Chapitre III. Le cœur et la parole intérieure
p. 147-203
Texte intégral
« Certaines pensées sont donc le langage du cœur : le cœur lui aussi a sa bouche, comme le fait voir cette parole du Seigneur : “Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui en sort, voilà ce qui souille l’homme” [Mt. 15, 11]. »
De Trin., XV, x, 18.
Le cœur, l’Écriture et ses prescriptions
11. Le texte, on en conviendra, est par lui-même un dispositif chargé de produire des effets dans ses destinataires ; il faut de plus en rapporter les aspects catégoriels aux aspects prescriptifs, ou du moins replacer la compréhension conceptuelle dans la perspective de l’ascèse et des pratiques qui en forment le socle.
2Ce sont ces dernières et leurs effets qu’il s’agit maintenant de décrire. Le texte des Confessions, et la chose vaut plus généralement à cette époque pour tous les textes de cette espèce, est simultanément récit d’une expérience du salut et invitation ou exhortation adressée au lecteur d’unir son âme à Dieu et de faire son salut. Sous le premier aspect, il ne présente pas seulement la description d’une vie, mais en même temps sa mise en ordre. Augustin, on l’a montré, veut retracer la manière dont Dieu a dès le début agi en lui à son insu pour le contraindre en quelque sorte à venir à Lui. C’est pourquoi surgissent dans le texte nombre de thèmes et de catégories dont l’exposition permet de reconstituer une doctrine ou philosophie augustinienne. Deux cheminements sont concevables pour décrire les fonctions dévolues aux textes et aux pratiques d’écriture. Soit on examine les traités exégétiques pour tenter de comprendre comment la pratique des saintes Écritures (sermon de circonstance, exégèse suivie, méditation à fonction ascétique, etc.) relève d’une pratique ascétique et éthique. Soit encore, on cherche à expliquer comment les récits de vie mettent en pratique les catégories dont le précédent usage provoque le surgissement, et le met comme en abîme dans un discours qui les utilise autant qu’il le met en scène et tente de les inculquer à l’être dont il s’efforce de modeler la substance. Cet aspect prescriptif du texte doit faire l’objet d’un examen particulier.
32. Le seul exposé de la doctrine d’Augustin, des catégories de sa “morale” et de sa “règle de vie”, des formulations consignant les normes et valeurs déterminant les conduites, ne suffit pas. Il faut tenter de saisir, dans leur dynamique propre, les opérations prescrites par le texte, celles qui modèlent l’être personnel et en structurent la substance.
4Le texte, en effet, qu’il s’agisse des Écritures ou des traités hérités des Pères de l’Église, se voit attribuer non seulement une autorité, mais, plus essentiellement encore, un pouvoir sotériologique et éthique. Loin d’être un milieu neutre, où l’on se contenterait de prendre connaissance des règles et principes moraux à mettre en œuvre pour mener une vie chrétienne, le texte est en lui-même une puissance investissant l’être personnel de ses lecteurs, le constituant en y produisant ses effets. C’est cette dimension du texte, entendu comme energeia et non comme ergon qu’il faut décrire : comment les Écritures deviennent-elles le milieu d’une pratique ascétique essentielle à la vie du chrétien ? Par quels procédés les Confessions d’Augustin empruntent-elles à la puissance des Écritures leur autorité propre ? Il ne suffit d’affirmer le caractère prescriptif d’un texte, il faut encore montrer comment le texte, par son fonctionnement-même, opère ses prescriptions, les applique à ses destinataires et y développe les effets de sa puissance particulière.
5Montrer comment, dans le Livre X, le cœur se constitue en centre du rapport à soi permettra d’analyser pour finir la modalité d’application des Écritures qui fait la règle centrale des Livres XI à XIII : l’inscription de la parole éternelle dans l’homme intérieur, temporel et créé. Entre ces deux moments de l’analyse, nous consacrerons un paragraphe à exhiber les enjeux polémiques de la position augustinienne, son opposition aux doctrines gnostico-manichéennes du salut.
I. Le cœur, centre du rapport à soi
6Les Confessions, on l’a dit, posent pour le lecteur de notre temps le problème de leur unité. Le lien unifiant le récit de vie des neufs premiers livres et l’Hexæmeron final suppose de le concevoir comme un texte chargé d’imprimer à l’existence la forme-même des Écritures. Comment s’opère cette application des Écritures à soi qui se joue dans les derniers livres des Confessions ? Elle a pour la fonction est de produire la figure proprement augustinienne de l’être personnel : l’homme intérieur. L’intériorité que désigne le terme de « cœur » est l’empreinte dessinée en creux par l’application des Écritures à l’être personnel et non une subjectivité au sens moderne.
1. L’exploration de l’homme intérieur.
71. Il est vrai sans doute qu’apparaît chez Augustin une forme d’intériorité. Les nombreuses occurrences dans les Confessions des mots « intus », « interior » ou « intimo » (et de leurs dérivés) suffiraient à le prouver1. Mais la question est de déterminer à quel type d’intériorité on a affaire, en quoi elle consiste et quelle part de l’être personnel elle définit. On doit en particulier se demander s’il est légitime de voir dans l’intériorité augustinienne une réalité comparable au moi psychologique ou aux profondeurs intérieures qu’on attribue spontanément de nos jours au sujet humain.
8Or, rien n’est moins certain. Certes, on trouve dans les Confessions l’expression d’une volonté de « revenir à [soi]-même » et de rentrer « dans l’intimité de [son] être »2. L’âme, ajoutera-t-on, est décrite comme un espace intérieur. C’est le cas, notamment, de la mémoire3. Et l’on trouve chez Augustin une théorisation des puissances ou facultés de l’âme, par opposition aux organes extérieurs et corporels4. Mais cette rentrée en soi-même n’a pas pour finalité de contempler ses propres richesses intérieures, ni de retrouver un moi subjectif et authentique. L’intention est au contraire de dépasser le niveau d’être des représentations intérieures pour remonter vers un être plus présent que soi-même, une présence qui parle intérieurement5. Revenir en soi-même, c’est fuir les images et les réalités de ce monde – comme dans le platonisme, mais pour retrouver un absolu qui n’est pas continu au monde : l’effort vise à communiquer avec une transcendance absolue par un chemin passant par l’intérieur de l’individu. Si cette intériorité n’est pas une simple métaphore empruntée aux Écritures de l’homme intérieur6, on ne peut cependant la comprendre indépendamment de sa relation avec Dieu, plus précisément avec la parole biblique. Les Écritures possèdent aussi une signification ou une vérité intérieure7 et l’intériorité peut encore qualifier la divinité ; “intériorité” se dit aussi bien de l’individu en quête de Dieu, de l’Écriture habitée par la divinité, que de Dieu et de sa parole.
9Cette intériorité est donc plus un appel ou une écoute, qu’une substance ou un lieu spécifique8. Il arrive, certes, que l’on se parle à soi-même9. Mais le plus souvent l’intériorité est lieu d’écoute d’une parole qui en produit l’être et s’avère d’origine divine10. Nous ne sommes pas à nous-mêmes notre propre lumière, estime Augustin, et le maître intérieur qui nous parle n’est autre que la Vérité, c’est-à-dire la personne divine elle-même, illuminant l’esprit humain de l’intérieur11. Se parler à soi-même, c’est écouter Dieu parler. C’est d’ailleurs l’une des définitions du terme « confessions » que d’énoncer ce que la parole de Dieu dit intérieurement à qui en est habité12. L’intériorité augustinienne est induite par une parole divine13, qui est toujours présente et parle à sa créature quand bien même son interlocuteur n’est pas lui-même à l’écoute14. Dieu est constamment présent par sa parole à l’intériorité, et cet acte de parole, surmontant l’abîme creusé entre sa transcendance et la création, est un acte surnaturel et gracieux. Cette parole, qui, à la différence du processus activé lorsque nous nous parlons intérieurement à nous-mêmes, ne parle aucune des langues humaines, c’est la parole-même de Dieu15. Dieu en somme constitue, en tant que parole intérieure plus intérieure que la parole humaine intérieure, l’intériorité augustinienne16. L’intériorité est une écoute, ou, si l’on préfère, elle est le lieu d’accueil d’une parole divine qui la transforme et la renouvelle de l’intérieur17.
10Le cœur est ainsi le lieu où surgit une parole, et non un terrain où seraient observables des mouvements intérieurs, les motifs et les mobiles, les passions et les affects qui le traversent et s’y font sentir. C’est pourtant ainsi qu’on lit habituellement les Confessions, en particulier le Livre X. On y voit le témoignage d’un effort d’introspection, comme la préfiguration d’une psychologie des passions. Pareille manière de comprendre le texte à l’aune d’un modèle ultérieur rend aveugle au rapport à soi qui en est le fondement. Il y a exploration de l’homme intérieur, mais en vue d’enraciner la parole divine dans le cœur, comme une sentinelle chargée de le défendre contre l’emprise des mauvaises pensées.
112. La compréhension des Confessions est toujours exposée à une tentation qui en grève par avance la pertinence, celle d’en reformuler les thèmes et les éléments à partir des modèles produits ultérieurement par l’ensemble de la tradition occidentale. Ainsi en va-t-il, en particulier, du thème de la concupiscence souvent lu sous la grille, issue du célèbre fragment de Pascal18, du Discours de la réformation de l’homme intérieur attribué à Jansénius19 ou du Traité de la concupiscence de Bossuet20, des “trois concupiscences” : libido sentiendi, libido sciendi et libido dominandi.
12Augustin a certes développé dans les Confessions (X, xxx, 41-xxxix, 64) une réflexion explicite et approfondie sur l’emprise de la concupiscence sur la nature humaine21. Mais on lira ces pages pour ce qu’elles sont, une exégèse d’un passage du second chapitre de la première Épître de saint Jean :
« N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont en ce monde. Si quelqu’un aime le monde, la dilection du Père n’est pas en lui ; car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair et concupiscence des yeux et ambition du siècle, ce qui n’est pas tiré du Père mais est issu de ce monde. Et le monde passe ainsi que sa concupiscence ; cependant, qui fait la volonté de Dieu demeure pour l’éternité comme Dieu demeure aussi dans l’éternité. »22
13Une double question se pose alors. Quelle est la fonction de ce passage dans le Livre X et pourquoi Augustin y opère-t-il une description de l’homme en procédant à l’exégèse de ce passage ? Ce Livre articule deux grands ensembles. Dans le premier mouvement qu’encadrent deux passages lyriques23, la recherche gravit progressivement l’échelle des facultés de l’âme pour remonter jusqu’à la trace que de Dieu a laissée en elle, l’amour naturel pour la divinité24. Le second mouvement de ce Livre, qui s’ouvre par une invocation de même nature25, examine suivant une démarche exégétique de quelle nature doit être cet amour pour Dieu. La recherche se poursuit donc sans rupture et porte sur un seul objet, l’amour de Dieu. Mais à une démarche empruntant sa méthode conceptuelle et dialectique aux philosophes se substitue celle, proprement patristique, de l’exégèse. Le livre X des Confessions consiste ainsi en une remontée vers le divin dans laquelle l’exégèse succède à la dialectique. De même que la “vision d’Ostie” (Livre IX) paraissait réussir là où les tentatives du Livre VII avaient échoué, le Livre X fait se succéder les deux méthodes au prix d’un déplacement. La remontée opérée par le Livre VII se fondait en effet sur les seules forces de l’âme. Les conversations26 qu’Augustin eut avec Monique, à l’inverse, s’efforçaient de s’ouvrir à l’approche du divin. L’intention n’est plus de s’élever orgueilleusement vers Dieu par ses forces propres, mais de recevoir la présence et l’activité divines déposées dans l’Écriture. La reconnaissance de la totale incapacité pour l’homme charnel de se purifier et de se convertir a pour corollaire un changement de méthode. Accueillir en soi la parole divine n’est en effet pas autre chose que pratiquer l’exégèse. Les larmes versées sur les misères inhérentes à la condition charnelle de l’homme27, par exemple, sont induites par l’exégèse des Écritures en même temps qu’elles rendent possibles des effusions élevant le cœur vers Dieu. Le fait qu’une effusion lyrique conclut le second moment du Livre X apporte une preuve à cette idée :
« Et parfois tu me fais entrer dans un sentiment tout à fait extraordinaire au fond de moi, jusqu’à je ne sais quelle douceur qui, si elle devient parfaite en moi, sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas. Mais je retombe ici, dans ces accablantes tribulations, me voilà réabsorbé par les choses ordinaires, et prisonnier ; je verse bien des larmes, mais je suis bien prisonnier, tant le fardeau de l’habitude a du poids ! Être ici, je le peux et ne le veux pas ; être là, je le veux et ne le peux pas, malheureux que je suis de part et d’autre. C’est pourquoi j’ai considéré les langueurs de mes péchés dans la triple convoitise, et j’ai invoqué ta droite pour mon salut. Car j’ai vu ta splendeur avec un cœur blessé, et repoussé par le choc, j’ai dit : Qui peut y atteindre ? “J’ai été projeté loin du regard de tes yeux.” [Ps. 30, 23] »28
14La nécessaire retombée dans ce monde n’est pas due à une carence de l’attraction exercée par le principe divin sur le fidèle, mais à la faiblesse de ce dernier. Ainsi, selon une formule proche de celles qu’Augustin opposera des années plus tard aux pélagiens, le pouvoir et le vouloir de l’homme ne coïncident pas. Ce dont l’homme est capable, vivre en ce monde, n’est pas ce qu’il veut, ce qu’il désirerait le plus, jouir de la béatitude suprême dont il conserve la mémoire. Mais cette même volonté est justement ce dont il n’est pas, ce dont il n’est plus capable : si l’on peut être purifié par Dieu, on ne peut se purifier soi-même. Il faut porter sur le péché, sur la condition-même du fidèle, un regard instruit par les Écritures pour en recevoir la purification. Telle est l’opération effectuée par le second moment du Livre X.
153. Si les Confessions contiennent bien une description et une analyse de la vie consciente, dont il serait possible de tirer une morale et une anthropologie, leur intention première est cependant de placer au fondement de la vie humaine le rapport aux Écritures. Le tableau de la conscience n’est pas l’intention de ce texte, mais l’effet d’une compréhension de la condition humaine appuyée sur une exégèse biblique. L’examen du thème de la continence laisse entrevoir cette subordination pratique du cœur à l’Écriture.
16Celle-ci, selon le passage de Sagesse 8, 2129, n’est pas conçue comme une vertu obtenue par l’exercice humain mais comme un don divin. C’est la raison pour laquelle la morale augustinienne est foncièrement irréductible à toute compréhension conceptuelle, à la philosophie entendue comme effort de l’esprit humain, même si cette morale est exposée à l’aide d’un vocabulaire hérité à l’évidence des stoïciens. En dehors de la page que nous venons de mentionner, Augustin invoque encore deux fois ce passage dans les Confessions30. La prosopopée de la continence31 qui ouvre la célèbre scène du jardin ne peut se comprendre que dans cette perspective. Les livres VI et VIII utilisent les Écritures pour décrire la “vie intérieure”, c’est-à-dire la tension de la convoitise et de la continence qui traverse la nature humaine. Ce conflit est décrit dans les moments précédant la conversion. Le livre X décrit la même tension, mais en montrant comment l’usage des Écritures permet de la réduire, sinon de l’annihiler. Continence et convoitise ne sont pas tant des motifs ou des mobiles gouvernant, peut-être à son insu, une vie intérieure, que des forces divines ou des principes extérieurs gouvernant la créature, tantôt avant, tantôt après la conversion et le baptême. Dans cette description de la vie intérieure, la prescription centrale du combat contre soi-même, de la lutte perpétuelle contre la tentation est un principe d’explication. Elle permet non seulement de comprendre la manière dont s’articule, dans les Confessions, ce nouveau mode de rapport à soi, mais encore de prendre conscience de la rupture qui s’y consomme avec le dispositif pratique de l’expérience de soi précédente.
17La continence a pour adversaire la tentation, laquelle comprend quatre moments ou opérations : la suggestion (talis suggestionibus) que les images produisent dans l’âme ; – le consentement (consensionem) que la volonté, en tant qu’elle est une faculté de l’âme, accorde ou n’accorde pas aux images ; – l’acte (ou quasi-acte ; factumque simillinium) qui en résulte et vient produire son effet, le péché, dans la chair ; – l’habitude (consuetudo) enfin ou disposition habituelle au vice32. Augustin choisit le rêve comme cas exemplaire de tentation visuelle, ce qui paraît renvoyer au problème classique de la nature des visions affectant l’âme durant le sommeil33. Mais, excluant ici tout vocabulaire de type médical et scientifique et toute intention divinatoire ou mantique, il propose une interprétation des mouvements de l’âme proche des doctrines stoïciennes. Selon les stoïciens, le fait pour les données sensibles d’être ou de ne pas être représentées provient non point du sujet de la perception mais de son objet. C’est donc involontairement que surgissent dans l’âme les images et les représentations, les suggestions. À l’inverse, est volontaire le mouvement d’affirmation (ou de négation) par lequel l’esprit humain donne ou refuse son assentiment aux représentations dont il constate en lui la présence34. Dans cette perspective, que l’on estime comme Zénon de Cittium35 que le sage pour être sage doit être insensible aux premiers élans et aux premiers assauts de la passion, ou, comme Sénèque36, que le premier mouvement étant involontaire ne se peut éviter, on s’accorde pour situer le mal dans le consentement de la volonté à la suggestion issue des images. Les chrétiens de langue grecque distingueront de même la « suggestion » ou attaque (prosbolè) que l’image cause dans l’âme de son « consentement » (sugkatáthesis), et estimeront que de là procèdent la « captivité » (aichmalôsía) de l’âme, l’« accomplissement » (enérgeia) de l’acte mauvais et la disposition passionnelle constante (páthos)37. Ces quatre moments de la suggestion, du consentement, et l’acte et de la disposition habituelle sont mis en œuvre par le Livre X des Confessions. Augustin, au point de vue conceptuel, n’innove pas plus en reprenant un modèle d’origine stoïcienne dans sa compréhension chrétienne, qu’en affirmant une essentielle passivité dans la suggestion et une responsabilité absolue dans le consentement. C’est dans la manière d’appliquer au problème de la vie humaine ce modèle et dans la formulation de la réponse qu’il lui apporte que consiste son originalité.
184. En reprenant ce modèle, il s’attaque à la thèse manichéenne de la dualité des âmes en l’homme, déplaçant le questionnement, le soustrayant au modèle naturaliste ou substantialiste de compréhension de la nature humaine, pour le reformuler dans une structure exégétique et scripturaire.
19La croyance manichéenne distingue en l’homme deux natures, l’une bonne et issue du principe bon et lumineux dont émanent les actes bons et salvateurs, et l’autre mauvaise, procédant du principe mauvais et ténébreux dont viennent les péchés. Ces deux natures écartelant l’individu entre deux tendances sont en l’homme deux principes d’animation ou deux âmes d’origine et de finalité opposées38. Il s’agit de rendre compte des conflits intérieurs déchirant l’individu lorsqu’il tente de « résister »39 aux multiples tentations qui l’assaillent. Pourquoi, voyant le bien, la volonté est-elle cependant entraînée à faire le mal ? Parce qu’Augustin vivait avec intensité ce conflit intérieur – il aspirait à la continence et à une vie de pureté, mais restait prisonnier de ses désirs, en particulier sexuels, et ne parvenait pas à les maîtriser –, il s’est intéressé, jusqu’à y souscrire, à la doctrine manichéenne. Cette doctrine lui est apparue comme une explication suffisante de ce qu’il tenait pour un fait incontournable : l’homme est la proie du démon. C’est la question du mal qui fait l’objet de ses méditations. Non pas celle, ontologique, de l’existence de réalités mauvaises, mais celle, ascétique et sotériologique, du combat spirituel entre les forces du bien et du mal qui se livre dans la créature. Augustin a adopté la doctrine des manichéens pour expliquer cette emprise sur l’homme dans l’espoir d’obtenir la continence promise aux Élus.
20Le livre X donne une solution pratique opposée à celle des manichéens40. Augustin propose ici une exégèse de la « triple concupiscence » en vue d’obtenir, par un exercice portant sur la chair et visant le cœur, une élévation béatifiante de l’âme. L’exégèse n’a pas seulement pour fonction d’obtenir une compréhension des Écritures. Elle est, plus fondamentalement, une pratique produisant des effets bénéfiques dans le fidèle, des « effusions du cœur ».
215. Le livre X des Confessions propose en réalité une description de la vie du chrétien41, – non point de celle, idéale ou idéalisée du saint, mais de celle de l’homme soumis aux tentations. Cette vie est tout entière décrite selon le vocabulaire et suivant des règles de l’Écriture. Plus précisément, choisir les Écritures comme fondement d’une description de la vie spirituelle conduit, en premier lieu, à discerner dans le quotidien une emprise du mal, des tentations, qui demeureraient autrement inaperçues : « à ces tentations chaque jour je m’efforce de résister »42. S’appliquer à soi-même la règle des Écritures, c’est s’exercer quotidiennement43 à résister aux multiples tentations qui assaillent l’homme. Des images présentes dans la mémoire, explique Augustin, suggèrent des actions peccantes. Il faut, pour faire son salut, trouver le moyen de leur résister. Or, et c’est-là le second point, si l’on admet que le pouvoir humain est en nécessaire inadéquation avec son vouloir, pareil exercice ne pourrait mener du point de vue de l’homme qu’à apercevoir l’emprise du mal sans pouvoir rien faire contre lui. Et ceci en mettant tout au mieux, car cette lucidité sur soi-même supposerait encore en réalité que l’emprise du mal sur l’âme ne soit plus absolue. L’exercice scripturaire, entendons par là l’art de s’appliquer quotidiennement à soi-même une règle prescriptive tirée des Écritures, ne serait producteur à ce compte que d’une conscience alourdie de ce que Pascal nommera ultérieurement le « malheur inévitable » de l’homme sans Dieu44. Cet exercice, pour le dire autrement, paraît n’avoir pour effet que de faire prendre conscience à l’homme chrétien de sa radicale impuissance, d’engendrer inévitablement en lui le désespoir, il laisserait l’homme « atterré par [ses] péchés et le poids massif de [sa] misère »45 et incapable de joie. Or, s’il est indéniable qu’une étape de la vie chrétienne consiste en cela, il est tout aussi vrai que la joie en fait partie.
22Augustin applique tour à tour les trois éléments tirés de I Jn 2, 15-17 à la vie quotidienne. L’expression « concupiscence de la chair » désigne tout ce qui est cause de délectation dans la chair, par opposition à la « concupiscence des yeux ». Celle-ci renvoie à une délectation « expérimentée par » la chair46, mais non en elle. Le savant qui augmente son érudition utilise des yeux charnels pour lire, mais son plaisir est d’ordre moral et non physique. C’est le contentement de soi du cuistre ou du savant génial. La formule d’« ambition du siècle » est réservée à un « troisième genre de tentation »47 consistant à vouloir « être craint ou aimé par les hommes, pour rien autre chose que pour la joie qui en est issue et qui n’est pas la joie »48. Il ne s’agit pas de trois maux différents en nature, mais de trois degrés d’amour détournant de l’amour pour Dieu. L’amour du plaisir pris dans la chair, l’amour du plaisir que l’âme tire des choses de l’esprit et l’amour de la joie produite par la conscience de son propre pouvoir sont trois degrés de plaisirs à chaque fois plus immatériels. La chair est simultanément entendue comme vie corporelle, force provoquant des désirs dans l’âme et substance ontologiquement créée, consubstantielle à la création. Elle séduit la capacité humaine d’amour. C’est pourquoi le problème est en premier lieu de dénombrer les espèces de concupiscences charnelles : plaisirs sexuels dans la veille et le sommeil, plaisirs du goût liés à la nécessité de prendre de la nourriture et menant à la gourmandise et à l’ivrognerie [Lc. 21, 34], plaisirs liés aux parfums et aux sonorités, plaisirs des yeux, enfin, au sens courant de l’expression49. Dans cette description des forces travaillant l’intériorité, la classification suit plus ou moins l’énumération des cinq sens. Viennent ensuite la concupiscence liée à la volonté de savoir, ou curiosité50 et les concupiscences du troisième genre : louange, vaine gloire et complaisance à soi-même. Mais le problème de fond est alors de chercher s’il est possible de leur échapper, ou tout ou moins de s’en préserver. C’est à l’action des Écritures qu’Augustin attribue ce pouvoir de « garder » le cœur des attaques contre les mauvaises pensées qui s’introduisent en l’homme par les sens et par les portes de la concupiscence. Son exégèse des concupiscences et son ascèse sont proches de la doctrine orientale de la « garde du cœur ».
2. La garde du cœur
231. L’une des fonctions principales du second moment du Livre X est de réfuter la prétention de certains hommes à mener une vie de pureté, et à gagner par eux-mêmes la sainteté, de dénoncer ceux qui « cherchaient [Dieu] en s’enflant la poitrine plutôt qu’en se la frappant »51. On peut certes penser en particulier au manichéens, mais également, plus encore peut-être, aux néoplatoniciens.
24Augustin fut successivement tenté par le manichéisme et le néoplatonisme parce que ces doctrines, en éclairant les textes bibliques, lui paraissaient susceptibles de conduire au salut et se libérer de ses désirs. La quête d’une exégèse des Écritures motivait ses lectures et avait pour mobile de gagner la force d’obéir aux commandements divins. Le refus des techniques de purification des manichéens et des néoplatoniciens culmine au fond dans son opposition à Pélage. Dans cette polémique, la question est en effet de savoir « si, en cette vie, il est possible [sc. à l’homme] d’atteindre un degré de justice si parfaite qu’il vive absolument indemne de péché »52, si l’homme peut par ses propres forces être pur de tout péché. La doctrine de la « triple concupiscence »53 prend ses racines dans un dispositif conférant aux Écritures seules le pouvoir de libérer la créature de l’emprise du mal, et dans une ascèse censée permettre aux dons divins d’opérer en elle. Alors que la polémique anti-pélagienne portera sur la question de la grâce, de son origine et de sa puissance, les Confessions examinent la question de l’emprise du mal sur l’homme, de l’intensité et de la nature de cette emprise.
25Dans cette perspective, la doctrine de la triple concupiscence ne traite pas en elle-même la question de la grâce. Elle est avant tout une conception exégétique du pouvoir du mal sur la créature, destinée à fonder une méthode d’exercice spirituel fondée dans l’Écriture, cherchant à accueillir en soi les opérations divines salvatrices – ce qu’Augustin appelle les « dons de Dieu »54. Les mauvaises pensées comme les dons salvateurs sont des puissances qu’il faut replacer dans un dispositif dont le cœur est le centre. C’est dans le cœur que s’introduisent les mauvaises pensées ; c’est en lui que la parole divine doit s’inscrire pour purifier l’homme des concupiscences qui le corrompent. Le cœur devient une instance centrale dans la chair, un lieu investi tantôt par les Écritures, tantôt par les pensées corruptrices. La description des tentations agitant l’intériorité réfute l’orgueil sous-jacent de la théorie stoïcienne des passions et des désirs, et y substitue une interprétation exégétique des mauvaises pensées.
262. La conception augustinienne appartient au même champ que celui des auteurs chrétiens qui lui sont contemporains. Ce sont essentiellement Évagre le Pontique, Jean Cassien et Jean Chrysostome qu’il faut mettre en regard du livre X des Confessions. Évagre55, Cassien56 et Jean Chrysostome57 sont, à peu de choses près, des contemporains exacts d’Augustin. Ils occupent, de plus, une position exemplaire du point de vue des traditions dont ils héritent. Évagre, écrivain de langue grecque, ordonné archidiacre par Grégoire de Nazianze, devint moine en Égypte et disciple de Macaire l’Égyptien. Jean Cassien, écrivain de langue latine, qui fut durant un temps disciple de Jean Chrysostome, se rendit auprès des moines d’Égypte et implanta à Marseille des institutions copiées sur celle du Désert. Évagre et Cassien véhiculent donc, l’un en grec l’autre en latin, deux traditions issues des Pères grecs, celle de la théologie des cappadociens pour le premier, celle de l’école d’Antioche pour le second. Dans les deux cas, la doctrine théologique est inséparable de l’ascèse pratiquée par les moines du Désert. L’influence de cette doctrine ascétique sur Augustin doit être prise en considération. Certes, il ne rencontra pas directement les moines du désert, mais les récits hagiographiques (la Vie d’Antoine) les lui firent connaître, et les effets d’exhortation qui y sont liés le marquèrent. L’opposition qu’il manifesta aux religieux de Marseille et de Lérins proches de la doctrine de Cassien prouve sa connaissance des pratiques des Pères du Désert, et montre que sa doctrine de la grâce est, au moins en partie, liée à la question de l’ascèse. Le problème est de savoir s’il existe dans le cœur une force humaine capable d’opérer le commencement de la purification, la persévérance et le salut étant opérés par la grâce divine, – ou si, comme le veut Augustin, la purification du cœur est, dès son commencement, un don opéré par Dieu. Chez Augustin s’opère une certaine réception de la tradition monastique du désert dont la particularité consiste en une ignorance, relative mais réelle, de la tradition théologico-dogmatique issue des auteurs de langue grecque58.
27Évagre et Cassien témoignent de ce que les moines du désert étudiaient les mauvaises pensées harcelant l’âme du fidèle, et s’efforçaient de les discerner et de les classer pour se rendre capable de résister à leur intrusion. Leurs réflexions témoignent de l’expérience de la lutte quotidienne du fidèle contre les mauvaises pensées qui l’assaillent. Parce que celles-ci se dissimulent le plus souvent, les moines les plus expérimentés enseignaient à leurs disciples l’art d’apercevoir ces pensées, pour s’en protéger. Combat et discernement spirituel sont les deux pratiques centrales de cette ascèse. Si cette doctrine paraît consister en une sorte de “psychologie”, c’est parce qu’elle étudie les mouvements et les effets de certaines représentations dans l’âme et dans le cœur humain. Mais en réalité, les pensées s’introduisent en l’homme de l’extérieur. Elles viennent du diable, comme le salut vient de Dieu. L’enjeu est ici sotériologique et non un décryptage de forces psychiques conscientes ou inconscientes, car les forces en question ne sont nullement psychiques.
28Commune à ces deux auteurs, la liste des « huit pensées de malice » énumère ces représentations : la gourmandise (gastrimageía), la luxure (porneía), l’amour de l’argent (philarguría), la tristesse (lupè), ce curieux mélange de paresse et d’ennui qu’est l’acédie (akèdia)59, la colère (orgè), la vaine gloire ou vanité (kenodoxía) et l’orgueil (huperèpharnía). Les Institutions cénobitiques de Cassien60, ainsi que le traité évagrien Des diverses mauvaises pensées décrivent les relations d’engendrement et de filiation entre ces suggestions. La gourmandise conduit à la luxure ; gourmandise, luxure, avarice et vanité, lorsqu’elles sont frustrées, engendrent colère et tristesse. Elles prennent leur racine première dans l’orgueil et dans l’amour de soi (philautía), dont les prototypes sont l’orgueil du diable et le péché du premier homme61.
29On peut établir un parallèle avec la doctrine des trois concupiscences. Sous le premier genre de la concupiscence de la chair, Augustin range explicitement gourmandise62 et luxure63 et, sous celui de l’ambition du siècle, l’avarice64, la vaine gloire65 et l’orgueil66. Certes, les différences semblent plus importantes que les ressemblances. Tristesse et colère n’apparaissent aucunement chez lui. L’acédie, cette forme de mélancolie ou d’ennui profond qui porte le moine à désespérer de ses efforts et à chercher à se divertir, le livrant ainsi au malin, n’existe pas chez lui67. Si l’on peut admettre que la luxure apparaît sous la catégorie des plaisirs sexuels, la gourmandise paraît se démultiplier en fonction des quatre sens du goût, de l’ouïe, de la vue et de l’odorat. Enfin, si l’on peut rapprocher le plaisir coupable éprouvé dans le savoir, l’interprétation augustinienne de la « concupiscence des yeux », et l’orgueil savant que dénoncent Évagre et Cassien, la ressemblance est purement conceptuelle et ne suppose pas d’emprunt direct. Il ne s’agit pas ici d’un emprunt de doctrine, mais d’une communauté de pratiques. La stratégie déployée par le livre X, celle de l’application des Écritures en vue des les discerner et de les éradiquer autant qu’il est possible est commune à ces deux écoles de pensée (tout comme leur était commun un modèle de type stoïcien, le schéma ternaire de l’apparition du mal : suggestion, consentement, accomplissement, habitude). Augustin s’inscrit dans la même stratégie pratique, mais il la déploie en reliant systématiquement la vie, l’exégèse et la pratique d’écriture. La tactique de cet exercice spirituel prend comme chez les Pères du Désert le cœur comme cible de ses efforts. Elle vise à en extirper les pensées en y gravant l’Écriture.
303. Cette communauté de pratique et de stratégie peut être illustrée par une comparaison de l’exégèse des trois concupiscences avec la pratique de la garde du cœur dont parle Jean Chrysostome dans son homélie Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants, de Jean Chrysostome. On ne cherchera pas ici à établir une filiation, mais à mesurer le degré de proximité de cette homélie avec la méditation sur les mauvaises pensées du Livre X des Confessions. Commençons par analyser l’homélie de Jean Chrysostome.
31Après avoir reproché aux parents de ne pas se soucier suffisamment de l’éducation de leurs enfants, en les confiant imprudemment à de mauvais pédagogues68, Jean affirme que le but de l’éducation doit être d’« élever un athlète pour le Christ »69. L’éducation de l’enfant doit prendre pour fin le salut, ce qui exige que l’on fortifie son âme contre les attaques du péché. En cette âme, il faut imprimer les bons principes comme on grave des signes sur une tablette, lorsque la cire n’est pas encore durcie70. L’âme enfantine étant encore malléable, il faut y inscrire les prescriptions divines. La comparaison la plus intéressante fait de l’âme une cité, dont les habitants sont tantôt d’honnêtes gens tantôt des malandrins. Les premiers sont les pensées contemplatives (díanoia), les seconds sont des ratiocinations dont dérivent les mauvaises pensées (logismoí)71. Il s’agit autrement dit de protéger l’âme contre l’intrusion des images tentatrices dont procèdent les péchés, les logismoí qui cherchent à en prendre le commandement, et d’y substituer les justes pensées. On doit pour cela imposer des lois à cette cité72. Le corps étant assimilé aux remparts entourant la cité de l’âme, les sens sont comme des portes qu’il s’agit de protéger. Portes de la langue ; porte de l’ouïe ; porte de l’odorat ; porte de la vue ; porte du toucher enfin qui s’étend au corps tout entier73. Prescription est faite à l’individu d’accueillir Dieu, de devenir le temple de son Créateur, qui le divinisera en retour74. Ces lois ne peuvent donc être que « les paroles de Dieu » (tà lógia toû theoû)75. Jean établit comme règle de l’éducation d’imprimer dans le cœur la parole divine, d’y graver l’Écriture. Cette parole permettra de garder chaque sens et de protéger la place intérieure de toute intrusion. À chaque tentative des mauvaises pensées pour s’introduire dans la cité de l’âme, la parole divine elle-même permet de résister. Ces paroles divines sont autant de sentinelles montant la garde et repoussant l’assaillant maléfique. Réciproquement, Dieu règne seul en l’âme et sur le corps par sa parole. Il divinise sa créature et en fait son temple et son royaume. La ressemblance de ce dispositif avec celui des trois concupiscences est frappante sur un point. Pour Augustin comme pour Jean Chrysostome, l’Écriture, conçue comme le trésor de la parole divine et déificatrice, permet le salut, et, en s’imprimant dans le cœur, le purifie.
324. Dans les Confessions comme chez Jean Chrysostome et chez les Pères de l’Église d’Orient, le péché et la perte proviennent de l’introduction des mauvaises pensées dans l’âme. Le salut est rendu possible par une purification libérant l’âme des tentations et résultant de l’inscription de la parole divine dans le cœur du fidèle. Toute la différence consiste dans la pratique spirituelle par laquelle Dieu est rendu présent en l’homme.
33Chez les Pères neptiques et chez les hésyschastes, l’expulsion des mauvaises pensées passe par la pratique de la prière continuelle. Le fidèle, pour expulser de son cœur les mauvaises pensées, doit sa vie durant répéter le kyrie eleison. Il peut alors obtenir la paix (hèsychía) et la tempérance (nèptikós). Chez Augustin, c’est la méditation des Écritures, l’exégèse continue de la parole divine et non sa répétition psalmodique, qui ont cette puissance purificatrice. De plus, l’exégèse est aussi interprétation de la situation de la créature. La prière perpétuelle des Pères d’Orient présente une structure semblable à celle de l’invocation qu’Augustin applique à la vie entière. Chez les Pères du Désert, la « prière de cœur », encore appelée « prière de Jésus », produit le repos en disciplinant la chair. Le moine hésychaste, disciplinant sa respiration, recueille son intellect et, lui faisant emprunter la voie que suit son souffle, l’introduit dans son cœur où il l’habitue à demeurer et à se livrer à la prière. La répétition de cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi » (Kyrie eleison) est censée produire dans le cœur un apaisement et en ouvrir la porte à un Dieu qui, y répandant ses dons, en opère la divinisation. Augustin n’est pas entièrement étranger à cette tradition. Non seulement il a connaissance de la vie monastique au désert, par la lecture de la Vie d’Antoine qui acheva de la convertir au christianisme, mais nous savons qu’il pratiqua la prière sa vie durant et jusques aux jours de sa mort76. Soulignons pourtant cette différence : c’est à l’exégèse et à l’exégèse de soi, et non plus à la seule prière du cœur, que cette puissance de purification est attribuée.
34Les Confessions en effet ne sont pas un traité de la prière et ne peuvent pas même être considérées comme une vaste prière. On ne trouve d’ailleurs pas dans l’œuvre d’Augustin de traité systématique de la prière comme ceux d’Évagre le Moine ou de Jean Cassien. Il arrive à Augustin de réfléchir sur la prière, mais il ne soucie pas d’en exposer et d’en décrire les techniques par un recours aux Écritures. Les Confessions travaillent leurs destinataires comme un dispositif invocatoire, c’est-à-dire en renvoyant leur destinataire à la parole divine et en l’inscrivant en lui. Elles ont pour fonction, des Livres I à IX, de dévoiler l’activité cachée de Dieu dans la vie d’Augustin, d’interpréter cette existence à la lumière des Écritures pour en retrouver le sens. À partir du livre X, ce dispositif introduit la parole divine dans le cœur pour y provoquer ses effets cathartiques. Les ouvertures du corps sont l’image des remparts du cœur77. À l’application de l’Écriture à la vie correspond symétriquement l’introduction de la parole dans le cœur, dont résulte une transformation de la vie intérieure.
355. Augustin, revenant sur ses écrits, affirme que « les treize livres de [ses] Confessions » ont pour principal effet de « transport[er] en [Dieu] l’intellect et l’affectivité de l’homme »78. L’effet essentiel de ce texte, tant sur son rédacteur que sur son lecteur, consiste en une modification de l’intelligence et du cœur, organe du sentiment. On en trouve une formulation dans le récit des exercices spirituels d’Augustin et de Monique décrits dans le Livre IX. Cet exercice consiste à s’ouvrir à la parole divine :
« nous tenions grande ouverte la bouche de notre cœur vers les eaux qui ruissellent d’en haut de ta source, de la “source de vie” qui est “près de toi” [Ps. 79, 2], afin d’en être arrosé selon notre capacité »79.
36Cette source de vie est ensuite donnée pour la sagesse divine, et l’entretien par lequel Augustin et Monique parviennent à la contemplation a pour but de toucher la divinité par le cœur : « et pendant que nous parlons et aspirons à elle, voici que nous la touchons à peine, d’une poussée rapide et totale du cœur ». Cette méditation oscille entre « le bruit [des] lèvres, où la parole (verbum) et se commence et se finit « et la » Parole » (Verbum) divine « qui demeure en soi sans vieillir et renouvelle toutes choses »80. Parcourir les degrés de réalités formant le monde, suivant la méthode dialectique des philosophes néoplatoniciens, de même, c’est en réalité « consulter » la « lumière permanente » de la parole divine. Alors se produit, non seulement dans la compréhension de l’intelligence, mais surtout dans les affections du cœur un renouvellement du sentiment et de l’intériorité, une effusion du cœur :
« et parfois tu me fais entrer dans un sentiment (intromittis me in affectum) tout à fait extraordinaire au fond de moi, jusqu’à je ne sais quelle douceur (ad nescio quam dulcedinem) qui, si elle devient parfaite en moi, sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas »81.
37L’introduction des Écritures dans le cœur du fidèle en renouvelle les affections et lui fait goûter les prémices de la joie éternelle. Il y a certes retombée dans les « misères accablantes » de la vie ordinaire, mais le travail sur soi produit bien une transformation essentielle de l’être personnel et, l’âme chrétienne n’est pas, pour parler ainsi, une conscience malheureuse écrasée par la perte du divin. Dans un rapport à soi appliquant les Écritures au cœur pour purifier la chair du mal, les effusions du cœur sont l’expérience cruciale que recherche le fidèle.
II. Salut des substances et ordre du monde : les gnoses
38Les effusions du cœur, cas exemplaire de l’effet des Écritures sur l’être personnel qu’elles assujettissent, sont une expérience concrète de la doctrine augustinienne – et plus généralement chrétienne – du salut par la parole divine. Elles s’inscrivent également dans une organisation générale reliant la créature, le monde et son créateur. Certains aspects de cette conception, non la doctrine de la grâce en son entier, mais ce qui en elle touche à l’opposition au manichéisme, demandent à être éclaircis pour mettre à jour ce second aspect de l’action des Écritures. Celui-ci, nous allons le voir, se développe dans la question des rapports du temps et de l’éternité – c’est-à-dire dans la pratique d’inscription de la parole éternelle dans le cœur de la créature temporelle.
1. Chute et salut dans la gnose
391. Le salut, dans la perspective augustinienne consiste en une transformation de soi opérée par les Écritures. Un type de travail sur soi, travail passif pour ainsi dire, opéré par Dieu dans sa créature, est prescrit à chacun. Mais nous ne pouvons nous contenter de cette formulation générale et l’on est fondé à hésiter entre deux formes d’énonciations. Celle de l’expression conceptuelle et celle de l’expression “théologique” ou religieuse. On peut aborder la doctrine du salut de plusieurs manières. Il suffira d’envisager ici la question de la grâce du point de vue de l’ascèse. Prendre pour fils conducteurs la comparaison du manichéisme à la gnose valentinienne et le passage du manichéisme au christianisme82 permettra d’apercevoir le caractère central de la question de l’ascèse et des pratiques de l’Écriture.
40La conception augustinienne du salut, et plus encore celle de la grâce, sont en effet chronologiquement issue de la réponse et de la négation des positions manichéennes. Le manichéisme qu’a rencontré Augustin, ainsi que le signalent les spécialistes les plus éminents83 est une doctrine fort proche des gnoses. Il s’agit d’une conception sotériologique. Décrivons-en le dispositif en ses grandes lignes. Nous nous appuierons pour ce faire sur une comparaison des grands traits de la gnose valentinienne et de ceux de la position manichéenne84. Les gnoses ne sont pas des créations arbitraires ou des doctrines issues de la libre fantaisie de leurs auteurs, mais des interprétations de l’Écriture prenant pour fin d’assurer le salut de leurs sectateurs85. Ces doctrines consistent en une compréhension des Écritures dont émerge une Weltanschauung. Le centre de cette vision du monde et de cette expérience de soi est la question du mal et de la responsabilité humaine. Gnoses et manichéisme, le paradoxe n’est qu’apparent, consistent en réalité en une certaine manière de penser la liberté humaine, – la mauvaise manière, s’il faut en croire les écrits anti-manichéens qu’Augustin rédigea après sa conversion. C’est ce qui explique que les gnoses aient pu fasciner, et qu’elles continuent d’intéresser, voire d’inspirer, certains philosophes 86. Affirmer, dès l’abord, que le manichéisme et les gnoses sont des doctrines substantialistes interdisant toute pensée de la liberté, revient au fond à se contenter d’adhérer à la réfutation augustinienne. Il faudrait au contraire déterminer le sens de cette critique et comprendre ce qu’elle vise.
41Or, si le centre de la réfutation du manichéisme consiste à dénoncer l’impuissance de cette doctrine à assurer le salut, il faut bien que le mobile essentiel de l’adhésion première d’Augustin ait consisté à croire que le manichéisme pouvait assurer le salut, c’est-à-dire libérer l’homme du mal et le rendre à sa responsabilité. Ce n’est pas l’intention, mais la structure du manichéisme qui fait l’objet de la critique. S’il est illégitime de considérer le manichéisme dans le seul cadre de sa réfutation, il le serait tout autant, cela va de soi, d’adopter la position inverse. Qui songerait du reste de nos jours à se proclamer manichéen ou gnostique ? Il ne faut penser ici qu’à déterminer comment et sur quoi s’opposent augustinisme, d’une part, et gnoses et manichéisme, d’autre part. Trois idées sont, selon S. Pétrement87, communes à toutes les gnoses. (1) Les gnoses et le manichéisme ne sont pas des mythes, mais l’une des formes des Religions du Livre, une exégèse à ranger du côté de celles du judaïsme et du christianisme. (2) Si l’on peut parler de mythe gnostique ou manichéen, ce n’est qu’au sens particulier où la cosmogonie et l’exégèse du récit de la création y sont formulées sur un mode figuré. (3) L’essentiel de la position gnostique ou manichéenne consiste en une solution à la question du salut par l’Écriture, – ce qui permet de la rapprocher du christianisme et d’en dégager des thèses communes.
422. Abordons la question par le thème du sentiment de l’exil. Être gnostique ou être manichéen, c’est avoir vécu, profondément et douloureusement, le sentiment d’être étranger dans un monde inconnu, l’arrachement à la paix sereine d’une unité originaire de sens, et l’impression d’être jeté en pâture aux puissances hostiles. Cette expérience est celle d’une perte et d’un abandon, celle d’une inquiétude et d’un sentiment d’absolue étrangeté au monde propre à la condition humaine et renvoyant à la question de l’origine. Les manichéens estiment ainsi que la situation actuelle de l’âme, prisonnière de la Matière, n’est pas naturelle. Le thème de l’éveil88 fait écho à celui de l’exil89. L’âme, divine en sa nature originaire, est à présent asservie au Mal. À cette contradiction vient répondre le récit néo-testamentaire de la naissance du Sauveur. L’Élu, c’est-à-dire le parfait ou le gnostique (le mot signifie en général “celui qui sait”, c’est-à-dire aussi, comme chez Origène, celui qui possède la droite interprétation du message chrétien) est l’homme en qui l’étincelle divine, quoique ensevelie et endormie, peut être rallumée par un Dieu. Cette présence divine est assurée dans le Sauveur et par la parole du Christ. Le docétisme – refus d’attribuer une nature humaine au Fils de Dieu – commun aux gnoses et au manichéisme a pour seule signification de garantir que c’est bien Dieu, et non un homme, qui parle. Cette parole peut donc réveiller en qui l’écoute la divine étincelle ensommeillée. Toute gnose est simultanément question, réponse et guérison, sentiment de perte de la transcendance et réveil de sa présence au cœur de l’homme, réponse à la détresse et à l’égarement de celui qui n’était pas encore Élu. La solution est apportée par une parole divine substantiellement présente et produisant instantanément le salut.
43Le gnostique, valentinien ou manichéen, n’a pas besoin en un sens de se transformer par un long et patient travail sur soi, puisque dans les profondeurs de sa substance la plus intime, dans le cœur de l’homme, se trouve un germe primitivement divin. Certes il y a ascèse et travail sur soi. Mais la fonction en est de placer sa substance à l’écart des remous de la matière. Une fois ce travail ascétique accompli, l’appel divin se fait entendre et la purification se produit définitivement. L’appel de l’Écriture suffit à faire revenir cette substance, jusqu’alors emprisonnée dans la matière maléfique, à sa propre divinité90. Les gnoses et le manichéisme sont donc des doctrines de la révélation. L’Écriture lève le voile et amorce une anamnèse mettant fin au mauvais rêve, au sommeil nauséeux et cauchemardesque de l’existence ici-bas. L’écoute de l’Écriture ramène l’Élu à lui-même, c’est-à-dire à Dieu91. Les doctrines formulant une tripartition substantielle de la nature du genre humain ne contredisent cette interprétation qu’en apparence.
443. Qu’il s’agisse de Ptolémée, de Valentin ou de l’auteur du Traité tripartite92, les gnostiques semblent relier le récit de l’engendrement93 du monde, qui n’est ni une création ni une émanation, mais une chute menant à la naissance de trois races d’hommes.
45« Sagesse », explique Valentin, est le trentième des Éons ou puissances éternelles formant le Plérôme divin. De sa désunion d’avec le monde divin est né un rejeton (enthymesis), Achamoth, le Démiurge qui a créé le monde matériel et ses créatures, prenant ainsi au piège de la matière des éléments issus de sa Mère et du Plérôme. Cette liaison de la théogonie et de la cosmogonie fonde le rapprochement de la gnose et des mythes païens. Le récit a pour fonction d’expliquer l’origine et la destination de trois espèces de natures dans le genre humain : spirituelle, animique et matérielle. Ou encore, en grec, “pneumatique”, “psychique” et “hylique” (ou “choïque”). Le récit biblique en met en scène les archétypes, respectivement : Seth le spirituel, Abel le psychique et Caïn le matériel94. La race spirituelle vient de sa Mère la Sagesse, elle est donc unie au Plérôme des esprits et lui est consubstantielle. L’animique vient d’Achamoth et n’est spiritualisée qu’à la condition de se “tourner” vers la Sagesse et de se détourner de la matière. C’est ce mouvement qui est désigné par le mot « metanoía », ou conversion, et celle-ci est induite par une force que l’Écriture décrit et permet de connaître. La race matérielle, enfin, est produite par le Démiurge et lui est naturellement subordonnée et inférieure. Elle disparaîtra avec lui lorsqu’il se retirera de la création. Dans cette perspective, chaque être a la même substance que son origine et que sa source. La nature matérielle périt avec la matière. La nature spirituelle survit avec le divin. La nature animique, selon qu’elle se “convertit” et se “tourne” vers la matière ou vers la pneumatique, disparaîtra ou demeurera.
46Ainsi que l’a démontré S. Pétrement95, ce n’est pas seulement une doctrine de la prédestination substantielle, chaque substance voyant son devenir réglé par le principe dont elle dérive. Dans cette théologie, un Sauveur réveille les êtres spirituels et produit par sa puissance spirituelle une libération dans l’âme de ceux qui l’écoutent96. Seuls ceux qui demeurent sourds à son appel paraissent irrémédiablement condamnés97. Certains gnostiques paraissent avoir estimé que, pour tous ceux qui le recevaient avec foi, le récit de la résurrection du Christ rendait possible d’échapper à la mort98. Cette idée paraît faire écho à la manière dont l’Évangile de Barthélemy met en scène la descente du Christ aux enfers et la libération d’« Adam et tous ses fils », excepté Caïn, Judas et Hérode, « ces trois hommes qu’on avait effacés du Livre de vie, qu’on avait enlevés de la bibliothèque des saints et de la gnose du salut »99. Certains d’entre eux croient ainsi être définitivement hors d’atteinte du péché, lors même qu’ils sont encore prisonniers du corps et de la matière, et pensent pouvoir accomplir n’importe quel acte sans en être affectés moralement : l’or, plongé dans la fange, ne rouille pas100. Le salut, dans cette perspective, ne vient pas aux spirituels ou à ceux en qui l’appel a (r) éveillé l’esprit par les œuvres, mais par l’esprit et la foi. L’accusation communément faite contre les mœurs en particulier sexuelles des gnostiques et des manichéens101, doit se comprendre comme une critique de cette manière de comprendre le rapport des œuvres et de l’esprit dans la question du salut. Cela se peut exprimer ainsi : l’Élu, se distinguant de son être mondain et endormi, voit se réveiller au centre de lui-même le Soi divin qui auparavant y était englouti102. Les doctrines gnostiques et manichéennes de la prédestination substantielle sont une interprétation de la manière dont la parole divine éveille en l’Élu le germe divin, et lui fait grâce sans considération de ses œuvres103.
2. Purification et ascèse dans le manichéisme
471. Le manichéisme présente une doctrine de la purification structurellement identique. Deux principes « divers et adversaires, et également éternels et co-éternels, c’est-à-dire ayant toujours été »104, deux dieux co-éternels et opposés : le bien et le mal, la lumière et la ténèbre ont pour fonction d’expliquer, par le fait même de leur conflit l’état présent de la création depuis son « fondement »105. Car en raison de ce conflit, des « particules du Dieu suprême et véritable »106 ont pu se trouver prisonnières, en ce monde, de la substance du mal. Dans cette perspective, du mélange des particules divines avec les particules de ténèbres résultent cinq éléments dont les combinaisons forment chaque réalité naturelle. Et cela indique comment on peut s’en libérer.
48Traiter de Dieu et des deux principes, c’est aussi bien élaborer une cosmogonie107 que prendre pour fin la purification et le salut des fidèles. C’est pourquoi le manichéisme fait une place à l’exégèse du récit de la création, dont l’explication sera décisive pour régler la question du salut. De même, les interprétations de Mani sont donc « des paroles salutaires, issues d’une source perpétuelle de vie »108, autant que l’explication de ce qui se produisit au commencement (une exégèse du récit de la création). Lumière et Ténèbre : ces deux principes sont, simultanément, des principes cosmogoniques, exégétiques et sotériologiques. Exégèse : la séparation initiale de la lumière et de la Ténèbre dont la Genèse propose le récit est interprétée comme la coexistence et la lutte éternelle de deux principes adverses. Cosmogonie : de la lutte entre ces deux principes est né le monde matériel et, en ce monde, les relations et compositions du bien et du mal. Sotériologie : le mélange de lumière et de matière ténébreuse est la raison du mal ; la gnose, ou connaissance des raisons de ce mélange, indique la voie d’une purification, le moyen d’une extraction de la lumière hors de sa prison matérielle.
49Engendrement du mal qui fabrique un monde en combattant le bien ; affrontement initial des deux principes adverses et coéternels : les gnoses valentinienne et manichéenne sont des exégèses de l’Écriture, du début de la Genèse en particulier, dont la visée est de fonder une sotériologie sur une cosmogonie. L’homme est, selon Mani, formé à la ressemblance de la puissance divine dont l’image paraît dans le soleil109 : en sa nature se perpétue et retentit le combat initial des deux divinités. La lumière est désormais prisonnière des ténèbres, et c’est pourquoi l’homme renferme une parcelle de la divinité110, que l’Élu doit libérer de ses entraves. Se purifier, c’est extraire la parcelle de lumière divine de la part de soi où elle est prisonnière. La gnose est, interprétée à son propre point de vue, une connaissance initiatique qui déclenche la purification. Replacée dans le champ de son fonctionnement, elle consiste en un ensemble de pratiques de transformation de soi dont l’organisation repose sur un rapport exégétique aux Écritures.
50Pour les Élus dépositaires de cette « étincelle » divine, faire son salut, c’est s’efforcer de l’extirper de la matière charnelle et pesante de leur corps pour la réunir au divin. Un enchaînement très précis d’opérations111 est requis pour obtenir cette purification, laquelle nécessite l’intervention des astres. Ceux-ci, en effet, sont chargés de recueillir la puissance divine égarée dans la matière, dans un parcours ascensionnel allant de la terre à la lune et de la lune au soleil où la divinité à son siège. La divinité descend ainsi jusque dans le monde, par le canal des rayons lumineux issus du soleil et de la lune, selon un processus dont on retrouve l’écho dans le credo du manichéen Faustus que rapporte Augustin : la même divinité est à la fois Père, Fils et Esprit Saint, se répandant dans le monde, le Père ayant sa résidence dans le Soleil, le Christ, assimilé à la Sagesse de Dieu (par référence à I Cor. 1, 24), siégeant dans la lune, et l’Esprit, identifié avec la Puissance de Dieu circulant dans les airs112 où il est aux prises avec les esprits maléfiques113. Ce qui, chez les Pères de l’É-glise appartient au régime du discours théologique, celui d’une exégèse affirmant à la consubstantialité des personnes, surgit, chez les manichéens, dans un discours d’ordre cosmogonique. L’exégèse des textes bibliques y fonde l’ascèse et la sotériologie sur une interprétation de la genèse du monde.
51Le manichéisme se donne pour une foi en la Trinité et se présente sous la forme d’un credo, qu’Augustin dénonce dans ses Confessions comme une « mixture de syllabes : ton nom à toi, et celui du Seigneur Jésus-Christ, et celui du Paraclet »114 dont parlent les Confessions. Ce n’est pas seulement le trinitarisme manichéen qui est objet de critique, c’est leur sotériologie, leur cosmogonie et leur exégèse. En guise de Trinité, l’exégèse manichéenne des Écritures propose « le soleil et la lune »115 et les airs. La doctrine manichéenne, nous le voyons, articule les trois niveaux de la mise en rapport du fidèle aux textes bibliques (Écritures et exégèse), de la reprise des termes majeurs dont l’emploi et l’utilisation sont essentiels à la doctrine (Trinité, Lumière, Ténèbre, sagesse, etc.) et de la prétention à détenir une sagesse, sur l’origine de l’homme et du monde, dont la possession ou gnose modifie le fidèle et le conduit au salut. Si le manichéisme n’était qu’une mythologie ou une cosmogonie, on pourrait le croire étranger à toute dimension éthique. Mais tel n’est pas le cas. Cette doctrine, au contraire, fonde une ascèse sur une théorie de l’ordre cosmique issue d’une certaine vision du divin. Elle n’est pas une simple conception proposée à la réflexion, mais un ensemble de prescriptions tirées d’une exégèse particulière des Écritures, censée consister en une gnose salvatrice, parce que sa puissance est tenue pour divine. Ces prescriptions ou règles sont des exégèses du texte biblique en même temps qu’elles permettent d’accueillir en soi l’Écriture, de se l’appliquer à soi-même et, par là-même, de recueillir en soi la puissance divine qui l’anime. Cette exégèse veut être reçue comme un savoir, une gnose qui modifie le rapport du fidèle avec lui-même comme avec le monde. L’application à soi des Écritures est donc, dans la gnose manichéenne, une ascèse salvatrice. À cette production de l’être du fidèle correspond un type de rapport à soi gouverné par un rapport central au texte des Écritures.
52Les rituels de purification que nous allons décrire sont directement dérivés de cette cosmogonie et de cette théogonie substantialistes, de sorte que le travail sur soi, en quoi consiste l’ascèse manichéenne, se superpose à une compréhension du monde, – compréhension scripturaire et exégétique ancrée dans les Écritures, mais aussi, en un certain sens, “philosophique”, – qu’elle prolonge et concrétise.
532. Si nous voulons comprendre comment le manichéisme est reçu aux Ve et VIe siècles, et en apercevoir les présupposés du point de vue du travail sur soi, il faut le tenir pour une quasi-philosophie ou une cosmogonie quasi-mythologique. Car cette doctrine n’est ni une pure fiction poétique, ni une explication rationnelle du monde. Nous reprenons, en l’appliquant au manichéisme, l’idée avancée par S. Pétrement à propos de la gnose valentinienne. « Les gnostiques étaient des exégètes plus que des philosophes », et ne pas tenir compte de la nature exégétique de leur doctrine, c’est se condamner à « présenter cela de telle manière qu’on ne peut vraiment que s’en moquer et se demander d’où ont pu venir à tant d’hommes de telles pensées »116. Comme la gnose, le manichéisme est avant tout une doctrine du salut fondée sur une interprétation des Écritures et sur une révélation particulière faite à Mani.
54De là, découle un système ascétique orientant le rapport à soi vers la production d’une certaine “sagesse”. Cette sotériologie, expliquant comment la lumière emprisonnée dans la matière peut en être « purgée », se déploie dans en une série de pratiques rituelles – prière, régime et abstinence, en particulier. Le salut est compris comme l’effort du fidèle pour libérer de l’emprise du mal ce qui en lui appartient à la sphère du divin. Le monde ne se réduit pas à un cosmos dont il s’agirait de connaître les principes ; il est une hiérarchie ontologique dans laquelle les êtres se situent, ayant tantôt subi une chute, tantôt retrouvé leur rang légitime dans l’étagement des niveaux de réalité : terre, ciel et règne de Dieu ; forces astrales lumineuses et divines assurant la « navette » entre ces trois niveaux d’être117. L’ascèse manichéenne est fondamentalement une purification, au sens spirituel et pratique du terme. Mélange, échauffement, purgation, cette technique du salut emprunte ses images aux pratiques médicales118 et repose sur une hiérarchie ontologique des êtres et des puissances tirée des textes sacrés. Au mouvement descendant des puissances divines vers la création correspondent en retour des prescriptions touchant les pratiques alimentaires, sexuelles et liturgiques. Il y a ainsi des règles relatives à la prière et aux invocations, celles en particulier qui sont adressées au Soleil et à la Lune119 et sont liées au mouvement de remontée du fidèle vers Dieu : de la terre à l’air, de l’air à la Lune, de la Lune au Soleil et du Soleil au royaume divin. Pour délivrer les particules divines, le fidèle manichéen doit éviter d’en provoquer la chute, donc surveiller son alimentation120 et sa sexualité. Car manger, c’est extraire des victuailles les parcelles élémentaires et les intégrer au corps. Et l’enfantement est fusion d’une âme dans un nouveau corps charnel121. Ces actes sont donc susceptibles d’entretenir et de perpétuer l’emprisonnement de la lumière divine dans le corps. Continence et régime, conçus comme des pratiques fondées sur une hiérarchie ontologique122, sont à l’inverse des techniques de salut indispensables, même si Augustin refuse d’accorder aux manichéens d’avoir véritablement pratiqué la continence et la chasteté que la fin du Livre VII des Confessions donnera au contraire pour résultat en lui de sa conversion.
55Le principe constitutif du manichéisme gît dans sa nature exégétique et révélée123 de « religion du Livre »124, ce qui justifie de le rapprocher des autres gnoses contemporaines125. Augustin, à de nombreuses reprises, en expose les principes pour les réfuter. La distinction entre l’Ancien et le Nouveau Testament découle du combat entre les deux principes, elle reproduit la distinction de la création et du créateur et, dans les choses créées, celle de la matière issue du principe ténébreux et des parcelles lumineuses qui y sont prisonnières126. L’Ancien Testament est ainsi subordonné au Nouveau ; non pas, comme veulent les chrétiens, au sens où celui-là annoncerait celui-ci, mais parce que le premier exprime, à mots couverts et en le dissimulant, le conflit initial que le second révèle et auquel il vient apporter une “solution” eschatologique, exégétique, sotériologique et ascétique. Il est simultanément dévalorisé, puisque c’est le Créateur, autrement dit le mauvais démiurge qui y parle. Le récit de la création décrit le mélange emprisonnant la lumière divine en ce monde. L’Ancien Testament dissimule le véritable Dieu que révèlent les Évangiles. Cette distinction régit par exemple l’exégèse de l’adversaire manichéen d’Augustin dans son traité Contre Faustus, où l’on trouve la somme des réponses apportées à la dépréciation du Créateur. L’ordre causal du récit de la rencontre du manichéisme est donc clair. C’est parce qu’Augustin était en quête d’une explication des Écritures dans lesquelles il recherchait la sagesse et le salut qu’il s’est laissé séduire par le manichéisme. C’est parce que ce couple de l’exégèse et de l’ascèse lui a paru nécessaire et insatisfaisant – il dénonce de façon continue les « mœurs des manichéens »127 – qu’il a fini par abjurer le manichéisme et sa gnose. Mais, dans les deux cas, il était en quête d’une sagesse passant par l’adoption et l’interprétation des Écritures, et permettant une ascèse salvatrice : il allait aux textes manichéens comme à un dispositif chargé d’induire en lui des effets salutaires.
56Cette liaison, sous le terme de sagesse, d’une exégèse, d’une cosmogonie et d’une ascèse n’est pas le fait du seul manichéisme. Comment cette doctrine relie-t-elle astronomie et cosmogonie, théologie et eschatologie ? En quoi est-elle “philosophique” ? Pourquoi, autrement dit, sommes-nous justifiés à y voir un dispositif de production de soi et plus qu’une cosmogonie d’allure mythologique128, une éthique et un travail sur soi singulier ? C’est autour d’une thématique de la sagesse divine que s’articulent, dans le manichéisme, pratiques ascétiques, exégèse des Écritures et salut. Sous ce thème sont regroupés un grand nombre d’éléments qui pourraient paraître différents à première vue.
57La sagesse est à la fois une disposition de l’âme, une divinité, une substance ou une entité mystérieuse, et une transmutation induite dans le fidèle par l’opération de puissances divines et cosmiques. Si cela est possible, c’est que la sagesse n’est ici ni un concept rationnel de la seule philosophie, ni une métaphore cosmogonique relevant de la pure mythologie. C’est une construction extraite de l’Écriture par l’opération exégétique ; celle-ci, par toute une série de reprises méta-textuelles, induit ses effets dans l’être personnel qu’elle contribue à constituer. Cet élément exégético-théologique absorbe trois éléments philosophiques : la divinisation des astres, l’existence d’une âme du monde et la pérégrination des âmes.
58Tenir le soleil, la lune et les astres en général pour des dieux fait partie d’une certaine vulgate doctrinale et philosophique. C’est une opinion assez courante chez les philosophes, que les florilèges de Stobée et du Pseudo-Plutarque mettent en bonne place parmi les placita. On la retrouve, dans la Cité de Dieu, à l’origine de la comparaison entre la théologie naturelle des philosophes, ceux qui remontent, par l’étude, de la nature à ces divinités, la théologie fabuleuse des poètes et la théologie civile des païens129. Que cette croyance soit objet de critiques130 ou qu’elle soit acceptée, la constance avec laquelle on l’examine est l’indice de ce qu’elle se trouve au centre d’un dispositif où s’entrelacent des discours philosophiques, religieux, et “physiques” ou “astronomiques”. Le thème de la sagesse n’est donc ni purement métaphorique ni purement conceptuel. Il consiste en une sorte d’agrégat susceptible de permettre la liaison de différents registres discursifs, principalement ces deux registres religieux et philosophique, qui sont appelés et projetés l’un dans l’autre.
593. La divinisation des astres s’accompagne de la croyance en l’existence d’une âme du monde. Trois grands arguments semblent avoir été employés par les philosophes pour valider cette opinion. (1) On peut corréler les phases, régulières et calculables, de la lune et du soleil à celles de la végétation sur la terre et des marées, et pareille régularité doit nécessairement son être à l’âme du monde131. (2) Tout se tient et tout conspire dans la nature, donc le cours des astres, en particulier celui de la lune, est lié à ce qui se produit sur la terre, de la croissance des huîtres aux marées132. (3) Puisque la sagesse est la plus grande des perfections, le monde, parfait parmi les parfaits, doit a fortiori la posséder133. Les philosophies platoniciennes et stoïciennes, d’une part, et les doctrines des manichéens et des gnostiques, d’autre part, présentent deux manières de ménager, dans l’économie générale de leurs discours, une fonction à l’âme du monde et à sa sagesse. Et, si les différences entre la cosmologie des uns et la cosmogonie des autres sont réelles, les deux niveaux se superposent sous certains termes communs : la sagesse, dans le manichéisme comme dans d’autres discours, est aussi bien entité divine qu’âme du monde. La liaison instaurée par ce discours entre cosmogonie (relevant de la physique) et pérégrination des âmes (relevant de la sotériologie) existe aussi dans certaines doctrines païennes du salut134. De même que la lune produit les nouvelles âmes, qui retournent ensuite vers cet astre135, de même l’intellect vient du soleil et y retourne136.
60Entre ces deux étagements de réalités : le soleil, la lune et la terre, d’une part, et l’intellect, l’âme et le corps, de l’autre, une connexion intime s’établit. L’intellect est supérieur à l’âme et celle-ci est supérieure au corps137. De même le soleil, la lune et la terre sont des astres ontologiquement hiérarchisés. De sorte que la lune est conçue comme le lieu où les âmes sont punies138, et que les démons prennent place dans les lieux inférieurs, dans les airs et sur terre139. C’est pourquoi Plotin peut comparer aussi l’âme à la lune : elle lui ressemble comme une lumière directe à une lumière réfléchie140 ;– et de même la lumière du soleil au rayonnement de l’absolu141. À nouveau, sous ce terme de sagesse s’entrelacent et se superposent, en plus des dimensions théologiques et cosmogoniques, des prescriptions sotériologiques et ascétiques. Le manichéisme offre donc à ses sectateurs une éthique, formulée en termes de sagesse, de sorte que par ce thème sont coordonnées une théologie, une cosmogonie et une ascèse. C’est ce dont Augustin a éprouvé la séduction.
614. La principale caractéristique de cette sagesse est de reposer non pas sur des termes unitaires, mais sur des couples. Tout fidèle éprouve en lui-même une dualité : l’être personnel, ce que nous tiendrions de nos jours pour un “moi” ou une “intériorité subjective”, est une substance se dédoublant en une part divine et lumineuse et en une part charnelle et ténébreuse. Toute hésitation ou ambiguïté dans l’intention ou le désir est ainsi conçue comme l’expression de cette dualité de la nature142. Elle n’est pas d’ordre psychologique, mais plutôt, comme le mouvement et la dynamique d’une substance d’ordre naturel. Et de ce partage ontologique, résultat de l’application d’une exégèse au fidèle, effet de l’application à soi des Écritures, naît l’être personnel. Celui-ci est l’effet d’un rapport à soi et une non substance permanente.
62Cette dualité est éprouvée comme une lutte et un déchirement ; elle reproduit, ou, plutôt, elle perpétue en l’homme un conflit cosmogonique entamé dès l’origine du monde. Pour cette raison, l’organisation de l’être personnel obéit à deux règles incompatibles et opposées. La créature, en fonction de l’origine de sa substance et de son rang ontologique, peut (re)devenir lumineuse ou (re)devenir ténébreuse. Le “salut” ou la perte consistent, pour les natures actuellement mélangées à être restaurées dans leur état originel d’immiscibilité et de pureté initiale. Soit qu’elles redeviennent lumière, soit qu’elles demeurent définitivement enténébrées, les créatures sont assujetties à un destin inéluctable ; le manichéisme est une conception stricte de la prédestination. La dualité – de la lumière et des ténèbres, de l’esprit et de la chair – creusée à l’intérieur de l’être personnel a pour corollaire une dualité téléologique. Le mode d’assujettissement aux devoirs, de soumission des fidèles aux prescriptions sotériologiques et les pratiques ascétiques, en revanche, supposent une sorte d’unité première. L’homme, dans la perspective manichéenne, est l’un des êtres du monde, et, en tant que tel, il trouve sa place dans une hiérarchie ontologique et taxinomique échelonnant les substances. L’ordre du monde se décrypte à partir d’une explication spécifique des Écritures, qui ont pour objet ces réalités que sont les entités divines, les hommes et la nature créée. L’ordre manichéen des créatures se comprend à partir d’une lecture dualiste des Écritures enracinée dans l’opposition de la matière et de la divinité. L’exégèse n’est pas autre chose que la pratique gouvernant le regard porté sur les choses, pratique dont la normativité oriente toute activité humaine vers le salut et produit ce travail sur soi : l’éthique manichéenne de la purification.
63Pour les mêmes raisons, les techniques de purification sont à la fois individuelles et impersonnelles. Impersonnelles, parce qu’il n’existe, dans la taxis générale du monde que révèlent les Écritures, aucune subjectivité ou dimension intérieure : la “ psychè”, dans ces sagesses, n’est pas autre chose qu’un composé de parcelles lumineuses et ténébreuses, dont les proportions seules varient. À vrai dire, il n’existe donc pas de psychè au sens moderne du terme, parce que le régime de discours et l’organisation du rapport à soi ne réservent aucune place pour qu’elle puisse apparaître ; seules peuvent naître et se dire des substances composées d’éléments matériels et d’éléments “psychiques” (animiques) ou spirituels. Les règles de purification sont pourtant individualisantes, parce qu’il appartient à chaque fidèle, d’extraire la meilleure part de lui-même par des pratiques appropriées et sous la gouverne d’une exégèse suivie des Écritures, pour la reconduire en son lieu propre. Les pratiques ascétiques ne creusent en l’homme aucune intériorité subjective ; en revanche, parce qu’elles supposent une distinction ontologique et hiérarchique entre les Élus et les damnés, elles individualisent les substances humaines, en les posant chacun dans leur lieu propre.
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64Deux modes de production de l’être personnel et de mise en rapport avec les Écritures sont caractéristiques de la sagesse manichéenne. Intermédiaire entre un ensemble de pratiques ascétiques et un mode d’assujettissement à une règle de vie, elles adressent l’être personnel à un ensemble de textes qui, en retour, le mettent en question et le façonnent simultanément, en le travaillant de leur puissance textuelle prescriptive.
65Deux dispositifs de production de l’être personnel sous-tendent le récit de la conversion d’Augustin au manichéisme. La purification proprement manichéenne et l’organisation textuelle propre des Confessions. Le manichéisme considéré comme une sagesse s’articule dans la triade du Cosmos, des Écritures et de l’Ascétisme, les deux aspects pratiques les plus apparents étant ceux de la purification et de l’exégèse. Mais il est aussi et surtout une manière de décrypter les Écritures pour éclairer le monde et l’être personnel, – d’en interpréter les significations pour disposer la nature de l’homme à se rapporter à elle-même, en y opposant lumière et ténèbre, esprit et chair. Le manichéisme conçoit les Écritures comme un texte auquel s’adresser, qu’il est prescrit de s’appliquer à soi-même et d’interpréter pour se purifier. C’est en pratiquant l’exégèse que l’on travaille à sa transformation, par un travail consistant en une exégèse des Écritures et en une conception cosmogonique du monde. Théologie, exégèse, cosmogonie et philosophie sont des activités subordonnées au travail éthique sur soi, autant qu’elles sont des constructions discursives et doctrinales.
66Ce rapport à soi s’organise dans un cadre pratique, un dispositif à quatre pôles : la chair, l’esprit, la lumière et celui des ténèbres. Les deux premiers pôles correspondent, dans l’Élu, à un travail sur soi conçu comme un combat livré entre des tendances impersonnelles, des aspirations à la lumière ou aux ténèbres. Les deux autres sont un combat dont procède une cosmogonie, c’est-à-dire une explication conjointe des Écritures et du cosmos. Se débarrasser de cette construction demandait pour Augustin de changer de modèle exégétique et de dépasser leur régime de lecture des Écritures.
III. L’action de l’Écriture sur le cœur
1. Théologie et sotériologie du Verbe
67a) Approches des Écritures : le salut et l’éternité. 1. Si la gnose valentinienne et le manichéisme consistent bien, comme le veut H. Jonas, en un sentiment d’étrangeté et d’exil et s’expriment dans une sorte de mythe, ils consistent en fait en une doctrine du salut exigeant d’expliquer le récit de la création. La définition des pratiques de salut et de l’ascèse nécessaires au fidèle est produite dans un discours oscillant entre le mythe et l’exégèse.
68Dans leur conception du salut, manichéens et gnostiques se distinguent des chrétiens, – d’Augustin en tout cas, – en ceci qu’ils vivent dans l’assurance et non dans l’espérance de la rédemption. Le gnostique est l’homme spirituel, le manichéen est l’Élu. Ils vivent dès ici-bas dans un état d’absolue libération, l’esprit n’étant déjà plus asservi aux ténèbres de la matière. On est, en somme, dès le départ perdu ou sauvé. Certes, il existe chez les manichéens un statut intermédiaire d’Auditeur. Celui-ci n’étant pas encore un Élu, son existence relève d’une certaine conception du progrès spirituel, dont la doctrine se constitue et se met en place dans un rituel astrologique et au travers des pratiques de purification143. De même, chez les Valentiniens, les psychiques oscillent entre le bien et le mal. Ils ne progressent vers le salut que grâce à une ascèse. Mais ce progrès n’est ni continu ni linéaire. Il passe au contraire par une rupture de niveau et de hiérarchie. C’est l’Élu manichéen qui permet à l’Auditeur de se purifier et de faire son salut, en vertu de la différence substantielle qui les sépare. La mauvaiseté des ténèbres, active dans la chair, est certes en lutte perpétuelle avec la lumière de l’esprit en l’Élu comme en l’Auditeur. Mais elle a été vaincue en celui-là et non en son disciple. Parce que l’Élu est substantiellement sauvé, il peut relever la substance de l’Auditeur144. Mani se donne lui-même pour un Apôtre du Christ et l’Esprit consolateur, le Paraclet prophétisé, c’est-à-dire médiateur entre Dieu et les hommes pour le salut. Une prétention caractérise l’Élu, celle de vivre dès ici-bas une absolue libération, d’être un spirituel parfait, un saint d’ores et déjà pleinement régénéré. Augustin dénonce cette forme particulièrement criante d’orgueil. Son opposition au manichéisme prend pour cible la possibilité d’être substantiellement libéré, de façon immédiate et définitive. Cela n’implique pas à ses yeux que l’homme soit libre de choisir sa propre destinée : il n’est ni substantiellement prédestiné, ni libre d’opter pour la grâce. En un autre sens, l’homme n’est ni libre ni impuissant. Il est prédestiné, mais cette prédestination n’est pas liée à sa substance, elle résulte d’un choix de la liberté divine145.
69Au sentiment d’exil et d’étrangeté, et au sentiment d’éveil et de libération spirituelle, Augustin substitue donc un sentiment double de la possibilité de la libération spirituelle et de sa non nécessité, de l’extrême fragilité et précarité du salut. Nul ne se sait ni ne peut se savoir ni sauvé ni perdu, aucune certitude sotériologique n’est permise ou concevable. Et c’est la reconnaissance de cette incertitude qui a pu le conduire durant un temps à une forme de scepticisme ; en l’absence de la certitude du salut Augustin a d’abord estimé qu’aucune exégèse certaine de l’Écriture ne pouvait être obtenue, et que, par suite, le salut demeurait incertain146. Résoudre ce problème réclamait de procéder à une exégèse de la bible – en particulier du début de la Genèse – dont la méthodologie diffère profondément de celle des gnoses. Cette nouvelle attitude exégétique consiste pour l’essentiel à refuser de traiter le texte sacré comme un récit mythologique.
702. Selon une définition de K. Barth147, le mythe se caractériserait par la négation de l’élément historique et par le fait de connaître par avance, pour l’avoir produit de façon spéculative, le contenu d’une thèse repris sous une forme religieuse. La formulation mythique contredirait ainsi doublement l’essence de la révélation. Il propose d’appeler “mythe” ce qui est une « simulation et non une traduction de l’histoire », ce qui, en somme, nie la dimension historique du récit que propose la Bible :
« Le mythe est une tentative d’exprimer sous une forme narrative et en faisant abstraction des circonstances de temps et de lieu, certaines constantes fondamentales, partout et toujours valables, de l’existence humaine, qu’il s’agisse de ses origines, de ses servitudes naturelles ou historiques, de ses rapports avec l’univers ou avec la divinité. Le mythe présuppose que l’on connaît déjà les réalités qu’il cherche à représenter, qu’on en peut faire le tour, les dominer, les faire siennes. »148
71De ce point de vue, néoplatonisme et hermétisme, même s’ils incluent des éléments mythiques dans leur constitution, ne sont pas vraiment des mythes, mais des reprises interprétatives d’éléments mythiques. En ce sens, ce sont donc des tentatives de mise à distance de l’élément du mythe. De même, s’il est peut-être légitime d’affirmer que gnoses et manichéisme tiennent le récit de la création fait dans la Genèse pour un mythe, désigner ces doctrines comme étant elles-mêmes des mythes reviendrait à présupposer impossible de les interpréter comme des exégèses du récit biblique. Ce qui est justement la meilleure manière de les comprendre. Cela n’exclut pas de reconnaître que ces exégèses se rapprochent sur certains points du genre du mythe. Le caractère figuré des doctrines manichéennes et gnostiques est le corollaire de leur fondement exégétique, et non un effet de leur nature mythologique.
72La différence de compréhension des rapports entre l’éternité (le créateur) et la temporalité est ici essentielle. Dans un cas, on y voit un drame noué de toute éternité, dans l’autre, un processus dynamique qui se joue dans le devenir quotidien des êtres humains. Dans un cas, la création est conçue comme le lieu du mal. Ne pouvant jamais communiquer avec la transcendance, elle doit nécessairement avoir été engendrée par une puissance maléfique. Le rapport à soi que suppose la quête du salut suppose alors l’union d’une parcelle d’éternité qui n’est pas de ce monde avec l’éternité divine. Dans le second cas, celui d’Augustin, au fait de maintenir la distance infinie séparant l’éternel de sa création s’ajoute l’affirmation de la bonté de cette création et de la possibilité d’une éternisation du temporel. Le salut suppose une structure générale mettant en communication la créature temporelle et l’éternité. L’exégèse augustinienne consiste en une critique de l’interprétation adverse, qui se charge à la fois de justifier la création et de recomposer les conditions générales du salut. C’est une conception exégétique consistant en un effort pour introduire la parole éternelle dans la création. L’exégèse et le rapport à l’Écriture ont pour fonction d’inscrire dans le cœur de la créature une parole divine et éternelle qui en transforme l’être, d’inscrire l’éternité dans la temporalité.
73b) Le salut du temps par l’éternité. 1. Il nous reste à montrer comment fonctionne ce nouveau mode d’approche du texte biblique, comment fonctionne la pratique ascétique permettant d’établir une communication entre la créature et la parole divine. Tel est l’enjeu d’une lecture du Livre XI des Confessions – mais l’accès au texte demande de surmonter un autre obstacle.
74Certains commentaires de ces pages font barrage à une compréhension fondée de ce qui s’y joue. Plusieurs manières de lire le Livre XI des Confessions sont en effet concevables, et, peut-être même, pertinentes jusque dans leurs divergences. L’une d’entre elles consiste par exemple, comme fait M. Heidegger, à extraire de ce Livre un “traité du temps”. C’est selon ce point de vue, qu’il met en rapport, dans ses cours de 1927, le « traité aristotélicien du temps »149 et « l’interprétation […] du temps » par Augustin150. Il parle de même d’un « traité augustinien » du temps151, qu’il découpe dans le livre X152 et met sur le même plan que d’autres ouvrages, de Simplicius, Thomas d’Aquin, Suarez, Leibniz, Kant, Hegel et Bergson, portant sur ce même thème153. Heidegger semble croire que le genre importe peu au regard du contenu métaphysique. Il commente ce texte comme il commenterait n’importe quel autre traité du temps. Nous n’avons du reste pas besoin de nous intéresser au commentaire heideggérien de ce soi-disant “Traité du Temps” d’Augustin154, ni à sa perspective, qui n’est pas de rendre compte de la vérité des textes, mais de fabriquer sa propre doctrine du temps et de l’éternité. Mettons que l’intention philosophique légitime ici les déformations infligées au texte. La trahison aura pour excuse la génialité de l’invention.
75Il n’en reste pas moins qu’une lecture du texte d’Augustin, pris en lui-même et dans sa signification propre, doit être élaborée par d’autres voies. Il n’existe pas de traité augustinien du temps et de l’éternité. On peut bien admettre qu’Aristote a écrit un Traité du temps, car la Physique présente un ensemble de cours dont la diversité conduit à accorder à chaque thème son autonomie. Plotin a rédigé un traité que Porphyre a intitulé Sur le temps et l’éternité. Augustin, quant à lui, a consacré une partie du livre XI de ses Confessions à analyser les concepts de temps et ses relations à l’éternité, mais cette opération s’effectue dans un contexte présentant deux caractéristiques. (1) La méditation155 augustinienne sur le temps surgit en se reliant à deux questions exégétiques. Comment comprendre les premiers mots de la Genèse : « in principio fecit Deus cælum et terram » ? Comment le Verbe divin et créateur a-t-il proféré une parole qui, pour être créatrice, doit précéder la création du temps, alors que le mouvement de prolation ou de profération semble en lui-même relever de la temporalité ? (2) Ainsi que le montre la formulation de cette seconde question, il n’est pas question du temps, mais du rapport du temps à l’éternité divine. Ou, plus exactement encore, puisque ce rapport est orienté, du mouvement de l’éternité divine vers le temps. Étant entendu que ce problème ne reçoit sa formulation et son sens que du point de vue de la pratique exégétique mise en œuvre par Augustin sur le premier verset de l’Ancien Testament, la question est : comment l’Éternel a-t-il créé le temps sans renoncer à son éternité ?
76Ici encore, vouloir extraire d’Augustin une analyse rationnelle des concepts de temps et d’éternité devrait conduire à ne pas oublier que leur formulation est marquée par un double postulat théiste et créationniste, et que ce postulat n’est pas lui-même le produit d’un raisonnement, mais l’effet d’une pratique exégétique. Si la question du temps fait l’objet d’une méditation, c’est qu’un problème exégétique capital pour le salut rend indispensable de méditer les Écritures. La question du temps ne peut, chez Augustin, se formuler que dans un texte de nature exégétique, et c’est dans une pratique de type exégétique qu’il faut la replacer pour en comprendre le sens. On peut bien, comme fait Heidegger, abstraire la méditation sur le temps et sur l’éternité de son contexte, et considérer que ce contexte est purement contingent, mais cette lecture obviée fait manquer l’une des dimensions essentielles de l’augustinisme.
77La compréhension de la fonction de la méditation sur le temps et l’éternité proposée par le Livre XI suppose de tenir compte de l’économie générale du texte, autant que de son détail. Ce Livre ouvre on le sait une partie de l’ouvrage, qui en couvre les trois derniers Livres156. Après avoir rappelé que faire récit à Dieu de son existence passée conduit à un paradoxe identique à celui de la prière, – Dieu connaît de toute éternité tout ce qui lui est demandé ou adressé dans le temps157, – Augustin se propose de « méditer sur [la] Loi [sc. de Dieu], et à propos de [la] Loi de [lui] confesser [sa] science et [son] impéritie »158.
782. Impossible de confesser à Dieu quoi que ce soit qu’il ne sache déjà, ou de lui adresser par une prière une demande dont il ignorerait le contenu. La relation ouverte par le pacte confessionnel se transforme ici en communication du temps avec l’éternité, raison pour laquelle elle est isomorphe à la relation exégétique. Car au sein l’Écriture, c’est bien la parole éternelle de Dieu qui parle dans le temps au cœur de l’exégète qui se met à son écoute. L’étude commence donc naturellement par le premier verset de la Genèse. L’assimilation de tout ce qui a été fait aux réalités muables et variables159, par opposition au Créateur éternel et immuable, permet de connecter un questionnement de type ontologique à un questionnement de type scripturaire. Il ne s’agit pas ici de la pure et simple reprise de la classique opposition, issue de Platon et de ses interprètes160, de ce qui est changeant et de ce qui est. Car l’intention n’est pas de dévoiler l’être qui serait derrière ou au-delà de ce qui devient, mais d’expliquer la manière dont le créateur a créé sa création, c’est-à-dire est entré en relation avec elle, franchissant l’abîme, qui serait autrement demeuré infranchissable. La question exégétique est donc fondamentalement celle-ci : comment le divin entre-t-il en rapport avec le créé ? Comment l’éternel se répand-il dans le temps qu’il crée ? Dans la création, Dieu produit autre chose que ce qu’il est ; la négativité de cette altérité marque sa transcendance sans altérer sa substance. Or cette question est exactement celle du salut : comment Dieu s’unit-il à la créature qu’il sauve ? Le mouvement exégétique des Livres XI à XIII des Confessions réactive donc la mise en relation de Dieu à la créature qu’instaurait le pacte confessionnel aux Livres I à IX. Comment s’établit, dans cette perspective, le double passage de l’éternité au temps et de la créature au divin ? Demander comment se fait la création, comment le créateur éternel produit la temporalité, méditer sur les rapports du temps et de l’éternité, procéder à l’exégèse du début de la Genèse et travailler à son salut en s’appliquant la parole divine consignée dans l’Écriture, – toutes ces questions se replient les unes dans les autres parce qu’elles obéissent à un seul et même dispositif général. La création et le salut se répondent dans la mesure où les deux mouvements, de l’éternité vers le temps et du temps vers l’éternité, sont analogues quoique inverse.
79La distinction ontologique entre Créateur et créatures a pour raison d’être, selon Augustin, un acte pur de création, celui de la parole divine proférée par le Verbe :
« Comment as-tu fait, ô Dieu, “le ciel et la terre” ? Ce n’est certes pas dans le ciel ni sur la terre que tu as fait le ciel et la terre, ni dans l’air ou dans les eaux, puisque eux aussi appartiennent au ciel et à la terre. Ce n’est pas dans l’univers que tu as fait l’univers, car il n’était pas en tant que lieu où il pût être fait, avant qu’il ne fût fait de façon à être. Tu n’avais rien en main pour faire le ciel et la terre, car d’où te serait venu cet élément, que tu n’aurais pas fait, dont tu ferais quelque chose ? Quelle est la chose qui est pour une autre raison que parce que toi tu es ? Donc tu as parlé, “et les choses ont été faites” [Ps. 32,9], et c’est dans ton Verbe que tu les as faites [cf. Gn 1, 1 ; Ps. 32, 6]. »161
803. Que le monde ne soit pas éternel, mais créé par Dieu, c’est là une affirmation scripturaire [cf. Gn 1, 1] et non une spéculation issue de l’intelligence humaine162. Si Dieu a fait le monde dans un commencement qui est sa parole et son Verbe éternel, faut-il comprendre que le monde est co-éternel à Dieu, que le verbe créateur a commencé avec le monde, que le monde a été créé à un certain moment, avant lequel Dieu se tenait au repos dans son éternité ?..
81La thèse de la création répugne aux raisonnements philosophiques et fait l’objet d’interprétations variées, celles des gnostiques et des manichéens en particulier. De même encore, puisque le Dieu unique existe sous trois modalités personnelles, que Dieu ait créé le monde signifie que chacune des trois personnes divines a participé à l’acte créateur chacune selon sa modalité hypostatique (ou caractéristique personnelle). Et si cette conséquence est tirée d’une prémisse pouvant sembler n’être qu’une construction théologique, il n’en va pas de même de l’affirmation suivant laquelle les personnes divines créent le monde. L’Écriture indique que le Père163, le Fils164 et l’Esprit165 participent tous à cette création comme en témoignent les différents Symboles marquant l’histoire de l’Église166. L’interprétation classique à l’époque d’Augustin des passages de l’Écriture parlant de la création, dit que le Père crée toutes choses par le Fils dans l’Esprit167. C’est donc pour des raisons exégétiques que l’interrogation sur la création (operatio ad extra, “économie”) conduira Augustin, dans le De Trinitate, à clarifier les rapports intra-trinitaires (operatio ad intra, “théologie”).
82Les représentations métaphoriques de l’engendrement du Verbe et du Fils par l’image d’une parole sortant de celui qui parle servant, avec celle de la lumière issue de sa source, à représenter les relations entre les personnes, ne sont pas l’invention d’Augustin. Il les hérite d’une exégèse confrontant en particulier le prologue de l’Évangile de Jean et le récit de la création dans la Genèse168. L’image de la parole présente certes le risque d’induire une représentation portant atteinte à la consubstantialité des personnes et à l’unité divine. Selon cette analogie, le Fils est engendré par le Père comme une parole est proférée par celui qui parle. La parole révèle ce qui demeure à l’état inexprimé dans celui qui parle, mais sans rien y ajouter169. Mais, dans le cas de la divinité, entre l’exprimé et celui qui s’exprime, il n’y a pas de distinction selon la substance, contrairement à ce qui se passe dans l’expression humaine.
83La parole proférée est distincte de la parole à proférer, sans en différer selon l’essence170. La profération ou prolation de la parole humaine et celle du Verbe divin171 s’opposent à trois points de vue. La parole humaine a un début, un milieu et une fin et ne dure que le temps de sa profération (elle est temporelle), alors que la prolation du Verbe divin est éternelle172. La profération de la parole humaine est une création matérielle qui passe par le corps alors que celle du Verbe divin, n’étant pas ex nihilo mais éternelle, est autoproduction de l’essence divine elle-même173. La parole humaine, enfin, tend elle aussi à produire une expression identique en essence à ce qui est à exprimer, c’est-à-dire à permettre une communication où l’âme de celui qui parle se livrerait tout entière et deviendrait parfaitement claire pour l’auditeur. Mais elle ne peut y parvenir. Car, elle ne peut ni se manifester adéquatement ni rendre l’exprimé consubstantiel à l’exprimable174. Deux lignes de pensées procèdent de ces considérations. La première touche à la question des relations entre les personnes divines175, la seconde, à la possibilité d’une union des deux paroles, c’est-à-dire du salut. Cette question fait aussi l’enjeu de la méditation sur le temps et l’éternité. Il ne s’agit donc pas seulement d’un questionnement métaphysique, ni même d’une simple analogie avec la temporalité du récit de vie proposé par les neuf premiers livres.
2. Les exercices de la parole
841. Nous sommes partis de la formulation de la question centrale du Livre XI, celle du temps, et nous avons fait remarquer qu’elle surgit dans un contexte exégétique, en se formulant comme la question du rapport de l’éternité au temps dans l’acte divin de création. Reste que le corps de ce livre parle du temps : en quoi nos remarques contribuent-elles à éclairer ce texte ?
85Le commentaire proposé par P. Ricœur paraît suffire à expliquer la conceptualisation augustinienne du Livre XI176. Selon lui, la mise en rapport de l’éternité et du temps a une triple fonction. D’une part, l’éternité en tant qu’“idée-limite” affecte à la fois le temps et l’expérience dont il fait l’objet d’un coefficient ontologiquement négatif. D’autre part, parce que l’éternité n’est pas le pur extérieur du temps, mais qu’elle le traverse, l’expérience du devenir est marquée en profondeur par la tristesse. Enfin, l’éternité hiérarchise le temps et l’oriente, de sorte que l’expérience temporelle tournée vers l’éternité est supérieure à celle qui s’en détourne. Ce commentaire se conclut par une mise en perspective dont notre propre travail se rapproche beaucoup. P. Ricœur interprète le dispositif des neuf premiers livres des Confessions sous le rapport de l’éternité au temps instauré par le livre XI177. Mais on doit compléter cette analyse d’un autre point de vue, être sensible au caractère plus essentiellement encore exégétique que narratif de la démarche d’Augustin. Peut-être doit-on comprendre que la narrativité est une réappropriation moderne du texte des Confessions, lequel est en réalité gouverné par l’exégèse de soi. Peut-être faut-il affirmer un lien profond entre narrativité, identité, herméneutique et exégèse, reconnaître la nature profondément exégétique et religieuse d’une tentative de saisie de sa propre « identité narrative ». Quoi qu’il en soit, c’est au point de vue exégétique que le problème du temps reçoit sous l’horizon de la question de l’éternité, sinon une solution, du moins une dimension supplémentaire.
86La principale difficulté dont Augustin veut rendre compte dans les Confessions est en effet celle de la manière dont Dieu opère le salut de l’homme à son insu. Les apories du temps n’ont pas seulement un sens ontologique, mais également une signification sotériologique. Il ne s’agit pas seulement de faire remarquer que le passé n’est plus, que l’avenir n’est pas encore et que le présent cesse d’être aussitôt qu’il est, mais aussi et surtout d’esquisser une compréhension de la manière dont le Verbe divin peut orienter et illuminer le verbe humain178. La “solution” des apories du temps n’est pas en elle-même une solution. Le temps dans la conception d’Augustin résulte d’une opération de l’âme qui mesure ses affects (affectio), l’attention au présent, l’attente du futur et le souvenir du passé, par quoi elle est distendue (distensio). De sorte que c’est par l’activité de ces intentions (intentio) de l’âme que se produit le passage du futur vers le passé par le médium du présent179. Mais cette doctrine suppose résolue, ainsi que le rappelle P. Ricœur, une difficulté plus générale, celle des rapports de l’éternité avec le temps. L’âme, temporelle et temporalisatrice, en vient-elle à concevoir quelque chose de l’éternité, et, si tel est le cas, comment ? P. Ricœur distingue quatre éléments par lesquels l’âme est mise en communication avec l’éternité. Le Verbe divin instruit le verbe humain et le fait revenir, c’est-à-dire le place en position d’écoute, de sorte que son cœur est stabilisé180. Reste que, selon P. Ricœur, la comparaison instaurée entre le temps et l’éternité est toujours simultanément intensification de la différence et de l’écart infranchissable qui les sépare, – donc, également, de la négativité et de la charge de tristesse dont le constat de cet écart vient lester l’expérience du temps. Cet aspect est indéniable, mais P. Ricœur manque ici une fonction essentielle de la mise en rapport du temps et de l’éternité. Sa lecture herméneutique laisse dans l’ombre les présupposés exégétiques (et théologiques) du texte dont elle tire sa signification…
872. Les quatre éléments mis en avant par P. Ricœur : instruction, retour, écoute et stabilisation, sont en effet les éléments d’une doctrine trouvant chez Augustin une expression remarquable, et qu’il hérite de la tradition chrétienne. Dans les gnoses, manichéennes ou non, c’est également l’écoute d’une connaissance ou gnosis qui fait revenir l’élu de son exil et stabilise ou affermit sa substance. Il existe également dans la tradition chrétienne une version de cette doctrine181.
88Clément d’Alexandrie explique ainsi que le Fils de Dieu est le véritable pédagogue, dont la voix instruit le peuple hébreu dans l’Ancien Testament, de façon à préparer la réception de sa parole incarnée. Selon lui, cette instruction du Lógos divin réforme le lógos humain182. Enfin, cette exégèse de l’action pédagogique du Fils de Dieu sur l’humanité, parce qu’elle n’est pas seulement explication de la divinité du Lógos, mais simultanément de sa communication avec la création, renvoie également à un sens mystique. Lorsque le fidèle est à l’écoute de la parole divine, lorsqu’il s’ouvre à l’action du Lógos divin, le Dieu éternel entre en communication réelle avec sa créature. On sait que cette doctrine est connue d’Augustin, qui la reformule dans son De magistro. Le Livre XI des Confessions construit cette relation de la parole entre le fidèle et son Dieu.
89Certes l’âme est temporalisatrice, c’est-à-dire qu’elle erre dans des temps mouvants où elle ne peut rien retenir ni tenir de stable. Mais « méditer sur la loi » permet de se mettre à l’écoute de la parole éternelle. Une autre temporalité va germer ici, celle de l’âme stabilisée par l’action de l’Écriture sur l’homme. Cette stabilité ne met pas fin à la situation temporelle de l’homme. Elle met fin aux effets irrémédiablement néfastes de la dispersion temporelle. À cela correspond le thème du Christ-Médiateur dont l’action permet de se détourner des choses transitoires à venir, pour se tourner vers ce qui unifie183. Non pas que l’homme soit d’ores et déjà stabilisé pour l’éternité184, mais que, vivant ici-bas l’action de cette éternité, la parole des Écritures exerce déjà ses effets sur lui. La pratique exégétique des Écritures est le lieu d’émergence d’un travail sur soi faisant du cœur185 l’objet d’une transmutation par laquelle le divin unit à lui l’humain et le “divinise”. Elle est la forme du rapport à soi.
903. La pratique de l’exégèse est l’exercice par lequel s’institue le rapport à soi. Elle est la condition pratique de possibilité d’une transformation et d’une production de soi. Il existe une relation de correspondance et d’isomorphie entre la pratique des Écritures et la manière de se représenter la vie de l’âme ou de l’esprit186. Celle-ci est, par exemple, décrite dans le livre XI des Confessions comme une triple activité dont résulte la temporalité :
« Mais comment diminue-t-il ou s’épuise-t-il, ce futur qui n’est pas encore ? Ou comment s’accroît-il, ce passé qui n’est plus, sinon par le fait que, dans l’esprit qui agit en faisant cela [sc. réciter en pensée des chants, des vers, des discours], il y a trois actions ? Car il est en attente, et il est attentif et il se souvient, de sorte que ce qu’il attend passe par ce à quoi il est attentif, pour aboutir à ce dont il se souvient. Et qui nie que les choses passées n’existent plus ? Mais il y a encore dans l’âme la mémoire des choses passées. Et qui nie que le temps présent manque de taille puisqu’il passe en un instant ponctuel ? Mais l’attention perdure, et c’est par elle que ce qui sera est conduit à l’absence. Il n’est donc pas long le temps futur qui n’est pas, mais un long futur, c’est une longue attente du futur, – pas plus qu’il n’est long ce temps passé qui n’est plus, mais un long passé, c’est un long souvenir de ce qui a été. »187
91La méditation sur le temps se fait méditation sur la vie intérieure de l’âme, c’est-à-dire sur la parole intérieure. Expectatio : le mouvement de l’âme, par sa tension vers les choses à venir, en fait surgir la présence. Attentio : par ce mouvement l’âme mesure et fait apparaître présence du présent. Memoria : par le souvenir qu’elle en conserve, l’âme confère au temps passé sa durée et sa longueur. Il est tentant de voir dans l’attente, l’attention et la mémoire les trois facultés de l’âme ou de la conscience dont surgisse le temps et constituant, pour le regard rétrospectif du lecteur moderne une sorte de préfiguration, de la thèse d’une subjectivité temporalisatrice. Selon cette lecture, qui applique rétrospectivement au texte augustinien, un modèle philosophique ultérieur, on devra lire chez Augustin une conception de la conscience comme tension et intention188. Nous gagnerions sans doute en exactitude, si nous prenions garde de nous souvenir que ce passage des Confessions qui donne le mouvement et la vie propre de l’âme pour une triple “tension” d’attente, d’attention et de mémoire, s’inscrit dans l’analyse d’un exemple renvoyant à la pratique de la lecture ou de la parole, du chant qui profère le nom du Dieu de la Genèse, créateur de toutes choses :
« Dĕŭs crĕātǒr Ōmnǐūm »189.
92Ce que l’âme mesure dans le paragraphe que venons de citer, c’est l’alternance des syllabes brèves et des syllabes longues du premier vers d’un chant ambrosien. La pratique du chant, et plus généralement celle de la lecture, sont le lieu de naissance d’une représentation de la vie de l’âme la faisant consister en son mouvement intérieur. Travailler sur soi, c’est lire, car, dans la lecture, les écritures impriment à l’âme un certain mouvement – mouvement divin et divinisant si les Écritures sont divines et si la lecture est opérée dans les règles. L’âme est certes temporalisatrice, car le mouvement de sa vie intérieure est celui-là même de la parole – c’est-à-dire du texte en tant qu’il prend vie dans la parole qui l’active. Il suffit de comparer à une page où Quintilien décrit le procédé de la lecture l’analyse de l’exemple proposé par les Confessions, pour voir combien cette pratique modèle l’expérience de soi. Augustin décrit ainsi la pratique du chant :
« Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente (expectatio) se tend (tensio) vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues (distendo), vers la mémoire (memoria) à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attention (attentio) est là, présente ; et c’est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, avance, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout entière soit épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans la mémoire. »190
934. La proximité de ce passage avec les techniques de lecture décrites par Quintilien dans son Institution ne peut être un pur hasard. Après avoir imaginé qu’on lui confie Alexandre, Quintilien expose les techniques par lesquelles on apprendra à reconnaître et à tracer les lettres, puis les syllabes, puis les mots, et met en garde contre les dangers que fait courir la tentation de mettre l’enfant trop tôt à la lecture. Lire est en effet une activité difficile, parce qu’elle exige une « division de l’intention de l’esprit » :
« Regarder en avant, à droite, comme le conseillent tous les maîtres, et observer à l’avance ce qui est écrit, c’est affaire de méthode, mais aussi de pratique, car, tout en portant les yeux vers ce qui suit, il faut dire ce qui précède et, ce qui est très difficile, partager l’intention de l’esprit en faisant une chose avec la voix, une autre avec yeux. »191
94La division opérée dans l’esprit par l’exercice de lecture correspond à la description des mouvements de l’âme dans la parole et à son mouvement temporalisateur que propose Augustin dans ses Confessions. L’œil est tendu vers l’avant, dans l’attente de ce qui vient après. La bouche prononce ensuite de sa voix ce qui est écrit. L’esprit enfin doit conserver en lui l’union de ce que son activité divise. De même, chez Augustin, l’âme est d’abord tendue (tensio) vers la totalité du chant, puis son attention (attentio) surmonte la césure que l’acte de distention (distentio) instaure entre chaque élément du chant, pour les faire s’écouler les uns dans les autres. Le paradoxe de la discursivité, pourrait-on dire, consiste en ce qu’elle pose la parole comme une et multiple, ou encore comme une succession unifiée.
95Augustin étend ce modèle à l’existence de l’humanité prise en général et au mouvement même du devenir de la création : « cela se produit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes les actions de l’homme ; cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les “enfants des hommes”, dont les parties sont toutes les vies des hommes »192. Et l’activité de lecture et d’exégèse des Écritures se greffe sur cette description :
« abandonnant les jours du vieil homme, je me rassemble en suivant l’un, “oubliant le passé”, tourné non pas vers les choses futures et transitoires mais “vers celles qui sont en avant” et vers lesquelles je suis non pas distendu mais “tendu, je poursuis”, dans un effort non pas de distension, “mais d’intention”, mon chemin “vers la palme à laquelle je suis appelé là-haut, pour” y “entendre la voix de la louange et contempler” tes “délices”, qui ne viennent ni ne passent »193.
96Le renouvellement de l’homme intérieur est ici opéré par l’activité de lecture des Écritures, par laquelle son cœur est transformé et façonné, recevant en lui-même la parole divine qui y développe son énonciation éternelle, jusqu’à transformer la chair par sa puissance salvatrice. On n’en conclura pas nécessairement que toute métaphysique d’une temporalité engendrée par le mouvement de l’esprit soit nécessairement une théologie déguisé ou un discours oublieux de ses origines. Il n’en reste pas moins que l’exégèse entendue comme exercice de la parole – rapport d’union salvatrice à la parole divine – fournissant ses règles à un travail sur soi modelant l’intériorité, le cœur, et le cadre d’apparition de la thèse augustinienne194. La liaison de cette structuration de soi reposant sur un rapport privilégié à un texte sacré et de la mise en ordre du récit de sa propre histoire constitue le dispositif-clef de l’intériorité augustinienne : celle-ci résulte d’un travail sur soi induit par des pratiques d’exégèse et de parole, créatrices d’“identité”, si l’on veut, historiquement situées et religieusement déterminées en tous les cas.
Conclusion. De la vie intérieure au rapport à soi
97C’est à la lumière de l’analyse que nous venons de conduire qu’on peut, pour conclure, préciser le statut de la “vie intérieure” chez Augustin. Faire d’Augustin un penseur de l’intériorité, et des Confessions le lieu principal de la naissance de l’intériorité en Occident, ne va, en effet, pas de soi.
981. Chacun certes connaît les passages les plus célèbres dans lesquels apparaissent des expressions de l’intériorité :
« Malheur ! Malheur ! Par quels degrés ai-je été entraîné aux profondeurs de l’enfer, oui d’un enfer de souffrance et de fièvre, faute de vérité, alors que c’est toi, mon Dieu – je te le confesse à toi qui as eu pitié de moi, même quand je ne te confessais pas encore – alors que c’est toi que, non pas en suivant l’intelligence de l’esprit (mens) qui me met selon ta volonté au-dessus des bêtes, mais en suivant le sens de la chair, c’est toi que je cherchais. Mais toi tu m’étais plus intérieurement présent que ma propre présence intérieure, et tu étais supérieur à ma propre cime. »195
99Il fut une époque durant laquelle Augustin ne vivait pas dans cette union à Dieu dont témoignent l’ascèse exégétique des livres X à XIII des Confessions. Il désigne rétrospectivement dans cette vie une présence divine, plus profonde et plus active que l’activité intérieure qui paraissait l’animer. Mais en réalité il s’agit de donner l’activité de la parole divine pour perpétuellement à l’œuvre dans l’homme, quand bien même elle s’y exercerait à son insu. C’est dans le contexte d’une quête, celle qui lui fait chercher la sagesse dans le nom du Christ, puis dans l’exégèse manichéenne des Écritures, qu’Augustin prononce cette phrase : « tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ». Il n’est pas légitime, si l’on veut comprendre ce que signifie l’“intérieur” dont il est ici question du point de vue-même du texte où il s’énonce, de séparer l’interprétation qu’on en donne de la pratique dans laquelle Augustin la situe, c’est-à-dire celle de la lecture et de l’exégèse des Écritures. C’est parce qu’il cherchait le nom du Christ et la mise en présence de la parole divine qu’Augustin, dans sa période manichéenne, dit s’être fourvoyé. Non parce qu’il se serait détourné de Dieu, ni même parce qu’il l’aurait cherché ailleurs que dans les Écritures où l’auteur des Confessions le trouve. Mais parce qu’il le cherchait en obéissant à des règles de mise en rapport et d’interprétation des Écritures, qui lui en barrait l’accès, celles des manichéens. Il était bien en présence des Écritures, mais n’y discernait pas la vérité. De sorte encore que les Écritures lui étaient bien présentes, mais que lui-même ne leur était pas présent.
100Exprimée du point de vue du thème de la grâce, l’idée serait que Dieu prévient sa créature alors même que celle-ci ne le sait pas : « je te le confesse à toi qui as eu pitié de moi, même quand je ne te confessais pas encore ». Malgré son caractère approximatif, cette antithèse permet d’apercevoir le sens de l’activité de confession. Elle a pour fonction d’établir la véritable mise en présence avec la divinité, c’est-à-dire avec les Écritures où Dieu se présente à l’homme. Et, grâce à cette mise en présence, elle permet de se rapporter à soi-même de façon éclairée. Le véritable rapport à soi ne s’instaure que sous la gouverne d’un rapport aux Écritures (= à Dieu). Ce n’est pas une conscience qui se tourne vers Dieu, c’est Dieu qui, dans l’exercice d’exégèse et d’écriture de soi, tire à lui et fait être présente à elle-même une présence intérieure. L’intériorité naît d’un travail sur soi, lorsque le cœur accueille une parole – la parole intérieure de Dieu, donnée pour éternelle et consubstantielle au Père – et l’inscrit en lui par un exercice de méditation dont l’exégèse fixe les règles et le cadre.
101Intimo meo n’est pas ici séparable du tu eras interior, ni summo meo dissociable de superior. C’est l’action en l’homme de la parole divine qui révèle l’homme à lui-même et le fait être. Ce n’est pas en revenant à soi-même qu’il découvrirait en lui-même la divinité, comme une sorte de centre de la conscience que celle-ci retrouverait en elle-même. Il n’existe donc pas en l’homme de profondeur de la conscience, ou d’intériorité autonome et indépendante de la relation à l’action divine. D’autre part, la divinité elle-même, en tant qu’elle agit et parle dans les Écritures, est censée rendre possible cette présence intime. Ce qui est présent, c’est le nom du Christ, la parole de Dieu, les Écritures en qui sont le Verbe divin engendré par le Père196. C’est ce qui fait être cette présence à soi dont témoignent les Confessions et qui n’est pas séparable de l’activité religieuse où elle naît.
102La pratique religieuse des textes sacrés n’est pas un contexte neutre, où émergerait une vérité éternelle et objective de la nature humaine, une vérité pour ainsi dire détachable de la forme où elle s’énonce. Si l’on veut y voir les racines de l’identité, celle-ci est un cas particulier de rapport à soi qui naît avec la mise en forme chrétienne du cœur. Être soi-même revient ici à s’incorporer les Écritures, à s’unir à la parole de Dieu. Inscrire en soi-même et dans son cœur les Écritures, s’exercer à les expliquer et à se les appliquer, entrer en rapport avec soi-même comme une créature susceptible d’accueillir en elle-même une présence pour être elle-même. Toutes ces expressions résument le dispositif où s’organise le rapport à soi chez Augustin. On peut appeler “vie intérieure” de l’homme cette dimension, inconnue jusqu’aux Confessions d’Augustin. Mais à la condition toutefois d’y voir le résultat de l’interaction des Écritures et de sa pratique exégétique et confessionnelle. Cette “vie intérieure” n’est pas une profondeur préexistant à la pratique de l’exégèse de soi et à l’exercice de la parole. Elle en est au contraire le résultat.
1032. La miniature que le moine Gérard a placée à l’orée de sa copie du Livre IX des Confessions, représentant la scène du baptême d’Augustin, est en somme une représentation du rapport à soi qui se met en place à partir de cette époque197.
104La main de Dieu, symbole de sa Puissance sort du cercle et se tend vers Ambroise de Milan auréolé de sa sainteté, en un geste que l’évêque répète sur la tête d’Augustin assis dans les fonds baptismaux ; le parrain du jeune Augustin le tient par l’épaule et lève vers la Puissance divine un cierge dont la flamme, traversant le cercle du divin, vient presque l’effleurer. De sorte que le cercle sacramentel qui unit Dieu, l’évêque, le baptisé et la prière se referme. Mais l’essentiel dans cette image, c’est ce qui en fait le centre. Dans sa main gauche, l’évêque qui transmet au fidèle la puissance divine tient le texte divin ; celui-ci est le cœur du rapport à soi comme il est au centre de la cérémonie du baptême opérant l’inscription de la parole divine dans le cœur du catéchumène. Le rapport à soi est gouverné par le rapport à Dieu, et la possibilité de cette mise en relation de la créature et du créateur est opérée par la parole de ce texte divin – parole dédoublée et unifiée dans la prolation ou avancée de Dieu vers le monde, et dans l’exégèse par laquelle le fidèle s’applique aux Écritures pour en imprimer la trace dans son être personnel.
105Durant plus d’un millénaire, cette image a illustré la courbure propre du rapport à soi dans lequel le sujet occidental a pris expérience de lui-même et s’est vu prescrire les modalités du travail sur soi : l’être personnel ne se forme, durant cette période, qu’en imprimant en soi les Écritures. L’action de la parole divine est mise en œuvre par les pratiques de soi, dont la règle générale et s’interpréter à l’aide des Écritures et de se les appliquer à soi-même. Avant que ce que l’on pourrait appeler l’impératif scripturaire ne soit entré progressivement en déclin, il n’est pas fondé de parler de subjectivité. Cette manière de nous représenter nous-même, qui nous paraît si naturelle, n’est au fond que d’une origine fort récente – encore faut-il souligner que les anciennes règles scripturaires du travail sur soi la modèle beaucoup plus que son propre dispositif ne la porte à le reconnaître.
Notes de bas de page
1 Voir le recueil de textes donnés en Appendice.
2 Voir Conf., VII, x, 16.
3 Voir Conf., X, viii, 14 et 15 ; Conf., X, ix, 16.
4 Voir e. g. Conf., X, xi, 18 ; Conf., X, xviii, 27 ; Conf., I, xx, 31.
5 Voir Conf., VII, viii, 12 ; Conf., VII, xvii, 23 et X, xl, 64.
6 Voir Conf., X, vi, 8 ; Conf., X, vi, 9 ; Conf., X, xxi, 30 ; Conf., XIII, xxvi, 41.
7 Voir Conf., XI, ix, 11 ; Conf., III, v, 9 ; Conf., XI, ii, 4.
8 Voir e. g. Conf., III, i, 1 ; Conf., VI, iv, 5 ; Conf., III, vi, 10.
9 Voir e. g. Conf., VIII, vi, 15 ; VIII, vii, 18 ; VIII, xi, 25 ; Conf., IX, iv, 10 ; Conf., IV, xiii, 20.
10 Voir e. g. Conf., I, xiii, 21 ; Conf., IX, ix, 21 ; Conf., X, iii, 4 ; Conf., I, vi, 7.
11 Voir Conf., IX, iv, 10 ; Conf., X, vi, 10 ; Conf., X, xxxiv, 52 ; Conf., XI, v, 7. Malebranche a fait de cet aspect de l’augustinisme une dimension centrale de sa pensée (voir notre travail sur La chair, le cœur et la grâce, II-D, pp. 522 sv.).
12 Voir Conf., VII, vi, 8.
13 Voir Conf., XI, viii, 10 ; Conf., XII, xvi, 23.
14 Voir e. g. Conf., VII, vii, 11 ; Conf., X, xxvii, 38.
15 Voir Conf., XI, iii, 5.
16 Voir la formule la plus célèbre : Conf., III, vi, 11 ; voir aussi : Conf., IX, i, 1.
17 Voir Conf., XI, vi, 8 ; Conf., XII, xi, 11 ; Conf., XII, xi, 12 ; Conf., XII, xv, 18 ; Conf., XII, xx, 29 ; Conf., XIII, xxix, 44.
18 Voir Pascal, Laf. 545.
19 Jansénius, Traduction d’un Discours de la réformation de l’homme intérieur. Où sont établies les véritables fondements des Vertus Chrétiennes, selon la doctrine de Saint Augustin, Traduit par Pierre Arnault d’Andilly, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre le Petit, 1644.
20 Voir Bossuet, Traité de la concupiscence, (ouvrage posthume publié à Paris en 1742).
21 L’expression “triple concupiscence” figure dans les Confessions pour désigner ce dont il s’agit dans ce passage (voir Conf., X, xli, 66 : « consideraui languores peccatorum meorum in cupiditate triplici »).
22 I Jn 2, 15-17. Nous traduisons le texte donné par Augustin dans l’Ep. CCXX, 6 et 9 : « 15 Nolite diligere mundum, nec ea quæ in mundum sunt. Si quis dilexerit mundum, dilectio Patris non est in eo [var. : non est charitas Patris in illo] ; 16 quia omnia quæ in mundo sunt, concupiscentia carnis est, et concupiscentia occulorum, et ambitio sæculi, quæ non est a Patre, sed ex mundo est. 17 Et mundus transit et concupiscentia ejus ; qui autem fecit uoluntatem Dei, manet in æternum sicut et Deus manet in æternum ». Texte de Jérôme : « 15 Nolite diligere mundum, neque ea quæ in mundo sunt. Si quis diligit mundum, non est caritas Patris in eo ; 16 Quoniam omne quod est in mundo, concupiscentia carnis est, et concupiscentia ocularum, et superbia uitæ ; quæ non est ex Patre, sed ex mundo est. 17 Et mundus transit, et concupiscentia ejus ; qui autem facit uoluntatem Dei, manet in æternum ».
23 Voir Conf., X, vi, 8 et X, xxvii, 38-xxviii, 39.
24 L’amour est ici une aspiration et non, comme chez Plotin, une représentation, le souvenir de sa présence (Voir Enn., V, 8, § 11, li. 1-19, et ci-dessus Chapitre II, III, pp. 124 sv.).
25 Voir Conf., X, xxix, 40.
26 Conf., IX, x, 23 : « conloquebamur… ».
27 Voir Conf., X, xxviii, 39.
28 Conf., X, xl, 65-xlvi, 66 : « et aliquando intromittis me in affectum multum inusitatum introrsus ad nescio quam dulcedinem, quæ si perficiatur in me, nescio quid erit, quod uita ista non erit. sed reccido in hæc ærumnosis ponderibus et resorbeor solitis, et teneor et multum fleo, sed multum teneor. tantum consuetudinis sarcina digna est ! hic esse ualeo nec uolo, illic uolo nec ualeo, miser utrubique. ideoque consideraui languores peccatorum meorum in cupiditate triplici, et dexteram tuam inuocari ad salutem meam. uidi enim splendorem tuum corde saucio et repercussus dixi : quis illuc potest ? proiectus sum a facie oculorum tuorum. » (trad. B. A. no 14, pp. 259-261 ; nous soulignons ; [droits réservés]).
29 Voir Conf. VI, xi, 20. Augustin se reproche d’avoir cru que la continence relevait des forces humaines et n’était pas un don de Dieu. Il oppose Sagesse 8, 21 à la première conviction.
30 Voir Conf. X, xxix, 40 et X, xxxi, 45.
31 Voir Conf. VIII, xi, 27.
32 Voir Conf., X, xxx, 41.
33 Voir Jamblique, Vie de Pythagore, § 64-65. Voir sur cette question M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin.
34 Voir e. g. Sextus Empiricus, Adu. math., VIII, 397 sv. et Cicéron, Ac. Sec., II, xi.
35 Voir e. g. Philon d’Alexandrie, Perí toû pánta spoudaîon heleutheron eînai, II, 45 et Plutarque, De aud. poët., 12, 33.
36 Voir e. g. De ira, II, iv, 1.
37 Voir e. g. Jean Climaque, Échelle, XV, 74 ; Marc le Moine, Deux cents chapitres…, §§138-141 ; Philothée le Sinaïte, Chapitres neptiques, §§33-37 ; Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, I, 84, dans la Philocalie des pères Neptiques.
38 Voir De Duab. an. c. man.
39 Voir Conf., X, xxx, 41, li. 22.
40 J.-J. O’Donnell note que l’explication proposée par le Livre X ne mentionne pas le diable comme agent de la tentation (t. III, p. 208).
41 Voir Confessions, X, xxx, 41 à X, xxvii, 60.
42 Conf., X, xxxi, 44. Nous choisissons ce passage comme un exemple d’apparition du terme “tentation”. Si l’on consulte l’index des Confessions à la racine tempt-, on verra que le passage que nous étudions ici concentre le plus grand nombre d’emplois de ce terme, voire la quasi totalité.
43 Comparons la formule que nous venons de citer à : « Ainsi, au milieu de ces tentations où je suis placé, je lutte chaque jour contre la concupiscence [concupiscentia] du boire et du manger » (X, xxxi, 47, trad. modifiée) ; « Et cependant, que de bagatelles infimes et méprisables tentent chaque jour notre curiosité » (X, xxxv, 57) ; « Nous sommes tentés par ces tentations chaque jour, Seigneur ; sans relâche nous sommes tentés » (X, xxvii, 60) Une bonne partie des emplois de l’adverbe cotidie appartient au Livre X et beaucoup expriment cette nécessité d’une lutte quotidienne.
44 Voir Pascal, Pensées, Laf. 75.
45 Conf., X, xliii, 70.
46 Voir Conf., X, xxxv, 54.
47 Voir Conf., X, xxxvi, 59, xxxvi, 60, xxxvii, 61 et xxxi, 64.
48 Conf., X, xxxvi, 59.
49 Voir respectivement Conf., X, xxx, 41 ; X, xxxi, 43-47 ; X, xxxii, 48 ; X, xxxiii, 49-50 ; et X, xxxiv, 51-52.
50 Sur le rapport entre curiosité et mémoire, voir H. Blumenberg, La légitimité des temps modernes, III § V, pp. 322 sv. et III § VI, pp. 352 et suivant. Les comparaisons de l’indiscrète curiosité (tolmè, tólma) chez les gnostiques et dans le néoplatonisme (voir Plotin, Enn., II, 9, § 22 et V, 1, 1), et de la notion de curiositas comme critère, chez les Pères de l’Église, de l’hérésie, sont éclairantes.
51 Conf., X, xlii, 67.
52 Ep. CLVII, I, 2 :« utrum in hac uita quisquam ita iustitiæ perfectione proficiat, ut hic sine ullo uiuat omnino peccato ».
53 Sur la doctrine de la concupiscence au xviie siècle, voir notre travail sur La chair, le cœur et la grâce, Chapitre VII, t. II, pp. 471-491.
54 Voir la citation de Sagesse 8, 21 : Conf., X, xxix, 40, li. 22-25.
55 Sur Évagre (345-1/1/399) voir Dictionnaire de la mystique, art. « Évagre », pp. 286-287, et J. Quasten, Pères de l’Église, t. III, p. 246-257.
56 Sur Jean Cassien (~360-~435) voir Dictionnaire de la mystique, art. « Cassien », pp. 142-143 et J. Quasten, Pères de l’Église, t. IV, pp. 664-667.
57 Sur Jean Chrysostome (344/354-14/9/407) voir J. Quasten, Pères de l’Église, t. III, pp. 595-675.
58 Voir De fide et symbolo, IX, 16 ; et De Trin., V, ix, 10 : Augustin se sert, non pas de la formule grecque “une seule ousía, trois hypostases”, mais de la formule latine “une seule essence ou substance (essentiam uel substantiam), et trois personnes (personas)”, où le mot “personne” équivaut à “ prosopon” et “hypostase” dans le sens que ces termes prendront après le concile d’Éphèse. Le dogme de la Trinité exige de préciser les caractéristiques qui permettent de distinguer les personnes les unes des autres et qui ne doivent n’introduire aucune différence selon l’essence dans la substance divine. Dans le De fide et symbolo (393), Augustin explique que les Grecs ont caractérisé la personne du Fils par l’engendrement – mais qu’il n’a pas trouvé chez eux la caractérisation de l’Esprit. On pourrait évidemment y objecter que cette caractéristique y est définie par le fait de procéder (Voir V. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient et V. Karayanis, Maxime le Confesseur).
59 Grégoire le Grand, dans ses Moralia (cf. e. g. XXXI, 85, P. L., t. LXXVI, 821 sv.), a choisi de réunir tristesse et acédie sous un seul genre, de sorte qu’aux « huit pensées de malice » correspondent les “sept péchés capitaux” : orgueil, avarice, impureté, gourmandise, envie, colère, paresse.
60 Plus précisément les livres V-XII [voir P. G., t. XXVII, 872-905] tels que les reprend le recueil de la Philocalie neptique.
61 Voir J.-Cl. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles : la suite des pensées mauvaises y est étudiée dans tous leurs détails.
62 Conf., X, xxxi, 44, li. 21 ; X, xxxi, 45.
63 Conf., X, xxx, 41.
64 Conf., xxxviii, 60, li. 24.
65 Conf., X, xxxviii, 63.
66 Conf., X, xxxvi, 59 sv.
67 Jean Cassien écrit : « [Ce démon] attaque le moine à la sixième heure, le rendant languissant et fiévreux, lui faisant prendre en haine le lieu-même où il habite, les frères qui vivent avec lui, toute occupation et même la lecture des divines Écritures. Il lui suggère de changer de lieu, dans la pensée que, s’il ne part pas en d’autres lieux, il perdra complètement sa peine et son temps. […] il lui suggère la pensée qu’il ne pourra être délivré de cette maladie et de ce fardeau qu’en sortant continuellement pour aller voir des frères, sous prétexte de profit spirituel ou pour rendre visite à des malades » (Institutions cénobitiques, X, 2-5 in Philocalie des Pères neptiques, P. G., t. XXVII, 872-905). Anatole France a fait de ce mélange de paresse et de tristesse, fort proche de l’ennui qui, selon Pascal, surgit en l’absence du divertissement, le thème de son roman Thaïs.
68 Voir Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 16-18.
69 Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 19, li. 282 (p. 103). Sur le rapport instauré entre l’éducation profane et l’éducation morale du chrétien, voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation, III, ix.
70 Voir Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 20, li. 288 sv. L’âme y est encore comparée à une perle ou une goutte d’eau molle, qui est façonnée en sphère (21) ; à une statue à sculpter ou à un tableau à peindre (22).
71 Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 23.
72 Voir Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 24-25.
73 Voir Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, respectivement : §§28-35 ; 36-53 ; 54 ; 55-62 et 63.
74 Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 28, li. 371 sv. ; voir I Cor. 6, 19.
75 Jean Chrysostome, Sur la vaine gloire…, 28, li. 375 ; voir Ps 118, 103 ; Ps 18,11. C’est une citation des Écritures : « Seigneur, place une sentinelle à ma bouche ».
76 Possidius de Calame, Vie de saint Augustin, XXXI, P. L., t. XXXII, 63-64 : « il avait fait faire des copies des Psaumes pénitentiaux de David qui sont en petit nombre, et, de son lit, pendant sa maladie, il jetait les yeux sur ces copies placées sur la muraille, il les lisait en versant des larmes abondantes et continuelles ». Voir A. Sage, La vie religieuse selon saint Augustin.
77 Ce vocabulaire est déjà employé dans les Livres I à IX des Confessions, mais il sature littéralement le texte à partir du Livre X. Voir e. g. Conf., X, i, 1 : « faire la vérité dans mon cœur » ; X, ii, 2 : « je ne la fais pas avec les mots de la chair et ses cris, mais avec les mots de l’âme et la clameur de la pensée » ; X, iii, 3 : « des oreilles qu’ouvre la charité » ; X, iii, 4 : « ces confessions […] remuent le cœur » ; X, iii, 4 : « leur oreille n’est pas contre mon cœur », « ils ne peuvent diriger ni l’œil, ni l’oreille, ni l’esprit » ; X, iv, 5 : « non des fils d’une autre race dont la bouche… », « que des hymnes et des larmes montent à la fois en ta présence, venant des cœurs fraternels » ; X, iv, 6 : « aux oreilles des croyants » ; X, vi, 8 : « tu as frappé mon cœur de ton Verbe », « mes yeux d’ici », « aux étreintes de la chair » ; X, vi, 9 : « les portes de ma chair », « et voici un corps et une âme qui sont en moi, à ma disposition, l’un à l’extérieur et l’autre à l’intérieur », « l’homme intérieur a pris connaissance de ces êtres par l’entremise de l’homme extérieur ; c’est moi, l’homme intérieur, moi, moi, l’esprit, par les sens de mon corps » ; X, viii, 12 : « la main de mon cœur les chasse du visage de ma mémoire » ; X, xiv, 22 : « la bouche de la pensée », « la porte de la chair » ; X, xvi, 25 : « C’est moi qui me souviens, moi l’esprit ».
78 Retr. II, vi, 1 : « Confessionum mearum libri tredecimi […] in eum [sc. Deum] excitant humanum intellectum et affectum ; interim quod at me attinet, hoc in me egerunt cum scriberentur, et agunt cum leguntur ».
79 Conf., IX, x, 23.
80 Conf., IX, x, 24.
81 Conf., X, xl, 65.
82 Le statut des thèses ontologiques engagées par ces doctrines et la distinction de cette structure de pensée avec celles du néoplatonisme et du christianisme ont été examinées ci-dessus, Chapitre II, pp. 130 sv. Sur la nature exégétique de ces doctrines, voir ci-dessus Chapitre I, pp. 47 sv. et pp. 80 sv.
83 H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, Chapitre I.
84 On trouvera dans le livre de H. Blumenberg, La légitimité des temps modernes, II § I, pp. 137 sv. et III § V, pp. 325 sv. (1e éd. 1966), des remarques stimulantes sur la signification de la pensée gnostique. Ce, malgré quelques objections : Marcion et Valentin ayant vécu dans la première moitié du IIe siècle, on voit mal, Plotin étant né en 205, comment la gnose aurait pu « utiliser le système néoplatonicien » (p. 138), à moins de parler de la gnose tardive ; l’idée suivant laquelle la philosophie Antique aurait laissé non résolu le problème du mal (ce qui suppose d’ailleurs qu’il s’agit d’un problème à résoudre) et selon laquelle « la métaphysique antique n’est pas même une cosmodicée, une justification du monde » (p. 137) suppose d’exclure du champ de l’Antiquité le stoïcisme, et de négliger la période hellénistique (stoïcisme impérial, moyen-platonisme et philosophie alexandrine, par exemple). On avouera préférer sur ce point les exposé offert par J. Pépin dans sa pourtant plus ancienne mais plus exacte Théologie cosmique et théologie chrétienne.
85 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, Introduction.
86 Le mythe proposé par H. Jonas dans sa réflexion Sur le concept de Dieu après Auschwitz pour répondre à la question du mal est une sorte de réponse à la compréhension gnostique du monde. On sait d’autre part son intérêt pour les gnoses.
87 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, Introduction.
88 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, p. 39.
89 Voir Fr. Décret, Aspects du manichéisme dans l’Afrique romaine, p. 296 sv.
90 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, p. 40 sv.
91 Voir L’Évangile de vérité (= Librairie de Nag Hammadi, I, 3 et XII, 2) 28, 16-29, 11 [trad. J.-E. Ménard, Nag Hammadi Studies, t. II, pp. 55-56 ou trad. H. W. Attridge et G. W. MacRae, dans J. M. Robinson (éd), The Nag Hammadi Library, pp. 45 sv.].
92 Voir The Nag Hammadi Library, I, 5, pp. 94 sv. = The Tripartite tractate, 118, 14-122, 12.
93 Il s’agit d’un engendrement plus que d’une création : Irénée de Lyon (Contre les hérésies, I, I, 1-IX, 5) insiste sur le thème valentinien des syzygies, des mariages dont résultent progressivement la totalité de toutes les réalités.
94 Voir Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, vii, 5.
95 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, pp. 270-284.
96 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, pp. 272-273.
97 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, p. 13 sv. À comparer avec ce qui correspond à ce thème dans le manichéisme, le mythe de l’Homme primordial (voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, p. 37 sv.).
98 Voir Le Traité de la résurrection, 43, 14 sv. (= The Nag Hammadi Library, I, 4, éd. cit., p. 55).
99 Évangile de Barthélemy, f g t 2, Patrologie Orientale, t. II, pp. 187-188.
100 Voir Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, v, 1 et vi, 2-3.
101 Voir Irénée de Lyon, loc. cit. ; Augustin, De hær., ad Quod., I et VI ; et Épiphane de Salamine, Panarion, XXV, 3 à 9.
102 Voir De hær. ad Quod., LVI. Gnose et manichéisme s’accordent sur ce point.
103 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, pp. 53 sv.
104 Voir Conf., III, vi, 10 et De hær. ad Quod., XLVI : « duo principia inter se diuersa et aduersa, eademque æterna et coæterna, hoc est semper fuisse ».
105 Ctr. epist. man. quam uoc. fund., XII, 15 ; XIII, 16 ; XV ; XXVIII, 31.
106 Conf., III, x, 18 : « immo uero particulas dei ». Voir aussi Conf., III, vi, 10.
107 Ctr. epist. man. quam uoc. fund., XII, XIII et XV.
108 Ctr. epist. man. quam uoc. fund., V, 6.
109 Voir Alexandre de Lycopolis, Ctr. doctr. Mani, III, 6, pp. 59-60, dont le témoignage doit être comparé à ceux d’Augustin.
110 Voir De cont., VII, 18 et IX, 22 ; De nat. bon., XLIV, 44-XLVII, 47.
111 Voir Alexandre de Lykopolis, Ctr. doctr. Mani, IV, 6-7, p. 60.
112 Ctr. Faust., XX, II, 2.
113 Voir De ag. christ., III, 3.
114 Conf., III, vi, 10 : « conmixtione syllabarum nominis tui et domini Iesu Christi et paracleti consolatoris nostri spiritus sancti ». Le rapprochement avec Ctr. Faust. XX, II, 2 est signalé par tous les commentateurs (voir par exemple J.-J. O’Donnell, op. cit. ad loc. et B. A. no 13, pp. 668 sv.).
115 Conf., III, vi, 10.
116 S. Pétrement, Le dieu séparé, p. 39 et p. 41.
117 Voir De hær. ad Quod., XLVI ; De nat. bon., XLIV, 44.
118 Voir De hær. ad Quod., XLVI ; De nat. bon., XLIV, 44.
119 Voir De hær. ad Quod., XLVI et De ut. Cred. ad Honoratum, VI, 13.
120 Voir Conf., III, x, 18.
121 Voir De hær. ad Quod., XLVI ; De nat. bon., XLIV, 44.
122 Voir De hær. ad Quod., XLVI ; De nat. bon., XLIV, 44 (comparer avec Épiphane de Salamine, Panarion ; voir W. Foerster, Gnosis. A Selection of gnostic texts, Chapitre XX, pp. 313-325).
123 Voir P. Alfaric, Les Écritures manichéennes, pp. 25-47.
124 Voir H.-C. Puech, Le manichéisme. Son fondateur. Sa doctrine, p. 66.
125 Voir le Dieu cosmique de Festugière.
126 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé.
127 Voir De mor. manich., De nat. bon., De cont.
128 Les pages qui suivent doivent beaucoup au livre de Jean Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne. L’analyse présentée ici ne prétend pas être exhaustive : sur la gnose valentinienne, voir l’Appendice I de notre thèse La chair, le cœur et la grâce, tome III, pp. 736 sv.
129 Voir De ciu. Dei, VI, I-VIII (doctrine de Varron) ; VII ; VIII et Pseudo-Plutarque, Des opinions des philosophes, I, VII. Voir aussi Lucrèce, De natura rerum, V, 114 sv. et 1183 sv ; Cicéron, De natura deorum, II, V, 13 sv.
130 Voir Cicéron, De natura deorum, III, XX, 51.
131 Cicéron, De natura deorum, II, VII, 18.
132 Cicéron, De divinatione, II, XIV, 33.
133 Cicéron, De natura deorum, II, VII, 18-VIII, 22.
134 Voir Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste.
135 Voir Plutarque, De la face qui apparaît dedans le rond de la Lune, 945c.
136 Voir Plutarque, De la face qui apparaît dedans le rond de la Lune, 28-30.
137 Voir Plutarque, De la face qui apparaît dedans le rond de la Lune, 28, 943a-b.
138 Voir Plutarque, De la face qui apparaît dedans le rond de la Lune, 29, 944b-c.
139 Voir Plutarque, De la face qui apparaît dedans le rond de la Lune, 30, 944c-d.
140 Voir Plotin, Ennéade V, 6, § 4, li. 16-22.
141 Voir Plotin, Ennéades VI, 7, § 22, li. 1-21 ; V, 3, § 17, li. 23-38 ; V, 5, § 8, li. 1-26 ; V, 1, § 6 ; VI, 9, § 9, li. 1-13.
142 Voir De duab. anim. I, 1 ; III, 2-3 ; et V, 4-VI, 9.
143 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, pp. 50 sv., pp. 59 sv., et pp. 319-332 (voir ci-dessus, Chapitre I).
144 Voir H.-C. Puech, Sur le manichéisme et autres essais, pp. 95 sv.
145 Voir notre article sur « La question de l’âme chez saint Augustin ».
146 Voir notre article sur « Augustin et le scepticisme académicien ».
147 Voir K. Barth, Dogmatique, t. I, pp. 30-35.
148 K. Barth, Dogmatique, t. I, p. 32.
149 Aristote, Physique, D, 10-14, 217b29-224a17.
150 Voir M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 279 (voir pp. 277-308) et « Le concept de temps », p. 35 et pp. 37-38 (citant Conf., XI, xxvii, 36).
151 M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 281.
152 Confessions, XI, XIV, 17-XXVII, 37.
153 Est en revanche écarté le traité de Plotin (Enn., III, 7) De l’éternité et du temps (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 280).
154 Voir M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 281.
155 C’est le mot d’Augustin « olim inardesco meditari in lege tua, et in ea tibi Confiteri scientiam et inperitiam meam » (XI, ii, 2).
156 Voir Retr., II, vi, 1 : « in tribus cæteris de scripturis sanctis… »
157 Voir Conf., XI, i, 1.
158 Conf., XI, ii, 2.
159 Voir Conf., XI, iv, 6 : « Ecce sunt cælum et terra, clamant, quod facta sint ; mutantur enim atque uariantur ».
160 Voir par exemple Timée, 27 d-28 a et le commentaire qu’en propose Eusèbe de Césarée dans sa Préparation évangélique.
161 Conf., XI, v, 7 : « quomodo fecisti, deus, cælum et terram ? non utique in cælo neque in terra fecisti cælum et terram neque in ære aut in aquis, quoniam et hæc pertinent ad cælum et terram, neque in uniuerso mundo fecisti uniuersum mundum, quia non erat, ubi fieret, antequam fieret, ut esset. nec manu tenebas aliquid, unde faceres cælum et terram : nam unde tibi hoc, quod tu non feceras, unde aliquid faceres ? quid enim est, nisi quia tu es ? ergo dixisti et facta sunt, atque in uerbo tuo fecisti ea » (droits réservés).
162 Voir le traité de Plotin Contre les gnostiques = Enn., III, 8 (La contemplation) ; V, 5 (La beauté intelligible) ; V, 1 (Les intelligible ne sont pas hors de l’intellect) ; II, 9 (Contre ceux qui disent que le démiurge du monde est méchant et que le monde est mauvais).
163 Voir e. g. 1 Cor. 8, 6 ; Hébr. 2, 10 ; Act. 4, 24-27, etc.
164 Voir e. g. 1 Cor. 8, 6 ; Jn 1, 3 ; Col. 1, 16-17 ; Ps. 32, 6.
165 Voir e. g. Job 33, 4 ; Ps. 103,30 ; Ps. 32,6.
166 Le Symbole de l’Église de Jérusalem, tout comme celui de Nicée-Constantinople, incluent par exemple à propos du Fils que c’est par lui que toutes choses ont été faites [di’oû tà pánta egéneto], ce qui est une citation de saint Paul [I Cor. 8, 6].
167 Voir e. g. Athanase d’Alexandrie, Ep. ad Ser., I, 31 et III, 5 ; Basile de Césarée, Ctr. Eun., V, 3 et De Sanct. Sp., 16, 38 ; Cyrille d’Alexandrie, Hom. de ort. Fid., II, 51. Augustin, quant à lui, définit la grâce comme un don de Dieu, et il pense la caractéristique personnelle de l’Esprit sous l’image du don (voir De Trin.). C’est pourquoi le don doit être fait par le Père et le Fils (filioque). Les pères de l’Église d’Orient estiment au contraire que la caractéristique du Fils est d’être engendré par le Père, et celle de l’Esprit de procéder du Père (du Père seulement et non du Père et du Fils). Augustin lisait certes le grec (comment aurait-il pu autrement achever son cursus d’étude ?), mais il affirme lui-même qu’il goûtait peu cette langue. C’est ce qui explique son ignorance sur la distinction que font les théologiens de l’Église d’Orient entre ousía et hupostasis (le premier terme désigne la nature ou essence une de la divinité, commune à chacune des personnes, qui ne sont distinctes que par des caractéristiques personnelles, ce que désigne le second terme : ainsi, Vincent, François et Paul sont des personnes [hypostasís, personna] distinctes en lesquelles une seule essence [ousía, natura] est répandue). La conséquence de cette conception des relations intra-trinitaires sur la doctrine extra-trinitaire du salut est évidente. Penser l’Esprit comme don du Père et du Fils, c’est être contraint d’affirmer que le don est mutuel (identité de nature des deux personnes) et qu’il est gratuit (égalité entre les personnes), ce qui revient à dire que ce don est amour – et qu’il est donné par une initiative divine incompréhensible et passant infiniment les forces humaines. La grâce, de même, sera donc un don gratuit que Dieu fait à sa créature par amour, un mouvement de Dieu vers sa création (économie) reproduisant analogiquement le mouvement intra-trinitaire (théologie). C’est pourquoi elle est, chez Augustin, un mystère absolu et un bien qu’aucun acte humain ne peut mériter, parce qu’il n’y a aucune proportion entre le créateur et sa créature.
168 Dans cette interprétation, sont identifiés l’in principio qui ouvre la Genèse et celui qui ouvre l’Évangile de Jean : de sorte que Dieu a fait la création dans le Principe, que le Verbe était dans le Principe, tourné vers Dieu et qu’il était Dieu lui-même. C’est cette idée que reprend Augustin dès 388. Voir De diu. quæst ; oct. trib., LXIII, « De Verbo » : « “Au Principe était le Verbe” [Jn 1, 1] Ce qui en Grec se dit lógos signifie en latin raison et parole. Mais dans cette citation il vaut mieux comprendre “parole”, pour signifier non seulement le rapport au Père, mais aussi le rapport de la puissance opératrice aux choses qui ont été faites par la Parole. La raison, en effet, même lorsque rien ne se fait par elle, est à juste titre appelée raison ».
169 Voir e. g. De fide et symbolo, III, 3 : « Et pour cela on l’a appelée la Parole du Père, parce que par elle le Père se fait connaître. De même donc que nous le faisons par nos paroles, en disant la vérité, pour faire connaître notre pensée à l’auditeur, et que, quelque secret que nous portions en notre cœur, il soit, par des signes de ce mode, porté à la connaissance de l’autre ; – de la même manière, cette Sagesse, que le Père a engendrée, puisque c’est par elle que le Père le plus secret se fait connaître aux âmes dignes [s. e. de cela], est nommée sa Parole selon la plus grande convenance ».
170 Voir De fide et symbolo, III, 4 : « Dieu en vérité, en engendrant la Parole, a engendré ce qu’il est lui-même ; et ceci, ni du néant, ni d’aucune matière qu’il aurait faite et fondée avant ; mais de lui-même et de ce qu’il est lui-même ».
171 P. Ricœur, Temps et récit, t. I, pp. 53 sv. signale ce « contraste » entre Verbe humain et verbe divin.
172 Voir De fide et symbolo : « Nous ne devons cependant pas prendre cette Parole comme nos propres paroles, qui, émises de la voix et de la bouche, transitent par la réverbération aérienne, ne durant pas plus longtemps qu’elles ne résonnent. Cette Parole en effet demeure de façon immuable : c’est d’elle qu’il est dit, en parlant de la Sagesse : “Demeurant en elle-même, elle renouvelle toutes choses” » [Sag. 7, 27]. Les Confessions (XI, vi, 8) insistent également sur la temporalité du verbe humain par opposition à l’éternité du verbe divin.
173 C’est de cette manière que cette image donne à penser la formule “engendré et non créé” précédant l’affirmation de la consubstantialité du Père et du Fils, que le symbole de Nicée (325) repris (et complété sur l’article du Saint Esprit) à Constantinople (381) oppose aux ariens.
174 Voir De fide et symbolo, III, 4 : « À cela aussi nous nous efforçons, si nous examinons avec diligence le désir de notre volonté, lorsque nous parlons ; non pas lorsque nous mentons, mais lorsque nous disons la vérité. Que faisons-nous d’autre, en effet, sinon d’offrir, autant que faire se peut, notre propre pensée à la connaissance et à la perception de la pensée de l’auditeur, de sorte que, en demeurant en nous-mêmes et sans nous séparer de nous-mêmes, et en proférant de tels signes, notre savoir se produit en [la pensée de] l’autre, et de sorte que, pour autant que nous en ayons la faculté, nous proférions presque une autre pensée à partir de notre pensée, et par laquelle celle-ci se signifie ? C’est ce que nous nous efforçons de faire, et par la parole, et par la sonorité-même de la voix, et par le geste, et par les mimiques corporelles, bref, par tous les moyens employés, en désirant montrer ce qui nous est intérieur et que nous ne pouvons pas entièrement proférer, parce qu’il n’est pas possible à qui parle de faire connaître sa pensée dans toute sa profondeur, raison pour laquelle il peut y avoir place pour le mensonge ».
175 Voir en particulier De Trin., VII, i, 1 et iii, 4 sv ; IX, vii, 12 sv ; XV, x, 17 sv.
176 Voir sur cette question, P. Ricœur, Temps et récit, t. I, respectivement pp. 51-59, 59-62 ; 62-64.
177 P. Ricœur annonce (p. 50, n. 1) qu’il sera nécessaire d’analyser le rapport de la doctrine du temps avec la temporalité instaurée par le récit des Livres I à IX. Nous n’avons pas trouvé dans Temps et récit une analyse satisfaisante des rapports de l’exégèse et du récit de vie, pourtant annoncée pour la quatrième partie de Temps et récit. Il s’agit peut-être de la brève remarque que l’on peut lire au t. III, p. 48 : « Que signifiait en effet la dialectique de l’intentio et de la distentio, sinon une règle pour interpréter aussi bien la récitation d’un poème que l’unité d’une histoire plus vaste, étendue aux dimensions d’une vie entière, voire à celle de l’histoire universelle ». Voire également t. III, p. 473 le résumé de la structure triple (louange, plainte, espérance). Il est possible que le fait que P. Ricœur ne prenne finalement pas en compte le caractère exégétique de l’écriture des Confessions provienne de son intérêt pour la possibilité, empruntée à Aristote, de tirer du « mythos tragique » la possibilité de stabiliser le déchirement temporel qu’il décèle chez Augustin et de répondre aux apories du temps (voir t. I, p. 79).
178 La mise en rapport de l’engendrement du Fils par le Père et de la temporalité du discours, leur connexion dans l’image de la prolation de la parole se retrouvent dans l’In Io. XXXVIII, 10 et le De Trin., VII, i, 1 et iii, 4.
179 Nous suivons ici l’analyse de P. Ricœur, Temps et récit, t. I, I, § 3, pp. 41-49. Voir le texte qui correspond à cette réponse : Conf., XI, xxviii, 37. Mais l’exemple sur lequel Augustin expose sa compréhension, celui du chant (voir Conf., XI, xxviii, 38), ne fait pas seulement écho à l’exposé de l’aporie de la mesure du temps qui prenait pour exemple le décompte des syllabes qui s’opère dans le fait-même de déclamer les vers d’un hymne d’Ambroise (Deus creator omnium, etc.). C’est aussi la question de la profération de la Parole divine qui est traitée ; il n’est donc pas seulement question du temps (voir ci-dessous).
180 P. Ricœur, Temps et récit, t. I, pp. 62-64.
181 Fondée dans l’exégèse de Gal. 3, 24 : « Ainsi la loi a été donnée comme un pédagogue pour nous conduire à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi ».
182 Voir Clément d’Alexandrie, Protreptique, Pédagogue. Le Christ, assimilé au Lógos est successivement celui qui exhorte (ho protreptikòs), qui éduque (ho paidagôgós) et qui enseigne (ho didaskalós). Augustin expose une doctrine semblable. Voir e. g. De mag., XIV, 46 et In Io. XXXVIII, 9.
183 Conf., XI, xxix, 39.
184 La temporalité de la réunification, qui succède à celle de la dispersion, n’est pas encore le jour éternel de l’union avec le divin : « donec in te cconfluam purgatus et liquidus igne amoris tui » (Conf., ibid.). Mais elle n’est plus la temporalité de la désunion absolue (du péché) : elle est la temporalité de la réunion (de la grâce) : il faut certes insister sur l’aspect douloureux et triste de cette temporalité (« nunc uero anni mei in gemitibus », id.), mais sans diminuer l’aspect positif de ces affections (« et tu solacium meum, domine, pater meus æternus es », id.).
185 Voir e. g. Conf., XII, x, 11 sv. Le cœur devient le réceptacle du divin et de ce que le divin produit dans le temps-même que le divin en est le produit ; voir In Io. eu. tract., I, 8-9.
186 Augustin emploie le terme animus (in animo) au moment d’expliquer comment dans l’homme peut se structurer le temps. À supposer qu’on veuille maintenir dans la traduction une cohérence absolue, on sait qu’il n’existe pas, en français, assez de termes pour permettre de distinguer anima, animus, spiritus, mens et cogitatio.
187 Conf., XI, xxviii, 37 (traduction modifiée) : « Sed quomodo minuitur aut consumitur futurum, quod nondum est, aut quomodo crescit præteritum, quod iam non est, nisi quia in animo, qui illud agit, tria sunt ? nam et expectat per id quod adtendit transeat in id quod meminerit. quis igitur negat futura nondum esse ? sed tamen iam est in animo expectatio futurorum. et quis negat præterita iam non esse ? sed tamen est adhuc in animo memoria præteritorum. et quis negat præsens tempus carere spatio, quia in puncto præterit ? sed tamen perdurat attentio, per quam pergat abesse quod aderit. non igitur longum tempus futurum, quod non est, sed longum futurum longa expectatio futuri est, neque longum præteritum tempus, quod non est, sed longum præteritum longa memoria præteriti est » (droits réservés).
188 Voir par exemple A. Solignac, « la conception du temps chez Augustin » (B. A., no 14, pp. 581-591, spécialement pp. 588-589). S’il n’est pas évident qu’Augustin ait eu pareille intention, il nous paraît clair, en revanche, que certains philosophes ont proposé de semblables conceptions en partant de ce passage des Confessions (c’est particulièrement le cas de M. Heidegger ; la chose est moins évidente chez Bergson : si celui-ci cite souvent Platon, Aristote, Descartes et Kant, et même Plotin, Spinoza, Leibniz ou Berkeley, on ne le voit pas s’intéresser à Augustin).
189 Conf. XI, xxvii, 35 (l’analyse de l’exemple se poursuit jusqu’au paragraphe xxviii, 38 du Livre XI). Il s’agit bien sûr du début de l’hymne d’Ambroise de Milan, que cite Augustin dans ses Confessions (IX, xii, 32) ; voir la notice consacrée par M. G. Mara à « Ambroise de Milan », dans les Pères de l’Église, t. IV, pp. 242 sv.).
190 Conf., XI, xxviii, 38 : « Dicturus sum canticum, quod noui : antequam incipiam, in totum expectatio mea tenditur, cum autem cœpero, quantum ex illa in præteritum decerpsero, tenditur et memoria mea, atque distenditur uita huius actionis meæ, in memoriam propter quod dixi, et in expectationem propter quod dicturus sum : præsens tamen adest attentio mea, per quam traicitur quod erat futurum, ut fiat præteritum. quod quanto magis agitur et agitur, tanto breuiata expectatione prolongatur memoria, donec tota expectatio consumatur, quum tota illa actio finita transierit in memoriam » (nous soulignons ; [droits réservés]). A. Solignac remarque que, selon un article de M. Cunningham, « Augustin définirait ici la technique adéquate de l’enarratio pœtarum » (voir B. A. no 14, p. 337, n. 3).
191 Quintilien, Institution, I, i, 1 :“Nam prospicere in dextrum, quod omnes præcipiunt, et prouidere non rationis modo, sed usus, quoque est, quoniam sequentia intuenti priora dicenda sunt, et, quod difficillimum est, dividenda intentio animi, ut aliud uoce, aliud oculis agatur” (nous soulignons). Ce passage est cité et commenté par G. Cavallo dans son Histoire de la lecture, pp. 88 sv.
192 Conf., XI, xxviii, 38 : « hoc in tota uita hominis, cuius partes sunt omnes actiones hominis, hoc in toto sæculo filiorum hominum, cuius partes sunt omnes uitæ hominum ».
193 Conf., XI, xxix, 39 : « et a ueteribus diebus colligar sequens unum, præterita oblitus, non in ea quæ futura et transitura sunt, sed in ea quæ ante sunt non distentus, sed extentus, non secundum distentionem, sed secundum intentionem sequor ad palmam supernæ uocationis, ubi audiam uocem laudis et contempler delectationem tuam nec uenientem nec prætereuntem » (droits réservés). Les citations sont tirées des Ps. 27,7, 26,4 et 30,11.
194 Et non, comme chez Aristote par exemple, une opération de mesure ou de décompte.
195 Conf., III, vi, 11 : « uæ, uæ ! quibus gradibus deductus in profunda inferi, quippe laborans et æstuans inopia ueri, cum te, deus meus – tibi confiteor, qui me miseratus es et nondum confitentem – cum te non secundum intellectum mentis, quo modo præstare uoluisti beluis, sed secundum sensum carnis quærerem. tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » (traduction modifiée ; nous soulignons ; [droits réservés]).
196 J.-J. O’Donnell cite à ce propos six passages tirés d’Augustin, qui conduisent à voir dans le « tu » qui est donné pour présent plus intérieurement « plus spécialement la deuxième personne de la Trinité » (t. II, p. 183) : « summa et intima ueritas » (De uera rel. XX, 38) ; « supernam et internam […] ueritatem » (De Trin., XII, iii, 3) ; « tu interior inimis meis » (In Ps. 118, XXII, 6) ; « ipse […] et interior omni re » (De Gen. ad litt., VIII, xxvi, 48) ; « superna intima ueritatis » (Ep. 101, 3) ; et « omni secreto interior » (Conf., IX, i, 1).
197 Voir p. 203. En regard de cette miniature, P. Courcelle, dans ses Recherches sur les Confessions, place une miniature du Musée Archéologique de Cividale, qui nous montre la colombe de l’Esprit, en même temps que la main d’Ambroise, pénétrer l’auréole d’Augustin, et son parrain remplacé par son ange gardien. Ces deux miniatures nous présentent pour ainsi dire la même scène avant et après.
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