Chapitre II. Illuminations et exercices spirituels
p. 93-145
Texte intégral
« J’entrai dans l’intimité de mon être et, avec l’œil de mon âme, quel qu’il fut, je vis au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable, non celle qui est ordinaire et visible à toute chair, ni une sorte de lumière du même genre qui serait plus grande et qui aurait, par exemple, beaucoup, beaucoup plus de splendeur dans son resplendissement et remplirait tout de sa grandeur. »
Conf. VII, X, 16.
Mystique et transformation de soi
11. Les Confessions présentent à leurs lecteurs l’histoire d’une formation spirituelle et simultanément l’occasion d’une réflexion sur soi – l’invitation à un parcours spirituel. Pour être un lieu commun, la chose n’en est pas moins vraie. Augustin retrace l’histoire de sa venue à la foi chrétienne, suivant un dispositif textuel qui réordonne la succession des événements formant le récit de sa vie et selon une règle tirée des Écritures. De sorte qu’est prescrit au destinataire d’opérer en lui-même une transformation similaire, en prenant pour modèle ce personnage d’Augustin dont le “je” grammatical lui adresse la forme. Plusieurs niveaux sont ici corrélés. Par le récit de ce parcours spirituel, Augustin travaille son propre passé dans l’acte-même de la mise en écrit. La réflexion sur le sens et l’origine du parcours spirituel est une reconnaissance permise par la règle des Écritures d’une présence divine dans le passé, qui consiste à décrire ce passé dans un vocabulaire et un ordre issus de la Bible. Mais l’action du texte des Confessions ne se limite pas à ce travail sur soi mené par Augustin. Il déborde cette sphère et subordonne à sa puissance le lecteur contemporain. Le texte travaille alors son destinataire et cette opération de lecture consiste pour lui à en appliquer à soi les procédures et les formes. Il faut, pour apercevoir ce processus, tenter de lire Augustin sans se laisser arraisonner par les prescriptions de son écriture. La pratique de la lecture, à l’époque d’Augustin, n’est pas identique à la nôtre ; c’est une pratique spirituelle dont la fonction est essentiellement sotériologique. Enfin, le même texte ouvre également à la tradition qui en procède – entendons tradition au triple sens de transmission, d’héritage et de dimension historique pesant sur chaque moment du temps. Recopié d’époque en époque, selon des voies dont les stemma des éditeurs n’esquissent qu’à grand’peine les contours les plus généraux, le texte des Confessions traverse le temps, en tant qu’objet travaillé. Nous ne chercherons pas à disjoindre ces niveaux de constitution du texte par les pratiques dont il est l’objet, sinon pour les besoins de l’analyse. Parce que nous cherchons à décrire ce rapport à soi propre à l’époque d’Augustin, comme un processus s’exprimant dans l’œuvre qu’il rend possible, nous privilégierons deux points de vue. D’une part les procédés de l’activité d’écriture de l’auteur, qui ont pour finalité de le mettre en rapport avec son passé sous la règle des Écritures. D’autre part, l’ensemble des effets induits dans les destinataires des Confessions par l’activité de la lecture, qui peut certes procéder des intentions de l’auteur, mais sans nécessairement coïncider avec elles ni s’y réduire. L’ensemble des techniques d’écriture mises en œuvre par l’auteur des Confessions est ce par quoi l’être personnel augustinien se constitue et se formule dans la figure du personnage discursif d’Augustin, aussi bien, potentiellement, que dans les destinataires que ces textes visent à arraisonner. Déposées dans l’écrit, ces techniques permettent un travail sur soi que le dispositif textuel prescrit en conviant ses destinataires à sa lecture. Pour le dire autrement, c’est de cet état mystique dont les Confessions font le point culminant du parcours spirituel du personnage d’Augustin qu’il sera question. Mais nous nous demanderons moins de quelle réalité relève cet état d’illumination, à quel concept ou à quelle expérience il correspond, que nous ne serons attentifs au dispositif textuel dans lequel il émerge. La transformation de soi est un effet décrit de façon réfléchie et produit par un travail sur soi qu’organise le texte, qui témoigne du rapport à soi auquel sont assujettis l’auteur aussi bien que les destinataires de son texte. L’état mystique n’est pas seulement une expérience décrite par le saint. Elle est le produit d’un travail sur soi que réactive, en la prescrivant à ses destinataires, sa présentation textuelle.
22. Le terme de “mystique”1 que nous venons de risquer réclame cependant quelques mots d’explication. Il serait bien téméraire de prétendre en donner en quelques phrases une définition complète. Tout au plus pouvons-nous indiquer trois directions intimement liées à ce thème à la réflexion. L’examen de ce que le mot “mystique” veut signifier renvoie à des questions théologico-dogmatiques, psychologiques et méthodologiques. Si l’on entend “mystique” au sens du “mysticisme”, au sens autrement dit d’une croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain avec l’être divin, on sera tenté de privilégier l’analyse du contenu de cette croyance. Ce qui conduit, dans le cas présent, à tourner son attention vers la doctrine théologique d’Augustin entendue comme système de dogmes. Mais “mystique” peut également s’entendre du discours tentant de décrire cette expérience d’union, dont on désignera l’élément central par le terme d’“extase”. Le texte attesterait alors d’un vécu ou d’un état intérieur, toujours en partie incommunicable mais authentique. Considérer les jugements de valeur portés sur l’état mystique ou extatique nous introduit à une troisième perspective. Que l’on admette la réalité spécifiquement religieuse de tels états ou qu’on les renvoie aux enfers de la psychopathologie, on succombera à deux tentations qui, pour être opposées et incompatibles, n’en sont pas moins réductrices. Distinguons sur ce point la question de fait de la question de droit. Que de tels états existent, c’est ce qui n’est guère niable. Qu’ils aient telle ou telle nature, et a fortiori, telle ou telle valeur, c’est le point de discorde. On sait la mordante drôlerie empruntée à S. Butler par Kant, pour railler les Rêves d’un visionnaire : « quand un vent hypocondriaque se déchaîne dans les intestins, tout dépend de la direction qu’il prend : s’il descend, il se produit un p…, et s’il monte, c’est une apparition sainte »2. On échappera à ce dilemme à la condition de porter l’analyse vers un terme apparemment intermédiaire, qui s’avère au fond la seule réalité à laquelle nous ayons affaire : le témoignage matériel – oral ou écrit – (d’) où émerge cette expérience. L’état mystique n’existe qu’en tant qu’il est parlé ou consigné par écrit. Sa forme, son existence pour nous et sa définition ont donc pour règle préalable celle que lui confère l’écriture qui en fait son objet. L’attention doit donc se déplacer de l’expérience mystique vers la règle par laquelle il s’énonce, vers le discours prescrivant les exercices chargés de l’induire, ce que l’on peut appeler l’ascétique.
3Correspond à l’état mystique ce qu’Augustin expose dans le thème de l’illumination. On nous pardonnera de répéter cette évidence : lorsqu’on trouve, dans les écrits des Pères de l’Église et en particulier chez Augustin, des expressions relatives à “l’illumination” de l’esprit humain par la “sagesse”, on doit sans cesse avoir à l’esprit un double niveau de lecture. Pour ces hommes dont la pensée est totalement modelée par la lecture assidue des Écritures, il est évident que l’emploi des termes “lumière” et “sagesse” ou de leurs dérivés renvoie pour l’essentiel au début de la Genèse et au Prologue de l’Évangile de saint Jean pour le premier, au livre de la Sagesse et aux Épîtres de saint Paul pour le second3. Lumière et sagesse expriment un mode de présence de Dieu à sa création et sa révélation par l’Écriture ; l’illumination de l’homme et la sagesse humaine désignent un mode de participation ou d’union de la créature à son créateur : le salut par l’exégèse de la parole divine. Ces termes4 font ainsi l’objet d’une lecture croisant systématiquement les Écritures avec différents corpus appartenant proprement au champ des écrits philosophiques. Surgit ici la question bien connue du rapport de l’héritage païen à la culture chrétienne. Ainsi que l’ont noté bien des historiens5, toutes les attitudes sont concevables chez les chrétiens depuis le rejet absolu de la culture païenne (Tertullien) jusqu’à sa pleine et entière intégration (Clément d’Alexandrie). Augustin occupe dans ce paysage une place déterminée et déterminante6. Déterminée parce qu’il a connu le néoplatonisme, le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme académicien et une partie de l’œuvre logique d’Aristote. Déterminante, parce qu’il s’en est servi dans ses recherches dogmatiques et les a ainsi légués à sa postérité. Pareille remarque incitera à ne point préjuger du sens des termes et plus encore à s’abstenir de toute décision relativement à la question des relations de préséance entre l’axe philosophique et l’axe scripturaire. Une lecture réduisant l’élément philosophique à un moyen neutre d’expression, au service d’une réalité mystique lui demeurant par essence étrangère serait unilatérale et réductrice, autant que celle qui négligerait l’élément scripturaire et privilégierait une “philosophie” d’Augustin qu’il suffirait d’extraire d’une gangue extérieure et accidentelle. Nous nous proposons de ne pas trancher cette (fausse) alternative et de procéder selon une autre perspective. Il n’y a aucune raison de nier le fait qu’Augustin ait connu des états “d’extase mystique”. Ils sont bien au contraire d’une importance capitale pour la compréhension du type de rapport à soi qui s’instaure dans ses écrits. Mais une telle expérience ne serait rien si elle demeurait indicible et informulée. C’est justement de la possibilité d’une expression de ces états et du refus de certaines autres possibilités d’expression que témoignent les Confessions. Il convient donc d’étudier la forme discursive en laquelle ces états prennent consistance.
43. Nous montrerons dans ce chapitre qu’Augustin, dans l’oscillation d’un certain rapport aux pratiques d’écriture et de réflexion dont il hérite en les retravaillant, produit un mode original de formulation des états mystiques, dont il est question dans le thème des illuminations. On devra, pour ce faire, analyser les techniques d’écriture d’Augustin et la manière dont il pratique les Écritures en visant par elles une transformation spirituelle de soi, puis préciser le rapport entre pratique d’écriture et travail sur soi, en étudiant la pratique centrale des Confessions, celle de l’« écriture invocatoire » dont la fonction est d’instaurer un rapport au divin. Pratique d’écriture et travail sur soi sont ici intimement liés. Il faudra, enfin, préciser les formes de ce rapport qui transparaissent dans la mise en écrit des expériences mystiques rapportées par les Confessions, connaissance que permettra l’examen des rapports de la spiritualité et de l’Écriture dans les expériences dont Augustin dénonce l’échec ainsi que dans celles dans il affirme la réussite. Ce qui permet de distinguer le mode philosophique (néoplatonicien) de travail sur soi du mode proprement religieux, distinction fondée sur la différenciation de ce qui appartient aux pratiques discursives néoplatoniciennes et de ce qui relève de la pratique propre au texte augustinien.
I. Des techniques d’écritures
5L’œuvre d’Augustin comprend plusieurs “séries” d’ouvrages, correspondant à des techniques et à des usages stylistiques différents, et s’ordonnant selon une double nomenclature à la fois chronologique et institutionnelle.
6Traités publiés et destinés au public comme aux religieux7, sermons et discours, correspondance, sont les produits de l’activité institutionnelle d’un évêque. L’écriture prend alors pour fonction d’enseigner, de prêcher, de diriger la spiritualité des fidèles, bref, de modeler leur être personnel et, simultanément, répond à la prescription de se conformer aux Écritures. Augustin s’y constitue lui-même par un travail sur soi passant par l’écriture et se rapportant aux Écritures, au moins autant qu’il tente d’agir sur ses contemporains. Cette activité d’écriture est ainsi la pièce majeure du travail sur soi et de la relation pratique à soi-même. Elle est l’élément central d’une ascèse. Un classement des formes et des styles de cette pratique permet de préciser le statut des Confessions. Les manières dont Augustin fabrique ses textes relèvent simultanément du style, de la doctrine et du rapport à soi.
1. Dialogues, soliloques, polémiques
7Si l’on réserve les cas des sermons et des discours, on distinguera, à la suite de Possidius de Calame, disciple et premier éditeur d’Augustin, les traités exégétiques8, polémiques9 ou dogmatiques10. Et l’on rangera sous ces catégories telle ou telle lettre et tel ou tel ensemble de sermons et de discours intentionnellement constitué dans le but de fournir au public l’exégèse complète de certaines parties des Écritures. La chronologie est alors un élément essentiel pour qui, au confluent des exposés dogmatiques et des écrits polémiques, veut reconstituer l’histoire de la formation de la théologie d’Augustin. Mais on se souviendra qu’il est difficile, voire impossible, de séparer la polémique, de l’exégèse et de la dogmatique dans les écrits d’Augustin. Il semble que, chronologiquement, Augustin ait d’abord emprunté des techniques d’écriture philosophiques (dialogue, exposé) avant de passer, parfois en les constituant de toutes pièces, à des techniques proprement chrétiennes (exégèse, sermons, épîtres, recherches dogmatiques). Les genres “philosophiques” du dialogue et du monologue ont pour condition pratique des techniques d’écriture particulières et pour fonction polémique de révéler l’impuissance et l’échec des techniques philosophiques.
81. Augustin a écrit sept dialogues et deux “monologues”. Le Contra Academicos, le De vita beata et le De ordine rapportent, au style indirect, des dialogues mettant aux prises Augustin et ses amis – respectivement : avec ses élèves Trygetius et Licentius11 ; avec Navigius (son frère), Trygetius et Licentius, ses cousins Lastidianus et Rusticus, Adéodat (son fils) et sa mère Monique12 ; avec Alypius, Navigius et Trygetius13. Quatre autres dialogues écrits au style direct se répartissent en deux groupes. Le De quantitate animæ, le De libero arbitrio (dialogue avec Évodius) et le De magistro (dialogue avec Adéodat) font converser des interlocuteurs ayant réellement existé. Le De Musica, en revanche, met en rapport un maître et un élève dont le caractère impersonnel ouvre peut-être la possibilité d’un usage pédagogique général et plus abstrait14. Les Soliloques et le De immortalitate animæ (qui est en fait le commonitorium d’un troisième livre des Soliloquia15) représentent des cas particuliers. Augustin y “dialogue” avec un être dont il ne sait si c’est « lui-même ou quelque chose d’autre à l’extérieur ou à l’intérieur »16, qui s’adresse à lui tout à coup, et s’avérera après coup être la raison17. Le titre-même fait ici difficulté. C’est un néologisme forgé pour la circonstance :
« J’écrivis dans le même temps, sous le coup de mon goût pour l’étude et de mon amour, deux volumes pour chercher, par la raison, la vérité à propos de ces choses que je désirais ardemment connaître, moi interrogeant et me répondant à moi-même comme si nous étions deux, moi et la raison, alors que j’étais seul ; de là vient que j’ai appelé cet ouvrage les “soliloques”, mais il est resté inachevé. »18
9La méthode d’enquête mise au point par Augustin dans ce texte est justifiée par la nécessité de « procéder par demandes et par réponses » et par l’impossibilité de trouver un interlocuteur disposé à se prêter de bon cœur au jeu mortifiant et inévitable en pareil cas de la réfutation. Le mode de l’entretien (sermocinatio) avec soi répond à cette double exigence. S’il n’est jamais drôle de s’apercevoir que l’on a tort dans une conversation, du moins cela n’a-t-il que peu d’importance lorsque l’on parle seul (solus loquor). Monologue ou soliloque, même si ces néologismes peuvent choquer l’oreille délicate d’un amoureux de la langue latine comme Augustin, sont les termes les plus expressifs pour désigner ce genre d’écriture19.
102. Il faut ensuite rectifier le classement stylistique par un classement des techniques, dont l’enjeu est de faire apparaître la dimension de production de soi propre à ces textes. De ce point de vue, dialogues et monologues ne s’opposent qu’en apparence. D’une part, en effet, si les dialogues écrits au style indirect peuvent paraître plus vivants au goût moderne en raison du soin apporté à la mise en scène et à la description des circonstances, ils n’invitent pas autant le lecteur censé les lire à haute voix à s’identifier aux personnes qui prennent la parole. Les dialogues pédagogiques de style direct et présentés de façon désincarnée invitent tous les maîtres et tous leurs disciples à adopter les postures prescrites par le texte, et, par une application directe de l’écrit à eux-mêmes, à se transformer doublement. Le professeur agit certes dans l’esprit de son élève pour l’instruire, mais au prix d’une transformation préalable de son être propre. À moins qu’on les imagine côte à côte lisant tour à tour à haute voix le manuel d’Augustin, suivant la technique de lecture vocalisée à deux, il faut croire que le professeur “préparait” son cours, ce qu’il allait tenter d’apprendre à l’élève, par la méthode des demandes et des réponses, en lisant le texte pour prévoir les questions et les réponses à apporter, voire pour provoquer les demandes les plus intéressantes.
11Les dialogues pédagogiques ou philosophiques de style direct, censés être la transcription de conversations réelles, ont pour effet de faire assister le lecteur à l’entretien et ainsi de lui faire tenir tour à tour tous les rôles, et plus généralement de le faire passer par les figures successives de l’ignorant et du savant. Le dialogue de style indirect, s’il n’interdit pas ce travail de production de soi, s’en éloigne cependant un peu plus, ce dont témoigne la facture plus classique d’une écriture se prêtant mieux à la dédicace20 ou à l’exposé doctrinal long21. Un effort de concentration plus important est nécessaire à qui veut par la parole revivre la scène. Le dispositif général des questions et des réponses est fondamentalement identique dans les dialogues et dans les monologues, et leurs dimensions prescriptives sont identiques. Il s’agit toujours d’un texte dont les questions ont pour fonction d’orienter l’esprit vers une réponse. La formulation-même des difficultés, cela est particulièrement sensible dans le De magistro, est destinée à faciliter l’accueil des réponses, ce qui, du reste, ne fait que réactiver un mode de recherche et d’exposition mis au point dans les Dialogues de Platon. Ces textes obéissent tous à un même dispositif. Ils sont adressés au lecteur, non comme des textes auxquels on vient muni de questions, mais comme ce qui met en question qui le lit et provoque simultanément l’apparition des réponses. Ils prescrivent un parcours à leurs destinataires.
123. Il est tentant de comparer aux genres des hypomnèmata et de la præmeditatio malorum cette stratégie où le texte renvoie chacun à lui-même, en un mouvement de torsion et de réflexion qui, loin de s’épuiser en un silencieux et stérile face-à-face, devient l’instrument d’un travail de modification de soi22.
13Diderot attribuait à Sénèque l’honneur d’avoir inventé la technique du soliloque procédant par questions et réponses23. Même si le mot n’apparaît pas dans le De ira24, Sénèque oppose bien à la kyrielle des bavardages et vociférations de la journée, inévitables pour qui n’a pas la chance de vivre retiré et adonné au loisir de l’étude, le devoir de revenir sur les événements qui ont conduit à céder aux passions et de s’exhorter à ne pas recommencer. Il faut tous les soirs procéder à une sorte d’examen de conscience quotidien, et soumettre au tribunal de cette « inquisition » les plus menues actions de la journée. L’injonction et l’exhortation sont les formes les plus apparentes de ce mouvement de retour sur soi et sur son propre passé. Et de telles considérations rétrospectives ne sont pas étrangères aux Confessions d’Augustin (ainsi le récit du vol des poires). De même, la præmeditation malorum25, cette activité visant à se préparer aux maux à venir en se rappelant qu’ils sont inévitables26, dont la fonction est de soustraire l’être personnel aux hasards du devenir pour le stabiliser, ressemble à celle de certains passages du Livre X des Confessions. Collecter les mots d’ordre ou les formules d’auteur, les garder en mémoire, les avoir sous la main et s’exercer à s’en servir au moment opportun27, travailler en somme à la transformation de son être propre, – telles sont les techniques par lesquelles chacun se travaille, revenant sur son passé, se projetant vers l’avenir ou s’appliquant à soi à chaque instant.
144. Mais le monologue augustinien a pour fonction supplémentaire d’opérer un dépassement du plan de l’immanence sans perdre son existence personnelle. Il ne s’agit pas de remonter à un principe universel (la raison cosmique des stoïciens ou l’un absolu néoplatonicien) pour s’y abolir ou en réintroduire la puissance dans son existence. Le but est d’obtenir d’être mis en présence du divin, pour en être modifié dans son être personnel sans pour autant le perdre. Même si l’on pose qu’Augustin ne disposait pas, à l’époque de ses retraites à Cassicianum, Milan, Rome et Thagaste d’une doctrine de la grâce privant l’homme de toute capacité à s’élancer par ses forces propres vers le divin, les Soliloques s’ouvrent sur une prière demandant à Dieu le salut et le secours nécessaires pour obtenir de savoir28. Ce sont les conclusions brèves et peu nombreuses (paucis conclusiunculis) d’une prière qu’il s’agit de réunir, de mettre par écrit et de conserver en mémoire, et non les sentences qu’un philosophe pourrait établir par le raisonnement. Le statut différent de ces formules ou sentences (logía, placita) suppose une différence pratique du travail sur soi qui les engendre et en prescrit l’application.
15Accordons à P. Hadot29 que mieux vaut ici parler de transformation, de dépassement et de transfiguration de soi que d’écriture de soi, avec M. Foucault. Reste qu’une autre différence essentielle sépare les invocations augustiniennes des logía philosophiques stoïciennes, épicuriennes ou néoplatoniciennes. L’invocation augustinienne n’invite pas à revenir à la meilleure part de soi-même. Elle tente, par des techniques d’écriture particulières, d’obtenir que l’on passe pour ainsi dire par-dessus soi-même. Dieu seul peut attirer et réunir à lui sa créature égarée, et non l’homme qui voudrait orgueilleusement se hausser au niveau du divin par ses forces propres. Décrire les procédures augustiniennes d’élévation exige de conserver ce critère en mémoire. C’est la clef de son opposition aux néoplatoniciens. Outre qu’il s’est sans doute livré bien souvent à l’exercice du monologue30, Augustin fonde une bonne partie de sa technique d’écriture sur une tentative de dépassement des limites de la méditation purement humaine. Il veut “entrer en dialogue”, obtenir une mise en présence de la créature et de son créateur.
2. Travail sur soi et travail d’écriture
161. Les dialogues de la première période, en s’ouvrant sur une dédicace, présentent également des passages où l’on peut voir des “petites confessions”. On les compare habituellement aux passages correspondants des Confessions pour en déterminer le degré de fiabilité à des fins historiques et biographiques. Ainsi, dans le Contra Academicos comme dans le De beata vita, la nécessité de faire son salut est présentée comme la traversée d’une mer trouble et comme un effort pour rejoindre le port de la philosophie31. Distinguant parmi les voyageurs ceux qui vont directement au port, ceux qui s’en écartent pour y revenir immédiatement et ceux qui errent longtemps et n’y sont, le plus souvent, ramenés que par des événements apparemment contraires32, Augustin utilise une métaphore d’origine stoïcienne33 et inscrit son discours dans la thématique de la providence et de l’usage des événements.
17De même que l’exil, le bannissement ou l’échec politique renvoient les philosophes impériaux au loisir et à l’étude, la maladie est pour Augustin une occasion de renoncer à la tentation des faux biens, au trouble des affaires humaines et de la vaine gloire34, d’abandonner le métier de rhéteur et la quête des honneurs pour revenir à la pratique salutaire de la méditation35. L’aspiration au loisir et le refus des tentations de ce monde, qui détournent de la quête du vrai bien, impriment une forme commune à l’ascétique chrétienne et aux philosophies de l’Antiquité tardive. Si, dans la plupart des premières œuvres d’Augustin, la dédicace formule bien une exhortation à philosopher, l’ascèse augustinienne ne réactive les procédures de la præmeditatio malorum que dans le cadre d’une compréhension providentialiste des événements, apparemment néfastes, mais bénéfiques au point de vue de la grâce – doctrine dont la compréhension provoquera l’évolution de sa pensée. Elle articule à une métaphorisation de l’existence le fait de se donner en exemple. Le style caractéristique de sa narration et la mise en écriture de l’événement – maladie36, lectures successives de l’Hortensius de Cicéron et d’œuvres de Plotin37 –, l’autobiographie si l’on y tient, ont bien pour fonction de reconduire vers la sagesse celui à qui le discours est adressé, d’apprendre à mener son existence. Mais la méditation sur les maux prend ici une nouvelle tournure. On s’y prépare, certes, mais la sérénité exige aussi de relativiser l’existence tout entière – « ces choses que les mortels jugent bonnes sont changeantes, et fragiles, et pleines de misères »38 – pour aspirer à une autre béatitude.
182. Une seconde procédure consiste en l’inscription d’une doctrine autre, doctrine adverse ou doctrine concourante, dans son propre écrit. De cette manière, l’adversaire est donné pour réel et effectivement présent. Les doctrines dont Augustin se sert sont redéfinies par le niveau où elles surgissent. Les pensées reprises sont à chaque fois enveloppées dans les mailles d’un discours dont la fonction est d’en réduire la portée ou d’en détourner le sens. Il ne s’agit pas seulement de la manière dont Augustin cite dans ses œuvres de larges extraits des auteurs qui l’ont précédés39, mais d’un mode d’écriture polémique. C’est ce même mode que Cicéron pratique avec talent pour ce qui regarde les écoles philosophiques. L’épicurisme, le stoïcisme et l’académisme sont chez lui réorganisés dans des dialogues, selon une technique qui ne mène pas à l’établissement d’un système dogmatique, mais débouche sur une position réflexive interrogeant l’activité-même de philosopher40.
19Augustin, dans ses écrits polémiques, parachève ces techniques, voulant sans cesse donner l’illusion qu’il “dialogue” avec ses adversaires. Ainsi, les traités rédigés contre Julien, contre Pélage ou contre les manichéens offrent-ils l’apparence d’un dialogue réellement tenu en présence des adversaires, semblables aux Conférences rapportant, elles, des dialogues bien réels et où se révèle un Augustin passé maître en l’art de conduire la discussion. L’écriture polémique vise ainsi à produire des effets analogues à ceux des dialogues. Les doctrines y sont des enjeux personnels ; il s’agit de se les appliquer ou de les repousser de soi.
203. Les textes augustiniens ne sont pas des objets purement passifs et simplement offerts à une lecture chargée de s’en emparer dans une sorte de transparence. Le texte est bien plutôt le résultat d’une activité dynamique que sa lecture poursuit et réactive. Soliloques, dialogues et polémiques mettent en place un dispositif général de production de soi dans lequel les destinataires sont questionnés et interrogés par l’écrit, au moins autant qu’il leur est prescrit de le travailler et de l’interpréter. Le texte dépasse et transcende la différence pratique de l’auteur et du lecteur en même temps qu’il invite à refuser celle, métaphysique, du sujet et de l’objet. Ce dépassement, prenant pour point d’origine les pratiques de mise en rapport avec le texte dont Augustin hérite, en fait un lieu de constitution des objets et des sujets, et l’origine de la transmission traditionnelle de ces pratiques. Concevoir le texte sous l’horizon de l’opposition de l’auteur et du lecteur et réinscrire dans la matière du texte la dualité métaphysique du sujet et de l’objet sont deux écueils à éviter. L’écrit n’est pas un produit de la subjectivité d’un auteur adressé à la subjectivité du lecteur, qui serait tel que la subjectivité de l’auteur pourrait faire l’objet des méditations de son lecteur et que la subjectivité des lecteurs serait choisie comme cible du travail de l’auteur. Un même système de pratiques englobant le processus de tradition qui les modifie travaille auteur et lecteurs. Les pratiques dont un texte émerge, comme l’ergon d’une ernergeia continuée, ont pour effet des modifications de l’être personnel ; elles se constituent en une ascétique travaillant l’être personnel de ceux qui s’y rapportent.
21Tout texte d’Augustin, en particulier celui des Confessions, doit être conçu comme un ensemble de processus à l’émergence desquels il participe, sans pour autant qu’on le puisse tenir pour le créateur du dispositif général de son apparition et de sa constitution. Ce dispositif ne fonctionne lui-même que dans le cadre plus général de la tradition qui le précède et qui le suit. De même que nul ne pense à partir de rien, personne n’écrit à partir de rien. Un ordre général de l’écriture et de la mise en texte précède tout écrivain, qui ne peut changer les règles du jeu qu’à la rigueur et en commençant par les reconnaître, précisément pour pouvoir les activer et les modifier. On affirmera donc qu’il n’existe pas d’écriture extérieure à l’“espace textuel” où se déploient les écrits. Non peut-être pour abolir la notion d’auteur : il s’agit justement de demander à quelles conditions il fut possible à Augustin de devenir un auteur, ce que signifient à cette époque être un auteur, être un écrivain et être un lecteur.
22Augustin se fait auteur d’une part en reprenant des techniques d’exposition qu’il n’invente pas mais dont il hérite. En ce sens, l’acte d’écriture dont il est l’auteur est précédé par des règles qui le conditionnent. D’autre part, son originalité s’explique par les différences que son activité propre introduit dans la reprise de ces techniques du fait-même qu’il en fait usage et en utilise les règles. Pareille position ne conteste rien au génie ni au talent littéraire, philosophique ou religieux d’Augustin. Elle veut seulement décrire l’art déployé en vue d’opérer, au prix d’un certain nombre de déplacements vis-à-vis de traditions particulières, une transformation de soi, en vue de permettre un travail sur soi et de le prescrire à la tradition ultérieure.
3. Les quatre aspects de l’écriture
23Tout essai de définition des modes d’écriture à l’œuvre dans les Confessions doit partir d’un classement des genres et des styles, mais également de celui des techniques. Quatre techniques, quatre modes de modification de soi sont à l’œuvre dans les écrits d’Augustin, dont on retrouve l’emploi et les effets dans les Confessions.
241. Le soliloque, ou parole que l’on s’adresse à soi-même grâce au dialogue instauré par une adresse à Dieu, est sans doute la plus originale et la plus inédite des techniques augustiniennes. Cette parole solitaire marie aux formes de la prière41 une procédure issue des Ennéades de Plotin. Le dépouillement spirituel auquel ce dernier prescrit de parvenir pour contempler l’absolu utilise des procédés dialectiques repris par l’écriture augustinienne. Mais, alors que le néoplatonisme obéit à un modèle de pensée substantialiste dans lequel l’individu fait retour à l’universel présent en lui et à un absolu de nature impersonnelle42, l’intention n’est plus ici d’abolir le “je”, mais de le transfigurer. À proprement parler, l’être personnel que la philosophie néoplatonicienne vise à faire naître dans l’homme, l’âme, diffère radicalement de l’intériorité augustinienne43. Plotin veut provoquer la remontée de l’âme vers l’un, par laquelle la particularité individuelle de l’âme s’abolirait dans l’absolu44. Augustin décrit comment Dieu attire l’âme à lui et lui confère ses grâces, la transfigure et la divinise, sans pour autant la destituer de sa personnalité. Le salut, chez les chrétiens, n’est pas celui de l’âme, c’est le salut de l’individu en sa totalité. Le sujet n’est pas conçu comme une substance, mais comme une personne singulière.
25Le texte des Confessions entre en grande partie dans ce registre du monologue. Augustin ne s’y adresse en effet explicitement à Dieu que dans les passages lyriques ou invocatoires. Mais, ceux-ci étant connectés avec les récits de vie qu’ils encadrent, ce style engendre une prescription. Les récits de vie des Confessions, en s’adressant à Dieu, forment un dispositif textuel dans lequel le retour sur soi passe par l’invocation de à Dieu et où l’accès à soi-même est rendu possible par la confrontation avec la parole divine consignée dans les Écritures.
262. Le dialogique peut prendre les deux formes du dialogue et de la polémique. On entendra par là moins la mise en rapport de deux personnes – auteur, lecteur ; Augustin, Dieu ; le questionnant et le répondeur, etc. – que l’articulation de deux niveaux de discours (logía) : les Écritures opposées aux hérésies, par exemple. Relèvent de ce dispositif les techniques de mise en regard des écritures manichéennes, néoplatoniciennes et chrétiennes, obéissant à des règles doctrinales mises à jour et formulées dans le cadre d’une exégèse issue de l’enseignement d’Ambroise. La forme dialoguée accroît la possibilité de recourir aux modes dialectiques de raisonnement et de classement des doctrines, tandis que les formes polémiques, outre qu’elles favorisent l’emploi des figures classiques de la rhétorique (réfutation, exhortation, etc.) et des modes philosophiques, permettent l’application augustinienne de la pensée aux Écritures. Dans le texte des Confessions, au sens le plus concret et le plus matériel de son énonciation et de sa formulation, comme en de nombreux autres écrits d’Augustin, se déploient toujours au moins deux niveaux discursifs. L’exemple le plus clair de ce dialogisme est l’opposition de deux doctrines (académisme et plotinisme), ou la confrontation d’une doctrine (manichéisme, néoplatonisme) aux Écritures (à leur exégèse).
273. On distinguera de ces deux techniques les enchaînements instaurés à grande échelle par les traités considérés dans leur ensemble. La forme la plus achevée de ces enchaînements comporte dans les Confessions, trois moments : invocation lyrique ; récit d’événement ou exposé doctrinal ; exhortation ou élévation spirituelle. Le procédé général d’écriture consiste à coordonner des ensembles plus vastes reproduisant à grande échelle les procédures locales et se constituant en unités de type Livre, pour en porter le pouvoir à un degré d’intensité supérieure. Car toutes ces procédures ont ici pour fonction de faire remonter l’esprit vers le divin. L’écriture est prescriptive et non seulement descriptive ou réflexive.
28Les Soliloques par exemple s’ouvrent sur une oraison dont la fonction est d’orienter les opérations intellectuelles et dialectiques de l’esprit. Le texte emploie ainsi, en les détournant de leur fonctionnement initial, des techniques et des possibilités conceptuelles issues d’écoles philosophiques antérieures. On ne trouve chez Plotin ni oraison ni invocation au sens chrétien (ou augustinien) du terme – la prière n’y est pas une prière religieuse, mais un exercice de l’âme qui tente de dépasser le niveau discursif de l’intellect45. La prière est ici tentative d’union personnelle au créateur quand la méditation néoplatonicienne est abolition de l’individualité dans l’absolu. Le caractère inachevé du traité ne permet pas d’affirmer qu’il se serait conclu par une prière finale. Mais tel est le cas dans les Confessions. L’invocation lyrique rythme les procédures locales destinées à élever l’âme vers le divin, à dépasser comme dans le néoplatonisme la sphère des représentations humaines, mais pour obtenir dans l’Écriture une mise en présence personnelle. Les modes dialogiques et polémiques de l’écriture, et de même les techniques dialectiques et philosophiques de réflexion reconduisent à l’invocation. Un appel adressé à Dieu fait circuler la parole entre le fidèle et Dieu. L’“écriture invocatoire”, dans cette hypothèse, semble bien la tournure générale de l’écriture des Confessions, le dispositif qui, reliant tous les fils du texte, en oriente et détermine la dynamique. Les Confessions s’ouvrent par une prière dont nous avons étudié le lyrisme ; les livres XI à XIII lui font écho et se situent dans son prolongement. Le récit de la vie d’Augustin est traversé et comme irrigué par une multiplicité de citations, d’allusions et de références scripturaires qui en scandent le développement et en formulent l’orientation. Il faut, pour le vérifier, concevoir le texte sous l’angle de ses effets dynamiques et étudier plus précisément ceux de l’écriture invocatoire dont la forme générale vient de se dégager.
II. Pratique d’écriture et travail sur soi
29Pour cela, on ne peut faire autrement que s’adresser à un corpus de livres qui, en tant tel, appartiennent à l’histoire des éditions des écrits d’Augustin du ive au xxe siècle. Et l’entreprise de description des modalités de production textuelle dont nous avons les effets sous les yeux serait impossible si elle cherchait naïvement à avoir accès à la vie religieuse d’Augustin. Ce n’est pas la vie intime d’Augustin que l’on cherchera à décrire, mais l’ensemble des pratiques et des techniques qui, la faisant émerger et la prescrivant, qu’est censé susciter le désir de se les appliquer pour obtenir une par expérience similaire.
1. L’activité d’écriture
301. Il ne s’agit pas seulement ici de décrire des techniques contenues dans le texte, mais de reconstituer, à partir des textes et de leur contexte historique, leurs règles de production. La règle de production du texte et la norme du rapport à soi étant isomorphes, – parce que l’écriture est une pratique subordonnée à celle de l’Écriture et que celle-ci assujettit l’être personnel à sa puissance, – étudier le fonctionnement du texte permet de remonter vers les formes du rapport à soi. Ce qui revient à s’efforcer de considérer l’écriture comme une activité ayant sa consistance propre, et non comme un simple moyen d’expression dénué de toute puissance propre. Le texte possède en lui-même une force, il est de l’ordre de l’activité et ne se réduit pas à un instrument inerte. Les techniques d’écriture qu’Augustin met en œuvre ne sont pas des artifices arbitraires et les pratiques où elles se déploient ne sont compréhensibles qu’à la condition de les replacer dans leur contexte, celui de la vie d’un évêque chrétien du IVe siècle. Le texte ne surgit en effet pas du néant. Il s’enracine dans le terrain plus général de l’ensemble du corpus formant son pourtour et son horizon, selon une relation double, à la fois de confrontation de doctrines et de rapport à des pratiques. On peut, certes, lire les écrits d’Augustin comme un ensemble doctrinal et faire porter son questionnement sur tel ou tel concept ou problème philosophique ou théologique. La question se pose alors légitimement de savoir comment doctrines et concepts augustiniens s’articulent à ceux qui les précèdent, si sa pensée s’inscrit en continuité ou en rupture, avec celles qui la précèdent. La valeur de cette démarche et évidente et sert de préalable à la nôtre. Mais doctrines et concepts ne doivent pas seulement être pensés par référence à ce qu’ils doivent à leur propre passé. Ils prennent, simultanément, leur ancrage et leur existence dans l’espace concret des livres, des lieux de pratiques où ils sont nés.
31C’est dans les textes auxquels il a affaire et grâce aux pratiques concrètes par lesquelles il entre en rapport avec eux pour en produire d’autres, qu’Augustin prend connaissance des doctrines précédentes et met au point les siennes. Le texte est ainsi lieu d’activité, d’écriture et de lecture, ce par quoi une tradition se constitue et installe en ses destinataires un type général de rapport à soi et une manière de travailler sur soi. Le niveau des doctrines et le niveau des techniques d’écriture, quoique distincts au plan de l’analyse, ne sont pas séparés en eux-mêmes. Aucune doctrine n’apparaît, voulons-nous dire, autrement que dans des textes dont le dispositif sert de lieu d’élaboration ; aucun mode d’écriture n’est cultivé pour lui-même. Rien de plus étranger à l’esprit d’un Père de l’Église que l’idée d’écrire ou de conceptualiser pour le plaisir d’écrire, ou de théoriser. Toute conceptualisation vise la “droite doctrine”, et celle-ci vise une transformation de soi, elle en est le moyen, convoqué et commandé par les pratiques qui en sont le socle. On écrit et on lit pour se produire, et comprendre ou connaître sont des impératifs ascétiques.
32Ce rapport est de type dialectique si l’on veut, en ceci que l’écriture est le lieu d’articulation des doctrines, et que les doctrines y commandent en retour le choix des techniques d’écriture et de transformation de soi. Aussi est-ce par l’étude des textes et de leur fonctionnement que s’exhibe la manière dont l’écriture augustinienne institue une disposition éthique dans ses lecteurs, la façon dont elle travaille l’être personnel de ses destinataires.
33On se tromperait lourdement en projetant dans le passé le rapport que nous, hommes de ce temps, pouvons entretenir avec les livres, l’écriture et la lecture. Cette illusion reproduit dans le champ des pratiques celle, dénoncée par les épistémologues et les historiens des idées, qui consiste à projeter dans les doctrines du passé la lumière de ses propres concepts. Non pas qu’il soit nécessaire d’employer certaines techniques de lecture et d’écriture, de tenter d’adopter la “mentalité” d’un chrétien des ive et ve siècles ou de chercher à comprendre “de l’intérieur” ce qu’il “ressent”. Il n’est pas indispensable de se convertir au christianisme, dans sa version augustinienne, pour y comprendre quelque chose ; il faut prendre conscience des différences qui nous éloignent de la culture et de la civilisation de cette époque. Trois de ces différences, touchant respectivement au livre, à la parole et à la mémoire, sont incontournables.
342. L’époque d’Augustin est celle de la fixation des canons de l’Écriture, et de la rénovation de leurs traductions. Jérôme, contemporain d’Augustin, réalise pour l’Occident latin ce qu’Origène avait produit en grec dans la première moitié du iiie siècle, une édition et une traduction complète des textes vétéro-testamentaires partant de l’hébreu, et une édition critique des écrits néo-testamentaires. Préside à l’établissement du Livre la double volonté de délimiter un espace textuel orthodoxe et de réglementer par avance toute entreprise exégétique.
35Dans l’histoire de l’émergence de ce que J. Pélikan appelle la « tradition chrétienne », la nécessité clairement exprimée dans les Évangiles d’enseigner la doctrine chrétienne à tous les peuples46 implique deux impératifs. Celui, d’une part, de constituer une doctrine commune et d’en accommoder la formulation aux spécificités linguistiques des communautés particulières47. Celui, d’autre part, d’enraciner cette doctrine dans le texte sacré, suivant des règles d’interprétations elles-mêmes définies par cet enracinement. C’est là un cercle fécond et régulateur. La doctrine doit à la fois procéder des Écritures et en fonder la droite interprétation. Les Écritures exigent d’être prêchées et enseignées selon des règles qui ne peuvent avoir d’autre fondement que les Écritures, et dont la fonction est aussi bien de définir la cohésion chrétienne dans tout l’Empire que de prévenir les déviations. Hérésies et interprétations canoniques, pour le dire autrement, se définissent mutuellement dans un processus que traverse et anime l’histoire politique et religieuse du IIe au VIIe siècle de notre ère48. L’un des effets de ce mouvement est le développement du couple du Livre et des livres, la production d’un texte canonique des Écritures et de l’ensemble des écrits destinés à le commenter, à l’éclairer et à l’enseigner.
36L’établissement du canon des Écritures a pour corollaire un système exégétique collectif. Les règles pratiques de l’exégèse ont pour effet de prescrire un mode d’approche et de réception des textes sacrés et, plus généralement, de l’expérience du monde et de soi-même. La description de ce couple, capitale pour l’histoire du rapport à soi à cette époque, suppose une étude des usages de la parole.
373. Car si le texte est bien lieu de dépôt, c’est à la condition d’être l’objet de pratiques l’offrant à une écoute attentive. Et presque toutes ces pratiques, qui y déposent leur trace pour assurer leur perpétuation, passent par un usage de la parole. Expliquer et prêcher sont les activités primordiales d’un évêque. Chanter et écouter la parole divine sont celles de ses fidèles. La sainteté, en effet, ou si l’on préfère l’édification du fidèle préparant sa divinisation future, ne s’apprennent pas dans les livres. Elles ne résultent pas d’un apprentissage purement intellectuel ou d’une formation de soi qui conditionneraient à une ascèse de l’intellect le cheminement vers une sagesse humaine. Elles ne s’offrent qu’à une âme dont l’attention et l’écoute sont tournées tout entières vers Dieu, vers la Parole divine s’exprimant dans les Écritures que l’évêque a pour charge de faire résonner par sa parole et le fidèle de recueillir en lui-même. Chanter les psaumes sans distraction, expliquer les paroles de l’Écriture et se les appliquer à bon escient sont les trois dimensions d’une vie chrétienne enracinée dans l’Écriture et la pratique des textes.
384. Une analogie générale paraît structurer ce monde et cette expérience de soi. La “prolation” divine répond à la parole du fidèle. Dieu “parle”49 sa création et la créature doit incarner cette parole. Y correspond une vision de la création, dans laquelle le cosmos est moins une nature en soi qu’un système de signes à interpréter. Ce système ne renvoie pas seulement à un ordre providentiel, une táxis toû kosmoû, comme c’était le cas pour nombre de philosophes de l’Antiquité (Chrysippe, Alexandre d’Aphrodise, Proclus). Il témoigne d’une expression de la transcendance, qui se signifie dans son œuvre sans s’y livrer réellement. Le monde est moins un objet à expliquer qu’une œuvre à interpréter. Et cette création ne signifie plus un ordre cosmique où l’homme doit trouver son rang, mais un drame eschatologique. Le monde se constitue ainsi comme un texte exprimant la provenance et la destinée humaine pour qui peut le décrypter à l’aune des Écritures50. D’autre part, à ce mouvement de Dieu vers la création, ce que les Pères appellent l’“économie” divine, correspond la relation intra-trinitaire du Père et du Fils. Celui-ci en effet, dans une théologie classique dont héritent Hilaire de Poitiers et Ambroise et que développe Augustin, est le Verbe (verbum, dit Augustin, ou parfois, mais plus rarement, sermo) que “dit” éternellement le Père51. La différence entre la parole divine et la discursivité de la parole humaine, entre le temps et l’éternité, fait l’objet du Livre XI des Confessions. Car la parole divine est entrée dans le temps (prophétie puis incarnation) pour s’énoncer (révélation, évangile, prédication). Si cette parole qui s’énonce en figures dans l’Ancien puis le Nouveau Testament est l’expression de la temporalité-même du monde, elle signifie aussi le mouvement intra-trinitaire qui, quoique non discursif, doit cependant être tenu pour la vie intérieure de la Trinité. Pour absolue que soit la différence entre le créé et l’incréé, on devra se rappeler qu’une structure analogique générale en organise les relations. Le monde est expression de la parole divine, l’Écriture dit la création et en signifie la portée eschatologique 52. Le livre de la nature n’est pas écrit dans les caractères de la mathématique, mais dans ceux de la divine Écriture. La vie intérieure de la divinité s’exprime donc analogiquement dans la temporalité créée, et l’écoute de cette expression est indispensable au salut. Il ne s’agit plus de retrouver son rang dans l’ordre du cosmos, mais d’entendre un appel à l’absolu.
39On distinguera à ce propos les rapports de l’évêque à ses fidèles, de ceux du texte à sa tradition. Sous le premier point de vue, parce que le problème est de rendre le texte sacré accessible à la masse illettrée des fidèles, on doit distinguer communication écrite et communication orale. La “voix vive”, pour reprendre l’expression de M. Banniard, la parole vivante est l’élément essentiel où se joue le travail sur soi53. L’écrit, à cette époque, ne se présente pas comme le texte écrit ou imprimé des temps modernes. L’opposition entre majuscules et minuscules, la ponctuation, les séparations en unités de type paragraphes-phrases-mots ne l’organisent pas. Non qu’elles n’existent pas. C’est au lecteur de les en extraire par l’opération d’une lecture faite, le plus souvent, à voix haute. L’écrit ne se lit pas, il se parle. La vocalisation fait surgir le texte effectif et, alors qu’il n’était pas immédiatement lisible, le rend audible, tant pour l’auditeur illettré que pour le lettré. La parole de la lecture en somme matérialise le sens de la parole divine qui y est déposée et la lecture est comme une théophanie. À la parole de la lecture revient de faire paraître les injonctions divines que le texte lui adresse continûment : “il ne faut pas dormir”, “il faut prier continuellement”.
40La transformation de soi ou illumination recherchée par l’ascèse chrétienne se développe dans des pratiques textuelles dont la parole vocalisée est l’activité essentielle. Il reste à en décrire les effets pour comprendre comment le texte modifie l’être personnel de son destinataire.
415. Le livre, dans ce dispositif, n’est pas seulement destiné à être conservé comme un référent à consulter en cas de besoin. Certes, il possède cette fonction de thésaurisation, mais il prescrit également d’être exercé. L’individu doit le pratiquer, le faire sien et l’incorporer, pour en faire naître son être personnel.
42H.-I. Marrou, dans son ouvrage sur l’éducation dans l’Antiquité, explique comment, successivement, le litterator, le grammaticus puis le rhetor menaient à bien la tâche de former les lettrés54. La lecture, l’explication et l’apprentissage des auteurs latins et grecs – Virgile, Cicéron, Homère – forment le socle de la constitution du savoir dans l’esprit. Prenons au sérieux les regrets émis par Augustin dans ses Confessions55 de n’avoir pas reçu une éducation entièrement fondée sur les Écritures. Une éducation chrétienne devrait procéder par la lecture et l’explication des seuls textes saints, façonner les âmes par le seul usage de la parole divine et ne pas risquer de les corrompre en leur appliquant des écrits profanes. Rien de contradictoire ici avec son goût pour les lettres latines. En tant qu’elles appartiennent au champ de la littérature, les œuvres païennes ont pour effet de former l’esprit. Parce qu’elles induisent dans l’esprit des images, des émotions et des croyances passionnelles, elles sont susceptibles de provoquer la concupiscence et de détourner de la foi.
43Les 3219 hexamètres des Evangeliorum libri de Juvencus56, poète latin de la première moitié du ive siècle représentent une tentative pour offrir les Écritures sous une forme poétique et utilisable à des fins d’éducation. Mais, cela revenait également à transgresser le respect de l’intégrité du texte sacré, à interdire autrement dit de procéder à son exégèse sur cette base. Le problème de la transmission du savoir chrétien, de l’éducation et de la formation des âmes fut le souci constant d’Augustin, et l’on peut considérer son œuvre, en particulier le De doctrina christiana, comme une réponse à cette question57. Parce que la bible ne pouvait, à cause de la rudesse de sa langue, assurer cette fonction éducative, les écrivains chrétiens furent conduits à donner à leurs œuvres une dimension attractive supplémentaire, à faire que leurs textes travaillent leurs destinataires et produisent en eux une transformation de l’être personnel.
44Le passage du rhetor de l’Antiquité païenne au pastor chrétien s’opère dans cette orientation des écrits vers une fin ascétique enracinée dans la Bible. Cette fonction de l’écrit n’est certes pas inédite, mais elle permet une réappropriation intégrale des techniques traditionnelles de commentaire et d’enseignement dans la sotériologie chrétienne. Les textes doivent transformer leurs destinataires. Qui les lit doit les apprendre par cœur58. Car il s’agit de garder les commandements de Dieu et d’avoir sans cesse présentes à l’esprit toutes les prescriptions révélées par sa parole. Il faut donc se faire pour ainsi dire le réceptacle d’une parole divine, dont la doctrine chrétienne de l’époque assure qu’elle a été transmise sans interruption par Jésus-Christ aux apôtres, puis aux Pères de l’Église et aux fidèles. Le texte augustinien n’échappe pas à cette tournure générale du savoir dans l’Antiquité tardive. C’en est l’un des monuments les plus imposants. En particulier, toutes les procédures des Confessions sont destinées, dans le temps-même où Augustin rapporte son long commerce avec des écritures issues de différents horizons, à modifier l’être personnel de son destinataire. Et puisque le texte augustinien n’est lui-même pas indépendant de l’ensemble des textes dans le champ desquels il prend racine, on peut dire qu’il produit l’être personnel de ses destinataires aussi bien chez ses lecteurs que chez son rédacteur. Car lire et écrire c’est toujours interpréter et commenter une parole divine, c’est-à-dire s’en appliquer la puissance rédemptrice. On écrit pour faire lire et entendre la parole divine et toute lectio doit être consignée. La fonction générale de ces pratiques est d’assurer la circulation de la parole divine et de sa puissance salutaire. C’est pourquoi les exercices de modification de soi présents dans le texte augustinien, son ascétique et le rapport à soi qui s’y joue consistent en activités de parole.
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45Que le texte produise l’être personnel de ses destinataires, cela s’entend de deux manières : prescriptive et dynamique. Le texte, explique Augustin dans le De doctrina christiana, a pour fonction de prescrire au fidèle les normes de sa vie. C’est tout particulièrement le cas de la Bible et des ouvrages qui en opèrent l’exégèse. Certes, de telles prescriptions sont à l’évidence des idéaux auxquels la pratique ne répond pas toujours entièrement. Mais elles forment en chacun l’impératif de son être personnel, ce à quoi il aspire et qui doit façonner son existence. L’imitation du Christ, par exemple, consiste en un modelage de soi, un effort continué pour placer son être personnel à la hauteur de cet idéal. Le texte ensuite, en vertu de son orientation téléologique interne, particulièrement lorsqu’il est rédigé par un évêque chargé de prêcher, vise à produire dans la personne à laquelle il s’adresse des effets de type “religieux” (conversion, illumination, etc.). Il a pour finalité d’imprimer en chacun un certain rapport à soi et d’y faire naître l’être personnel, celui dont la forme idéale est indiquée dans les Écritures. La formule, enfin, n’est pas une affirmation métaphysique, mais l’effet de quelque chose comme un processus historique. Les textes d’une certaine époque contribuent à déterminer certaines structures dans les individus qui s’y rapportent, et ceux-ci produisent à leur tour des écrits adressés aux générations suivantes. Les Confessions d’Augustin s’inscrivent dans ce dispositif, en tant qu’y est déposé un héritage, mais aussi en tant qu’un héritage en procède. L’une de ces procédures, celle de l’invocation, mérite d’être étudiée en détail.
2. Invocation et écriture
461. L’invocation relève en premier lieu du style. M. Verheijen, dans ses Eloquentia Pedisequia59, fait remarquer l’existence de deux groupes d’éléments stylistiques dans les Confessions. En dehors de certains passages « bâtis d’après les règles de la période classique », proches de la Cité de Dieu et de la Doctrine chrétienne, on y trouve « des parties caractérisées par le groupe : parataxe, et,60 et position initiale du verbe »61. Il démontre ensuite que ce second type caractérise « des parties dans lesquelles les Confessions étaient clairement et nettement des Confessiones ». Les récits et les exposés sont d’une facture plus classique, semblable pour le style au texte de la Cité de Dieu. La religiosité d’Augustin n’en est certes pas absente, mais elle n’apparaît que secondairement et à l’arrière-plan. À l’inverse, quand l’adresse à Dieu exprime des sentiments religieux, resurgit l’emploi de la parataxe, de la conjonction “ et” et de la position initiale du verbe. Le style propre des Confessions, de ce point de vue, la touche à laquelle on reconnaît immédiatement son auteur, n’est pas due à une religiosité intérieure et indéfinissable, mais à une pratique réglée, celle de l’invocation.
47On peut cependant s’interroger sur cette idée : qu’il y aurait, dans les Confessions, des passages « qui méritent plus spécialement le nom de Confessiones » et d’autres qui pourraient aussi bien appartenir à une autre œuvre62. Si la première partie de cette affirmation est recevable, la seconde est beaucoup moins évidente. Il faudra au contraire demander comment il est possible que ces passages appartiennent aux Confessions, et ce qu’il advient de la confession et du rapport de l’écriture à la formation de soi en vertu de cette dualité. La tautologie : “tous les passages des Confessions sont des confessions”, paraît plus sensée même si elle ne dit rien de l’écriture augustinienne. Elle signifie que le dispositif du texte a pour particularité de prescrire la pratique d’invocation à ses destinataires. Son style et son écriture y incitent, sa fonction est d’y acheminer progressivement. On refusera donc de séparer dans les Confessions des moments autobiographiques ou doctrinaux et des passages de confession exprimant des sentiments religieux. L’apparente simplicité de cette idée dissimule une obscurité. On ne peut affirmer que l’autobiographie et la religiosité font l’originalité de ce texte et ne concevoir leur coexistence que comme une simple juxtaposition. Il faut approfondir l’analyse et affirmer que le récit de vie est en lui-même invocatoire, que les invocations modèlent la vie du fidèle dans la structure intime de son expérience. Ce ne sont pas deux régimes d’écriture différents. En réalité le récit de vie tout entier doit acheminer son destinataire à la pratique invocatoire. Et c’est pourquoi l’invocation traverse tout le texte et en modèle le style. La distinction des deux sortes de styles est, à cette condition, acceptable. Parlant d’un passage de facture classique, M. Verheijen écrit par exemple :
« Ce passage aurait très bien pu, en effet, être emprunté à la Cité de Dieu, si on ne s’y était pas adressé directement à Dieu.
Nous avons ici encore affaire à des récits et à des exposés dans lesquels les sentiments religieux de St Augustin sont, il est vrai, présents, mais se trouvent cependant tout à fait à l’arrière plan. »63
48Est donc première, dans l’écriture des Confessions, l’adresse à Dieu, qui conditionne et unifie deux régimes de parole. Dans le premier cas, le récit ou l’exposé, sans effacer la présence de l’effusion religieuse, la relègue au second plan. Dans le second, l’expression des sentiments religieux prime et fait presque disparaître le reste. La coordination et l’unification des modes d’écriture des Confessions relève donc de l’adresse à Dieu ou écriture invocatoire. La forme relevée par M. Verheijen est typique de cette écriture invocatoire, et il en situe l’apparition dans un passage des Confessions où Augustin rapporte comment ses premières effusions prirent naissance dans l’exercice de psalmodie64. Les Psaumes usent bien souvent de cette construction particulière : position initiale du verbe, “ et” et parataxe. M. Verheijen signale à ce propos que « dans le latin classique on ne plaçait le verbe au début de la proposition que lorsqu’on voulait lui donner un relief tout spécial ». Il y a une « valeur affective des propositions à forme de parataxe et reliées par « et » et « cet et, qui revient sans cesse, empile péchés sur péchés, infidélités sur infidélités ; il forge comme une chaîne de bienfaits divins qui entoure la vie d’Augustin et toute la création ; ou bien il relie des infidélités et des péchés à l’exécution du plan divin »65.
492. L’étude des traductions des formes hébraïques (hiphil et hithpael), grecques (exomológèsis, exomologeîsthai) et latines (confessio et confiteri) du terme “confession” et de ses dérivés, montre que ces expressions renvoient principalement au double sens de l’aveu des péchés et de la louange ou action de grâce. Confesser, c’est tantôt avouer ses péchés, tantôt louer le créateur. Ces deux axes structurent une conception de l’existence gouvernée par la parole divine à l’insu du fidèle, ce que l’exégèse de soi prend alors pour fonction de révéler et d’exprimer.
50Resterait à rendre compte de l’articulation de ces deux significations au troisième sens du terme “confesser”, la confessio fidei. Il y a là en effet une difficulté. Faut-il admettre que les Livres XI-XIII des Confessions tombent sous la signification de “confession de foi” ? Le terme emprunte alors aux Écritures une puissance qui en généralise la fonction. « Dans le sens de louer et de louange, [ce sont] des mots spécifiquement bibliques, et, ce qui a une grande importance, ils le sont restés »66. Leur usage renvoie donc inévitablement aux psaumes et aux exercices méditatifs et religieux de la psalmodie censés provoquer des effusions du cœur. La forme grammaticale et stylistique suppose ici celle du Psaume. Le fait que les textes bibliques aient été appris par cœur grâce à des moyens mnémotechniques67 rend possible une activité d’écriture dont l’opération applique la forme oratoire du psaume à un travail sur soi. Ce travail, pour cette raison, reproduit le double sens du terme confession, l’aveu des péchés et la louange pour les bienfaits, en même temps qu’il fait entrer le texte dans le régime de la confession de foi.
51Accordons à M. Verheijen que les Confessions ne sont ni un psaume ou une action de grâce continuée, ni une simple autobiographie. Le type de dispositif auquel le lecteur se trouve confronté, dans sa forme générale, consiste bien à réactiver des « positions intérieures » :
« Les positions intérieures qui servent de base aux Confessions, comme Augustin l’indique clairement lui-même, ont été apprises dans la Bible. Avec ces positions intérieures St Augustin se place devant des faits concrets de sa vie personnelle, de celle d’autrui et, en outre, en face du récit de la création pris au sens littéral et allégorique ; tout cela mis dans une lumière biblique spéciale qui en fait une matière dont on peut parler à Dieu sous forme de confessio. »68
« Les Confessions ne sont pas une autobiographie bien qu’elles aient matériellement avec ce genre des points de contact, et elles ne sont pas non plus un Psaume, bien qu’elles aient leur source dans les Psaumes. Elles sont une œuvre sui generis. »69
52Mais, outre ce que conserve de mystérieux cette notion d’œuvre sui generis, on peut encore s’interroger sur une présentation la donnant pour un texte qui ne serait ni psaume ni une autobiographie mais qui, comme d’un lieu extérieur, appliquerait à des éléments autobiographiques la forme et la lumière des Écritures. On voit mal, enfin, comment comprendre l’expression de “lumière biblique” autrement que comme une métaphore. Certes, Augustin estime que les Écritures éclairent sa propre existence, mais cela ne permet pas de définir directement l’ensemble des procédures par lesquelles le texte des Confessions “applique” ces Écritures à l’existence, ni ce en quoi consiste cette activité d’application ou de mise en lumière. Quelle est donc la règle d’unification du récit de sa propre vie, des autres vies, celles de Monique, d’Alypius, etc., et de l’exégèse du premier chapitre de la Genèse que l’écriture des Confessions fait se succéder ? Ce style d’écriture est en réalité conçu comme l’un des moments d’une chaîne de paroles qui, partant de l’Écriture, provoque des effusions du cœur. L’exercice confessionnel a pour fonction d’agir sur son destinataire en définissant en lui une part centrale, le cœur. La récitation des textes bibliques dépose dans l’être personnel des formes qui, réactivées par l’écriture invocatoire, rendent possible de reconduire chacun à la parole divine, par le double mouvement de l’aveu et de la louange. L’écriture invocatoire est un dispositif de transformation de soi, sa fonction est de produire en chacun la part essentielle de son être personnel, le cœur, et d’en faire le lieu d’inscription des Écritures.
533. Dans les Confessions, s’il est vrai que les modes dialogiques (polémiques ou dialogués) de l’écriture sont régulièrement employés, l’essentiel est donc que le texte soit adressé à un Dieu qu’il invoque. Les invocations n’ont pas seulement, ni même essentiellement, pour effet d’opérer un retour sur soi. Elles enclenchent une pratique dont l’effet est une transformation de l’être personnel du destinataire du texte : celui-ci agit sur le cœur. Expliquant le double sens des mots confiteri et confessio, aveu des péchés humains et louange pour les grâces divines, A. Solignac note que « dès que ses auditeurs entendent le mot confiteri, aussitôt, en vrais méridionaux idéomoteurs, ils se frappent la poitrine »70. Les sermons et discours adressés par l’évêque à ses fidèles ont pour fonction de réactiver une parole déposée dans les Écritures et, en venant les frapper au cœur, d’opérer en eux une transmutation dont l’origine est donnée pour divine. Les paroles suscitent des émotions qui, en raison de la provenance divine du propos, peuvent être qualifiées de religieuses.
54L’être personnel peut se décrire dans ces termes : en chacun existe un lieu, le cœur, où il est prescrit de faire descendre la parole divine qui, de là, vivifiera et fera renaître le fidèle. Cette transformation rend possible une expérience de soi authentiquement chrétienne. Les modifications induites dans l’âme par ces émotions sont conçues comme une transfiguration et une divinisation de l’homme. L’art de mettre en œuvre cette parole relève de la rhétorique, mais c’est là une rhétorique divine dont la fonction est de permettre à la parole divine de se faire entendre.
55De même, le travail d’écriture correspondant transforme radicalement et leur auteur et ceux à qui il s’adresse. Il n’y a, de ce point de vue, aucune différence de nature, entre le rapport à soi instauré par le travail sur soi (médiation, oraison, prière) et le rapport à autrui, les techniques par lesquels on prescrit à son être un ordre (prêche, profession de foi, conseil). C’est d’un même système de pratiques que surgissent le travail sur soi s’accomplissant dans et par l’écriture et la parole, et les relations avec le fidèle, qu’il s’agit de convertir, d’exhorter et de sauver. Le rapport à soi prescrit par ces pratiques précède et rend possible les relations que chacun entretient avec soi-même ou avec ses semblables, le type d’expérience de soi comme d’autrui dont il est la condition pratique de possibilité. La technique invocatoire est moins destinée à remonter vers Dieu, comme chez Plotin, qu’à adresser le destinataire à l’être invoqué en reconduisant ses pensées vers lui.
56L’adresse à Dieu, qu’elle soit occasion de pleurer les péchés passés ou de se réjouir des grâces et dons dispensés par la divine providence, passe par un « Tu es » primordial qui personnalise le Dieu auquel est reconduit l’être personnel du destinataire assujetti à cette pratique. Augustin ne substantialise pas Dieu, mais en fait une Personne divine que les Confessions cherchent de façon asymptotique à rendre présente, ce que rend possible l’ensemble des pratiques d’écriture où cette présence se formule.
57On admettra que le niveau doctrinal repose sur l’ensemble des activités et des procédures d’écriture. La possibilité de l’effusion et du “cri du cœur”, de l’appel au salut et de la prière, a pour condition l’utilisation dans l’écriture de ce style invocatoire. Ces procédés stylistiques rendent possible l’activation d’une pratique générale d’écriture de soi, grâce à laquelle peuvent se produire en chacun des effets de modification et de transformation. L’expérience mystique ne surgit pas indépendamment d’une mise en écriture qui n’aurait pour effet que d’en témoigner. L’écriture est une pratique productive ancrée dans une tradition.
III. Spiritualité et écriture
58Les Confessions seront, à la Renaissance et à l’Âge classique, rangées parmi les écrits spirituels71 dont on conseillera la lecture et que l’on traduira à de nombreuses reprises pour en recommander la pratique. Elles serviront de modèle aux écrits spirituels. Il convient de demander suivant quelles procédures elles fonctionnent, quels sont, pour le dire autrement, les types d’exercices induits par le fonctionnement de son écriture. Le premier de ces exercices est celui de “l’exercice contemplatif d’élévation”. Certains aspects en ont déjà partiellement été étudiés quand nous avons rencontré la question de l’illumination. Comment le texte provoque-t-il dans leurs destinataires un mouvement ascendant, en quoi consiste son ascétique ? Le Livre VII des Confessions, en particulier dans ses aspects néoplatoniciens, occupe dans l’économie de l’œuvre une position spécifique. Augustin s’y présente certes débarrassé des illusions propres à sa période manichéenne, mais il n’est pas encore réellement chrétien. Il s’y donne pour prisonnier encore d’une autre illusion, philosophique cette fois. De même qu’entre l’abandon du manichéisme et la rencontre de « certains livres des platoniciens », le scepticisme fut une phase intermédiaire72, la période néoplatonicienne représente un moment de transition.
1. Élévations et illuminations
59Les Confessions témoignent de l’emploi techniques destinées à provoquer dans le destinataire du texte un état d’“illumination”.
60Opérant la reprise de traditions antérieures, il invite par lui-même à une lecture cherchant à reproduire leurs effets d’illumination.
611. Du point de vue doctrinal, le livre VII des Confessions propose un paradoxe. La lecture des platonicorum libri conduisit en apparence Augustin à une compréhension philosophique du divin. Dans la perspective qui est la sienne au moment où il évoque ses lectures philosophiques, vers l’an 400, seules la lecture et la compréhension des Écritures, des Épîtres de saint Paul et de leur exégèse fondée sur la foi, peuvent cependant amener le fidèle à la connaissance du Christ rédempteur, seul médiateur entre Dieu et les hommes73. Voie christique et voie intellectuelle sont distinctes voire incompatibles. Selon O. du Roy, la solution ultime de la théologie augustinienne, la démarche analogique des livres VIII-XV du De Trinitate, résulterait pourtant d’un compromis entre l’anagogie et l’ontologie :
« L’anagogie plotinienne dût être d’abord rectifiée par une ontologie créationniste de style probablement porphyrien. Puis une voie moyenne entre ces deux orientations, ascendante et descendante, s’offrit à Augustin : une méthode analogique que la théologie de l’image lui permettait de développer dans une ligne platonicienne. »74
62Le travail augustinien consisterait, dans cette tension paradoxale, à réaliser l’inscription dans l’âme d’une échelle ontologique démultipliant les médiations et les intermédiaires entre l’absolu et les créatures, et permettant ainsi l’“intériorisation” de la hiérarchie et de l’ordre métaphysiques des néoplatoniciens. Mais cette première tentative ne parvenant pas à produire l’effet recherché, ne sera conservée qu’au prix d’un retournement. Les procédés (néo) platoniciens sont donc bien adoptés, mais leur échec conduit à leur attribuer une valeur toute négative ; ils font apercevoir la vanité et l’orgueil intellectuels des philosophes. L’ordre hiérarchique ne se réinscrit au cœur de la personne que pour en épuiser les forces, et inviter à reconnaître la nécessité d’une intervention extérieure à sa nature, qui l’arrache au plan de la création par un acte gratuit et gracieux. La personne n’est pas comme une profondeur faisant face à un monde ou à un Dieu par rapport auxquels il s’agirait de se situer. Elle est un abîme, au même titre que la matière qui l’encercle, et ne devient une réalité que du point de vue de son créateur. Elle n’est compréhensible qu’à la condition de lui appliquer les Écritures par l’activité d’exégèse de soi. La tentative porphyrienne ou néoplatonicienne est pour cette raison vouée à l’échec ; c’est une tentation qui, au mieux, édifie par ses vertus déceptives.
63La fin du livre VII des Confessions raconte ainsi une tentative d’union à Dieu, à propos de laquelle Augustin souligne les vertus anagogiques du néoplatonisme. Trois passages se font écho75, en mettant en scène une tentative de remontée vers le divin, fondée sur une ontologie de type néoplatonicien, et son “échec” – qu’on doit d’ailleurs relativiser. Après avoir lu « certains livres platoniciens » et signalé les dangers qu’ils font courir à leurs lecteurs, Augustin se livre à un exercice d’élévation vers le divin, comportant deux mouvements, d’ascension et de descente, et encadrant une réfutation du dualisme manichéen. La reprise d’une méthode de pensée issue du néoplatonisme plotinien et porphyrien, celle de la dialectique, est alors subordonnée à une finalité de type mystique. Il s’agit d’être mis en présence du divin entendu comme sagesse illuminatrice, d’en obtenir l’expérience. La proximité et la parenté de ce dispositif avec celui que les premiers écrits d’Augustin mettaient en place est évidente. De même que, dans les traités Du libre arbitre ou Du maître, la perception et la contemplation de telle ou telle vérité (le mot employé est alors verum) présupposent la présence à l’esprit humain d’une immuable et divine Vérité, c’est-à-dire, selon les Écritures, la Personne du Fils incarné [e. g. Jn. 14, 6] (Veritas par opposition à verum). Augustin croit alors possible de remonter de ces vérités à la Vérité, et les Confessions chercheront d’une manière apparemment semblable à remonter du monde à une présence divine illuminante76. L’enjeu est cependant de marquer l’échec des pratiques néoplatoniciennes, sans s’interdire tout usage de la conception hiérarchique.
642. Deux dispositifs s’entrelacent dans la procédure de remontée dialectique et mystique. Un premier passage des Confessions77 situe l’âme entre les choses corporelles et une lumière immuable que seul l’œil de l’âme ou intelligence perçoit. Raison pour laquelle un passage lyrique conclut cette brève remontée par une prière. Qui connaît cette Vérité, dit Augustin, est frappé par une Lumière qui brûle l’âme et la transforme pour l’éterniser. À la triade néoplatonicienne : corps-âme-lumière intelligible, vient se superposer la Trinité chrétienne qui, en tant qu’Esprit Saint, infuse dans le cœur la charité [Rom. 5, 5], et, en tant que Verbe, se fait Lumière illuminant tout homme [Jn. 1, 9] pour en transformer le cœur.
65La meilleure expression de ce dispositif, que l’on peut lire dans le livre X des Confessions, emprunte certaines structures à la philosophie des néoplatoniciens, mais son vocabulaire et ses procédés à l’Écriture. En témoignent l’emploi de termes philosophiques dans le commentaire d’un passage des Psaumes et, réciproquement, l’idée de faire usage du texte saint pour illustrer la thèse conceptuelle :
« Qu’est-ce donc que j’aime quand j’aime mon Dieu ? Quel est cet être au-dessus de la cime de mon âme ? Par mon âme elle-même, je monterai jusqu’à lui. Je dépasserai mon âme elle-même, je monterai jusqu’à lui. Je dépasserai ma force vitale qui fait que j’adhère au corps et remplis de vie son organisme. Ce n’est point par cette force que je trouve mon Dieu, sans quoi le trouveraient aussi “le cheval et le mulet qui sont dénués d’intelligence” a ; car c’est la même force qui fait vivre également leur corps. Il est une autre force, qui me permet non seulement de donner vie mais encore de donner sensibilité à ma chair, elle que m’a façonnée le Seigneur, ordonnant à l’œil non pas d’entendre, à l’oreille non pas de voir, mais au premier de me faire voir, à la seconde de me faire entendre b, et fixant sa fonction propre à chacun des autres sens d’après son siège et son office ; et ces diverses fonctions, par eux je les accomplis en restant un, moi l’esprit. Je dépasserai encore cette seconde force qui est en moi ; car elle aussi, “le cheval et le mulet” a la possèdent, puisqu’ils ont des sensations produites chez eux également par le corps. »78
66Augustin reprend ici une échelle ontologique comprenant sept degrés de réalité : les corps ; l’âme sensible incorporée ; la force intérieure qui perçoit les impressions ou sens du corps (sensus corporis) ; la puissance rationnelle ; l’intellection de soi ou méditation consistant à se dépouiller de toute imagination ; la lumière qui l’inonde ; l’Être lui-même aperçu dans l’éclair d’un coup d’œil. Dans son traité De la quantité de l’âme, Augustin distinguait déjà sept degrés : le « corps terreux et mortel » ; « ce que peut l’âme dans les sens » ; sa capacité de se souvenir, d’imaginer et de raisonner ; son pouvoir de se purifier et de s’abstraire de tout ce qui l’attache au monde ; l’état de l’âme purifiée en sa partie la plus haute (la cime, l’œil) ; la contemplation ou regard de l’œil de l’âme par lequel Dieu crée en l’homme un cœur pur [Ps. 50, 12] ; et enfin, la possession béatifiante de l’Être lui-même offerte par la contemplation unitive79. Le séduisant rapprochement de ces deux séries de sept degrés masque cependant une différence majeure80. Car ce que le traité De la quantité de l’âme donne pour une réussite est décrit par le Livre VII des Confessions comme un échec. Il faut, pour assurer le succès de la remontée et de l’union à Dieu, satisfaire une condition extérieure à la contemplation de la hiérarchie. Le défaut n’est pas seulement ici dû à la faiblesse humaine, comme c’était le cas chez Porphyre, qui déplorait avoir fait si rarement l’expérience de la présence divine81. C’est d’un échec définitif et de la ruine d’un espoir, clairement formulé dans les premiers écrits, de gagner l’illumination par une technique rationnelle, que témoignent les Confessions82.
673. Même si Augustin n’affirme pas positivement qu’une divinisation de l’homme résulte de l’exercice contemplatif, il insiste cependant dans ses Dialogues sur les « voluptés » ressenties lors de la contemplation intellectuelle de la Vérité83. Les Confessions, au contraire, insistent sur l’impossibilité pour le regard de l’œil de l’âme, même purifié et fortifié par l’ascèse, de se maintenir dans cette contemplation, et sur celle d’y atteindre réellement. Certes, la descente n’est pas le signe d’un échec absolu, mais d’une déception, d’une insuffisance et d’une frustration d’autant plus intenses que l’approche du divin fut réelle – et réelles les prémices de la félicité goûtée par sa connaissance contemplative. Il y a, positivement, compréhension de la réalité et de l’existence des choses divines et invisibles [cf. Rom. 1, 20]. Mais l’âme est refoulée et privée de son union à ce qui l’illumine. Le succès de la vision est échec de l’union, et, en ce sens, de la contemplation. Et plus intense est l’expérience de cette aperception du divin, plus vive au fond la déception de ne pouvoir s’y unir. Les deux séries diffèrent, de plus, dans leur disposition. Si les niveaux un, deux, quatre et sept sont identiques, le niveau trois des Confessions en revanche n’a pas de correspondant dans le De la quantité de l’âme ; – si le niveau cinq des Confessions correspond aux niveaux quatre et cinq du traité De la quantité de l’âme, le niveau six exprime deux perspectives de directions inverses, celles de la contemplation de la lumière et de la lumière illuminante84.
68L’inscription de la hiérarchie ontologique dans l’être du fidèle s’accompagne donc d’une modification et d’un déplacement des pratiques. Lorsque Augustin lit les livres des platoniciens, il n’y voit pas seulement une hiérarchie de type ontologique et cosmologique. Dans la doctrine de Plotin, comme dans celle de son disciple Porphyre, en effet, les cinq degrés de l’un, de l’intellect un-multiple, de l’âme une-et-multiple, des corps multiples-et-uns et de la matière multiple85, forment l’ordre général de toute réalité, dont l’âme occupe le degré médian86. Dans la lecture augustinienne, au contraire, l’âme, quoiqu’elle occupe une place dans un ordre général, est pourtant coupée du divin. Dans cette remontée vers l’absolu, l’union ne peut jamais que s’esquisser à la limite, en l’apparition d’une présence insaisissable, dans un instant soudain, infinitésimal et s’évanouissant aussitôt qu’elle paraît. L’ascension réussie est toujours l’échec de l’union. Le mouvement d’allée et venue de l’âme entre l’absolu et les multiples n’est plus comme chez Plotin et ses disciples la vie normale d’un monde ordonné. L’exercice néoplatonicien ne vaut plus désormais qu’en vertu de la déception qu’il engendre, comme signe le signe d’une impuissance qu’une union véritable devrait guérir.
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69Comment comprendre alors que l’ontologie néoplatonicienne et l’élévation mystique soient à la fois corrélées et incompatibles ? Il faut pour cela souligner comment Augustin a radicalement modifié un type d’exercice et de travail sur soi, celui qui, chez les néoplatoniciens, s’adossait à une conception de la réalité structurée dans une hiérarchie continue des êtres. Pour l’évêque chrétien en revanche, la création se sépare du créateur. Le créateur est lui-même incréé et éternel, et se situe à une distance infranchissable de sa création mouvante et limitée dans le temps. Si cette transcendance, absolue du point de vue de la création n’est pas insurmontable du point de vue de son créateur, elle n’en imprime pas moins une dénivellation dans l’ontologie hiérarchiste des néoplatoniciens et dans la stable continuité de la chaîne harmonieuse des êtres qui fournissait à leur conception sa structuration générale. La hiérarchie platonicienne des substances peut être conservée, mais à la condition d’y imprimer une coupure radicale qui en détruit la signification fondamentale, celle d’une communication continue de tous les niveaux d’être dans le système des émanations. La refonte a pour substrat un nouveau dualisme, autant qu’un déplacement des pratiques dans leur finalité et leurs effets.
2. Dualismes : gnoses, platonisme, christianisme
701. Il existe plusieurs espèces de dualismes. A.-H. Armstrong87 distingue le dualisme dans lequel les deux principes sont également dénués d’origine, de celui qui fait dériver le second du premier. Dans le cas d’un dualisme sans dérivation, les deux principes peuvent être opposés et en conflit, ce qui implique que l’un des deux soit amené à dominer l’autre, comme cela semble être le cas dans le manichéisme, – ou bien indépendants l’un de l’autre et de même puissance (A.-H. Armstrong donne en exemple la pensée chinoise du Ying et Yang et Héraclite). Le dualisme sans dérivation conduit à penser la suite des événements temporels sous l’horizon de cet affrontement du bien et du mal et dans la perspective eschatologique d’un triomphe de celui-là sur celui-ci, et d’une fin des temps88. Le dualisme séparatiste produit une structuration inverse. La suite des temps y est éternelle, et conduit, pour peu que l’on estime que le mal l’emporte ici-bas sur la part de bien, à un pessimisme radical et fataliste. Dans le cas du dualisme par dérivation, le principe dérivé – qu’A.-H. Armstrong appelle l’« obscure altérité » (the dark other), peut se trouver en conflit avec le principe dont il dérive89 ou en accord avec lui. Lorsqu’il y a accord, le principe premier gouverne et modèle le principe dérivé.
71Ce dernier cas est celui du néoplatonisme. Le bien et la matière, quoique formant une dualité, sont reliés en un tout harmonieux et hiérarchisé90. Le mal est une négation du bien, et non une substance. Sans cette négativité, le bien ne viendrait jamais à l’être. Mais la négation n’est rien de substantiel, et le mal est en somme la condition paradoxale du déploiement du bien.
72En dehors de ces quatre espèces de dualismes non-chrétiens – dualismes eschatologique (manichéisme) ou co-éternaliste (pensée chinoise) ; et dualismes dérivationistes pessimiste (gnose valentinienne)91 ou moniste (néoplatonisme) – on peut encore distinguer une “théologie dualiste” proprement chrétienne, expression paradoxale en apparence, mais acceptable à la condition de préciser l’usage du terme “dualisme”. Il n’y a en elle ni séparation ni dérivation. C’est un dualisme créationniste dans lequel la transcendance du divin a pour corollaire un dédoublement ontologique des registres d’être. À la fois tentative d’explication de la discorde par un principe unique, reconnaissance de la réalité du mal et attente d’un accord final, il oppose ou, si le terme paraît trop fort, il distingue et différencie le Dieu incréé de sa création. La théologie des Pères de l’Église peut être tenue pour une « ontologie de la distinction » creusant la distance de Dieu à la création, et affirmant un éloignement de l’absolu et du relatif « basé sur la distinction et la différence ontologique de l’essence des êtres créés et de l’essence incréée de Dieu »92.
73Décrire, dans leurs grandes lignes, les dualismes qu’Augustin a connus ou combattus reviendrait à étudier en détail manichéisme, néoplatonisme et christianisme dans toutes leurs versions entre le IIIe et le Ve siècle. Ce serait une entreprise à la fois interminable et, heureusement, inutile. Il suffit de comprendre ce qui, dans les ontologies de Plotin et de son disciple Porphyre, peut être mis au service d’une quête de l’illumination gouvernée par l’Écriture.
742. Les platoniciens privilégient, en commentant le Parménide de Platon93, un problème métaphysique : comment rendre compte de l’unité des multiples apparences ? Considérer cette dualité comme un éloignement des multiples vis-à-vis de l’un qui est leur source, revient à tenir cette distance pour l’effet de la puissance d’engendrement consubstantielle aux puissances unitives. C’est expliquer par ce mouvement le surgissement de la matière, du devenir et même du mal, et permettre une solution moniste du problème de l’être. Ainsi, Plotin, par exemple dans l’ennéade VI, 9, affirme-t-il que l’un est l’absolu le plus lointain et simultanément qu’il est présent ici-même en toutes choses. Posons que l’être renvoie préalablement à l’un. Un être ne peut pas être un être sans être un être : « L’armée, le chœur, le troupeau n’existeront pas, s’ils ne sont pas une armée, un chœur et un troupeau. La maison et le vaisseau eux-mêmes ne sont pas s’ils ne possèdent pas l’unité ; car la maison est une maison et le vaisseau est un vaisseau, et s’ils perdaient cette unité, il n’y aurait plus ni maison ni troupeau »94. L’individu n’est pas seulement, comme le voulait Aristote, porté à l’existence par composition de la forme et de la matière : l’un, au-delà ou en deçà de toute substance95, suscite ce mouvement d’unification portant à l’être.
75La hiérarchisation de l’un et de l’être recouvre donc cette affirmation : il y a de l’être, il y a quelque chose, parce que l’un maintient à l’existence l’être qui en procède. L’un est donc actif dans les choses qui existent. Il révèle sa présence ici-même, se donne à contempler, non dans un lieu transcendant et totalement séparé du lieu où vivent les hommes, mais dans la moindre des choses qui existent. C’est ici-même et non dans un indicible au-delà que l’un est accessible. Plotin affirme avec insistance la présence de l’un à l’âme du philosophe qui s’est purifié, présence culminant dans l’expérience extatique de sa manifestation. L’homme n’est pas, en ce monde, coupé de l’absolu. Il n’en est qu’éloigné. Cet éloignement, certes, est extrême, mais cela ne signifie pas que la distance de l’âme du philosophe à l’absolu soit insurmontable ou que l’union soit impossible :
« nous ne sommes pas coupés de lui [sc. l’un], ou séparés, même si la nature des corps nous a atteints et attirés vers elle, mais nous respirons et sommes sauvegardés parce que le dieu n’a pas fait ses dons pour se retirer ensuite, mais qu’il continue à les faire tant qu’il est ce qu’il est. »96
76L’action de l’absolu est, pour l’âme purifiée qui fuit la multiplicité et remonte vers l’un, sensible ici-même en ce monde. L’unification, que la grâce seule peut, dans le christianisme (nonpélagien) provoquer, est induite dans le néoplatonisme par une ascèse humaine, la purification de l’intellect. Cette expérience plotinienne de la présence de l’un et de l’union avec l’absolu, en laquelle le dieu au-delà de l’ousía devient sensible, expérience que Porphyre dit avoir vécue une fois dans sa vieillesse97, propose un modèle d’illumination enracinée dans une ontologie continuiste. Si Plotin est un homme divin c’est par sa capacité à contempler l’un, à être “ici” tendu vers “celui-là” qui miroite “là-bas”. Une grande partie des techniques néoplatoniciennes mises en œuvre dans les Ennéades vise ce résultat : que le philosophe recherche, par une ascèse individuelle consistant en activités méditatives et dialectiques, la purification et l’union à l’absolu et la contemplation de sa présence.
77On trouve chez Augustin une réflexion approfondie sur l’être et sur ses attributs : immutabilité, ineffabilité98, être incréé99, éternité100, bonté, grandeur, toute-puissance101. Et sa pensée s’inscrit bien dans un cadre ontologique renvoyant à des sources philosophiques. Platon, Aristote, Plotin et Porphyre sont alors convoqués. Parce que ce même cadre ontologique comprend comme l’un de ses moments un type d’exercice, que les néoplatoniciens appellent la “gymnastique dialectique”, qui permet de s’élever vers le divin, connaissance travail méditatif peut être mis au service d’une théologie dont la stratégie dualiste est pourtant foncièrement incompatible avec celle des néoplatoniciens. De l’être personnel des philosophes païens conçu comme substance animique, se distingue l’être personnel conçu comme le creux dessiné par le travail d’application des Écritures : l’intériorité augustinienne102.
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78Le paradoxe sur ce point est donc aussi absolu qu’apparent. Le néoplatonisme d’Augustin consiste foncièrement en une destruction systématique et rigoureuse des principales thèses de la doctrine néoplatonicienne. Ni la métempsycose, ni l’émanation du multiple à partir de l’un, ni la conception des hypostases procédant les unes des autres dans une structure de subordination, ni donc leur compréhension téléologique de la nature humaine et des vertus susceptibles de lui conférer la béatitude, ne sont en effet compatibles avec les articles du credo103. La réception du néoplatonisme consiste dès le point de départ en une christianisation qui en subvertit le contenu.
3. Les exercices spirituels
79Selon P. Courcelle104, Augustin a eu accès à la doctrine néoplatonicienne par Ambroise. La découverte des sermons De Isaac et De bono mortis, où sont repris des passages des Ennéades de Plotin105, de certains extraits de l’In Isaïam renvoyant au De regressu animæ de Porphyre, et la lecture de ces deux philosophes seraient déterminantes pour comprendre la connexion et le conflit du « spiritualisme chrétien » et des « doctrines plotiniennes ». Mais l’identité des concepts, réelle du point de vue des sources, n’abolit pas la différence de stratégie. Celle-ci s’explique par l’opposition de deux types d’exercices – le premier, propre aux platoniciens, le second à Augustin – et de deux espèces d’effets que ces exercices sont censés produire.
801. Chez Plotin, comme chez son disciple Porphyre, la doctrine des hypostases assure la possibilité du salut. Contempler l’un au terme d’une remontée intellectuelle est l’effet d’un processus de purification opérée par l’exercice des puissances de l’intellect. Le cadre de cette ascèse intellectuelle est l’ensemble des procédés dialectiques utilisés dans la lecture et le commentaire des textes philosophiques. Procédés dont le néoplatonisme hérite, de Platon bien sûr, mais également d’Aristote, des stoïciens anciens et de certains présocratiques ou encore de textes mythologiques et religieux, allant d’Homère aux oracles106. Pour Plotin, le philosophe est un être dont la position dans l’échelle des réalités qui composent l’univers est singulière. Car son âme est une partie de l’âme du tout, laquelle se répand et s’épanche dans le monde, rayonnant jusqu’en l’âme individuée, pour l’individualiser en s’y manifestant sans s’y anéantir. Il y a ainsi une place dans cette doctrine, sinon pour une histoire de la philosophie, du moins pour un classement systématique des doctrines philosophiques, qui en évalue la portée selon qu’elles s’approchent plus ou moins de l’âme, de l’intellect et de l’un. Platon seul, explique Plotin107 est remonté jusqu’à l’un. Parménide, avant lui, puis Aristote étaient remontés jusqu’à l’intellect, l’un qui est ou un-multiple. Les stoïciens ne sont remontés que jusqu’à l’âme du monde, troisième un qui est un-et-multiple, et s’y sont arrêtés, à tort, comme à l’absolu108.
81Si l’âme n’était pas divisible et multiple, elle ne pourrait être présente à une multiplicité de corps, séparés dans l’espace et coupés les uns des autres. Mais, si elle n’était pas simultanément une et unifiante, elle ne pourrait animer d’un seul et même élan cet univers. Elle doit donc se répandre sans se diviser et rester une tout en se diffusant. Hén, noûs et psychè – Plotin et Porphyre mettent ces trois termes au centre de leur lecture de Platon, en particulier dans leur commentaire du Parménide et leur compréhension de la dialectique comme exercice permettant de s’unir à l’un. Cet exercice a une fonction fondamentalement sotériologique. Le salut de l’âme consiste pour eux à faire retour vers sa source première et divine en revenant en elle-même vers son centre qui, en fin de compte, se révèle l’un divin lui-même. La dialectique entendue comme exercice de (ré) union à l’un s’articule à la purification prise au sens éthique. Une fois revenue en son centre, après s’être détachée de l’extériorité démultiplicatrice vers laquelle l’entraînent sensations et plaisirs, l’âme du philosophe accède à la sphère des trois entités divines. La dialectique est un exercice intellectuel de remontée vers l’un permettant l’identification de son être avec le divin et rendant l’âme à son essence dans l’homoíosis tô theô. Elle permet de remonter une échelle continue qui va de la matière aux corps individués, puis à l’âme, à l’intellect et à l’un109.
82La position médiane de l’âme dans l’échelle de ces cinq degrés en fait le pivot du monde. L’exercice philosophique, visant la contemplation unitive et divinisatrice, est en lui-même un exercice de salut. Séparer l’activité philosophique de toute dimension sotériologique, en demandant par exemple la différence entre philosophie et religion chrétienne, c’est donc se condamner à méconnaître un aspect essentiel. La philosophie change en modifiant ses fonctions ascétiques, elle se transforme en réorientant et en transmutant ses pratiques. La lecture des textes plotiniens consiste en une pratique prescrivant à son destinataire ce mouvement de remontée. Le néoplatonisme se présente comme une tentative de transformation de soi, une tentative de purifier en l’homme sa partie “divine”. L’intellect qui, au centre de son âme, est susceptible de remonter dans la hiérarchie des êtres, pour retrouver son véritable lieu et sa “chère patrie”, pour “là-bas” s’unir avec la divinité, coïncider avec elle en revenant à sa nature substantielle propre, s’efforce alors de toucher ce qui “au delà de l’ousía” la sous-tend. Le texte des Ennéades est, comme nous allons le montrer, chargé d’opérer cette transformation. Non parce qu’il serait une parole divine consignée par le texte, mais parce que le lógos dont il est porteur est une puissance susceptible d’imprimer en chacun la táxis générale de l’univers.
832. Certains commentateurs des Ennéades on fait remarquer que l’ordre établi par Porphyre dans les traités de son maître ne constitue pas un guide de lecture fiable, tout en notant que ce classement possède sa signification propre. Bréhier écrit ainsi, à propos d’une note de Porphyre disant du livre V qu’il ne contient pas seulement les traités relatifs à l’intellect, mais également des méditations sur ce qui est au-delà de l’intellect, sur l’intellect qui est dans l’âme et sur les idées : « cette réflexion fait voir combien est superficiel l’ordre prétendu institué par Porphyre entre les traités »110. La composition de Plotin est de plus elle-même sujette à critique. Ses écrits, selon Bréhier, « s’astreignent […] à fixer son enseignement oral », qui procédait par commentaires ; il n’est donc pas étonnant que leur structure soit très souvent obscure et difficile à suivre111. Tant pour ce qui regarde l’ordre des traités que pour ce qui touche la composition interne de chaque traité, il faudrait donc, selon lui, croire que « par la loi du genre qu’il a choisi, Plotin ignore l’art de développer systématiquement une doctrine. […] On y cherchera vainement le développement graduel d’une doctrine selon un plan arrêté et voulu d’avance. Il n’y a pas plus d’ordre dans les traités de Plotin que dans les diatribes d’Épictète »112. La comparaison entre Plotin et Épictète est ici éclairante. Elle nous indique que l’ordre à rechercher dans les Ennéades ne doit pas être conçu sur le modèle du traité, mais en tenant compte de la nature de l’activité philosophique de Plotin, le genre induisant le style. S’il a bien élaboré une philosophique absolument rigoureuse et cohérente113, il cherchait avant tout dans son enseignement transformer l’être de ses auditeurs, à transformer ses destinataires.
84Un second élément caractérise l’ordre du texte, le fait que son édition soit due à son disciple114. Porphyre, en effet, juxtapose l’un à l’autre deux types de classements. Le classement chronologique115 des cinquante-quatre traités (Porphyre s’extasie de la rencontre : 6 x 9 = 54 !) est ternaire. Les vingt-et-un (7 x 3 ?) premiers traités sont courts et peu approfondis. Les vingt-quatre suivants (8 x 3 ?) sont courts, puis longs et plus approfondis. Les neufs derniers (32 !) sont de plus en plus courts et Plotin s’y affaiblit. Dans le classement de son édition, Porphyre dit obéir à deux préoccupations : ordonner et corriger ces livres, comme il l’avait promis à son maître, et suivre les exemples de l’édition des œuvres d’Épicharme par Appollodore d’Athènes et de celle, donnée par Andronicus, des écrits d’Aristote et de Théophraste116. Regroupements ou redécoupages de traités différents ; changements, explicitations et ajouts de titres ; classement, sommaires et têtes de chapitres117 : ces éditions obéissent à des règles courantes à cette époque, dont la fonction pédagogique est évidente. La méthode de lecture porphyrienne des Ennéades proposée par ce classement mérite, sinon d’être adoptée, du moins d’être étudiée.
853. Sa fonction est de permettre de remonter vers l’absolu. Il comporte pour cette raison trois “corps”. Le premier est composé des trois premières « neuvaines » : « la première contient les [traités] relatifs aux choses éthiques » ; « la seconde rassemble les [traités] des choses naturelles et contient les [traités] du monde et les [traités] sur les choses relatives au monde » ; « la troisième neuvaine contient encore des [traités] du monde, et elle contient les [traités] suivants sur les choses contemplées selon le monde »118. Le deuxième corpus119 contient les Ennéades IV et V : « la quatrième neuvaine, qui vient après les [traités] du monde, contient les écrits sur l’âme » ; « la quatrième neuvaine contient toutes les hypothèses sur l’âme prise en elle-même. La cinquième, elle, contient les [traités] de l’intellect ; mais dans chacun de ces livres qui sont dans cette neuvaine, il y a aussi des traités sur ce qui est au-delà de l’intellect, et sur l’intellect qui est dans l’âme, et sur les idées »120. Enfin vient « la sixième neuvaine dont on a fait un corps différent »121 et dont les traités visent successivement l’être, puis l’un qui est au-delà. L’ordre général des traités reproduit à large échelle la stratégie de l’exercice spirituel plotinien, tendre dès ici à l’union avec l’un. Cette orientation caractérise chez les néoplatoniciens l’exercice dialectique des forces de l’intellect.
86Cet ordre, systématique et cohérent sur le plan ascétique et non sur celui de la doctrine, diffère de celui d’un traité scolastique autant que de l’ordre du système des concepts plotiniens. L’ordre des Ennéades est avant tout une règle générale de transformation de l’être personnel du destinataire par le travail philosophique qui s’y effectue ; c’est l’ordre d’un travail sur soi chargé d’acheminer chacun vers le bien absolu. Le premier niveau (neuvaines 1, 2 et 3) part des considérations éthiques pour aller au monde et à ce qui touche le monde. Le deuxième (neuvaines 4 et 5) atteint la troisième hypostase de l’âme et la deuxième hypostase de l’intellect. Le troisième (neuvaine 6) tente d’atteindre la première hypostase à partir de la contemplation intellective de l’être122. 54 traités distribués en 6 neuvaines ; 9 x 6 = (3 + 2 + 1) x 32 – la fascination de Porphyre pour l’ordre pythagoricien des nombres a pour envers une disposition du texte visant à produire dans le lecteur un effet anagogique, une transformation de son être personnel. Le plan des Ennéades établi par Porphyre est donc en réalité une sorte de paideía destinée à élever l’âme du lecteur des réalités les plus humbles jusqu’à l’absolu par l’exercice dialectique de son intellect. C’est une seule et même règle, celle de la continuité ontologique, celle de la diffusion de l’un par les cinq degrés de l’échelle jusque dans la matière, qui commande l’architecture des textes plotiniens, les vertus anagogiques du texte et la compréhension néoplatonicienne de l’ordre de l’univers. Par ses vertus anagogiques, l’ordre du texte peut ainsi agir sur son destinataire. Dans la perspective néoplatonicienne, celle de Plotin, de Porphyre, et probablement de tous ses disciples, le travail sur soi a pour objet de reconduire l’homme au centre de son âme, à sa nature d’intellect, de le faire revenir à son véritable lieu dans la hiérarchie continue et ordonnée des êtres. L’ontologie et la taxis générale du monde ne sont pas des théories spéculatives ou des conceptions cherchant à exprimer adéquatement l’essence d’un cosmos. Elles sont l’expression théorique d’un dispositif de transformation de soi opérant en chacun l’équivalent d’un salut. La purification et l’homoíosis tô theô sont le centre de gravité de cette philosophie123. Mais à la différence de la sotériologie et de l’ascétique chrétiennes, le “salut philosophique” s’opère dans le cadre d’une hiérarchie unifiée et d’un monde continu. En admettant que le monde intelligible des néoplatoniciens soit quelque chose comme un “arrière monde”, il ne consiste pas en un univers clos sur lui-même et séparé du monde sensible124. Le salut dont il s’agit ici est étranger à la question de la grâce, si l’on appelle grâce le mouvement par lequel le créateur s’avance vers sa création, surmontant par cet acte la distance infinie qui le sépare de ses créatures, et la ramène à lui.
874. La structure générale des livres I à IX des Confessions et les passages spécifiques du Livre VII reprennent en le compliquant l’ordre plotinien. Ordonnée du bas vers le haut et du passé vers le futur, l’exercice s’efforce d’entraîner l’esprit dans un système d’allées et venues. L’usage anagogique que fait Augustin de la dialectique s’inscrit dans le cadre d’un travail sur soi qui paraît reprendre les pratiques néoplatoniciennes. Mais sa dynamique est fondamentalement inversée. La remontée ne s’opère plus par les seules forces de la raison et d’un exercice dialectique. Augustin explique au contraire, à l’aide d’une antithèse marquant la reprise et l’inversion de la hiérarchie et du processus, que l’homme demeure abattu, tant que Dieu ne s’abaisse pas vers lui pour le relever. Plotin et Porphyre, le maître plus souvent que le disciple125, connaissaient des expériences extatiques où, mis en présence de l’absolu, ils voyaient leur être transformé et divinisé. Ces instants, brefs et fulgurants par nature, étaient suivis d’une “descente”. Dans le néoplatonisme, l’illuminé revient à lui en sortant de sa vision unitive, sans toutefois retomber définitivement, ni se détacher absolument du divin. La partie de l’âme qui n’est pas plongée dans le corps et retenue par lui, celle qui est comme le centre d’un cercle coïncidant avec celui de la sphère absolue126, peut, par l’exercice des forces de l’intellect, s’unir aux entités hypostatiques supérieures.
88Le monde étant vivant et cette vie consistant en l’ensemble des pulsations, des allées et venues de l’un aux multiples, élévations et retombées, montées et descentes ne sont pas pour l’âme des mouvements opposés, mais les moments naturels de sa vie. Tantôt l’âme, recueillie en son centre dans le silence et l’absence de division, est possédée par le dieu auquel elle s’unit, tantôt, revenant à elle-même et se dédoublant à nouveau dans le série des pensées discursives, elle sort de cette union, mais obtient en échange la saisie et l’appréhension (aisthánetai)127. Dans cette union féconde de l’âme et du bien, l’âme oscille perpétuellement entre la région des biens et celle des corps, entre son salut et « la chute, l’exil, la perte des ailes »128. La chute, disons-le autrement, n’est pas définitive mais transitoire, un moment nécessaire dans un cycle parfait et éternel. C’est ici-même que l’on se défait des liens pour s’unir à l’absolu129. Tant que la partie corporelle du composé humain existe, l’union part d’ici-bas et y revient, mais cela n’empêche pas cette vision d’être déificatrice et bienheureuse130 ni de conserver sa puissance. L’homme purifié retourne à l’union silencieuse à chaque instant. Lorsque Plotin évoque la contemplation, il semble gloser la formule de Numénius, Homilêsai tô hagatô mónô mónon131, sans pourtant éprouver la situation de l’homme comme une perte tragique et désespérée. Or, c’est cette nécessité d’aller et venir qui est désormais perçue comme un échec par Augustin132.
89Les exercices néoplatoniciens changent alors de statut par l’opération-même de reprise que le texte des Confessions en effectue. Ce ne sont plus des exercices dont la vertu anagogique est acceptée, et qu’il suffit d’appliquer et graver dans son âme pour obtenir la divinisation salvatrice. Ils sont néanmoins acceptables, à titre d’exercices “spirituels”, c’est-à-dire intellectuels, comme des approches du divin qui supposent et développent une purification de l’âme, un détachement du sensible et un retour au spirituel. Ils portent surtout contre le manichéisme, mais leur valeur s’inverse relativement au salut chrétien. Ils n’offrent plus une expérience du rayonnement divin étendant sa lumière jusqu’en l’âme individuée. La retombée indique en l’homme une impuissance à obtenir par soi seul (mónô mónon) la mise en présence du divin et l’union divinisatrice.
90C’est pourquoi la “vision d’Ostie” et la vision du Livre VII sont fondamentalement différentes en nature. Que toutes deux soient des échecs ou des visions imparfaites, cela s’entend au sens le plus général où, selon Augustin, il n’est pas possible à la nature humaine de s’unir définitivement par elle-même et ici-bas avec le divin. Cela n’empêche pas la “vision d’Ostie” d’être une réussite sur le plan ascétique. Cet exercice cherche à s’ouvrir au divin, à provoquer des effusions du cœur et non à s’unir à lui ; car l’union perpétuelle ne se réalise qu’après la mort et non durant l’existence. L’échec des tentatives d’union de l’âme à la divinité est donc plus radical que celui de l’effort de purification. L’exercice dialectique présente un danger au point de vue du salut, celui de confondre la transformation de soi qui devrait résulter d’une action dont Dieu seul possède et conserve l’initiative, avec un simple perfectionnement accessible en droit comme en fait aux forces de l’esprit humain.
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91Dans la perspective ouverte par Augustin l’exercice plotinien prépare donc au mieux à la reconnaissance de cette impuissance. Le néoplatonisme, s’il permet de réfuter sur leur propre terrain les présupposés ontologico-exégétiques des manichéens, est voué à l’échec et à l’erreur sur le plan sotériologique, parce qu’il surévalue orgueilleusement les forces de l’intelligence humaine. Il ne vaut qu’une fois exhibée son imperfection. L’ascèse ne visera plus à séparer l’âme du corps pour lui permettre de s’unir à son propre centre posé comme le rayonnement de la divinité absolue. Dans les Confessions, le salut n’est plus salut de l’âme, mais de la personne tout entière, chair, corps, âme et esprit. Au lieu de chercher à extirper la partie intelligible de son lieu corporel, la pratique ascétique veut à inscrire la parole divine dans le cœur pour y opérer une renaissance.
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Conclusion. Expérience mystique et travail sur soi
92Trois remarques résultent de ces analyses. Les Confessions présentent le cas singulier d’un ouvrage consignant par l’écriture une “expérience mystique”. En ce sens, nous est donné accès à un état singulier de l’esprit. En second lieu, la doctrine augustinienne de l’illumination doit, nous semble-t-il, faire l’objet d’une double lecture. Enfin, les Confessions sont de nature “ascétique”, au sens où l’“ascèse” renvoie à des exercices concrétisés par la pratique du texte lui-même. Ce dernier point de vue fournit leur vérité aux deux précédents.
931. Quoi qu’il en soit de la nature des états mystiques, ceux-ci existent à tout le moins en tant que témoignage proposé par les textes qui en structurent l’expérience. Deux positions sont logiquement concevables. Soit on estime que ces expériences extatiques sont des “preuves” de la vérité de la doctrine mystique où l’on en situe les racines. Soit, inversement, on en dénonce le caractère purement subjectif, voire pathologique. Les extases et états mystiques relèveraient alors de l’étude des “états de conscience modifiée”, au même titre que les “expériences de mort proche” ou celles induites par l’absorption de substances hallucinogènes (L. S. D., mescaline, etc.). Nous avons essayé d’échapper à cette alternative. De tels jugements de valeur occultent en effet deux types de considérations. Non seulement la mise en écrit d’une expérience de ce genre est le signe d’un type tout à fait déterminé de rapport à soi, mais sa réception, dans le cas des Confessions d’Augustin, est déterminante dans l’histoire et l’évolution de ce même rapport à soi. L’essentiel de ce dernier se joue dans la manière dont l’expérience cruciale qui le fonde, l’expérience du divin, est rendue possible par des pratiques ascétiques organisant un texte qui en assure la transmission. Il est donc essentiel de définir cette expérience par son principe : une pratique d’écriture tout entière gouvernée par la lecture des Écritures, n’excluant pas les doctrines philosophiques, c’est-à-dire pour l’essentiel le platonisme de Plotin et Porphyre, mais les reprenant en les modifiant de fond en comble.
942. Pareille manière de considérer les choses devrait conduire à poser à nouveaux frais la question traditionnelle de la “philosophie” d’Augustin et des rapports de la foi et de la raison. Cette question fit, quinze siècle après la mort d’Augustin, l’objet de polémiques virulentes et liées à la mise en question de la possibilité d’une « philosophie chrétienne »133, mettant aux prises, entre autres, É. Gilson, J. Maritain, É. Bréhier et M. Blondel. Que l’on admette l’existence d’une “philosophie” d’Augustin, ou que l’on s’efforce d’extraire de son œuvre la part proprement “philosophique”, de la distinguer de sa part théologique et mystique, on préjuge à chaque fois d’une certaine définition de la philosophie. On admet implicitement, dans le premier cas, la possibilité d’un accord entre les philosophes “païens” et les Pères, latins ou grecs, de l’Église chrétienne. On présuppose dans le second la possibilité, ou au contraire l’impossibilité, d’une démarche “philosophique” dans un milieu autre que “philosophique”. Qu’il y ait, dans le texte des Confessions, des éléments issus des pratiques intellectuelles néoplatoniciennes, c’est ce que chacun admet. Il y a “de la philosophie” chez Augustin. Mais l’usage de ces éléments obéit à une règle différente de celle qui était en vigueur chez Plotin et Porphyre. De sorte que la question de savoir s’il y a “du philosophique”, ou même “une”, voire “la” philosophie chez Augustin, diffère de celle qui exige de repérer, de décrire et d’évaluer les pratiques grâce auxquelles des philosophèmes sont convoqués chez lui. Par ces pratiques s’explique l’usage des éléments philosophiques (philosophèmes, questions-types et éléments doctrinaux) et des éléments religieux (théologuèmes traditionnels et scripturaux). C’est pourquoi on conclura que la pratique d’écriture à l’œuvre dans les Confessions est simultanément production d’un certain lieu pour l’exercice philosophique et d’une certaine transformation de cet exercice. Cette pratique philosophique ne prend son essor qu’à la triple condition d’une subordination de ses thèmes à l’exégèse des Écritures (ascétique), de la dénonciation de son échec propre relativement à l’union (sotériologie) et de l’inversion du rapport au divin qu’elle instaurait (ontologie). Le platonisme d’Augustin, en ce sens, n’est pas néoplatonicien. C’est une lecture du néoplatonisme qui en produit une interprétation autonome, celle dont héritera d’ailleurs la tradition ultérieure. Augustin ne présente pas plus, de ce point de vue, l’exemple d’une philosophie dont l’identité serait immergée dans l’élément d’une altérité théologique et traversée par lui, que celui d’une religiosité permanente qui contiendrait en son sein des éléments philosophiques hétérogènes à ses intentions. Il n’existe aucun “philosophème” à l’état pur, aucun “théologuème” à l’état pur (et l’idée suivant laquelle la théologie exprimerait des éléments philosophiques sous une autre forme repose sur une confusion). C’est bien plutôt d’un type de pratique, dont l’effet est de les (re)définir simultanément l’un par l’autre, qu’il faut parler.
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95Un premier aspect des techniques de formation de soi et des exercices spirituels à l’œuvre dans les Confessions, nous semble, pour finir, se dégager de ces perspectives. Ce sont les techniques mobilisant les facultés de l’esprit humain que connaissaient Plotin et Porphyre. Mais Augustin les redéfinit en dénonçant l’impuissance humaine. Il ne s’agit pas chez lui d’exalter la capacité de l’esprit à obtenir l’illumination, mais de dénoncer la prétention à remonter par soi seul au divin, sans pour autant interdire une communication des lumières divines à l’esprit de la créature. Nous voudrions, dans le chapitre qui suit, examiner le second aspect de cette ascèse. Non plus l’aspect purement négatif visant à amoindrir les forces conférées à la créature, mais celui, pleinement positif, lui obtenant la communication du divin : le travail sur soi ne vise pas seulement, en un mouvement purement négatif, à rabattre l’orgueil ; il culmine dans les « effusions du cœur ».
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Notes de bas de page
1 Le mot “mystique” renvoie au vocabulaire grec. Mustèrion signifie chez les écrivains de l’Antiquité ce qui est secret et caché, en particulier en référence aux religions à mystères (mystères d’Eleusis, de Déméter, de Perséphone, etc.), et, dans le Nouveau Testament, des événements constitutifs du christianisme (incarnation, baptême, etc.). Mustikós est l’adjectif qualifiant les cérémonies propres à ces religions. S’il est légitime d’en faire remonter l’usage spécifique au Pseudo-Denys l’Aréopagite (dans la Théologie mystique et la Hiérarchie céleste), au sens de l’expérience unitive que fait (ou peut faire) le chrétien de la présence personnelle du Dieu, le même terme désigne souvent chez les Pères de l’Église le sens caché des saintes Écritures. Sont ainsi “cachées” (mystiques) les puissances divines actives dans les sacrements, le sens spirituel (et salvateur) des Écritures et la nature autant que le mode d’union de l’homme à Dieu. Sur ces questions, voir Dictionnaire de Théologie Catholique, art. « Mystique », V. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, J. Orcibal, Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands, et Dictionnaire de spiritualité, art. « Contemplation ».
2 Kant, Sur les rêves d’un visionnaire, in Œuvres philosophiques, Pléiade, t. I, p. 563.
3 Le terme de “sagesse” renvoie à une citation essentielle pour la théologie augustinienne : Paul I Cor. 1, 24. Voir O. du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité.
4 Un autre exemple serait celui du terme logos qui renvoie systématiquement au Prologue de l’Évangile de Jean, c’est-à-dire à la personne éternellement engendrée du Fils de Dieu et incarnée dans la personne de Jésus-Christ. De même les notions de “participation” [voir Nomb. 27, 20 ; Rom. 11, 17 ; I cor. 10, 17 ; Hé. 3, 14 et 12, 10 ; I P. 5, 1 ; II P. 1, 4 ; Phi 1, 7]. De même “dieu”, “divin”, “salut”, etc.
5 Voir e. g. É. Bréhier, Histoire de la philosophie, t. I, pp. 431-460.
6 Voir les ouvrages de É. Gilson et J. Pélikan. Voir aussi J. Lagrée, La religion naturelle.
7 Voir e. g. De ver. relig., De Trin., De doc. christ., De civ. Dei et Ench.
8 Voir e. g. De Gen. c. Man., De gen. ad lit., In Joan. Ev. tract., Enar. in Ps., De scrip. sacr. spec.
9 Voir e. g. De mor. Eccl. et de mor. Man., C. Faust., De bapt., C. Jul. hær. pel. def., C. sec. Jul. resp.
10 Voir e. g. De fid. et symb., De ver. relig., De Trin., le livre I du De doc. christ.
11 Voir C. Acad., I, i, 4.
12 Voir De vit. b., 6.
13 Voir De ord., I, ii, 5.
14 On ne possède qu’un brouillon du De grammatica (voir P. L., t. XXXII, 1383), dont l’attribution fut longuement contestée et que J. Pépin lui a restitué (voir Saint Augustin et la dialectique). Sur la “pédagogie d’Augustin” dans ses rapports avec la pédagogie médiévale, voir H. I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique et Histoire de l’éducation dans l’Antiquité ; A. Solignac, « Introduction aux Confessions », pp. 88 sv). Trois remarques s’imposent toutefois. Les dialogues du type du De musica et du De grammatica appartiennent bien au cursus éducatif courant dans l’Antiquité tardive. Il n’en va pas de même du De libero arbitrio, du De ordine, du De vita beata ou du De quantitate animæ, dont les thèmes ne sont pas propres au cursus de l’époque. Durant cette “première période”, Augustin fit du dialogue un usage non seulement pédagogique, mais encore exhortatif et militant, qui ressemble plus au style du Pédagogue de Clément d’Alexandrie qu’aux méthodes pédagogiques de l’Antiquité (voir W. Jæger, Paideia). La “pédagogie” d’Augustin connut ensuite une évolution : elle se fixa dans le De doctrina christiana en prenant pour fondement et pour fin l’inculcation des vérités de la foi chrétienne. Il est enfin évident que l’élévation d’Augustin à la prêtrise puis à la fonction d’évêque le conduisit à modifier ses activités : il fut soumis à l’obligation d’enseigner – c’est-à-dire de prêcher (sermons), de répondre à ses ouailles (correspondance) et de combattre les hérésies (traités polémiques). C’est cette obligation qui conduit de la pédagogie des Dialogues à celle du De doctrina christiana.
15 Voir Retr., I, v, 1.
16 Sol., I, i, 1 : « ait mihi subito, siue ego ipse, siue alius quis extrinsecus, siue intrinsecus, nescio… ».
17 Sol., I, vi, 12.
18 Retr., I, iv, 1 : « inter hæc scripsi etiam dua uolumina secundum studium meum et amorem, ratione indagandæ ueritatis, de his rebus quas maxime scire cupiebam, me interrogans, mihique respondens, tanquan duo essemus, ratio et ego, cum solum essem ; unde hoc opus Soliloquus nominaui, sed imperfectum remansit. »
19 Sol., I, vii, 14.
20 Voir C. Acad., I, i, 1-3 ; De vit. b., I, 1-5 ; De ord., I, 1-II, 5. Ces entrées en matière constituent des exhortations à “philosopher”. Ni le De lib. arb., ni le De mag., ni le De quant. an. ne présentent de prologue ou de dédicace.
21 Comme ceux de Cicéron : voir Tusculanes, De la fin des biens et des maux, De la nature des dieux, etc.
22 Voir A Michel « Cicéron » ; Foucault, « L’écriture de soi », pp. 3-23 ; P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Chapitres III et XI et « Réflexion sur la notion de “culture de soi” », dans Michel Foucault philosophe, pp. 261 sv.
23 Voir D. Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, II, 49 : “C’est, je crois, dans le traité De la colère qu’il parle du soliloque, la pratique habituelle de Sextius. À la fin de la journée, retiré dans sa chambre à coucher, Sextius s’asseyait sur la sellette. Là, juge et criminel en même temps, il s’interrogeait et se répondait : de quel défaut t’es-tu corrigé aujourd’hui ? quel penchant vicieux as-tu combattu ? en quoi vaux-tu mieux ? (in Œuvres, Robert Laffont, t. I, p. 1172).
24 Sénèque, De la colère, III, xxxvi, 1-4, pp. 102 sv.
25 Voir par exemple Cicéron, Tusculanes, III, xxiii, 55 ; et P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique et La citadelle intérieure.
26 Voir par exemple Marc-Aurèle, Pensées, II, 1 ; Épictète, Entretiens, I, i, 21-33, II, 19-32, Manuel, 3, 10, 15, 17 ; Sénèque, De la tranquillité de l’âme, X, 1-XI, 12, De la providence, IV, 1-16, etc.
27 Il s’agit d’avoir les idées sous la main. Voir la remarque de J. Pépin : « c’est Simplicius qui observe assez joliment que le titre du recueil, enchiridion, que nous traduisons par manuel, signifie aussi “poignard” : de toute façon, ce que l’on doit toujours garder à portée de la main pour défendre la vie du corps ou de l’âme (Commentaire, préface, p. 1, pp. 26 sv.) » (cité dans Les Stoïciens, Pléiade, p. 1108). Le florilège a eu la même fonction, ainsi celui de Stobée, ceux des Pères de l’Église, ou la Philocalie des Pères neptiques.
28 Voir Sol., I, i, 1.
29 Voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, pp. 232-233 et « Réflexion sur la notion de “culture de soi” », p. 266.
30 A. Solignac signale un passage de l’Epist. ad Nebr., 3, 1 et se fonde sur Conf. IV, xiv, 23 pour faire du De pulchro et apto un monologue (voir « Introduction aux Confessions », p. 12).
31 Voir C. Acad., I, I, 1-4 ; De vit. b., 1-3.
32 Voir De vit. b., 1 et 3.
33 Voir par exemple Cicéron, Tusculanes, V, ii, 5, Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettres 28, 32 et 72.
34 Voir C. Acad., I, i, 2 ; De vit. b., 3.
35 Voir C. Acad., I, i, 3-4 ; De vit. b., 3-4 ; De ord., II, 5.
36 Voir C. Acad., I, i, 3 ; De vit. b., 4 ; De ord., II, 5.
37 Voir De vit. b., 4 (on lit platonis dans certains manuscrits, et plotini dans d’autres).
38 Ctr Ac., I, i, 2.
39 Voir G. Bardy, « Les méthodes de travail de saint Augustin », dans Augustinus Magister, t. II, pp. 19-29.
40 C’est cette volonté non dogmatique de travail sur soi qui fait croire faussement à nombre d’historiens de la philosophie que Cicéron n’est pas un philosophe mais au mieux un “éclectique” et un bon compilateur – quand ce n’est pas un simple copiste inintelligent… (Voir A. Michel : Cicéron « est apparu comme un médiateur, un honnête homme qui, parmi les doctrines existantes, cherchait à définir non pas les plus commodes, mais les plus fécondes pour un humanisme »). Faire “défiler” les doctrines, les mettre en scène et les articuler les unes aux autres dans leur affrontement propre, a en réalité pour fonction de se définir soi-même par l’opération consistant à les repousser de soi et à les tenir à distance.
41 Voir F. Cabrol, Le livre de la prière antique.
42 Voir Plotin, Ennéade VI, 9, §§7-11, en particulier VI, 9, § 8.
43 Cette idée a été très fortement soulignée par O’Daly dans Plotinus’philosophy of the self pour ce qui concerne Plotin, par E. von Ivánka, dans Plato Christianus et par P. Aubin, dans Plotin et le christianisme.
44 Voir, en plus des références précédentes, H. Blumenthal, « Soul, World soul, Individual Soul », in Le néoplatonisme et « On Soul and Intellect », in L. Gerson (éd.), The Cambridge Companion to Plotinus. Voir aussi notre article : « La chair, la grâce et l’esprit. Métempsycose et résurrection de Porphyre à saint Augustin ».
45 Voir Plotin, Ennéades, V, 1, § 6, li. 8 sv. et V, 8, § 9, li. 13 sv.
46 Voir Matt. 2, 8, 19 ; Mc. 16, 15 ; Lc. 24, 47. Les Actes des apôtres et les Épîtres de Paul offrent des exemples de cette prédication.
47 Ce problème est moins important qu’on le pourrait croire. Tout d’abord parce que jusqu’à une époque avancée, le latin et le grec sont d’un usage courant dans les milieux lettrés (voir M. Banniard, Viva voce). Ensuite parce que la prédication, qui s’adresse aux plus humbles, lesquels on s’en doute ne sont pas majoritairement lettrés, n’est pas astreinte à telle ou telle langue : elle prend la forme de la langue la plus pratiquée – le latin, le grec, le syriaque ou l’araméen selon la région… Ce n’est pas parce que le latin (ou le grec ou le syriaque…) serait la langue la plus appropriée à la révélation de la parole divine qu’il est employé, mais parce qu’il est d’un usage courant (voir M. Banniard, Viva Voce, pp. 98 sv. : « Le latin est la langue vivante de l’Afrique romaine, dans le sens où nous avons défini la notion de langue vivante : il est la langue maternelle apprise spontanément par les enfants »).
48 Cette dialectique féconde fait l’objet du premier tome de l’ouvrage de J. Pélikan, L’émergence de la tradition catholique. 100 ~ 600 (op. cit.).
49 Voir Gn 1, 3 et Jn 1, 1.
50 Voir M. Foucault, Les mots et les choses, « La prose du monde » : « il n’y a pas de différence entre ces marques visibles que Dieu a déposées sur la surface du la terre, pour nous en faire connaître les secrets intérieurs, et les mots lisibles que l’Écriture ou les sages de l’Antiquité, qui ont été éclairés par une divine lumière, ont déposés en ces livres que la tradition à sauvés » (p. 48).
51 Voir De Trin., VII, i, 1 et iii, 4.
52 E. Cassirer a montré, dans son livre Individu et cosmos, comment Nicolas de Cues a, au XVe siècle, marqué un tournant de l’histoire de la pensée, en rompant avec la reprise scolastique de l’idée néoplatonicienne de hiérarchie empruntée au Pseudo-Denys l’Aréopagite. Selon Cassirer, l’originalité de Nicolas de Cues consiste à intensifier la coupure ontologique entre le créé et l’incréé, en reprenant à Platon la séparation du monde sensible et du monde intelligible. Parce que les catégories de l’intellect ne valent que pour la sphère de la création, et parce que le Cusain refuse la possibilité d’une union amoureuse avec l’absolu, c’est à l’union par intuition intellectuelle (dont la mathématique est le symbole) que revient d’assumer le processus de divinisation. Dans l’opposition cusaine à l’aristotélisme scolastique naît la reprise de la combinaison platonicienne de la transcendance de l’absolu et de la participation comme régime gouvernant la connaissance humaine : l’intuition intellectuelle assurerait le contact du créé et de l’incréé dans le temps-même que la transcendance en assurerait l’absoluité (voir Individu et Cosmos, Chapitre I, pp. 13-61). Sans refuser cette interprétation qui vaut pour le rapport de la Renaissance à la philosophie scolastique (ainsi que le confirment les travaux de F. Van Steenberghen : voir e. g. Introduction à l’étude de la philosophie médiévale, et le recueil établi par L. Benakis, Néoplatonisme et philosophie médiévale), on s’en démarquera ici pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que s’il est exact que Plotin reprend les doctrines d’Aristote et de Platon, il paraît les surmonter plus que tenter de les accorder dans un « mélange éclectique » (op. cit., p. 26) : qualifier l’émanation de « concept “bâtard” » nous paraît une idée fort datée (le livre de Cassirer date de 1927), et pour tout dire nettement insuffisante. D’autre part, en admettant que le néoplatonisme, la philosophie scolastique et la philosophie de la renaissance cherchent à résoudre le même problème (il faut, pour cela, admettre le postulat hégélianisant de Cassirer, selon qui chaque époque de l’histoire de la pensée humaine peut se synthétiser dans une conception théorique, systématique et unitaire), il est particulièrement périlleux d’identifier l’un à l’autre les couples créé/incréé et absolu/existence : le monde, même sensible, étant aux yeux des néoplatonicien lui-même incréé, les relations ontologiques entre les deux sphères ne sont pas les mêmes que dans la perspective chrétienne créationniste. C’est justement ce qui fait l’originalité de la doctrine de l’émanation. Enfin, il existe, avant la scolastique, une autre manière d’établir un pont entre le créé et l’incréé : c’est la doctrine augustinienne. Nous montrons dans ce livre, même si cet aspect des choses n’est pas pour nous le principal, qu’elle ne consiste pas seulement dans une certaine reprise de la philosophie néoplatonicienne, mais avant tout dans une conception exégétique du rapport à l’absolu. C’est Dieu lui-même qui est censé franchir la coupure entre lui-même et sa création par l’acte de sa parole.
53 Voir l’étude par M. Banniard du passage de « l’orator classique » au « pastor chrétien » (p. 35) et les pages éclairantes qu’il consacre à Augustin (pp. 65-104).
54 Voir H. I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, et Saint Augustin et la fin de la culture antique.
55 Voir Conf., I, xiii, 20-xvi, 26.
56 Voir P. L., t. XIX, 53-346.
57 Voir M. Banniard, Viva voce, pp. 67 sv.
58 Les exemples de Dydime l’aveugle, qui savait la bible par cœur et la commentait de même, ou de l’ami d’Augustin, dont la mémoire était telle qu’il pouvait réciter à l’envers ce qu’il avait appris, sont très connus. Voir F. Yates, Les arts de la mémoire.
59 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia. Observations sur le style des Confessions de St. Augustin (droits réservés pour les citations de cet ouvrage).
60 J.-J. O’Donnell (t. III, p. 106) recense 453 paragraphes commençant par « et ».
61 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 105.
62 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 106 et p. 113.
63 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 108 et p. 109.
64 Voir Conf., IX, iv, 8.
65 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 113 et p. 114.
66 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 70, et pp. 67-71.
67 Voir F. Yates, Les arts de la mémoire, chapitres I et II.
68 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 79.
69 M. Verheijen, Eloquentia Pedisequia, p. 74.
70 A. Solignac, « Introduction aux Confessions », p. 10. Il renvoie aux Enar. in Ps. 117, 1 ; 141, 19 et 144, 13 et aux Serm. 332, 4 ; 67, I, 1 et 82, XI, 14.
71 Les Confessions sont l’un des plus admirables « livres de dévotion » écrit Robert Arnauld d’Andilly (« Avis au lecteur », p. III). Parmi les traductions des Confessions, on citera celle de Robert Arnauld d’Andilly (sur le texte établi par son frère, Antoine Arnauld : Paris, Camusat, 1649) et celle que propose Philippe Goibaud du Bois du texte des Mauristes (Paris, J.-B. Coignard, 1686). D’autres religieux anonymes traduisent aussi cet ouvrage, ainsi que les traités De la vraie religion, Des mœurs de l’Église catholique et des mœurs des manichéens, De la correction et de la grâce ; les mauristes, de même, traduisent les textes apocryphes des Soliloques, des Méditations et du Manuel.
72 Voir notre article sur « Augustin et le scepticisme académicien ».
73 Voir G. Rémy, Le Christ-Médiateur dans l’œuvre de saint Augustin.
74 O. du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, p. 451 (voir pp. 450-458 et pp. 462-463).
75 Conf., VII, x, 16, VII, xvii, 23 et VII, xx, 26.
76 Sur le thème de la doctrine de l’illumination chez Augustin, voir É. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 103 sv., R. Jolivet, Dieu, soleil des esprits, ou la doctrine augustinienne de l’illumination. On complètera les bibliographies de ces ouvrages par celle d’A. Trapé, dans Initiation aux Pères de l’Église, t. IV, pp. 520 sv. et par celle de G. Maldec dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques, pp. 667 sv.
77 Conf., VII, x, 16.
78 Conf., X, vi, 11 :« Quid ergo amo, cum deum amo ? quis est ille super caput animæ meæ ? per ipsam animam meam ascendam ad illum. transibo uim meam, qua hæreo corpori et uitaliter compagem eius repleo. non ea ui reperio deum meum : nam reperiret et equus et mulus, quibus non est intellectus, et est eadem uis, qua uiuunt etiam eorum corpora. est alia uis, non solum qua uiuifico sed etiam qua sensifico carnem meam, quam mihi fabricauit dominus, iubens oculo, ut non audiat, et auri, ut non uideat, sed illi, per quem uideam, huic, per quam audiam, et propria singillatim ceteris sensibus sedibus et officiis suis : quæ diuersa per eos ago unus ego animus. transibo et istam uim meam ; nam et hanc habet equus et mulus : sentiunt etiam ipsi per corpus. » (droits réservés). (a) Ps. 31, 9. (b) L’argument qui distingue ce par quoi nous voyons de ce au moyen de quoi nous voyons pour conclure que l’œil est instrument d’un autre sujet percevant, se trouve dans le Théétète de Platon (184 c-186 d). La distinction que fait Platon entre les sensibles propres de chaque organe sensoriel et les sensibles communs est reprise par Augustin un peu plus loin (Conf., X, viii, 13-xi, 18).
79 De quant. an., XXXIII, 70-76.
80 Voir J.-J. O’Donnell, t. II, 456.
81 Voir Porphyre, Vie de Plotin, 23.
82 Sur les relations entre Augustin et Porphyre, et entre ce dernier et Marius Victorinus, voir P. Hadot, Porphyre et Victorinus. C’est probablement par l’intermédiaire de Marius Victorinus, première étape de la christianisation du néoplatonisme, qu’Augustin a pris contact avec cette philosophie et sa sotériologie.
83 De quant. an., XXXIII, 77.
84 Deux hiérarchies distinctes se côtoient donc chez Augustin. Celle des Confessions : 1. Les corps ; 2. L’âme sensible incorporée ; 3. Les sens du corps ; 4. La puissance rationnelle ; 5. L’intellection de soi ; 6. La lumière ; 7. L’Être lui-même. Celle du traité De la quantité de l’âme : 1. « Corps terreux et mortel » ; 2. « Ce que peut l’âme dans les sens » ; 3. Capacité à se souvenir, à imaginer et à raisonner ; 4. Capacité à se purifier et à s’abstraire de tout ce qui l’attache au monde ; 5. L’état de l’âme purifiée en sa partie la plus haute (la cime, l’œil) ; 6. La contemplation ou regard de l’œil de l’âme par lequel Dieu crée en l’homme un cœur pur [Ps. 50, 12] ; 7. La possession béatifiante de l’être lui-même.
85 Voir A. Solignac, note complémentaire no 25 (B. A., pp. 682 sv.) et Plotin, Ennéade IV, 2, § 2, li. 52-55.
86 Voir J. Trouillard, La procession plotinienne.
87 Voir A.-H. Armstrong, « Dualism Platonic, Gnostic and Christian », dans Plotinus amid Gnostics and Christians.
88 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, pp. 226 sv.
89 C’est le cas de la chute du trentième Éon qui est à l’origine du monde selon les gnostiques valentiniens. Voir e. g. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, ii, 1-v, 6.
90 A.-H. Armstrong, « Dualism Platonic, Gnostic and Christian », pp. 29-30.
91 Pour un exposé plus complet sur la gnose valentienne et sur le manichéisme, voir ci-dessous Chapitre III (pp. 167 sv.). Le statut exégétique de ces doctrines a été examiné ci-dessus, Chapitre I (pp. 47 sv.). Il ne s’agit ici que d’examiner le statut des thèses ontologiques engagées par ces doctrines, pour les comparer à celles du néoplatonisme et du christianisme.
92 V. Karayanis, Maxime le Confesseur, p. 33, et pp. 290 sv.
93 Voir H.-D. Saffrey, « Introduction » à la Théologie platonicienne de Proclus.
94 Plotin, Ennéade, VI, 9, § 1, li. 1-7 (trad. É. Bréhier).
95 Plotin cite Platon, Rép., 509b9.
96 Plotin, Ennéade, VI, 9, § 9.
97 Voir Porphyre, Vie de Plotin, 23, li. 7-21.
98 Voir e. g. De Trin., I, i, 3.
99 Conf., VII, x, 16.
100 Enar. in Ps. CI, 2, 10.
101 De Trin., VII, iv, 10.
102 Voir P. Hadot, Plotin ou la sérénité du regard et D. O’Meara, Plotin, pp. 135-148.
103 Voir Serm. CCXIV Sur le Symbole et De fid. et symb. et ci-dessus, Chapitre I, note 97.
104 Voir P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Chap. III, pp. 93-138.
105 Les textes cités par Courcelle sont : I, 6 (Sur le beau), I, 7 (Du premier bien) et I, 8 (De l’origine des maux.). Voir aussi Plotin, Ennéade VI, 9.
106 Voir les textes réunis par G. Colli dans La Sagesse grecque.
107 Voir Plotin, Ennéade, V, 1, §§7-10 ; en particulier V, I, § 8. Selon P. Henry et P. Courcelle, ce traité Sur les trois hypostases qui sont principes avec l’ennéade Sur le beau et le De regressu animæ, sont trois sources majeures dans la formation d’Augustin (voir P. Henry, Plotin et l’Occident, dans Spicilegium sacrum Lovaniense, pp. 78-119 et p. 128 ; P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, pp. 161-168).
108 Comparer Ennéade V, 1 et III, 8-V, 8-V, 5-II, 8. La même réfutation est adressée aux gnostiques qui dérivent le monde d’une sophia ou âme du monde (voir Enn. II, 9).
109 Aux trois degrés des hypostases s’ajoutent les corps (multiples-et-uns) et la matière (multiple). Voir Plotin, Ennéade IV, 1, § 2, li. 49-54. Ces quelques lignes, qui présentent la doctrine néoplatonicienne en cinq degrés, sont peut-être une glose due à Porphyre. Elles résument une structure que l’on retrouve chez Proclus et jusqu’à Simplicius.
110 É. Bréhier, t. I, p. 30, n. 1 de son édition des Ennéades (nous soulignons).
111 É. Bréhier, t. I, Introduction, p. XXIX et p. XXX de son édition des Ennéades.
112 É. Bréhier, t. I, Introduction, p. XXX de son édition des Ennéades (nous soulignons). On préfèrera le jugement beaucoup plus nuancé de A.-H. Armstrong. L’ordre adopté par Porphyre dans son édition des traités de Plotin, qui suit l’ordre des matières et non l’ordre chronologique, doit en effet selon lui être tenu pour arbitraire en grande partie, puisque Plotin n’adoptait pas, dans sa manière d’écrire, un plan systématique (A.-H. Armstrong, Préface des Ennéades, t. I, pp. IX-X). Cependant, si Plotin n’adopte pas la méthode « sèche, forte, systématique et autoritaire des écrits scolastiques » (ibid., p. VIII), il serait faux de croire à l’absence de tout ordre. D’une part, en effet, s’il est vrai que « Plotin n’a jamais rédigé un exposé systématique de sa philosophie » (ibid., p. VII), A.-H. Armstrong affirme l’existence d’une telle philosophie systématique, d’une doctrine soigneusement et consciemment élaborée chez Plotin : les Ennéades « nous proposent la présentation absolument asystémique d’une philosophie systématique » (ibid., p. VIII). D’autre part, si cette philosophie « ne s’expose pas graduellement et de façon graduée », c’est parce que sa nature est liée à l’enseignement de Plotin qui « était informel et faisait une large place à la libre discussion » (p. VIII). On peut, enfin, reconstituer trois périodes dans la rédaction des traités : Porphyre, dans sa Vie de Plotin, 4-6, nous en donne un aperçu. Suivant le conseil donné par P. Hadot dans son Plotin ou la sérénité du regard, on pourrait reconstituer l’évolution intellectuelle de Plotin en adoptant un ordre de lecture chronologique (d’ailleurs indispensable dans le cas du traité Contre les Gnostiques séparé, dans les Ennéades, en quatre morceaux).
113 Voir A.-H. Armstrong, L’architecture de l’univers intelligible dans la philosophie de Plotin.
114 D’après P. Henry, un autre disciple de Plotin, Amélius, aurait lui aussi proposé une édition des traités de Plotin (voir les Manuscrits des Ennéades).
115 Voir Porphyre, Vie de Plotin, 6.
116 Porphyre, Vie de Plotin, 24.
117 Voir R. Goulet, art. « Andronicus », dans Dictionnaire des Philosophes de l’Antiquité, t. I, p. 201.
118 Porphyre, Vie de Plotin, 24, respectivement : li. 16-17 ; li. 28-30 ; li. 41-42.
119 Voir Porphyre, Vie de Plotin, 26, li. 162.
120 Porphyre, Vie de Plotin, respectivement : 25, li. 10-11 ; 25, li. 21-25.
121 Porphyre, Vie de Plotin, 26, li. 1-2.
122 Les deux éditions de P. Henry et H.-R. Schwyzer reproduisent fidèlement par leur présentation en trois volumes cette structure anagogique des écrits plotiniens.
123 Voir J. Trouillard, La purification plotinienne.
124 Il y a évidemment une différence entre les deux mondes, sensible et intelligible, comme en témoigne la substitution plotinienne du terme cosmos au terme de lieu (topos) qu’employait Platon. Mais les deux mondes communiquent par un système d’aller et retour : le mouvement d’émanation (de l’un au multiple) est aussi naturel que le mouvement inverse de retournement ou de conversion (epistrophê) et d’unification (homoíosis), par lequel l’âme purifiée se tourne tantôt vers l’un (répétant le mouvement par lequel l’un engendre l’être en se retournant vers lui-même [Enn., V, 1, § 7, li. 1-6]), tantôt se retourne vers elle-même en conservant en elle l’empreinte (túpos) du dieu (Enn., V, 8, § 11, li. 1-19).
125 Voir Porphyre, Vie de Plotin, 23 et 22.
126 Voir Plotin, Ennéade VI, 9, § 8.
127 Voir Plotin, Ennéade, V, 8, § 11.
128 Plotin, Ennéade VI, 9, § 9, li. 22-24 ; cf. III, 2, § 4, li. 36-48 ; III, 9, § 3, 1-20 ; IV, 8, § 4, li. 13-30 et li. 44-51 ; V, 1, § 1, li. 1-6. Voir K. Corrigan, « Body’s Approach to Soul : An Examination of a Recurrent Theme in the Enneads » et A. Lloyd, « Plotinus on the Genesis of Thought and Existence ». Sur la question de la chute des âmes, on trouvera dans l’ouvrage de J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, un exposé et une bibliographie. On consultera aussi les articles réunis par J. Pépin dans De la philosophie ancienne à la théologie patristique. Voir également nos articles : « La question de l’âme chez saint Augustin » et « La chair, la grâce et l’esprit. Métempsycose et résurrection de Porphyre à saint Augustin », où nous examinons plus précisément ce thème.
129 Plotin, Ennéade VI, 9, § 9, li. 51-61.
130 Plotin, Ennéade VI, 9, § 10.
131 Numénius, De bono, I, fgt 2 = Eusèbe de Césarée, Préparation Evangélique, XI, XXII, 1 ; à comparer avec Plotin, Ennéade VI, 9, § 11, li. 50-51 : phugè mónou pròs mónon.
132 Après avoir cru à la possibilité d’une union à Dieu sur le modèle néoplatonicien (époque décrite dans le Livre VII), Augustin a dénoncé cet exercice comme un leurre, tout en en tirant une leçon : l’esprit humain n’est capable que de cet échec.
133 Voir É. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, en particulier Conclusion ; J. Maritain, « De la sagesse augustinienne », dans Mélanges augustiniens, pp. 385-411 et « De la philosophie chrétienne », dans Œuvres, t. I, pp. 603-704 ; M. Blondel, « Pour le quinzième centenaire de saint Augustin : L’unité originale de sa doctrine philosophique », dans R. M. M., 1930, pp. 423-469 ; É. Bréhier, « Y a-t-il une Philosophie chrétienne ? », R. M. M., 1931, pp. 241 sv. ; plus récemment voir E. von Ivánka, Plato Christianus et A. Trapé, art. « Saint Augustin », en particulier pp. 520-543.
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