des dimensions attestées, portées par au moins un sémème, pour construire des isotopies et des lectures, le jeu des lectures possibles, de même, se laisserait présenter au moyen d'une arborescence finie. Si l’on accepte donc de considérer la maîtrisabilité finie comme un critère de l’objet, tableaux et diagrammes, fréquents au fil de la Sémantique interprétative, ne cessent de porter témoignage de ce que l'objectivation a été réussie.
284Bien évidemment, une différence est ainsi marquée avec la tradition herméneutique. La phénoménologie herméneutique, en général, ne travaille pas sur des objets, mais sur des genres de discours, des attitudes dans la culture, qu'elle s’efforce de reconduire aux motifs centraux du cercle herméneutique, de la précompréhension, de l'horizon, du projet, de l'annonce de l'Être dans l'époque, etc. Cela est encore vrai, à mon sens, dans une étude aussi largement épistémologique que celle de Ricœur sur l'histoire dans Temps et récit. Nous devons bien voir, cependant, que Rastier, certes, se coupe de la filiation herméneutique par cette objectivation, mais pas au point d'entrer dans une naturalisation : le sens dont il construit les distributions et les diagrammes est “culturel”. L'instrument de la recherche est l'oreille immensément cultivée de celui qui séjourne parmi les textes, et tout ce qu'il décèle roule sur un partage culturel qu'il ne s'agira jamais de tenter d'installer dans la phusis. Rastier déconnecte le sujet et vise l'objet pour échapper à l'espace philosophique de l'herméneutique et proposer une science descriptive, mais il n'entend pas pour autant contribuer aux sciences de la nature. Ce point est de la plus grande importance pour situer l’entreprise de Rastier parmi les naturalisations cognitives qui font surtout l’objet de ce chapitre : elle n’en illustre pas la démarche. Si j’ai voulu la prendre en considération, c’est, en partie, pour que, par contraste, la position de discours de Langacker, qui assume la démarche cognitive, apparaisse plus clairement, et en partie pour mettre en évidence ce qu’implique déjà, quant à l’herméneutique, un traitement qui l’engage dans une objectivation, qui la compromet avec le genre théorique.
285Pour finir, et comme avec Langacker, je vais examiner ce que nous avons pu rencontrer, dans cette section sur la sémantique interprétative de Rastier, en fait d’éléments formels constitutifs du mouvement herméneutique en général.
Les pôles du mouvement herméneutique chez Rastier
286Pour ce faire, il faut commencer par recenser les illustrations possibles de l’herméneutique apparues au fil de l’exposé théorique de Rastier. Selon ce que j’ai observé au fur et à mesure, la chose herméneutique apparaît en filigrane une première fois dans le rapport du sème et du sémème, instituant le sens ; une seconde fois dans la description raisonnée de la réécriture productive acceptable, dont est choisi un exemple pris dans Bède ; une troisième fois dans l’exposé de la “stratégie” de l’exploration des parcours interprétatifs possibles.
287Étudions ces illustrations du point de vue de nos trois pôles caractéristiques.
La flèche
288Il ne doit pas y avoir, chez Rastier, quelque chose comme un comprendre heideggerien : dans sa perspective, cela reviendrait à autoriser l'intentionnalité du sujet comme paramètre du sémantique, ce qui va expressément contre ses vœux. On peut tout de même détailler le problème, en regardant plus précisément si quelque chose tient lieu de la flèche dans chaque putatif cas d’herméneutique :
le sème et le sémème nouent leur rapport dans le taxème indépendamment d’une “projection” (vers le possible) ou d’un engagement du sujet. Évidemment, je sais toujours, en situation, de quel taxème relève le sémème que je rencontre, et l’on pourrait dire que cet “effet de situation” est la flèche, mais il est clair qu’il n’est pas thématisé dans la sémantique interprétative. Pour celle-ci, en somme, j’appartiens aux normes et j'éprouve donc les valeurs, mais on ne décrit pas cet éprouver comme ma projection, signant mon appartenance et posant mon monde de normes comme tel : donc, il ne se dégage aucune valeur de “flèche” en notre sens, que ce soit la flèche centrifuge du comprendre ou la flèche centripète de l’annonce.
En décrivant l’interprétation comme réécriture, et l’interprétation canonique comme une réécriture productive licite, il est clair que Rastier décrit un mouvoir orienté. Il est donc implicitement présenté une flèche impulsion de la réécriture, en même temps que notre attention est attirée sur la responsabilité, inhérente à son exercice, de la divergence possible : réécrire apparaît en quelque sorte comme une activité qui joue avec un écart par lequel elle est essentiellement tentée. On peut estimer qu’on n’est pas loin de la conception du Dasein comme projection-engagement, dans une figure littérale et sémantique de ce dernier.
La doctrine conclusive de l’interprétation met en scène explicitement une flèche, s’il est vrai qu’il faut prendre au sérieux la notion de parcours interprétatif. Si l'interprétation est un chemin, elle ne peut que s'originer dans une impulsion ouvrant le chemin. En fait Rastier envisage clairement cette impulsion comme l'esquisse d’une arborescence : le pré-dessin des possibilités de réécriture, avec leurs bifurcations, s’exprime si je comprends bien par un arbre fini et discret. Cette flèche est la même que celle évoquée en 2), elle enveloppe la considération de l’existentialité de l’interprète, gouvernée par la responsabilité de divergence.
289La “flèche de la phénoménologie” par excellence, à savoir celle de l’intentionnalité, est, cela dit, présente chez Rastier, nous l’avons vu : avec sa théorie de l’impression référentielle. Nous avions alors remarqué que l’intentionnalité sémantique était décrite comme un éprouver : cela tendrait à rapprocher la “flèche” en question de sa version centripète chez le second Heidegger (la flèche de l’annonce). Mais ce qui est le plus notable, à y mieux réfléchir, est que, chez Rastier, la flèche de l’intentionnalité et celle de l’impulsion de l’herméneutique ne coïncident pas : cette superposition est le fond de l’apport de la phénoménologie herméneutique, et nous avons vu dans la première partie du livre à quel point elle engendrait un problème (chez Heidegger, tout d’abord, le problème de la compatibilité des deux valeurs de l’Être-au-monde, celle de la spatialité existentiale et celle de l’instauration sémiotique du monde). Pour Rastier au contraire, il me semble, il doit y avoir distinction absolue de ces deux flèches, c’est une façon dont la sphère du sémantique se démontre autonome.
Le cercle
290Le cercle herméneutique a fondamentalement deux figures qui peuvent intervenir ici : celle du cercle “temporel” de la compréhension et de la pré-compréhension, ou cercle de Heidegger, et celle du cercle textuel de la signification locale et de la signification globale, ou cercle de Schleiermacher. Il y aurait bien aussi, a priori, le second cercle de Schleiermacher, le cercle de l’interprétation grammaticale et de l’interprétation technique, mais l’interprétation technique (de la pensée de l’auteur) est si ouvertement rejetée par Rastier qu’on ne peut même pas envisager de trouver chez lui ce cercle. Il faut accorder un peu de réflexion à chacune des trois “occurrences” de l’herméneutique relevées.
la constitution du sens entre le sème et le sémème fait peut-être cercle, et même cercle de Heidegger. C’est à peu près dans ces termes que nous l’avions évoquée dans le corps de notre commentaire : le sème explicite les écarts du taxème où est pris le sémème, le sémème se comprend comme la somme des sèmes qu’il actualise, et cela peut se “relire” à la fois selon le cercle de Heidegger (le sémème accomplit et achève via l’articulation intersémique une anticipation du sens qu’est le taxème-paradigme) et selon le cercle de Schleiermacher (le sens dépend d’une donnée locale qu’est le sémème, mais c’est le contexte qui, sélectionnant le taxème auquel rattacher ce sémème, achève la détermination du sens). On aurait donc là un cercle herméneutique fort et canonique, sauf que, comme je l’ai dit plus haut, le structuralisme que Rastier prolonge encore dans sa Sémantique interprétative n’a pas vu la co-dépendance impliquée par son différentialisme sous cet angle, c’est moi qui formule et accentue cette alternative à ses discours de prédilection, en jugeant qu’elle est plus en accord avec ce que dit et pense Rastier.
Du côté de l’interprétation comme réécriture, à y bien regarder, l’exemple de Bède nous montre une figure circulaire : dans cet exemple, non seulement l’isotopie lisante est anticipée dans l’isotopie lue, mais la phrase réécrite contient une récurrence de l’isotopie lue. La configuration et l’accomplissement du sens étant, dans ce nouveau contexte, égalés à l’établissement d’une isotopie, on voit qu’une lecture productive comme celle de Bède manifeste un renvoi mutuel des deux accomplissements successifs. Il se suggère alors que la “bonne” réécriture serait toujours l’instauration d’un cercle de l’isotopie lisante et de l’isotopie lue. Nous avons vu, cependant, que Rastier ne retient pas un critère aussi riche, et qu’il demande seulement à une réécriture “extrinsèque” qu’elle soit en même temps conservative : qu’elle s’appuie sur une anticipation du sème générique de son isotopie dans le passage lu. Cette clause de conservativité ne prescrit pas que la flèche de l’impulsion de réécriture s’engage dans un cercle : l’interprétation, à cette aune, apparaît plutôt comme linéaire.
Reste la doctrine de l’exploration des parcours interprétatifs possibles. Celle-ci ne donne pas lieu à cercle parce qu’elle est pensée comme description et pas comme engagement interprétatif : ce qui conduit l’établissement du diagramme des lectures possibles, c’est la compétence des normes. Or cette compétence, on est bien entendu supposé la tenir de la situation, mais l’effectuation du diagramme n’est pas la façon dont nous accomplirions et relancerions notre compréhension de ces normes, notre appartenance à elles, et peut-être, ultimement, l’essence de ce qu’elles veulent : les normes sont prises, pour les besoins de la description complète espérée, comme stables et n’ayant pour ainsi dire aucun besoin du lecteur qui en repère l’incidence. La figure qui se dégage de cette doctrine est donc plutôt celle d’un diagramme arborescent organisant la linéarité de la réécriture dans ses diverses possibilités.
291En bilan, la façon dont Rastier rend raison du travail interprétatif qu’il préconise fait obstacle à l’affirmation d’un cercle herméneutique, principalement parce qu’il ne fait pas fonctionner comme paramètre d’entrée et de sortie, à cet endroit, l’engagement ou l’appartenance : le défaut de cercle de Heidegger résulte du défaut qui frappe la flèche, dont le caractère existential a été oblitéré.
292Il y a bien néanmoins un cercle dans le rapport du sème et du sémème, cercle porté par le jeu de la langue indépendamment de toute existence qui le fasse tourner, semble-t-il. Mais ce cercle, justement parce que la temporalisation de “cercle de Heidegger” qu’il recèle n’est pas dite, reste implicite, c’est moi qui dois le construire.
293Je voudrais, pour finir cet examen, dire quelques mots de la manière dont le cercle de Schleiermacher, me semble-t-il, fonctionne dans les lectures prônées par Rastier, fondées sur l’imputation d’isotopies.
294Ma première remarque sera toute simple : l’isotopie, certes, est le concept d’une induction de sens dont l’échelle est plus ample que celle du sémème ; mais d’un autre côté, elle est toujours nommée par un sémème. Cette considération peut d’ailleurs être répétée au niveau de l’analyse sémantique du texte proposée par Rastier dans Sens et textualité, que je ne commente pas ici : les niveaux directeurs de sens, traversant un passage, une nouvelle, un livre un poème, qu’il prévoit et recense systématiquement, quelque nom qu’il leur donne, sont toujours “représentés” ou incarnés” par un sémème, ou par une “molécule sémique” déclinable au moyen de quelques sémèmes. Il semble qu’un implicite du travail de Rastier soit que le sens a sa manifestation privilégiée dans le sémème, ou encore qu’il est saisissable-explicitable seulement à ce niveau.
295Il en résulte que, lorsque le global affecte le local, dans ses analyses, c’est presque toujours sous cette forme qu’un sémème modifie un autre sémème, le premier valant comme héraut de la globalité en quelque sorte : ainsi, dans l’hypothèse ou une isotopie induit la sélection de tel ou tel sème afférent d’un sémème. Si nous nous autorisons à parler sur le mode analogique un langage de physicien, il n’y a pas chez Rastier de théorie “pure” du champ sémantique.
296Le global, à vrai dire, a aussi un second mode d’actualité dans les analyses qu’il conduit : le mode normatif. On doit être toujours prêt à lire en fonction de normes appartenant à l’idiolecte pertinent, et ces normes ont une incidence globale par définition.
297La question se pose donc de savoir si le cercle de Schleiermacher intervient “vraiment”. À un certain niveau, on aura envie de dire que l’ouvrage Sémantique interprétative ne cesse de parler de l’incidence du contexte sur le sens, que ce soit pour mentionner l’influence des isotopies ou pour décrire les phénomènes de dissimilation rendant sensées les tautologies et antilogies. Mais pour qu’il y ait cercle de Schleiermacher au sens le plus pur, il faut, me semble-t-il, que le global intervienne comme tel, comme chaîne signifiante, réserve plurielle et organisée de la manifestation linguistique, au lieu qu’elle est, chez Rastier, toujours vicariée par l’extra-linguistique de la norme ou par un emblème sémémique. En sorte que la double détermination constitutive du cercle est ou bien annulée par la perspective méthodologique dans le cas où le global est la norme (comme j’y ai déjà insisté, la norme est une donnée de la description, elle n’est pas envisagée comme un facteur variable du sens en liaison avec l’existence ou l’inter-existentialité), ou bien ramenée au plan d’une interaction intersémémique dans le cas où le global est “épinglé” par son emblème. Dans ce dernier cas, le cercle qui s’établit est au fond le même que celui de la co-identification des sèmes et des sémèmes, soit le cercle du différentialisme structural, qui rebondit au-delà du taxème pour constituer la trame générale du sens.
298À la limite, on se demande parfois si les analyses de Rastier, lorsque nous prenons en compte par ailleurs leur “finitisme” diagrammatique, donnant lieu à tableaux et arbres, ne reconstruisent pas la figure de la sémantique componentielle qu’il s’agissait pourtant essentiellement de contrer à l’origine : la figure d’un sémantisme qui serait toujours l’agencement algébrique d’une batterie de sèmes fondamentaux. L’effet d’une lecture selon la sémantique interprétative n’est-elle pas toujours de ramener le jeu du sens à l’entrelacement et la composition de quelques sémèmes directeurs ?
299Évidemment l’objection est injuste : chaque lecture est elle-même en situation, Rastier le sait bien et le dit nettement, en sorte qu’il n’y a pas, à l’horizon, une synthèse des lectures qui permettrait d’exhiber au bout du compte une liste exhaustive de sèmes irréductibles. Mieux, les sémèmes qui apportent quelque chose d’irréductible dans une lecture seront éventuellement pris comme lieu en lesquels tombe la modulation et l’altération du sens dans une autre. Et le diagramme des isotopies imputables exhausse certains sémèmes comme porteurs d’isotopie : cette valence, qui ne saurait être oubliée par la méthode, maintient en quelque sorte la fonction du global comme tel. Reste simplement que cette façon de construire les effets de signification contextuelle du type “cercle de Schleiermacher” ne célèbre pas le caractère circulaire, il me semble, elle le renvoie à la circularité “originaire” du différentialisme ou bien, en “bloquant” dans le hors-lieu de la norme certaines inspirations globales et en produisant les empilements pertinents de possibilités ou de déterminations, elle met plutôt en vedette des figures linéaires-arborescentes.
Le parler
300J'en viens donc au thème du parler chez Rastier. Parcourons d’abord les trois niveaux où l’on peut en attendre l’illustration.
Du côté du jeu mutuel du sème et du sémème, il est clair que le sémème est ce qui est “d’abord” inscrit, les sèmes d’un taxèmes sont méthodologiquement déjà le résultat d’une interprétation prenant en compte la pluralité rassemblée des sémèmes de ce taxème. Ce qui pouvait en effet nous conduire, dans les deux rubriques précédentes à prendre le sème comme lié à un moment d’anticipation a priori du sens dans le paradigme, et le sémème comme lieu et occurrence de la détermination, actualisation inscrite du sens : à ce prix, nous récupérions une flèche et un cercle de Heidegger. Je ne veux pas révoquer maintenant ces analyses, mais pointer ce qui fait défaut néanmoins pour qu’on puisse voir dans l’occurrence du sémème l’illustration du parler : au parler doit, en principe, être attaché une valence “pragmatique” du sens. Or cela convient beaucoup mieux à un parler phrastique, que Heidegger a visiblement à l’esprit dans les paragraphes de Sein und Zeit où il introduit ces notions, qu’à aucun parler nominal. De même le parler doit être articulation actuelle, et, dans le cas du sémème, l’articulation se produit au plan virtuel du taxème, entre ses divers sémèmes.
Du côté de l’interprétation comme réécriture, il y a cette fois un sujet méthodologique, qui inscrit son interprétation comme réécriture, manifestant telle ou telle des diverses opérations envisagées par Rastier (délétion, condensation, etc.). Quoique, cependant, il y ait inscription et qu’elle soit émise par un sujet, dans un acte interprétatif contingent, il ne semble pas que cette inscription détermine et porte à la publicité quelque chose de d’abord informellement intentionné, comme il arrive dans le schéma canonique. Rastier insiste bien sur le fait que les réécritures doivent “passer par le sens” pour être des interprétations, c’est au nom de quoi il disqualifie la transcription en Braille ou une anamorphose oulipienne, mais le sens n’est pas vu en même temps comme anticipation, pas même comme anticipation de réécriture tout simplement. Ou du moins le texte de la Sémantique interprétative ne nous force pas de comprendre ainsi les choses. Similairement, il me semble que Rastier n’insiste pas non plus sur la valence pragmatique des “réécritures-comme-interprétations”, sur le fait qu’elles s’adressent à un destinataire et modulent une sorte de contrat intellectuel ou sémantique avec lui. Le moment du parler n’est donc que faiblement illustré.
Du côté de la doctrine interprétative enjoignant la composition du diagramme des lectures possibles, on est plus près d’avoir une instance du parler : le diagramme des imputations d’isotopies pertinentes d’après les occurrences “philologiques” et les instructions extrinsèques plausibles est comme l’anticipation structurée de toutes les interprétations possibles du texte. Mais l’achèvement ou l’accomplissement qu’est cette inscription du théoricien est l’achèvement ou l’accomplissement de ce qui se situe “avant” la performance interprétative vivante, en situation, il ne s’agit donc pas d’un parler comme on l’entend strictement dans notre modèle. Une performance interprétative, un accomplissement explicite du sens du texte via une réécriture de celui-ci correspond plutôt à une branche du diagramme. La doctrine interprétative de Rastier prévoit donc une sorte de pré-parler herméneutique, ayant le caractère de l’effectivité et de l’articulation sans avoir celui de la destination contingente, de l’événementialité de la parole. La mise en forme du diagramme est-elle néanmoins, de la part du sémanticien, une prise de position dans un espace dialogique, une performance, une énonciation polarisée ? Oui, en quelque sorte, fût-ce de manière neutralisée et négative. Pour former le diagramme, le sémanticien doit prêter l’oreille à toutes les normes qui environnent le texte, se glisser dans toutes les volontés de réécriture qu’il sollicite : il doit habiter pour ainsi dire toutes les postures pragmatiques liées aux réécritures singulières que le texte motive, en sorte que son diagramme “parle” la situation sémantique à l’intention de tous les lecteurs “vraiment” situés par le texte.
301Reste, pour en terminer complètement avec cette section sur la sémantique de François Rastier, à dire quelque chose du grand principe philologique de l’occurrence, dont nous avons vu qu’il revient dans ce que Rastier propose comme critère de l’interprétation extrinsèque licite. On peut voir l’occurrence comme un nom du parlé : ce qui est reçu dans les textes ne peut l’être que dans la mesure où la “situation de lecture” a été instanciée, si bien que le texte n’est pas ou n’est plus en suspens, il est là, devant l’œil sémantique. Chaque occurrence de sémème participe de l’occurrence plus ample des phrases, des passages, des textes. La dévotion envers les occurrences et les attestations de l’esprit philologique est donc une façon pour cet esprit de rester rivé au parler comme mesure de tout : seul compte du sens ce qui en a été finalement articulé, et qui est disponible comme tel, dans la mesure où cela fait occurrence pour nous autres lecteurs. L’esprit philologique tient fermement, comme à son noyau de scientificité dure, en quelque sorte, à ce que la distinction soit maintenue entre les moments du mouvement herméneutique qui en sont des attributs idéaux – la flèche et le cercle – et ce à partir de quoi on remonte à de tels attributs via une reconstruction : le parlé, qui fait trace, dans la mesure où il y a eu parler, achèvement, articulation. La première remontée est celle qui remonte du parlé au parler, identifié comme la raison suffisante et nécessaire du parlé.
302À cette perspective ou cette règle d’or de l’esprit philologique, toutes nos analyses montrent que Rastier tient rigoureusement.
Introduction aux deux prochaines sections
303Après l’examen des idées et des approches descriptives de François Rastier, nous délaissons la discipline linguistique proprement dite, pour faire mouvement vers les neurosciences : autant dire que nous allons au devant de l’intention naturaliste la plus prononcée. Dans le contexte actuel en effet, la “visée” réductionniste maximale des démarches cognitives est un compte rendu des comportements intelligents en termes de la physiologie et des lois de fonctionnement du cerveau : pour le moment, la perspective d’une réduction de cette réduction à des primitives physiques universelles, en dépit des allusions qu’ont pu y faire certains auteurs, reste plus ou moins mythique.
304La section qui vient constitue une sorte de moyen terme et de transition entre ce qui précède et ce qui suivra : ce dont elle traite est, à le nommer aussi exactement qu’il est possible, la modélisation proposée par l’“IA linguistique”, soit, à l’origine, ce canton de l’entreprise de l’intelligence artificielle où l’on s’occupe de simuler la compréhension du langage naturel. Pourquoi désignai-je de tels travaux comme intermédiaires entre ceux de la linguistique et ceux des neurosciences ? Par leur objet, ils se rattachent à la linguistique, dont ils partagent le souci envers les phrases, les textes, et le sémantisme en général. Mais d’un autre côté leur appartenance à l’IA veut qu’on s’y donne constamment comme but la programmation et l’utilisation de machines effectives, la mise en ordre d’un fonctionnement indépendant de la délibération et la conscience humaines : dans la mesure où ce qui est ainsi en jeu, c’est la mise au point d’une sorte de “corps opératoire” de l’exercice intelligent du sens, cette IA linguistique n’est pas étrangère – dans sa sensibilité, sa méthode et ses horizons – à la biologie, la physiologie et les neurosciences. Elle ne se fait pas défaut d’ailleurs d’y puiser son inspiration.
305On remarquera, par ailleurs, que les analyses portant sur ces recherches en IA linguistique, comme celles, de même type, qui suivront et seront consacrées au modèle neurologique de la conscience de Edelman, mettent en vedette la “figure” ou le problème de la synthèse “en contexte” du sens, figure ou problème qui, dans la tradition herméneutique, sont rapportées à ce que j’ai appelé dans le premier chapitre le cercle de Schleiermacher, établissant une co-dépendance entre le niveau global et le niveau local du sémantisme.
306De fait, dans les deux sections qui viennent, la question de la naturalisation de l’herméneutique sera principalement abordée par ce biais : on essaiera, avant toute réflexion conclusive ou toute prise de position sur le bien fondé de l’exportation des concepts, de juger si, dans les modélisations ou les théories neuroscientifiques, le “cercle de Schleiermacher” est déjà noué ou identifié à un “cercle de Heidegger”, en essayant de donner un sens positif, dans le contexte, à ce dernier. Selon ce que j’en juge, cette fenêtre de lecture s’avère un outil épistémologique pertinent, adéquat à ce qui se trame dans les documents scientifiques en cause : cela constitue d’ailleurs à mes yeux à soi tout seul un enseignement important.
Interprétation connexionniste de la langue
307Nous allons principalement commenter le travail sur la polysémie de Bernard Victorri, accompli dans le laboratoire de Catherine Fuchs et en liaison avec elle depuis une dizaine d’années aujourd’hui. Notre source de prédilection sera l’article de 1988 « Modéliser la polysémie », qui est une formulation déjà ample et réfléchie du programme, survenue tôt dans le processus de mise en œuvre et de vérification. On pourra s’étonner de ce choix, à l’heure où un livre – La polysémie90 – est paru qui expose plus complètement les tenants, les aboutissants, les voies, les arrière-pensées et les futurs attendus de l’entreprise. Il se trouve en fait que dans le texte que nous avons choisi, B. Victorri présente de lui-même sa modélisation comme une modélisation de l’interprétation des phrases, en accordant quelque profondeur psychologique au concept d’interprétation, alors qu’en revanche, dans La Polysémie, le point de vue est plutôt celui de la “construction du sens”, qui se prête moins directement aux traductions et aux commentaires que j’ai en vue. Comme le fond du propos est évidemment le même, du moins quant à l’essentiel, j’avais tout intérêt à profiter de la proximité métaphorique de cette première rédaction plus succincte. Ce qui ne m’interdira pas, bien entendu, d’évoquer les contenus du livre lorsqu’ils apporteront une information complémentaire pertinente pour moi.
La question du contexte en IA linguistique connexionniste
308Avant d’aller plus, loin, une remarque générale situant cette modélisation dans le contexte du “connexionnisme linguistique” semble souhaitable. Que le courant connexionniste ait souhaité depuis le début traiter du langage et de sa compréhension va de soi si l’on considère l’importance des questions “linguistiques” pour l’intelligence artificielle. Ce qui est sans doute plus intéressant est que, d’entrée de jeu, le connexionnisme s’est essayé à rendre compte de la synthèse du sens en contexte. Dans le chapitre 19 du volume 2 de Parallel Distribued Processing, la “Bible” théorique et programmatique du connexionnisme, on trouve un article de McClelland et Kawamoto qui présente un réseau capable d’“attribuer leurs rôles aux constituants des phrases” en fonction du contexte91. Ce réseau prend en entrée des phrases simples en anglais, et, à partir d’une évaluation sémantique dynamique des éléments lexicaux intervenant dans la phrase, construit correctement (dans la plupart des cas) l’arbre syntaxique de la phrase, identifiant l’agent, l’objet, l’instrument ou le modifieur (le verbe lui est donné comme tel au départ) : il effectue donc une sorte d’analyse casuelle de la phrase. Pour donner une idée de la compétence espérée pour ce réseau, citons l’article-source :
« Le but premier de notre modèle est de fournir un mécanisme qui peut commencer de rendre compte de l’intervention conjointe de l’ordre des mots et des contraintes sémantiques dans l’attribution des rôles casuels. Nous voulions que le modèle soit capable d’apprendre à faire ceci sur la base de l’expérience des phrases et de leur représentation casuelle. Nous voulions que le modèle soit capable de généraliser ce qu’il apprenait à de nouvelles phases constituées à partir de nouvelles combinaisons de mots.
En addition, nous avions plusieurs autres buts pour le modèle :
Nous voulions que le modèle soit capable de choisir en fonction du contexte la lecture appropriée de mots ambigus.
Nous voulions que le modèle choisisse le cadre verbal approprié, cadre défini en termes d’un patron d’arguments avec leurs traits sémantiques.
Nous voulions que le modèle remplisse les arguments manquants dans les phrases incomplètes avec des valeurs par défaut plausibles.
Nous voulions que le modèle soit capable de généraliser ses assignations correctes de rôles à des phrases contenant un mot qu’il n’avait jamais vu auparavant, sur la seule spécification d’une des propriétés sémantiques du mot »92.
309La première phrase de la citation dit bien l’essentiel : il s’agit de rendre compte – sur le mode de la simulation, comme c’est la règle en IA – de la double incidence de la séquentialité des unités de sens (des sémèmes) et du spectre sémantique revenant à chacune sur la synthèse du sens global des phrases. Or, ce programme est bien une manière d’entrer dans le “cercle de Schleiermacher” : la position dans la chaîne et la charge sémantique propre des différents sémèmes déterminent une contribution semi-locale, qui entretient un rapport à nouveau circulaire avec la teneur globale du sens.
310Les précisions qui viennent ensuite sont de simples explicitations de ce programme. Insistons sur l’aspect que reprend le dernier point : il s’agit aussi de créer un réseau qui puisse être tenu pour opérer des généralisations : c'est-à-dire que les corrélations qui apparaissent entre certains traits locaux du sens et les formes globales que sont les rôles casuels doivent être obtenues avec une valeur d’universalité, elle doivent être elles-mêmes acquises comme des sortes de schèmes ouverts sur des applications ultérieures. On voit ainsi que l’ambition de cette modélisation – comme de toutes les modélisations cousines – est de fixer dans le fonctionnement machinique du réseau la double relation de l’universel et du particulier caractéristique de la perspective herméneutique : l’universel anticipe le particulier et se trouve jugé par lui, est à la fois avant et après. Dans notre contexte, ce double rapport est présenté sur le mode empiriste, sensiblement comme chez Langacker : l’universel résulte inductivement de l’occurrence et l’agencement du particulier, mais il résulte avec une authentique valeur d’universel, puisqu’il est déterminé comme attente de particuliers ultérieurs. En sorte que l’aspect d’anticipation du particulier par l’universel est donné après l’aspect de jugement de l’universel par le particulier, jugement qui est lui-même plutôt envisagé comme un engendrement (comme le veut par excellence l’inductivisme empiriste). Ce qui vient d’être dit suffit néanmoins à nous convaincre que cette modélisation aborde la question sémantique exactement à l’endroit qui nous intéresse depuis le début de ce livre.
311Dans ce préambule destiné à éclairer la modélisation de Victorri en évoquant une tendance profonde du connexionnisme linguistique, et en l’illustrant par une modélisation qui a eu valeur de référence et d’incitation pour tout le courant, je voudrais encore insister un peu sur les deux aspects essentiels que sont à mes yeux d’une part la prise en compte de la séquentialité, d’autre part celle de l’effet de contexte. À cette fin, je ferai valoir ce qui oppose à cet égard la présente approche à celle de l’école chomskienne d’un côté, celle du morphodynamisme d’inspiration thomienne d’autre part. Je serai ainsi amené à dire quelques mots de la façon dont le réseau de McClelland et Kawamoto fonctionne effectivement, pour juger de sa fidélité, dans le détail de son activité, à l’objectif formulé.
312La question de la séquentialité est de la plus haute importance. Comme le remarquent chacun à leur manière Rastier et Langacker, une présupposition courante de la linguistique du type “grammaire universelle” est que le sens se comprend à la lumière d’une structuration dont le “temps” est indifférent au temps processuel du texte, en l’occurrence de la phrase : cette structuration est ce dont est censé rendre compte, dans la doctrine générativiste originaire, l’arbre de la structure profonde. Les réarrangements possibles d’une phrase dans sa “structure de surface” ne donnent lieu en principe qu’à des variantes : nous devons nier cette apparente diversité comme non sémantique, et rapporter les variantes au même et unique arbre qui en fixe le sens, comme dans le cas exemplaire de la tournure passive. La grammaire prévoit bien certaines exigences sur la position des termes, comme celle qui place – génériquement – le syntagme nominal sujet en 1 et le syntagme verbal en 2, mais ce qu’elle exclut par principe est qu’un “fait occurentiel” pur, l’affectation d’un rang à tel ou tel terme, produise comme tel de la signification. Cette conception correspond, on le voit, à une vision qui privilégie une certaine notion de forme atemporelle, ou relevant d’un temps propre de son déploiement, comme âme du sens. Ce que Jean Petitot a montré de façon profonde et convaincante dans son Morphogenèse du sens93, c’est que de telles formes pouvaient être considérées comme toujours foncièrement géométrico-dynamiques : l’arbre chomskien de la phrase devra être lui-même compris à la lumière d’une intrigue dynamique profonde de la phrase “dictée” par le verbe, intrigue par le chemin de laquelle s’organise la structure casuelle et prennent leur place formelle sles différents actants. De cette structure l’arbre chomskien reflète quelque chose en la projetant sur un arbre finitaire-discret, où la signifiance géométrico-dynamique des rôles est oubliée. Quoi qu’on pense de la légitimité de la correction ou de l’approfondissement ainsi apportés par le morphodynamisme, le principe déniant toute valeur intrinsèquement sémantique au facteur positionnel n’est apparemment pas remis en cause par elle ou lui : dans les deux lectures, le sens est rapporté à une structure étrangère au temps linéaire de la phrase. Donc, une modélisation sémantique restaurant pour cette linéarité une incidence sémantique légale apporterait une rupture essentielle. Il est clair aussi que cette rupture est exigée par le point de vue herméneutique sur le sens : pour celui-ci, le moment d’occurrence – intra-existentiel, intra-textuel et même intra-phrastique – fait partie de ce qui peut qualifier la situation, dont le sémantisme est supposé dépendre à tous égards. Comme on va le voir, le modèle de McClelland et Kawamoto n’accomplit pas une telle rupture. Pourtant, il est clair que la technicité informatique a les moyens de prendre en charge la séquentialité : le genre d’effectivité que possèdent les réseaux, ainsi que le genre de procédures de vérification qui leur est associé, appelle pour ainsi dire l’intégration de la séquentialité au traitement sémantique.
313La question de l’effet de contexte est d’une importance égale. La conception qui égalise le sens à une forme directrice de la phrase – évoquée à l’instant pour être imputée à la fois au chomskisme originaire et au morphodynamisme thomien – implique aussi, prise à la lettre, ou réduite à son style fondamental, la non prise en considération de l’altération contextuelle du sens : si le sens est une forme directrice, cette forme doit, pour être directrice précisément, se déployer de manière architectonique, c'est-à-dire à chaque fois à partir de règles ou de schèmes qui ne peuvent pas être affectés par ce qui les remplit ou ce à quoi ils s’appliquent (soit, toujours, des éléments lexicaux particuliers). Selon cette vision, c’est un sémantisme de verbe qui choisit des entrées lexicales convenant à ses rôles, et pas le “cercle” de détermination émanant de la séquence des stimulations sémantiques qui sélectionne la forme d’ensemble ainsi que les sémantismes locaux.
314Là encore, le passage au connexionisme invite à la prise en compte de cet élément laissé pour compte par le “platonisme” spontané des points de vue évoqués : il n’y a rien de plus naturel à modéliser dans un réseau qu’une interdépendance entre termes ou fragments de détermination de termes. Si l’on analyse de ce point de vue le passage du morphodynamisme thomien au connexionisme, on voit que cette nouvelle possibilité est justement un bénéfice apportée par ce passage : dans l’approche thomienne, la configuration catastrophique est attachée à un potentiel déterminant un champ de vecteurs, dans la transposition catastrophiste, ce champ de vecteurs est vu comme “engendré” par une distribution d’interactions. Sur ce point, le modèle de McClelland-Kawamoto – comme nous allons le voir – apporte ce qu’il promet, sa principale vertu est de montrer par exemple comment le bon “homonyme” du verbe broke94 est sélectionné en contexte.
315Ajoutons encore qu’en dernière analyse, les deux aspects ne peuvent pas être séparés : comment un contexte pourrait-il être réellement défini sans prise en compte de la séquentialité du message ? Ce qui fait que certains éléments sont “avec” au sens du contexte est leur proximité selon la séquentialité. Ce qui permet un traitement comme celui du modèle de McClelland-Kawamoto où la séquentialité n’intervient pas est simplement qu’on a “figé” ce qu’il fallait de contexte et qu’on a nourri le programme d’emblée avec ces “formes de contexte prélevées”.
Le modèle de “sentence processing” de McClelland-Kawamoto
316J’en termine avec ce préambule en décrivant quelque peu le fonctionnement du modèle de McClelland-Kawamoto, comme annoncé. Les phrases d’entrée sont représentées dans le système en trois temps :
d’abord, à chaque élément lexical susceptible d’intervenir dans le lot de phrases dont on veut acquérir la compétence, on associe un vecteur de traits repérant le sémantisme du terme sur un certain nombre d’axes choisis (pour leur signifiance vis-à-vis de l’attribution des rôles casuels justement) : il y a un système d’axes pour les verbes (avec, par exemple, l’axe cause, susceptible de prendre les valeurs oui, pas de cause et pas de changement, selon que le verbe est causal, exprime un changement sans en dire la cause, ou n’exprime pas de changement du tout) et un système d’axe pour les noms (avec, par exemple, l’axe volume, susceptible de prendre les valeurs petit, moyen et grand, selon la taille de l’objet désigné). Le codage est tel qu’à chaque possibilité de valeur correspond une unité : par exemple, il y aura trois unités pour exprimer le volume d’un nom, une pour small, une pour medium, une pour large, dont une seule sera active en général. Lorsqu’un terme est polysémique (exemple : chicken, qui peut désigner un poulet vivant ou cuit), il y a un vecteur par acception, et on représente le terme par la moyenne de ces vecteurs ; dans le cas des verbes, on choisit plutôt une acception générique.
Ensuite, à chaque entrée lexicale de la phrase est associé un tableau d’unités représentant le degré de conjonction en cette entrée de traits sémantiques d’axes différents. Par exemple, un nom aura dans son tableau une unité qui “dit” dans quelle mesure son sémantisme inclut la conjonction genre=mâle et volume=petit. Cette unité reçoit son activation des deux unités correspondant aux deux valeurs de trait dans le terme considéré, mais l’activation résultante est stochastique : pour deux valeurs 1, l’unité de conjonction prend la valeur 1 avec la probabilité 0,85, pour deux valeurs 0, avec la probabilité 0,15, pour deux valeurs différentes, avec la probabilité 0,5.
Finalement, les cases de ce second tableau sont toutes connectées avec les cases de quatre nouveaux tableaux, un par rôle casuel (agent, patient, instrument, modifieur). Chaque rôle appelle deux relata, l’un verbal et l’autre nominal pour les trois premiers, les deux nominaux pour le dernier : la fonction agent est, par exemple, assumée par un nom vis-à-vis d’une action exprimée par un verbe. Le tableau associé à agent, conséquemment, contiendra une unité pour chaque conjonction de trait de verbe avec un trait de nom (par exemple, cause=oui et volume=grand). L’activation de l’unité, dans l’exemple, dit dans quelle mesure ce qui est effectivement agent est grand et ce qui est effectivement action une causation.
317Comme les activations au deuxième niveau sont stochastiques, les activations dans les quatre tableaux finaux le sont aussi. On effectue l’apprentissage du réseau en modifiant progressivement les valeurs des forces d’influence des connexions des cases des tableaux de niveau 2 vers les tableaux de niveau 3, selon la méthode de convergence du perceptron, c'est-à-dire en corrigeant ces influences au fur et à mesure en fonction de l’erreur commise. En faisant tourner le système sur un réseau devenu compétent, le système produit à partir de la phrase d’entrée quatre tableaux de rôles qui permettent de “reconnaître” par leurs traits sémantiques les éléments lexicaux qui entretiennent la “relation casuelle” liée au rôle : en “projetant” en quelque sorte le tableau sur ses colonnes, on “voit” par exemple quel vecteur sémantique de nom sous-tend les activations de conjonction avec les traits du verbe.
318Ce dont le modèle rend compte, ce sur quoi il travaille en quelque sorte, c’est la résonance ou l’affinité sémantique entre les relata de rôles : si une influence de connexion d’une unité du tableau 2, exprimant un degré de cooccurrence entre deux traits sémantiques dans un élément lexical, vers une unité d’un tableau de niveau 3, exprimant jusqu’à quel point le couple de tel trait nominal d’agent et tel trait verbal se réalise dans le fait d’agentivité de la phrase, possède de la force, cela traduit le fait qu’en bilan sur le corpus, la co-occurrence de ces traits dans cet élément lexical “appelle” une réalisation de l’agentivité dans la phrase de ce type, incluant un tel couple. Le rapport sémantique de soi à soi de chaque mot exerce en somme une pression pour l’actualisation d’un “élément” de forme relationnelle, d’une esquisse sémantique de relation agentive. L’effet de contexte est donc mis en scène ici comme causalité du sémantisme occurrentiel vers le couplage sémantique structurant la phrase : chaque mot prétrace le visage sémantique des relations de l’arbre. La résultante de ces influences va “fixer” le verbe, l’agent et les autres rôles non pas comme occurrences lexicales estampillées mais comme vecteurs de traits, c'est-à-dire acceptions de telles occurrences : c’est de cette façon que l’on peut comprendre que le système sache sélectionner une acception de broke ou de chicken. En mettant en entrée l’acception générique de broke, on peut récupérer en sortie une autre acception du même broke.
319On peut essayer de juger jusqu’à quel point le système intègre à la modélisation la fonction de la séquentialité d’une part, celle de l’effet de contexte d’autre part.
320Mais une première remarque s’impose d’abord : la modélisation prévoit en fait que le sémantisme occurentiel “agit” par le truchement de son rapport de soi à soi. Ce qui “envoie” de l’activité, c’est le tableau des conjonctions de traits sémantiques de dimensions différentes dans le sémème, pour parler en termes rastieriens. L’approche retient donc au passage l’enseignement de la sémantique structurale : d’une part, elle semble emprunter le chemin d’une sémantique componentielle en proposant pour chaque élément lexical un codage en traits sémantiques, mais à vrai dire sans soutenir nullement la prétention réductrice d’une telle sémantique (il est tout simplement affirmé dans l’article que les auteurs ne croient pas à la notion d’un sens déterminé pour un élément lexical, en raison de l’effet de contexte) ; d’autre part, et plus essentiellement, l’élément lexical compte pour elle de manière différentielle, par l’intermédiaire d’une confrontation de soi à soi où les autres sont en profondeur présents, puisqu’ils justifient le choix des dimensions et l’identité des repères choisis sur ces dimensions. La conception différentialiste du sens sur laquelle François Rastier insiste tellement, où il voit la meilleure part de la contribution structuraliste à la linguistique, intervient donc de façon essentielle dans cette modélisation. Nous verrons que le modèle de B. Victorri entretient le même rapport de célébration et de confirmation avec les vues structuralistes sur le langage.
321J’en viens maintenant à la (brève) évaluation du modèle annoncée.
322Le modèle accorde-t-il un rôle à la séquentialité d’occurrences constituant le document linguistique comme tel ? À l’évidence, non. La séquentialité a joué pour déterminer l’unité phrastique, ce qui fait que nous connaissons tels et tels éléments lexicaux comme constituants d’une même phrase est originellement leur voisinage séquentiel, mais si cet aspect a compté pour la compétence du programme, c’est uniquement au niveau de l’analyseur qui opère en interface et livre au système les unités qu’il code (et encore : il se pourrait que cet analyseur lui-même travaille sur des entités déjà distinguées comme phrase, l’article ne dit rien à ce sujet, à ce qu’il me semble). Ultérieurement, le système “ignore” si la séquence est The hammer broke the window ou The window broke the hammer (où the hammer resterait sujet), et, pire encore, il ne comprend et ne conçoit même pas en sortie une telle différence : à un arbre conférant à la collection de sémèmes (broke, hammer, window) une signification de phrase correspond implicitement une unique actualisation séquentielle, ou plutôt, s’il en correspond plusieurs, le système n’est pas préparé à interpréter ce qui les distingue.
323Le modèle prend il en charge l’effet de contexte ? Sans nul doute, comme nous l’avons dit, il le fait en “construisant” au fil de l’apprentissage des “vecteurs de détermination” selon lesquels le rapport de soi à soi d’une entrée lexicale prétrace le visage sémantique des relations de l’arbre, le type sémantique de l’instanciation par remplissement de rôle de ces relations. Si l’on examine les choses seulement au niveau de ce que le réseau apprend et de la compétence qu’il acquiert, ces vecteurs de détermination expriment uniquement une détermination du global par le local, ou du moins de ce degré de globalité qu’est la complémentarité sémantique entre relata casuels par ce niveau de localité qu’est la table des conjonctions associée à un terme. En fait il n’en va pas tout à fait ainsi, parce que les éléments lexicaux (le local) sont partiellement sous-déterminés – en raison des homonymes – et la détermination sémantique des relations de l’arbre peut retomber sur ceux-ci en les désambiguisant. Une limitation du modèle, cela dit, réside dans le caractère fixé a priori en fonction du corpus des dimensions retenues pour le codage des éléments lexicaux : un premier niveau d’interaction structurale, nous l’avons dit, est en fait présupposé par ce moment de l’approche, il faut déjà avoir envisagé sur le mode différentiel les significations pour disposer des axes sémantiques pertinents et des repères qui les jalonnent. On peut se demander, d’ailleurs, si la voie suivie permettrait de rendre compte, via des raffinements ad hoc, du phénomène contextuel que décrit Rastier, et qui est la sélection d’une dimension sémantique par le contexte, ou l’influence du genre ou de la dimension d’un sens sur le sémantisme des voisins : il n’est pas clair, si l’on s’en tient au modèle comme il est présenté, qu’un “type” sémantique pertinent pour la compréhension puisse émerger dans cette valeur de pertinence de la séquentialité de la phrase. La détermination contextuelle émane de la subsomption de l’élément lexical sous des prédicats préparés, et concerne une description sémantique des relations de l’arbre similairement préparée.
324Convaincus que notre lecteur aura déjà compris et senti à quel point cette problématique de modélisation “marche sur les brisées” de l’herméneutique, nous abordons maintenant la modélisation sur laquelle nous voulions principalement faire porter notre attention.
Contenu du modèle morphodynamique de B. Victorri
325Il s’agit, donc, d’une modélisation de la polysémie. Les premiers chapitres du livre La polysémie, à la différence de l’article sur lequel nous allons plus nous pencher, présentent de façon ample et riche le phénomène visé, et la perspective dans laquelle une modélisation est entreprise. La polysémie, lit-on, est un phénomène omniprésent dans la langue, le cas où une unité lexicale produit un sens univoque doit être regardé comme l’exception : en témoigne aussi le fait que les unités les plus courantes sont en même temps les plus polysémiques (par exemple, un verbe comme marcher). À la notion de polysémie se rattache immédiatement le problème théorique le plus fondamental de la sémantique au moins, de la linguistique sans doute, celui de l’individualité et de l’identité du sens : si l’on veut, en effet, étudier la polysémie, il faut en principe la distinguer de l’homonymie, il faut savoir dans quel cas on regarde deux significations supportées par un signifiant identique comme les significations de deux unités lexicales distinctes réalisées de façon identique dans le système expressif95 – auquel cas il s’agit d’homonymie – et dans quel cas on juge au contraire que les deux significations correspondent à deux acceptions d’un même élément lexical – auquel cas il s’agit de polysémie proprement dite. Mais poser le problème d’un tel critère, c’est évidemment aborder de front la question de la corrélation signifiant-signifié constitutive du signe, et de l’identitification des termes de base du système expressif, c'est-à-dire encore, au fond, poser le problème du sens – de son individualité, de son identité – dans toute sa radicalité.
326L’approche de B. Victorri et C. Fuchs se caractérise alors par la conjugaison de deux choix fortement marqués, qui placent la recherche dans son cadre spécifique :
la polysémie est étudiée avant tout comme variabilité au sein de laquelle le contexte sélectionne : on se donne pour but non pas purement et simplement de connaître la diversité des acceptions que supporte a priori une unité lexicale, mais aussi ou plutôt de comprendre comment et pourquoi le contexte d’une phrase sélectionne une et une seule acception de ce spectre ;
l’hypothèse générale est que les “valeurs” qui comptent et déterminent la signification en langue sont privilégiées sur le fond d’un continuum de possibilités ; on ne conteste pas la discrétion du système fonctionnel de la langue, à tous égards et à tout niveau, ni la discrétion en fin de compte du jeu de “positions” échangées qui constitue intersubjectivement la signification, mais on postule que ces positions renvoient à un continu relativement auquel elles sont en quelque manière remarquables. D’où il résulte que le “filtrage” discret du sémantique consistera, notamment, en ce que des positions proches d’une position remarquable lui seront assimilées ; et que les distinctions catégorielles comme celle de l’homonymie et de la polysémie devront être comprises à la lumière d’une différenciation en milieu continu, associant à chaque catégorie sa région et son destin. Ce second choix est, en substance, celui du paradigme morphodynamique, mais nous serons tout particulièrement intéressés à comprendre dans quel style il est ici embrassé.
327La conception du sens à laquelle B. Victorri et C. Fuchs s’arrêtent et qu’ils explicitent avant d’exposer la modélisation elle-même doit être envisagée à la lumière de cette double option. Elle se formule comme suit, pour un énoncé, d’abord :
« (…) nous définirons le sens d’un énoncé-type comme la contribution constante du matériau linguistique dont il est constitué au sens de toute occurrence de cet énoncé »96.
328Puis pour une expression quelconque :
« On appellera sens de l’expression l’ensemble constitué par son apport propre, qui est le facteur invariant, et les règles qui régissent l’interaction de ce facteur avec l’ensemble des énoncés dans lesquels elle peut être insérée et qui conduisent à lui attribuer un sens dans chacun de ces énoncés. C’est en somme le mode d’emploi sémantique de l’expression, que l’on pourrait, de manière caricaturale, décliner ainsi : insérée dans telle position dans tel type d’énoncé, elle acquiert tel sens ; insérée dans telle autre position dans tel autre type d’énoncé, elle prend tel autre sens »97.
329Cette convention définitionnelle, pour commencer, regarde à l’évidence le sens comme lié à un effet de contexte. Dans le cas des énoncés, le sens est conçu purement et simplement comme le noyau invariant de la diversité des valeurs selon le contexte des énoncés voisins. Mais finalement, lorsqu’on formule une définition du sens des expressions élémentaires, on intègre aussi au sens la règle qui produit le sens en contexte, la spécification de la transformation noyau+contexte→ (sens en contexte). Cette conception porte ouvertement la marque de la première option, de la volonté d’étudier la sélection polysémique comme fonction du contexte. Mais il faut aussi la comprendre à la lumière de la seconde option : les valeurs noyaux et les règles du sens ne devront pas, en principe, être identifiées à des unités déjà explicites-discrètes et des schèmes de réécriture, mais à des positions, des régions, des principes de contamination, de répartition ou de synthèse dynamico-géométriques.
330Sans plus de glose et d’introduction, entrons dans la modélisation elle-même. L'article « Modéliser la polysémie »98 décrit d’abord le phénomène de polysémie comme celui du conflit des interprétations : il y a polysémie lorsque l'énoncé est sémantiquement indécis en raison de la possibilité de le soumettre à plusieurs interprétations. Le fait qu’une même unité lexicale donne lieu à deux sens se traduit par ceci qu’elle peut être doublement interprétée : la modulation interprétative est ce qui dans sa diversité authentifie l’invariance d’un support, et de quelque chose ayant trait au sémantique de ce support, on le devine.
331Pour reprendre l'exemple avancé dans l'article, il faut distinguer les énoncés
(b) | Une minute plus tard, le train déraillait. |
332et
(b') | Ou le conducteur intervenait à la dernière minute, ou le train déraillait. |
333L'énoncé (b') est référentiellement ambigu, il ne permet pas de savoir, en se fiant à lui, si le train a déraillé ou non (cela dépend de l'intervention ultime du conducteur, dont rien ne nous dit qu'elle a eu lieu). Mais il n’est pas polysémique, il n'y aucun doute sur ce qu'il dit : à savoir précisément que l’advenue ou la non-advenue du déraillement se déduit de l'information sur l'intervention du conducteur.
334En revanche, l'énoncé (b) s'entend de deux manières, ou bien comme disant que, si les circonstances étaient demeurées les mêmes une minute de plus, le train eût déraillé, ou bien comme narrant que le train a effectivement déraillé une minute après un événement de référence. La différence est que, cette fois, la disjonction ou… ou… s'articule au niveau métalinguistique de l'interprétation, de l'entente, dans le vocabulaire qui vient d'être le mien.
335Le but de l'article de B. Victorri est donc de fournir un analogon dynamique de ce ou… ou… méta, le ou… ou… de l'interprétation. Il adopte à cette fin une construction théorique de l'interprétation, dont je résume maintenant les principes :
le sémantisme ouvert pour un énoncé est un espace où chaque position figure une valeur sémantique ; cet espace peut être conçu en général comme une variété différentielle produit, chaque facteur correspondant à une dimension sémantique, suivant laquelle l'énoncé peut prendre une valeur oscillant entre deux valeurs polaires.
l'interprétation dépend d'indices contextuels. Ces indices sont des facteurs sémantiques décelables dans le contexte susceptibles d'influencer l'interprétation de l'énoncé. Par exemple, pour l'interprétation du sens de l'adverbe encore dans une phrase, le type de procès indiqué par le prédicat de la phrase (en substance, le terme verbal) est important. La modélisation, une fois de plus, décrit les indices par la présence ou l'absence de certains traits élémentaires (ainsi, le procès peut être ou n'être pas terminatif, statif, sécable, etc.), et les indices sont en fin de compte idéalement considérés comme des points d'un hypercube obtenu en faisant le produit avec soi d'autant de segments [0,1] qu'il y a de traits pertinents.
l’objet mathématique fondamental du modèle est une application qui à chaque élément de l'espace des indices – donc à chaque qualification du contexte – associe une fonction sur l'espace sémantique, fonction qui est dénommée “cas de figure de l'interprétation” : sa valeur en un point de l'espace sémantique est en quelque sorte le degré d’invraisemblance de la valeur sémantique considérée dans le contexte dont la fonction est l'image. Sont donc privilégiés par le “cas de figure” les minima de la fonction, les valeurs en lesquelles il y a minimum étant des valeurs de plausiblité maximale (localement en général). Pour fixer, les idées, montrons (à la figure 22) comment il faut concevoir le “cas de figure de l'interprétation” associé aux deux énoncés (b) et (b') envisagés tout à l'heure.
336L’espace sémantique est ici réduit à une droite, le long de laquelle on repère ce qu’il en est du déraillement du train. L'énoncé (b) place le sujet devant deux possibilités interprétatives, qui sont incarnées par deux minima de la fonction d’invraisemblance au-dessus des valeurs exclu et certain respectivement, l'énoncé (b') dit de manière univoque une indétermination ontique, et sa fonction d’invraisemblance ne présente donc qu'un minimum, au dessus de la valeur possible.
337B. Victorri propose de lui-même une esquisse de description ou transcription psychologique du processus d'interprétation tel que reconstruit par ce modèle :
« Il est aussi possible de donner une interprétation psycholinguistique de ce modèle. En effet, on peut considérer la fonction d'interprétation comme une fonction potentielle définissant une dynamique dans l'espace des significations. Concrètement cela revient à décrire le processus d'interprétation comme un processus temporel, le sujet interprétant se trouvant dans un état initial donné qui va évoluer en fonction des indices linguistiques présents et se stabiliser dans un état final à la fin du processus. Si l'on associe à chaque état du sujet un point dans l'espace des significations, la dynamique dérivée de la fonction potentielle engendre un déplacement du point suivant la ligne de plus grande pente de la fonction et conduit à une stabilisation sur l'un de ses minima.
Cette perspective permet de rendre compte par un même mécanisme de la diversité des comportements interprétatifs des sujets. Ainsi, le comportement du lecteur pressé correspond à une trajectoire simple dans l'espace des significations à partir d'un point de départ entièrement déterminé par “l'état d'esprit” du sujet. Dans un cas d'ambiguïté, le lecteur ne prend même pas conscience de l'existence de minima autres que celui sur lequel il se stabilise. On peut d'ailleurs remarquer que le processus sera d'autant plus court que le point de départ est proche d'un minimum, ce qui donne tout son sens à la notion d'anticipation. Mais le lecteur peut aussi “revenir” sur une expression et parcourir alors une autre trajectoire qui lui permettra de prendre conscience de l'ambiguïté. Enfin, on peut modéliser le comportement du linguiste qui analyse systématiquement tous les bassins pour en tirer une vision d'ensemble de la configuration interprétative de l'expression. »99
338Cette explication montre bien en quoi consiste l'interprétation ici proposée de l'acte interprétatif en termes duquel le phénomène polysémique est compris. La situation de l'interprétation est interprétée par le paysage d'attracteurs – id est en l'occurrence le tableau de variation de la fonction potentiel appelée fonction d'invraisemblance par moi et fonction d'interprétation par Victorri. La contingence et la singularité de cette situation sont interprétées par le point de la variété interne où tombe l'état d'esprit du lecteur, et qui détermine lui-même l'attracteur sur lequel il se stabilise. La décision de l'interprétation est interprétée par le déterminisme de la stabilisation justement, c'est en ce sens qu'il y a artificialisation ou naturalisation de l'herméneutique (selon que l'on prend au sérieux ou non le psycho de psycholinguistique). Le comprendre décrit par le modèle met en jeu une temporalité anticipante : il est fait état d’une hypothétique faculté d'anticiper son propre état d'esprit afin d'optimiser la stabilisation, l’esprit est décrit comme s’adaptant sans cesse par avance à la décision dynamique du sens, et donc comme la pilotant à un certain niveau, ou du moins comme faisant sienne la finalité de la décision interprétative du sens. Enfin, le discours de B. Victorri prévoit une sorte de position neutre du savoir au-delà des interprétations, et qui se définit comme l'exploration exhaustive des possibilités d'interprétation, position dont on dit qu'elle est elle-même modélisée par le modèle, ce qui reviendrait à dire, si j'entends bien, que le caractère total du regard apporté par le modèle dans sa déterminité mathématique serait une représentation indirecte du modélisateur lui-même : du “sujet transcendantal” du sens, aurait-on envie de dire, en rappelant à cette occasion que François Rastier énonce quelque chose d’assez semblable lorsqu’il assigne à la sémantique interprétative la tâche de prédessiner les parcours interprétatifs possibles des textes.
Discussion du modèle
339Les termes mêmes qu’utilise Bernard Victorri pour présenter son modèle nous montrent que pour lui, à ce moment de sa recherche au moins, le réseau qu’il a conçu et rendu compétent “interprète”. Et nous avons vu, mieux encore, que cette performance interprétative, il se la représente comme une figuration schématique de celle de la psychè humaine, il décrit le geste interprétatif mis en scène par son modèle en analogie avec l’accomplissement psychologique de la compréhension du langage. On aurait donc, avec cette modélisation rendant compte de la désambiguisation des termes polysémiques en contexte, un exemple d’herméneutique artificielle témoignant en faveur d’une herméneutique naturalisée, d’un fonctionnement herméneutique de la psychê. Pourtant, selon la méthode adoptée depuis le début de cette section, nous devons soumettre ce sentiment à une épreuve critique, en nous demandant dans quelle mesure les trois moments du dispositif herméneutique sont repris dans la construction théorique de Victorri. Cela nous permettra aussi de juger si son emploi du vocabulaire interprétatif correspond à quelque chose de profond, ou si, comme tendrait à la faire croire le fait que ces formulations ont été abandonnées dans la rédaction ultérieure du livre, il ne s’agissait là que d’une “façon de communiquer”.
La flèche
340La “situation herméneutique”, nous l’avons vu, est représentée dans cette modélisation par la fonction d’invraisemblance, ou, si l'on préfère, par le paysage d'attracteurs qu'elle détermine. Ou plutôt, ce qui précède n'est encore pas tout à fait exact, car ce paysage n'est à la lettre que le champ de possibilité sémantique de la situation, résultant de la somme des influences contextuelles : cette distribution du possible est pour ainsi dire le legs des différents indices contextuels. La situation totale inclut aussi ce qui est la projection du sujet en ou devant cette distribution : la sélection d'un point de l'espace sémantique, dont va dépendre l'attracteur de stabilisation. D'ailleurs, Victorri est prêt à penser le contrôle de la sélection de ce point par le sujet, comme en témoigne la fin d'une citation que nous avons donnée. Si on prend la situation comme la simple donnée du paysage d’attracteurs, on refuse implicitement le cadre herméneutique : ce dernier “veut” qu’une situation soit toujours une implication orientée, ce que j’ai appelé la flèche est justement ce “phénomène“ originaire d’implication (ou de sollicitation).
341Selon mon analyse, le modèle de Victorri comprend la flèche comme celle de l'entrée dans l'interprétation : celle-ci a un aspect décisoire, événementiel, qui est la sélection d'un point dans un espace (sémantique), mais elle est inséparable de cette sorte de “préparation passive” qu’est la polarisation dynamique de la qualité dans cet espace par le contexte (en se déterminant selon la dynamique induite par le contexte, les attracteurs font de l’espace de projection qu’est l’espace sémantique un champ inducteur de qualités).
342On peut raffiner la discussion en observant que dans un tel dispositif, la “chute” du sujet dans la situation herméneutique passe en quelque sorte au niveau méta-théorique. Victorri l’évoque uniquement dans le parallèle psychologique qu’il propose, et plutôt comme un acte libre (le sujet anticipe un point de la courbe pour aller optimalement à un attracteur) : il ne prend pas en charge, dans le modèle proprement dit, une naturalisation de la sélection d’attracteur, la rapportant à quelque mécanisme mathématiquement déterminable. Dans le modèle catastrophiste général, on prévoit en principe une physicalisation de la sélection : la convention de Maxwell, notamment, inscrit la sélection comme nécessité, analogisée à la nécessité variationnelle classique de la physique (c’est toujours l’attracteur incarné par le plus petit minimum qui est choisi, en sorte que le point de chute dans la fibre où se tient la dynamique interne – ici “l’espace sémantique” – n’importe plus). Peut-être la convention du délai parfait constitue-t-elle à cet égard une sorte de demi-mesure : la sélection s'“explique”, si l’on veut, par la trajectoire des sélections, résumant les positions de projection dans l'espace sémantique (en général la fibre) à chaque instant, elle est “déterminée” au sens d’une contamination le long du continu par le passé de cette trajectoire, mais celle-ci dans sa globalité n’est pourtant pas nécessairement rapportée à une nécessitation mécanique “externe”, à des équations de contrôle supplémentaires. Donc la convention du délai parfait peut “traduire” la façon dont un choix de qualité se prend dans sa propre loi, dont une décision se projette en nécessité. Pour discuter jusqu’au bout de la contingence de la flèche dans le modèle de Victorri, remarquons enfin que, même si une nécessitation physique de la sélection était fournie par la théorie, il resterait la relativité interprétative du paysage des attracteurs lui-même : la situation herméneutique consiste aussi dans une configuration des possibles fournie par les indices contextuels, et on peut plaider que les décisions d’interprétations incluses dans cette donation ne sont pas toutes psychologiquement agies (que certaines, comme le dit Rastier, sont dictées par le méta-contexte d’une norme sociale).
343En bref, la flèche se maintient dans le modèle de Victorri, mais
elle est partiellement renvoyée au niveau méta-théorique, dans la mesure où la sélection du point de l’espace sémantique n’est pas prise en charge dans le modèle.
la dimension passive et la dimension active de la situation ne sont pas vraiment assumées comme du même ordre et liées dans une relation de co-détermination : le processus qui délivre un paysage d’attracteurs à partir du contexte n’est pas envisagé dans une relation essentielle, figurée dans le modèle, avec le ou les événements de sélection.
Dans ces conditions, on peut se demander si la directionnalité de la flèche, ce qui est après tout le plus important, est une vraie directionnalité : il est difficile de regarder comme une direction dans une dimension propre ce qui se définit par la ponctualité d'une instance métathéorétique à la source et un point d’un espace dynamique sémantique au but.
344Telle quelle, néanmoins, partagée de façon étrange, en partie transversale au modèle, la flèche de Victorri nous met bien dans l’élément de l’herméneutique. Elle nous rappelle si l’on veut le problème de la spatialité du Dasein au sens de Heidegger, qui se voue à l’espace en même temps qu’il est supposé l’engendrer, qui se repère dans un monde dont sa projection est l’ouverture configurante.
Le cercle
345Tout d’abord, il faut observer qu’en exposant sa modélisation, Bernard Victorri semble retrouver le fameux cercle, il en rencontre la structure et la signale avec une remarquable acuité. Cela se produit à l'occasion de la décision méthodologique fixant le statut des indices :
« – les indices présents dans le contexte forment eux-mêmes un système : la valeur d'un seul d'entre eux ne suffit pas, à de rares exceptions près, à forcer une interprétation. C'est l'ensemble des indices qui détermine le processus décrit ci-dessus. En fait, il y a une part d'arbitraire dans notre approche qui consiste à isoler une expression de l'énoncé pour l'analyser. Les indices qui vont nous servir à cette analyse sont portés en général par des expressions tout aussi polysémiques que celles que nous étudions, et une théorie générale devra s'articuler autour du rapport entre un ensemble d'expressions localement polysémiques et le processus global d'interprétation de l'énoncé. »100
346Dans le cadre d’une “théorie générale”, donc, l’effet de contexte serait décrit comme une interaction, soit une détermination circulaire.
347La difficulté est réévoquée lorsque, détaillant quelque peu le contenu formel du modèle, Bernard Victorri évoque le repérage des indices par les sommets d'un hypercube :
« Comme nous l'avons déjà fait remarquer dans notre première partie, il y a un problème de fond qui se cache derrière l'attribution de valeurs à certains indices. Quand ces indices sont portés par des expressions elles-mêmes polysémiques, il y a souvent une relation étroite entre le choix d'une valeur pour cet indice et le type d'interprétation de l'expression que l'on étudie. Nous nous sommes efforcés de briser ce cercle vicieux en limitant le codage de ces indices à des informations qu'une machine pouvait obtenir dans le contexte immédiat lui-même. Nous sommes conscients de la précarité de ce critère, mais une fois de plus, il s'agit là d'une première étape : le problème de fond trouvera de lui-même sa solution quand nous serons à même de modéliser les interactions entre plusieurs expressions polysémiques dans un même énoncé. »101
348Ici le mot magique cercle est prononcé, seulement pour nommer la menace d’une inconsistance, d’un cercle vicieux il est vrai ; mais la fin du passage nous informe à nouveau de ce qu’il devrait y avoir, au fond, un (bon) cercle d’interaction.
349En fait, la problématique du cercle est aussi croisée à un autre moment de la modélisation, plus en amont : lorsque le modélisateur choisit d'identifier les valeurs polaires autour desquelles se détermine l'espace de signification de l'énoncé à ses paraphrases admissibles :
« Ce choix des paraphrases comme éléments de sens est discutable. En effet chaque paraphrase présente un degré de complexité équivalent à l'énoncé initial, et s'il est vrai qu'elle “tire” le sens de l'énoncé dans une direction particulière, elle le fait dans plusieurs dimensions du champ à la fois, et n'a donc pas ce caractère élémentaire souhaitable. De plus, certaines contraintes syntaxiques peuvent rendre une paraphrase inadmissible pour des raisons autres que sémantiques (nous avons essayé de nous prémunir contre ce phénomène en admettant des variantes pour certaines des paraphrases). Mais ce choix a un énorme avantage qui nous a fait passer outre ces objections : il permet de travailler de bout en bout à l'intérieur du système de la langue, en utilisant des critères strictement linguistiques dans la détermination des interprétations. »102
350Le problème de la paraphrase est un problème qui, pour autant que j'en juge bien, traverse toute la linguistique, indépendamment de l'effort original de modélisation commenté ici, et il se rattache effectivement au cercle herméneutique. La nécessité et l'insuffisance des paraphrases réside dans cette clôture du sens qui fait que le sens ne s'explicite que dans des phrases, qui en sont toujours à nouveau des implicitations, nécessité qu'affronte comme l'obstacle à contourner tout projet de naturalisation du sens, cependant que l'insuffisance corrélative est le fardeau que traînent tous les projets de description exacte du sens. La circularité qui affecte les explicitations paraphrastiques du sens résulte aussi de la résistance du sémantique à toute articulation compositionnelle de lui : les paraphrases reprennent “globalement” le sens qu’elles sont supposer éclairer au lieu d’en mettre à plat et en série d’hypothétiques constituants élémentaires. Ce qui nous ramène au cercle herméneutique de Schleiermacher, celui de la double dépendance du local et du global en sémantique.
351En tout cas mes citations prouvent que, dans sa modélisation, Bernard Victorri a en quelque sorte la volonté d'assumer le cercle dans plusieurs de ses formes. D’un côté, il souhaite mettre en œuvre un réseau qui “traduise” le cercle de Schleiermacher dans ses interactions, de l’autre, il veut garder sa construction théorique, dans son ensemble liée à la clôture paraphrastique du sens, en tant que celle-ci définit la compétence et le point de vue de la linguistique, du savoir adéquat et autorisé de la langue.
352Quel commentaire peut-on faire sur ce “traitement du cercle”, du point de vue comparatiste et philosophique qui est le nôtre ?
353D’abord la modélisation informatique réalise dans la mécanique d'un réseau la dépendance des situations interprétatives sur les indices contextuels. Elle explore jusqu'à quel point on peut machiniser la co-dépendance du cercle de Schleiermacher, ou du moins d'une forme de ce dernier : la relation local-global limitée au sémantique, le global étant identifié au niveau phrastique et le local au niveau lexématique. C’est ce qui me conduit à parler d’herméneutique artificielle : si l’on oublie la référence à la psychologie cognitive commentée plus haut, qui reste à tous égards facultative, rien ne dit que le fonctionnement du réseau doive être conçu comme celui de la nature en l’homme.
354Comme mécanisation, néanmoins, elle rend causale la circularité herméneutique, elle en élimine la dimension intentionnelle, la dimension de motivation. Mais elle le fait en imputant cette causalité au sémantique lui-même : en cela, elle diffère profondément des “réductions” morphodynamiques par ailleurs envisagées. La “dynamique” mise en scène par le réseau n’est pas celle de l’énergétique de l’esprit, ou des processus spatio-temporels que recueille ou mime le langage, elle est celle de la détermination sémantique elle-même, la fonction selon laquelle l’occurrence en phrase d’un terme “pousse” à l’actualisation de certaines possibilités sémantiques recelées par un autre terme. Comme dit parfois Bernard Victorri, il s’agit d’une certaine manière de “représenter” le jeu différentiel du sens dont parlait le structuralisme.
355S’il faut le mesurer, le “déficit” de la simulation par rapport à une conception véritablement herméneutique de l'interaction se formulerait probablement des deux manières suivantes :
d'une part, elle présente l'influence sémantique comme une détermination donnée, non variable et intrinsèquement inentravable, et dont l'effectuation est causale (c'est le déficit qui est inhérent à la notion même de simulation machinique) : selon la simulation, le sens perd localement tout “choix de lui-même”. Cela revient à dire que l’approche n’intègre pas une “flèche” herméneutique immanente au sens.
D'autre part, mais c’est la même chose, elle immobilise le jeu de l'interaction sémantique dans un mécanisme n'ayant pas besoin de la projection en lui d'un sujet pour opérer. La flèche n’est pas non plus clairement rattachée à un moment de subjectivation, et le cercle se trouve donc orphelin de toute implication d’un Dasein.
356Dans une certaine mesure, ce double déficit est reconnu et thématisé dans le livre La Polysémie : il est bien précisé que le modèle rend compte du dynamisme de la polysémie “en langue” et laisse de côté la dimension de la parole, soit justement de la situation complète où un sujet se place et se joue. Le choix de décrire en termes de construction du sens ce qui était d’abord présenté comme interprétation des énoncés polysémiques correspond, peut-être, à la volonté de réintroduire la dimension subjective. Selon toutes probabilités, cette option éloigne néanmoins le modèle du cadre herméneutique, et peut-être est-ce une fatalité si l’on veut faire porter des fruits scientifiques à l’entreprise : comment, en ne séparant pas la dynamique du sens de l’implication subjective, et en gardant de celle-ci une vision destinale, pourrait-on proposer un système machinique ayant des vertus opératoires ?
Le parler
357Dans la simulation de Victorri, ce que la machine produit, ce sont stricto sensu des interprétations : il y a stabilisation en un minimum de la fonction d'invraisemblance, qui vaut comme sélection d'une acception, d'un sens. Mais cela ne rend pas le moment du parler présent dans le modèle, cela ne fait pas qu’il soit “couvert”. La flèche ou le projet du sens sont représentés par le paysage d'attracteurs d'une part, par la sélection locale d'un point de l'espace sémantique d'autre part. La résolution qu'enfante cette situation herméneutique arrive au bout d’un cercle d’interaction comme une stabilisation, une affectation des valeurs en attente : a priori pas comme une articulation. Mais le parler, selon le dispositif de référence, c’est l’achèvement dans un texte explicite d’une articulation d’abord projetée.
358On retrouve peut-être ici certains aspects de la critique adressée par Fodor et Pylyshyn au connexionnisme : le principe d'une modélisation de la synthèse du sens par une stabilisation évince la représentation qu'on peut se faire par ailleurs de la signification (achevée, transmissible) comme une articulation. La tradition herméneutique demande que l'on conçoive cette articulation de quelque chose qui est d'abord ouvert, esquissé, mais elle s'accorde avec la tradition “propositionnaliste” pour assimiler l'effectivité de la signification à une articulation.
359Dans la modélisation de Victorri, le choix de s’adresser au sémantique comme tel semble interdire de concevoir ensuite le sens en tant que résultant comme une articulation. L’enjeu de cette remarque, ou plutôt la demande implicite qu’elle adresse aux modélisations, c’est d’essayer une “reprise” de l’herméneutique dans le cadre connexionniste qui intègre la dimension syntaxique.
360Il faudrait, en fait, que le cercle de Schleiermacher soit d’un côté modélisé de façon assez large pour que la structure syntaxique puisse être un résultat de sa stabilisation, de l’autre mis en résonance avec un “cercle de Heidegger” rattachant la flèche à une implication du Dasein. À moins qu’une telle plénitude de la reprise ne convienne pas à l’intention modélisante.
Herméneutique neurale ?
361Le computo-représentationnalisme avait construit tout un système de raisons raisonnables pour maintenir hors du champ cognitif la connaissance du substrat neurologique de l'activité mentale. Cette connaissance, en principe, ne devait servir qu'à comprendre l'enracinement organique d'une intelligence dont les opérations et le mécanismes eussent été rendus clairs par ailleurs. En fait, les traités et les articles avouaient souvent, au détour d'un argument, que la connaissance positive de l'implantation pouvait avoir des conséquences non négligeables sur la représentation théorique d'ensemble de l'activité cognitive. Dans l'ouvrage de Pylyshyn, on exprime ainsi cette vraisemblance en disant que la structure des entrées-sorties n'est pas sans retentissement sur la caractérisation de la machine informavore qu'est la pensée : on l'exprime dans les termes imposés par le paradigme computo-représentationnaliste, en l'occurrence, ici, ceux de l'analogie directrice de l'ordinateur, c’est ce qui conduit Pylyshyn au concept d’architecture fonctionnelle.
362Comme il a été déjà rappelé, le point de vue computo-représentationnaliste a subi depuis les années 1980 en tout cas une critique générale : il est désormais soumis à une concurrence non évidemment illusoire, de la part du point de vue “connexionniste” et plus généralement morpho-dynamiciste d'abord, mais aussi, plus récemment, de la part du point de vue dit de la “vie artificielle”. Cette critique et cette concurrence ont des aspects purement théoriques ou philosophiques : il s'agit de rapprocher les sciences cognitives de la physique, de prendre en compte les aspects spatiaux, temporels, dynamiques de la pensée, de rétablir dans ses droits ontologiques et méthodologiques le continu, ou bien de faire place à un certain nombre d'évidences psychologiques ou phénoménologiques trop systématiquement minimisées par le computo-représentationnalisme. Nous avons déjà vu amplement tout cela. Mais il s'agit aussi – cette intention me semble commune à tous les “post-cognitivismes” – de faire entrer la structure et les processus neuraux dans la discussion cognitive, de développer une compréhension et des modèles de la cognition dont l'événement neural qui la sous-tend soit une composante essentielle, et non plus un facteur réprimé, maintenu dans l'ombre. La plupart des options théoriques du post-cognitivisme sont justifiées à la fois sur le plan de la méthodologie et des considérations générales et sur le plan de leur conformité avec ce que l'on sait de la neurologie.
363De là résulte qu'il est aujourd'hui naturel et possible de confronter toute idée que l'on se donne du fait de la pensée avec la connaissance neurologique : peut-être pas exactement pour juger cette idée au nom de la viabilité d'une implantation qui l'illustre, mais tout de même, au moins, pour expérimenter si un imaginaire prolongeant la vérité neurologique acquise peut lui être adjoint qui résonne avec elle. Disons que c'est à une opération intellectuelle de ce genre que nous allons nous livrer maintenant : nous allons étudier si certaines pièces disponibles de la description neurologique de la pensée suggèrent une image convaincante de l'herméneutique naturalisée dont il a déjà été souvent question. Pour cela, nous nous appuierons surtout sur l'ouvrage The Remembered Present de G. M. Edelman103.
364On pourra s’étonner de trouver dans les pages qui suivent une restitution assez riche – ou en tout cas diverse, prenant en compte plusieurs de ses couches – de l’édifice théorique proposé par Edelman, de sa “théorie biologique de la conscience”. On aurait pu s’attendre, en effet, dans un tel ouvrage et de la part d’un auteur n’ayant aucun titre d’érudition dans le domaine des neurosciences (même pas celui d’amateur !), à une synthèse ne retenant de cette théorie que son accent principal. Il y a pourtant, je crois, une bonne raison de contenu à la “complication” relative de mon compte rendu. Ce que je pourchasse, en effet, c’est une herméneutique naturalisée, c'est-à-dire, dans les termes de ma conception des strates exposée au début du livre, une herméneutique de degré 0, plus dénuée de texte, et enclose dans un temps plus rapide que l’herméneutique anthropologique de degré 1, celle de la quotidienneté du Dasein et de l’explicitation prédiscursive. Mais en l’étape neurophysiologique du problème, la question des strates devient à vrai dire l’essentiel : le geste théorique consiste avant tout à décomposer l’activité cognitive en couches tout en déterminant de façon plausible et satisfaisante ce qui est propre à chacune, cependant que le mystère de la pensée circule entre les strates envisagées, sans qu’on puisse peut-être associer rigoureusement à l’émergence de l’une d’elle l’avènement fondamental de la symbolicité et de l’universalité du concept. Le discours “topobiologique” a donc ses propres méandres, et la question de savoir s’il donne crédit à une notion d’herméneutique naturalisée doit être posée à chaque niveau qu’il est amené à introduire. C’est cet étagement de la description que j’ai choisi de suivre et d’exposer, étagement qui reproduit et prolonge, en quelque sorte, celui que j’avais introduit pour des motifs philosophiques au premier chapitre.
La catégorisation primitive
365La première brique sur laquelle se construit la “théorie biologique de la conscience”, la TNGS (theory of neuronal group selection) comme l’appelle Gerard Edelman, est l'explication de la catégorisation perceptuelle élémentaire par la notion de réentrée. Cette catégorisation définit donc le premier niveau que nous aurons à prendre en considération.
366Ce dont Edelman veut rendre compte, au moyen de la réentrée, semble précisément ce que nous avons vu au centre de toutes les démarches descriptives de Merleau-Ponty : la synthèse des différentes modalités perceptives dans le contexte d'une dynamique du sentir où co-intervient le comportement moteur. En d'autres termes, le dispositif neurophysiologique mis en avant est supposé sous-jacent à notre manière de conquérir les objets de notre environnement et leurs qualités perceptives : la sensation n’est jamais séparable du mouvement qui nous porte vers le senti, la passivité de la réception est toujours circulairement reliée à l’activité du se tourner-vers. La notion husserlienne de kinesthèse avait originairement introduit dans le discours phénoménologique cette circularité104.
367Edelman décrit en termes de réentrée la même circularité, qu’il comprend, donc, comme à la source de ce qu’il appelle catégorisation perceptuelle : on risquerait, comme philosophe, de comprendre qu’il s’agit déjà du jugement prédicatif énonçant qu’un objet déterminé a une qualité déterminée, une couleur par exemple. Comme la suite le montrera, il n’en est rien, le “niveau” est trop primitif pour cela.
368Restituons maintenant le “récit” positif de l'avènement de la catégorisation perceptuelle proposé par Edelman, avec ses schémas. Edelman distingue trois phases, figurées comme l’indique la figure 23.
369La première phase, correspondant à la première rangée (1) du schéma, est celle où s'établissent des liens entre certaines cellules cérébrales, sous l'influence de molécules “morphorégulatrices” (les “cell adhesion molecules” = CAM et les “substrate adhesion molecules” = SAM). Cette phase est purement interne à l'organisme, elle résulte d'une dynamique inspirée par un contrôle chimique. À l'issue de cette phase se sont spécifiés des groupes, le graphe neural résultant s'appelle le “répertoire primaire”, symbolisé au bout à droite de cette première rangée.
370La seconde phase – qui fait l’objet de la rangée (2) – est celle de l'exposition du répertoire primaire à l'expérience, id est aux stimuli externes : le signal externe suscite un comportement qui a sa part neurophysiologique, et donne lieu à une modulation quantitative des liens synaptiques. Le graphe à connexions de forces variables qui en résulte – et qu’on trouve à nouveau au bout à droite de la rangée – s'appelle le répertoire secondaire.
371La troisième phase est celle qui proprement nous intéresse, celle de la réentrée, à laquelle Edelman consacre un schéma particulier, en plus de la troisième rangée du précédent, que reproduit la figure 24.
372Le mot réentrée désigne pour les neurophysiologues le phénomène universel ou quasi universel de l’interconnexion cérébrale des neurones, selon lequel à tout envoi d’influence d’une source vers une région but correspond un contre-envoi de ce but vers la source, en sorte que le cheminement de l’influence nerveuse retraverse toute région “au retour” des diverses régions atteintes : si ce phénomène est universel, il instaure de la circularité entre toutes les configurations de pôles, et empêche précisément de parler d’aller et de retour en ayant à l’esprit un ordre temporel univoque.
373Aux fins de la synthèse de la catégorisation primitive, on le voit d’après nos schémas, la réentrée survient entre deux cartes : Edelman désigne de ce nom des localisations neurophysiologiques de l'Être-au-monde, deux zones de cellules qui expriment une information spatialement distribuée en redoublant mimétiquement dans leur spatialité propre cette distribution. Ainsi, une plage cellulaire pourra contenir des informations de couleur concernant telle portion du champ visuel, qu'elle cartographiera de ce point de vue, et les diverses plages concernant les diverses portions être assemblées dans une structure recevant justement le nom de carte : on désigne fort suggestivement du nom de rétinotopie le principe de l'assignation “homéomorphe” de domaines neuraux à des zones de la rétine.
374L'exemple princeps de réentrée à fonction synthétique pour la catégorisation, pour Edelman, est celui où la carte 1 accomplit la détection de caractéristiques visuelles locales, cependant que la carte 2 enregistre des informations de mouvement : les neurones de la carte 2 « agissent comme des corrélateurs de traits, tracent un objet au moyen du mouvement »105. Donc la réentrée, dans ce cas, incarne ou fonde au plan biologique la fameuse interaction sensation-action dont parle Merleau-Ponty.
375Les x, y du dernier schéma reproduit désignent des groupes de neurones. Les cercles noirs symbolisent un renforcement des liens synaptiques du groupe, induit par le jeu dynamique de la réentrée. On imagine que les activations des cellules neurales évoluent au gré d’influences de coactivation de type hebbien. Les renforcements qui en résultent sont de plus temporellement situés, ils ont cours pour un intervalle de durée biologique où il est besoin d’eux. Dans les termes de Edelman :
« La réentrée est un processus temporellement permanent de signalisation parallèle entre des cartes séparées, le long de connexions anatomiques ordonnées. La signalisation réentrante peut s’établir via des connexions spécifiques entre cartes (comme on peut le voir dans les radiations cortico-corticales, cortico-thalamiques et thalamico-corticales) ; elle peut aussi avoir cours par le biais de dispositifs plus complexes tels que des connexions concernant le cortex, les ganglions de la base et le cervelet »106
376Nous devons comprendre, cela dit, que ce dispositif – fondé sur les réentrées entre cartes – de la catégorisation perceptuelle primitive vaut comme solution de ce qui s’appelle, dans le contexte cognitif, le binding problem : grâce au lien réciproque entre cartes, les informations émanant des diverses modalités sensorielles peuvent être fixées sur les “mêmes objets”, de façon à constituer notre manière d’avoir ces objets comme catégorisés de telle ou telle manière. Ce dispositif est donc le substrat neurophysiologique de la “prédication antéprédicative” de l'“objet pré-objectif” :
« Sous l’effet de la signalisation réentrante, et par le moyen de changements synaptiques (cercles remplis), des configurations de réponse particulières dans la carte 1 seront associées avec des configurations de réponse dans la carte 2. Une généralisation peut avoir lieu en présence de signaux émanant d’objets non encore rencontrés par le biais de réponses à des combinaisons de traits locaux ou corrélations de traits résultant d’un échantillonage disjonctif antérieur de signaux provenant d’objets similaires »107
377En fait, il y aurait beaucoup plus à dire pour commencer à comprendre véritablement, au sens d’un suivi de processus complètement spécifiés, comment les informations co-référentielles forment un ensemble cohérent au plan neurologique, susceptible d'être superposé à d'autres ensembles similaires et distingué d'eux. Les développements de la théorie des “oscillations”, auxquels Edelman et son laboratoire ont pris part, et où Von der Marlsburg semble jouer un rôle prépondérant, sont à ma connaissance les tentatives les plus satisfaisantes de résoudre ces questions. J’évoquerai ailleurs108 ces recherches, en les rattachant à une autre question, celle de l’espace (elles sont en effet aussi une manière de mettre en jeu spatialité externe et spatialité interne, et de concevoir leur relation de façon originaire). Pour le moment, ce qui importe, c'est d’analyser comment la réentrée incarne au plan neuro-physiologique la conception phénoménologique d’une “boucle” entre sensation et motricité ou action, fournissant du même coup une esquisse de compréhension de l'esprit perceptif. À cet égard, il me semble nécessaire de faire trois remarques :
Ce qui est présenté par le modèle biologique est à la fois un processus de complétion et la fixation neurophysiologique d’un universel, d’une possibilité systématique. Edelman décrit une relation de détermination réciproque affectant n cartes neurales, et présente la “catégorisation” qui en résulte comme complétion de la connaissance perceptive primaire. Chaque carte ne donne qu'une information unilatérale sur l'objet, le jeu de la réentrée rapporte ensuite les déterminations à des localisations en passant par la carte des mouvements, et construit de la sorte l'appréhension qualifiée de cet objet. Mais le résultat cognitivement crucial est à certains égards que les associations de patrons d'activation propres aux différentes cartes, qui se nouent à la faveur de la réentrée, inscrivent l'ouverture d'une généralité : les liens propres à ces associations sont re-suscités ad libitum, permettant la réimputation d'une prédication antéprédicative complexe à tout nouvel objet, le retour de ces configurations ayant lieu par la grâce de la même causalité de la réentrée qui est à leur origine.
une deuxième observation importante sur la “réentrée catégorisante” est qu'elle est essentiellement temporelle, située dans le temps. Edelman en dépeint le processus comme « processus temporellement permanent de signalisation parallèle », ou bien, glosant son schéma, il écrit
« Les cercles remplis représentent le renforcement des synapses dans le contexte de la réentrée, produisant le couplage en parallèle de domaines de ce type pendant une période déterminée [n.d.l.r. c'est moi qui souligne]. »109
378Cette observation se laisse développer dans deux directions :
d'une part, du côté de la naturalisation, comme je l'ai déjà laissé entendre, la véritable nature de la cohérence entre groupes neuraux induite par la réentrée semble ne pouvoir être conçue que comme temporelle ; en substance, des activations neurales sont cointentionnelles si leur sont associés des potentiels électriques oscillant en phase110. Cela signifie donc que le substrat psychique de la prédication primitive, antéprédicative est temporel, la copule a son pendant physique dans l'intervalle fixe des oscillations. Donc le jeu de la réentrée qui fonde la catégorisation primitive n’est pas seulement temporel en tant que daté dans l’ontogenèse expérientielle de l’organisme, en tant qu’événement effectif de l’apprentissage, mais dans le “critère” même du couplage qui s’introduit.
L'observation a) ne suit pas seulement la piste de la naturalisation, elle la suit vers le temps rapide. Les échanges d’influence dont se tisse la rééntrance ont cours dans le temps des transitions synaptiques, c'est-à-dire un temps sensiblement plus court que celui de nos discernements vécus. S’il doit y avoir une “instanciation” du dispositif herméneutique à ce niveau des processus neuraux constitutifs de la conscience, il s’agira, comme nous l’avions prévu, d’une instanciation de degré 0, liée à un temps plus bref que celui de la quotidienneté et à un moindre degré de textualité que le comme existential-herméneutique (pour comparer cette nouvelle strate de l’herméneutique à la strate 1).
3793) La troisième de mes observations est que la réentrée de la catégorisation perceptuelle est encore la présence du continu à la conscience. Edelman écrit
« (…) l’échantillonnage des signaux en tant qu’événements dans le monde doit suivre les lois physiques gouvernant la continuité spatio-temporelle. Ceci requiert (…) »111,
380et le texte expose alors le dispositif de la réentrée. Un des aspects, une des fonctions de la réentrée, est d'assurer que chaque apport de stimulus est immédiatement pris en compte par les constructions (les émergences, les solidifications) en cours au sein de chaque modalité sensorielle. La réentrée assure le suivi, le feed-back. Et c'est, selon les propres termes de Edelman, quelque chose qui est rendu nécessaire par la continuité de l'espace et du temps. On est évidemment tenté de chipoter Edelman, de lui demander comment un dispositif d'interaction nécessairement tributaire de l'horloge biologique des pulsations neurales, et donc en quelque manière discret, réglé sur un intervalle minimal du temps, peut se rendre adéquat à la continuité idéale imputable au phénomène externe (en laissant de côté la discussion ontologico-épistémologique classique qui soupçonne à son tour le bien fondé de cette continuité). Une réponse possible est que les dates des impulsions de la réentrée, bien que soumises à une chronicité discrète caractéristique du système nerveux, présenteraient un caractère aléatoire, voire pourraient avoir des intervalles auto-empiétant, ce qui serait une sorte de restitution analogique du continu.
381Mais laissons cela de côté, et plaçons nous dans le plus mauvais cas, celui où le propos de Edelman témoigne d'une confusion, usuelle dans le monde non-mathématicien, entre le continu et le continuel, entre la détermination caractéristique du substrat R et le fait d'un enchaînement avec soi toujours confirmé. Dans le cas de la conception de l'esprit, cette confusion télescope une fois de plus deux aspects de la critique du cognitivisme : sa critique au nom du continu spatio-temporel – sa révocation pour défaut de physicalisme résultant nécessairement de son inféodation au logicisme discret – et sa critique au nom de l'herméneutique – sa récusation comme photographie procédurale indue du processus de signification en tant qu'il est irrémédiablement interprétation située.
382La figure mathématique naturellement associée à l'herméneutique est la série, mais celle d'une série qui contient en elle-même, en chacune de ses troncatures, l'appel du terme suivant. À l'herméneutique correspond donc adéquatement le motif de la série continuelle. Si bien que l’on saisit, avec l'in-terprétation du continuel de la réentrée comme accordé au continu de la nature, un symptôme de plus de la mystérieuse convergence entre la philosophie de la série continuelle et celle du substrat continu, convergence dont on repère déjà des manifestations dans le discours critique tenu par Dreyfus dans son What computers can't do, puisqu’il critique le cognitivisme à la fois comme oubli de la situation et de son régime herméneutique de l’enchaînement et comme méconnaissance de l’enracinement de l’intelligence dans le continu du monde et du corps. En droit, le mystère et le problème de cette convergence excède évidemment le contexte cognitif, et constitue à vrai dire une des grandes affaires de la pensée (apparentée au double labyrinthe de Leibniz).
383Poursuivant l’examen des couches de constitution de la conscience et de la pensée envisagées par Edelman, je parlerai maintenant du modèle de la conscience primaire.
Le modèle de la conscience primaire
384Ce qui m’intéresse au premier chef est la “boucle” temporelle de la conscience primaire telle qu’interprétée et modélisée dans la théorie de Edelman : le comportement neurophysiologique baptisé “conscience primaire” est, au titre de cette boucle, candidat à la confrontation avec le dispositif herméneutique. Nous allons voir, cela dit, que l’exposition de la conscience primaire nous renvoie à la théorie de la présyntaxe et du (pré)-concept donnée auparavant par Edelman, et qui est à certains égards la pièce décisive de la “naturalisation” opérée en l’espèce.
385J’aborderai ce nouveau sujet, tout simplement, en présentant le diagramme de la conscience primaire, avec le discours dont Edelman l’accompagne, avant d’apporter les commentaires qui me semblent nécessaires.
386Le modèle s’explicite donc par le schéma reproduit à la figure 25.
387La conscience primaire est définie par Edelman, dès le début de The Remembered Present, comme cette conscience que selon toute vraisemblance les animaux possèdent aussi : qui n'est pas intégralement tissée de symbolicité et d'auto-référence. C’est pour ce motif d’ailleurs qu’elle est l'objectif de base de la théorie neurophysiologique en gestation (de la TNGS) : Edelman entend comprendre biologiquement la conscience en général à partir de l'élucidation de son dispositif de base. La conscience primaire est un bon point d’appui à la fois parce qu’elle est plausiblement le processus support de tous les autres processus sophistiqués, le tremplin et la source, et parce que sa révélation expérientielle n’est pas tributaire de l’introspection comme celle de la conscience supérieure risque de l’être.
388Le diagramme reproduit ci-dessus, pour y venir enfin, montre essentiellement la coopération de deux registres, correspondant à deux localisations ou spécialisations du système cérébral : les registres de la catégorie et de la valeur, supportés par les systèmes thalamo-cortical et limbique respectivement. Selon les mots d’Edelman, il y a opposition entre
« (…) deux sortes très différentes de structures et de fonctions nerveuses : le système limbique et le tronc cérébral d’un côté, le système thalamo-cortical de l’autre (…) »112
389Le premier système est celui de l'intériorité profonde et originaire du “principe de plaisir” biologique :
« Le premier de ces systèmes est relié au comportement appétitif, consommatoire et défensif. (…) En géneral, les circuits neuraux dans le système limbique et du tronc cérébral sont des boucles polysynaptiques avec un degré relativement bas de cartographie locale, et leurs réactions d’ordre temporel à l’entrée ont tendance à se produire dans des cycles lents. Ces boucles dépendent de manière étendue des circuits biochimiques aussi bien que des circuits neuraux, et elles sont apparues dans l’évolution bien avant le cortex et ses connexions thalamiques. »113
390On voit d'emblée que la spécificité de ce système consiste notamment en un certain rapport au temps : lenteur (les réponses qui transitent dans ce système parviennent au bout de délais plus importants), cyclicité (l’interconnexion neurale, au lieu d’apparier tout avec tout en un réseau, sépare des groupes en situant leurs éléments sur des cycles, ce qui soumet le fonctionnement du système à de multiples récurrences), primitivité (le système limbique est antérieur, il est le soi originel avant le lien au monde et la résonance interne complexe qui en est solidaire).
391Le second système est celui dans lequel s’insère la catégorisation primitive sommairement décrite à l’instant : c’est, si l’on veut, le système de la perception / motricité / catégorisation. Il inclut aussi la conceptualisation pré-discursive, sur laquelle nous reviendrons. Edelman le dépeint au niveau neurophysiologique en insistant sur la densité de ses connexions réentrantes et la rapidité de ses réponses dynamiques :
« Le second système, ou système thalamocortical, est fortement relié aux extérorécepteurs et il est extensivement et finement organisé en cartes de façon polymodale (…). Sauf dans ses appendices il comporte un nombre restreint de longues boucles polymorphiques, mais il est caratérisé par une structure synaptique locale hautement interconnectée, réentrante et étagée. Adapté à la réception de séries rapides et de haute densité de signaux multimodaux, il est apparu à une étape ultérieure du développement, permettant un comportement moteur toujours plus sophistiqué. »114
392Dans cette citation, nous trouvons comme il est normal les seconds termes de la triple opposition esquissée ci-dessus dans la présentation du système limbique (rapidité, interconnexion, secondarité).
393La boucle que montre le diagramme raconte alors en substance ceci :
394— I est l'input interne du système limbique, W est l'input externe, l'information sensorielle. C(I) est la catégorisation de I et C(W) la catégorisation de W, ou du moins leur support neural. C(W) est ce qui a été amplement exposé et diagrammatisé plus haut, comme le résultat de la réentrée motrice-intermodale. C(I) est simplement postulé, en quelque sorte, de manière analogique :
« C(I) est le support neural de la catégorisation de I, l’entrée intéroceptive – autonome, hypothalamique, endocrine. Il est antérieur sur le plan de l’évolution, commandé par des événements internes, médiatisé par des circuits limbiques ou du tronc cérébral couplés avec des circuits biochimiques, et il manifeste une activité phasique lente »115.
395— Il y a des liens entre les catégorisations indigènes des deux systèmes (c'est ce qui est noté C(W).C(I)).
396— Par dessus ces liens, C(I) et C(W) font à leur tour l'objet d'une comparaison (pré)-conceptuelle, comparaison entre catégorie (C(W)) et valeur (C(I)) – entre ce qui est et ce qui est bon pour moi, pour formuler la chose avec assez de limpidité quotidienne pour qu’elle devienne claire : c'est ce qui est noté C[C(W).C(I)]. Le gras est là pour désigner plus qu'une catégorisation : une (pré)-conceptualisation. Cette comparaison fait qu'un résultat catégoriel de la perception peut être repris comme porteur de valeur, que quelque chose qui a été perçue peut être classée comme bonne pour moi.
397Edelman formule ainsi cette performance régulière de la conscience primaire :
« À la difference de la catégorisation perceptuelle simple, ce système de la mémoire corticale peut recatégoriser l’interaction combinée des deux systèmes de base ou conduire une comparaison entre états de ces systèmes. Son operation est médiatisée par des altérations synaptiques reflétant la relation entre catégorie et valeur, qui sont largement le résultat de l’apprentissage et du changement conceptuel fondé sur la catégorisation perceptuelle. La catégorie, qui est largement mais pas entièrement médiatisée par des signaux extéroceptifs, est déterminée par le comportement d’un animal dans sa niche lorsqu’il reçoit des signaux environnementaux. La valeur est principalement auto-déterminée, dans la mesure où elle est donnée par des contraintes évolutionnaires et éthologiques reliées au phénotype. Néanmoins, certains éléments neuraux et certaines synapses determinant ces contraintes peuvent être modifiables, et la valeur peut jusqu’à un certain point être altérée par l’expérience. »116
398— Enfin, le diagramme dit encore que la conceptualisation comparante est constamment confrontée avec la catégorisation perceptuelle du monde en cours : c’est ce que symbolise la double flèche encadrée, qui est l’élément le plus saillant du diagramme.
399Exactement, la conceptualisation comparante de l'instant t-1 est confrontée avec la catégorisation perceptuelle de l'instant t. Cette confrontation offre la possibilité que la “tradition de ce qui est valeur” pour l'organisme se trouve modifiée, que certaines situations se trouvent nouvellement marquées comme bonnes pour lui. Elle est aussi ce qui fait que, pour Edelman, la réception sensible atteint le statut d'une “image mentale” : le monde devient, par cette interaction, cette comparaison, chargé de sens pour le sujet biologique. Comme si sa totalisation perceptive, sa consistance d’en-face étaient inséparables de notre intéressement (hédonique), idée merleaupontienne s’il en est.
400Voici le langage que tient Edelman pour raconter la confrontation symbolisée par les deux flèches courant de C[C(W).C(I)] à C(W) et vice versa :
« D’une manière qui s’accorde avec les idées de sélection de groupes neuronaux, le modèle suggère que des circuits spéciaux se sont formés par évolution pour assurer une signalisation réentrante continuelle entre la seconde composante (médiatisant la “mémoire de la catégorie de valeur”) et les cartes globales extéroceptives fonctionnant en temps réel, qui sont concernées par la catégorisation perceptuelle des stimuli extéroceptifs courants avant qu’ils puissent faire partie de cette mémoire de la catégorie de valeur. Suivant cette idée, il y a des groupes neuronaux dont l’activité est sous-jacente à l’“auto-catégorie” accumulée, reflétant une succession antérieure d’états autonomes, consommatoires et dominants. Ces groupes, correspondant à des éléments de valeur majeurs reliés à la survie aussi bien qu’à des éléments catégoriels, interagissent par réentrée en temps réel avec d’autres groupes médiatisant les catégorisations perceptuelles nouvellement en cours. De telles catégories perceptuelles peuvent être incorporées ensuite comme part supplémentaire de l’“auto-catégorisation”. »117
401Citons le aussi pour ce qui concerne la valeur d'image mentale gagnée par le recept sensible à l’étape de la conscience primaire :
« Sur le plan phénoménal, cette fonction peut apparaître comme une “peinture” des éléments couramment catégorisés au sein d’une “image mentale”. (…). C’est l’interaction physique entre les circuits réentrants mentionnés par nous et la mise en ordre spatio-temporelle des signaux provenant couramment de la niche qui déterminent conjointement “l’image”. »118
402Explorons un peu plus ce modèle de la conscience primaire du point de vue du traitement qu’il donne de la temporalité. Pour cela, il nous faut encore reproduire le schéma de la temporalisation de cette conscience que nous offre Edelman, ce qui est fait à la figure 26.
403Schéma qu'Edelman glose dans les termes suivants :
« Une illustration schématique des interactions est montrée à la figure 9.1 comme une fonction du temps (les notations sont identiques dans les deux figures ; les indices renvoient aux signaux). Parce que les catégorisations perceptuelles dans chacun des canaux d’entrée parallèles sont commandées par l’action, et parce qu’elles sont en constante interaction avec des systèmes accomplissant la catégorisation conceptuelle et avec les organes de la succession, la continuité de la conscience est assurée. La réentrée, qui a un fort caractère temporel et rythmique, contribue aussi tout à la fois à la continuité et au changement, ce qui amène des propriétés jamesiennes. Parce que la distinction soi/non soi est dominante (voir figure 9.3), la conscience primaire est subjective. Pour autant que l’interaction a lieu avec la catégorisation perceptuelle, C(W), cependant, son contenu est concerné par les choses, les mouvements et les événements. Il est important de comprendre que la conscience primaire, à tout instant, doit se décaler, et que, à un moment déterminé, elle peut être ou n’être pas configurée par les épisodes conscients antérieurs. En effet, comme le diagramme le rend clair, les actions de systèmes qui ne peuvent jamais devenir conscients contribuent constamment au processus. Notez que dans la période montrée par la figure, les signaux W changent rapidement, comme l’indique la succession des indices, cependant que les signaux I n’ont pas changé de façon significative, comme l’indique le fait que l’indice est resté le même. Chez un animal doué seulement de conscience primaire, les représentations qui prennent place pendant une période de temps constituent l’expérience en la période considérée – évidemment, aucune expérience directe du passé reculé n’est possible. »119
404Comme cette citation évoque la figure 9.3, reproduisons la également, dans notre figure 27.
405À ce point de l'exposition, il devient possible de commenter le modèle, et de s'interroger sur sa correspondance avec une théorie philosophique de la temporalisation.
406De ce dernier point de vue, la première chose qui frappe est que la conscience primaire est fondée sur la confrontation entre quelque chose qui ressemble à ce que Husserl appellerait conscience impressionnelle – C(W), qui est, cela dit, autre chose qu'une stricte passivité, puisque la neurologie sous-jacente est déjà responsable d'une catégorisation – et un rappel conceptuel (qui vise lui-même la dualité oppositive de la catégorisation perceptuelle et de la catégorisation hédonique). Nous ne sommes pas obligés de comprendre l'enchaînement montré par la figure 25 comme une constitution du temps, il y a même à vrai dire de bonnes raisons de ne pas le faire : Edelman a déjà présenté des organes cérébraux du temps avant et indépendamment de la conscience primaire, à savoir le cervelet qui contrôle la continuité lisse des mouvements et l'hippocampe qui gère la succession sur la courte durée ; ces organes sont d'ailleurs invoqués dans la présente description. Par ailleurs, l'auteur souligne que la conscience primaire ne donne pas de rapport au passé lointain, et donc, semble-t-il, ne donne pas un temps mûr ; mais après tout, il en va de même avec le “champ temporel originaire” husserlien. La figure 25 expose la constitution de la conscience primaire et pas du temps, le terme constitution n'ayant, bien entendu, pas sa signification phénoménologique ou transcendantale dans un tel contexte. Cependant, il faut bien que ces diagrammes enseignent ce qu'il en est du temps-pour-la-conscience-primaire, et, à ce titre, ils possèdent tout de même une certaine valeur directrice, dans le cadre de la naturalisation en cours.
407Si, donc, on accepte de les regarder d'un tel point de vue, la remarque qui s'impose est que, comme Husserl, Edelman prend comme phénomène originaire du temps-pour-nous une synthèse du présent et du passé : sur ce point, il se distingue donc de Heidegger, qui comprend le temps à partir de la futurition : rappelons que le déploiement phénoménologique du temps, selon Sein und Zeit ou Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, est aussi quelque chose comme une synthèse (par la voie des schèmes ek-statiques horizontaux), mais qu’il s'agit cette fois d'une synthèse du futur, du présent et du passé conjointement, et surtout que cette synthèse est supposée procéder de l'élan de futurition.
408Mais, d'un autre côté, la synthèse présent-passé, chez Husserl, repose sur une donation originaire du passé dans la rétention, sur une “contraction infinitésimale” du passé sur le présent de type primaire : Husserl a insisté sur ce point, parce qu’il était l’essentiel de ce qui le séparait de Brentano, pour lequel, en revanche, le tout juste passé était présent à la conscience comme une imagination, comme une fiction libre de l’absent, une re-présentation. Chez Edelman le passé “revient” sous la forme d'une conceptualisation, la comparaison C[C(W).C(I)] : le tout-juste-passé n’est pas neurophysiologiquement possédé, selon son modèle, par une intentionnalité primitive accrochant à soi le contenu interne et la visée venant de quitter la présence, mais plutôt sur le mode de la réinscription, de l’élaboration conceptuelle-catégorisante. Néanmoins le retour du contenu conceptuel-catégorisant C[C (W).C(I)] a le statut biologique de la connexion réentrante : or celle-ci peut être qualifiée de “primaire” puisque la réentrée est la structuration fondamentale de l’immédiateté à soi de la vie neurophysiologique – c’est, si j’ai bien compris, un des enseignements majeurs des recherches contemporaines – elle est donc, si l’on veut, homogène dans le dispositif d’Edelman à la rétention chez Husserl. Retour primaire d’un secondaire, d’une formation qui tient de la représentation comme conceptualisation de catégorisations, la temporalisation primaire d’Edelman tient semble-t-il à la fois du modèle de Brentano et de celui de Husserl, mais, à première vue, pas du tout de celui de Heidegger, qui est pourtant celui qui convient à notre “schéma herméneutique”.
409On est également frappé de l'importance que prend dans le modèle de Edelman une hétérogénéité interne faisant écho à l'hétérogénéité fondamentale de l'organisme et de son monde : tout le dispositif de la conscience primaire résulte de la différence accusée entre le système limbique et le système thalamocortical. Mais le premier est la prémonition biologique du moi, cependant que le second est la surface de toutes les réceptivités, l'organe cérébral de l'Être-au-monde, en quelque sorte, c'est-à-dire en l’occurrence un représentant interne de l’extérieur.
410Cela pourrait nous faire juger, à tout prendre, que la conscience primaire de Edelman évoque le sujet kantien de plus près que l'homme herméneutique. L'idée que l'opposition de la pensée et de l'être, du sujet et du monde, se transfère à un clivage intra-subjectif est éminemment kantienne : chez Kant c'est l'intuition de l'espace et du temps qui tient le rôle de cette présence interne de l'externe, et la spontanéité logique du jugement qui incarne le radicalement interne. Chez Edelman, le système thalamo-cortical tient donc globalement le rôle de l'espace, le déploiement intracérébral d'une spatialité relationnelle complexe venant ainsi se substituer à la synthèse intuitive de l'espace a priori. Le rôle de l'interne est tenu par le principe hédonique, par la puissance de conservation et de jouissance qui habite profondément l'homme : c'est un interne plus freudien que kantien, pour le coup. Edelman suggère, de manière profonde et inattendue, qu'il est nécessaire à la conscience primaire que son ressort identitaire soit inconscient, majorant le rapprochement que je viens d'esquisser :
« En général, C(I) n’est pas conscient et n’est pas accessible à l’“l’imagerie” consciente ; dans chaque circonstance, C(I) ne reflète pas des structures extensivement organisées en cartes, comme le fait C(W). En effet, si l’assymétrie n’était pas maintenue, la conscience primaire (qui est fondée sur la différence de nature entre catégorisations interne et externe et sur la dominance de l’interne) ne pourrait pas advenir. »120
411Pour en revenir à l’exposé des thèses cognitives, Edelman revendique avec fierté l'indépendance de sa théorie de la conscience primaire à l'égard de toute notion d'homoncule. On sait l'importance que possède ce critère dans la discussion cognitive : en fait, la nécessité d'introduire un homoncule pour rendre conséquente une explication théorique de la cognition témoigne de l'échec du projet de naturalisation auquel les sciences cognitives s'identifient. Un homoncule est un “manipulateur” interne au cerveau humain qui en agit les dispositifs comme le ferait un homme : on comprend bien que s’il est besoin de faire intervenir un tel manipulateur, l’opération pensante n’a pas été captée du tout par les dispositifs naturalisant.
412Voici comment Edelman argumente – si l'on peut dire – le succès de sa théorie vis-à-vis de ce critère :
« Puisque la réentrée vers et depuis les aires réceptives organisées en cartes est en corrélation avec les signaux variés émanant d’un objet, et puisque les catégorisations antérieures en mémoire peuvent interagir avec les sorties de ces chemins de réentrée, il n’y a pas d’homoncule “regardant l’image”. C’est la comparaison discriminante entre une mémoire dominée par la valeur mettant en jeu le système conceptuel et la catégorisation perceptuelle en cours qui engendre la conscience primaire des objets et des événements. Parce que cette comparaison met en jeu un processus d’auto-amorçage temporellement conditionné et une croissance ou altération continue de la mémoire, il n’y a pas de régression à l’infini, comme dans les modèles homonculaires. »121
413Il faut examiner cette auto-justification, pour déterminer ce qui soutient la prétention d'Edelman. Sans entrer dans son détail, on voit bien je crois, où la difficulté se noue : la conscience primaire fait intervenir, continûment, une conceptualisation comparative de la catégorisation limbique et de la catégorisation externe. Pour qu’il n’y ait pas d’homoncule, il faut donc que cette activité de conceptualisation ait été préalablement naturalisée de façon probante, sans homoncule. Nous allons donc, pour en juger, prendre en considération maintenant ce que la TNGS enseigne sur le niveau du concept, dont nous savons déjà qu’il est distinct de celui de la catégorisation perceptuelle de base, c’est d’ailleurs à mon sens une finesse de la TNGS.
414Cela dit, nous avons aussi des motifs propres pour nous intéresser au traitement neurobiologique de la notion de concept : nous voulons au bout du compte comprendre la manière dont Edelman rend compte de la production et de la perception sémantiques, ce pourquoi la conceptualisation est, personne ne s’en étonnera, mobilisée.
Concepts et présyntaxe
415Edelman soutient, pour le dire brutalement, qu'il y a une conceptualité en l'homme non enracinée dans l'usage linguistique, non tributaire de l'auto-dépassement thématisant qu’est la conscience. Il essaie donc de spécifier au plan neurologique des préconcepts. Cela suppose clairement que l'on possède des critères de ce qui relève du conceptuel indépendamment de l'usage linguistique ou du témoignage de la conscience intime. Voici ce que propose Edelman à cet égard :
« Un animal capable de concepts est capable d’identifier une chose ou une action particulière et de contrôler son comportement futur sur la base de cette identification d’une façon plus ou moins générale. Il doit agir comme si il pouvait former des jugements fondés sur la reconnaissance de l’appartenance à une catégorie ou intégrer des “particuliers” à des “universaux”. Cette reconnaissance ne repose pas seulement sur la catégorisation peceptuelle (bien qu’un concept puisse avoir un contenu hautement sensoriel), mais à un certain degré, doit aussi être relationnelle. Elle peut relier une catégorisation perceptuelle à une autre même en l’absence des stimuli qui ont déclenché ces catégorisations. »122
416Les deux critères retenus sont d'une part le “comportement-de-catégorie”, ce qui me semble une sorte de critère d'imputabilité à la Dennett (un sujet conceptualise lorsqu’il agit comme si il opérait des subsomptions), d'autre part, ce qu'Edelman appelle le caractère relationnel, soit, si je comprends bien, ce que nous appellerions plutôt la symbolicité : le fait que les “comportements-de-catégorie” s'appellent les uns les autres en l'absence de toute stimulation sensorielle.
417La façon dont Edelman rapporte l'exemple positif des chimpanzés permet d'éclairer quelque peu ce qui précède, de confirmer ce que je viens d'en dire :
« Il est moins évident mais néanmoins convaincant de considérer le cas du chimpanzé comme positif. Ces animaux montrent sans conteste la capacité à classifier et généraliser à partir de relations – qu’elles soient de choses ou d’actions. Ils peuvent aussi décider de la mêmeté ou de la différence, faire des analogies, évaluer des intentions, et ils guident leurs actes par de tels processus. Par exemple, les enfants singe âgés de dix-huit mois peuvent donner la démonstration non seulement qu’ils savent reconnaître quand deux objets qu’ils voient appartiennent à la même catégorie, mais aussi qu’ils perçoivent que deux objets différents sont organisés dans la même relation. Je conclus que, comme les humains, ils ont des concepts. »123
418Ici, c'est la capacité de faire une analogie qui semble garantir que le chimpanzé possède ses catégories sur un mode “relationnel”. Le terme relationnel est-il chargé, dans ce contexte, du genre de connotation – hégélianisante – qui lui revient chez Cassirer ? Il est à la fois absurde et excessif de le suggérer, et en dernière analyse impossible de le nier sans reste.
419Mais poursuivons la discussion à partir de la théorie biologique effectivement mise en avant. Edelman décide de comprendre la conceptualisation à partir de la notion de carte globale. Une carte globale est un agencement interactif de zones cérébrales concourant à un “traitement de base” du monde – impliquant tout à la fois sa réception sensible multimodale, sa catégorisation, sa mise en ordre temporelle locale, et un comportement moteur. La figure 28 contient le schéma que donne Edelman pour présenter la notion, et la citation qui suit est la glose accompagnant ce schéma.
« (…) Les composantes essentielles sont (1) des couches sensorielles liées à des ensembles moteurs séparés capables d’échantillonnages disjonctifs, comme la rétine des yeux liée au système oculomoteur, ou les récepteurs d’un toucher léger ou de kinesthèse liés aux doigts, à la main ou aux bras ; (2) une application locale de ces couches sensorielles vers des aires réceptives primaires appropriées, formant elles-mêmes des cartes locales ; (3) une profusion d’aires secondaires organisées en cartes, une par modalité, pour réaliser les diverses réponses submodales aux échantillonnages disjonctifs – ces aires secondaires étant liées à leur tour aux aires motrices organisées en cartes ; (4) des connexions extensives réentrantes entre cartes variées de chaque ordre, avec réentrée ultime revenant à la carte locale primaire en vue de maintenir la continuité spatio-temporelle ; (5) des aires sous-corticales (par exemple, l’hippocampe, le cervelet, les ganglions de la base) pour mettre en ordre de façon séquentielle les événements ou pour déclencher la sortie ; et (6) des changements d’orientation et de posture appropriés, par le biais des couches sensorielles de sortie, peuvent par là mener à des corrélations futures pendant la période où ces mêmes couches accomplissent la détection de traits. Une carte globale donnée peut consister en des contributions variables de la part des différentes composantes et met en jeu une corrélation entrée-sortie. C’est donc une structure dynamique qui est altérée lorsque l’échantillonnage par différentes couches sensorielles et ses corrélations entrée-sortie sont modifiés par le mouvement ou le comportement. Chaque altération peut modifier la sélection des groupes neuronaux au sein des composantes. Notez bien qu’une carte globale constitue un système distribué »124
420Vis-à-vis de ces cartes globales, les préconcepts opèrent sur le mode méta, par l'intermédiaire de connections issues du cortex frontal. La (pré)-conceptualisation est une méta-perception :
« Ces observations me conduisent à suggérer une hypothèse sur la fonction des structures cérébrales qui sont responsables de la formation des concepts : elles sont des structures qui peuvent catégoriser, discriminer et recombiner les configurations d’activité dans les différentes sortes de cartes globales. »125
421Dans le détail voici ce que font les connexions “préconceptualisantes” du cortex frontal, connexions aux autres régions corticales, aux ganglions de la base, et à l'hippocampe en lesquelles consistent les structures visées par la citation précédente :
« De telles connexions doivent (1) stimuler des portions des cartes globales antérieures indépendantes de l’entrée sensorielle courante ; (2) relier les catégories de mouvement aux références spatiales fournies par les cartes, avec des coordonnées centrées sur l’objet ou centrées sur le corps selon le cas ; (3) mettre en rapport des paires ou même des collections plus vastes de mouvements sous le rapport d’une modalité sensorielle ou d’une combinaison de modalités, par exemple, en termes de frontières d’objets perceptuellement catégorisées ; (4) distinguer les classes de cartes globales concernant des objets de celles qui concernent des mouvements ; et (5) médiatiser le stockage à long terme des résultats de telles activités, puisque la formation des concepts requiert de la mémoire. »126
422Voilà qui, mis bout à bout, fait beaucoup.
423Le point (1) suppose une “spontanéité” des structures en charge de la conceptualisation, ce qui ne va pas sans problème dans la description d'Edelman (cette spontanéité doit-elle se comprendre en rapport avec le système limbique, qui intervient déjà comme figure du moi au niveau de la catégorisation perceptuelle, mais pas comme liberté ? ou est-elle apportée naturellement par la spécialisation “supérieure” de la zone frontale ?)
424Les points (2) (3) (4) et (5) esquissent ce qu'on sait depuis longtemps être les déterminations universelles profondes de la pensée : la mise en espace de tout phénomène, la synthèse de l'objet intentionnel sur la base des discontinuités, la discrimination de la différence ontologique objet/action, et le stockage, la faculté de renvoyer sans perdre. Là encore, il ne va pas de soi qu'on puisse produire une interprétation physiologique de toutes ces fonctions. Edelman reconnaît le caractère schématique et incomplet de sa théorie des pré-concepts, mais il semble ne pas être conscient que la zone du cortex frontal avec les structures responsables de la pré-conceptualisation ressemble fort à un avatar de l'homoncule.
425Vis-à-vis du concept de réentrée, qui a souvent fonctionné jusqu’ici comme l’interprétation neurophysiologique du “cercle herméneutique” immanent à l'Être-au-monde, ce qui est frappant est que la théorie des préconcepts ne se fonde pas vraiment sur lui. Les connexions qui font la préconceptualisation sont plutôt des stimulations ou des influences ou des discriminations mystérieuses issues de la zone frontale que des résultats d'une interaction. Les cartes globales ne sont pas imaginées elles-mêmes en interaction, les concepts ne sont pas les résidus de la stabilisation d'une telle interaction de niveau supérieur, pour laquelle une méta-motricité devrait jouer le rôle que tient la motricité bon teint à l'étape de la catégorisation perceptuelle.
426Mais il faut, pour approfondir la part herméneutique de l'anthropologie neurale, examiner comment cette théorie des préconcepts se prolonge en une théorie de la pré-syntaxe, puis du langage lui-même et ultimement de la signification “en contexte”.
427Ce que Edelman appelle présyntaxe, on ne s’en étonnera pas, est le supposé équivalent neurophysiologique, prélinguistique, des contraintes de manifestation séquentielle ayant cours au niveau linguistique et connues sous le nom de syntaxe. La capacité présyntactique est donc conçue comme ce sur quoi s'appuient les fonctions supérieures de la pensée logique, comme la déduction.
428Edelman, cela dit, définit la présyntaxe par son opération sur les préconcepts qu’il appelle, conformément à une option terminologique et théorique assumée, systématiquement concepts (sa notion de préconcept recouvre à ses yeux ce que devrait viser le mot concept, c'est-à-dire le concept en tant que fait de conscience, non discursif) :
« Cette capacité est une nouvelle forme de mémoire, qui puisse situer des concepts suivant une relation d’ordre. »127
429Il s'agit donc d'une faculté d'agencer en séquence les “prédications” (au sens de Langacker) élémentaires que sont les préconcepts. Elle se distingue bien évidemment de la compétence réglée dont rendent compte les grammaires récursives du paradigme symbolique :
« La capacité d’établir un tel ordre ne coïncide pas avec la syntaxe d’une grammaire pleinement développée, cependant, parce qu’une telle capacité peut s’exercer sans qu’il soit fait usage de symboles. »128
« Pour distinguer une telle capacité de mise en ordre de la base syntaxique du langage, bien plus raffinée sur le mode récursif, je l’appellerai présyntaxe. »129
430Ces définitions sont programmatiques, et non véritablement éclairantes à mon sens. Peut-être l'indication la plus profonde sur ce que sont ces contraintes présyntactiques est-elle donnée par l'(unique) exemple que donne Edelman :
« Si des aires temporelles étaient liées de manière réentrante aux aires frontales (et aux ganglions de la base en tant qu’organes de la succession) d’une façon telle qu’à certains concepts il serait seulement répondu dans un ordre fixe, serait mis en place le fondement d’une nouvelle sorte de mémoire. Cette mémoire – dans laquelle, par exemple, la réponse au concept d’un objet doit toujours précéder (ou suivre) la réponse à un concept d’action – fournirait une matrice pour l’usage de l’analogie et donc pour les premières bases de la pensée. »130
431La présyntaxe, si je comprends bien, ajoute un élément de temporalisation propre aux préconcepts : en fait, cette temporalisation est prélevée sur la temporalisation “générale”, sur les “organes de la succession” via la fonction infiniment résolvante de la réentrée. Mais elle prend dans le contexte des préconcepts une signification prescriptive : les connexions de la présyntaxe font tant et si bien que certains concepts ne se manifestent que dans un ordre canonique. Et l'exemple pris est celui de la séquence objet/action : l'évocation d'un concept d'action présuppose celle d'un concept d'objet (à moins que ce ne soit l’inverse, ou les deux à la fois, Edelman nous laisse apparemment le choix).
432Cet exemple nous lègue une certaine perplexité.
433D'un côté, il est vrai que la nécessité d'enchaînement objet/action semble profondément enracinée, bien au delà du rapport de présupposition qui devient la matière d'un jugement analytique si l'on définit par exemple l'action en termes d'un objet qui la pâtit : la bonne fortune commerciale de l'interface menus déroulants/fenêtre/souris, de la version Palo Alto de Xerox à Windows en passant par la cristallisation Macintosh, et surtout notre facilité à nous glisser en l'intuition de l'agir qu'elle induit, portent témoignage de quelque chose comme une “pré-disposition” profonde en nous à la forme de cet enchaînement (pour privilégier une des séquences génériques envisagées par Edelman).
434Mais d'un autre côté, la différence objet/action – nous en avons dit quelque chose lorsque nous avons parlé de Langacker – est une figure de la différence ontologique, ce qui signifie d'un seul coup beaucoup de choses gênantes :
que la généralité de l'objet et de l'action ne font sens qu'à travers des médiations et des constructions complexes ;
que le rapport qui les noue est lui-même chargé de facettes vertigineusement réciproques.
435Ce que les connexions de la présyntaxe doivent faire et savoir faire, c'est donc, même si Edelman le passe sous silence, quelque chose de considérable : elles doivent pourvoir la conscience primaire de quelque chose comme une catégorie générale de l'objet et de l'action, et d'une articulation canonique de leur enchaînement, ce qui signifie que l'actualisation des (pré)concepts est originairement soumise à une sorte de règle très abstraite qui lie ensemble le temps et la nécessité, constituant du même coup le sens premier de la corrélation objet/action. Tout cela peut-il être théorisé en fait au niveau neurophysiologique ? Tout cela est-il en principe envisageable comme antésymbolique ? Ou, comme le dirait plutôt Heidegger, qu'on prendra en l'occurrence comme un anthropologue, tout cela n'est-il pas déjà et implicitement le déploiement même de la parole dans et par le langage ?
436En bref, l’introduction de la notion de pré-concept et de celle de pré-syntaxe par Edelman nous semble, dans les deux cas, faire appel à des couches de sens qui excèdent ce à quoi il devrait se limiter selon l’intention de réduction qui est la sienne : le “discernement” des cartes globales est présenté comme quelque chose de plus et d’autrement intelligent que le discernement de base de la catégorisation perceptive, intégrant l’absence et la relation, puisque la mise en séquence de la pré-syntaxe intègre l’usage intelligent des pôles liés à la différence ontologique de l’objet et de l’action.
437Mes remarques ne sont pas forcément réfutatives. Elles signalent seulement qu’un lecteur rationnel standard est en droit d’attendre ici un complément d’information, un certain nombre d’éclaircissements : cela pourrait se présenter comme une explication de ce qui distingue pour Edelman l’introduction des préconcepts et de la présyntaxe d’une invocation “homonculaire”.
438Les difficultés que nous venons d’envisager rebondissent avec le traitement proposé par Edelman de la fonction langagière proprement dite. Nous allons, en le présentant, aller jusqu'au moment où une mise en regard du discours de la linguistique cognitiviste la plus intelligente – celle de Jackendoff – et du discours de Edelman s'offrira à nous comme une profitable occasion de réfléchir.
Le langage
439La théorie du langage de Edelman n'est pas autre chose que l'hypothèse d'une genèse du langage fondée sur les notions clefs de réentrée, préconcept et présyntaxe. Elle s'oppose à la théorie chomskienne essentiellement par ce caractère génétique : la morphologie symbolique des phrases n'est pas supposée manifester la soumission à un code linguistique universel profond, mais se comprend comme stabilisation apprise, émergeant comme nécessaire des données neurophysiologiques et du jeu interactionnel de l'expérience.
440Certes, Edelman mentionne les conditions purement mécaniques de l'apparition du langage, qu'elles portent sur la nature de l'appareil vocal ou sur la disponibilité d'une aire corticale (les aires de Broca et de Wernicke dans le cas humain). Mais sa description est surtout centrée sur le double enracinement de l'activité linguistique dans le préconceptuel et la présyntaxe :
le langage est fondé sur la sémantique, et celle-ci consiste essentiellement en l'association des contenus préconceptuels à des unités phonologiques ;
l'exercice du langage est pour une part immense catégorisation des entités linguistiques elles-mêmes : or Edelman conçoit cette catégorisation comme une (pré)conceptualisation.
441L'image du langage que tend à imposer la théorie neurophysiologique est donc celle de quelque chose qui a sa sémantique dans la même fonction qui en assure la réflexion dynamiquement essentielle. C'est une image séduisante, ayant d’ailleurs des accents phénoménologiques, mais elle pose à nouveau le problème de l'homoncule. Une telle bivalence du (pré)conceptuel est-elle compatible avec le dispositif neurophysiologique en lequel il se résout ? Ou bien cette bivalence confirme-t-elle le soupçon – déjà émis – que le (pré) conceptuel est l'homoncule de la TNGS ?
442Voici des citations présentant les deux modes d'intervention du préconceptuel évoqués à l'instant :
« (…) lorsque suffisamment de phonologie émerge (comme résultat de divers développements évolutionnaires spécialisés en vue de la parole), les mots et les phrases deviennent des symboles de concepts, et la véritable syntaxe apparaît. »131
« (…) au moment où chez un individu le lexique est suffisamment développé, l’appareil conceptuel peut traiter récursivement et classifier les productions variées du langage elles-mêmes – morphèmes, mots, phrases – comme des entités à catégoriser et recombiner sans aucune référence nécessaire désormais à leur provenance initiale ou leurs fondements dans la perception, l’apprentissage et la transmission sociale. »132
443Rappelons que concept, dans la première citation, signifie préconcept.
444Pour en revenir à la TNGS, notons encore qu’Edelman noue une alliance, pour sa théorie de la double dépendance du langage sur le pré-conceptuel, avec le travail proprement linguistique de Grimshaw, Macnamara et Pinker : ceux-ci ont développé une “grammaire lexicale fonctionnelle” où intervient de façon décisive le concept de semantical bootstrapping (auto-amorçage sémantique). Pour comprendre l’appui qu’Edelman trouve chez eux, l’emprunt qu’il fait à leur concept de semantical bootstrapping, le mieux est de l’écouter. L'idée de base qu’il prend chez ces auteurs semble la suivante :
« Cette théorie de la parole suggère que l’acquisition de capacités phonologiques dans l’évolution a fourni les moyens d’abord de l’émergence de la sémantique puis de celle de la syntaxe par le biais de la connexion d’un apprentissage conceptuel préexistant à l’apprentissage lexical. »133
445Dans cette formulation, l'idée ne me semble à vrai dire pas absolument claire. On croit comprendre néanmoins qu'il s'agit de soutenir que le sémantisme n'est pas d'abord “syntaxique” (renvoyé à la “structure profonde” chomskienne), mais lexical, et que ce sémantique lexical est re-mobilisé “au second tour” pour constituer la syntaxe elle-même dans sa valeur régulatrice et sa valeur sémantique. L'interprétation du sémantisme primitif par une notion neurophysiologique de préconcept et de présyntaxe crédibilise évidemment la double fonction prêtée au lexical dans ce schème génétique : les arguments linguistiques usuels contre l’originarité des significations lexicales perdent leur force si cette originarité est garantie au niveau neurophysiologique. La formulation par Edelman de la thèse principale de cette grammaire lexicale fonctionnelle est donc assez convaincante :
« Je tiens que l’évolution de la capacité à se servir du langage dépend d’une connexion étroite entre phonologie et syntaxe et que la syntaxe n’émerge de façon riche en chaque individu qu’après que l’auto-amorçage sémantique a cours (…). L’émergence, l’interaction et la corrélation de niveaux syntaxiques, sémantiques et phonologiques qui en résultent par réentrée fournissent un fondemment riche pour l’émergence développementale de nouvelles règles syntaxiques et interprétations sémantiques. (…) Comme en a discuté Pinker, le savoir syntaxique déjà acquis peut aussi aider à l’interprétation d’énonciations dont l’interprétation sémantique n’est sinon pas disponible »134
446Pour Edelman, et c’est un point important, le “cercle” de l’auto-amorçage sémantique est biologiquement supporté par la réentrée, dont nous retrouvons donc le rôle fondamental pour incarner la dynamique en termes de laquelle la conscience et la pensée sont comprises :
« La théorie accomplit ceci [n.d.l.r. rendre compte des séquences syntaxiques d’une manière générative sans présupposer un grand nombre de règles préexistantes] en supposant qu’une mise en ordre syntaxique initiale ou primitive (telle que celle offerte par la présyntaxe) peut être étendue par l’addition de l’activité des aires de Broca et de Wernicke pour traiter effectivement de chaînes d’énonciations. Cela se produit par la mise en relation récursive de la sémantique avec les séquences phonologiques, ce qui engendre des correspondances syntaxiques, puis par le traitement en mémoire de telles règles comme d’objets pour la manipulation conceptuelle. L’élément neurobiologique important dans la théorie est que cette récursion se produit par réentrée entre des répertoires corticaux variés »135
447Telle quelle, la théorie de Edelman s’apparente, au moins de façon extérieure, à une conception herméneutique de la signification, puisqu’elle met en scène une détermination circulaire des éléments fondamentaux du sémantisme. Il est étonnant de voir qu’Edelman va jusqu'à proposer une sorte de reprise “neurologique” de la doctrine du cercle herméneutique appliquée au faire-sens contextuel du matériel lexical dans une phrase. Il est encore plus étonnant de constater que le mimétisme de la TNGS à l’égard des conceptions herméneutiques est en même temps un mimétisme à l'égard de la sémantique computationnaliste, qui, on le sait, représente le fait sémantique comme un enchaînement de traitements informationnels.
448Pour montrer ce double mimétisme, il convient de considérer les diagrammes résumant la conception edelmannienne du langage. Celui qui décrit sur le mode topo-biologique la production-perception du discours, d’abord, et qu’affiche notre figure 29. Puis un diagramme centré sur les fonctions du langage, reproduit à la figure 30. Et finalement un diagramme traitant de la perception sémantique d’une phrase, objet de la figure 31.
449Ces divers diagrammes, au fond, ne nous racontent guère autre chose que l'interdépendance, tant du point de vue de la production que de la perception de discours, des différents niveaux préalablement reconnus et nommés par la sémantique computationnaliste, exemplairement celle de Jackendoff136 : les niveaux phonologiques, syntaxiques, sémantiques et conceptuels. Il faut rappeler, cela dit, que ces niveaux sont définis, dans une problématique à la Jackendoff, par un encodage spécifique de l'information, c'est-à-dire en dernière analyse nécessairement, selon cet auteur, par un langage formel discret classique, toute la complexité de ce qui se joue dans la production et la perception étant supposée celle du jeu combiné-interactif des traductions qui relient ces strates formelles : par exemple, la reprise au niveau syntaxique d’un énoncé identifié au niveau phonologique est la traduction de l’assemblage symbolique structuré auquel s’égale l’information phonologique en un assemblage symbolique inscrivant sa structure syntaxique.
450Les phénomènes de dépendance croisée du local sur le global et du bottom sur le top, analysés par Jackendoff avant qu’il n’émette une hypothèse d'interaction des modules en temps réel qui lui semble acceptable, sont ici théorisés en termes de réentrée. Lorsque Jackendoff dit simplement, à un niveau un peu vague, que l’information acquise au niveau conceptuel pourra exercer une influence sur l’analyse syntaxique ou phonologique – dont elle provient par ailleurs – Edelman dit de façon à peine moins vague que la circularité ainsi mise en scène est celle de la réentrée : toute la différence tient dans une esquisse de crédibilisation ontologique des “flèches” dont l’un et l’autre font état, et que l’un et l’autre représentent dans des diagrammes. Les “conclusions” et la figuration schématique d'ensemble sont donc, comme il est naturel, très proches.
451Avec l'exemple de I saw the wood, on voit que l'explication neurologique affronte les ambiguïtés résultant du rôle du contexte dans la sélection du sens, c'est-à-dire en fait associées au rapport herméneutique schleiermacherien du tout et de la partie, appliqué au niveau phrastique. Pour l'essentiel, la reconnaissance du rôle du contexte se fait dans le même langage chez Edelman et chez Jackendoff. Il y aurait tout de même deux différences d'accent à noter :
Jackendoff insiste avec quelque militantisme sur le caractère “automatique” de la sélection, sur le fait qu'il n'y a pas lieu de la réserver à une instance de la pure conscience libre. Edelman, ayant exclu a priori une telle instance, n'a pas lieu de l'ostraciser de la même façon à cet endroit de son parcours.
Jackendoff essaie de sauver une certaine compositionnalité ascendante du sens, de limiter le champ de l'incidence top-down tout en lui faisant droit. Edelman peut, quant à lui, dans sa modélisation naturalisante plus nonchalante, présenter des interactions réentrantes généralisées et descendant jusqu'en bas.
452Présentons, pour étoffer la comparaison, le schéma proposé par Jackendoff pour illustrer son hypothèse 3 sur le procès de perception sémantique, que reproduit la figure 32.
453L'hypothèse 3 en question s'énonce :
« Hypothèse processuelle 3
Dans la compréhension de la parole, chaque partie de chaque niveau de représentation depuis la phonologie vers le haut est dérivée en vertu de correspondances avec les niveaux voisinant (parallèles de manière interactive) »137.
454L'idée est que le matériel acoustique est organisé en segments dont l'enchaînement linéaire temporel constitue le message, et que les segments, tour à tour, sont envoyés dans la machine de traitement bottom-up. Seulement les premiers segments traités acquièrent une “valeur” de plus haut niveau (syntaxique, conceptuelle) alors que les segments ultérieurs n'ont pas encore été phonologiquement encodés : ce traitement peu donc subir l'influence top-down des encodages de haut niveau déjà réalisés. Le cercle herméneutique est assumé, mais il reste fondamentalement ancré dans une structure monodirectionnelle, il relève d'un jeu du temps et du glissement. De ce point de vue, le modèle de Edelman semble reconnaître une interaction des niveaux sui generis, moins liée au phénomène de glissement de la hiérarchie des encodages sur le temps discret du traitement que chez Jackendoff : l’interaction entre les niveaux est présentée comme une mutuelle réceptivité et une mutuelle susceptibilité permanentes, biologiquement garantie par les canaux de la réentrée, et non pas “contrôlée”, “bridée” en permanence par la considération de l’état d’avancement d’un encodage.
455Il y a un deuxième point important pour l'évaluation de ces “naturalisations” du cercle herméneutique : c'est celui du rapport du traitement circulaire/interprétatif avec l'instance de la liberté-conscience. Jackendoff affronte le problème de face en réfléchissant sur le phénomène de sélection vis-à-vis des polysémies et autres ambiguïtés de construction syntactique ou sémantique de la phrase.
456Jackendoff conclut dans les termes suivants sur cette affaire de sélection désambiguïsante :
« Mon interprétation des phénomènes, à la lumière de ce que l’on sait du reste du traitement du langage, est que le processeur langagier accomplit lui-même la selection d’un unique ensemble de structures linguistiques (une par niveau) et l’ensemble sélectionné est tout ce qui est transmis aux mécanismes mystérieux quels qu’ils soient responsables de la vigilance. Dans le cas d’une phrase pleinement ambiguë, le processus de selection ne peut pas s’arrêter à une unique structure plus saillante, mais, comme dans le cas de l’accès lexical, en choisit une plus ou moins arbitrairement. Il peut cependant changer son choix avec le temps.
Comment dans ces conditions le choix délibéré d’une interprétation survient-il ? Cela pourrait être vu comme la création volontaire d’un contexte intérieur biaisant. Ce contexte renverse les barêmes du processus de sélection en vue de la présentation de la nouvelle interprétation et provoque de la sorte la présentation par le processus de sélection de la nouvelle interprétation à l’attention et/ou à la vigilance. Donc, cette vision de la fonction de sélection n’est pas en contradiction avec les phénomènes »138.
457Le point crucial est celui de savoir si la désambiguïsation est toujours un engagement : ce qui voudrait dire en l’occurrence qu'il n'est pas possible de la saisir et la comprendre hors du niveau dialogique. C’est ce que la tradition herméneutique, pour autant qu'elle a abordé le problème de la perception des sens-de-phrase, a toujours tenté de soutenir. En revanche, on peut voir la désambiguïsation comme automatique, comme dans le début de la citation, et dans ce cas, le dynamisme interactif/interniveau par lequel elle advient s’émancipe de toute l'approche dialogique du sens. L'hypothèse d'une désambiguisation qui résulte de la libre production d'un contexte interne biaisant n'échappe pas véritablement à cette attitude ou position naturalisante, par ce que le contexte de désambiguisation, dans cette hypothèse, n'est pas dialogique, il est à la limite une humeur contingente, un bruitage subjectif de la perception sémantique. Dans la vision herméneutique, l'engagement désambiguisant du destinataire est ce que la phrase comme adresse appelle depuis l'origine, du moins on peut entendre l’enseignement herméneutique de cette manière.
458Mais cette esquisse de discussion prouve qu’il est temps d’en venir à ce qui, pour ce livre, compte le plus, à savoir la confrontation systématique de cette TNGS à ses divers niveaux avec le “modèle herméneutique”.
Confrontation à l’herméneutique des différentes étapes d’Edelman
459Comme les autres fois, j’aborderai successivement la flèche, le cercle et le parler. Pour chacun de ces examens, j’essaierai d’envisager chaque “niveau” d’élaboration topobiologique de la conscience prévu par Edelman : dans l’ordre, donc, les niveaux de la catégorisation primitive, la conscience primaire, la préconceptualité et la présyntaxe, et le niveau de la conscience langagière proprement dite.
La flèche
460Au niveau de la catégorisation primitive, le plus plausible est de penser que la flèche est la motricité elle-même, bien que ce ne soit pas dit. Ce qui lance la co-stabilisation des cartes locales par réentrée, c'est la motricité, dont les tribulations sont reportées sur une carte jouant le rôle de corrélateurs de traits. Mais il faut remarquer que la flèche est hors modèle : elle est le présupposé d'une zoologie non neurophysiologique, ou à la limite de la physique, elle est essentielle au fonctionnement et à la compréhensibilité de la catégorisation, mais n'est pas un thème topobiologique. Ce qui est proprement formulé par Edelman, lorsqu’il insiste sur le caractère temporel de la catégorisation primitive, c’est une certaine relativité à la situation de cette catégorisation, une certaine précarité, résultant des processus toujours particuliers et datés qui la soutiennent. Que cette singularité de la “situation de catégorisation” soit commandée par la motricité du corps est simplement ce que nous pouvons ajouter à la fois en prenant en compte l’importance des cartes motrices dans le dispositif et en tirant avantage de nos connaissances merleaupontiennes.
461Mais la motricité est dans le discours edelmanien complètement “factorisée” par les cartes motrices, comme il est normal en raison de l’identité disciplinaire de la neurobiologie, il me semble.
462Venons en maintenant – toujours en nous intéressant à la flèche – au “modèle de la conscience primaire”. Ce modèle est relativement complexe, ou du moins sa description se répartit entre plusieurs éclairages, qui donnent lieu à autant de diagrammes. Si nous nous souvenons que la flèche doit être l'irréversible dont jaillit le cours de l'herméneutique, plusieurs candidats à ce statut se présentent dans le modèle :
d'une part, l'enchaînement temporel de la conscience primaire est constamment réanimé par l'arrivée de la nouvelle entrée Wi (dans les notations de la figure 26). À cet égard, la réélaboration permanente nommée conscience primaire semble avoir sa flèche originante dans l'intrusion de l'extériorité, soit, pour effectuer le report analogique possible, du côté de l'Être à la façon du second Heidegger.
D'autre part, et à première vue tout à fait autrement, le jeu de la conscience primaire se fonde bien sur une instance intime qui ne cesse de se confronter à l'entrée externe, et qui est le système limbique médié par sa catégorisation propre C(I). Et la figure 27 montre bien que cet endo-facteur C(I) peut conduire directement à l'action, indépendamment du circuit de la conscience primaire en quelque sorte. L'originarité de C(I) est marquée de plusieurs façons, et joue son rôle dans le modèle : le système limbique précède dans l'ontogenèse le système thalamo-cortical, et s'adresse au réel externe par dessus la juridiction qu'il compose avec ce dernier dans la conscience primaire. Ce système est, rappelons-le, celui qui est en charge de l'homéostase, des fonctions hédoniques, celui dont émane toute notion d'un intérêt de l'organisme. Au sens où le pro-jet originaire de l'herméneutique philosophique a toujours été supposé l'expression d'un tel intérêt, on peut dire que le système limbique et ses catégorisations C(I) devraient être sources des flèches de l'herméneutique : cela, nous le disons, en extrapolant, à partir de nos connaissances heideggeriennes et merleaupontiennes, et en nous appuyant sur les quelques indications que nous avons relevées dans l’exposé de Edelman lui-même.
463Donc, la flèche, pour autant qu’on puisse la trouver chez Edelman à ce niveau, semble avoir un statut ambivalent, elle est à la fois mise au compte de l’externe et de l’interne, et peut donc être dite ressembler à la flèche de la “tombée” de la duplication ou à celle de la transcendance du Dasein (sauf que le système limbique, dans sa façon d’initier la conscience primaire, paraît ne guère sortir de lui-même : mais l’ensemble du dispositif neurophysiologique et biologique du corps le fait).
464Dans l'ensemble et d’un autre point de vue, la modélisation de la conscience primaire tend à annuler la valence de la flèche, parce qu'elle ne fait pas droit, semble-t-il, à la notion de devancement, d'anticipation. Le temps de la conscience primaire, on l'a vu, se temporalise à partir de la récurrence du passé – comme chez Husserl – et pas à partir de l'à venir comme chez Heidegger. L'input W est originant en tant qu'il fait intrusion, mais il n'y a pas de pensée d'une ouverture de monde et de temps qui fasse écho à l'intrusion : plutôt celle d'une capture et de l’incorporation à une “tradition de la valeur”. Le système limbique est porteur d'une valeur initiatrice, mais elle n'est pas croisée avec le fonctionnement réitératif de la conscience primaire, elle n’est pas envisagée comme la puissance d’avenir de cette conscience.
465Un troisième visage possible de la flèche originante, dans le modèle de Edelman, ou du moins dans cette partie de son modèle que nous avons exposée, est donnée par la théorie de la genèse du langage. La description proposée par Edelman, rappelons-le, est présentée comme en grande partie consonante avec les travaux de Pinker. L'idée importante est celle d’auto-amorçage sémantique, dont nous avons vu qu'elle signifiait, au fond, d'une part que le sémantisme de la langue était premier et consistait en l'attribution de signification préconceptuelle aux éléments lexicaux, d'autre part que la syntaxe s'engendrait à partir de la compétence présyntactique et de la conceptualisation lexicale des configurations déjà disponibles du langage (conceptualisation elle-même enracinée dans une pré-conceptualisation, donc). En d'autres termes, il y a clairement une position d'origine conférée aux préconcepts et à la présyntaxe, la temporalisation typique de l'herméneutique est respectée à cet égard, et Edelman arrive à des descriptions de la synthèse du sens en contexte ou de la synthèse de la grammaticalité qui sont tout à fait homogènes à ce que dit la raison herméneutique des mêmes sujets. Reste que l'initialité des pré-concepts et de la pré-syntaxe n’est pas du tout présentées comme l'initialité d'un engagement, et que la modélisation d'Edelman n’envisage donc pas la signification et le comportement langagiers comme sous la gouverne d’une flèche à proprement parler : sauf à se contenter de la nomination – par les notions de préconcept et de présyntaxe – d’une sorte de disposition ou préparation neurophysiologique cernée de façon plutôt indécise.
466On peut encore demander ce qu’il en est de la flèche dans la “restitution” neurophysiologique par Edelman du “cercle de Schleiermacher” gouvernant la reconnaissance du sens d’une phrase. En commentant l’exposé d’Edelman, et en présentant, notamment, ses diagrammes, nous avons insisté sur la grande proximité de sa description avec celle de Jackendoff, qui reste intérieure au paradigme computationnaliste, et fait donc intervenir des modules de traitement principiellement indépendants, caractérisés comme modules d’encodage ou de décodage. Selon l’explication donnée par Jackendoff, rappelons-le, la recognition sémantique est originairement bottom-top, elle procède par décodage successif des composants suivant leur ordre d’occurrence, à cela près qu’une certaine dose d’effet top-bottom est rendue possible par cette séquentialité elle-même, qui garantit que des résultats cumulés de recognition à tous niveaux sont disponibles dans le courant de la perception sémantique, et peuvent donc informer le décodage de la nouvelle unité occurrente : c’est l’explication par le glissement et le décalage, symbolisée par la figure 32. Nous avions dit qu’Edelman se démarquait du “modèle” de Jackendoff seulement dans la mesure où il abandonnait l’insistance sur cette ordination décalée des étapes, pour présenter de façon globale et “nonchalante” une détermination bottom-up et top-down commandée par la réentrée. Il en résulte, quant à la flèche, que le processus de perception sémantique est moins manifestement soumis à l’impulsion originaire de l’occurrence, de l’entame occurentielle du message, fonction dont on pourrait envisager de dire qu’elle tient lieu de flèche dans le schéma de Jackendoff (qui, après tout, est lui aussi une objectivation en principe naturaliste de l’herméneutique). Mais en fait, pour la pensée herméneutique, ce qui fait flèche est un préjugement orientant la synthèse de la signification, préjugement que l’on décrit, selon les époques ou les auteurs, comme apport de l’existence ou de l’Être, comme anticipation intéressée de tel sens plutôt que tel autre par le sujet engagé ou comme donne autoritaire, incontournable d’un horizon culturel-historique pour la construction du sens. De flèche en ce sens, il n’est question, semble-t-il, ni chez Edelman ni chez Jackendoff, le processus de la perception sémantique n’est fondamentalement pas un processus qui s’accomplit à partir d’une préfiguration où il se place, mais plutôt une émergence mécanique.
Le cercle
467Tout d'abord, le niveau de la catégorisation perceptive, comprise en termes de réentrée. Il est clair que le mot réentrée désigne précisément l'interaction entre les cartes qui “tient lieu” de boucle herméneutique. Lorsque Schleiermacher dit que l'interprétation locale est en attente de l'interprétation globale et vice versa, ou bien que l'interprétation grammaticale est en attente de l'interprétation technique et vice versa, ne suggère-t-il pas que l'interprétation, dans chaque cas, est pour ainsi dire le fruit du travail de modules en interaction ? La réentrée fournit ici une version neurophysiologique d’une telle interaction, c'est-à-dire du cercle herméneutique.
468On peut préciser ce recoupement. Le fonctionnement du couple perceptionmotricité illustre chez Merleau-Ponty, comme on l'a vu, le schème herméneutique d’une double dépendance : la perception est constamment incomplète de l'action et vice versa, chacune devance l'autre en un sens spécifique – l'action expose le corps à la perception, la perception informe le projet, fût-il ante-rationnel, de l'action – tant et si bien que la théorie philosophique de la perception de Merleau-Ponty, en un sens, consiste purement et simplement à égaliser l'Être-au-monde de Heidegger au couple perception-action. Dans cette théorie, le cercle herméneutique de l’Être-au-monde s’identifie ainsi au bouclage de la perception et de l’action. Or, dans le modèle de Edelman, l'interaction perception-motricité, au niveau le plus primitif, est imputée à la réentrée de la catégorisation perceptive : cette réentrée ajointe principalement les cartes motrices et les cartes strictement sensorielles. La réentrée traduit donc le cercle dans sa modalité spécifique dégagée par la phénoménologie post-herméneutique de Merleau-Ponty.
469On retrouve aussi, dans cette transcription, le caractère d'ouverture jamais démentie de la relation herméneutique au monde : elle prend ici la forme de la pérennisation pour ainsi dire “pré-logique” des structures synthétisées par la réentrée à même le processus de la catégorisation perceptive de base. Cette catégorisation est supposée, dans le cadre phénoménologique, produire une typique empirique de l'objet, sécrétion spontanée de l’intentionnalité perceptive selon Husserl139. De même, les forces d’influence et distributions d’activation acquises via la réentrée de la catégorisation perceptive ont une valeur “catégoriale”, ce qui veut dire qu’elles peuvent être remobilisées pour produire une recognition : la catégorisation primitive est ouverte sur un horizon indéfini d’emplois à la manière d’un mot ou d’un jugement.
470Résumons nous : la théorie neurophysiologique de la catégorisation primitive naturalise l'herméneutique sous trois rapports, une interaction neurologique effective prenant la place de la motivation réciproque du cercle herméneutique, la motricité ontique du corps prenant la place de l'Être-au-monde, de sa spatialité existentiale, et l'ouverture-de-projet de l'herméneutique standard se voyant substituer l'établissement comme reproductible de la prédication antéprédicative, l'émergence d'une valeur logique stablement disponible au niveau des agencements neuraux.
471Il est clair que la causalité de la réentrée est supposée une causalité physique standard (elle s'exprime par des influences d'activation cellulaire bidirectionnelles). On a donc là, en ne négligeant pas la localisation des processus qu'est censée fournir la neurophysiologie, une véritable naturalisation de la dépendance herméneutique, sa traduction comme interaction. Peut on proposer une critique a priori de cette traduction ? C'est assez difficile dans la mesure où elle est seulement esquissée. Un point d'entrée pour un tel examen critique me semble, cela dit, le suivant : l'idée de la dépendance herméneutique est que celle-ci résulte d'un inachèvement qui sollicite, motive, appelle. La transcription du couple perception-action dans le modèle de la catégorisation perceptive conserve-t-elle cette idée ? Ou bien les influences de la réentrée ne sont-elles pas plutôt pré-données, en abondance, en sorte que n'importe quelles esquisses de cartographie neurale seront conduites aux renforcements suscitant la récurrence globale ? En d’autres termes, ce ne serait pas au nom d’une incomplétude propre aux esquisses sensorielles d’un côté, aux parcours moteurs de l’autre que l’interaction aurait lieu ; ou encore, l’interaction réentrante ne serait pas intelligente comme nous nous représentons que la double motivation du cercle herméneutique l’est. Il faudrait travailler plus la question, et le faire essentiellement au niveau neuro-physiologique, pour savoir si elle est aussi pertinente qu’elle le paraît, surtout si elle est scientifiquement pertinente.
472Nous pouvons maintenant discuter de l’acclimatation neurophysiologique du cercle herméneutique au niveau du modèle de la conscience primaire. Celui-ci montre aussi une co-dépendance, celle que symbolise la flèche double du diagramme de la figure 25. Il y a co-dépendance entre la catégorisation de l'entrée perceptive courante W et la conceptualisation confrontative mémorisée C[…] de la catégorisation de l'entrée perceptive passée ou tout-juste passée – de type C(W) donc – et la catégorisation immanente de la valeur C(I). Cette formule un peu complexe est très proche du schéma herméneutique : ce qui fait qu'il y a image mentale du monde est que l'externe est toujours confronté à une interprétation stockée de l'externe comme valeur. L'interaction entre les deux pôles concernés est à nouveau prise en charge par une structure de réentrée, donc les remarques faites à la rubrique précédente se transfèrent automatiquement. Dans la situation présente, ce qui est frappant est que la réentrée qui fait la confrontation est supposée fixer l'image mentale : ce qui est dit est bel et bien que la co-dépendance est ce par quoi l'entrée externe catégorisée vaut comme notre monde. On a donc une interaction qui est placée sous la gouverne d'une figure de la subjectivité : dans le modèle, c’est le flux interne limbique I et sa catégorisation qui fondent cet aspect subjectif. Ce qui semble à nouveau tout à fait absent est, en revanche, l'idée d'une incomplétude ou d'un défaut de chaque pôle pris par lui-même, donnant sens à une notion d'appel à l'autre, à une lecture de la co-dépendance comme motivation mutuelle. Cela dit, l’enjeu de la confrontation, nommé par le mot valeur, par la perspective d’un stockage de la valeur, introduit peut-être cet élément à sa façon, suivant une nécessité conceptuelle en quelque sorte : une entrée perceptive est toujours incomplète comme telle, tant qu’on ne sait pas ce qu’elle vaut pour le sujet, une catégorisation de la valeur ne tient comme telle qu’autant que la sphère de la valeur est consistante, ce qui se décline en la mémoire des entrées perceptives catégorisées comme valeur. La question qu’on peut poser au modèle est alors : qu’est-ce qui, dans le modèle, caractérise le circuit limbique comme lieu où se catégorise la valeur, qu’est-ce qui traduit, au niveau neurophysiologique, la spécificité du registre de la valeur ? La description d’Edelman contient sans doute quelques indications à ce sujet (notamment l’évocation des “longs cycles”), mais trop allusives140.
473Reste à commenter la modélisation topobiologique de la synthèse du sens en contexte, et avant elle la conception de l'origine de la grammaire dans l’auto-amorçage sémantique.
474Le terme en italique dit bien une forme d'interaction (d’“auto-interaction”). On sent bien que la théorie associée – que ce soit celle de Pinker ou celle d'Edelman – n'est pas loin d'être une théorie de l'herméneuticité constitutive du langage : dire que la signification est à la fois fondée dans un antéprédicatif et qu'elle ne cesse pas, en tant qu'auto-interprétation, de s'enrichir et de se relancer à partir de cet antéprédicatif, c'est tenir un discours singulièrement en résonance avec celui de l'herméneutique post-heideggerienne. À examiner les choses de près, l’auto-amorçage sémantique désigne essentiellement l'auto-(pré) conceptualisation du langage. “Au fond” et à l'origine, le mécanisme sémantique est celui de l'attribution de signifiés (pré)-conceptuels à des formes phonologiques ; mais la croissance et la complexification du sémantique passe par le syntaxique et résulte largement de l'application de la faculté (pré)-conceptuelle, érigée en capacité conceptuelle par sa cristallisation lexicale, au système en cours de formation de la langue lui-même.
475Ce qui est frappant est qu'à ce stade, le modèle ne s'inspire guère des acquis topobiologiques antérieurs, et qu'en particulier, l'interaction qu'on nomme n'est pas directement identifiable à une réentrée, comme dans les figures précédentes du cercle. Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'influences causales symétriques, mais plutôt de croisement et surcharge de rapports de thématisation conceptuelle. La thématisation conceptuelle elle-même, certes, est conçue en termes de réentrée : mais à ce stade de la modélisation, on ne présente plus la co-dépendance dont on parle dans les termes d'une réduction, d'une mécanisation, on assume plutôt l'impossibilité épistémique, peut-être supposée provisoire, de dire l'interaction autrement que dans un langage déjà sémantico-conceptuel.
476Par ailleurs, il faut rappeler que la définition naturalisante du préconcept m’a semblée, lors de ma tentative, tout à l’heure, de restituer l’exposé qu’en donne Edelman, poser problème. J’ai jugé que la description du processus neurophysiologique avancée pouvait être entendue comme homonculaire, dans la mesure où l’on impute à l’intériorité corticale la faculté de superviser avec un degré d’intelligence non négligeable les cartes globales. Si on considère que le concept de préconcept n’est pas naturaliste, Edelman ne peut plus être estimé, dans sa théorie du langage, naturaliser le cercle herméneutique, mais simplement l’évoquer.
477Reste à prendre en considération la synthèse du sens en contexte, la reconnaissance sémantique des phrases, dont j’ai comparé la théorie neurophysio-logique à la théorie cognitive encore très classique – très computationnaliste – de Jackendoff. Ce qu’on peut en dire quant au cercle l’a déjà été, à vrai dire : le passage à la version neurophysiologique des déterminismes de l’interaction permet à Edelman d’abandonner la séquentialité des traitements si caractéristique de l’approche computationnaliste, et donc de concevoir une véritable circularité entre les niveaux phonologiques, conceptuels, etc. Mais ce qui a été dit de la flèche, ou plutôt de son absence, compromet par ailleurs la possibilité de regarder cette circularité comme réellement herméneutique, comme fondée dans la motivation et l’appel.
Le parler
478On peut d'abord essayer de le saisir au niveau de la réentrée de la catégorisation perceptive primitive. Alors, ce qui semble l'analogue du parler, c'est l'établissement comme reproductible de la prédication antéprédicative, déjà évoquée : plusieurs cartes sont connectées par la réentrée, et – notamment grâce à la contamination informationnelle que garantit la motricité, qui intervient comme une des cartes – des formes de co-occurrence prennent une valeur systématique, deviennent attendues dans leur totalité dès qu’une fraction de la stimulation est reçue. D’où l’idée de dire que le parler se retrouverait dans l’achèvement même de cette “ouverture de généralité” : la catégorisation perceptive primitive “parle” dans la mesure où elle accomplit dans ses cartes la disposition à certaines activations futures, qui “serait” l’articulation du parler. Mais la difficulté est que ce caractère dispositionnel fait, justement, que l’ouverture de généralité n'a, semble-t-il, lieu que “pour nous”. Du point de vue de l'objet, le phénomène est seulement que des liens synaptiques se sont fixés et il en résulte que la complétion des co-occurrences revient tendanciellement dès qu’une partie de l’occurrence est donnée, la distribution acquise des forces de liens fonctionne comme facilitation de la récurrence des groupements. Dire qu'il y a eu parler revient donc à prédiquer la fluctuation temporelle des liens synaptiques et activations neuronales. La structure devenue récurrente n'est pas présente dans son articulation, ou encore cette articulation est seulement récapitulée au vu de la distribution temporelle des forces et activités. Faut-il encore parler d'un parler ? Y a-t-il sens à dire que la catégorisation perceptive est l'acquisition d'une phrase de régulation temporelle ? Cela n’est pas exclu, mais cela conduit à une sorte de reconfiguration, fort intéressante d’ailleurs, de la conception philosophique de référence de l’articulation141.
479On regarde ensuite les choses au niveau de la conscience primaire. Pour celle-ci, le fruit de la stabilisation est, semble-t-il, à chaque tour la conceptualisation C[C(W).C(I)], qui s'intègre à une mémoire de la valeur. D'un autre côté, le fruit est, phénoménologiquement, le fait que le monde vaut comme 244 Herméneutique et cognition mon image mentale du monde. On posera la même question : cela peut-il être pensé comme articulation ?
480Puisque les acquisitions conceptuelles du type C[C(W).C(I)] sont supposées avoir un poids causal vis-à-vis du comportement futur de l'organisme, quelque chose s’est effectivement achevé en elles et avec elles qui va résonner dans un futur, il y a bien par elles une promesse de récurrence (celle du dégoût ou du désir), mais dans cette récurrence promise, ce n’est pas clairement une articulation qui se montre : l’entrée favorable sera dite reconnue en raison de sa conceptualisation comme favorable en sa catégorie perceptive, mais dans chaque accueil futur de l’entrée comme favorable, Edelman ne nous dit pas et ne me semble pas devoir nous dire que la conceptualisation C[C(W).C(I)] dans ce qu’elle pourrait avoir d’articulé retentit comme achèvement local de l’herméneutique de la conscience primaire, si j’en crois du moins ce que je comprends au niveau de restitution du fait humain où la théorie se place.
481Mon image mentale du monde, de même, peut-elle être pensée comme ma décision d'une structure ? Oui, si je porte attention à l’interprétation en termes de formes, lieux, qualités de l’environnement qu’elle est. Mais ce qui est plutôt dit, ici, est que mon image du monde vaut comme mienne en raison de ce qui j’y ai conceptualisé certaines entrées perceptives comme favorables ou défavorables, auquel cas ce n’est pas la structure du monde qui compte, mais l’étiquetage hédonique de certains éléments de cette structure.
482En gros, le niveau de la conscience primaire met en position de résultat autre chose que ce qui s’articule en elle (c’est en ce sens, je crois qu’elle est processus naturel, plutôt que parole).
483Nous pouvons traiter globalement de la théorie de la genèse de la signification syntaxique et lexicale, et de l’explication de la perception sémantique en contexte. Edelman, dans ces morceaux de théorie, ne fait rien d'autre qu'ajouter une plausibilité neuroscientifique à la description linguistico-conceptuelle de ce dont il s’agit. Il respecte donc la place et la fonction du parler. Dans la genèse de la signification suivant l’auto-amorçage sémantique, sous les auspices de la préconceptualisation lexicale, l’achèvement du parler est celui de la structure de signification elle-même. De même, l’étude de la reconnaissance sémantique des phrases présuppose que ces phrases sont parlées et reçues comme telles, présuppose en quelque sorte le retentissement phrastique, comme unité dramatique à l’intérieur de laquelle la “dynamique” neurophysiologique de la reconnaissance est libre d’aboutir. Dans les deux cas néanmoins, la modélisation et le commentaire d'Edelman n'ajoutent rien à la conception par ailleurs disponible de ce parler : ce qui fait la structure de signification localement achevée, déployée et mobilisable, le “parler” délivrant le sens en son articulation comme tel, n’est pas théorisé par la TNGS, pas plus que ce qui rend l’unité de la phrase – ou toute autre unité de signification, d’ailleurs – pertinente pour la reconnaissance compétente du sens. Le mode de délivrement – de la structure sémantique ou de l’unité de retentissement du sens – est à chaque fois pris comme constitué ailleurs, selon d’autres règles et sous d’autres standards que ceux de la TNGS.
Conclusion
484Je voudrais, dans cette conclusion, replacer tout ce qui précède dans le contexte du problème de la naturalisation de l'herméneutique : il a été tout le temps clair, et tout le temps affirmé, dans l’exposition et l’examen d’un certain nombres de développements scientifiques contemporains qui précède, qu’il s’agissait d’évaluer ce dont nous disposions d’ores et déjà en fait d’herméneutique naturalisée, en fait de description objective de l’homme comme animal herméneutique. Mais ce concept lui-même n’était pas interrogé, on en restait de ce point de vue à ce qui avait été dégagé au premier chapitre, à peu de choses près. Je voudrais donc profiter de la fin de ce chapitre pour mieux poser le problème de la naturalisation, comme je le comprends. Je tenterai ainsi de dire ce que l’enquête épistémologique menée au cours de ce chapitre enseigne quant à l’herméneutique naturalisée, sa possibilité et sa légitimité : cela ne fera “pas grand’chose”, mais cette conclusion modeste pourrait être utile.
Exigences sur la mise en forme et l’élaboration qui viennent
485Avant même d’aller plus loin, je crois éclairant d’expliciter quelques exigences auxquelles doit se soumettre l’approche qui suit du problème de la naturalisation.
Il n'est pas question de faire comme si la naturalisation n'était rien, de faire comme si l'on pouvait imputer le cercle herméneutique à la nature parlante, percevante, neurophysiologique sans plus de problème. Interpréter est originairement, et jusqu'à preuve du contraire constitutivement, l'affaire de la personne : un tel transfert de compétence du concept apparaît en première approche comme une impossibilité, une absurdité, un crime.
Il n'est pas question non plus, pourtant, de noyer la question sous la déclaration de ce scandale. En dépit de l'impropriété frontale de la notion d'herméneutique naturalisée, comment présenterions-nous les recherches dont nous venons de faire part autrement que comme des esquisses de naturalisation ou d'objectivation de l'herméneutique, de ses tenants et de ses aboutissants ? Ne serait-ce pas invalider radicalement tout l’effort descriptif qui précède que s’en tenir à l’énonciation du scandale et de l’impropriété, ne serait-ce pas rejeter comme impertinent et pernicieux cela-même qui vient d’être l’objet de notre intention principale ?
Il y a lieu de distinguer soigneusement entre les segments de savoir déployés au cours de cette section, du point de vue de l'interrogation sur l'herméneutique naturalisée : il y a d'une part les linguistiques récentes, celles de Langacker et de Rastier, d'autre part la simulation de Victorri, d'autre part enfin la “modélisation” de Edelman. Seule cette dernière est clairement une entreprise de naturalisation, en ce qu'elle désigne en principe les dispositifs biologiques et les connexions causales par lesquelles passerait l’herméneutique comme auto-détermination du concept ou du sens. La simulation de Victorri est aussi neutre quant à de tels enjeux que peut l'être tout accomplissement artificialiste. Certes, elle “incarne” dans les mécanismes d'un réseau la dynamique de co-détermination du sens dans les phrases, mais ce succès peut toujours être compris comme quelque chose qui ne dit rien sur la production humaine du sens et sa destination : on retrouve ici les discussions sur l'IA forte et l'IA faible. La linguistique de Langacker, nous l'avons, je l'espère, suffisamment marqué dans la sous-section consacrée à la méthodologie de ce dernier, montre un visage “naturaliste”, avec toute la thématique des routines cognitives et de la réalité psychologique du langage, mais n'est pas génériquement conforme à ce slogan sien : les trois éléments de méthodologie herméneutiques dégagés par nous la caractérisent beaucoup plus pour ce qu'elle est. Enfin, la sémantique interprétative de F. Rastier semble signifier ouvertement le refus de toute naturalisation, en se fixant plutôt pour but de manifester l'essence culturelle du sens. Donc, toute estimation globale assimilante d’un projet de naturalisation dont on affirmerait qu’il flotte au-dessus de ces exemples semble irrecevable dans son principe.
On voudrait néanmoins arriver à une compréhension de la difficulté qui soit plus et mieux qu'un simple enregistrement des différences qui constituent les positions de discours. Il est sûr qu'entre le discours de Rastier et celui de Langacker s'accuse une démarcation, parce que Rastier ne cesse de traiter finement du corpus de la littérature alors que Langacker ne s'occupe au fond que de la langue commune, qui plus est dans la perspective de l'immanence à cette langue commune des catégories grammaticales les plus classiques. Il est sûr que la simulation définit un autre genre théorique que l'étude raisonnée des usages de fait de la langue ou des langages, et que, finalement, la neurophysiologie détermine de façon très contraignante ce que peut être une description. Néanmoins, si notre question de l'herméneutique naturalisée possède un sens, dans l’actuel contexte des recherches cognitives, cela ne peut que se traduire précisément par ceci qu'elle appelle, sinon une réponse, du moins une évaluation de l’espace problématique par elle dessiné, de ses possibilités et de ses enjeux, qui ne se divise pas d'emblée suivant la carte des genres et disciplines.
486La quadruple prescription qui précède n'est pas loin de tarir par avance tout écoulement de pensée, tant elle contrecarre les mouvements spontanés de la réflexion. Mais il est permis de chercher le moyen de passer outre.
487Je commencerai par prendre le problème de très loin. Revenant à l’origine quinienne de la notion de naturalisation, je tenterai de présenter la difficulté et le débat de la naturalisation en termes de philosophie analytique, peut-être pas tout à fait dans le goût et selon les normes des maîtres reconnus du genre, mais tout de même en faisant réellement mien ce que je comprends comme leur référentiel. Ensuite, je demanderai, rapidement, aux deux grandes autorités de la phénoménologie s’ils ont véritablement verrouillé le champ qu’ils nous léguaient, phénoménologique ou herméneutique, contre toute menée naturaliste. Il ne me restera plus, alors, qu’à proposer le bilan extrêmement sobre auquel je me tiens pour le moment.
Vue analytique de la question de la naturalisation
488Le terme naturalisation, dans notre contexte, s’entend en deux sens différents selon qu’il s’applique à une entité non discursive de style substantif et objectif, même si elle n’est pas aisément identifiée, a priori, comme part de l’être ou de la nature – ainsi l’intelligence, le sens, la perception – ou à une démarche théorique, un genre théorique, originairement présumé expression de la “subjectivité scientifique”. Dire que les sciences cognitives ont le projet de naturaliser l’intelligence, le sens, la perception signifie simplement qu’elles entendent décrire ces dispositions, comportements, domaines d’événements en termes des notions de la science de la nature de référence, c'est-à-dire toujours, optimalement, en termes physiques. Naturaliser veut donc dire à la lettre “exhiber comme partie de la nature”. Le syntagme herméneutique naturalisée, dont il est ici débattu, met en jeu une autre acception du terme : l’herméneutique est un type de discours, une doctrine philosophique, elle est une modalité de l’activité philosophique ou un message philosophique, une fraction du dire ou du dit philosophique. Naturaliser l’herméneutique veut dire alors convertir ce dire ou ce dit un en un dire ou un dit scientifique, c'est-à-dire en un dire ou un dit ayant trait à la nature sur le mode de la théorie visant le vrai. Le patron de ce second emploi est donné, pour moi, par Quine dans son célèbre article « L’épistémologie devenue naturelle »142. Jean Petitot a suivi ce patron lorsqu’il a voulu convaincre de la possibilité contemporaine d’assumer une phénoménologie naturalisée. Ce que j’appelle ici herméneutique naturalisée est une notion de même espèce, formée dans le même esprit et par analogie : l’herméneutique naturalisée est pour moi le discours qui découvre comme déterminations “objectives” de l’homme, dans le cadre d’une naturalisation au premier sens de ce dernier, les modes spécifiques de l’herméneutique tels que les ont dégagés les maîtres de l’herméneutique philosophique. Cette acception est, en quelque sorte, intermédiaire entre ses deux premières époques : l’herméneutique naturalisée n’est pas simplement la couverture naturaliste d’un objet ou d’un aspect du comportement, elle n’est pas non plus un discours naturaliste appelé à se substituer de plein droit au discours philosophique de l’herméneutique, elle est la réexposition naturaliste de ce que l’herméneutique voit en l’homme, de comment elle le voit.
489Partons, cela dit, pour commencer, de l’épistémologie naturalisée de Quine. Dans son article, Quine commence par tirer un bilan radicalement négatif de l’épistémologie fondationnelle, dans son ambition conceptuelle (définir les concepts de la science en termes de quelques concepts fondamentaux fixés une fois pour toutes), aussi bien que dans son ambition doctrinale (dériver toutes les lois de la science à partir de quelques lois fondamentales). On comprend en fait que l’épistémologie fondationnelle “réussie” ne pourrait être pour lui que la grande doctrine intégratrice que l’empirisme logique avait en vue : une post-présentation de toute la science comme déduite dans des théories logiques du premier ordre avec une base inférentielle fournie par les phrases observationnelles.
490L’épistémologie naturalisée prend le relais de cette ambition impossible. Elle est en continuité avec elle parce qu’elle s’occupe, elle aussi, de décrire le rapport entre l’entrée sensorielle reçue par l’homme et la proposition (« torrentielle » dit Quine) de théorie qui lui répond. Mais au lieu d’encadrer ce rapport dans un schéma logico-philosophique et de le réguler, on l’expose et l’explique comme un fait, au moyen des sciences pertinentes, les sciences du comportement de connaissance, c'est-à-dire, alors même qu’elles n’étaient pas encore “à la mode”, les sciences cognitives.
491On peut identifier l’ambition de cette nouvelle épistémologie dans une notation logique. Appelons T la théorie à laquelle s’égale la science, dont toutes les composantes sont unifiées et supposées écrites dans un format de logique des prédicats, si bien que T est un énorme ensemble de phrases, dont on postule qu’elles forment un ensemble cohérent, bien entendu. Un certain degré d’abréviation est autorisé : il suffit d’inscrire dans T ce qui est nécessaire à la dérivation de tout savoir aujourd’hui disponible, on n’est pas obligé d’expliciter toutes les conséquences, toutes les phrases de connaissance virtuellement offertes par l’état actuel de la science. L’épistémologie naturalisée visée est une partie de T, cela est clair d’après la façon dont Quine la définit en l’opposant à l’épistémologie fondationnelle. Si cette partie de la science peut être construite de façon satisfaisante, on aura la relation de déductibilité suivante :
492T Notre (T).
493En d’autre termes, l’épistémologie naturalisée aura accompli son programme si elle explicite les voies de la déduction de Notre(T) à partir de T, Notre(T) désignant ce “fait” naturel particulier qu’est notre détention du savoir scientifique dans sa forme et sa puissance logiques.
494Ce petit jeu notationnel a au moins l’avantage de mettre en évidence des conditions nécessaires à la réussite de l’épistémologie naturalisée :
il faut que les phrases de T puissent intervenir comme objets du monde et pas seulement comme discours en quête de validité dans le monde : cette condition est en substance celle dont Gödel a rencontré la nécessité pour poser et résoudre le problème d’épistémologie formalisée qui était le sien ; pour énoncer et prouver le théorème d’incomplétude, il a dû procéder à ce qu’on appelle arithmétisation de la syntaxe et “coder” comme objets de la théorie qu’il étudiait (typiquement, l’arithmétique formelle PA) les phrases de cette théorie (les codes sont donc des nombres entiers). La solution de Gödel n’est pas directement transposable à notre nouveau contexte, parce que les nombres entiers ne sont pas clairement des choses du monde.
il faut aussi que le prédicat Notre puisse être défini dans la théorie T, c'est-à-dire en termes des prédicats fondamentaux au moyen desquels la science décrit le monde, la matière.
495L’ensemble de ces deux premières contraintes caractérise bien la situation courante des sciences cognitives. Pour expliquer que je “sais” que l’arbre dans le jardin est vert, je dois interpréter comme entité naturelle la phrase ‘L’arbre dans le jardin est vert’, et savoir formuler comme fait naturel l’occurrence de cette phrase dans mon savoir, avant de, finalement, présenter la phrase énonçant ce fait comme se déduisant des phrases naturalistes concernant mon environnement et ma constitution biologique, c'est-à-dire ce fait lui-même comme fruit causal de la situation telle que scientifiquement déterminable.
496La notation dévoile aussi les difficultés que je nommerai, pour aller vite, “de circularité” qui menacent l’épistémologie naturalisée. On pourra suggérer, par exemple, que le cahier des charges de l’épistémologie naturalisé augmente au fur et à mesure qu’il lui est satisfait. Si la déductibilité T Notre(T) a été établie, il devient souhaitable d’établir aussi celle de
497T Notre T Notre(T)] ;
498En effet l’épistémologie naturalisée, s’intégrant au “corpus” théorique de la science, doit aussi expliquer de façon naturaliste comment elle advient. Et ainsi de suite.
499Cette difficulté de circularité tourne évidemment autour d’un problème d’instabilité temporelle. T n’est pas une constante, et le projet de l’épistémologie naturalisée l’illustre, il est, comme tout projet scientifique, un projet de faire varier T. La question technique est de savoir si l’on peut arrêter une base fixe telle que les phrases déclinant le caractère nôtre du savoir aux divers niveaux métathéoriques, qui forment une suite dénombrable, soient toutes déductibles. Cela ne constitue pas une impossibilité de principe. Cela signale simplement que le programme de l’épistémologie naturalisée s’expose aux mêmes difficultés que le programme de l’épistémologie fondationnelle (dont on sait bien, en effet, à quel point il a toujours été ébranlé par la considération de l’historicité du savoir), ou du moins à des difficultés analogues.
500Pour aller dans le sens du parallèle esquissé à l’instant, et pour approfondir notre compréhension de l’enjeu de naturalisation, essayons de formuler de façon similaire le programme d’une épistémologie fondationnelle privilégiée, la théorie transcendantale de la connaissance.
501Je partirai de la déduction transcendantale des catégories, telle que formulée dans la deuxième édition, aux paragraphes 16-20, essentiellement. Kant y explique qu’il n’y a connaissance à proprement parler qu’autant que je tiens comme miennes une pluralité de représentations qui s’agrègent synthétiquement en le contenu de ma connaissance. Le “fond” de l’identité du connaître est l’unification dans le caractère Mien des représentations. Mais cette unité dans le caractère Mien est à vrai dire concevable de deux façons ou à deux niveaux. Il est concevable que l’unification s’opère simplement sur le mode associatif, c'est-à-dire que le prédicat Mien y prenne le simple sens de la coprésence des représentations dans l’englobant passif du moi phénoménologique, du sens interne empiriquement déterminé en termes kantiens. Dans ce cas, il n’y a pas connaissance pour Kant, cette appellation est réservée au cas ou l’unification a lieu sur un mode nécessaire, ce qui veut dire que les représentations font l’objet d’une appropriation “active”, de la part du principe logique de la spontanéité pensante, nommé Je pense. Cette appropriation active, selon Kant, s’accomplit nécessairement comme rattachement de mes représentations aux douze catégories, c'est-à-dire, médiatement, aux douze formes dont je suis en état de reconnaître qu’elles sont ma référence canonique pour la synthèse des représentations. Leur privilège est une donnée contingente, il s’agit là de quelque chose que je trouve en moi et que je ne puis commenter ou expliquer d’aucune façon : certains modes de la synthèse me sont connus dans leur normativité, et lorsque je les applique à la synthèse effective de telles ou telles représentations, cette subsomption vaut comme appropriation des représentations en question par un Je plus élevé que la pure localité du sens interne, par un Je de principe, baptisé unité originairement synthétique de l’aperception.
502Bien entendu, ce Je est plus vrai que le Je empirique de la fenêtre locale du sens interne, toute la philosophie kantienne va dans ce sens, même si l’on peut désirer batailler contre cette option kantienne143. Donc, dans son dispositif, le rattachement au Je pense canonique est ce par quoi passe la véritable appropriation des représentations, et, c’est le point qui m’importe, ce rattachement amène comme “effet de bord”, en quelque sorte, un pré-savoir de l’objet : à la lettre, si je suis sûr de la vérité de l’énoncé ∀x Substance(x), c’est au titre du principe de rattachement au Je pense, c'est-à-dire, en raccourci, c’est parce que la connaissance de l’objet quelconque doit être mienne (éminemment mienne) qu’elle se décline en particulier dans l’énoncé ∀x Substance(x), si bien que le contenu de la connaissance dérive de son caractère Mien. Le schéma logique est donc du type
503Notre(T) T.
504Il me semble qu’on peut extrapoler, en partant de cette analyse de la déduction transcendantale, et présenter ce schéma de déductibilité comme expression de l’ambition de l’épistémologie transcendantale. L’idée de celle-ci, en effet, est toujours de “fonder” la science en reconstruisant son dogme comme dérivé d’un dogme transcendantal T satisfaisant au schéma de déductibilité ci-dessus. Pour Kant, les principes de l’entendement pur constituent sans doute une connaissance dont le contenu a été légitimé selon ce schème (où l’on peut voir, tout simplement, une “traduction” logicienne de la notion de déduction transcendantale). Il est conscient, comme il le dit dans la préface de la troisième critique, qu’il y a un abîme entre ce canon de la connaissance d’une nature et la connaissance effective, qui induit constamment des énoncés universels en répondant à la demande d’unité qui la sollicite. Pourtant, le travail qui est fait dans Les Principes métaphysiques de la nature vise à l’évidence à raccorder, au moyen d’un discours intermédiaire encore inspiré par le modèle de la déduction transcendantale, mais ayant admis l’intrusion d’un concept empirique (celui de la matière en mouvement), la science transcendantale canonique des principes et la physique newtonienne. Après Kant, il me semble que le projet de la compréhension transcendantale de la science reste peu ou prou toujours le même : dégager du corps doctrinal de la science des éléments qui peuvent être transcendantalement justifiés, et adjoindre au système de la justification des codicilles adaptés à ce qui “reste”, à ce qui tombe au dehors de la justification par excellence qu’est la déduction transcendantale. Je choisis donc de retenir le schème proposé en ne faisant plus aucune hypothèse restrictive sur T, qui peut aussi bien être compris comme un noyau, une base, ou la totalité du savoir : T est en tout cas le savoir significatif fondé.
505Si, donc, on joue le jeu de faire crédit à mon deuxième schème de déductibilité, on n’a pas de peine à dégager, comme je l’ai fait pour le projet d’épistémologie généralisée, les difficultés et les risques d’aporie pour ainsi dire programmés dans ce schéma.
506Premièrement, peut on admettre que le T qui est dans Notre(T) soit exactement le même que celui qui est après le symbole ? Il semble que le T de droite est celui de l’articulation explicite, discursive, du savoir. En revanche, simplement pour que la déduction transcendantale soit un mouvement et comporte une conquête, ne faut-il pas que le T de gauche soit en fait un contenu intime d’une autre nature, un pré-savoir de T, dont on déduit T en l’érigeant en pré-savoir (éminemment) nôtre ? Cette question est symétrique de celle qui demandait comment on pouvait traduire le savoir T comme objet de la nature dans le schème de déductibilité de l’épistémologie naturalisée.
507Deuxièmement, et toujours en suivant l’analogie, le prédicat Notre doit, dans ce schéma, être interprété au niveau du pré-savoir transcendantal lui aussi : ce n’est pas sur une identification positive-scientifique du moi qu’on peut le construire. À vrai dire, une possibilité particulièrement gênante est que le prédicat Notre ne puisse être saisi conformément à son sens authentique qu’au niveau de la pure subjectivité, que dans les termes de l’éprouver lui-même, et pas suivant la moindre forme logique, thématique, langagière (auquel cas il deviendrait inconcevable qu’il s’intégrât au schéma de déductibilité).
508En rassemblant ces deux remarques, on serait tenté d’écrire plutôt
509Tr-Notre(Pre(T)) T ;
510[le caractère originairement, transcendantalement nôtre de notre pré-savoir est une prémisse pour notre savoir articulé dans son contenu]
511ou
512Subj-Notre(Pre (T)) T ;
513[le caractère subjectivement nôtre de notre pré-savoir est une prémisse pour notre savoir articulé dans son contenu]
514Au moins apparaît-il, si l’on formule les choses de la sorte, que l’épistémologie transcendantale a quelques traits communs avec l’herméneutique, si souvent évoquée et décrite dans ce livre : elle roule en tout cas sur une précompréhension et un “engagement”. On voit aussi comment la reformulation husserlienne de l’épistémologie transcendantale se profile dans la seconde de nos transcriptions.
515Mais le projet transcendantal est aussi, bien entendu, exposé à une forme de régression à l’infini.
516On peut suggérer, par exemple, que la “déduction” de T à partir de la prise en compte de notre possession de T manque de prémisses : qu’il faudrait, pour contraindre dans son contenu notre savoir T, plus que l’explicitation de notre possession de T, parce que l’enchaînement Notre(T) T lui-même, comme le savoir T, requiert à titre de fondation son imputation au sujet, c'est-à-dire quelque chose comme une explicitation du type Notre[Notre(T) T]. Et ainsi de suite. Il me semble que cette vue n’est pas formelle et gratuite, que les raisonnements de Fichte dans la Wissenchaftslehre, par exemple, s’y apparentent : l’idée transcendantale poussé à son exacerbation est que tout savoir, fût-il savoir de l’enchaînement, se fonde dans son caractère nôtre, que le savoir transitif de quelque contenu que ce soit, et pareillement de toute liaison de contenus dégagés comme telle, s’enracine dans un moi qui est pré-synthèse absolue, ressaisie ponctuelle de quelque diversité que ce soit. Cet enracinement a beau être de plus en plus nommé fondement, en un sens philosophique du mot fondement assurant en principe son extraterritorialité rationnelle, la déduction logique reste toujours, à mon sens, une mesure implicite pour cette sorte de fondation : parce qu’il n’y a pas, à vrai dire, d’autre notion totalement générale de la dérivation dans l’ordre théorique. C’est ce qui accrédite à mes yeux la version “analytique” que j’en donne ici.
517Pour achever de symétriser la discussion menée sur ce second “schéma de déductibilité”, je dirai que la déduction transcendantale étudiée ici soulève elle aussi le problème de l’instabilité temporelle du savoir totalisé T. La position de Notre(T) ou de Notre(Pre(T)) peut être vue comme quelque chose qui s’annexe à T, la “fondation transcendantale” des savoirs peut être envisagée comme un processus toujours daté qui, lorsqu’il est réussi, change la nature du savoir à fonder et repose immédiatement le problème de fondation. Ou encore, plus classiquement, on peut demander comment la formulation datée d’un Notre(T) ou d’un Notre(Pre(T)) peut être crue demeurer capable de commander 252 Herméneutique et cognition déductivement T alors même que T s’est changé en T’sous l’effet du développement historique de la science. Le passage de T à Pre(T), en fait, est une “réponse” anticipée à cette objection : l’idée de la déduction transcendantale serait que, dans cette hypothèse, Pre(T’) est la même chose que Pre(T). Sous cette forme aussi, à vrai dire, la thèse philosophique de la déduction transcendantale a peu de partisans aujourd’hui.
518La conclusion à tirer de cet examen en partie ludique de la question de l’épistémologie naturalisée est, selon moi, que le point de vue transcendantal et le point de vue naturaliste, curieusement, ne sont pas à mille années lumières l’un de l’autre. En dépit de l’abîme qualitatif qui les sépare, de la différence philosophique considérable qu’il y a entre un point de vue regardant le savoir comme comportement positif à expliquer et un point de vue regardant le savoir comme exercice de la responsabilité rationnelle de l’homme, comme liberté dont les lois et les possibilités demandent à être mises au jour, on constate que la naturalisation de l’épistémologie projette de “lire” l’énonciation du savoir à la lumière d’un schème de déductibilité analogue à celui que la pensée transcendantale tend à apposer ou imposer à l’usage de la raison scientifique, et que, bien plus encore, les problèmes théoriques génériquement associés à chacun des deux dispositifs se correspondent selon une étrange symétrie logico-philosophique. Cela suggère, au fond, que la coupure entre les deux sortes de point de vue n’a jamais pu être un absolu divorce de l’habitus pensant, réduisant à zéro tout passage de sens d’un bord à l’autre.
519Mais ce qui vient d’être dit au niveau de la question transcendantale ou épistémologique peut aussi être soutenu au niveau phénoménologique.
Le fait et le droit chez Husserl et Heidegger
520Je ne crois pas, en effet, que la conception phénoménologique de l'homme parvienne jamais à barrer une fois pour toutes la perspective de la naturalisation : elle n’interdit pas, mieux elle ne rejette pas hors d’elle radicalement comme son autre une étude positive de l’homme ou de son esprit. Ce qui signifie, tout à la fois, et en des sens différents, qu’elle reste à sa façon très particulière ouverte sur une vue positive d’entités comme le sens ou la pensée, l’intelligence, sur une naturalisation selon l’acception classée comme la première plus haut, et qu’elle ne conjure pas une éventuelle phénoménologie naturalisée, selon l’acception appréhendée comme la seconde tout à l’heure. Cela peut se juger à la fois dans le contexte husserlien et dans le contexte heideggerien. Il est clair que Husserl et Heidegger ont choisi, pour leur phénoménologie et phénoménologie herméneutique respectivement, une posture antinaturaliste – renouant avec le motif transcendantal dans les deux cas – mais ce que je nie est qu’ils aient simultanément rendue par avance impossible, absurde une autre option : ils ont plutôt, l’un comme l’autre, désigné spontanément par où le naturalisme pouvait faire retour dans leur construction, en y tolérant une forme de considération positive vulnérable à l’appropriation naturaliste.
521Dans le contexte husserlien, on peut, pour l’établir, partir de la conception du sens qui s’y livre. Une des définitions ou caractérisations cardinales du sens, chez Husserl, est en effet celle qui le donne comme la prestation transcendantale des synthèses : le sens est ce qui gouverne la donation des objets (plutôt que ce qui est destiné par la parole), et le sens est donc hors nature autant qu'il la constitue. C’est ainsi le rattachement du sens au dispositif transcendantal qui prononce l’exclusion du naturalisme.
522Mais je suis pourtant loin d’être le premier à faire la remarque suivante : Husserl a voulu que les structures transcendantales fussent accessibles à une enquête subjective rigoureuse, il a critiqué la conception kantienne parce que, s’accommodant d’un dégagement des éléments transcendantaux par la voie de l’analyse régressive, elle acceptait par principe la non-intuitivité de ces éléments, elle se contentait qu’on pût les postuler sans leur connaître une légitimité subjective réelle. Pour Husserl, en revanche, les structures transcendantales sont susceptibles d'apparaître à un certain type d’attitude réflexive, suivant la méthode de la variation eidétique. En d'autres termes, le vécu comme fait se noue suffisamment au vécu comme norme pour que la fonction du second à l'égard du premier apparaisse. Apparaisse où ? Dans le vécu évidemment. Il n'est donc pas surprenant que le fond de la certitude phénoménologique soit une auto-affection, à la faveur de laquelle la prise de la norme sur son fait s'éprouve : cette affection constitue à vrai dire un fait supérieur, lui-même éprouvé dans l'immanence. L'ego pur de la réduction, comme le cogito dont il est l'héritier, est une auto-affection, un surgissement de présence qui possède d'emblée assez d'absence pour en être affecté, pour renvoyer à elle comme norme ou idéalité. Sur ce genre de considération, si je comprends bien, Derrida a construit sa lecture de Husserl ; je la trouve en tout cas adéquate pour dire ce qui me semble une contrainte logique, du moins si l’on prend au sérieux l’intention philosophique même de Husserl, la façon dont il veut reprendre et répéter le geste transcendantal.
523D'ailleurs, la jonction originaire du vécu comme fait et de la prestation transcendantale est mise en scène par Husserl dans son analyse de la temporalité, dont on sait qu'elle est le fin mot de tout l'édifice de la constitution si l'on en croit l'économie argumentative à peu près constante du système husserlien. La constitution du temps renvoie à une apparition du flux des vécus en ce flux lui-même, ainsi que cette fameuse phrase du Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps nous l'enseigne sans détour :
« Le flux de la conscience immanente constitutive du temps non seulement est, mais encore, de façon si remarquable et pourtant compréhensible, il est tel qu'une apparition en personne du flux doit avoir lieu nécessairement en lui, et que par suite on doit pouvoir nécessairement saisir le flux lui-même dans son écoulement. L'apparition en personne du flux n'exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue lui-même. »144.
524Dans cette apparition se révèle notamment la structure du diagramme du temps, qui est normative : en laquelle réside à proprement parler la constitution, puisque le flux des vécus dans sa subjectivité se connaît comme un à proportion qu’il ne cesse de voir en lui cette structure. De la sorte, le flux est simultanément le thème et le regard, l’objet et le sujet si l’on veut, mais par-dessus cela le fait et la norme, du moins le fait dans sa subjectivité s’éprouve comme norme. La source philosophique de cette bivalence étant au fond que le flux est à la fois élément, englobant, datum ou avoir résistant à la réduction, et foncteur irremplaçable de toute subjectivité.
525En somme, la description husserlienne de la temporalité nous interdit absolument de penser une séparation radicale du “poste” de la synthèse transcendantale et de celui de l'effectivité contingente du flux héraclitéen. Le temps est ce par quoi la synthèse transcendantale sort du fait du flux sans en sortir. La théorie de la temporalisation semble donc d'une autorité décisive quant à ce que je veux bien appeler les limites de la réduction : il y a de toute manière un champ phénoménal (le flux des vécus) qui ne subit jamais aucune réduction, qui est un donné immédiat, avant toute synthèse ; ce n'est pas un donné naturel, encore moins un donné psychologique aux yeux de Husserl, mais il participe de la dimension du fait, et c'est de cette strate du fait que sort la prestation transcendantale, telle que la dépeint l’explicitation régulative et systématique de l'auto-affection de ce fait, si l'on peut dire. La pré-nature du fait précède le sens, donc une (pré)-naturalisation du sens est accomplie par la phénoménologie transcendantale elle-même. Et par ailleurs, au-delà, il est clair pour Husserl, comme maintes citations pourraient l’illustrer, que la prestation transcendantale n'est rien de mystérieux, elle doit pouvoir se retrouver dans son détail lors d'un parcours empirique du vécu. Y a-t-il donc quoi que ce soit dans le propos husserlien qui interdise de produire une explication en termes de neuro-sciences de cette empiricité saisissable de la prestation transcendantale ? Bien entendu, la “bonne” description phénoménologique, pour Husserl, est celle qui, comme dans Ideen I, envisage le sens (noématique), dans cette affaire, comme une composante non réelle, et sa face noétique comme une animation dénuée d’homogénéité ontologique avec la région conscience elle-même (sans qu’il soit besoin d’évoquer la région nature, déjà mise hors circuit) : mais toute cette différence est supposée surcharger le fait sans le trouer d’un invisible, elle ne fait donc pas objection à la naturalisation. Seule demeure comme limite de cette naturalisation le fait qu’elle ne sera pas légitimation, ne rendant pas compte de la norme du flux comme telle, mais seulement de l’effectuation de cette norme, au mieux.
526Selon mon analyse, il n'en va pas différemment avec la phénoménologie herméneutique heideggeriano-gadamerienne : elle est similairement contaminée par la dimension du fait, et exposée à des reprises naturalistes.
527Certes, on est sensible à l'attitude de refus des positivismes, et même à vrai dire de la visée scientifique comme horizon bornant le savoir, qu'on trouve partout sous la plume de Heidegger, ainsi que, dans des tonalités moins militantes, chez Gadamer. On a en tête l'idée de situation, et le rôle qu'elle joue chez Gadamer, qui semble en effet ramener par principe à l’historialité de la situation toute parole, et l'astreindre en quelque sorte à une valeur dont aucune explication naturaliste ne saurait rendre compte : surtout si, amateur ou spécialiste des questions cognitives, on a lu ce que Dreyfus, puis Winograd et Florès ont fait de ce concept de situation, comment ils l'ont utilisé comme instance critique à l'encontre de la réduction cognitiviste orthodoxe d'abord, à l'encontre de toutes les captures artificialistes supposées de la cognition ensuite.
528Mais il n'est pas possible d'oublier pour autant les concepts heideggeriens du comprendre, de l'explicitation, et du comme existential-herméneutique. Ainsi que je l'ai souvent observé déjà, ces concepts nous sont délivrés dans un contexte dont le caractère anthropologique ne peut être nié.
529L'analytique existentiale est en principe une analyse de l'existence procédant selon la méthode régressive. Elle explicite la précompréhension que nous avons de la différence régionale de l'existence à l'égard de la réalité, suivant la voie de la phénoménologie herméneutique, c'est-à-dire en laissant parler le langage qui dit déjà, de manière voilée, l'être de l'existence. Ce qui est ultimement le but intellectuel de Heidegger, c'est le sens de l'Être “par delà” ses acceptions régionales, plutôt que le sens de l'existence. Mais c'est, en quelque sorte, la déterminité contrastive de l’être de l’existence – constrastive à l'égard de la déterminité de l'être de la réalité – qui est supposée procurer la lumière sur le sens de l'Être.
530“Entre temps”, l'analytique existentiale fonctionne comme une anthropologie transcendantale : être un Dasein est bien entendu la détermination fondamentale de l'étant homme. Il n'est pas surprenant, donc, que le paragraphe introduisant l'Être-à fasse état du caractère fondateur de cette notion pour le concept biologique d'environnement – dont on sait par ailleurs le rôle qu'il joue dans les naturalisations de l'herméneutique spontanément suggérées aujourd'hui (je pense à certains aspects des discours de Maturana, Varela et leur école).
531On doit donc dire ceci : que l'homme soit un animal herméneutique, qu'il “soit” le comprendre et l'explicitation, c'est un résultat transcendantal de la phénoménologie herméneutique. En d'autres termes, l'homme est connu par la phénoménologie herméneutique devoir être tel. Soit. Mais une détermination transcendantale de l'homme n'a pas vis-à-vis d'une détermination naturelle de celui-ci le même rapport qu'une détermination transcendantale de l'étant non humain vis-à-vis d'une détermination naturelle de ce dernier. En effet, la détermination transcendantale de l'étant non humain provient de l'imagination a priori de la nature, soit du cadre où doit prendre place tout étant non humain. En revanche, la détermination transcendantale de l'homme ne provient pas à vrai dire de l'imagination a priori de ce que peut ou doit être un englobant où prendrait place l'étant Dasein, mais plutôt d'une méditation de cet étant lui-même interrogeant son essence. Et elle procède sur le mode herméneutique à partir d'une précompréhension déjà déposée de cet étant. La “connaissance transcendantale” de l'homme est donc inextricablement mêlée à une connaissance factice de l'homme factice, cela est même théorisé par la phénoménologie herméneutique. Elle consiste dans une sorte de retour à soi ou à son fond de ce fait, elle est d'une certaine manière, non éliminable, une détermination de fait de ce fait, au voilement et à l'aliénation près. Que ce qu'elle articule demande à être entendu comme condition de possibilité n'y change en fin de compte rien, à mon sens : tout prédicat qui se dit du Dasein au titre que la possibilité propre et distinctive du Dasein le requiert doit en même temps se dire déjà de l'homme factice, sinon cette valeur transcendantale demeurerait sans appui.
532Dans le cas particulier d'une enquête transcendantale qui ne vise pas un théâtre de conditions apportées par le Dasein à ce qu'il n'est pas, mais qui vise l'existence même, c'est-à-dire l'homme dans sa facticité, la connaissance transcendantale ne vit pas dans la même séparation à l'égard de l'ordre du fait. On en arrive donc à la même conclusion que chez Husserl, la description de l'Être-au-monde, du comprendre et de l'explicitation ayant globalement la même valeur ambiguë que l'analyse de la synthèse du temps : elle exprime l’interférence nécessaire de la phénoménologie avec une rencontre factice du fait, elle manifeste sa coïncidence partielle avec une connaissance qui, bien que pas encore posée comme connaissance de la nature, ne lui oppose plus la différence qualitative d'un discours du non-fait à l'égard d'une connaissance du fait.
533Je n’entends pas ce qui vient d’être dit comme le fin mot de ce qu’une lecture de Husserl ou de Heidegger pourrait apporter145. Mais cela me semble assez plausible pour maintenir ouvert le problème de la naturalisation, malgré les efforts argumentatifs que seraient tentés de produire pour le dissoudre les adeptes bien informés de l'attitude phénoménologique.
Bilan
534Que conclure, donc, quant à l’affaire de l’herméneutique naturalisée, du long examen des théories et des problèmes qui précède, donnant sa substance à ce chapitre, ainsi que de la brève élaboration que nous venons de traverser ? La situation intellectuelle semble à vrai dire avoir deux versants.
535Il y a d’abord un aspect de droit, selon lequel il est impossible qu'une description du fait de la nature, et même à la vérité une description de l'objet en général, puisse jamais valoir comme interprétation ni comme dévoilement de l'interprétation comme telle. Le phénomène de l'interprétation est irréductiblement tributaire de l'innaturalisme de l'entre-deux, de l'adresse, de la responsabilité, de l'enveloppement du sens, etc.146. Donc un dévoilement de l'interprétation comme telle ne peut être qu'un discours qui se rend sensible à ces dimensions. Même un discours de connaissance de l'interprétation peut le faire, à condition qu'il remonte sans cesse de ce qu'il décrit à ces dimensions.
536Mais on aperçoit, sur l’autre versant, que les déterminations philosophiques de l'herméneutique innaturelle et inobjective entrent en correspondance avec les propriétés conceptuelles des modélisations, simulations, objectivations, naturalisations. Les nombreuses analyses, discussions, analogies formelles proposées dans ce chapitre en témoignent.
537Cela résulte, sans nul doute, du désir théorique à la source des recherches cognitives, du projet de connaître l'esprit lui-même. Ce projet ne peut être qu'un projet de connaître l'esprit tel que nous le vivons. Si nous soustrayons cette clause, l'entreprise cognitive perd sa saveur, sa difficulté, sa nouveauté et sa profondeur. De façon permanente, le projet doit substituer au pour nous de l'esprit un plan de fonctionnement repérable dont on vise la simulation ou dont on cherche à élucider les conditions naturelles ; mais de façon tout aussi permanente, l'insatisfaction reprend ses droits et s'exprime en retournant au schème philosophique non naturaliste de l'esprit, dont la variante herméneutique est une des plus convaincantes ; et ce second temps conduit à déplacer l’objet, décaler le plan de repérage. On est donc assuré qu’en dépit de la différence de description programmée dans l’ambition naturaliste, on “retrouve” toujours au sein des dispositifs “naturalisant” le style et les modalités de l’esprit du pour nous.
538La façon dont se joue la confrontation permanente entre l’esprit naturalisé et l’esprit du pour nous – entre le Mind et le Geist147 – à la faveur de cet aller et retour, c'est notamment la façon formelle : on peut dégager les mêmes formes de la réflexion des modèles naturalisant et de la réflexion de l'esprit subjectif comme tel, des formes diagrammatico-logiques simples en substance (telles les trois sur lesquelles nous avons appuyé l'examen qui précède : la flèche, le cercle, et la “projection-achèvement de structure” du parler).
539La discussion que l'on mène en mettant au jour de telles analogies est à la fois formelle, scientifique et philosophique : formelle, puisque l'opérateur de confrontation est formel, scientifique, par ce que le contenu que prend la forme dans chaque contexte de modélisation est dit par la science, philosophique, parce que l'on n'oublie pas le sens philosophique pour lequel on a été chercher ces formes, en raison duquel on a désiré les mettre dans nos modèles.
540Donc, l'herméneutique naturalisée peut être prise comme un résultat transcendantal des sciences de l'esprit : si les déterminations philosophiques de l'esprit se retrouvent dans les modèles cognitifs de l'esprit, ce n'est pas parce que l'herméneutique philosophique serait depuis toujours la connaissance d'un fonctionnement effectif de l'esprit, et que l'investigation de l'objet cognitif proclamerait enfin sur le mode positif des vérités devinées par elle dès longtemps, c'est parce que l'herméneutique philosophique et les modèles cognitifs sont guidés par l'esprit-tel-qu'il-se-vit. L'esprit se vit comme recherche de sa dette à travers une aventure, comme anticipation de ce qui n'est pas, construction de signification via le vide futurisant du sens. Les recherches cognitives se sont mises en quête d'un répondant objectif de cette vie, elles s'essayent donc aujourd’hui à soumettre a priori leur construction scientifique de la cognition à l'anticipation transcendantale de quelque chose comme l'Être-au-monde, rythmé par les trois moments du dispositif herméneutique.
541Il n’y a pas de raison de ne pas leur prédire le succès, même si le niveau où elles obtiendront gain de cause est susceptible de devoir être parfois redéfini. Il n'est pas sûr que l'on parvienne à lire l'intégralité de la structure herméneutique de l'esprit sur le substrat neurologique : il est possible, et peut-être même probable, comme on serait tenté de le dire en lisant Edelman, que certains aspects de cette structure persistent à ne pouvoir être dits et saisis qu'au plan langagier.
542En tout état de cause, l'herméneutique naturalisée, ainsi comprise, n'est pas le réductionnisme mettant fin à toute pensée herméneutisante de la pensée. Elle est la confirmation de ce que cette pensée est le seul référentiel transcendantal qui puisse inspirer une science de l'esprit. Ce qui ne veut pas dire que la connaissance obtenue par cette voie soit mauvaise et suspecte, comme un empiriste pourrait le supposer : la meilleure science est fille du préjugé transcendantal.
543Reste à remarquer que la médiation transcendantale offerte à la science de l'esprit par le schéma herméneutique de la pensée n'est pas homologue aux médiations transcendantales sur lesquelles repose la physique. Alors que les espaces de configuration ou de repérage, les lois et les modes de représentation de l'élémentaire qui informent la science de la nature sont puisés à une interprétation mathématique et logique de la présentation et des catégories, soit globalement à une interprétation du cadre de l'objectivité, l'Être-au-monde intervient comme transcendantal des recherches cognitives en tant qu'auto-interprétation, interprétation par l'homme du ressort projectif de l'interprétation qu'il ne cesse d'être. Le cogito – convenablement redéfini par la phénoménologie – fonctionne directement comme inspiration transcendantale, ce qui peut être pris comme une caractérisation des sciences de l'esprit : leur transcendantal est, en effet, d'abord purement subjectif et réflexif, au lieu que le transcendantal de la science de la nature est à chaque fois la trace interprétative d'un rapport fondamental à la présentation et au jugement – à l'espace et à la logique – qui ne doit jamais être pris purement et simplement au niveau subjectif. Dans le cas des recherches cognitives, cela dit, les anticipations de modélisation qui émanent de l'auto-interprétation du Dasein comme Être-au-monde devront bien entendu se traduire en une modélisation de processus naturels, qui comme telle passera par les conditions transcendantales de la nature148.
Notes de bas de page
1 «I believe that mental experience is real, that it is susceptible to empirical investigation and principled description, and that it constitutes the natural subject matter of semantics.»; GC, 99.
2 Langacker R., 1987, Foundations of cognitive grammar, Stanford : Stanford University Press. Abréviation : GC.
3 «Cognitive grammar takes seriously the goal of psychological reality in linguistic description»; GC, 56.
4 «The psychological representation of a linguistic system is also referred to by linguists as the grammar of a language. The present model identifies this “internal” grammar as its object of description, conceiving it dynamically, as a constantly evolving set of cognitive routines that are shaped, maintained and modified by language use.»; GC, 57.
5 «Mind is the same as mental processing; what I call a thought is the occurrence of a complex neurological, ultimately electrochemical event; and to say that I formed a concept is merely to note that a particular pattern of neurological activity has become established, so that functionally equivalent events can be evoked and repeated with relative ease»; GC, 100.
6 GC, 107-109.
7 «Consider the judgment that two pure tone differ in pitch. Presentation of one tone elicits from the perceiver a cognitive event —event A— which constitutes his auditory experience of this sound. Presentation of the second tone induces event B. (…). Let the notation A>B symbolize the complex event in which the two tones are perceived in relation to one another and judged to be of different pitch.»; GC, 101.
8 «From this example we can isolate three functional components required for any act of comparison. Such an act has the general schematic form S>T, where S can be called the standard of comparison and T the target.»; GC, 102.
9 «Highly complex events of comparison and recognition occur, and contribue to the richness of our ongoing mental experience, even in domains to which we are not specifically attending, at the periphery of those to which we are. When I focus on the trumpet part in a symphony, I nethertheless continue to hear the oboe part and all the others as well, though I process them in less depth and detail. In short, attention is superimposed on the intricately woven fabric of our mental experience and selectively augments its salience; it is not a prerequisit of such experience»; GC, 116.
10 «In particular, linguistic entities generally pertain to higher levels of cognitive organization: the functional and phenomenological characterization of mental experience is consequently more directly relevant to linguistic analysis than descriptions that refer to the firing of specific neurons»; GC, 99.
11 «Every predicate is characterized relative to one or more cognitive domains, collectively called its matrix.»; GC, 147.
12 «Physical motion in the spatial domain is regarded as a special (though prototypical) manifestation of more abstract conceptions with great linguistic signifiance.»; GC, 147.
13 «The notion [BODY] (so far as shape is concerned) is a configuration in three-dimensional space as a concept definable relative to some other, more fundamental conception.»; GC, 148.
14 «It would appear more promising to regard the conception of space (either two-or three-dimensional) as a basic field of representation grounded in genetically determined physical properties of the human apparatus. That is, our ablility to conceive spatial relationships presupposes some kind of representational space creating the potential for such relationships, but it is doubtful that conceptual analysis can go beyond positing this representational space and elucidating its properties.»; GC, 148.
15 «A unit is a structure that a speaker has mastered thoroughly, to the extent that he can employ it in largely automatic fashion, whithout having to focus his attention specifically on its individual parts or their arrangement.»; GC, 57.
16 «More specifically, the grammar of a language is defined as those aspects of cognitive organization in which resides a speaker's grasp of established linguistic convention. It can be characterized as a structured inventory of conventional linguistic units.»; GC, 57.
17 «The grammar lists the full set of particular statements representing a speaker's grasp of linguistic convention, including those subsumed by general statements. Rather than thinking them as en embarassement, cognitive grammarians regard particular statements as the matrix from which general statements (rules) are extracted. For example, the N+-s rule of English plural formation is extracted by speakers from an array of specific plural forms (toes, beads, walls, etc.), including some learned previously as fixed units; in fact the rule is viewed simply as a schematic charaterization of such units. Speakers do not necessarily forget the forms they already know once the rule is extracted, nor does the rule preclude their learning additional forms as established units. Consequently, particular statements (specific forms) coexist with general statements (rule accounting for those forms) in a speaker's representation of linguistic convention, which incorporate a huge inventory of specific forms learned as units (conventional expressions). Out of this sea of particularity speakers extract whatever generalizations they can. Most of these are of limited scope, ands some forms cannot be assimilated to any general pattterns at all. Fully general rules are not the expected case in this perspective, but rather a special, limiting case along a continuum that also embraces totally idiosyncratic forms and patterns of all intermediate degrees of generality. The archetypal conception is thus seen as a matter of false expectations.»; GC, 46.
18 «It is common for linguists to demand of a rule, principle, or definition what might be called absolute predictability. What it means, roughly, is that a statement pertaining to a certain class must be valid for all and only the members of the class if it is to be accepted as having any predictive value at all.»; GC, 48.
19 «For one thing, it rejects the supposition that full generality is criterial for syntax or that it isolates a natural, coherently describable body of phenomena. Because it rejects the rule/list fallacy, moreover, the ability to predict exactly which forms a rule applies to is not seen as an overriding concern; the grammar specifies a rule's range of applicability directly and explicitly, by listing established expressions (even if regular) together with whatever generalizations they support (i.e. patterns and subpatterns described at different levels of abstraction—cf. Ch. 11).»; GC, 50.
20 «Second, linguistic semantics is held to be encyclopedic. The meaning of an expression typically involves specifications in many cognitive domains, some of which are far more central to its value than others.»; GC, 63.
21 «For one thing, only by assuming the privilegied status of a restricted class of semantic properties can one hope to describe language as an autonomous formal system ; otherwise the task of semantic description is essentially open-ended, and linguistic analysis is inextricably bound up with the characterization of knowledge and cognition in general»; GC, 156.
22 «Cognitive grammar, by contrast, asserts that linguistic structure can only be understood and characterized in the context of a broader account of cognitive functioning. This has the theoretical consequence (which I find neither un natural nor disturbing) that an exhaustive description of language cannot be achieved without a full description of human cognition.»; GC, 64.
23 «To put the case in positive terms, I suggest that an encyclopedic conception of linguistic semantics permits a natural and unified account of language structure that accomodates, in a coherent and integral way, such essential matters as grammatical valence relations, semantic extension, and usage.»; GC, 156.
24 «The task of finding appropriate linguistic expression for a conceptualization can be referred to as the problem of coding; its solution is a target structure (the term is used later in a more inclusive sense). The target is therefore a usage event, i.e. a symbolic expression assembled by a speaker in a particular set of circumstances for a particular purpose: this symbolic relationship holds between a detailed, context-dependent conceptualization and some type of phonological structure (in the case of speech, it is the actual vocalization).»; GC, 65-66.
25 «Suppose for example, that I use the term triangle not as the name of a general class, but as the complete description of a particular figure ; let us say that I point a drawing in a geometry textbook and declaim This is a triangle. The specific conceptualization prompting my vocalization in this situation is obviously more detailed and elaborate than the conventionalized semantic value of the linguistic unit. The triangle I have in mind has an exact size and shape, is drawn with lines having a specific color and thickness, and is found in a particular setting, but nothing about the conventions of English allows a person to deduce, from these conventions alone, that the entity I call a triangle has precisely these specifications as opposed to many other conceivable ones.»; GC, 66-67.
26 «The various aspects of a sentence's meaning are not all of equal standing, for they include both “semantic” specifications and those traditionally regarded as “pragmatic”. Although cognitive semantics claims that any sharply drawn distinction between these categories is artefactual, the standard division is not entirely lacking in motivation. The “pragmatic” aspects of sentence meaning share with semantic structure the property of being characterized with respect to conceptual complexes, some of which are fully idealized cognitive models. What makes them special to some extent is that these conceptualizations pertain to the circumstances of the speech event itself, at the level of either a type specification or an actual event that instantiates it.»; GCII, 497.
27 «With respect to the possessor, the thing possessed may constitue: a part (my elbow); a more inclusive assembly (her team); a relative (your cousin); some other associated individual (their friend); something owned (his watch); an unowned possession (the baby's crib); something manipulated (my rook); something at one's disposal (her office), something hosted (the cat's fleas); a physical quality (his health); a mental quality (your patience); a transient location (my spot); a permanent location (their home); a situation (her predicament); an action carried out (his departure); an action undergone (Lincoln's assassination); something selected (my horse [i.e. the one I bet on]); something that fulfills a particular function (your bus); someone serving in an official capacity (our mayor); and so on indefinitely.»; GCII, 169.
28 «Let us refer to this idealized conception as the reference-point model. Its essential are diagrammed in Fig 4.6, where W stands for the world, V for the viewer, and T for the target, i.e. the object that the viewer seeks to locate.
The world contains many salient objects with the potential to serve as reference points (RP), allthough just three are shown explicitly. Each reference point anchors a region that will be called its dominion (D). Depending on one's purpose, the dominion of a reference point can be characterized in either of two ways: as its neighborhood in W; or as the set of objects that it can be used to locate. The viewer locates an object when he establishes mental contact with it (singles it out for individual conscious awareness). The dashed arrows represent various paths through which such contact can be acheived (cf. Fig. 2.15); heavy lines indicate the specific path trhough which V makes contact with T.».; GCII, 170-171.
29 «For a series of distinct configurations to be perceived as a coherent evolving scene, correspondances must be established among them, and each configuration serve as a standard for an act of comparison (possibly quite complex) that constitutes a recognition of disparity between it and the next. Because the scenes are viewed successively rather than simultaneously, recognition of disparity amounts to recognition of change»; GC, 145.
30 Langacker, R., 1987, «Noms et verbes» (abréviation NV), paru dans Language, 63.1, trad. franç. Communications 53, 1991, 103-153., 129.
31 Husserl [1905].
32 «Thus we are perfectly capable of carrying out sequential scanning with respect to a situation conceived as being stable through time; sentences like (18) can be explicated in these terms (cf. Ch. 7):
(18) This road winds through the mountains.»; GC, 145-46.
33 Cf. Langacker [1987], 131.
34 Du moins tel que l'a discrétisé Merleau-Ponty ; cf. Merleau-Ponty [1945], 477.
35 NV, 130.
36 «Sequential scanning is the mode of processing we employ when watching a motion picture or observing a ball as it flies through the air»; Langacker [1986], 26.
37 «With respect to a background conception in which some entity occupies a mental space, M, it portrays as actual a situation in which that entity fails to appear in M. The missing entity is a process in the case of clausal negation, but that is not the only possibility; for example, when no is used to ground a nominal (as in no cat or no luck), the entity absent from M is a thing.»; GCII, 134.
38 Husserl, E., 1954, Expérience et jugement (abréviation EJ), trad. franç. D. Souches-Dagues, Paris, PUF, 1970, 103.
39 EJ, 104.
40 EJ, 107.
41 Je reprends le néologisme de la traduction.
42 Cf. la distinction entre fragment et moment exposée dans la troisième recherche logique.
43 Cf. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, trad. franç. J.-F. Courtine, deuxième partie, chapitre premier.
44 Heidegger [1954], 208.
45 Heidegger [1954], 203.
46 NV, 126.
47 NV, 148.
48 Mais sans doute, pour concevoir cet excès indéfini comme analogue au déploiement de la provenance et du déclin dans l'apeiron faut-il prendre le temps comme temps continu, se représenter la restriction comme passage d'un intervalle ouvert à un sous-intervalle compact, d'une manière qui n'est pas sans évoquer, si je les ai bien comprises à Cæn en juin 1992, certaines analyses d'A. Culioli.
49 «The conforming entities may nevertheless constitute an open-ended class, so if a nominal is to serve its function of singling out particular instances of the specified type, it must supply additional information. This is of two sorts. First, a nominal provides some indication of quantity, either in absolute terms (e.g. three cats) or proportionally (most cats). Second, a nominal effects the grounding of the designated instances, i. e. it indicates how they relate to the speech event and its participants (the ground). Grounding pertains primarily to whether, within some frame of reference, an instance of the type (or a set of instances) is uniquely apparent to both the speaker and hearer. It is therefore not the case that every instance receives a distinct label—the same expression (e.g. the cat) refers to different entities on different occasions; This arrangement does however afford the speech-act participant a communicatively useful way of alluding to any member of the class.»; GCII, 53-54.
50 «The English auxiliary is not a grammatical constituent. Rather, it comprises a series of predications that fulfill a particular semantic function: collectively, they convert the initial process type specified by a content verb into the grounded process instance profiled by a finite clause.»; GCII, 240.
51 «Formally, there are two oppositions: the presence vs. the absence of a modal, and the presence vs. the absence of the “past-tense” morpheme (the present being marked by zero). Each formal opposition signals a conceptual opposition, and does so iconically, in that zero represents the default-case option in which the designated process is directly accessible to the speaker, while the overt element marks some kind of separation. In the case of modals, the contrast pertains to speaker knowledge: the zero option indicates that the speaker accepts the designated model as part of known reality, whereas a modal specifically places it in the realm of irreality. The other opposition is based on an abstract notion of proximity, so instead of “present” vs “past” we can speak more generally of a proximal/distal contrast in the espistemic sphere. The import of the unmarked (zero) member is that the designated process is immediate to the speaker. Its overtly-marked counterpart—what we can now call the distal morpheme—conveys some sort of non-immediacy. The intersection of these two oppositions yields four basic types of grounding predications. Each situates the designated process in a particular epistemic region: immediate reality, non-immediate reality, immediate irreality, or non-immediate irreality.»; GCII, 245.
52 «(…) certain situations (or “states of affairs”) are accepted by a particular conceptualizer (C) as being real, whereas others are not. Collectively, the situations accorded that status constitue C's conception of known reality (which for now I will simply refer to as reality unless there is some need to make a distinction). Reality is neither simple nor static, but an ever-evolving entity whose evolution continuously augments the complexity of the structure already defined by its previous history; the cylinder depicting it should be imagined as “growing” along the axis indicated by the arrow. The leading edge of this expanding structure (i.e. the face of the cylinder) is termed immediate reality. It is from this vantage point—from reality at the latest stage of its evolution—that C views things, and he has direct perceptual access only to portions of this region. Irreality comprises everything other than (known) reality. It is important to bear in mind that a situation does not belong to reality or irreality on the basis of how the world has actually evolved, but depends instead on whether the conceptualizer knows and accepts it as being part of that evolutionary sequence.»; GCII, 243.
53 Certains jugeront d’ailleurs que ma manière de dire ici le souci est infidèle, qu’elle prend le Dasein trop comme un soi indépendant, qu’il ne doit pas être. J’accorderai à cette objection que le Dasein “monde” toujours, mais je tiens qu’au gré de l’analytique existentiale, ce monder du Dasein a constitutivement le sens d’un é-loignement, je nierai que l’instance du “sujet” subisse la “destruction” en ce sens.
54 «A modal places the designated process in the region of irreality. As a very rough first approximation, the modals can be described as contrasting with one another because they situate the process at varying distances from the speaker's position at immediate known reality. Must, for example, places it very close to known reality—the speaker has deduced that accepting it as real seems warranted (though he has not yet taken that final step)—whereas may implies only that he regards the situation as compatible with what he knows. The alternate forms of the modals (may/might; will/would; shall/should; can/could) are analyzed as reflecting the presence vs. the absence of the distal morpheme (e.g. may + DIST = might); the invariant must is claimed not to have a distal form. Importantly, DIST signals non-immediacy rather than past time (which does, however, count as one possible type of non-immediacy). It is evident that the distal form of the modal does in each case indicate a greater epistemic distance than the zero form; might, for instance, suggests a more tenuous possibility than may. That the distal meanings are to some degree variable and idiosyncratic is unproblematic in cognitive grammar, where partial compositionality is taken as the norm (Vol. I, Ch. 12), and where established expressions are expected to have a number of related senses.»; GCII, 246.
55 Critique de la raison pure, A 218-235, B 265-287.
56 «The sentences in (11) represent one such construction:
(11)(a) Thursday saw yet another startling development.
(b) Independence Hall has witnessed many historic events.»; GCII, 346.
57 «The subject in (11) is the spatial or temporal setting for some occurrence that is expressed by the other nominal. Since these nominals respectively elaborate the trajector of the primary landmark of the verb, we must attribute to see or witness a semantic value that constitutes a semantic extension from its basic sense, which profiles an EXPER- - - ->ZERO relationship with canonical trajector/landmark alignment. In this construction, the verb instead designates the more abstract configuration [(EXPER- - - ->)ZERO], in which the experiential relationship is defocused (though not altogether absent) and the setting (represented by brackets) functions as trajector. That is, see or witness assumes a value that we can gloss (quite roughly) as ‘be the setting for ({seeing/witnessing})’.»; GCII, 346.
58 «Even our limited sample should make it apparent that setting-subject constructions represent a common, if not ubiquitous, linguistic phenomenon. In form and behavior, they are reminiscent of another large class of constructions, which are characterized by subjects usually regarded as “syntactic dummies”—meaningless “placeholders” inserted for purely grammatical purposes. The German es ‘it’ is often attributed such a role»; GCII, 351.
59 «There designates an absract setting construed as hosting some relationship. This is put in correspondance with the relationship profiled by be, namely the continuation through time of a stable situation (characterized only schematically). The composite structure there be is an imperfective process equivalent to be apart from the (by now familiar) shift in locus that results from trajector status being conferred on the setting. The trajector of be remains a salient participant at this higher level of organisation; it is thus a landmark (lm1) and is elaborated by a nominal complement (there be a vase). Also serving as landmark (lm2) and as e-site is the schematic situation invoked by be, which is instantiated by an appropriate relational complement (there be a vase on the table). Grounding then yields a finite clause (There is a vase on the table).»; GCII, 352-353.
60 Rastier, F., 1997, Sémantique interprétaive (abréviation SI), Paris, PUF, 251.
61 Aujurd’hui (Janvier 2003), cette affirmation me semble un peu audacieuse.
62 La dimension du “paradigme”, selon Rastier, se réduit au taxème en contexte, si je comprends bien.
63 SI, 143.
64 SI, 151.
65 SI, 155.
66 SI, 156.
67 SI, 49.
68 SI, 50.
69 SI, 50.
70 SI, 157.
71 Il y a l'aspect selon lequel le Je pense est présupposé comme unité originaire de l'aperception, ou encore selon lequel le Je pense est l'exigence d'un rattachement à sa monadicité de la dispersion temporelle des représentations, c’est ce qui est plus souvent compris et souligné, mais il y a aussi cet autre aspect d'une récurrence primitive qui supporte l'essence du Je pense dans la mesure où celle-ci se réfléchit en elle.
72 SI, 219-220.
73 SI, 220.
74 SI, 221.
75 SI, 221.
76 SI, 221.
77 SI, 221.
78 SI, 232.
79 Que je comprends comme un futur antérieur affecté de la concordance des temps, ce qui contient en effet une composante de passé.
80 SI, 234.
81 SI, 239.
82 SI, 239.
83 SI, 240.
84 Ce qui s’appelle enclosure chez Rastier.
85 SI, 243.
86 Comment ne pas songer, sans savoir si cela constitue un exemple ou un contre-exemple, à la distinction Guemara/Michna dans le Talmud ?
87 SI, 245.
88 C’est pourtant, sans nul doute, l'opérateur interprétatif le plus fécond !
89 SI, 263.
90 C. Fuchs et B. Victorri, La Polysémie, 1996, Paris, Hermès.
91 J.L. McClelland and A.H. Kawamoto, «Mechanisms of Sentence Processing: Assigning Roles to Constituents of Sentences», in Parallel Distribued Processing, Explorations in the Microstructure of Cognition, vol. 2, J.A. Feldman, P.J. Hayes et D.E. Rumelhart (Eds), 1986, MIT Press, 272-325.
92 «The primary goal of our model is to provide a mechanism that can begin to account for the joint role of word order and semantic constraints on role assignment. We wanted the model to be able to learn to do this based on experience with sentences and their case representations. We wanted the model to be able to generalize what it learned to new sentences made up of novel cominations of words.
In addition, we had several other goals for the model:
We wanted the model to be able to select contextually appropriate readings of ambiguous words.
We wanted the model to select the appropriate verb frame based on the pattern of arguments and their semantic features.
We wanted the model to fill in missing arguments in incomplete sentences with plausible default values.
We wanted the model to be able to generalize its knowledge of correct role assignment to sentences containing a word it has never seen before, given only a specification of some of the semantic properties of the word»; PDP II, 276.
93 Petitot, J., 1985, Morphogenèse du sens, Paris, PUF.
94 Les possibilités étant : 1) broke agent-verbe-patient-instrument (Jean brise la vitre avec un marteau) 2) broke agent-verbe-patient (Jean brise la vitre) 3) broke instrument-verbe-patient (le marteau brise la vitre) 4) broke patient-verbe (la vitre se brise).
95 Constituées des mêmes phonèmes, ou des mêmes graphèmes selon le niveau d’identification pris en compte.
96 Fuchs, C. & Victorri, B., 1996, La polysémie (abréviation LP), Paris, Hermès, 27.
97 LP, 37.
98 B. Victorri, « Modéliser la polysémie », T.A. informations 1988, No 1-2, 21-42.
99 MP, 26.
100 MP, 23.
101 MP, 33.
102 MP, 33.
103 Cf. Edelman, G.M., 1989, The Remembered Present A Biological Theory of Consciousness (abréviation RP), New York, Basic Books.
104 Telle qu’elle est introduite par exemple dans Chose et espace, §45 et 46.
105 «(…) act as feature correlators, tracing an object by motion» RP, 48.
106 «Reentry is a process of temporally ongoing parallel signaling between separate maps along ordered anatomical connections. Reentrant signaling can take place via reciprocal connections between maps (as seen in corticocortical, corticothalamic, and thalamo-cortical radiations); it can also occur via more complex arrangements such as connections among cortex, basal ganglia, and cerebellum.»; RP, 49.
107 «As a result of reentrant signaling, and by means of synaptic changes (filled circles), particular patterns of responses in map 1 will be associated with patterns of responses in map 2. Generalization can occur on signals from objects not encountered before through responses to combinations of local features or feature correlations resulting from the effects of previous disjunctive samplings of signals from similar objects.»; RP, 48.
108 Dans un autre ouvrage, à paraître.
109 «Filled circles represent strengthening of synapses on reentry, coupling such domains in parallel within a particular time period.»; RP, 48.
110 Evaluation prononcée en 1995. On m’a dit depuis que l’évolution des neurosicences n’avait pas confirmé la théorie des oscillations : est-ce au point de l’avoir infirmée dans son principe ? Je l’ignore.
111 «(…) sampling of signals as events in the world must follow the physical laws governing spatiotemporal continuity. This requires…»; RP, 47-49.
112 «(…) two very different kinds of nervous structures and functions: the limbic and brain-stem system, and the thalamo-cortical system.»; RP, 152.
113 «The first of these systems is related to appetitive, consummatory, and defensive behavior. (…) In general, the neural circuits in the limbic and brain-stem system are polysynaptic loops with a relatively low degree of local topographic mapping, and their temporal responses to input tend to occur in slow cycles. These loops depend extensively on biochemical as well as neural circuits, and they appeared in evolution well before the cortex and its thalamic connections.»; RP, 152.
114 «The second, or thalamocortical, system is linked strongly to exteroceptors and is closely and extensively mapped in a polymodal fashion. (…) Except for its appendages, it has a low number of long polymorphic loops but is characterized by a highly interconnected, reentrant, and layered local synaptic structure. Adapted to receive a highly dense and rapid series of multimodal signals, it appeared as a later evolutionary development permitting increasingly sophisticated motor behavior.»; RP, 152.
115 « C (I) is the neural basis for categorization of I, the interoceptive input – autonomic, hypothalamic, endocrine. It is evolutionnary earlier, driven by inner events, mediated by limbic and brain-stem circuits coupled to biochemical circuits, and it shows slow phasic activity » ; RP, 156, légende de la figure 9.1.
116 «Unlike simple perceptual categorization, this cortical memory system would recategorize the combined interaction or carry out a comparison of states of the two basic systems. It would be mediated by synaptic alterations reflecting the relation between category and value, largely as a result of learning and conceptual change based on perceptual categorization. Category, which is largely but not entirely mediated by exteroceptive signals, is determined by behavior in an animal's niche as it receives environmental signals. Value il mainly self-determined, inasmuch as it is given by evolutionnary and ethological constraints related to the phenotype. Nonetheless, some neural elements and synapses determining those constraints may be modifiable, and value can be altered to some extent by experience.»; RP, 153.
117 «Consistent with the ideas of neuronal group selection, the model proposes that special circuits evolved that carry out a continual reentrant signaling between the second component (mediating “value category memory”) and the ongoing, real-time exteroceptive global mappings that are concerned with perceptual categorization of current exteroceptive stimuli before they can form part of that value-category memory. According to this idea, there are neuronal groups whose activities underlie accumulated “self-categorie”, which reflect a previous succession of states that are autonomic, consummatory, and dominant. These groups, responding to major value elements related to survival as well as categorical elements, interact by reentry in real time with other groups mediating novel ongoing perceptual categories. Such perceptual categories can then become incorporated as further parts of “self-categories”.»; RP, 154.
118 «Phenomenally, this function would appear as a “picture” of ongoing categorized events of a “mental image”. (…) It is the actual physical interaction between the reentrant circuits we have mentioned and the spatiotemporal ordering of current signals from the niche that together determine the “image”.»; RP, 154.
119 « A schematic illustration of the interactions is shown in figure 9.1 as a function of time. (Symbols identicals in the two figures ; subscripts refer to signals.) Because perceptual categorizations in each parallel input channel are driven by action, and because they are in constant interaction with systems carrying out conceptual categorization and the organs of succession, the continuity of consciousness is assured. Reentry, which has a strong temporal and rythmic character, also contributes to both continuity and change, yielding Jamesian properties. Because the self-nonself distinction is dominant (see figure 9.3), primary consciousness is subjective. Inasmuch as the interaction is with perceptual categorization, C(W), however, its content is concerned with things, movements, and events. It is important to understand that primary consciousness, in any time period, must shift and that, at a given time period, it may or may be not shaped by previous conscious episodes. Indeed, as the diagramm makes clear, the actions of systems that can never become conscious always contribute to the process. Note that in the time period illustrated, W signals change rapidly, as indicated by successive subscript, whereas I signals have not yet changed significantly, as indicated by the same subscript. In an animal with primary consciousness only, the representations in any time period are the experience at that period — obviously, no direct experience of the more remote past is possible. » ; RP, Légende de la figure 9.2, p. 158.
120 «In general, C(I) is nonconscious and not accessible to conscious “imaging”; in any event, C(I) does not reflect extensively mapped structures, as does C(W). Indeed, if the asymmetry were not maintained, primary consciousness (which is based on the difference in the nature of internal and external categorizations and on the dominance of the internal) could not arise.»; RP, 159.
121 «Since reentry to and from mapped receiving areas correlates the various signals emerging from an object, and since previous categorizations in memory can interact with the outputs of these reentrant paths, there is no homonculus “looking at the image”. It is the discriminative comparison between a value-dominated memory involving the conceptual system and current ongoing perceptual categorization that generates primary consciousness of objects and events. Because this comparison involves a temporally conditioned bootstraping process and a continual growth or alteration of memory, there is no infinite regress, as there is in homuncular models.»; RP, 155.
122 «An animal capable of concepts is able to identify a particular thing or action and control its future behavior on the basis of that identification in a more or less general way. It must act as if it could make judgments based on recognition of category membership or integrate “particulars” into “universals”. This recognition rests not just on perceptual categorization (although a concept may have a highly sensory content) but, to some degree, must also be relational. It can connect one perceptual categorization to another even in the absence of the stimuli that triggered these categorizations.»; RP, 141.
123 «It is less obvious but nonetheless persuasive to consider the case of chimpanzees as positive. These animals definitely show the ability to classify and generalize on relations – whether of things or of actions. They can also decide on sameness or difference, make analogies, and assess intentions, guiding their actions by such processes. For example, eighteen-month-old infant apes can demonstrate not only that they can recognize when two objects they see belong to the same category but also that two different objects are organized in the same relation. I conclude that, like humans, they have concepts.»; RP, 142.
124 «(…) The essential components are (1) sensory sheets tied to separate motor ensembles capable od disjunctive samplings, such as the retina in the eyes linked to the oculomotor system, or receptors for light touch or kinesthesia linked to fingers, hand or arm; (2) a local mapping of the sensory sheets to appriopriate primary receiving areas, themselves forming local maps; (3) a profusion of mapped secondary areas for each modality to carry out various submodal responses to disjunctive samples — these secondary areas are linked in turn to mapped motor areas; (4) extensive reentrant connections among various maps of each order, with ultimate reentry back to the primary local map for maintenance of spatio-temporal continuity; (5) subcortical areas (e.g., hippocampus, cerebellum, basal ganglia) for ordering sequential events or switching output; and (6) appropriate postural or orienting changes via the output sensory sheets can thereby lead to future correlation during the time when these same sheets are carrying out feature detection. A given global mapping can consist of varying contributions by each of the different components and involves input-output correlation. It is therefore a dynamic structure that is altered as the sampling by different sensory sheets and its input-output correlations are changed by motion or behavior. Each alteration can alter neuronal group selection within the components. Notice that a global mapping constitutes a distribued system»; RP, 55.
125 «These observations lead me to suggest an hypothesis on the function of brain structures that are responsible for concept formation: they are structures that can categorize, discriminate, and recombine patterns of activity in different kinds of global mappings.»; RP, 144.
126 «Such connections must (1) stimulate portions of previous global mappings independant of current sensory input; (2) relate movement categories to the spatial references provided by maps with either object-centered or body-centered coordinates; (3) relate pairs or even larger collections of movements in respect to a sensory modality or combinations of modalities, for example, in terms of perceptually categorized object boundaries; (4) distinguish classes of global mappings relating to objects from those relating to movements; and (5) mediate long-term storage of the results of such activities, since concept formation requires memory.»; RP, 144.
127 «That capability is a new kind of memory, one that can place concepts in an ordered relation.»; RP, 147.
128 «A capacity for such ordering is not the same as the syntax underlying a full blown grammar, however, for such a capacity can be exercised without the use of symbols.»; RP, 147.
129 «To distinguish such an ordering capability from the much more recursively refined syntactical base of language, I shall call it presyntax.»; RP, 147.
130 «If temporal areas were linked reentrantly to frontal areas (and basal ganglia as organs of succession) in such a way that certain concepts were responded to only in a fixed order, the basis for a new kind of memory would be in place. This memory – in which, for example, the response to a concept of an object must always precede (or follow) the response to a concept of action – would provide a matrix for analogy and thus for the first bases of thought.»; RP, 148.
131 «(…) when sufficient phonology emerges (as the result of various specialized evolutionary developments for speech), words and sentences become symbols for concepts, and true syntax can appear.»; RP, 174.
132 «(…) at that time in an individual when a lexicon is sufficiently developed, the conceptual apparatus may recursively treat and classify the various productions of language themselves – morphemes, words, sentences – as entities to be categorized and recombined without any necessary further reference to their initial origins or their bases in perception, learning, and social tranmission.»; RP, 174.
133 «This speech theory proposes that the acquisition of phonological capacities in evolution provided the means first for semantics and then for syntax to arise by the connection of preexisting conceptual learning to lexical learning.»; RP, 175.
134 «I assume that the evolution of the ability to use language depends upon a close connection between phonology and syntax and that syntax emerges richly in each individual only after semantic bootstrapping takes place. (…) The resultant emergence, interaction, and correlation of syntactic, semantic, and phonological levels by reentry provide a rich basis for the developmental emergence of further syntactic rules and semantic interpretations. (…) As Pinker has dicussed, syntactic knowledge already acquired can also be used to help interpret utterances whose explicit semantic interpretation is otherwise not available.»; RP, 176.
135 «The theory achieves this [n.d.l.r. account for syntactic sequences in a generative manner without already assuming a large number of preexisting rules] by supposing that an initial syntactic ordering or a primitive (such as that present in presyntax) can be expanded by the addition of the activity of Broca's and Wernicke's areas to deal effectively with strings of utterances. This occurs by recursively relating semantic to phonological sequences, generating syntactic correspondances, and then treating such rules in memory as objects for conceptual manipulation. The important neurobiological element in the theory is that this recursion occurs by reentry among various cortical repertoires.»; RP, 176.
136 Nous nous référons dans ce passage à Jackendoff, R., Consciousness and the Computational Mind, 1987, MIT Press (abréviation CCM).
137 «Processing Hypothesis 3
In speech understanding, each part of each level of representation from phonology up is derived by virtue of correspondances with neighboring levels. (Interactive parallel)»; CCM, 101.
138 «My interpretation of the phenomenology, in light of the rest of language processing, is that the language processor itself performs the selection of a single set of linguistic structures (one of each level), and the selected set is all that is passed on to whatever mysterious mechanisms are responsible for awareness. With a fully ambiguous sentence, the selection process cannot settle on a single most salient structure but, as in the lexical access case, chooses one more or less arbitrarily. It may, however, change its choice of time.
How then does willful choice of interpretation arise? This might be seen as the voluntary creation of an internal biasing context. This context tips the scales of the selection process to present the new interpretation and thereby causes the selection process to present the new interpretation to attention and/or awareness. Thus, this view of the selection function is not inconsistent with the phenomenology.»; CCM, 119.
139 Cf. Expérience et jugement, §8, Paris, 1970, PUF, 35-45.
140 Encore une fois, nos demandes ou nos critiques nous semblent légitimes dans le contexte de la lecture décalée, depuis le référentiel herméneutique, qui est la nôtre. Nous ne prétendons nullement pointer une faille scientifique dans le discours d’Edelman, ce qui passerait de beaucoup notre compétence.
141 On peut soutenir que l’articulation syntaxique est “déjà” temporelle : mais elle se laisse tout de même inscrire comme arborescence, et cet état synoptique de l’articulation compte dans ce qui atteste l’achèvement du parler au sens heideggerien, du moins selon ma compréhension.
142 [1969] ; In Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, 1977, Aubier, 83-105.
143 Cf. la position du problème de l’insuffisance de cette “subjectivité logique” chez Kant par Denis Thouard dans sa thèse Le sentiment du sujet – l’interprétation de la subjectivité de sentiment chez Kant et Schleiermacher, 1997, thèse de doctorat de l’Université Paris X.
144 Husserl, E., 1905, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. franç. Henri Dussort, Paris, 1964, P.U.F., 109.
145 En particulier ma lecture de Husserl, telle que peut la suggérer mon Husserl (1998), va aussi loin que possible dans “l’autre sens”.
146 Dans ce livre, j’ai présenté la tradition herméneutique, en particulier au chapitre consacré à la notion de représentation, comme acquise à une telle vision de l’interprétation, comme fondamentalement engagée du côté de la compréhension du sens que propose mon Sens et philosophie du sens (2001). Sans doute ai-je forcé les choses, sans doute une lecture plus précise des textes conduit-elle à une évaluation plus mesurée.
147 Cf. mon article « Mathématiques, Mind et Geist », in Methodos, no 2, Lille, 2002, PUS, 103-129.
148 Ce qui est dit dans ce dernier paragraphe, et plus généralement dans ce bilan conclusif, dessine une certaine image des recherches cognitives, suggère l’idéal d’un bon usage des voies naturalisantes, qui impliquerait un rapport lucide et respectueux avec le qualitatif de la pensée du Geist comme irréductible, notamment dans son mode herméneutique. Yves-Marie Visetti est celui qui, sans conteste possible, est allé le plus loin dans ce sens, dans l’ensemble de ses travaux depuis dix ans. Cf. notamment ses articles (« Fonctionnalisme 96 », Intellectica no 21, 1995/2, 282-311 ; « Sens et temps de la Gestalt », Intellectica no 28, 1999/1, 147-228 ; « Constructivismes, émergences : une analyse sémantique et thématique », in Des lois de la pensée au constructivisme, M.-J. Durand-Richard (Dir.), à paraître), et ses livres (Cadiot, O ; et Visetti, Y.-M., Pour une théorie des formes sémantiques, Paris, PUF, 2001 ; Rosenthal, V. et Visetti, Y.-M., Kohler, Paris, Les Belles Lettres, 2002).
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