Chapitre I. Confessions et exégèse de soi
p. 29-91
Texte intégral
« Les treize livres de mes Confessions louent le Dieu juste et bon et pour le mal et pour le bien qui sont miens, et transportent en Lui l’intellect et l’affectivité de l’homme ; en tout cas pour ce qui me concerne, c’est cela qu’ils produisirent en moi lorsque je les écrivis, et c’est ce qu’ils produisent en moi quand je les lis. Ce que les autres en pensent, c’est eux-mêmes qui le voient ; mais je sais qu’ils ont plu et qu’ils plaisent à de nombreux frères. Du premier au dixième, les livres écrivent sur moi ; les trois suivants, sur la sainte Écriture, depuis ce qui est écrit : Dans le principe Dieu fit le ciel la terre jusqu’au repos du Sabbat. »
Retr. II, vi, 1.
1Le but de ce chapitre est double. Nous voudrions, d’une part, mettre à jour l’unité et l’ordre propres des Confessions, et rendre compte de la “dynamique” de ce texte, c’est-à-dire du pouvoir conféré au texte tant par son rédacteur dans la pratique de son écriture, que par son destinataire dans celle de la lecture et du type de rapport à l’écrit qui y est engagé. Nous désignerons ce type de rapport faisant l’unité des pratiques de lecture et d’écriture dans et par lesquelles les textes, à l’époque d’Augustin, voient s’activer leur dynamique et prennent vie, par l’expression “d’exégèse de soi”. D’autre part, nous remettrons en cause l’idée suivant laquelle les Confessions sont une autobiographie – cette conception nous paraissant manquer à la fois l’unité des Confessions et la saisie des règles pratiques qui la gouvernent. Quoique la question de l’autobiographie soit pour nous secondaire par rapport à celle des pratiques organisant le rapport à soi, elle nous servira de fil conducteur. Nous montrerons que les Confessions ne sont pas une autobiographie1 mais le résultat d’un double processus, d’inscription dans son être personnel des Écritures et de mise en rapport avec ces mêmes Écritures, d’application à soi des Écritures et d’exégèse de soi. Le pacte confessionnel dont nous allons montrer l’existence n’est donc pas seulement une notion stylistique ou littéraire, un genre ou une forme ; il désigne une opération et une pratique, – une prescription centrale du rapport à soi.
I. Les Confessions sont-elles autobiographiques ?
2Une objection se présente toutefois. Comment les Confessions d’Augustin, inspiratrices d’autobiographies, de la Vie de sainte Thérèse d’Avila aux Confessions de Rousseau, pourraient-elles ne pas être autobiographiques ? Le paradoxe n’est ici qu’apparent. Il est peut-être légitime de parler d’“autobiographie” pour les neuf premiers livres des Confessions, au sens où Ph. Lejeune en détermine les conditions dans son Pacte autobiographique : on y lit bien un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »2. De plus, ce récit étant fait à la première personne, il s’agit d’une « autobiographie “autodiégétique” »3. De même, le « pacte autobiographique », impliquant l’affirmation de l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, semble parfaitement respecté par les Confessions, même si le nom d’Augustin n’apparaît jamais dans le texte4.
1. Pacte autobiographique
31. Reste que les analyses de Ph. Lejeune ne peuvent nous offrir qu’un secours négatif. Car, si l’on peut admettre que ces définitions de l’autobiographie et du pacte autobiographique sont un modèle pertinent pour lire les Confessions, c’est à la condition de quatre réserves. En premier lieu, seuls les neuf (ou dix) premiers livres peuvent se ranger sous cette définition et ce pacte. Encore aura-t-on la prudence de mettre en question le statut du livre X car, s’il contient effectivement des considérations sur soi-même et sur sa vie personnelle, au sens de la vie spirituelle et intime, la dimension rétrospective inhérente à la définition de l’autobiographie, fait défaut. Or, puisqu’Augustin a attribué à son œuvre une unité en les titrant « les treize livres de mes confessions », aucune lecture ne peut prétendre circonscrire les Confessions sans en examiner la totalité. Il faut d’ailleurs s’entendre sur la notion de titre et sur le sens de ce titre. C’est rétrospectivement, dans ses Rétractations, qu’Augustin, lorsqu’il en parle, emploie l’expression : « Confessionum mearum libri tredecim »5. Puisque le mot surgit effectivement dans les Confessions pour désigner l’intention à l’œuvre dans son texte, on peut légitimement le lui donner pour titre. Mais rien ne dit qu’il faille entendre par “confessions” quelque chose comme “récit de ma vie”. Le présupposer, c’est croire la cause entendue avant de l’avoir examinée. C’est-là un a priori de notre part : tel ou tel lecteur a certes bien le droit de ne lire que ce qui lui plaît, de découper ce qu’il lit et de sauter des pages. Mais l’interprétation d’un texte se doit de tenir compte de la totalité du texte telle qu’elle se présente à la lecture.
4Résignons-nous, provisoirement, à cette tautologie : le titre des Confessions n’annonce pas le récit d’une vie, mais des “confessions”. La signification de ce terme doit être éclairée par l’étude du texte lui-même. Or, dans la section initiale, Augustin ne prend pas l’engagement de raconter sa propre vie. Il s’adresse à Dieu pour en obtenir la grâce, de sorte que le “je” autobiographique se constitue dans un rapport où le “tu” divin est chargé d’en soutenir et fonder l’être, et où le “il” du lecteur ou destinataire n’est pas littéralement présent. Le pacte, ensuite, n’est pas plus énoncé dans le titre que dans la section initiale6. Cela nous conduit à reconnaître deux autres différence.
52. Une troisième remarque, en effet, permet de préciser le problème. Un autre pacte, passé dans la section initiale, invalide la possibilité d’y voir une autobiographie autodiégétique dont le pacte serait de degré 07. On ne peut dire, en effet, qu’aucun engagement ne soit pris vis-à-vis du lecteur. C’est bien ici un contrat qui est passé, quoique négativement. Augustin dit s’adresser à la miséricorde divine et non point au lecteur qui rirait de lui, et il affirme parler en sa présence sans s’adresser à lui :
« Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde, moi qui suis terre et cendre, laisse-moi pourtant parler, car voici que je m’adresse à ta miséricorde et non pas à l’homme qui rirait de moi, c’est à elle que je parle. Et toi aussi, peut-être, tu ris de moi ; mais tourne-toi vers moi et tu auras pitié. Qu’est-ce en effet que je veux dire, Seigneur ? Sinon que je ne sais d’où je suis venu ici, dirai-je dans cette vie mourante ou cette mort vivante ? Je ne sais. »8
6La question se pose donc de définir le mode de présence conféré au lecteur et au destinataire des Confessions. Est-il posé comme un “il”, métonymiquement proche de Dieu, dont il serait exigé qu’il soit aussi miséricordieux et impartial que Lui9 ? Est-ce au contraire un “on” anonyme, membre de la “masse” des humains, destiné à se faire le témoin d’une vie de péché et du don miraculeux et gratuit d’une grâce aussi incompréhensible que salvatrice ? Il demeure pourtant vrai que préside à la rédaction des Confessions l’idée de produire un récit : Paulin de Nole demanda à Alypius de lui faire connaître « l’histoire de sa sainteté », et Augustin se chargea de ce récit (hagiographique, donc, et non autobiographique) avant d’en étendre le projet à son propre cas10. Les Confessions, si on les envisage en les réduisant à leur seule partie autobiographique, mettent bien en rapport, comme le veut Ph. Lejeune, la personne de l’auteur (l’Augustin réel), le narrateur ou “je” grammatical, et le personnage d’Augustin dont le texte nous brosse un portrait censé ressembler à son modèle. Mais le “rapport de rapport” propre à l’autobiographie, suivant lequel le narrateur est au personnage ce que l’auteur est au modèle, prend ici une tournure originale, puisque, comme nous le montrerons, la pratique exégétique des Écritures sert à instaurer ce rapport, à constituer le personnage et son modèle11. Le texte des Confessions, s’il souscrit partiellement au pacte autobiographique par lequel Ph. Lejeune caractérise l’autobiographie au sens moderne du terme, semble donc obéir à un système de règles spécifique. Lorsque nous le lisons comme une autobiographie – celle de Rousseau ou celle de George Sand, par exemple, – nous lui imprimons une structure qui en réalité n’est pas la sienne, et sa nature autobiographique ne se vérifie au fond qu’à la condition d’accepter un travail de reformulation et de recréation rétrospective.
2. Le pacte confessionnel
7Venons-en, en effet, à la règle propre des Confessions. Augustin place la rédaction de ses Confessions sous le régime d’une intention sotériologique. Il s’agit d’établir en soi-même la présence divine, de faire surgir en soi la Vérité :
« Je veux la faire [sc. la vérité] dans mon cœur face à toi par la confession, et aussi dans mon “style” a face à de nombreux témoins. »12
81. L’ouverture du Livre X en construisant cette relation triangulaire du narrateur, du destinataire et de Dieu et en mettant aux prises le “je” des Confessions, le “tu” divin et le “il” du destinataire, nous renvoie au début du Livre I13. Peut-être ne pouvons-nous affirmer la validité de cette relation que pour les Livres X à XIII. La relation initiale, en effet, excluait de sa structure le “il” du destinataire. Celle du livre X l’inclut au contraire. Plus précisément, la relation instaurée en ouverture des Confessions consiste simultanément en un contrat passé entre le “je” du narrateur et le “tu” divin et en un refus de s’adresser au “il” de ces hommes rieurs14. De plus, la relation du “je” au “tu” se présente paradoxalement sous une forme asymétrique. Le “tu” divin sachant par avance ce que le “je” s’efforce de lui adresser, il s’agissait moins d’une intention du “je” de remonter vers le “tu” divin que pour le “je” de celle d’opérer un retour sur soi, un décryptage de soi par la règle des Écritures mettant en présence du divin. Le narrataire divin, “tu”, soumettait ainsi le destinataire du récit à la règle-même de constitution du “je” du narrateur.
9Certes, cette relation n’est pas incompatible avec celle qui ouvre le livre X. La confession n’est pas adressée par le “je” au “il” du lecteur ; elle est adressée au “tu” divin, en présence du “il” du lecteur. Double mise en présence, du “je” à un “tu” critère et mesure de toute évaluation, et à un “il” posé comme témoin neutre. S’il ne s’agit pas ici d’un dialogue véritable entre Augustin et Dieu, du moins son propos s’adresse-t-il à Dieu dans une pratique que reprendront les écrits spirituels de l’Âge classique15. Que le Livre X éclaire rétrospectivement ceux qui le précèdent, ou qu’il ne fasse que développer un pacte ouvert dès le livre I, nous devons admettre que la loi gouvernant les Confessions n’est pas précisément un pacte autobiographique, – pas même dans les livres I à IX, – mais un “pacte confessionnel”.
102. Qu’on nous permette, pour éclairer ce point et préciser la nature de ce pacte, de prendre un point de repère extérieur au champ de constitution des Confessions d’Augustin, à savoir les Confessions de Rousseau16. Chacun connaît le début de ce texte :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. »17
11L’engagement de révéler l’essence de celui qui est posé comme l’être constant à l’œuvre derrière le “je” du narrateur est ici passé avec le lecteur. Il s’agit de lui donner un accès véritable à la connaissance de soi par l’exemple du moi de l’auteur18. Le “je” du narrateur s’engage ainsi à révéler la vérité du moi de l’auteur par le tableau du personnage dont il est censé être le modèle. Le “tu” du lecteur apparaît très discrètement dans le texte précédant ce passage :
« qui que vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait l’arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l’espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile. »19
12Mais il paraît absent de l’ouverture du Livre I. Tout au plus pourrait-on parler d’une occurrence discrète du destinataire lorsque Rousseau le met sur le même rang que lui-même en parlant de « l’innombrable foule de [ses] semblables »… C’est l’être divin qui, lorsqu’il apparaît dans le texte, est placé dans la position d’un “tu” à la fois destinataire du texte et personne servant de critère d’évaluation. Non seulement le “je” narrateur (c’est-à-dire Rousseau) mais également le “il” des lecteurs des Confessions sont invités à se présenter devant le tribunal de Dieu pour décider de l’authenticité du dévoilement du moi, c’est-à-dire de l’égalité entre personnage, auteur et “je”, et départager Rousseau de ses lecteurs. Qui peut se « comparer » à Rousseau et affirmer en toute sincérité : « je fus meilleur que cet homme-là », – telle est la question :
« Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. […] Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : “je fus meilleur que cet homme-là” »20
13Simplifions : dans l’ouvrage de Rousseau, la confession est adressée par le “je” au “tu” divin en présence du “il” du destinataire21. La structure est donc en apparence la même que celle des Confessions d’Augustin. Certes, le pacte confessionnel passé par Augustin avec Dieu, s’il n’exclut pas le “il” du lecteur de son rapport, ne l’introduit qu’après coup. Rousseau semble pour sa part l’introduire immédiatement, mais comme pour en mieux effacer l’apparition. Il n’en reste pas moins que les deux ouvrages sont foncièrement différents, sur trois points au moins.
143. Tout d’abord parce que les Confessions de Rousseau ne contiennent aucun passage de type exégétique. En fait, l’ouverture du Livre I de son ouvrage est l’un des rares passages où l’on voit surgir l’« Être suprême » en position de juge et d’interlocuteur. Rousseau ne consacre pas un quart de son ouvrage à méditer la Bible. Son pacte autobiographique n’inclut pas l’exégèse des Écritures dans sa règle. Une deuxième différence, purement stylistique peut-être, s’articule à la précédente. Rousseau s’adresse à Dieu22 ; Augustin invoque dieu et le pose en critère absolu, mais ne s’adresse pas au lecteur. Et lorsqu’il s’adresse à Dieu, il ne fait pas intervenir à ses côtés la « foule de ses semblables ». Dieu est posé comme seul juge de son existence. Tous deux s’adressent à Dieu, mais Rousseau ne le fait que rarement et son écriture n’emprunte pas la forme lyrique et biblique qui imprègne celle d’Augustin. Si la divinité sature le texte augustinien, elle demeure comme à distance des Confessions de Rousseau. Dieu, sous la forme de la parole biblique, se manifeste comme de l’intérieur des Confessions d’Augustin ; il semble ainsi le centre que son texte manifeste et dévoile. L’Être suprême chez Rousseau est un juge extérieur, dont la fonction est de sonder la personne et le récit qu’elle fait d’elle-même : « je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge ». C’est un horizon et une norme externe et l’absolu s’est comme retiré plus loin encore de ce monde. Cette dernière différence doit être soulignée. S’il ne s’agit peut-être pas d’une opposition visible et volontaire à la stratégie augustinienne, on décèle chez Rousseau une oscillation ou une ambiguïté. Tantôt Dieu est posé comme le « souverain juge », ce qui laisse supposer que lui seul peut évaluer et voir une existence en sa vérité. Tantôt on pourrait croire que le sujet de l’énonciation, qui vient « devant » Dieu après avoir écrit son livre, est à égalité avec la divinité : « j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même »23. Entre la “vision de soi” de l’Être suprême posé comme souverain juge et celle de l’écrivain, la possibilité d’une similitude et d’une identité est postulée. Entre l’intériorité et Dieu, se crée ainsi une sorte d’égalité en même temps que Dieu est placé en position de supériorité. De sorte que le destinataire est destitué de sa capacité de juger Rousseau, tandis que lui-même s’investit de ce pouvoir. Rien de tel au contraire dans les Confessions d’Augustin. Le pouvoir de juger le cœur n’est pas concédé au destinataire, c’est-à-dire à l’homme, mais attribué tout entier à Dieu. Le pacte confessionnel, à l’inverse du pacte autobiographique de Rousseau, postule chez Augustin que Dieu peut seul connaître la vie du personnage des Confessions.
154. Précisons les effets induits par ce pacte confessionnel et la relation triangulaire gouvernant les Confessions d’Augustin. “Je” parle à “toi” en présence d’“eux”. Ils sont, terme à terme, l’inverse de ce qu’ils sont dans l’ouvrage de Rousseau, qui en reprend en apparence la structure pour en subvertir le dessein. Le dévoilement n’est pas opéré par le “je” narrateur pour un destinataire et en présence de Dieu, mais par le “tu” divin dans l’acte de ce “je” et en présence de la tierce personne du destinataire. Augustin se plaît à souligner, à l’orée du Livre X, un paradoxe proche de celui que le livre I avait mis en avant ; l’homme ne peut rien révéler à Dieu que Dieu ne sache déjà, de sorte que, puisque les « consciences » sont « à nu » pour le regard divin, c’est bien plutôt Dieu qui révèle chacun à soi-même :
« Et, pour toi certes, Seigneur, aux yeux de qui l’abîme de la conscience humaine (humanæ conscientiæ) est mis à nu, qu’y aurait-il de caché quand bien même je ne voudrais pas te le confesser ? Je te cacherais à moi-même et non moi à toi. »24
16Loin d’imaginer pouvoir “dévoiler son intérieur tel que Dieu l’a vu”, Augustin pose au contraire la vision divine du cœur humain comme une condition sans laquelle il est impossible d’appréhender sa propre existence. Celle-ci n’est pas une intériorité capable de prendre conscience d’elle-même, mais une trajectoire dont on ne peut apercevoir la direction et le sens que du point de vue de Dieu. Ce n’est pas la créature qui se présente devant le Créateur, c’est le Créateur qui la fait comparaître devant lui pour la révéler à elle-même. À cette impossibilité où se trouve l’homme face à Dieu de se dissimuler correspond une révélation ou “manifestation” de soi pour Dieu. La « conscience » dont il s’agit ici n’existe en somme que du point de vue de Dieu, qui peut seul y “lire” la vérité des actes et des pensées. Du point de vue de l’homme lui-même, en revanche, il ne saurait être question de produire une connaissance ou une image de soi-même sans courir le risque de s’y complaire. Il s’agit au contraire de se défaire de soi pour se décrire et s’éprouver d’un autre point de vue – celui des Écritures :
« Mais maintenant ma plainte atteste que je me déplais à moi-même quand toi tu resplendis et plais, et que tu es aimé et désiré, de sorte que je rougis de moi-même, que je me rejette moi-même et te choisis, et que je ne plais ni à toi ni à moi-même autrement que par toi. Pour toi donc, Seigneur, qui que je sois, je suis manifeste a. »25
17Le dévoilement de la vérité de la « conscience » n’est donc pas la fin d’une pratique de méditation ou d’introspection inventée par Augustin dans ses Confessions. Celles-ci ne marquent pas la naissance de la conscience de soi. Aucun homme ne peut en effet sonder l’âme humaine26. L’entreprise de Rousseau consiste au contraire en la transgression de cette limite. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion générale de ce livre.
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18Une hypothèse guidera toute notre enquête : le “pacte autobiographique” n’existe, dans les Confessions, que conditionné par un rapport fondamental reliant l’une à l’autre l’activité d’écriture et la pratique d’exégèse propres à Augustin, les Écritures fournissant la règle d’une écriture exégétique de soi. Le rapport à soi, appliqué au narrateur comme au personnage présent dans le récit, et, par contrecoup, au destinataire, s’enracine dans cette pratique que nous appelons “exégèse de soi”. Dans cette hypothèse, le texte est placé sous la gouverne d’un pacte “confessionnel” plus qu’autobiographique, constitutif d’une pratique d’écriture formant le cadre d’un type de rapport à soi particulier. Cela nous permettra de définir l’originalité des Confessions.
19Ce pacte confessionnel demande à l’évidence un examen approfondi que les analyses de ce Chapitre se proposent d’offrir. Un style caractérise les Confessions, celui du lyrisme. Des passages lyriques, du type de celui qui ouvre le livre I, dont nous avons donné une image en étudiant la miniature médiévale qui l’illustre, encadrent et rythment de nombreux passages des Confessions. L’originalité de la connexion établie par Augustin entre les Écritures et sa propre activité d’écrivain sera caractérisée comme un travail d’écriture redoublée (II). Le rapport de production de l’être personnel, ensuite, consiste en une certaine relation au texte, dont les Confessions instaurent la possibilité dans une relation aux Écritures, dispositif de production de soi qui se définit comme une pratique empruntant ses règles aux Écritures et à leur exégèse (III).
II. Écritures et lyrisme : l’application à soi des Écritures
20Le premier livre des Confessions s’ouvre sur une invocation lyrique adressée à Dieu27. Elle est suivie du récit de la petite enfance – le temps qui précède l’acquisition de la parole et de la mémoire – puis de ceux de l’enfance et de la scolarité28. La forme ou le genre de la prière introduit à ceux du récit et, plus généralement au texte des Confessions. Dans ses récits, Augustin décrit ses péchés et ses fautes, mais aussi les bienfaits que dispense Dieu à toute créature : « l’aliment de l’enfance »29 et la satisfaction des besoins, l’être, la génération et la naissance30, la vie et les perfections corporelles qui l’accompagnent31, l’intelligence et la mémoire32, ou encore le goût de prier même incorrectement33. Ce récit, nous le voyons, entrelace la liste des bienfaits et celle des péchés à déplorer. Pleurer les péchés de façon à ouvrir un travail de renoncement à la chair et chanter la bonté divine dans un style lyrique sont les deux techniques, l’une stylistique l’autre narrative, à l’œuvre dans le Livre I des Confessions.
1. L’application à soi des Écritures
211. La sagesse dont il est question n’est pas un thème de réflexion, mais l’objet d’une invocation. L’effusion lyrique initiale des Confessions exprime la condition de l’homme pécheur incapable de revenir à Dieu. Cette page entrelace des passages de l’Écriture pour former une prière et applique l’expression « sagesse divine » à un destinataire qualifié, suivant des termes tirés des Psaumes, par sa faiblesse et sa situation misérable. Le style lyrique conditionnant l’invocation est ici essentiel :
« Tu es grand, Seigneur, et bien digne de louange ; grande est ta puissance, et il n’est pas de nombre de ta sagesse. Et l’homme veut te louer, lui qui n’est qu’une partie de ta création, et un homme emmenant partout avec lui sa mortalité, emmenant partout avec lui le témoignage de son péché, et le témoignage que tu résistes aux superbes ; et pourtant l’homme veut te louer, lui qui n’est qu’une partie de ta création. Toi, tu le pousses à se délecter de te louer, parce que tu nous as faits tournés vers toi et que notre cœur est sans quiétude, tant qu’il ne repose pas en toi. Donne-moi, Seigneur, de connaître et de comprendre si ce qui est premier est de t’invoquer ou de te louer et si c’est de te connaître qui est premier ou de t’invoquer. Mais qui t’invoque s’il t’ignore ? Il peut en effet invoquer un être pour un autre celui qui t’ignore. Ou plutôt ne t’invoquera-t-on pas pour te connaître ? Mais comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils sans qu’il y ait eu prédication ? Et ils loueront le Seigneur ceux qui le cherchent. Car le cherchant ils le trouvent et le trouvant ils le loueront. Je te cherche, Seigneur, en t’invoquant et je t’invoque en croyant en toi ; car tu nous as été prêché. Elle t’invoque, Seigneur, ma foi, celle que tu m’as donnée, qui m’a été inspirée par l’humanité de ton Fils, par le ministère de ton Prédicateur. »34
22Du point de vue doctrinal, Augustin décrit un cercle. La foi permet d’invoquer et l’invocation seule achemine au savoir. Mais pour obtenir la foi il faut invoquer et pour invoquer il faut savoir qui invoquer. Aussi les peintures de la petite enfance (infantia) et de l’enfance (pueritia) sont-elles formulées dans le cadre de ce cercle. C’est dans sa faiblesse et à son insu que l’homme s’adresse à Dieu, selon que celui-ci lui donne de se tourner vers Lui, ce qui ne se peut apercevoir qu’après coup, lorsque la créature, enfin convertie, se situe du point de vue de la parole divine (c’est-à-dire des Écritures) pour exprimer sa vie et la création. Décrypter dans le passé l’ensemble des traces signifiant cette tension entre la faiblesse humaine et la puissance et de la sagesse de Dieu – folie humaine éloignant de Dieu et Sagesse divine reconduisant la créature à son créateur. Le travail d’écriture des Confessions place ainsi les données subjectives du récit sous la lumière objectivante des saintes Écritures, point de vue divin de la parole prêchée sous lequel elles se transmutent en événements historiques. Le texte lui-même relève de ce travail. Les commentateurs ont depuis longtemps remarqué que la première citation scripturaire employée par Augustin faisait appel à « la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu » (I Cor. 1, 24). Elle apparaît ici, intégrée dans une citation des Psaumes35.
23Plusieurs passages des Psaumes sont évoqués et ajoutés les uns aux autres dans ce prologue. Comme si, intermédiaire entre la citation et la réminiscence, tout texte était toujours une autre manière de recopier les mots de l’Écriture, comme si, loin que l’on puisse parler d’auteur ou d’écrivain au sens moderne, un créateur dont naît l’invention d’un univers original36, l’acte-même d’écrire ne pouvait surgir que dans une subordination au déploiement des Écritures et l’écriture répéter une création plus originaire. Les Psaumes 48, 2 ; 95, 4 ; 144, 3 et 156, 537 sont entrelacés dans le premier membre de phrase, tandis que le second évoque I Cor. 1, 24. La superposition des Psaumes et du texte renvoie au paradoxe de la louange et des devoirs du fidèle : Dieu, digne de louanges, ne peut être loué par l’homme pécheur, s’Il ne lui donne de Le louer38. Devoir est cependant fait au fidèle de bâtir une demeure où recevoir le Seigneur, c’est-à-dire la Parole divine39. L’édification de cette demeure se fait par le chant. Recevant en lui l’Écriture, le chrétien en devient le réceptacle. Les expressions de “temple de la parole” divine et de “vase de l’élection” désignent cette représentation de l’âme, moins un espace intérieur qu’une surface d’inscription. Ouvrir les Confessions par une psalmodie revient à placer les récits suivants sous le signe d’un chant que l’âme, exilée loin de Dieu, lui adresse pour revenir à lui40. Car la présence des Psaumes dans le texte prescrit au lecteur des Confessions pratiquant la lecture vocalisée propre à l’Antiquité tardive de réciter ce texte suivant les techniques de la psalmodie et de se mettre en position d’oraison. La présence initiale des Écritures dans le texte impose donc une pratique et un travail sur soi. L’invocation adresse l’orant à la Trinité, non seulement parce que la psalmodie et le chant ont chez Augustin cette fonction, mais encore parce que le contenu redoublé du second membre de phrase renvoie à « la Puissance et à la Sagesse de Dieu ».
24« Dans l’usage chrétien primitif, fait remarquer J. Pélikan, puissance est presque toujours rattachée au Saint Esprit »41. Une exégèse ultérieure fondée sur I Cor. 1, 24 et sur Luc 1, 35 tend de plus à assimiler la « puissance de Dieu » à l’Esprit et la « sagesse de Dieu » au Christ. Dans cette perspective, l’appel à l’inspiration donnée par « l’humanité de ton Fils, par le ministère de ton Prédicateur » qui clôt ce premier morceau lyrique renvoie à l’incarnation, en laquelle sont engagés et le Fils et l’Esprit (cf. Luc 1, 35), et à la prédication de la parole divine. Et ceci dans le triple sens que ce terme de parole peut évoquer en pareil contexte. Prêcher la parole, c’est aviver le souffle de l’Esprit, rendre présent le Verbe divin (Verbum, Sermo ou Logós) et actualiser la parole du Dieu incarné comme origine de cette foi sur le modèle de la première Épître aux Corinthiens de saint Paul. L’invocation lyrique initiale des Confessions, ainsi que les nombreux passages qui ouvrent ou ferment chacun des livres les composant, ont donc une fonction interne dans l’économie des Confessions. Il ne s’agit pas seulement de l’expression d’une habitude discursive qui porterait Augustin à prier sans cesse. L’invocation a pour fonction première d’inscrire la parole divine dans l’écriture augustinienne et de permettre à cette dernière de recevoir ses règles du texte sacré lui-même. L’écriture, chez Augustin, n’est pas, pour s’exprimer ainsi, une écriture “autonome”. Elle ne procède pas d’un projet esthétique ou littéraire voulu en lui-même ; elle a pour condition de possibilité une double régulation : écrire, au point de vue d’Augustin, c’est injecter l’Écriture dans son écriture et, au point de vue de la pratique générale gouvernant le rapport à soi, c’est s’inscrire dans une relation fondamentale à la parole divine, suivant laquelle la parole humaine emprunte à la parole divine dans la mesure où elle se l’applique à elle-même.
25En quoi consiste le style de l’écriture suivant laquelle s’organise dans les Confessions le travail sur soi ? On est en un sens proche d’une transformation philosophique. Mais la sagesse ne résulte pas de la mise en œuvre d’un contenu doctrinal, prescrivant les voies d’obtention d’une disposition de l’âme à la béatitude. Pareille interprétation, vraie peut-être du point de vue d’une certaine réception traditionnelle de l’œuvre d’Augustin, suppose d’en occulter la spécificité en réduisant le texte à son contenu, à une reprise des concepts issus des doctrines philosophiques de l’Antiquité. Dans cette perspective, la forme au mieux importerait peu, voire serait une difficulté à vaincre. Il faudrait la dépasser au plus vite, pour aller à l’“essentiel” : le contenu de la pensée philosophique d’Augustin. Or, sans nier qu’il existe ou puisse exister une philosophie et une doctrine d’Augustin42, nous estimons pour notre part que la matérialité du texte, son épaisseur et sa consistance stylistiques ne doivent pas pour autant être négligées. La surprise qu’éprouve tout lecteur découvrant les textes des Pères de l’Église, des chrétiens ou des juifs empruntant le plus aux écoles philosophiques (Philon d’Alexandrie, Origène, Basile de Césarée, Augustin, par exemple) n’est pas un accident. Elle témoigne de ce que s’y rencontre une organisation de la pensée profondément différente de la nôtre. Mesurer cette différence et décrire cette organisation sont alors des opérations nécessaires. C’est la raison pour laquelle nous négligerons la question de la philosophie d’Augustin, et privilégierons celle de son écriture.
262. L’écriture d’Augustin surgit dans un dispositif reliant l’Écriture, le récit de vie et une thématique théologique, sotériologique et mystique, ce qui requiert l’emploi de styles déterminés, en particulier celui, lyrique, de la prière. Une courte invocation, demandant à la miséricorde divine une libération sans laquelle il est impossible de s’adresser à Dieu, vient clore le récit de la petite enfance et de l’enfance :
« Vois cela, Seigneur, avec miséricorde, et libère-nous43, nous qui t’invoquons déjà, libère aussi ceux qui ne t’invoquent pas encore, de sorte qu’ils t’invoquent et que tu les libères. »44
27Augustin n’est pas un écrivain au sens moderne du terme. Sa position de pasteur chargé de prendre soin des âmes45 commande l’intention de son texte. Le soin de l’âme, dans la pastorale augustinienne, est structuré par un cercle : il faut se soumettre à l’Écriture pour se convertir à Dieu ; il faut demander à Dieu la conversion pour recevoir les Écritures ; Dieu décide du don de la conversion et de la demande de ce don… Peu importe qu’il s’agisse de l’âme des fidèles ou de la sienne, ce dont l’évêque témoigne ici, c’est du dispositif prescrivant à l’expérience de soi ses conditions de possibilité et permettant d’entrer en rapport avec soi.
28Le caractère circulaire et paradoxal de ce passage lyrique fait écho au début du Livre I. Impossible pour qui n’est pas libéré d’invoquer réellement et efficacement Dieu ; qui veut être libéré doit demander sa libération à la divine miséricorde. Du point de vue du travail opéré par le récit, Augustin se livre à une présentation et à une mise en ordre des actes et des souvenirs de sa vie réglées par la forme de l’invocation. Plus précisément, le fait de rythmer le récit de passages bien connus de l’Écriture conduit le lecteur à attribuer à ce premier parcours “autobiographique” une fonction d’oraison. Ce travail d’écriture a pour but de faire surgir la présence libératrice du divin d’en offrir l’expérience, autant que de dévoiler les résistances pécheresses de l’homme. L’expérience de soi n’est pas séparée de celle d’une transformation. Et c’est ce qui ne peut se faire que d’un point de vue problématique. Parce qu’Augustin lorsqu’il écrit ses Confessions n’est plus ce qu’il était lors des épisodes qu’il confesse, il peut y discerner une présence libératrice. Mais, simultanément, la perception de la présence divine présuppose la libération qu’elle est censée permettre d’obtenir. Cette tension doctrinale doit demeurer insoluble au plan conceptuel. L’homme doit se tourner vers Dieu pour que Dieu le tourne vers lui parce qu’il ne peut y parvenir par lui-même. Le texte est ainsi chargé d’en proposer non la solution mais l’expression.
29La réponse doctrinale à cette difficulté consisterait en effet à reconnaître l’impossibilité de toute autonomie de la volonté humaine. Il faudrait tenir le salut pour un don offert à ceux-là seuls qui le demandent, et affirmer que cette demande n’est elle-même qu’un don – ce que fera Augustin lors de sa controverse contre Pélage et contre les moines d’Adrumète46. Les Confessions ne le font pas. Non que, vers l’an 400, la doctrine en soit inconnue d’Augustin, mais parce qu’il s’agit en somme d’exprimer la tension, d’en décrire la réalité et l’apparition dans la vie, en se servant de l’Écriture comme d’une grille de description et en la communiquant au destinataire de le transformer. L’Écriture joue ici en quelque sorte le rôle d’a priori pratique du travail d’écriture et de transformation de soi. Le rapport à soi se constitue sous le régime de cette expression. Mieux encore, cette expression est imposée par la prescription d’avoir à devenir chrétien, de recevoir le baptême et de mener une vie ascétique. L’invocation lyrique est ainsi un moment de l’activité stylistique de constitution de soi. Elle se développe dans un travail d’écriture dont la finalité est d’exprimer la tension paradoxale en laquelle s’unissent le fidèle et son Dieu. Cette même tension peut bien faire l’objet de multiples discussions doctrinales, – les Écritures, point de vue de la parole divine, confèrent à l’écriture d’Augustin l’ancrage d’où s’opère le travail pratique de modification de soi.
303. Chose essentielle donc, ces moments de tension s’expriment dans un style lyrique et poétique47. L’utilisation de la poésie chantée n’est certes pas nouvelle. Augustin la découvrit peut-être comme auditeur des manichéens48, et assurément dans l’église d’Ambroise49 en entendant chanter les Psaumes, ainsi que des hymnes composés par l’évêque de Milan lui-même. L’usage du style poétique n’est d’ailleurs pas réservé à la liturgie et aux pratiques rituelles. On en use aussi bien à des fins théologiques ou polémiques. Ambroise de Milan a aussi rédigé des hymnes pour répliquer à ceux par lesquels les ariens popularisaient, contre la doxologie consubstantialiste : « Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit », leur propre doctrine subordinatiste : « Gloire au Père par le Fils et dans le Saint Esprit »50. De même, Arius eut l’idée d’utiliser des techniques musicales et hymniques inspirées du poète licencieux Sotadès pour instruire ses fidèles. Deux manières de chanter la liturgie et deux formules baptismales – celle des disciples d’Eunome de Cyzique et celle des homoousianistes – s’affrontent ainsi en Orient puis en Occident.
31Le chant devient à cette occasion une arme théologique, l’expression populaire des dogmes trinitaires —, et un instrument liturgique (cantiques, chant des psaumes, énoncés des formules baptismales et doxologiques) autant que polémique. L’historien Socrate raconte que les ariens chantaient la nuit des hymnes antiphoniques dont les refrains attaquaient les consubstantialistes « qui disent que trois ne sont qu’une seule puissance »51. Jean Chrysostome faisait chanter un hymne contraire. Cet usage du chant, syrien à l’origine, fut introduit à Milan, puis de là en Occident, par Ambroise dans un contexte liturgique, et aussi par les hymnes anti-ariens rédigés par Marius Victorinus52. La poésie, dans cette tradition, relève de la pratique et non de l’art, au sens moderne de la création et du beau. Elle est, selon le mot d’A. di Berardino, « une téchnè, un métier, et non une poíesis »53 et peut servir de moyen de diffusion doctrinale et de transformation des fidèles. Le style, de ce point de vue, ne relève pas donc seulement d’une analyse littéraire cherchant à décrire des procédures syntaxiques, sémantiques et métriques. Il est un ensemble de techniques traditionnelles dont la maîtrise et l’usage acquis durant la scolarité54 sont certes l’objet de la poétique, mais aussi le fruit d’autres pratiques, principalement liturgiques et polémiques. Augustin emploie ces techniques stylistiques ce qui confère au texte des Confessions le pouvoir d’induire des effets d’adhésion et de transformation dans son lecteur. Dans son emploi augustinien, la poésie chante religieusement ce qui fait mystère dans la vie du fidèle et la manière dont Dieu opère le salut en son cœur. Le style lyrique vient offrir une expression à ce qu’un mode d’exposition conceptuelle serait bien incapable de formuler. Et pour cause : s’il le pouvait, il contredirait dans l’acte son propre contenu. Ce qui est déterminant dans le texte n’est pas le style au sens littéraire, mais le dispositif orientant son emploi et le type d’effets visés et obtenus dont l’usage d’un style est le moyen. Le travail sur soi est gouverné par l’assujettissement des pratiques d’écriture aux Écritures.
2. Exégèse et travail sur soi
32Les effets de ce style ne sont pas purement “mystiques”, si l’on entend par là un discours prenant pour objet l’union à Dieu. Il organise également une manière d’entrer en rapport par le texte avec la matière de sa propre vie, puisque l’écriture replie les uns sur les autres les ordres exégétique (reprises de citations scripturaires), liturgique et oratoire (formulations rituelles et prières), biographique (reconnaissance de l’intervention du divin dans le passé), philosophique (interprétation conceptuelle de la réalité) et théologique (repliement des dogmes dans sa propre histoire).
331. Commençons par situer Augustin dans la tradition patristique exégétique qui est la sienne. Il n’est évidemment pas question de brosser un tableau exhaustif de cette tradition55, mais de décrire le contexte et la fonction de cette pratique. Ainsi, s’il est évident que les philosophes de l’Antiquité – Platon56 ou les commentateurs stoïciens57 ou platoniciens, au premier rang desquels se range Plotin58 – ont eux-mêmes proposé une interprétation des images mythologiques, c’est en y recherchant le plus souvent des vérités d’ordre philosophique et estimant que les images mythologiques illustrent, plus qu’elles ne servent à les découvrir, ces vérités. On ferait ainsi remonter aux présocratiques – à Xénophane de Colophon (DK B12 sv.) et à la question de l’immoralité des mythes d’Homère et d’Hésiode – la naissance de cette pratique herméneutique qui cherche une signification rationnelle dans les images et les figures. Mais ce n’est ni dans les philosophes chez ni chez Philon d’Alexandrie qu’il faut rechercher les origines des pratiques exégétiques chrétiennes.
34Elles ont des racines plus anciennes dans les Écritures elles-mêmes, en particulier chez saint Paul (1 Co 10, 1-13 et Ga 4, 21-3159). L’apôtre y développe l’idée suivant laquelle, la clef de voûte et le terme de l’Ancien Testament étant le Christ, la compréhension du texte paléo-testamentaire consiste avant tout à y retrouver des images préfigurant et exprimant le Christ, son incarnation, son Église, ses sacrements et, en général, le message du Nouveau Testament. L’exégèse allégorique et, en l’occurrence, étiologique, est issue du fonctionnement-même du texte néo-testamentaire qu’elle organise, dans la mesure où il l’exprime et la constitue. Cette source a une influence décisive sur Augustin60.
352. Mais il faut également mentionner une seconde source incontournable, celle des œuvres d’Origène, dont la pensée incarne un tournant décisif pour le christianisme tant oriental que latin61. H. de Lubac, dans la magistrale étude qu’il lui a consacrée, a démontré que la pensée exégétique d’Origène diffère profondément de la caricature qu’en proposera la tradition ultérieure62. L’alexandrin, loin d’avoir permis un usage immodéré des images et des analogies, a au contraire mis au point à la fois des méthodes d’analyse historique de la lettre du texte, et un système d’usages de ses sens figurés. Des controverses ultérieures à celles qui l’avaient motivé à mettre au point ses techniques exégétiques ont renforcé le conflit entre ces deux directions.
36De là procèdent en effet deux grandes lignées de pratiques exégétiques. L’une développera et amplifiera une première dimension de son œuvre, celle de la critique littéraire et de l’application des sciences philologiques à l’établissement et à l’interprétation des textes sacrés : Didyme l’Aveugle63, Jérôme – contemporain d’Augustin, qui connaît son œuvre – et Ruffin d’Aquilée64. Une seconde lignée, développant plutôt l’autre dimension de la doctrine exégétique origénienne, celle de la valeur des allégories, nous ramène à nouveau à Augustin. Elle passe en effet, pour le christianisme occidental par Hilaire de Poitiers et par Ambroise de Milan. Augustin occupe donc un carrefour dans la tradition chrétienne latine en particulier, tant au point de vue de la propagation des doctrines philosophiques (logique d’Aristote, Cicéron, platonisme), que pour ce qui concerne la transmission des doctrines théologiques et exégétiques. Il offrira à la période médiévale les éléments principaux de sa culture parce qu’une large partie de son œuvre a consisté à recueillir les éléments de la culture gréco-latine et de la pensée chrétienne qui l’ont précédée pour en proposer une synthèse originale65. Mais telle n’est pas la seule raison de l’importance de l’œuvre d’Augustin. L’enjeu de la question des règles exégétiques réside en effet dans la question de la droite doctrine et des hérésies. La « doctrine » chrétienne, ou si l’on préfère la “théologie”, n’est en effet rien d’autre qu’une interprétation de l’Écriture66. Une hérésie, par contrecoup, est une interprétation séparée ou coupée des autres, c’est un choix particulier contraire à celui de la majorité des exégètes et de la tradition – d’où l’emploi du terme hairésis.
37Les deux grandes écoles exégétiques orientales et les grandes hérésies ont ainsi une histoire commune et elles se constituent l’une l’autre suivant une dialectique d’affrontement. Origène a en effet initié dans la première école d’Alexandrie un double mouvement, d’une part en produisant un énorme effort scientifique d’édition et de critique du texte biblique, de l’autre en systématisant dans ses très nombreux écrits exégétiques le recours à l’interprétation allégorique. L’école alexandrine verra se développer de nombreux commentaires des Écritures, usant et abusant des tropes. L’école néo-alexandrine (au ive siècle), rectifiera l’usage de cette exégèse allégorique héritée d’Origène, qu’elle jugera impropre à réfuter les hérétiques, et la réservera à l’édification des fidèles. S’il n’est pas nécessaire de refuser tout recours à l’allégorie, il faut en limiter et en contrôler l’usage, pour éviter d’en user pour légitimer n’importe quelle doctrine, comme font les hérétiques (par exemple les gnostiques). Pour les réfuter, on emploiera de préférence la méthode historico-grammaticale prônée par l’école d’Antioche. Les chefs de file de ce mouvement dirigé en grande partie contre l’arianisme sont ici Athanase et ses disciples, Eusèbe de Césarée, et trois cappadociens : Didyme l’Aveugle, Hésychius de Jérusalem et Cyrille d’Alexandrie67. Augustin, disciple d’Ambroise de Milan, qui combattait l’hérésie arienne, ne peut qu’avoir été influencé par cette pensée. Tel est, au fond, le sens du De Trinitate, proposer une doctrine des relations intratrinitaires pour annihiler les doctrines ariennes. La seconde école, l’école d’Antioche, va plus loin dans sa critique du recours aux images allégoriques. Diodore de Tarse, par exemple, s’oppose à l’exégèse allégorique en tant que telle et à la tentation de rechercher un sens caché des Écritures. Préfèrant la méthode scientifique, philologique et historique, il est le premier à utiliser la critique littéraire pour résoudre certains problèmes d’interprétation. Jean Chrysostome, quant à lui, combine à la méthode rationnelle une tendance à l’exégèse étiologique, en renvoyant à des événements proches le sens de certaines prophéties messianiques. Mélèce d’Antioche et Théodore de Mopsueste, suivant une inspiration issue de Lucien, accordent pour leur part une grande importance au sens littéral du texte biblique et à son étude historique et grammaticale68. La méthode de l’école d’Antioche est ainsi au fond une méthode rationaliste et scientifique69 privilégiant la rigueur du raisonnement contre l’inspiration herméneutique. De là également certaines dérives extrêmes, dans lesquelles le raisonnement logique et conceptuel devient la règle de l’interprétation doctrinale : l’archétype de cette déviation est sans conteste l’arianisme70 – le nestorianisme et le monophysisme en sont d’autres exemples. La défiance peut ainsi conduire au refus pur et simple. Basile de Césarée se méfie de l’allégorie (tropikê allegoría), toujours susceptible de détourner le sens littéral de la bible, au point de lui refuser toute légitimité. Son frère Grégoire de Nysse, s’il le suit dans sa réfutation des hérésies ariennes, adopte néanmoins les principes exégétiques origéniens, en combinant sens littéral et sens allégorique (ou « tropologique »)71.
383. Augustin a pour les réfuter théorisé la distinction de quatre sens des Écritures72 entre lesquels l’exégète devra, le cas échéant, choisir, ou qu’il devra chercher à accorder les uns aux autres pour dégager la droite doctrine du passage considéré et éviter le piège des hérésies. Si, à de nombreux égards, la doctrine exégétique n’est pas – et ne se veut pas – originale73, mais consiste au contraire en une tentative consciente de reprise de et d’adhésion à la tradition. Elle constitue pour la période médiévale une somme dont la pérennité ne sera guère contestée et dont l’hégémonie assurera la perpétuation. Énumérons ces quatre sens74. Le premier sens, le sens « historique » consiste dans le contenu littéral du texte : c’est l’ensemble pur et simple des faits et gestes, des personnages et des événements dont la bible rapporte l’existence. Lorsque nous lisons dans les Évangiles que Paul, se rendant à Damas pour persécuter les chrétiens, fut aveuglé par une lumière, nous devons tenir que ces événements se sont réellement déroulés comme ils nous sont racontés. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas ici matière à un certain travail interprétatif. À ce travail appartient, par exemple, le projet de reconstituer le tableau de l’histoire de l’humanité telle qu’elle est rapportée dans les textes sacrés depuis la création. Nous consacrerons plus tard un paragraphe à la question des hexæmeron et de leur importance dans le travail sur soi inauguré par les Confessions. Le second ordre de sens est celui qu’Augustin dénomme le sens « étiologique ». Le problème, une fois établies la réalité et la signification des “actes” rapportés par les Écritures, est alors de les relier aux mobiles et aux intentions de leur auteur, puis de rapporter ces décisions humaines au plan divin. Reprenons l’exemple de Paul sur la route de Damas. Son intention était, nous dit-on, de persécuter les chrétiens : l’histoire qui nous est rapportée prend alors un autre sens, si l’on considère que Dieu fait servir à ses propres desseins des instruments apparemment contraires à ses volontés propres, transformant Céphas le persécuteur en Paul, pilier de l’Église. Les rapports de la providence divine et des volontés humaines ne peuvent se comprendre qu’au point de vue du plan divin. À ce premier groupe de registres interprétatifs correspond à peu de chose près le niveau de la « lettre », la réception autrement dit du message divin pris comme tel. De cette première dimension, Augustin distingue généralement sa reformulation morale, doctrinale et théologique – ce qu’il appelle l’« esprit », où l’on peut classer les deux derniers types de sens.
39Le sens « allégorique », tout d’abord, consiste à proprement parler à remonter du sens littéral vers le sens figuré dans le contenu du texte. Ce sens peut être moral ou doctrinal. Soit, par exemple, l’image de la lumière et de l’aveuglement proposée par le passage sur le chemin de Damas. Son sens allégorique moral est clair : Céphas, qui se croit sage est en réalité aveugle, et il faudra que Dieu l’éclaire de sa lumière (provisoirement) aveuglante pour le guérir de sa cécité. L’usage de ce passage peut consister, pour le prédicateur, à développer l’opposition paulinienne de la fausse sagesse de ce monde, qui n’est qu’un aveuglement, à la sagesse chrétienne, qui paraît une folie au point de vue des raisonnements philosophiques75. Allégorique, encore, l’interprétation visant non à l’édification des fidèles, mais à la clarification d’un point de doctrine. Le même récit du chemin de Damas est susceptible d’une interprétation différente, cherchant à éclaircir la nature de cette lumière aveuglante, par exemple en reprenant l’image du soleil et des rayons qui en émanent, comme cadre de représentation des relations entre la personne du Père et celle du Fils76.
40Enfin, un dernier registre de sens doit être soigneusement distingué, celui du sens « analogique ». Au sens le plus précis du terme, il s’agit ici de discerner, ce qui, dans l’Ancien Testament, préfigure le Nouveau, et, en particulier, les « figures » du Christ qui y sont renfermées. Le relevé et l’interprétation de ces figures, comme celui par exemple que fait saint Paul dans le contexte de la controverse contre le judaïsme77, reposent sur l’idée suivant laquelle l’Écriture dans sa totalité est la parole de Dieu. Cette parole étant elle-même le Fils de Dieu (son Verbe), il est nécessaire de montrer que c’est le Christ qui parle dans l’Ancien Testament et par la bouche des Prophètes. Il est évident que, dans nombre de cas, la question de savoir comment distinguer le sens allégorique d’un passage de son sens analogique est fort difficile. D’une part, en effet, l’interprétation se situe dans les deux cas dans le registre de la métaphore et de l’image, d’autre part, il est évident que la démonstration de la manière dont l’Ancien Testament préfigure et annonce les Évangiles a pour fonction de permettre la formulation de préceptes moraux et de dogmes théologiques – ce qu’Augustin entend par sens allégorique78.
41Revenons à la question qui nous intéresse, celle du rapport à soi supposé et activé par le texte des Confessions. L’idée que nous cherchons à valider peut se résumer ainsi : tout se passe comme si les procédures méthodologiques de l’exégèse – la distinction des quatre sens historique ou littéral, allégorique ou figuré, analogique (accordant l’Ancien et le Nouveau Testament) et étiologique de l’Écriture – n’étaient pas seulement des règles consciemment thématisées en vue de produire une explication et une compréhension des Écritures, mais également la règle dont procède un travail d’écriture prenant pour objet la substance du rapport à soi. L’écriture de soi est, dans les Confessions, une exégèse de soi ; le rapport à soi n’est possible qu’à la condition de se formuler dans les termes d’une application à soi des Écritures gouvernée par les règles-mêmes de leur exégèse. Le rapport à soi, si l’on préfère, superpose et articule le rapport d’application de soi aux Écritures et l’application des Écritures à soi.
3. Écriture et exégèse de soi
42Le rapport d’Augustin avec les textes n’est pas identique au nôtre. Peut-être faut-il au contraire estimer que les attitudes sont sans commune mesure, et supposer une radicale étrangeté pour se défaire de l’illusion de familiarité. Non seulement parce que les pratiques culturelles des chrétiens de l’Antiquité tardive, même si elles ne sont pas purement orales, subordonnent l’écriture à l’oralité. Mais encore parce qu’un texte, celui des saintes Écritures, est l’élément archétypal, le repère et la norme de toute pratique d’écriture. Or ces pratiques forment le médium privilégié de la mise en rapport à soi et de tout travail visant à constituer son être personnel. Les Écritures deviennent ainsi, ou peu s’en faut, pour une très longue période, le centre de référence privilégié, la source de tout autre texte et de toute vie morale79. C’est de l’émergence de ce dispositif que procèdent les Confessions.
431. Entre le ier et le viie siècle de notre ère, la culture chrétienne connaît certes un développement, bien distinct de celui qu’elle a entre le viie et le xive siècle, en particulier lors de la “première Renaissance”. Ce serait un contresens de chercher dans les textes chrétiens de l’Antiquité tardive une présentation scolastique de la foi. Bien sûr, l’Occident latin voit paraître des traités abordant de façon assez systématique des points de doctrine. Le De Trinitate ou le De Civitate Dei d’Augustin, mais aussi le De Trinitate d’Hilaire de Poitiers ou le De fide et le De Spiritu sancto d’Ambroise de Milan en sont des exemples. Mais pour l’essentiel ce sont en réalité des traités polémiques dirigés contre une hérésie, dont la teneur ne consiste pas à proposer des raisonnements métaphysiques, mais à produire une exégèse de passages de l’Écriture pour éclairer un point de foi ou de dogme. Possidius de Calame range ainsi les Confessions parmi les « différents livres, traités et épîtres écrits à l’usage de ceux qui étudient »80. Le De Civitate entre selon lui dans le groupe des écrits contre les païens ; le De Trinitate est écrit contre les ariens. Et si certains Dialogues de Cassicianum appartiennent au même ensemble dogmatique que les Confessions, d’autres sont classés parmi les traités contre les païens et contre les manichéens. La littérature chrétienne, explique J. Pélikan, s’est développée d’abord sur le double front de la lutte contre les païens et contre les Juifs, avant de céder progressivement le pas aux combats contre les hérésies81. Dans tous les cas, l’Écriture en est le socle et le fondement. L’exégèse est donc le pilier de tout dispositif d’écriture et de toute pratique morale. Il convient d’insister sur ce point et d’en souligner la portée. Les grands problèmes – ceux de la liberté, de l’existence du mal, de la responsabilité ou de la conscience morale – existent sans doute. Mais ils n’ont ni une formulation ni un sens constants, uniformes et supra-ou transtemporels. Ces formulations au contraire, et avec elles les pratiques historiquement situées qui les produisent, sont la condition de possibilité de leur émergence. C’est-à-dire le système des pratiques dérivées de l’Écriture. À partir d’Augustin, on ne pense ses propres activités et sa propre existence que par rapport aux Écritures, qu’il s’agisse de rédiger un récit de vie ou de prescrire des règles de constitution de soi et de formation du fidèle ou de son être personnel.
44De sorte que tout texte suppose fondamentalement un rapport d’analogie entre l’activité d’écriture et l’Écriture. Écrire, c’est toujours écrire dans les marges de l’Écriture, laquelle est au fond le seul texte qu’il convienne de lire, de recopier et d’inscrire en son être propre. Pratiquer l’écriture, c’est mettre en pratique les Écritures et les inscrire en soi. Le rapport à soi est gouverné par une soumission aux Écritures, dont l’inscription en soi-même – dans la part substantielle du cœur – a pour effet de produire l’être personnel du fidèle et de la faire entrer dans la série des transformations organisant le travail sur soi. Il suffit de lire quelques lignes des écrits d’Augustin pour apercevoir cette intrication des Écritures comme objet des pratiques interprétatives, rituelles, mystiques, etc., et de l’écriture comme activité spécifique de l’évêque. L’originalité – si l’on préfère la différence à laquelle on reconnaît la touche propre d’Augustin – consiste à établir cette connexion dans un récit portant sur lui-même. Être soi-même, c’est s’appliquer les Écritures. Réciproquement, seules les activités rapportées aux Écritures permettent à proprement parler de forger son être. C’est de ce point de vue, et non sous l’éclairage de schémas ou d’intentions, autobiographiques ou dogmatiques, littéraires ou théologiques, qui n’existent pas à l’époque d’Augustin, qu’on doit appréhender les Confessions, à partir autrement dit de leurs règles textuelles propres, et non en leur appliquant une problématique qui, pour en être issue au moins partiellement, leur est pourtant extérieure.
452. Les Confessions consistent en une récollection des mises en rapport à soi formulables selon l’Écriture. Un autre texte permet de préciser cette idée, celui des Rétractations. L’originalité d’Augustin tient aussi au soin qu’il a pris, dans cette œuvre, de revenir sur l’ensemble de ses écrits, d’établir entre ses textes des liens systématiques et d’y ajouter des corrections.
46Le titre-même des Rétractations, ouvrage entamé vers 426 ou 427, et interrompu par la mort, fait difficulté. Gardons soigneusement présent à l’esprit le double sens de ce terme. Retractatio signifie en premier lieu “remaniement”, “retouche” ou “correction”. Mais c’est aussi bien le fait de “revenir” sur ses propos, de “retirer” (retraho) sa parole, que de traiter à nouveau un point de discours, de le “re-traiter” (re-tracto), c’est-à-dire d’y remettre la main (“remanier”). Les Rétractations ne consistent donc pas seulement à retirer certaines affirmations dans certains écrits, mais à réorienter chaque ouvrage et chaque point abordé. Remaniement et retraitement, donc, autant que corrections et modifications, les Rétractations nous présentent une autre manière de revenir sur sa propre vie par l’activité d’écriture. Augustin cherche à s’y reprendre autant qu’à y faire des reprises. Elles sont une entreprise à la fois proche et distincte de celle des Confessions, et constituent un exercice spirituel à part entière, dont le caractère intentionnel est évident82. Confessions et Rétractations sont deux textes parallèles. Dans les premières, Augustin soumet son existence à la règle des Écritures par une pratique d’écriture originale, l’exégèse de soi. Dans les secondes, il soumet toute son activité d’écriture, y compris celle des Confessions, à un examen devant les assujettir plus fermement aux Écritures. Soumettre son existence aux Écritures ne peut se faire que dans une pratique et cette même pratique doit être réassujettie aux Écritures.
47Si les Confessions visent à mettre par écrit une vie spirituelle, les Rétractations tentent, au moyen de l’écriture, de réarticuler et subordonner la vie intellectuelle de l’orateur et de l’écrivain à la règle des Écritures. De même que les Confessions reprennent et réarticulent une partie de la vie, les Rétractations reprennent et réarticulent la totalité de l’œuvre. Du moins était-ce l’intention d’Augustin, la mort seule ayant interrompu son entreprise. Les Rétractations poursuivent, par la subordination de l’œuvre passée à la règle tirée des Écritures, le travail d’assujettissement de la vie passée aux Écritures entrepris par le récit des Confessions. Elles viennent de façon visible redoubler la pratique générale d’Augustin et le texte des Confessions, non point pour en livrer la clef, mais pour tenter d’en définir et d’en préciser la destination et la fonction.
483. Le prologue de cet ouvrage récapitulatif en définit le but comme théologique et “biographique”. L’objet de ce livre est « de recenser et de juger avec sévérité les livres, lettres et traités », et d’« indiquer à chaque fois ce qu’il faut censurer dans ses écrits »83. Mais sa finalité éthique est différente. Son entreprise se fonde sur un dossier de citations scripturaires dont la fonction est de connecter usage de la parole et salut final de sorte que les Rétractations se placent sous le signe d’une intention sotériologique. La finalité de ce traité est d’obtenir le salut. Un passage de saint Paul introduit cette fin : « si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés par le Seigneur » [I Cor. 11, 31]84. Son intime liaison avec l’usage de la parole – usage essentiel chez l’évêque composant des sermons, des exégèses et des écrits traitant de la parole divine consignée dans les Écritures, – est introduite par une citation des Proverbes : « Par des paroles nombreuses, tu n’échappes pas au péché » [Prov. 10, 19]85. La synthèse de ces deux préceptes s’opère grâce à un passage de l’Évangile de Matthieu : « toute parole vaine que l’homme aura prononcée, il devra payer pour elle à proportion au jour du jugement » [Mt. 12, 36]86.
49C’est la raison pour laquelle la pratique de la parole et de l’Écriture est la pratique éthique essentielle au point de vue sotériologique pour l’évêque. Elle est décisive pour ce qui regarde la condamnation ou le salut à venir, le sien comme celui de ses fidèles. Contraint par son propre statut de parler, c’est-à-dire essentiellement de prêcher pour le salut des autres, comme en témoigne l’abondance des sermons et des traités contre les hérésies, l’orateur et l’écrivain sacré mettent paradoxalement en péril leur propre salut. Touchant sans cesse aux Écritures, l’interprétant au lieu de les recevoir dans un silence attentif, ils courent le risque de les trahir et de s’en écarter. C’est pourquoi surgit le projet de procéder à des “rétractations”.
50Écrire ou parler – dans toutes les circonstances de la vie de l’évêque – n’est pas autre chose qu’une pratique spirituelle, l’une des activités par lesquelles le chrétien contribue à son propre salut et travaille à la transformation de son être personnel. On ne peut tenir les textes pour de simples exercices réflexifs ne revenant sur les pratiques salvatrices que pour les théoriser. L’opposition de la pratique et de la théorisation n’est pas ici pertinente. Ou, si l’on préfère, la théorisation est elle-même une pratique visant la même fin que toutes les autres pratiques. La spécificité de la pratique d’écriture est cependant de ménager un espace pour l’activité théorique de la réflexion, sans pour autant la disjoindre de la pratique salvatrice. Augustin, lorsqu’il écrit, doit simultanément se soumettre à la règle des Écritures posées à la source du salut, en dériver les règles de sa propre pratique d’écriture, et y soumettre son lecteur ou auditeur en les lui prescrivant. Et, dans le temps-même où il doit se soumettre à la règle scripturaire, il lui faut réfléchir les modalités, expliciter autrement dit les règles de la sainte exégèse, les prescrire et les pratiquer.
51Reste donc ce paradoxe : l’Écriture impose comme règle première d’écrire ou de parler le moins possible, et de se contenter de recevoir la parole. Mais elle prescrit à l’évêque d’écrire et de parler, de prêcher l’Écriture. La méfiance à l’égard de toute production scripturaire indépendante, qui tend à expulser toute forme de littérature de la littérature chrétienne, voire à l’égard de tout ce qui s’écarte de la pure répétition psalmodique ou de la lecture des Écritures – enferme la pratique d’écriture d’Augustin dans une contradiction. Ce cercle et cette tension le conduisent à réinscrire sa pratique d’écriture dans le champ des pratiques sotériologiques. Seul parmi les fidèles, en effet, l’évêque est contraint pour ainsi dire de désobéir aux deux règles essentielles qu’il doit prêcher et qu’Augustin reprend de l’Épître de Jacques. (1) Mieux vaut écouter que parler : « Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à parler » [Jc. 1, 19]87. (2) Mieux vaut être disciple que maître, et mieux vaut se soumettre à la parole divine que de se disperser en doctrines multiples et hérétiques : « N’aspirez pas à devenir plusieurs maîtres, mes frères, puisque vous savez que vous vous soumettez à un plus grand jugement. En effet nous faisons tous beaucoup de fautes en bien des choses. Si quelqu’un ne faute pas en parole, c’est un homme parfait » [Jc. 3, 1-2]88.
524. On distinguera dans la pratique d’écriture deux voire trois niveaux. Nécessaire est, en premier lieu, la pratique de l’évêque expliquant la parole divine déposée dans les Écritures, soit dans le cadre normal de la prédication et du pastorat (sermons, lettres), soit dans celui, circonstanciel, de la lutte contre les différentes erreurs et hérésies (traités polémiques et dogmatiques, ouvrages d’apologie et de défense de la foi chrétienne). De ce premier niveau de l’exégèse des Écritures relève la presque totalité des écrits d’Augustin. Mais, parce que l’évêque n’a lui-même en vue que d’assurer son propre salut, il est tenu de retourner cette activité discursive sur sa personne et de se l’appliquer. Cela n’implique pas de devoir seulement “confesser” l’Écriture comme chaque fidèle, ce que fit Augustin. Ayant pour fonction de parler et d’écrire, il s’y trouve contraint par les règles-mêmes d’une pratique qui, par ailleurs, le lui interdit. De cette seconde dimension de la pratique discursive, qui fait l’originalité des Confessions et leur “ton” caractéristique, relèvent les techniques de prière, d’oraison, de profession de foi, etc., dont les règles sont fixées pour l’essentiel par l’organisation liturgique. Une telle pratique d’écriture conduit inévitablement à un troisième niveau d’exercice scripturaire. Certes, le récit de sa propre vie doit en toute nécessité être ordonné par l’Écriture elle-même, c’est-à-dire par la parole divine. Mais, puisqu’on ne peut être certain d’avoir respecté cette règle, et qu’il serait même hautement présomptueux de croire détenir la vérité absolue des Écritures, il faut encore revenir par l’écriture sur ses propres écrits pour en expurger ce qui ne convient pas aux textes saints, et subordonner à nouveau sa pratique d’écriture à la seule règle valable. De cette troisième et dernière dimension de la pratique d’écriture, témoigne cette sorte de “réécriture” que sont les Rétractations.
53Elles ne consistent pas seulement à censurer et expurger ses propres œuvres. Augustin laisse subsister les “erreurs” qui s’y sont glissées. Mais celles-ci acquièrent grâce aux Rétractations une fonction positive. Dès lors qu’elles sont dénoncées et que leur auteur les désigne comme les signes de l’imperfection humaine, qu’il se les impute pour demander miséricorde à Dieu, elles peuvent d’une certaine manière être utiles à son salut. L’erreur avouée et dénoncée atteste la sincérité du fidèle, comme une œuvre inachevée évoque l’absolue beauté qu’elle cherchait à incarner. Les corrections des Rétractations n’empêcheront donc pas les copistes de reprendre les manuscrits antérieurs avec les erreurs censurées par Augustin. Ils feront au contraire figurer systématiquement l’extrait des Rétractations en regard du texte qu’ils éditent, comme un avertissement utile à l’édification des lecteurs.
545. L’œuvre d’Augustin est ainsi tout entière adressée à Dieu. Elle est gouvernée par les Écritures. S’il est probable qu’Augustin n’a jamais écrit autrement qu’ad majorem Dei gloriam, les Rétractations ont pour fonction de fixer cette subordination absolue de la pratique d’écriture et de toutes les forces humaines aux règles de l’Écriture. Les chapitres ou notices indiquent la circonstance, l’objet et le propos de chacun des ouvrages de l’évêque, le rapportent aux nécessités inhérentes à la vie chrétienne et en critiquent ce qu’il y aperçoit de faux, d’approximatif ou de vain. La pratique d’écriture augustinienne a bien pour objets et pour thèmes Dieu et le salut de l’âme, et pour problématique le refus de concéder aux discours et aux raisonnements humains le pouvoir d’obtenir le salut par leurs propres forces. Mais ce n’est pas une pure théorie. Elle consiste en un dispositif pratique et en un ensemble d’exercices visant la modification de son être personnel et la transformation de chacun en fidèle, par la mise en rapport à soi prescrite par les Écritures. Cette pratique de l’écriture, sous ses trois dimensions, “résout” la question de savoir comment se faire soi-même l’instrument de la parole divine, c’est-à-dire simultanément source et effet d’une activité transcendante.
55Non seulement les sermons et traités polémiques relèvent de pratiques destinées à opérer une modification de soi et une transformation de l’être du destinataire, mais également cette activité de second niveau mise en œuvre dans les Rétractations, écriture redéployant et réorganisant les écrits précédents, sorte de réécriture de la chose écrite chargée de redoubler le récit de vie. Ce redoublement est particulièrement sensible dans le chapitre qu’Augustin consacre à ses Confessions, où il en livre le projet, l’objet et le sens tels qu’il les comprend dans sa vieillesse selon un regard à la fois rétrospectif et réactivant :
« Les treize livres de mes Confessions louent le Dieu juste et bon et pour le mal et pour le bien qui sont miens, et transportent en Lui l’intellect et l’affectivité de l’homme ; en tout cas pour ce qui me concerne, c’est cela qu’ils produisirent en moi lorsque je les écrivis, et c’est ce qu’ils produisent en moi quand je les lis. Ce que les autres en pensent, c’est eux-mêmes qui le voient ; mais je sais qu’ils ont plu et qu’ils plaisent à de nombreux frères. Du premier au dixième, les livres écrivent sur moi ; les trois suivants, sur la sainte Écriture. »89
4. Travail sur soi
561. Si le paragraphe consacré aux censures, révisions et corrections est plus rapide, vue la longueur de l’ouvrage, que les notices des autres écrits, Augustin y expose ce qui fait l’unité des treize livres de ses Confessions. Laissons de côté, pour le moment, la division imprimée à l’ouvrage – I-X et XI-XIII. L’essentiel, c’est que les treize livres sont donnés pour une louange de Dieu et un écrit tombant sous les genres arétologique, pénitentiel et stélographique90, dont la fonction essentielle est d’élever la partie intellectuelle de l’âme (intellectus) et sa partie affective et passionnelle (affectus) jusqu’à Dieu, de faire se déverser en lui ces deux puissances propres à l’homme. De sorte qu’aux recherches d’extase, conduites auparavant sur le modèle d’un exercice dialectique de type néoplatonicien se substitue une activité de mise en écriture de la vie subordonnée aux Écritures. Cette pratique, parce qu’elle intéresse aussi bien l’intelligence que le sentiment, élève l’âme tout entière, celle d’Augustin lorsqu’il écrivait les Confessions, ou celle de l’Augustin qui les relit et les reprend en rédigeant ses Rétractations. Et de même encore, celle de ses destinataires potentiels. Ce nouvel exercice, qui ne consiste plus en un exercice de l’intellect, mais en une transfiguration de l’être personnel du destinataire, sera couronné, à Ostie, par une contemplation réussie. L’inscription en soi des Écritures permettra alors une transmutation des forces du cœur. On souscrira au jugement d’A. Solignac sur l’expérience d’Ostie : « cette expérience n’est pas une méditation philosophique, mais une oraison de l’âme » culminant dans une union à la sagesse divine91. Il nous faudra étudier précisément les modalités suivant lesquelles cet exercice d’oraison s’effectue92 ; intéressons-nous pour le moment à la puissance accordée aux Écritures. Le texte le décrit comme une mise en relation du fidèle et des Écritures induisant une transformation du cœur, organe des affections :
« Nous parlions donc ensemble dans un tête-à-tête fort doux, et “oubliant le passé, tendus vers l’avenir” a, nous nous demandions entre nous, en présence de la Vérité que tu es, toi, ce que pourrait être cette vie éternelle des saints que “ni l’œil n’a vue, ni l’oreille entendue, ni le cœur de l’homme senti monter en lui” b. Mais nous tenions grande ouverte la bouche de notre cœur vers les eaux qui ruissellent d’en haut de ta source, de la “source de vie” qui “est près de toi” c, pour, selon notre capacité, en recevoir l’aspersion, et pouvoir de quelque façon concevoir une si grande réalité.
Alors, nous élevant par une affection plus ardente vers l’Être-même, nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où le soleil, la lune et les étoiles jettent leur lumière sur la terre. Et nous remontions encore plus à l’intérieur en réfléchissant, dialoguant et admirant tes œuvres, et nous sommes arrivés dans nos esprits et les avons transcendés, pour atteindre la région de l’inépuisable abondance, où tu repais Israël pour l’éternité dans le pâturage de la vérité ; et là est la vie qui est sagesse *, par laquelle toutes choses ont été faites, et celles qui furent et celles qui seront. »93
57La remontée prend son point de départ dans une mise en présence des Écritures, et consiste dans un dépassement de soi-même – il s’agit de transcender l’esprit (mens) – pour culminer dans une union à la sagesse divine. Les Écritures et la parole divine, entrant dans la bouche, s’insinuent dans le cœur (ore cordis), et l’ascension s’effectue par le moyen d’affections rendues plus ardentes (ardentiore affectu). Deux remarques s’imposent. (1) Il ne s’agit pas ici de l’élévation d’un intellect se libérant de l’emprise des sensations, mais d’une élévation du cœur. (2) L’action des Écritures introduites dans le cœur permet l’élévation et l’union à Dieu. De la même manière, chaque écrit d’Augustin se voit au fond conférer sinon le pouvoir, du moins l’intention de réaliser cette mise en présence des Écritures par laquelle le rapport à soi inclut en lui-même, à titre de tiers créateur, la présence divine. Tel est, en particulier, le cas des Confessions, qui en présentent la découverte et en prescrivent l’exercice. Si Augustin ne s’aventure pas à affirmer que ses textes soulèvent et transforment de la même manière l’esprit de ses lecteurs et interlocuteurs, qu’ils les illuminent, les transportent et les mettent en présence de Dieu, gageons que ce n’est que par humilité. Il en a le ferme espoir, quand bien même il ne se risque pas à affirmer que le plaisir éprouvé par ses proches à la lecture des Confessions est de nature extatique et mystique, qu’il est une « delectatio gratiæ », une grâce que fait Dieu à qui le ressent pour le convertir.
582. Le récit d’une première conversion manquée d’Augustin rapporte comment, lors d’une maladie, il demanda le baptême et comment, une guérison subite étant intervenue, celui-ci fut différé. Augustin dispose sa narration dans un ordre ternaire. L’événement lui-même est précédé d’une remarque sur la provenance de la foi enfantine et suivi d’une explication sur le sens de l’activité maternelle et sur les raisons de l’échec de ce premier mouvement94. Quelle est la règle de ce passage ? Le récit de l’événement est dédoublé. D’une part, la demande faite par Augustin du baptême chrétien, – d’autre part la guérison conduisant à y renoncer temporairement, à cause de la croyance locale, selon laquelle il convient de retarder autant que possible le baptême qui lave de tout le mal commis pour éviter toute occasion de retomber dans le péché. La reconstruction opérée par le récit conduit à tenir l’enseignement de la foi dispensé par Monique comme le signe d’une intervention divine, et la thématique du premier sacrement comme un élément des controverses relatives au baptême des petits enfants. Augustin voit dans cette demande faite avec une grande foi et un intense « mouvement de l’âme » l’effet de la parole maternelle :
« J’avais en effet, encore enfant, entendu parler de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, descendant vers notre superbe ; et j’étais déjà signé du signe de sa croix et déjà aromatisé de son sel depuis le sortir du sein de ma mère, qui espérait beaucoup en toi. Tu as vu, Seigneur, quand j’étais encore enfant, et qu’un jour tout à coup brûlant et sur le point de mourir à cause d’une oppression de l’estomac, tu as vu, mon Dieu, puisque tu étais déjà mon gardien, de quel mouvement de l’âme et de quelle foi j’ai exigé de la piété de ma mère et de notre Mère à tous, ton Église, le baptême de ton Christ, de mon Dieu et Seigneur. Et, bouleversée, la mère de ma chair, puisqu’elle enfantait également avec charité mon salut éternel et ceci d’un cœur chaste dans ta foi, faisait déjà en grande hâte le nécessaire pour que je fusse initié aux sacrements du salut et lavé en te confessant, toi, Seigneur Jésus, dans la rémission des péchés. »95
59Augustin ne dépeint pas ici un aveugle élan de foi, mais une première tentative d’inscription dans son cœur du symbole de la foi. Monique a pris soin de faire inscrire son fils comme catéchumène, et de lui parler de « la vie éternelle » qui est « promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, descendant vers notre superbe ». Cette « condescendance »96 ou abaissement (sunkatábasis, descentis) est décrite comme un paradoxe. Dieu le Très-Haut descend avec humilité vers l’orgueil humain pour le relever de sa chute. C’est ce mouvement d’incarnation que la doctrine donne pour la source du salut de l’humanité et de la vie éternelle. Dans ce récit, Augustin réinterprète donc la disposition des événements passés à la lumière de la foi présente et de la parole des Écritures. La technique de son écriture consiste à informer la matière de sa vie par les formes d’un discours religieux (en l’occurrence, le contenu du credo et l’issue des interventions divines97), à réintroduire dans le passé le contenu d’un discours présent, de sorte que le récit se voit attribuer un sens étiologique. C’est pourquoi il met en parallèle sa naissance charnelle et sa renaissance spirituelle, la parole de sa mère terrestre et la parole divine qui réside dans l’Église (= la Mère spirituelle), la vie de la chair et la vie de l’Esprit, suivant un dispositif sur lequel nous devrons revenir. Le récit des Confessions n’est pas un témoignage subjectif de la vie d’un “moi” Il tire sa puissance prescriptive de l’Écriture et de sa pratique exégétique en leur empruntant ses règles et son style.
60Augustin s’adresse à certains textes pour décrypter sa propre existence ; le texte des Confessions établit par son dispositif propre un rapport au divin plaçant l’être personnel sous la règle des Écritures. Le processus à l’œuvre dans le texte est celui d’un fonctionnement subsumant et articulant la rencontre d’un destinataire et d’un horizon culturel – d’un héritage, c’est-à-dire d’autres textes. Qu’en est-il alors du “sujet” précédant logiquement une rencontre en laquelle il paraît se produire ? Qu’en est-il de la règle culturelle résultant pour une part de l’usage qu’en fait le sujet et pourtant à l’œuvre dans sa constitution ? Les Confessions témoignent de ceci qu’Augustin a vécu son histoire comme les rencontres successives de tels appareils (ce que l’on pourrait appeler des textes au sens courant et phénoménal, et que nous avons désigné par l’expression : “doctrines”). Mais aussi de la nécessité éprouvée par leur auteur de retracer cette histoire, c’est-à-dire de la dédoubler dans une pratique se jouant dans le champ du texte entendu comme activité de production et en particulier d’écriture. Elles témoignent enfin de la possibilité pour un texte d’être vécu comme un exercice perpétuellement en cours et d’inviter perpétuellement à être pratiqué comme texte transmis dans une tradition, c’est-à-dire en tant que texte travaillant ses destinataires.
61Une telle perspective, traitant le texte comme une activité sans lui assigner en guise d’origine un sujet métaphysique, conduit à promouvoir l’écriture et le style comme des pratiques productrices du rapport à soi et de l’être personnel, autant qu’à remettre en question la nécessité de présupposer l’existence d’un moi ou d’une intériorité subjective.
III. Écritures et travail sur soi
62Résumons les apports de cette analyse, avant d’en développer un dernier aspect. Ce ne sont pas tant l’invention de l’autobiographie ou la découverte d’une intériorité demeurée jusqu’alors mystérieusement inaperçue, qui font l’originalité des Confessions. Mais l’exégèse de soi, un certain art de se constituer ou se reconstituer soi-même par un travail d’écriture passant par les Écritures. Lorsqu’Augustin fait le récit de sa vie, il n’emprunte pas seulement un vocabulaire aux Écritures ; il utilise les procédures interprétatives propres aux lectures réglées des Écritures et les applique à l’Augustin qu’il met en scène, ainsi qu’aux destinataires qui s’identifieront avec lui.
63Allusions, citations et commentaires, en tant que procédés d’écriture, sont simultanément des manières d’organiser un rapport à soi passant par les Écritures. De sorte que l’union indissoluble des pratiques d’écriture aux pratiques de l’Écriture rend ces deux niveaux quasiment indiscernables. À l’application à soi des Écritures vient s’articuler un autre élément, celui du récit de vie. Toutefois, nous devrons pour accéder à la description de cet élément éclaircir préalablement une différence. Autre chose est de lire les Confessions en y cherchant de quoi comprendre la nature de l’âme ou de la conscience (par exemple dans le livre VII ou dans le livre X), autre chose est d’y lire le récit édifiant et exemplaire d’une conversion. Mais la différence n’est pas seulement une différence de regard du lecteur ; ces deux dimensions, celle de la doctrine et celle du récit, existent bien dans le texte et il faut d’abord éclaircir le passage de la première à la seconde pour comprendre comment elles s’articulent.
1. La connaissance de l’âme et le récit de vie
641. Soulignons, pour commencer, un aspect d’une doctrine bien connue, celle la nature de l’âme, et l’opposition de son caractère inconnaissable et de l’injonction de se connaître soi-même98. Il ne s’agit pas seulement d’une évolution philosophique d’Augustin qui, après une période platonicienne durant laquelle il espérait percer le mystère de la substance psychique, y aurait renoncé au profit d’un mysticisme chrétien. Car, dans le De Trinitate, pour ne citer que l’un des grands textes de la maturité de l’évêque d’Hippone, c’est bien une doctrine de l’âme et de sa connaissance par analogie qui est proposée99. C’est-là une tension fondamentale et constitutive de la pensée d’Augustin qui traverse la totalité de ses écrits. Ce que les Soliloques proposaient comme le plus haut objet de désir – connaître l’âme, connaître Dieu100 – est bien réalisé dans les Confessions, mais au prix d’un renversement. L’âme ne parvient pas par elle-même à la connaissance de soi et de Dieu, c’est Dieu qui lui donne la possibilité de se connaître et de Le connaître autant qu’elle en est capable. À l’entreprise philosophique de connaissance de soi, cherchant à clarifier le concept d’âme, entreprise à la fois nécessaire et impossible, succède une autre forme de connaissance de soi surmontant l’échec de la précédente et en modifiant le sens. Se connaître, c’est recevoir de Dieu la connaissance éclairée de son statut de créature. Certes, la “raison” à l’œuvre dans les Soliloques n’était autre que Dieu, mais elle parlait de l’intérieur de l’homme et semblait se confondre avec sa puissance propre d’intellection. Si, dans les Confessions, il est légitime de comprendre que Dieu est bien simultanément présent à l’intérieur de l’homme qu’il transcende101, c’est en tant que parole qui descend en cet être, et non en tant que faculté de cet être remontant vers Dieu102. Ce dévoilement a ainsi pour corollaire un travail sur soi consistant non point à remonter vers Dieu mais à se refuser à se plaire à soi-même, ou, pour user de l’expression de Pascal, à « n’aimer que Dieu, ne haïr que soi »103 :
« Et j’ai dit pour quel fruit je fais confession pour toi. Je ne fais cela ni par les paroles de la chair ni par ses propos, mais par les paroles de l’âme et les clameurs de la méditation que ton oreille connaît. En effet, quand je suis mauvais, te le confesser n’est rien d’autre que me déplaire à moi-même ; et quand je suis pieux, te le confesser n’est rien d’autre que ne pas me l’attribuer à moi-même, “puisque c’est toi, Seigneur, qui bénis le juste, et qui préalablement justifies l’impie » [Ps 5, 13] qu’il était. De sorte que, mon Dieu, “ma confession” se fait “en ta présence” [Rom 4, 5] sans rien dire mais pas sans rien dire. Elle ne dit en effet rien de bruyant, elle clame par l’affection. Je ne dis en effet rien droitement aux hommes que tu ne l’aies préalablement entendu de moi, voire, tu n’entends de moi rien qui ne soit tel que tu ne me l’aies préalablement dit. »104
65On peut, sur ce fondement, décrire la pratique d’écriture dont résultent les Confessions. S’il arrive assez souvent à Augustin de nommer au sein de son texte l’exercice de confession auquel il est en train de se livrer, il parle moins souvent de son ouvrage en tant que tel. Il est d’autant plus intéressant de remarquer que le pacte confessionnel désigne le lieu de sa propre effectuation : « je veux la faire [sc. la vérité] dans mon cœur face à toi par la confession, et aussi dans mon “style” face à de nombreux témoins »105. Le mot “stilum” désigne aussi bien le poinçon servant à tracer les signes écrits, que l’œuvre écrite, le livre, ou la tournure de l’écriture (le “style” au sens moderne), voire, par extension, une langue. La première occurrence du mot dans les Confessions renvoie au poinçon106, la seconde au livre pris au sens matériel107. Le premier sens ne peut être retenu pour traduire ici le terme ; faut-il pour autant en restreindre le sens à “livre” ? C’est ce dont on aura peut-être du mal à convenir en comparant la fréquence avec laquelle Augustin, dans ses Confessions et plus généralement dans son œuvre, utilise les mots “ liber” et “scriptum” et la rareté des usages du mot “stilum”108. Deux traductions sont concevables, engageant au fond chacune une interprétation générale des Confessions. La première – « Je veux la faire [sc. la vérité] dans mon cœur face à toi par la confession, et aussi dans mon livre face à de nombreux témoins » – oppose à une pratique “spirituelle” rapportant le cœur à Dieu une pratique matérielle ou charnelle adressant un livre aux lecteurs humains, et subordonnant la seconde à la première. Ce qui revient à ne pas tenir compte de la mise en parallèle des deux rapports, du “je” au “tu” divin, et de l’activité confessionnelle au “il” du lecteur. Une seconde traduction – « Je veux la faire [sc. la vérité] dans mon cœur face à toi par la confession, et aussi dans le style de ma langue face à de nombreux témoins » – s’impose peut-être s’il faut signifier ceci : les Confessions sont une pratique d’écriture, au sens concret du terme, adressée à Dieu d’ici-bas mais formulée grâce à la parole divine, par le “je” grammatical au “tu” divin de l’au-delà, et communicable au “il” du lecteur. À ce compte, c’est dans et par cette pratique d’écriture que la présence de Dieu à Augustin l’auteur – et par extension aux lecteurs – doit se réaliser. La parole divine, déposée dans les Écritures, communique sa puissance à celui qui y inscrit sa parole propre.
662. Dans cette écriture chargée de réordonner les événements par le récit de vie, en liant foi et Écritures pour soumettre l’existence vécue aux règles d’exégèse, trois ou quatre registres ou niveau de fonctionnement sont repérables. Outre le sens littéral, les sens étiologique, allégorique et analogique nous offrent un fil conducteur pour décrire les lignes générales de l’exégèse de soi.
67La mère d’Augustin avait nous dit-on placé son espérance en Dieu. On lit un peu plus loin qu’elle fit boire à son fils le lait maternel en même temps qu’elle déposa en son cœur le nom du Christ109. Le récit des Confessions introduit ainsi le thème des nourritures célestes, tel qu’il peut se lire chez saint Paul [cf. I Cor. 3, 2]. La parole divine est assimilée à la nourriture de l’esprit, et le prêtre et l’Église le sont respectivement au père spirituel et à la mère nourricière. La transmission de la Parole divine – du Christ (Logós, Verbum ou Sermo) aux douze disciples, auteurs présumés des douze articles du credo, de ces disciples aux apôtres et aux Pères de l’Église, des Pères aux fidèles assemblés dans l’Église, et des fidèles de l’Église à leur femme, à leurs enfants et domestiques – instaure une sorte de “circulation” du mystère110. La transmission du credo par Monique est donc une sorte de naissance spirituelle. Elle est une mère spirituelle, celle par qui a lieu la renaissance spirituelle, analogue à l’Église. Pour le dire autrement, Monique est donnée par le récit des Confessions comme une sainte, qui après avoir enfanté selon la chair, est rongée par le souci d’engendrer au sens spirituel111. Par son intercession s’opèrent la conversion et la sanctification d’Augustin. Le récit est en somme une lecture de sa propre histoire cherchant dans les actes passés le motif et le but pour lesquels ils ont eu lieu, ce qu’Augustin nomme, dans les traités De l’utilité de croire à Honoratus et De la Genèse à la lettre112, le sens étiologique des faits – des “actes” – dont les Écritures sont l’expression.
68Le récit relie le Christ-Logos incarné, l’enseignement du Christ, les Écritures, les événements biographiques et la volonté divine salvatrice. Dans le baptême, il s’agit en effet essentiellement pour le fidèle de renaître selon l’esprit, c’est-à-dire, dans et par l’eau du baptême, d’obtenir que le Saint Esprit répare et lave la nature humaine marquée par le péché originel transmis de génération en génération dans la naissance charnelle. Le baptême, parce qu’il est le sacrement par lequel une personne divine descend dans le cœur du fidèle et le libère de l’asservissement au péché qui fit entrer la mort dans le monde, est dans cette doctrine le sacrement essentiel. Il opère la (re)génération de la chair par l’esprit, ou (re)naissance spirituelle du fidèle, qui ne peut avoir lieu qu’une seule fois et ne se transmet pas par la génération charnelle113. L’Église est ainsi définie comme l’école où le fidèle doit devenir le disciple du Christ et recevoir du Maître lui-même la règle et l’enseignement. Dieu ne peut être présent dans le cœur du chrétien qu’en tant que Parole déposée en lui. La même parole est Dieu, Dieu incarné, Écriture et présence divine dans l’esprit du fidèle. Dans cette perspective, la même parole divine s’exprime dans l’Écriture, s’incarne ensuite, est enseignée enfin par l’exégèse et l’Église114. De même que cette présence du divin dans le cœur est désignée comme charité ou feu, elle est décrite dans le récit de la demande de baptême comme une fièvre brûlante, la fièvre de la maladie confondue avec celle de l’ardeur du jeune Augustin réclamant le sacrement. Le credo se réintroduit dans le récit de cette première conversion manquée. Mais Augustin ne se contente pas d’en reprendre la doctrine et de l’exposer. Il en fait le cadre structurant de son texte. Sa mère est sinon l’auteur, du moins l’initiateur de sa renaissance spirituelle, un instrument de la grâce divine. Étant mère à la fois selon la chair et selon l’esprit, elle est assimilée à l’Église. Au second niveau de cette exégèse de soi, les confessions augustiniennes procèdent à une explication allégorique de son propre passé. L’application sur soi-même et l’inscription en soi-même de la parole de Dieu, enfin, sont les deux opérations fondant l’unité des Confessions, parce qu’elles confèrent sa singularité à un être s’exprimant là, dans le récit de vie qui lui correspond.
693. Ce récit de l’événement consiste pour l’essentiel à décrypter l’activité et la présence salvatrice de Dieu dans les événements passés. Qu’un récit de conversion constitue le lieu de naissance de l’identité personnelle sous sa première forme historiquement repérable, celle de l’expérience religieuse de soi, c’est, dira-t-on, une interprétation somme toute fort conventionnelle. Dans une étude du récit matriciel de August Hermann Francke, A. Lagny montre par exemple comment ce texte, dans le sillage de celui d’Augustin en reprend le « travail de remémoration et d’investigation de la conscience »115. Vraie dans le cas du texte de Francke et du piétisme, où l’opposition des termes Seele (âme) et Gewissen (conscience) est repérable116, cette interprétation appelle cependant deux remarques. En dehors du fait que les Confessions d’Augustin précèdent ce corpus de plus de mille ans, il existe d’autres textes rédigés avant ceux dont le piétisme occasionne la rédaction. C’est le cas, en particulier de ceux de François de Sales dont nous avons montré ailleurs117 que, reprenant un corpus médiéval et s’inscrivant dans sillage de Sainte Thérèse d’Avila, il avait transmis à sa postérité, singulièrement à Malebranche, des techniques d’exploration et de constitution de soi. D’autre part, nous nous refusons à voir chez Augustin le surgissement de quelque chose comme la “conscience de soi” (le lecteur cherchera en vain dans notre livre l’emploi de cette expression). Nous estimons, au contraire, que cette catégorie est inadéquate pour faire comprendre comment l’emploi de techniques d’écriture commande un travail sur soi modelant l’être personnel de ses destinataires et y inscrivant une forme d’“intériorité” totalement façonnée par l’Écriture apparaît dans les Confessions.
70L’emploi par Augustin du terme “intériorité”, pas plus que de celui de “conscience”, ne doivent donc pas nous conduire à croire assister à la naissance de la conscience de soi ou à celle de la subjectivité, mais bien à celle d’une forme originale de rapport à soi. Cet art est rendu possible par l’application à la matière des événements et des souvenirs d’une règle scripturaire d’interprétation des rapports de l’homme à Dieu. Le mode textuel adopté correspond, nous allons le montrer maintenant, à une technique d’écriture associant le genre exégétique et le genre du récit de vie, introduisant dans le récit de l’événement la dynamique d’une parole biblique, ecclésiale ou spirituelle.
2. Récits de vie et Écritures
71L’art d’entrelacer la vie et l’Écriture dans le récit de son propre passé fait des Confessions d’Augustin un ouvrage à la fois unique et polymorphe, au point qu’on a pu parfois reprocher à Augustin de manquer aux règles de la composition118. On définit parfois l’originalité de cette œuvre en y voyant un « dialogue avec Dieu »119. Mais, outre que le dialogue est un artifice littéraire élaboré, il convient encore d’interroger la nature de la relation à Dieu instaurée par le texte. On finira toujours autrement par prétendre impossible de lire les Confessions sans être soi-même dans un état proche de l’épectase, ou en tout cas, sans être divinement inspiré120 : ouvrage de piété, les Confessions ne pourraient faire l’objet d’une lecture profane sans qu’en soit ignorée et mésinterprétée la dimension religieuse. L’interprétation du dispositif stylistique des Confessions et des techniques de travail sur soi qui y sont impliquées peut cependant s’effectuer sans aucune préparation mystique du commentateur, en portant son attention sur les procédés par lesquels le texte gouverne ses sujets – auteur et destinataires – et en s’efforçant de décrire ces pratiques sans céder à leurs puissances.
721. La relation d’Augustin avec les textes n’est certes pas nouvelle ; il reprend à son compte les principales méthodes et pratiques par lesquelles un rapport aux textes – textes philosophiques, textes littéraires, textes sacrés – peut s’instaurer, et édifie sur cette base un autre texte dont la fonction est d’exposer la transformation centrale de l’être personnel des fidèles. On peut voir dans les Confessions l’une des pièces maîtresses du rapport à soi dans l’Antiquité tardive et comme l’archétype du dispositif de travail sur soi. Ce texte consiste en un système de relations instaurées entre différents textes et entre les pratiques qu’ils prescrivent, ce qui donne à chacun d’avoir expérience de lui-même et de se modifier.
73Cicéron, Sénèque ou Plotin121 constituent à ce point de vue des précédents notables. Les deux premiers conçoivent leurs œuvres, le De finibus ou les Lettres à Lucilius, comme des dispositifs chargés de façonner l’âme du lecteur. À travers Lucilius comme à travers Caton, tout homme est en réalité visé. Ces textes, en conjoignant doctrine et existence, constituent une paideía complète. Leur production a pour fin de déposer dans l’âme du lecteur des éléments doctrinaux tirés d’autres textes. Les citations de Chrysippe, des Académiciens122 ou d’Épicure que font Cicéron et Sénèque n’ont pas pour dessein d’exposer les doctrines des philosophes, mais d’en permettre l’application aux circonstances de la vie quotidienne. L’intention est beaucoup moins d’exposer une doctrine prise en elle-même, ou de décider rationnellement de sa valeur, que de la confronter à la vie pour en évaluer la pertinence. Sénèque, dans les premières lettres qu’il adresse à Lucilius, emprunte ainsi des maximes à son interlocuteur, dans le souci d’accorder vie et doctrine autant que par volonté stratégique de rallier au stoïcisme l’adversaire épicurien en utilisant ses propres principes. Cicéron fait défiler les doctrines des différentes écoles, non par éclectisme ou par faiblesse intellectuelle, mais pour montrer comment la suspension est la seule technique permettant d’arrêter le flux perpétuel des représentations issues des raisonnements ou des sentiments, dans lesquelles on finit toujours par se perdre.
74Les doctrines, dans cette perspective, ne sont pas seulement des découvertes ou des fabrications humaines. Elles sont la vie-même de l’esprit humain confronté à une existence et l’évaluant. Les différences doctrinales existent bien ; alors que Sénèque préconise l’usage de certaines représentations pour leurs vertus thérapeutiques, Cicéron voit dans leur entr’affrontement perpétuel la source d’une autre maladie de l’âme, à la fois plus subtile et plus destructrice. Raison pour laquelle il se fait un devoir de les éradiquer. Mais tous ces textes ont pour fonction d’implanter des formules dans l’âme ou de les en extirper, et ce que P. Hadot et M. Foucault ont montré être l’un des centres de la culture de l’Antiquité tardive, en le désignant par les expressions d’« esthétique de l’existence » ou d’« exercices spirituels », a pour condition pratique de possibilité la reconnaissance de l’attribution d’une puissance de transformation de soi aux textes – textes lus à haute voix, le plus souvent, et textes entendus pour être pratiqués par leurs destinataires. Si d’autres civilisations ont pu cultiver des techniques de travail sur soi proches de celles-ci, par exemple les mantras ou les récits mythologiques, la particularité de l’Antiquité tardive et de la civilisation chrétienne postérieure est d’avoir peu à peu concentré la totalité des puissances de transformation de l’être personnel dans le rapport du texte et de la parole.
752. Le texte biblique est, dans les Confessions, le texte prescriptif central, autour duquel s’organisent les impératifs moraux promulgués par leur auteur, ainsi que les règles de son écriture. Augustin rapporte sa propre écriture aux Écritures de trois manières lorsqu’il raconte dans les Livres I à IX sa vie passée, ce qui confère à ces livres l’unité du récit de vie. (α) La fonction de la convocation des Écritures dans le récit de vie augustinien paraît clairement si l’on examine la cause prochaine des Confessions, la demande que fit Paulin de Nole à Alypius de lui raconter sa vie :
« comment tu as été appelé par le Seigneur, par quels commencements tu as été “mis à part dès le sein de ta mère” [Gal. 1, 15] pour passer à cette “Mère” des fils de Dieu qui se “réjouit” [cf. Gal. 4, 22-27] de sa progéniture, et, ayant abjuré par la chair et le sang [du Christ], être admis dans cette race royale et sacerdotale. »123
76Alypius ne s’en croyant pas capable, Augustin répondit à cette requête en insérant la vie d’Alypius dans le récit de la sienne. L’entrelacement des vies – d’Augustin, de Monique, d’Alypius –, procédé caractéristique de la première partie des Confessions124, est probablement né de la demande de récit de conversion issue de Paulin. Les neuf premiers livres des Confessions répondent à ce projet en offrant un relevé des interventions gracieuses de Dieu dans la vie d’Alypius et dans d’autres vies. Le langage de Paulin, ensuite, est surdéterminé, et il faut le décrypter avant de l’interpréter. Il désire un récit de vie décrivant l’intervention de la grâce salvatrice dans l’existence humaine, et s’exprime en employant des expressions bibliques. « Être mis à part » signifie en effet au sens littéral : « être choisi, être réservé pour une fonction, pour quelqu’un », et au sens figuré : « être sauvé » (dans l’Ancien Testament comme dans les Épîtres de saint Paul125). C’est dans le récit que fait saint Paul de sa propre conversion, récit qui est comme une sorte de confession préfigurant celles d’Augustin, qu’on voit apparaître ce terme, dans un usage lié à celui « Mère » [Gal. 1, 15 & 4, 26]. C’est à ce texte que songeait Paulin de Nole. Augustin l’a évidemment reconnu et a élaboré ses Confessions sur le modèle paulinien.
77(β) L’Épître aux Galates appartient à la controverse que saint Paul mena contre Pierre (Céphas) et contre les judéo-chrétiens. Ceux-ci voulaient ajouter, et non substituer, la loi ancienne au nouvel Évangile126. Paul y raconte longuement sa conversion et son travail de prédication [Gal. 1, 11-2, 21], avant d’examiner les rapports de la loi et de la foi et donc des œuvres et de la grâce [Gal. 3, 1-6, 18]. Les trois oppositions des œuvres à la prédication, de la loi à la foi et de la chair à l’Esprit forment ici la matrice explicative des rapports de l’Ancien au Nouveau Testament et des progrès du salut dans l’histoire de l’humanité. Paul, après avoir posé ce problème [Gal. 3, 1-5], commence par rappeler comment la foi d’Abraham [Gn 17, 1-8 et 22, 1-18] mérita à toute sa descendance une alliance avec Dieu et insiste sur le fait que la foi mérita le salut à cette descendance, quand leurs œuvres valurent leur perte aux autres peuples [Gal. 3, 6-14]. Il interprète ensuite l’emploi du singulier : Dieu ne fait une promesse que pour la seule descendance d’Abraham, – comme la preuve que la figure d’Abraham annonce le Christ. Dieu, ayant promis, ne peut se dédire ni donc la nouvelle alliance invalider l’ancienne. Il faut donc que la même promesse et le même héritage soient présents dans le Christ [Gal. 3, 15-18]. La fonction de la loi est ensuite donnée pour correctrice et rendue nécessaire par la méchanceté humaine, et éducatrice puisqu’en elle Dieu se faisait le précepteur de son peuple. Paul conclut de là que s’unir Christ, c’est être un avec l’héritage et la descendance d’Abraham et n’avoir plus besoin de la loi, synonyme de servitude, qu’il oppose à l’Esprit du Fils, garantie de la libération des hommes [Gal. 3, 19-29]. Cette même exégèse paulinienne de l’Alliance dont la Genèse fait récit conduit à la doctrine de l’adoption filiale. De même que les enfants nés sous la Loi étaient esclaves nés d’une mère esclave, ceux qui ont connu leur renaissance dans le Christ sont les fils adoptifs et les héritiers de Dieu, libérés par la grâce et non plus captifs [Gal. 4, 112]. Les deux derniers chapitres de l’Épître aux Galates expliquent alors les modalités de la vie chrétienne et du rapport aux prescriptions bibliques. Mais le premier moment que nous venons de résumer se conclut par une dernière opposition fondée sur l’exégèse de Gn 21, 1-21 à l’aide d’Is. 54, 1. Celle de la Jérusalem actuelle – la Cité terrestre – et de la Jérusalem céleste. Si Sara, femme légitime d’Abraham, a enfanté Isaac, celui-là même dont Dieu réclame le sacrifice et qui est la descendance d’Abraham en qui Dieu accomplira sa promesse, c’est Agar, une esclave Égyptienne, qui lui a donné Ismaël. Paul y voit une image opposant le fils esclave de la femme esclave au fils libéré de la femme libre. Et il assimile la mère esclave et terrestre à la Jérusalem d’ici-bas, autrement dit à l’Église temporelle, et la mère libre à la Jérusalem d’en haut – la Cité de Dieu et le temple de l’Esprit. C’est ce que nous appellerions de nos jours une conception de l’histoire127 – mais qui est en fait une théologie de l’Église – que Paul érige sur une exégèse subordonnant l’Ancien Testament au Nouveau. Et cette conception de l’histoire éclaire rétrospectivement le récit de sa propre vie. Paul divise en deux périodes son existence : avant la révélation du chemin de Damas il persécutait l’Église, après sa conversion il contribue à sa croissance et à sa fortification [cf. Act. 8, 1-9, 30].
78(γ) Le récit que fait Augustin de sa vie reproduit sur quatre points la structure de l’Épître de Paul. Comme lui il oppose sa vie avant et après sa conversion. Comme lui il oppose ses deux naissances, naissance terrestre par sa mère Monique et naissance spirituelle dans sa Mère l’Église. Comme lui il retrace, dans sa vie passée et asservie au péché, les interventions divines et en particulier une scène de révélation brusque et décisive. Comme lui enfin il a été appelé à prêcher la parole divine et à participer à l’édification de l’Église. Les Confessions développent la matrice d’assujettissement aux Écritures mise au point dans l’exégèse paulinienne des rapports entre Ancien et Nouveau Testament et dans sa conception de l’usage des Écritures dans la conversion et le salut.
793. Les neuf premiers livres des Confessions sont proches du genre hagiographique dont le modèle se trouve dans les Évangiles et dans les Actes. Ce récit a pour prototypes le récit de vie paulinien, mais aussi les hagiographies d’Antoine et de Marius Victorinus. Les récits évangéliques, soit dans les Actes des Apôtres, soit dans les Épîtres de Paul, sont systématiquement marqués par la volonté de relever dans la vie qu’ils racontent les interventions divines et la réalisation de la Parole divine préfigurée dans les Écritures. Cela est déjà vrai du récit que font les quatre Évangiles de la vie du Christ. Cela est évident dans le récit que fait saint Paul de sa propre vie et dans les hagiographies d’Antoine ou d’autres saints. L’existence du saint gravite autour de sa conversion. Celle-ci est comprise comme l’intervention et la réalisation de la parole divine, c’est-à-dire, simultanément, de ce que les Écritures prophétisent et du Christ lui-même, la Parole incarnée128. Le récit de vie, et le travail d’écriture ont pour fonction dans cette perspective de mettre à jour l’ensemble des faits révélateurs de la progressive intervention de l’Écriture dans la vie. Ces textes cherchent à montrer comment les Écritures s’inscrivent dans l’être personnel de l’homme : elles le vivifient, le font renaître, l’unissent au Christ (à la Parole) et le spiritualisent pour le diviniser. C’est pourquoi la mise en écriture de la vie consiste à le formuler suivant les règles de l’Écriture.
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80Ce que nous avons appelé récit de vie a ainsi pour fondement une technique d’écriture insérant l’Écriture dans l’histoire d’une vie, pour en éclairer le sens “spirituel”. L’exégèse de soi, pour le dire autrement, a pour premier effet un repérage hagiographique de la présence de la parole divine dans l’existence humaine, et pour finalité l’inscription de la dite parole dans l’être personnel du destinataire du texte. Les quatre niveaux pratiques – interprétation étiologique et allégorique des Écritures, repérage des interventions divines dans l’existence, usage exhortatif et édificateur des Écritures et rédaction de récits de vie – se marient pour donner naissance aux neuf ou dix premiers livres des Confessions dont les prototypes sont l’hagiographie et le récit paulinien de Gal. 2-3. Reste à rendre compte de l’extension de ce projet dans les Livres XI-XIII.
3. Hexæmeron : Les livres XI-XIII des Confessions
81Trois questions sont posées par les livres XI à XIII des Confessions. Celle, tout d’abord, de comprendre pourquoi Augustin a cru bon d’adjoindre au récit de sa vie un commentaire du début de la Genèse. Vient s’y ajouter la difficulté à situer le livre X qui est comme un intermédiaire entre ces deux morceaux. Celle, enfin, de déterminer la raison du découpage du passage dont il fait l’exégèse. Si l’on peut bien comprendre à la rigueur pourquoi Augustin n’étend pas son commentaire à la totalité de la Genèse, – voire à toutes les Écritures, – il reste à expliquer pourquoi les Confessions s’interrompent sur le troisième verset du deuxième chapitre de la Genèse. Faut-il croire que les Confessions sont sinon inachevées (comme le veut A. Solignac), du moins ouvertes, ou au contraire que telle est la condition de l’unité de l’œuvre, que la partie exégétique des Confessions est directement liée à celle du récit de sa vie et de sa conversion ? Certes, l’idée suivant laquelle l’hexæmeron des Confessions permet à son lecteur de retracer les étapes de son histoire spirituelle n’est pas neuve ; Y. Congar a avancé cette idée129. Augustin a connu une évolution intellectuelle dont les ruptures sont liées à l’interprétation du début de la Genèse, passant par une exégèse manichéenne, avant de la réfuter. Mais il ne s’agit pas seulement ici d’un parcours intellectuel. Les techniques d’exégèse employées dans les Livres XI-XIII des Confessions sont strictement superposables à celles que le récit de vie emploie pour rendre exprimable son être personnel. Le niveau que nous cherchons à atteindre n’est pas celui de l’enchaînement des pensées d’Augustin, ni celui de la doctrine selon laquelle il conceptualisait sa propre intériorité. C’est celui des règles générales par lesquelles les précédents niveaux acquièrent la possibilité de leur mise à jour.
821. Nous devrons, dans cette optique, tenir le texte des Confessions pour un dispositif dont l’effet le plus général est de réinscrire la vie d’Augustin dans le cadre de la parole biblique et d’en permettre l’expression par l’emploi du régime discursif propre des Écritures. Au premier dispositif que nous avons décrit, celui de l’application à soi des Écritures, correspond symétriquement un second dispositif d’exégèse de soi, consistant non seulement à interpréter son existence à la lumière des règles d’interprétation du texte sacré (ce que l’on pourrait appeler une “herméneutique” de soi). Mais encore et plus essentiellement à se rapporter à soi par une règle générale préalable, celle qui gouverne à la fois l’Écriture et le fidèle, la parole divine et la création. C’est-là, à proprement parler ce que nous appelons exégèse de soi, et dont l’hexæmeron, sorte de scène primitive de la foi, propose le cas exemplaire : commencer par le début des Écritures pour commencer à se rapporter à soi-même.
83On ne s’étonnera plus alors qu’au récit de sa vie, Augustin ait ajouté, dans les Livres XI, XII et XIII des Confessions, une exégèse du début de la Genèse. L’ajout n’est pas ici juxtaposition, mais continuation, dans le plan de l’exégèse du texte sacré, d’une description de la vie opérée au point de vue des Écritures. Le récit est simultanément orienté par une intention théologique, celle de mettre en présence de la parole par l’exégèse biblique, et structuré par le cercle de l’invocation et de la foi. Que les deux premiers récits de la petite enfance et de l’enfance s’achèvent par une autre prière vient confirmer l’importance de cette technique d’écriture. La sagesse visée par les Confessions doit, en vertu de la pratique rendant possible leur écriture, résulter d’un travail d’inscription d’une sagesse (la parole divine) dans ce récit. Cette activité consiste en un travail d’écriture s’efforçant de graver dans le cœur la lettre d’une parole conçue comme source d’une transformation de soi. Écrire, c’est inscrire la parole de l’Écriture en soi ; c’est former son être personnel propre, en y inscrivant la parole divine. Le rapport à soi est un rapport à l’Écriture, et la mise en rapport de soi avec l’Écriture est une forme de travail et de transformation de soi. Simultanément, cette transformation de soi, opérée par la pratique des Écritures, donne à l’être personnel sa réalité. Le destinataire du texte est posé comme créature en quête de salut. Ce que l’on appelle le “moi” : le fait de se saisir soi-même comme un être à la fois identique, permanent, changeant et en devenir, comme une profondeur intérieure, en partie obscure et toujours emportée par histoire singulière, se percevant comme identique au travers de ses changements aventureux et malgré l’affrontement des forces qui la peuplent (ou peut-être grâce à elles), – cette expérience de soi ne peut surgir dans la perspective pratique propre aux Confessions. Certes, les catégories d’identité et de différence, de permanence et de devenir sont centrales dans la pensée d’Augustin, qui les hérite d’une longue histoire intellectuelle issue de Platon. Mais elles s’appliquaient-là à une nature substantielle et non à une vie intérieure. L’être personnel des Confessions est au contraire le cœur qui, au centre de la chair se transforme et se spiritualise en recevant en lui l’esprit animant la parole de l’Écriture. Loin de viser un moi en devenir, le travail sur soi opère une structuration de l’être personnel en chair, cœur et esprit.
84Le cœur, au centre du rapport à soi, est la cible du travail sur soi. Ce cœur est, dans le médium de certaines pratiques, travaillé et façonné par l’Écriture selon un processus relevant du texte et de son style : une écriture des Écritures, une inscription, non de la lettre, mais de l’esprit dans le cœur, dont procède une spiritualisation de la chair. Cette opération ne consiste pas à interpréter le terme biblique de cœur en lui apposant le concept néoplatonicien d’intellect. Au contraire, la part la plus essentielle de l’être personnel, autour de laquelle s’organise le rapport à soi, se forme par l’action des Écritures. La part du cœur devient l’élément central du rapport à soi, elle s’annexe le couple de l’intellect et du corps.
85a) Confessions et Hexæmeron. 2. Les trois derniers livres des Confessions appartiennent au genre traditionnel du commentaire des six ou sept jours de la création (hexæmeron ou heptæmeron). Selon ce découpage classique, l’exégète commence sa lecture en Gn 1, 1 : In principio fecit130 Deus cælum et terram, et s’arrête soit au vingt-sixième verset, à la création de l’homme à l’image de Dieu, soit au trente et unième, avec cette parole : et valde erant bonum. Et factum est vespere et mane, dies sextus [Gn1, 31].
86Le cœur du livre XIII des Confessions – XIII, XII, 13 à XXX, 45 – est comparable à un hexæmeron traditionnel. Si les neuf sermons de l’hexæmeron de Basile n’incluent pas le commentaire de la création de l’homme « à l’image et à la ressemblance de Dieu »131, il avait cependant l’intention d’aller jusqu’à ce verset. On peut dire que son frère, Grégoire de Nysse, accomplit son intention en rédigeant son propre De hominis opificio et son Explanatio apologetica in Hexæmeron. De même encore, l’Hexæmeron d’Ambroise, se compose, à l’image de celui de Basile qui est son modèle, de neuf sermons (tout comme ceux, qui existaient encore à l’époque, d’Origène ou d’Hyppolite de Rome). Ces textes sont comparables à la fin des Confessions. Pourtant, au-delà des similitudes de contenu, des différences fondamentales structurent ce champ herméneutique. Basile et à sa suite Grégoire de Nysse se refusent à pratiquer l’interprétation allégorique132. Ambroise, en revanche, suivant une tradition issue d’Origène133, ajoute au sens littéral les sens moral et allégorique. Augustin, dans les Confessions, interprète l’Ancien Testament suivant ces deux sens134. S’il est peu probable qu’il se soit placé dans la perspective d’une controverse pour ou contre Origène et l’interprétation allégorique, comme c’est le cas chez les Pères d’Orient, on doit s’interroger sur la position qu’il occupait dans ce débat qu’il ne pouvait ignorer.
87Nous pouvons classer les commentaires du début de la Genèse suivant quatre séries de critères. Critère exégétique : selon que l’on s’en tient au sens littéral (Basile, Grégoire) ou que l’on accepte le sens figuré et mystique (Ambroise135). Critère séquentiel : selon que l’on commente les six premiers jours sans commenter la création de l’homme (Basile, Ambroise) [Gn1, 1-26] ou en allant jusqu’à la création d’Adam (Grégoire) [Gn1, 1-31], voire jusqu’à l’exclusion finale du jardin (Jean Chrysostome, Augustin) [Gn 1 à 3] ou même à la totalité de la Genèse (Jean Chrysostome). Critère de genre, puisque le commentaire peut consister en sermons ayant parfois été réellement prêchés à l’usage des fidèles (Basile, Ambroise, Jean Chrysostome), ou en traités rédigés à d’autres fins (Grégoire de Nysse, Augustin). Critère fonctionnel enfin, car l’intention peut être de commenter le texte ou de le discuter philologiquement et de le traduire (Jérôme), ou de polémiquer contre les hérétiques. Les livres XI à XIII des Confessions sont un heptæmeron ou traité prenant pour objet les sept premiers jours [Gn 1, 1-2 et 3]. Il reste à en préciser l’intention propre et le rapport à l’ensemble de l’œuvre.
883. Replaçons en premier lieu les trois derniers livres des Confessions dans la chronologie des lectures augustiniennes de la Genèse, avec lesquelles ils entretiennent nécessairement des relations : De Genesi contra manichæos (388-390) ; De Genesi ad litteram opus imperfectum (393-394) ; Confessionum XI-XIII (vers 400) ; De Genesi ad litteram (401-415) ; et De civitate Dei XI-XIV (417-418)136. Si l’on met de côté la Cité de Dieu XI-XIV, texte présentant un mélange de commentaire et de traité doctrinal et prenant pour objet, au-delà de la Genèse, de considérer le sens analogique des Écritures en général, Augustin a pour souci constant lorsqu’il commente le récit de la création de lutter contre l’exégèse manichéenne de l’Ancien Testament.
89Les disciples de Mani se fondent en effet sur les Écritures comme les chrétiens, en particulier sur la Genèse, pour énoncer leurs dogmes. L’opposition des deux Testaments est aussi selon eux celle du Dieu créateur, ou mauvais démiurge, et du véritable Dieu, le Sauveur révélées par les Évangiles137. Parce que le Dieu créateur est mauvais, l’Ancien Testament qui le révèle et en exprime la parole est d’une nature opposée à celle du Nouveau Testament. On ne peut donc l’interpréter littéralement. S’il est vrai que des vérités s’y trouvent déposées, elles y ont été recouvertes et dissimulées, soumises au moins partiellement à l’emprise de la Ténèbre. Le texte paléotestamentaire, dans cette perspective, obscurcit la véritable parole divine. Parce que le Démiurge parodie dans sa création la lumière qu’il désire surpasser et que sa mauvaiseté consiste à tenter d’imiter Dieu, une partie de la parole véritable est dissimulée dans les propos issus de lui – mais ces paroles y sont cachées et déformées. L’Ancien Testament et plus particulièrement le début de la Genèse faisant état de la séparation initiale et du mélange de la Lumière et de la Ténèbre ne peuvent donc être reçus que de façon allégorique. L’interprétation allégorique, dans le manichéisme, décèle dans les images maléfiques les traces du bien qui y sont cachées138. Pour Augustin au contraire et plus généralement pour les adversaires de la gnose, l’image paléotestamentaire ne dissimule pas son contraire. Elle annonce un bien futur, qu’elle ne réalise pas encore mais manifeste. L’image pour les manichéens témoigne d’un être contraire au sien : elle voile. Pour son adversaire, elle dénote un être d’une plus grande plénitude, dont elle se distingue en l’invoquant : elle manifeste.
90On doit comprendre dans cette perspective le double recours au littéral et à l’allégorique. Contre le substantialisme manichéen, Augustin emploie les ressources de l’exégèse allégorique, ainsi par exemple dans le De Genesi contra Manichæos. Contre leur interprétation allégorique manichéenne, en revanche, il utilise l’interprétation littérale, par exemple dans les deux traités De Genesi ad litteram139. Les trois derniers livres des Confessions abordent les deux aspects de la lettre et de l’allégorie explicitement contre les manichéens. C’est un traité complet140, qui, du premier verset de la Genèse au troisième verset du chapitre II, considère les sens littéral et allégorique du récit des sept premiers jours et s’inscrit dans le droit fil de la rupture d’Augustin avec sa période manichéenne.
91b) Confessions, exégèse et eschatologie. 4. En articulant l’une à l’autre exégèse littérale et exégèse allégorique, les Livres XI à XIII donnent aux neuf premiers Livres un éclairage rétrospectif. Deux lectures des Confessions sont donc possibles. La première, réductrice, en fait un récit de vie, et tient les Livres XI-XIII pour une excroissance accidentelle ou, au mieux, pour un développement en partie arbitraire. Le récit d’une conversion aurait pu donner à Augustin l’idée de faire suivre son récit d’une courte prédication. La seconde élargit la notion de vie et, d’une certaine manière, lui imprimer un développement.
92Considérons d’abord les Livres XI-XIII. La polémique contre les manichéens et contre les philosophes marque les Confessions. En raison de l’insuffisance des philosophes, Augustin s’est tourné sans guide vers les Écritures et laissé séduire par l’interprétation manichéenne. Les livres XI à XIII des Confessions sont une réponse apportée à ces deux difficultés. L’interprétation littérale du début de la Genèse réduit à néant la doctrine de la co-éternité du bon principe, céleste et lumineux, et de la matière mauvaise et ténébreuse141. Est ainsi mis à jour un ensemble de propositions qui serviront de base à toute discussion. (1) Le créateur est éternel et immuable. (2) La matière et le ciel du ciel sont tous deux créés. (3) Le ciel du ciel est la demeure de la sagesse créée (ou lumière illuminée), différente du Verbe qui est Sagesse incréée (ou lumière illuminante) et subordonnée à lui. (4) Ni le ciel du ciel, ni le temps, ni la sagesse créée ne sont Dieu. (5) Le ciel du ciel et la matière, quoiqu’ils existent hors du temps puisqu’ils furent créés avant lui, ne sont pas co-éternels à Dieu142. Hors de ces cinq propositions, point de réflexion possible. Pas de dialogue, non plus, avec qui ne les accepte pas143. Chacune de ces propositions est visiblement tournée contre le manichéisme. Les propositions 2, 4 et 5 réfutent à l’évidence la doctrine de la coéternité de la Lumière et de la Ténèbre. Les propositions 2, 3, 4 et 5 visent à détruire la conception manichéenne d’un double royaume (de la lumière : du ciel du ciel ; de la ténèbre : de la matière terreuse) dont l’affrontement serait le principe d’explication cosmogonique144. La distinction des deux sagesses, créée et incréée, identifiées à deux lumières, illuminée et illuminante, et l’assimilation de cette dernière aux manifestations du Verbe réduisent à néant le système astrolâtrique manichéen, qui place la lumière du Père dans le soleil, et la sagesse du Fils dans la lune. Augustin semble exposer ce qu’il aurait pu comprendre dès le début, s’il n’avait été aveuglé par son orgueil et son ignorance.
93Mais cette exégèse littérale est aussi bien dirigée contre le néoplatonisme. Les thèses plotiniennes et porphyriennes de l’éternité de la matière, du caractère ontologiquement subordonné de la lumière illuminante de l’intellect, de la divinisation de l’âme humaine par la sagesse, et de la nature éternelle des entités divines et du monde qui en procède sont de fait contredites par les propositions 2, 3, 4 et 5. De même, l’insistance avec laquelle Augustin interprète la formule In principio comme signe de la présence éternelle du Principe, c’est-à-dire du Verbe du Nouveau Testament – identique à l’In principio du Prologue de l’Évangile de Jean, – et la manière de voir la Trinité apparaître « in ænigmate »145 dès le début de la Genèse opposent au manichéisme un accord foncier de l’Ancien et du Nouveau Testament, en même temps qu’elles battent en brèche le subordinatisme néoplatonicien146.
945. L’élément déterminant est ensuite le fait qu’Augustin étende son commentaire jusqu’au septième jour. Un système des correspondances peut ainsi s’établir au sein des Confessions. Les livres I à X nous font parcourir le temps de la naissance charnelle à la renaissance spirituelle. De même, du premier au septième jour, nous passons de la création du monde matériel au règne de l’esprit. C’est ici bien plus qu’une similitude superficielle. On y reconnaîtra le mouvement continu d’acheminement de la naissance charnelle (Livre I) au repos des élus (Livre XIII). Le système de correspondances analogiques constitue un parcours eschatologique complet. C’est le fonctionnement-même du texte qui appelle et explique la présence de l’Heptæmeron final. De ce point de vue, la figure centrale des Confessions est celle du baptême (Livre IX). L’homme naît une première fois dans la chair et doit mourir au monde pour renaître spirituellement dans le baptême. Il devra ensuite mourir au sens propre pour renaître éternellement. C’est pourquoi les Confessions entrelacent des récits de vie et les articulent à l’exposition de l’être personnel augustinien comme lieu d’accueil des Écritures. La véritable destinée ne s’achève pas dans le baptême (Livres I-IX), ni dans une existence terrestre gouvernée par la parole des Écritures (Livre X). Elle trouve sa suite et sa fin dans un au-delà spirituel que les Écritures seules peuvent laisser entrevoir. Les deux moments de la temporalité vécue avant le baptême et de l’éternité future ne sont pas séparés. Ils sont au contraire mis en continuité par le régime de l’exégèse de soi reprenant la règle gouvernant les Écritures pour les inscrire au centre du rapport à soi.
95L’exégèse assure donc une fonction de révélation de l’être du fidèle. Révélation non seulement rétrospective, au sens où se pencher sur son propre passé doit consister à le passer au crible des Écritures, mais encore prospective, parce que le récit de vie inscrit la destinée de l’être personnel dans un véritable dispositif théologique et scripturaire147, renvoyant aux relations entre les deux Testaments, suivant les règles énoncées dans l’Épître aux Galates. Paul, en effet, traite dans ce texte du rapport de la Loi ancienne aux préceptes de l’Évangile, et affirme contre Pierre l’inutilité, voire la nocivité, de la circoncision et, en général, du respect des anciennes obligations. Ce faisant, il est contraint de traiter du rapport entre les deux Testaments, en se pliant à un double refus. L’Ancien Testament est en partie caduc : il ne faut plus se soumettre à l’ancienne Loi à la différence des Juifs. L’argument porte contre l’anti-judaïsme excessif des gnostiques148. Il n’est pas possible de rejeter totalement l’Ancien Testament, sous peine de tomber dans l’impiété. La seule solution tenable consiste en une interprétation allégorique et figurée des récits de l’Ancien Testament. Les événements qu’il rapporte figurent et préfigurent les vérités et les faits révélés par le Nouveau. Ce texte est à l’origine de la doctrine du Fils Pédagogue, présent à l’humanité sous la forme de la Loi avant même son incarnation, et d’une interprétation des paroles de toute la bible comme Parole du Christ149. De même encore, s’appliquer à soi-même les Écritures implique une mise en ordre de l’existence lui imprimant des règles herméneutiques et provoquant un passage de la temporalité terrestre à l’appel immanent de la parole éternelle150.
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96L’exégèse de la Genèse, à cette époque, avait souvent une fonction catéchétique. Augustin conseille de commencer l’instruction du catéchumène par un récit de l’histoire de l’Église allant de la création jusqu’à l’époque actuelle, et reliant les faits les uns aux autres pour montrer le progressif acheminement des temps présents vers l’incarnation et préparer à un enseignement sur la résurrection151. Mais, outre que les Confessions ne contiennent que peu de pages consacrées à la résurrection, on doit noter que les trois derniers livres ne proposent pas un récit mais une exégèse littérale puis symbolique de l’histoire de la création jusqu’au repos du septième jour. Les Hexæmeron de Basile et d’Ambroise étaient des séries de sermons prêchés aux catéchumènes dans les six jours précédant le baptême. Les six jours préparatoires à la renaissance spirituelle étaient vécus en analogie avec les six jours de la création du monde par Dieu, culminant avec celle de l’homme et précédant le septième jour « qui n’a pas de soir, n’a pas de couchant puisque » Dieu l’a « sanctifié pour qu’il dure toujours »152. De même que les six jours de la création préludent le repos éternel du septième jour, les six jours de préparation au sacrement sont consacrés à attendre la venue de l’Esprit, et le septième jour est celui du baptême et de la renaissance du fidèle. Augustin souligne la signification spirituelle du chiffre six comme signe de perfection153, il indique également la correspondance entre les sept jours et l’histoire humaine154. La vie devant être une préparation au baptême, le récit d’une vie (Livre I-IX) préfigure le surgissement des Écritures dans le monde temporel (Livres XI-XIII), et l’instant du baptême (fin du Livre IX) est le moment de l’apparition et de l’inscription de l’Écriture et de la parole divine dans l’être personnel du fidèle (Livre X).
97L’unité des Confessions trouve ainsi son fondement dans l’articulation générale du récit de vie et de l’Écriture, dans une application à soi des Écritures gouvernée par la règle de l’exégèse de soi. C’est une unité intérieure au fonctionnement du texte, qui n’a rien d’arbitraire. L’a priori pratique de l’exégèse de soi structure un rapport d’application à soi des Écritures où s’inscrit la pratique augustinienne propre aux Confessions.
Conclusion. Le rapport à soi confessionnel
98Le texte des Confessions a donc fonction d’instaurer dans l’être personnel de son destinataire le type-même du rapport à soi dont il décrit la naissance dans son personnage. Il n’émane pas d’une subjectivité parvenant à la conscience de soi, mais en crée en un sens l’illusion lorsque certaines pratiques de lecture modernes l’activent. Nous avons en réalité affaire aux effets d’un dispositif pratique de mise en rapport à soi historiquement situé.
991. Nous croyons souvent que la subjectivité d’un auteur existe comme en retrait sous l’épaisseur du texte. Elle semble émerger derrière un personnage mis en scène. Mais cette apparition est l’effet d’une interprétation opérée par le lecteur. Pour le dire autrement, si l’on peut croire légitime de s’efforcer de remonter des Confessions vers la vie subjective dont elles paraissent le signe et l’effet, c’est à la condition de se demander de quel type de rapport à soi ce texte relève. Postuler l’existence d’une subjectivité manifestement offerte dans la lecture, c’est risquer de confondre ce qui est écrit avec ce qu’Augustin a vécu, en supposant un fond manifesté par une forme dont la seule fonction serait de l’exprimer. Les Confessions au contraire sont avant tout l’effet d’un système de pratiques et la “subjectivité” est un effet du rapport à soi activé par le texte. Que fut la vie intérieure d’Augustin ? À l’évidence, pareille question demeurerait à jamais privée de réponse, si nous entendions appréhender, en sa réalité objective, la vie intime d’Augustin. Il faut refuser de croire au mirage de la présence existentielle d’une intériorité de l’auteur, pour décrire le lieu de son émergence. Ce lieu est le terrain d’une activité, celle de l’“écriture”, et non un soi substantiel dont la figure de la conscience de soi serait l’expression.
100“Écriture”, dira-t-on, n’est pas plus pour le présent qu’une dénomination vide, une bannière sous laquelle regrouper arbitrairement les éléments d’une analyse qui devrait au contraire en tirer sa légitimité et sa pertinence. Ou pis encore : une métaphore dont il faudrait prohiber l’usage, sous peine de se contenter de jouer sur les mots. Sous le prétexte qu’Augustin se trouve avoir été, accidentellement, un homme dont la fonction sociale était d’interpréter les Écritures, faut-il pour autant chercher dans cette pratique les règles de son “écriture”, et dans cette pratique de l’écrivain, la raison de l’apparition d’une intériorité illusoire ? Il paraîtrait plus simple de revenir au bon sens en admettant que les Confessions nous livrent bien au moins quelque chose de la subjectivité de leur auteur, une expression de la conscience de soi. Nous pensons au contraire que cela reviendrait à méconnaître la dimension d’apparition de l’être personnel à l’époque d’Augustin : sa mise en texte par l’Écriture.
101Accordons-nous la déconvenue de n’avoir pas affaire au “sujet”, à l’intériorité d’Augustin, mais seulement à la superficie, linéaire et discursive, des textes du corpus augustinien. Restituons au texte l’épaisseur d’un fonctionnement productif procédant de conditions pratiques de possibilité. Comparer la lecture à « une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés »155 n’est possible qu’à la condition de méconnaître ces deux distinctions. D’une part, le lecteur n’a pas affaire à l’auteur comme à un locuteur mais comme à un texte156 dont la “parole” s’active à la condition d’une lecture qui lui est extérieure. C’est celle de son lecteur, en la pratique duquel elle consiste, et qu’il s’agit d’exhumer, telle qu’elle pouvait être à l’époque de la production du texte. D’autre part, l’auteur n’a pas affaire au lecteur comme à un interlocuteur. Le texte n’est pas un dialogue de personne à personne, mais un système de pratiques reliées. S’il est vrai qu’il “s’adresse” à un public dans un cadre déterminé de pratiques, il ne trouve ses cibles et ses destinataires qu’à la condition d’un enracinement dans un ensemble d’activités dont naît sa pratique propre. Raison pour laquelle l’apparente communion que nous pouvons toujours vivre avec un texte du passé tire parfois sa vivacité d’un oubli, celui de la différence des pratiques qui en étaient la condition et des nôtres. Et cela est d’autant plus vrai lorsque l’auteur est mort en 430 et que son lecteur vit à notre époque. Prendre au sérieux cette distinction exige de distinguer l’activité d’écriture dont le texte est l’effet ou le signe et l’activité de lecture, d’explication ou de commentaire par laquelle le lecteur se confronte à lui. Il en subordonne alors les potentialités fonctionnelles à ses propres pratiques, lesquelles diffèrent foncièrement de celles dans lesquelles le texte prit racine. Les pratiques d’une époque, en effet, se perdent avec le temps, et avec elles leurs effets de subjectivation. Contresens, si l’on veut, mais contresens vivifiant, nécessaire et indépassable, puisqu’il ne porte ni sur le fond ni sur la forme, mais sur une dimension oblique, celle du le fonctionnement et des usages d’un écrit. Les pratiques d’écriture ou de lecture de l’auteur n’étant pas nécessairement identiques à celles des destinataires, le texte n’est pas la réalité substantielle et stable qu’il paraît ; c’est un lieu de mise en rapport où lecteur et auteur entrent en contact grâce à un entrelacs de pratiques.
1022. Nous avons proposé de comprendre les Confessions d’Augustin à la lumière d’un pacte confessionnel. Cette hypothèse permet de comprendre l’originalité et le dispositif des Confessions. Ce texte obéit aux règles du rapport aux Écritures et a pour fonction de les appliquer à l’être personnel de ses destinataires. Les Confessions invitent ainsi à une double lecture. On peut les considérer du point de vue de la doctrine ou y étudier les types d’exercices qu’elles prescrivent.
103Les Livres I à IX, par une herméneutique articulant la lettre à l’esprit, nous font passer de la naissance charnelle à une renaissance spirituelle, que le Livre X décrit comme inscription de l’Écriture au sein de l’être personnel. Les Livres I à XIII, en soumettant le récit de vie à l’exégèse, articulent ou superposent les trois niveaux essentiels du rapport à soi : le temps personnel, qui s’étend de la naissance charnelle au repos éternel en passant par la figure centrale du baptême ; – le temps divin qui va de la création au jugement dernier en passant par l’incarnation ; – et le temps de l’Église (ce que nous appellerions l’histoire de l’humanité) qui commence lorsque l’Esprit plane sur les eaux, renaît avec la venue de l’Esprit, et s’éternise lors du septième jour. La prière finale par laquelle se referment les Confessions unit ainsi le commentaire du septième jour à une invocation dans laquelle l’Esprit parle à nouveau après l’errance de l’existence terrestre. Augustin a créé un dispositif dans lequel l’interprétation de soi et la biographie passent par une confrontation de soi aux Écritures et par une transfiguration de soi par celles-ci. Les écrits gouvernés par le pacte confessionnel157 prennent leurs racines dans un rapport à soi dont l’exégèse gouverne la structuration.
104Les Confessions ne sont donc pas une (auto) biographie, mais un exercice visant à imprimer les formes d’un rapport à soi dans l’être personnel de leurs destinataires. Cet exercice de transformation de soi et les techniques du travail sur soi reposent sur une exégèse de soi. Cette œuvre propose un exercice spirituel consistant en une pratique d’écriture par laquelle Augustin se prescrit à lui-même et à ses lecteurs l’emprise des Écritures, en l’appliquant rétrospectivement à son propre passé. Le pacte confessionnel subordonne le “je” du narrateur à un “tu” divin en présence du “il” du lecteur. Les Confessions instaurent un rapport analogique entre la pratique d’écriture d’Augustin et celles des Écritures, entre le personnage d’Augustin émergeant du “je” grammatical et le destinataire qui s’y identifie, entre la présence divine donnée dans le “tu”, enfin, et la règle instaurée dans le texte par le rapport aux Écritures. Le lecteur est simultanément exclu en tant que lecteur simplement curieux et posé comme lecteur désireux de reproduire en lui-même le mouvement propre de la pratique d’écriture travaillant ce texte. Le dispositif de production de soi, conduisant à une interprétation du rapport à soi à la lumière des Écritures, crée ainsi un mode d’emprise du texte sur ses lecteurs. L’œuvre tire sa puissance prescriptive de celle des Écritures et cette puissance centrale dans le rapport à soi qui se met en place dans la pensée chrétienne de l’Antiquité tardive, gouverne le travail sur soi et le modelage de l’être personnel.
Notes de bas de page
1 Ce n’est qu’à notre époque qu’on peut les prendre pour telles : elles ont, en elles-mêmes, une fonction fort différente.
2 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, pp. 14-15.
3 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 18.
4 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 26 et p. 31.
5 Rétr., II, xxxii, 1.
6 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 27.
7 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 30.
8 Conf., I, vi, 7 : « sed tamen sine me loqui apud misericordiam tuam, me terram et cinerem, sine tamen loqui, quoniam ecce misericordia tua est, non homo, inrisor meus, cui loquor. Et tu fortasse inrides me sed conuersus miserebis mei. Quid enim est quod uolo dicere, domine, nisi quia nescio, unde uenerim huc, in istam dico uitam mortalem an mortalem uitalem ? nescio ». Voir aussi Conf., X, i, 1-v, 7.
9 Ici comme dans la suite, les majuscules ont pour fonction d’éviter toute ambiguïté syntaxique.
10 Voir A. Solignac, « Introduction aux Confessions », B. A. no 13, pp. 27-29.
11 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 39 et p. 40.
12 Conf., X, i, 1 : « uolo eam [sc. ueritatem] facere in corde meo coram te in confessione in stilo autem meo coram multis testibus ». (a) Contentons-nous de transposer le mot “stilum” (voir infra p. 67).
13 Voir Conf., I, vi, 7 : « Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde ; moi qui suis terre et cendre, laisse-moi pourtant parler, car voici que je m’adresse à ta miséricorde et non pas à l’homme qui rirait de moi, c’est à elle que je parle », et Conf., XII, xvi, 23 : « En fait, ceux avec qui je veux m’entretenir un peu devant toi, mon Dieu, sont les gens qui admettent que tout ce qu’au-dedans ta Vérité consent à dire à mon esprit est vrai ».
14 Non pas qu’Augustin ne s’adresse jamais à un interlocuteur humain dans ses Confessions (il le fait dans le livre XII, xv, 18 et sv.) ; mais il parle alors contre ceux qui refuseraient d’admettre la parole divine. Il ne s’adresse pas à un interlocuteur en tant que personne se confiant à une autre ; il occupe alors le point de vue même de la parole divine, devenue accessible dans et par l’exégèse.
15 On se reportera à notre article « Méditation et pratique de soi chez Malebranche » pour comparer cette structure relationnelle “je-tu-il” chez Augustin avec la reprise qu’en opère Malebranche et les modifications qu’il lui imprime, en particulier dans ses Méditations chrétiennes et métaphysiques. Pour une comparaison plus large avec Pascal et Malebranche, voir aussi notre thèse sur La Chair, le cœur et la grâce, pp. 344-735. Nous nous contenterons pour le présent de comparer cette forme du rapport à soi avec celle des Confessions de Rousseau.
16 Voir Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, pp. 49-163.
17 Les Confessions de J. J. Rousseau, I, 1 Pléiade, t. I, p. 5.
18 Voir Ébauche des Confessions, Pléiade, t. I, pp. 1148-1150.
19 Les Confessions de J. J. Rousseau, Préambule, Pléiade, t. I, p. 3 et n. 1, p. 1230. Ce préambule n’appartient pas au livre publié, mais au Manuscrit de Genève.
20 Rousseau, Les Confessions de J. J. Rousseau, I, 3, Pléiade, t. I, p. 5 (nous soulignons).
21 Celui-ci n’est pas absent. Invocation est faite à l’Être éternel de rassembler autour du “je”, sujet de l’énonciation, « l’innombrable foule [des] semblables », pour que, entendant les confessions de Jean-Jacques, ils dévoilent également leur cœur et (seconde intention) qu’ils ne puissent se juger meilleurs que lui.
22 Il arrive de plus à Rousseau de s’adresser directement au lecteur : « 1. Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après m’avoir lu. » (Pléiade, t. I, p. 277 ; nous soulignons).
23 Ce propos contredit directement la lettre des Écritures : « l’Éternel est un juge intègre, sondant les reins et le cœur » (Jér. 11, 20 ; voir aussi Eccl. 12, 11 ; 1Chr. 28, 9 ; Ps. 11, 5 ; Ps. 139, 23 ; Rom. 8, 27 ; 1 Th. 2, 4 ; Apoc. 2, 23 ; Ps. 11, 4). Qu’autrui ne puisse connaître nos pensées ne signifie pas que chacun puisse se connaître avec la même clarté que Dieu le connaît : le don de voir les âmes, la sienne ou celle d’autrui, n’est pas accordé à l’homme.
24 Conf., X, ii, 1 : « tibi quidem domine cuius oculis nuda est abyssus humanæ conscientiæ quid occultum esset in me etiamsi nollem confiteri tibi ? te enim mihi absconderem me tibi. » C’est ici l’une des rares occurrences du terme conscientia.
25 Conf., X, ii, 2 : « nunc autem quod gemitus meus testis, desideraris, ut erubescam de me, abiciam me atque eligam te, nec tibi nec mihi placeam nisi de te. tibi ergo, domine, manifestum sum, quicumque sim ». Voir Retr., II, vi, 1, cité en exergue du présent chapitre, et analysé ci-dessus, I, 3. (a) : Nous préférons rendre au mot manifestum sa connotation scripturaire. Voir 2 Cor. 5, 11 : « deo autem manifesti sumus spero autem, in conscientiis vestris manifestos nos esse » [pour Dieu nous sommes pleinement manifestes, et j’espère être tout autant manifeste à vos consciences]. Comparer avec Siracide, 1, 1-10 et 1, 29-30.
26 La connaissance de soi est nécessaire et impossible : voir E. von Ivánka, Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, chap. 5, pp. 173 sv.
27 Conf., I, i, 1-v, 6. Voir G. Bouissou, « Introduction aux Confessions » B. A. no 13, p. 235 et J.-J. O’Donnell, Augustine Confessions, ad loc.
28 Conf., I, vi, 7-x, 16.
29 Conf., I, vi, 7 : « alimentum infantiæ ».
30 Conf., I, vi, 10.
31 Conf., I, vi, 12.
32 Conf., I, viii, 13.
33 Conf., I, ix, 14.
34 Conf., I, i, 1 (droits réservés).
35 Voir J.-J. O’Donnell, t. 2, p. 10. Il signale Contr. acad. II, i, 1 ; De beat. vit. IV, 34 ; Contr. Faust. XX, 2 et Contr. Fort. V, iii, 5.
36 Cet usage, on le sait naît avec Boileau et Perrot d’Ablancourt.
37 Ps. 48, 2 ; Ps. 95, 3-4 ; Ps. 144, 3 ; et Ps. 156, 5 (dans le texte courant, à la place de nimis, on lit valde). La comparaison des textes donnerait ceci : Magnus es, domine, et laudabilis valde [Ps. 48, 2, 94, 4 et 144, 3 (+ 156, 5] : magna virtus tua et sapientiæ tuæ non est numerus [Ps. 156, 5 et I Cor. 1, 24] ; Ps. 48, 2 : « Magnus Dominus et laudabilis nimis, in civitate Dei nostri, in monte sancto ejus » ; Ps. 95, 3-5 : « 3 Annuntiate inter gentes gloriam ejus, in omnibus populis mirabilia ejus, 4 Quoniam magnus Dominus, et laudabilis nimis ; terribilis est super omnes deos ; 5 Quoniam omnes dii gentium dæmonia ; Dominus autem cælos fecit » ; Ps. 144, 3 : « Magnus Dominus, et laudabilis nimis ; et magnitudinis ejus non est finis » ; Ps. 156, 5 : « Magnus Dominus noster ; et magna virtus ejus ; et sapientiæ ejus non est numerus » ; I Cor. 1, 24 : « Ipsis autem vocatis Judæis, atque Græci, Christum Dei virtutem, et Dei sapientiam ».
38 Voir Ennar. in Ps. XLVIII, 2 ; Ennar. in Ps. CXLV, 2 et 6.
39 Voir Ennar. in Ps. XCV, 2-3.
40 Voir Ennar. in Ps. CXLIV, 1.
41 J. Pélikan, La tradition chrétienne, t. I, p. 107, renvoie à Athénagore, Supplique, 10, 2. Voir également, Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 23, 3, et Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, III, xx, 2.
42 Voir R. Holte, Béatitude et sagesse ; G. Madec, Saint Augustin et la philosophie et Lectures augustiniennes.
43 Voir Ps. 78 [LXX], 9 : « Aide-nous, Dieu de notre salut ; et pour la gloire de ton nom, seigneur, libère-nous, et pardonne à nos péchés à cause de ton nom » ; le “Pater noster” se clôt [= Matt. 6, 13] sur ces mots : « Mais libère-nous du mal », ce qui donne au présent passage la forme d’une prière (nous soulignons).
44 Conf., I, x, 16. Le rapprochement avec Matt. 6, 13 a un fondement littéral.
45 Voir F. Van der Meer, Saint Augustin, Pasteur d’âmes, P. Borgomeo, L’Église de ce temps dans la prédication de saint Augustin, et le recueil d’articles proposé dans Augustin prédicateur (395-411).
46 Voir De præd. sanct. et De dono persv. Voir J. Chéné, La théologie de saint Augustin. Grâce et prédestination.
47 Voir les remarques de G. Bouissou, in B. A. no 13, pp. 647-650.
48 Voir H.-C. Puech, « Musique et hymnologie manichéenne », dans Sur le manichéisme et autres essais, pp. 179-233.
49 Voir Conf., IX, vii, 15.
50 Voir F Cabrol (dir.), Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, art. « Ariens », « Ambroise (s.) hymnographe », « Cantique », « Chant » et « Hymnes », et la formule doxographique introduite par Basile de Césarée dans le traité Sur le Saint-Esprit. La formule arienne signifie que le Fils procède du Père et que l’Esprit procède du Fils, suivant une subordination reprenant celle des hypostases néoplatoniciennes. La formule des cappadociens affirme au contraire l’unité des trois Personnes, de façon à leur attribuer une nature consubstantiellement divine, car il faut que ces personnes soient distinctes des créatures pour que soit possible une union salvatrice.
51 Voir Socrate, Histoire ecclésiastique, VI, viii, P. G. XXXII, 763.
52 Voir P. Hadot, Marius Victorinus.
53 A. di Berardino, « La poésie chrétienne », dans Initiation aux Pères de l’Église, t. IV, p. 334.
54 Voir l’anecdote du discours de Junon (Conf. I, xvii, 27).
55 Voir M. Spanneut, Les Pères de l’Église ; J. Quasten, l’Initiation aux Pères de l’Église (t. II, III et IV) ; J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité.
56 Ainsi le mythe de la naissance d’Éros dans le Banquet de Platon (203b-204c), commenté par Plotin (Enn., III, 5 ; III, 6, 14 et VI, 9, 9), du fuseau des Moïres (Platon, Rép., 616c4 : voir Plotin, Enn., I, 1, 12), du dieu marin Glaucos (Platon, Rép., 611c7-d1), du Léthé (Platon, Rép., 621c1-2 : voir Plotin, Enn., IV, 3, 26) ou du personnage de Prométhée (dans le dialogue éponyme de Platon, renvoyant au Travaux et les jours d’Hésiode, 60-89 : voir Plotin, Enn., IV, 3, 14). La liste des exemples présents chez Plotin est considérable ; on n’en donnera ici qu’un exemple, celui de l’âme du monde représentée par Zeus ou par Aphrodite : voir Plotin, Enn., V, 1, 7 ; V, 5, 3 ; V, 8, 12-13. L’édition des Ennéades de P. Henry et H.-R. Schwyzer propose un index général et des références systématiques sur ce point (voir aussi les index des éditions de A.-H. Armstrong et, dans une moindre mesure, de É. Bréhier).
57 La figure d’Héraclès en est un exemple archétypique (voir l’index proposé par J. Von Arnim dans ses Stoicorum veterum fragmenta).
58 On trouvera les références exactes des Ennéades de Plotin en consultant le Lexicon Plotinianum de J. Sleeman et G. Pollet : Plotin emploie le plus souvent les termes aínixis et ainíttesthai.
59 Cette Épître paulinienne présente de plus la particularité de proposer un récit par saint Paul de sa conversion : on peut y voir, comme nous le montrerons, un prototype des règles gouvernant les Confessions d’Augustin. Voir ci-dessous Chapitre I, § III-pp. 75-76.
60 Voir B. Delaroche, Saint Augustin lecteur et interprète de saint Paul.
61 Sur les rapports d’Origène et de Plotin, voir H. Crouzel, Origène et Plotin. Comparaisons doctrinales.
62 H. de Lubac, Histoire et Esprit : l’intelligence de l’Écriture d’après Origène.
63 Didyme l’Aveugle, suivant en cela l’exemple d’Origène, compare les différents manuscrits de l’Écriture et procède à leur critique textuelle, mais il se livre à l’interprétation figurative de façon très libre, ainsi par exemple dans son Commentaire des Psaumes (P. G., t. XXIX, 1155-1622)
64 On ne confondra pas Ruffin d’Aquilée avec Ruffin le Syrien (voir J. Quasten, op. cit., t. IV, p. 321).
65 Raison pour laquelle on le rangera tantôt dans l’époque Antique, tantôt dans la période médiévale : c’est un chrétien de l’Antiquité tardive.
66 V. Lossky, dans son Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, a insisté sur ce point ; voir aussi le traité dogmatique (orthodoxe) de J. Popovitch, Philosophie orthodoxe de la vérité.
67 Cyrille d’Alexandrie (voir P. G., t. LXVII-LXXVII), n’emploie jamais la méthode historico-philologique, et utilise l’exégèse allégorique, sans croire, comme Origène, que chaque détail de l’Ancien Testament possède un sens spirituel.
68 Par exemple, Théodore de Mopsueste, dans son interprétation des trois premiers chapitres de la Genèse, évite le plus souvent l’exégèse allégorique et s’en tient au commentaire historique.
69 Certains exégètes, comme Eusèbe d’Emèse, sont ainsi accusés d’arianisme du seul fait de l’emploi qu’ils font de la méthode rationaliste.
70 Athanase, dans ses Lettres sur le Saint-Esprit, accuse certains hérétiques proches de l’arianisme d’être des “tropicistes” (tropikoí), c’est-à-dire de préférer le sens métaphorique à la signification réelle des passages des Écritures qu’on leur oppose (Epistulæ IV ad Serapionem episcopum Thmuitanum, P. G., t. XXVI, 1065, a).
71 La première partie du De vita Moysis (P. G., t. XLIV, 61-124), par exemple, examine le sens littéral de l’histoire, et la deuxième partie en propose une interprétation allégorique (theôría). De la même manière, il tente de constituer un usage réglé de l’allégorie dans l’In psalmorum inscriptiones (P. G., t. XLIV, 431-608) ou dans les quinze homélies de l’Exégèse précise du Cantique des Cantiques (exêgesis akribês eis tò âsma tôn asmátôn) (P. G., t. XLIV, 755-1120).
72 Selon H. de Lubac, ces quatre sens sont nettement discernables chez Origène et produisent la division classique des quatre sens médiévaux de l’Écriture, résumée dans le distique « littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia » (Histoire et Esprit, pp. 178 sv.). Voir De Gen. ad litt., I, II, 5 et De ut. cred. ad Hon., III, 5. Nous résumons ici ces passages.
73 On trouve des exemples de l’emploi et de la thématisation de chacun de ces sens chez de nombreux Pères de l’Église avant Augustin. Si la technique exégétique d’Augustin (ne parlons pas, évidemment de son art rhétorique, qui est inimitable) n’est pas en elle-même originale, son emploi peut conduire, lui, à de réelles inventions : tel est le cas des doctrines des analogies ou des relations intratrinitaires, développées dans le De Trinitate. Ces doctrines sont établies à partir de l’exégèse de textes, et non à partir de raisonnements conceptuels, – elles postulent la distinction des quatre sens de l’Écriture
74 Quoi que cet ouvrage ne porte pas réellement sur Augustin, mais sur sa réception médiévale, nous suivrons aussi le livre de H. de Lubac sur Les quatre sens de l’exégèse médiévale.
75 Voir M. Pontet, L’exégèse de saint Augustin prédicateur et F. Van der Meer, Saint Augustin, pasteur d’âmes.
76 Notons, une fois encore, que, si l’image est commune à la conception néoplatonicienne de l’émanation et à l’interprétation chrétienne des relations intratrinitaires, il y a une différence profonde. La relation du soleil et de ses rayons ne sert pas, comme tel est le cas dans le néoplatonisme à représenter les relations du principe au monde et la co-éternité de la source et de la réalité qui en procède, mais à représenter, dans l’être éternel (et non dans le monde), certaines relations concernant ses hypostases. La création, en revanche, suppose une opposition de l’ex nihilo au fiat divin.
77 Voir e. g. J. Pélikan, La tradition chrétienne, t. I, Chapitres I-II.
78 La doctrine des analogies mise au point dans le De Trinitate est un cas exemplaire de cette difficulté.
79 Voir les analyses de J. Pélikan dans La tradition chrétienne, t. I, pp. 27-57.
80 Possidius de Calame, Index des livres, traités et lettres de saint Augustin, P. L. t. 11, 9.
81 Voir J. Pélikan, La tradition chrétienne, op. cit. loc. cit.
82 Augustin en annonce le projet dès 412 (voir Ep. 143, 2) et en met en chantier la réalisation vers 426-427 (voir Retr., II, iv, 51 et De Doctr. Chr., IV, xxvi, 53).
83 Retr., Prol., 1.
84 I Cor. 11, 31 : « Quod si nosmet ipsos dijudicaremus, non utique judicaremur ».
85 Le texte de Retr., Prol., 2 porte : « Ex multiloquio effugies peccatum etc. » au lieu de l’actuel : « In multiloquio deerit peccatum ; qui autem moderatur labia sua prudentissimus est » [Prov. 10, 19].
86 Mt. 12, 36 : « omne uerbum otiosum quodcumque dixerit homo reddet pro eo rationem in die iudicii ».
87 Jc. 1, 19 : « sit omnis homo uelox ad audiendum tardus autem ad lauquendum ».
88 Jc. 3, 1-2 : « nolite plures magistri fieri fratres mei scientes quoniam maius iudicium sumitis. In multis enim offendimus omnes. si quis in uerbo offendit hic perfectus est uir ».
89 Retr. II, vi, 1 : « confessionum mearum libri tredecimi, et de malis et de bonis meis Deum laudant iustum et bonum, atque in eum excitant humanum intellectum et affectum ; interim quod at me attinet, hoc in me egerunt cum scriberentur, et agunt cum leguntur. quid de illis sentiant, ipsi uiderint ; multis tamen fratribus eos multum placuisse et placere scio. a primo usque ad decimum de me scripti sunt : in tribus cæteris, de Scripturi sanctis ».
90 M. Zepf a signalé la parenté des Confessions avec le genre arétologique, « ensemble de petits poèmes destinés à perpétuer la mémoire d’une “grâce”, plus précisément d’un “acte de puissance” (virtus, aretè) » dont les « écrits pénitentiels » et stélographiques, remerciant Dieu pour des bienfaits ou pour des maux salutaires, forment une espèce particulière (Aug. Conf., pp. 71-88, cité par A. Solignac, « Introduction aux Confession s », pp. 38-39).
91 A. Solignac, « Introduction aux Confessions », p. 195 et pp. 191-195.
92 Voir ci-dessous, Chapitre II & III-1, pp. 124 sv..
93 Conf., IX, ix, 23 (trad. modifiée) : « conloquebamur ergo soli ualde dulciter et “præterita obliuiscentes in ea quæ ante sunt extenti”, quærebamus inter nos apud præsentem ueritatem, quod tu es, qualis futura esset uita æterna sanctorum, quam “nec oculus uidit nec auris audiuit nec in cor hominis ascendit”. sed inhiabamus ore cordis in superna fluenta fontis tui, “fontis uitæ”, qui “est apud te” ; ut inde pro captu nostro aspersi, quoquo modo rem tantam cogitaremu ». (a) Phil. 3, 11 ; (b) I Cor. 2, 9 ; (c) Ps. 35, 10. « erigentes nos ardentiore affectu in id ipsum, perambulauimus gradatim cuncta corporalia, et ipsum cælum, unde sol et luna et stellæ lucent super terram. et adhuc ascendebamus, interius cogitando et loquendo et mirando opera tua, et uenimus in mentes nostras et transcendimus eas, ut attingeremus regionem ubertatis indeficientis, unde pascis Isræl in æternum ueritate pabulo, et ibi uita sapientia est *, per quam fiunt omnia ista, et quæ fuerunt et quæ futura sunt. » (Nous soulignons ; [droits réservés]). (*) Voir I Cor. 1, 24 : Augustin assimile le Verbe à la sagesse et à la puissance de Dieu ; d’autre part, en se fondant sur l’Évangile de Jean, il l’identifie à la vie, au principe et à l’être.
94 Voir Conf., I, xi, 18.
95 Conf., I, xi, 17 (droits réservés).
96 Voir Conf., VII, ix, 13-15 et VII, xix, 24-25.
97 La lecture du Sermon CCXIV Sur le Symbole et le traité De la foi et du symbole d’Augustin permet de reconstituer le credo qu’Ambroise de Milan lui fit réciter : « (I) Je crois en Dieu le Père tout-puissant, (II) et en Jésus-Christ son Fils unique Notre Seigneur (III) qui est né par le Saint Esprit de la Vierge Marie, (IV) qu’il a souffert sous Ponce Pilate, qu’il a été crucifié [qu’il est mort] et a été enseveli, (V) qu’il est ressuscité d’entre les morts le troisième jour, (VI) qu’il est monté au ciel, (VII) qu’il est assis à la droite du Père, (VIII) d’où il viendra juger les vivants et les morts, (IX) à l’Esprit saint, (X) à l’Église sainte, (XI) à la rémission des péchés (XII) et à la résurrection de la chair. »
98 On trouvera, dans l’ouvrage de E. von Ivánka, Plato Christianus, un chapitre consacré à cette question et une bibliographie des principaux ouvrages sur ce point.
99 Voir aussi notre article sur « La question de l’âme chez saint Augustin ».
100 Voir Sol., I, xv, 27.
101 Voir la formule : « tu autem eras interior intimo, superior summo meo » Conf., III, VI, 11.
102 Voir E. von Ivánka, Plato Christianus, pp. 173-209, spécialement pp. 180 sv.
103 Pascal, Pensées, Lafuma no 373 et 405.
104 Conf., X, ii, 2 : « et quo fructu tibi confitear, dixi. neque id ago uerbis et uocibus, sed uerbis animæ et clamore cogitationis, quem nouit auris tua. cum enim malus sum, nihil est aliud confiteri tibi quam displicere mihi ; cum uero pius, nihil est aliud confiteri tibi quam hoc non tribuere mihi, quoniam tu, domine, benedicis iustum, sed prius eum iustificas inpium. confessio itaque mea, deus meus, in conspectu tua tibi tacite fit et non tacite. tacet enim strepitu, clamat affectu. neque enim dico recti aliquid hominibus, quod non a me tu prius audieris, aut etiam tu aliquid tale audis a me, quod non mihi tu prius dixeri s » (droits réservés).
105 Conf., X, i, 1 (passage déjà cité ci-dessus pour l’étude du pacte confessionnel).
106 Voir Conf., VI, ix, 24.
107 Voir Conf., VII, xxi, 27. Augustin raconte avoir lu des textes néoplatoniciens et s’être, dans la foulée, emparé des livres saints pour les lire avec avidité (« arripui uenerabilem stilum spiritus tui »)
108 Voir Corpus Christianorum Instrumenta Lexicographica Latina, fasc. 13, Sanctus Aurelius Augustinus. Confessionnes.
109 Voir Conf. III, v, 9 : « ce nom de mon sauveur, ton Fils, déjà dans le lait-même d’une mère, mon cœur d’enfant l’avait pieusement bu ».
110 Voir Clément d’Alexandrie, Protreptique et Pédagogue.
111 Voir e. g. Conf., V, ix, 16-17 et VIII, xii, 30.
112 Voir De ut. Cred. Hon., III, 5-9 et De Gn ad litt., II, 5 sv.
113 Voir Serm. de symb. ad catech., VIII, 16 et De bapt. I, iv, 5.
114 Voir Serm. de disc. christ., I, 1-III, 3. L’attribution de ce Sermon à Augustin est discutée. Mais son plus récent éditeur (voir C. C. S. L., t. XLVI, p. 203) le lui restitue et cite C. Lambot, « Critique interne, sermons d’Augustin », p. 118.
115 A. Lagny, « Lebenslauff et Bekerhung. De la relation autobiographique à la méthode de conversion religieuse », in Les piétismes à l’Âge classique, pp. 89-110 ; voir p. 99.
116 Voir A. Lagny, « Lebenslauff et Bekerhung », pp. 106-107.
117 Voir notre article : « Méditation et pratique de soi chez Malebranche », et notre travail de doctorat La chair, le cœur et la grâce. Enquête sur le rapport à soi chez Augustin, Pascal et Malebranche.
118 Ainsi P. Courcelle, avant de rédiger une rétractation pour la seconde édition de son ouvrage, voir Recherches sur les Confessions.
119 Ainsi, par exemple G. Bouissou, « Introduction aux Confessions », B. A. no 13, pp. 224 sv. ; P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire, p. 27 ; et J. Jolivet, « La philosophie médiévale en Occident ; saint Augustin », dans Histoire de la philosophie, Pléiade, t. I, pp. 1214 sv.
120 Voir e. g. A. Solignac, « Introduction aux Confessions », B. A. no 13, p. 18.
121 Il existe un grand nombre de présentations de la doctrine de Plotin : voir e. g. D. O’Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades.
122 Sur les rapports d’Augustin avec les philosophes païens, et plus particulièrement avec les philosophes sceptiques, voir J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène ; voir aussi notre article sur « Augustin et le scepticisme académicien ».
123 Paulin de Nole, Ep. XXIV, 4 :« tanto uocatus a Domino, quibus exordiis segregatus ab utero matris tuæ, ad matrem filiorum Dei prole lætentem, abiurata carnis, sanguinis stirpe, transieris, in genus regale, sacerdotale sis translatus, edisseras » (= Paulin de Nole, Ep. ad Alyp., III, 4, C. S. E. L., t. XXIX, p. 16, cité et traduit par A. Solignac dans son « Introduction aux Confessions », B. A. no 13, p. 28 ; trad. mod.).
124 Certains récits de vie viennent rythmer l’histoire d’Augustin en présentant des exemples exhortatifs ainsi par exemple le récit de la mort de son ami (IV, iv, 7-9), la séparation d’avec sa concubine (VI, xv, 25) ou la conversion de Verecundus (IX, iii, 5). Les deux hagiographies en abîme par lesquelles s’ouvre le Livre VIII présentent le prototype achevé de l’emploi de ce genre. Le narrateur, pour inciter le lecteur à la conversion, raconte que c’est pour le convertir que Simplicianus lui a fait le récit de la conversion de Marius Victorinus : triple conversion – du lecteur, d’Augustin, de Marius Victorinus – qu’une sorte récit au second degré – Augustin raconte ce que lui a raconté Simplicianus (Conf., VIII, ii, 3) – met en abîme d’une deuxième manière. L’épisode suivant (VIII, vi, 13-15) présente un entrelacement des récits de vie plus complexe encore. Pour inciter son lecteur à la conversion, Augustin rapporte que Ponticianus lui a raconté la Vie de saint Antoine pour l’exhorter au baptême – vie rédigée par Athanase d’Alexandrie dans la même intention similaire, et qu’Augustin pouvait lire dans la traduction latine d’Évagre le Moine (voir J.-J. O’Donnell, t. II, p. 38 ; sur la fascination d’Augustin pour l’ascétisme et le monachisme, voir Conf., VI, xiv, 24).
125 Voir 1 Sam. 9, 23 ; 1 Chr. 23, 13 & 25, 1 ; 2 Chr. 35, 12 ; Act. 13, 2 ; Rom. 1, 1 ; 1 Cor. 16, 2 et Gal. 1, 15. De même, là où Abraham met à part des brebis (Gn 21, 28-29 ; 30, 32 & 30, 35), les Pères veulent voir une figure de l’élection d’un peuple.
126 Sur les judéo-chrétiens, voir S. Pétrement, Le dieu séparé, Chapitre I § 2, pp. 56 sv.
127 Voir K. Löwith, Histoire et salut.
128 Pour ne donner qu’un exemple, la naissance du Christ est donnée comme la réalisation de la prophétie d’Isaïe 7, 14. Et c’est sans doute pour cette raison qu’Ambroise a conseillé la lecture d’Isaïe à Augustin (voir Conf. IX, v, 13).
129 Voir Y. Congar, « Le thème du Dieu-créateur et les explications de l’hexæmeron dans la tradition chrétienne », in L’homme devant Dieu, pp. 195 sv.
130 Augustin lit la Bible dans une version qui donne fecit comme traduction exacte du grec epoíèsen, et non dans la traduction de Jérôme qui propose creavit.
131 Les sermons De hominis structura et De paradisio attribués à Basile de Césarée par la P. G. (t. XXX, 9-61 et 61-72) sont apocryphes.
132 Basile de Césarée reproche aux tenants de l’allégorie d’interpréter trop librement les termes de l’Écriture et de leur donner le sens qu’ils désirent lui donner, quand il faudrait prendre le texte comme il est écrit (voir Hex., IX, 80). De même son frère Grégoire. Augustin oppose aussi le sens littéral de la Genèse aux interprétations symboliques des manichéens (Voir De Gen. ad litt.). Voir supra, pp. 47-54.
133 Voir H. de Lubac, Histoire et Esprit, pp. 95 sv., et pp. 350 sv.
134 Voir B. de Margerie, Introduction à l’histoire de l’exégèse. III. Augustin, en particulier pp. 47-59 et pp. 102-107.
135 Nous nous en tiendrons ici aux auteurs et aux thèmes auxquels Augustin pouvait avoir eu accès par le canal d’Ambroise et d’Hilaire de Poitiers (c’est-à-dire essentiellement Philon, Origène, Dydime l’aveugle). Origène écrivit également un commentaire allégorique de la Genèse, que Ruffin traduisit en latin (vers 403-404). De même Jérôme contribua à faire connaître l’exégèse allégorique qu’il pratiqua lui-même en Occident. Jean Chrysostome, dans la lignée de l’école exégétique d’Antioche, commenta aussi les trois premiers chapitres de la Genèse (voir P. G., t. XIV, 181 sv.) en délimitant strictement le sens littéral de façon à dégager le sens figuré. Il ne faudrait pas se figurer que cette question – essentielle, comme nous allons le montrer, dans la lutte contre les hérésies – pouvait être inconnue d’Augustin. Voir De Gnad litt. op. imp., II, 5.
136 Voir J.-J. O’Donnell, t. III, p. 250.
137 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, Introduction et Chapitre I.
138 Le lecteur se reportera au ci-dessous au Chapitre II, § III-2 pour un examen des thèses ontologiques supposées par la gnose et le manichéisme, et au Chapitre III, § II pour une analyse plus substantielle de ces doctrines que nous n’examinons ici qu’au point de vue de leur nature exégétique (pp. 130-134 et pp. 167 sv)..
139 Les similitudes entre la gnose valentinienne et le manichéisme auquel Augustin avait affaire apparaissent clairement si l’on compare le contenu de ses traités De Genesi contra manichæos et Contra Faustum avec le traité Contre les hérésies d’Irénée de Lyon. Les réticences de Basile (« pour moi, quand j’entends parler d’herbe, je pense à de l’herbe », Hex. IX, 80) et Grégoire face aux allégories ont probablement une origine similaire.
140 C’est la thèse de S. Zarb, Chronologia operum S. Augustini.
141 Voir Conf., XII, ii, 2-xiii, 16.
142 Conf., XIII, xv, 18-22.
143 Conf., XII, xvi, 23.
144 Voir C. epist. man. q. voc. fund., passim.
145 Conf. XIII, v, 6 ; allusion à I Cor. 13, 12.
146 Voir en particulier Conf., XI, vi, 8-viii, 10.
147 Cette idée se trouve aussi dans l’article de M. A. Vannier, « Le rôle de l’hexæmeron dans l’interprétation augustinienne de la création », pp. 537-547 : Augustin, en utilisant le “schème” conversion-création-formation, a exprimé dans son commentaire du début de la genèse son expérience personnelle, en montrant que l’être du fidèle ne vient à l’existence que dans sa relation à l’être créateur et incréé. Cette analyse, toutefois, postule que le niveau doctrinal (théologique) a une action déterminante sur le sujet. Nous pensons au contraire que le travail doctrinal – exégétique, polémique, etc. – est lui-même une conséquence des règles exégétiques, lesquelles constituent donc la condition de possibilité du rapport à soi détectable dans les Confessions.
148 Voir S. Pétrement, Le dieu séparé, Introduction.
149 Voir Gal. 3, 23-25 : « 23 Avant la venue de la foi, nous étions captifs sous la loi, enfermés ensemble en vue de la foi qui devait être révélée, 24 de sorte que la Loi a été notre pédagogue jusqu’au Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi ; 25 la foi étant venue, nous ne sommes plus soumis à un pédagogue ». Ce passage est à l’origine d’une controverse mettant aux prises les partisans d’une lecture privilégiant le sens allégorique et les tenants d’une lecture plus proche de la lettre. Ainsi, Origène, mais aussi Irénée de Lyon tiennent-ils que l’Ancien comme le Nouveau Testament sont purement et simplement les paroles du Christ (Voir Irénée de Lyon, C. Hær. IV, ii, 3). Nous avons déjà mentionné les réticences de Basile et Grégoire. Théodore de Mopsueste (mort en 428 et quasi contemporain oriental d’Augustin) s’opposait également à cette dévalorisation du sens historique de l’Écriture, affirmant qu’il n’y a véritablement allégorie que lorsque l’on compare les événements du passé à ceux du présent pour les leur appliquer (voir J. Pélikan, t. I, p. 255 sv.).
150 Voir ci-dessous Chapitre III § III, pp. 183 sv..
151 Voir De catech. rud., VI, 10. Les parallèles et les différences sont exposés par J.-J. O’Donnell (op. cit., t. III, pp. 250-251) qui indique les études érudites de ce point.
152 Conf. XIII, xxxvi, 51 : « Dies autem septimus sine vespera est nec habet occasum, quia sanctificasti eum ad permansionem sempiternam ».
153 Voir De Gen. ad litt., IV, i, 1-ii, 6.
154 Voir De Gen. c. man., I, xxiii, 35. À chaque jour de la création correspond un âge du monde. Le premier va de la création à Noé ; le second, de Noé à Abraham ; le troisième, d’Abraham à David ; le quatrième, de David aux Rois qui mériteront aux Juifs leur captivité ; le cinquième de la captivité à Babylone à l’incarnation du Christ ; le sixième commence avec l’incarnation ou création du nouvel homme et prendra fin avec le second avènement ; le septième commencera avec le jugement et n’aura pas de fin.
155 Descartes, Disc. méth., I, AT, VI, 5.
156 C’est-à-dire, suivant l’expression de P. Ricœur « tout discours fixé par l’écriture » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, p. 137).
157 Voir par exemple la Vie de sainte Thérèse d’Avila, ou l’Histoire printanière d’une petite fleur blanche de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.
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