Introduction. Enquête sur le rapport à soi et histoire de la subjectivité
p. 9-27
Texte intégral
« Tu verras, on change avec le temps. Tu as changé depuis ton enfance et tu changeras encore, mais il y a en nous quelque chose qui ne change jamais, c’est la personne qui dit je, et c’est à cette personne que Dieu parle en secret. »
Julien Green, Jeunes années
1Nous nous proposons d’étudier et de décrire le rapport à soi qui prend forme et s’organise dans les Confessions d’Augustin. Notre intention est de montrer que ce rapport à soi est profondément étranger à la figure moderne de la subjectivité, et de contribuer à clarifier les conditions de naissance de cette figure. Selon nous, il est absolument impropre de parler d’une subjectivité augustinienne ou chrétienne, sauf à dissimuler sous l’unité du terme la différence absolue des idées. Constituer une histoire de la subjectivité revient donc à tenter d’en repérer la naissance – ce qui est relativement aisé1 – et, travail beaucoup plus ardu, à déterminer les ruptures et les continuités entre ce rapport à soi ouvert depuis environ deux siècles et demi et les formes nombreuses qui l’ont précédé. La difficulté vient du fait que cette histoire ne se réduit ni à une lente évolution faite de transformations continues, ni à un enchaînement de ruptures qui nous ferait passer de figure en figure. Les Confessions d’Augustin nous serviront à illustrer cette idée : lorsqu’un nouveau rapport à soi se constitue – ce qui est le cas chez Augustin et dans la pensée chrétienne de cette période – son émergence se fait par rupture avec les formes précédentes (de nouvelles techniques de travail sur soi, par exemple, remplacent celles qui le gouvernaient jusqu’alors), mais il y a aussi bien reprise des pratiques précédentes. Augustin, par exemple, reprend un grand nombre d’éléments dans les doctrines et les pratiques philosophiques ou religieuses (conceptualisations, méthode de purification et de salut) avec lesquelles il rompt.
2Une bonne partie des analyses qui suivent est consacrée à justifier l’idée suivant laquelle il n’y a pas de conception globale dans laquelle on puisse résumer une époque, et, moins encore, qui permettrait de se représenter le cours général de l’histoire. Nous ne pouvons mettre en tableau que de larges plages dont l’unité ne nous est fournie que dans la série des différences et des ruptures que la mise en perspective et la comparaison permettent d’apercevoir. C’est pourquoi nous nous situons dans la perspective d’une enquête, et non d’une exposition. Il ne s’agira pas ici de valider une hypothèse conceptuelle ou une théorie, en commentant et en décrivant telle ou telle doctrine. Pareille méthode, qui possède par ailleurs ses vertus propres, présente pour ce que nous recherchons un inconvénient majeur, celui de focaliser l’attention sur les conceptualisations doctrinales (sur leur enchaînement historique, ce que l’on appelle couramment l’histoire de la philosophie). Ce faisant, on en vient à sous-estimer l’aspect pratique de l’activité philosophique, celui qu’ont souligné récemment des philosophes aussi différents que M. Foucault ou P. Hadot. Nous chercherons pour notre part à repérer dans les pensées convoquées ici – pour l’essentiel, les Confessions d’Augustin et le système des textes où elles s’inscrivent, la bible, la tradition patristique, les traditions philosophiques et les doctrines ou pratiques religieuses (dont le manichéisme) – autre chose que leur contenu conceptuel : le type de règle gouvernant la mise en rapport de soi avec soi, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et techniques rendant possibles un travail sur soi et une transformation de son être personnel. Que pareille entreprise soit nécessairement partielle, cela tient donc aussi bien à la nature des objets sur lesquels porte l’enquête, qu’au refus d’endosser une position systématique et englobante. Ce n’est donc qu’un petit chapitre de cette histoire que nous proposerons ici.
I. Du caractère fragmentaire d’une histoire de la subjectivité
1. La croyance en l’intériorité subjective
3Nous avons pris l’habitude de nous penser nous-mêmes comme pourvus d’une profondeur intérieure. Chacun croit qu’il n’est pas seulement une chose parmi les choses, un simple morceau de matière, mais un être doté d’intériorité. Certes, il existe de nombreuses manières de concevoir la nature de cette intériorité. S’agit-il d’un esprit immatériel ? D’une âme immortelle ? Est-ce l’effet de processus neurochimiques et biologiques dont l’exacte nature nous échapperait encore ? Faut-il y voir une pure singularité individuelle, qu’aucune catégorie intellectuelle ne pourrait saisir ou au contraire une structure conceptuellement définissable ? Laissons de côté les questions de l’origine, de la nature et du rapport de cette intériorité au corps, etc. Quoi qu’il en soit, nous nous concevons nous-mêmes comme une intériorité dont le lieu et la nature sont distincts à la fois du monde où nous nous situons et des êtres en compagnie desquels nous vivons. Nous ne savons peut-être pas ce qu’est cette intériorité, mais nous ne la confondons pas avec les objets qui nous entourent. Elle n’est pas comme un arbre dans le paysage, ou comme un livre sur une table. Nous refuserions probablement d’en attribuer une, sinon par plaisanterie ou par obstination, à des organismes comme l’huître ou le ver de terre. Les avis, on le sait, sont en revanche fort partagés sur le point de savoir si des animaux comme le chien ou comme le chimpanzé en sont dotés. Mais nous croyons fermement que les autres, ceux que nous appelons nos semblables, en sont pourvus, même si nous pouvons douter de savoir ce qui se trame exactement en eux… Cette intériorité est à nos yeux comme un univers à part entière. Le monde et la nature qui nous entourent en sont le site ; elle n’est pas une réalité naturelle comme les substances peuplant la nature, mais plutôt un être au monde. C’est un être présent dans le monde, et qui le contient pourtant en un autre sens. Il y a intérieurement affaire, car des pensées, des images ou des représentations des choses extérieures peuplent son intériorité. Enfin, c’est une conviction assez générale que de tenir cette intériorité pour une forme de vie qui évolue. Ce que nous sommes, disons-nous souvent, c’est la somme et le produit de nos expériences vécues, c’est l’effet de notre passé. C’est le pouvoir de raviver ce passé et l’ayant présent intérieurement à l’esprit de s’inventer un présent différent et un autre futur. Nous changeons, mais nous sommes toujours nous-mêmes ; nous voyons bien, disons-nous, que nous ne sommes plus tout à fait qui nous avons été et que nous avons parfois bien du mal à nous souvenir de lui. Nous comprenons, si nous y réfléchissons, que nous changerons encore, au point que ce qui nous fait aujourd’hui le plus vif effet, nous sera demain indifférent, ou peut-être odieux… Mais nous ne nous confondons point avec un autre et ce serait sans doute une expérience bien troublante de nous apercevoir que celui que nous pensions être est un autre… Aussi comparons-nous parfois l’évolution de cette intériorité à une histoire et à un récit fait de péripéties et de circonstances, de changements et de permanences.
4Toutes ces manières de parler, qui paraissent fort naturelles, n’ont pourtant pas toujours eu cours. Il ne suffit pas même – raison, parmi d’autres, du choix des Confessions – de l’emploi du terme « intériorité » (interiore sensu, intimo meo, interiorem vim, interiore loco non loco, etc.) pour être en droit de conclure que le mot renvoie au même système de croyances. Produire une histoire de la subjectivité consisterait à dater l’émergence de ce type de représentations et, si possible, à déterminer les causes et les conséquences de son apparition. Après avoir déterminé la structure de la conception de l’intériorité qui existait avant la nôtre, il faudrait encore indiquer les raisons de son abandon et de l’adoption de la suivante. Mais justement : si la croyance à l’existence de l’intériorité ne va pas de soi, elle possède pourtant la force inébranlable des croyances les plus immédiates. Comment s’en déprendre ? Puisque cette certitude imprègne notre regard, nos manières les plus naïves et innocentes de parler, comment être certain de ne pas l’injecter, à notre insu et sournoisement, dans la matière-même que nous nous donnons pour tâche d’étudier scientifiquement et suivant les critères de la plus stricte objectivité ? Prendre de la distance vis-à-vis de soi-même et des manières de poser, dans son discours et dans ses propres pensées, quelque chose comme un “soi-même”, se donner une représentation de la manière dont s’élabore un rapport à soi, cela supposerait de n’être tenu par aucune des conceptions communes de soi-même, des images les plus coutumières et les plus habituelles par lesquelles nous nous donnons à voir notre propre position. Si donc nous sommes intéressés à cette subjectivité, elle dépendra dans la forme-même de son être de l’intérêt que nous éprouvons pour elle, de sorte que son eidolon risque fort de naître du désir que nous lui portons et qui nous porte à en projeter l’être à raison de l’intensité de notre aspiration. – Bref, il faudrait pouvoir se déprendre de soi-même. Or, c’est justement ce qui ne pourrait, au mieux et dans l’absolu, être conquis qu’au terme de l’analyse et de l’enquête. Que celle-ci, dès le départ, en exige la capacité à titre de condition de possibilité de sa propre effectuation paraît donc, par une ironie dont il faudrait savourer l’amertume sans chercher à la surmonter, nous emprisonner dans un cercle – celui-là même de nos pensées. Ou, plus simplement, cela exige de ne pas commencer par les idées, mais par une enquête approfondie menée sur les textes que nous avons choisis, et non par leurs commentaires ou par les doctrines qui y sont engagées2. En lieu et place d’un choix philosophique ou métaphysique sur la nature et l’(in) existence du sujet, nous avons donc résolument pris notre point de départ dans un autre mode de questionnement. Non certes que n’y soit engagée quelque posture philosophico-métaphysique. S’il fallait absolument en faire l’aveu, nous dirions que le sujet ne prend sa réalité que dans un travail de mise en rapport à soi et que celui-ci est en permanence gouverné par les règles de pratiques de soi toujours à la fois prescriptives et historiquement situées et engendrées3. Toutefois, pareilles affirmations n’auront de sens qu’au terme de l’enquête de laquelle elles résultent. Ce n’est pas par coquetterie d’esprit ou par snobisme intellectuel que nous enjoignons notre lecteur d’attendre la conclusion pour trouver des réflexions de cet ordre, ou, mieux encore, de les formuler lui-même à partir des analyses que nous lui proposons, – c’est par exigence de méthode. Reste en revanche à préciser la nature de ce questionnement et de cette démarche en laquelle nous nous risquons.
2. Illusions et cercles
5Supposons légitime l’idée de rechercher les origines et les conditions de naissance de la figure moderne de la subjectivité : entendons-nous seulement découvrir comme nous “en sommes venus là”, ou s’agit-il de montrer que cette manière de nous rapporter à nous-mêmes est la plus accomplie et la meilleure ? Comment d’autre part rechercher le point de départ sans connaître le point d’arrivée, et, ensuite, comment mesurerions-nous, dans sa radicalité absolue, la différence d’une figure du rapport à soi étrangère à celle de la subjectivité, si nous ne possédions pas, préalablement et en guise de critère, une certaine appréhension de cette forme moderne ? Mais, si nous connaissions la disposition moderne du rapport à soi, même approximativement, nous n’éprouverions sans doute pas le besoin d’en éclairer les origines… Enfin, autre cercle, rien ne nous garantit qu’il existe quelque chose comme une subjectivité, se donnant comme un objet stable et étudiable, ni donc que ce que nous tenons pour existant et pour notre propre réalité puisse avoir une naissance. Certes, on peut refuser d’employer la catégorie de subjectivité, en la jugeant n’appartenir qu’à une certaine plage de l’histoire et lui substituer, comme nous proposons de le faire la notion de rapport à soi. Mais, outre ce que peut avoir d’inévitablement abstrait et pauvre une notion d’un tel degré de généralité, rien ne dit que cette relation ou cette activité générale – entrer en relation avec soi-même – puisse prétendre à une position centrale dans le questionnement philosophique. Il se pourrait, après tout que nous nous méprenions sur ce point, et que la manière dont nous nous appréhendons nous-mêmes ne soit qu’une illusion…
6D’inévitables illusions, inhérentes à notre propre position réflexive, viennent encore accroître la difficulté. Aucun écrit, tout d’abord, n’est jamais accessible hors d’un questionnement, lequel a pour source le lecteur et pour lieu d’inscription, l’objet qu’il s’agirait d’analyser objectivement. On lit un livre par curiosité, parce qu’on est tenu par une question, pour satisfaire un désir, celui de se distraire ou de s’instruire. Il se peut même que nous ayons besoin de certaines connaissances ou d’une méthode pour entreprendre la lecture d’un ouvrage (par exemple pour lire un traité de mathématiques ou de physique), voire d’une manière ou d’un regard pour pratiquer une certaine lecture (lire un livre de philosophie comme un roman ; lire un roman ou un poème comme un texte philosophique). Dans tous les cas, le lecteur ne vient pas au texte sans arrière-pensée, pas plus d’ailleurs qu’il n’existe de texte à l’état pur, produit en dehors de toute attente et de toute intention. La volonté-même de réinscrire les œuvres sous l’horizon temporel qui est le leur, de dénouer les liens de filiation et de paternité par lesquels elles se rattachent à celles qui les précèdent comme à celles qui les suivent, outre qu’elle exige d’établir des correspondances excédant peut-être celles dont leurs auteurs avaient la capacité, n’a pas d’autre origine qu’une attention à la temporalité en laquelle elles sont entraînées. Or, pareil souci, faisant de l’histoire – sous la forme de la “tradition”, c’est-à-dire de la transmission – l’instance ou le prisme conditionnant le regard de ce lecteur que nous sommes, interdit doublement de constituer la subjectivité en un objet neutre qui s’offrirait directement aux méthodes d’examen de l’historien.
7Non seulement parce que cette perspective n’est pas celle des auteurs des œuvres où nous voudrions étudier l’émergence d’un mode de rapport à soi. Mais aussi et surtout parce qu’elle induit une certaine interprétation, par l’attention qu’elle suscite en raison d’un sens hypertrophié de la chronologie et force le regard à isoler certains objets – en particulier le “je” qui surgit dans une œuvre – et à les constituer comme les thèmes de sa propre attitude. On est toujours “spontanément” tenté de voir se manifester le plus familier dans ce qui en est le plus éloigné ; on croit apercevoir l’expression d’un moi ou d’un “je”, là où ne paraît au fond qu’une expression grammaticale exprimant une réalité d’une tout autre nature. Ainsi, la supposition à laquelle nous venons provisoirement et consciemment de consentir, du caractère naturel de l’existence d’une vie intérieure ne va pas de soi.
3. Histoire de la subjectivité et enquête sur le rapport à soi
8Se risquer en l’entreprise d’une histoire de la subjectivité, est-ce autre chose qu’une vaine présomption ? Et, si tel est le cas, comment s’y entêter sans aveuglement, sinon au prix d’un déplacement ? Étant nous-mêmes porteurs de la question, nos lectures, avons-nous demandé, n’en inoculent-elles pas en toute innocence les intentions dans les œuvres vers lesquelles elles se tournent ? Prendre au sérieux ce risque conduit à substituer à la possibilité d’une histoire de la subjectivité, la nécessité d’une enquête sur le rapport à soi. L’horizon d’une histoire de la subjectivité (ne) subsistera ici (qu’) à titre programmatique. Cette enquête, placée dans le sillage des généalogies contemporaines du sujet, prendra pour objet de décrire le rapport à soi s’instaurant chez Augustin – de façon restreinte, dans les Confessions.
9Quelques précisions s’imposent encore. Nous n’entendons ni reconstituer ou restituer un “système” augustinien, ni tirer d’un corpus d’œuvres de nature religieuse et/ou philosophique quelque leçon de morale ou de sagesse valable pour notre temps, – pas plus, moins encore peut-être, exposer en ses contours “la” doctrine augustinienne. Nous n’avons pas l’intention, en d’autres termes, de faire œuvre d’historien de la philosophie, en reconstituant la pensée philosophique d’un auteur, en tentant de nous approcher le plus qu’il est possible de la signification de son œuvre. Nous n’avons pas non plus dans l’idée de rechercher dans les auteurs du passé des solutions pour des problèmes présents, – ni de chercher dans le christianisme, ou dans la philosophie d’Augustin, des lumières ou des secours encore utilisables de nos jours. En ce second sens, cette enquête n’est pas non plus un travail de philosophe qui chercherait la sagesse ou la sérénité dans les écrits des philosophes… Cela ne signifie pas, cependant, que notre propos soit dépourvu de toute dimension – ou de toute prétention – philosophique. Qu’il s’agisse d’un défaut ou d’une qualité, ce travail présente trois aspects – méthodologique, éthique et conceptuel – proprement philosophiques.
10Cette enquête entend en premier lieu donner accès au type de rapport à soi s’instaurant dans les Confessions d’Augustin, c’est-à-dire comprendre comment s’y met en place une certaine manière d’entrer en rapport avec soi-même et sa propre existence. En ce premier sens, il s’agit ici d’un exercice de méthode : comment lire un texte sans succomber aux illusions de rétrospectives ? Comment, en particulier, libérer son regard et sa pensée des formes qui conditionnent la possibilité de se rapporter à soi-même ? Comment retrouver et décrire les contours d’un rapport à soi radicalement différent de celui qui est immédiatement le nôtre ?
11L’exercice de méthode, en second lieu, n’est peut-être pas dépourvu de vertu ascétique. Retrouver une façon étrangère de se rapporter à soi-même, cela suppose une transformation de soi : nous postulons ici qu’il est possible et légitime de se déprendre de soi-même. Appelons « lucidité » la volonté de ne pas s’aveugler sur soi-même, ni sur les origines du rapport que chacun entretient avec soi-même : il y a probablement, dans l’enquête que nous proposons une ascèse de la lucidité, dont l’objet n’est pas seulement de lire correctement et sans contresens un texte ancien, mais aussi et surtout de modifier le regard de l’enquêteur – voire de travailler son propre rapport à soi.
II. Généalogie du rapport à soi
12Le rapport que nous établissons entre une enquête sur les pratiques de lectures et d’écriture à l’œuvre chez Augustin et chez les augustiniens se comprend sous l’horizon d’une référence, – et d’une distance, – aux œuvres de M. Foucault.
1. Histoire de la vérité et histoire du sujet
13Celui-ci, en effet, distingue trois éléments, actifs dans les jeux de vérités par lesquels les hommes deviennent, en certaines expériences, les sujets moraux de leur propre existence : le « code moral », ce « qui détermine quels actes sont autorisés, interdits, la valeur positive, négative des différentes attitudes possibles » ; les « actes », c’est-à-dire « les conduites [qui] sont l’attitude réelle des gens face aux prescriptions morales qui leur sont imposées » ; et le « rapport à soi », ce qui « détermine comment l’individu doit se constituer en sujet moral de ses propres actions »4. Si l’on veut comprendre, même dans le cadre limité de certaines pratiques, l’expérience faite de soi-même à une certaine époque, la première tentation à laquelle il convient de résister est celle qui donnerait les savoirs ou l’organisation du pouvoir pour leur principe (une autre illusion, parente mais distincte, consisterait à vouloir démasquer derrière chaque savoir un pouvoir et derrière chaque pouvoir un savoir5).
14Deux autres directions doivent encore être écartées. Ni une histoire des mentalités ou des codes moraux, qui tenterait de remonter de l’ensemble des prescriptions valables à une époque à la subjectivité qui les pratique, ni une histoire des comportements, qui, à l’inverse, s’efforcerait de relier la description des activités et attitudes ayant valeur dans telle période aux normes et règles qui leur sont connexes, ne sont susceptibles de répondre à la question posée. Car c’est-là une distinction artificielle, que l’on ne peut faire qu’après avoir décrit l’expérience en laquelle actes et codes moraux se donnent à étudier. L’histoire des mentalités ou l’histoire des comportements peuvent, certes, offrir une matière informative, mais non, puisqu’elles ne tournent le regard que vers ses effets, mettre à jour l’organisation générale de l’expérience. Les hommes ne se constituent en sujets qu’en tant qu’ils appliquent certaines prescriptions à leurs actions de façon à être les sujets moraux de leur propre existence. Et c’est de cela, que Michel Foucault nomme « éthique »6 par opposition à la morale entendue comme système d’obligations et d’interdits, qu’il s’agit de faire l’histoire.
15Les deux derniers volumes publiés de l’Histoire de la sexualité – L’usage des plaisirs et Le souci de soi – sont consacrés à l’analyse du rapport à soi tel qu’il se donne à voir dans les pratiques sexuelles de l’Antiquité. Sans prétendre ici en résumer les apports, on peut cependant faire remarquer que cette histoire de l’éthique conduit à distinguer quatre termes dans le rapport à soi : la « substance éthique », les « modes d’assujettissement », la « pratique de soi » ou « ascétisme » c’est-à-dire le « type de travail sur soi », et la « téléologie morale » ou « mode d’accomplissement éthique »7. Définissons, tout d’abord, la substance éthique comme « la part de soi-même, le comportement qui est en rapport avec une conduite morale ». Cette part de nous à laquelle obligations et interdits sont relatifs ne demeure pas identique à elle-même, mais varie au fil de l’histoire – ce sont les aphrodisiai dans l’Antiquité, la chair concupiscible dans le christianisme, l’intention à l’époque de Kant ou encore le sentiment. De cela diffère le mode d’assujettissement, « le mode selon lequel les individus ont à reconnaître les obligations morales qui s’imposent à eux » : Michel Foucault renvoie l’Antiquité à la loi naturelle, le christianisme à la loi divine, la modernité à la loi rationnelle et sembler prôner un principe esthétique d’existence pour notre époque. La téléologie morale, quant à elle, donne la réponse à la question : « Quelle sorte d’être voulons-nous devenir lorsque nous avons un comportement moral ? Par exemple, devons-nous devenir pur, immortel, libre, maître de nous-même, etc. », comment et en quoi le sujet moral s’accomplit-il en un certain rapport à soi comme sujet moral ? Le dernier aspect, le plus connu, est celui de la pratique de soi. Il s’agit des « moyens grâce auxquels nous pouvons nous transformer afin de devenir des sujets normaux », que l’on peut appeler « ascétisme » au sens large, et encore l’ensemble des « techniques » ou « technologies de soi » mises en œuvre dans le travail que chacun fait sur lui-même8.
2. L’intention éthique de la généalogie
16Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, John Rajchman veut voir en M. Foucault « le grand sceptique de notre temps », un successeur lointain de Sextus Empiricus « susceptible de ménager, avec la suspension du jugement, une sorte d’ataraxie à la mesure de notre temps », et dans son œuvre un « scepticisme de la modernité [qui] pose le problème de notre liberté »9. Il nous semble en effet que les étiquettes de (néo-) nietzschéisme, ou de relativisme, ou de (post-) structuralisme, ou d’anarchiste, en dépit de tout ce que l’on peut croire10, ne conviennent guère à un auteur qui a sans cesse travaillé à en déconstruire les artifices, et s’est constamment efforcé d’expliquer pourquoi elles ne lui convenaient pas. L’histoire est le levier de ce scepticisme dont l’effet thérapeutique est de substituer aux obscurcissements induits par les tentatives d’appliquer à la subjectivité humaine des modèles dogmatiques de toutes sortes, un éclaircissement et une libération. La liberté du sujet, dans cette perspective, ne se conquiert qu’au prix d’un effort incessant visant à se défaire des types d’ordre qui constituent, sans qu’il en puisse prendre pleinement conscience, son rapport à soi-même. On peut dire, d’une autre manière, qu’il ne s’agit pas de faire une “histoire des solutions”, comme si nous avions le choix, par exemple, entre l’éthique grecque et l’éthique chrétienne. L’Histoire de la sexualité ne vise pas à présenter la morale grecque comme une sagesse valable pour notre temps ; il ne faut pas « chercher de solution de rechange ; on ne trouve pas la solution d’un problème dans la solution d’un autre problème posé à une époque différente par des gens différents »11. Ce que Michel Foucault entend par « histoire des problématisations » doit se comprendre par opposition à l’histoire des mœurs et des comportements. Non pas se cantonner à la description des normes et des attitudes, mais s’essayer à décrire les changements qui se font ou se jouent « “en dessous” des codes, des règles »12 ; non pas présupposer qu’une certaine extériorité organiserait la subjectivité mais expliquer, pour reprendre le mot de G. Deleuze, comment le dehors est une force qui produit un dedans, et qui n’est pas « autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors »13.
17L’histoire du rapport à soi est une histoire des problématisations de soi, une histoire de l’éthique dont l’intention est éthique sans qu’il faille en confondre l’objet et la fin. Il n’est pas possible, mais pas non plus nécessaire, d’aller chercher la solution de difficultés présentes dans les sagesses du passé, ce qui signifie qu’il est toujours possible de « penser autrement » et de se « déprendre de soi-même »14 – et même que c’est là une obligation :
« Je crois que le travail qu’on a à faire, c’est un travail de problématisation et de perpétuelle reproblématisation. Ce qui bloque la pensée c’est d’admettre implicitement ou explicitement une forme de problématisation, et de chercher une solution qui puisse se substituer à celle qu’on accepte. »15
18Les œuvres de Michel Foucault permettent bien de tirer une leçon applicable par chacun à lui-même. L’éthique d’un intellectuel de notre temps n’est pas autre chose que de « se rendre capable en permanence de se déprendre de soi-même, ce qui est le contraire de l’attitude de conversion ». Faire une histoire des problématisations selon lesquelles les hommes sont amenés, dans et par un certain rapport à soi, à s’instaurer comme les sujets de leur existence, ouvre ainsi la possibilité d’« une élaboration de soi par soi, une transformation studieuse, une modification lente, ardue par souci constant de la vérité »16. Sans chercher plus avant à légitimer cette interprétation de M. Foucault, il nous a paru légitime de la mettre à contribution, au prix de certaines rectifications et d’une accentuation.
3. Les textes prescriptifs
19Dans son Histoire de la sexualité, M. Foucault se propose d’étudier le rapport à soi dans le champ constitué par des « textes “prescriptifs” » :
« par là, je veux dire des textes qui, quelle que soit leur forme (discours, dialogue, traité, recueil de préceptes, lettres, etc.), ont pour objet principal de proposer des règles de conduite […] des textes qui prétendent donner des règles, des avis, des conseils pour se comporter comme il faut : textes “pratiques”, qui sont eux-mêmes objets de “pratique” dans la mesure où ils étaient faits pour être lus, appris, médités, utilisés, mis à l’épreuve et où ils visaient à constituer finalement l’armature de la conduite quotidienne. »17
20C’est de la considération de cette idée et de la critique de ses limites que procède en grande partie la méthode de notre propre enquête. Car, si nous avons sans cesse vu notre attention attirée par le caractère éminemment pratique des textes d’Augustin, nous avons justement eu à nous demander d’où venait cette dimension pratique. Tout d’abord parce que c’est dans une hésitation que surgit l’aspect intrinsèquement dynamique et processuel de tout texte : « textes qui sont eux-mêmes objets de “pratiques” », – comment la même pratique pourrait-elle être simultanément constitutive du texte et effet de subjectivation induit par lui en Augustin ? Lorsqu’il écrit un texte, Augustin cherche moins, nous a-t-il semblé, à produire une théorie “pure”, qu’à induire en son lecteur certains effets. Dans l’Antiquité et dans l’Antiquité tardive, les philosophes cherchent peut-être moins à léguer une “théorie” ou un “système”, qu’à enseigner leurs disciples, à modifier leur âme et leur existence par un certain usage du discours. Il ne peut être question de produire une “démonstration” de cette idée : ce n’est en effet pas là une idée théorique, mais un mode de lecture des textes. On ne doit pas s’attendre à voir se constituer une théorie chargée de la légitimer, mais seulement exiger que les lectures constitutives de la présente enquête en valident la fécondité. Reste que nous sommes en droit de faire remarquer l’évidente fertilité de cette approche sur un autre ensemble de textes18. Mais cet effet, – ou, pour mieux dire, ce système d’effets, que nous spécifierons dès le prochain chapitre comme un processus d’application à soi des Écritures, – ne peut avoir pour principe le même système des règles que celui qu’il instaure. Il procède d’un système de règles qui ne sont pas autre chose que les modes d’extraction des philosophèmes présents dans le texte augustinien, système instaurant un ordre en produisant des concepts et une cohérence doctrinale distincts des philosophèmes qui les sous-tendent.
21C’est de ce point de vue que nous nous efforcerons de tourner notre attention vers le lieu de constitution du texte : être, si l’on veut, moins attentif à ce que dit le texte augustinien (à son contenu), qu’à son activité propre et à son dire. La spécificité de notre travail consiste en ceci. S’il existe un grand nombre de travaux sur la pensée d’Augustin, nous n’en avons pas trouvé qui en étudie l’aspect prescriptif et pratique autrement qu’en souscrivant, implicitement ou explicitement, à un jugement de valeur sur le christianisme. En d’autres termes, on lit généralement Augustin, soit pour se convertir, soit pour mieux connaître la doctrine chrétienne, soit pour y relever des vérités philosophiques susceptibles de valoir dans un autre système. Nous prendrons au contraire le texte des Confessions19 comme l’effet et le signe d’un processus historique de mise en rapport à soi et ce rapport à soi constituera notre objet réel. Que le texte soit une activité, cela nous a semblé pouvoir se comprendre de deux manières. La première est l’activité qu’y déploie Augustin lui-même, et par laquelle il entre en relation avec lui-même, ce qui se peut nommer son activité d’écriture. La seconde désigne les productions d’effets dans l’être personnel des lecteurs de ses textes, effets engendrés par l’activité de lecture. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une distinction chronologique : l’activité d’écriture d’Augustin renvoie au mode propre des lectures qui l’imprègnent, dans la mesure où le même système de règles conditionne son approche des textes à lire et sa relation à sa propre activité d’écrivain. De même, pourrait-on dire, la lecture que font les lecteurs des écrits d’Augustin est simultanément réception du texte (que l’on inscrit en soi-même) et, nécessairement, réorganisation de ce texte, la lecture devenant ce par quoi les philosophèmes en sont relevés et mis en cohérence. Cette approche ne consiste pas à réintroduire dans les textes d’Augustin l’opposition exégétique de la lettre et de l’esprit, ou celle de la forme et du fond. Car, s’il est exact que notre démarche met en cause le privilège accordé au sens, ce n’est pas pour revenir à une étude de la forme, mais pour permettre une attention à la formulation, c’est-à-dire aux règles de production et de mise en forme. Il s’agit donc d’approcher le texte non sous la domination de la catégorie de structure, mais sous celle, processuelle et dynamique, de pratique, qui reconnaît en son objet une activité, une action et un travail. Nous allons, pour terminer cette introduction, fournir un point de départ dans lequel l’idée que nous venons d’exprimer peut se voir20.
III. Une miniature du xiie siècle
22Les points de départ, certes, résultent toujours d’un choix nécessairement contestable, mais qui seul ouvre la possibilité d’une interprétation. Nous n’échapperons pas à ce cercle et en illustrerons la courbe à l’aide d’une image des Confessions qui, à mi-parcours du flux historique qui nous sépare de sa naissance établit comme une communication entre elles et nous21.
23Le copiste Gérard, à la fin du xiie siècle, a collecté, recopié et réuni en un seul codex les Confessions, les Lettres 54 et 55 à Janvier, une Conférence contre Felicianus (ouvrage apocryphe, attribuable en réalité selon les Mauristes à Virgile de Tapse), les Épîtres à Quodvultdeus et le traité Contre les hérésies qu’Augustin dédia à celui-ci, un Mémento contre les manichéens, enfin. Ce manuscrit, qui ne peut prétendre à aucune valeur particulière pour ce qui regarde l’établissement du texte des Confessions22, nous offre, en raison de son absence-même d’originalité et de singularité, une voie d’accès au regard habituel du lecteur et du copiste du xiie siècle. Cet accès est d’autant plus immédiat que le texte au regard duquel sont situées les miniatures est saturé d’images dont elles sont comme le commentaire et la glose.
24Deux lettres, M et A, sont superposées de façon à former un étrange croisillon servant de cadre à une scène initiale. Le rapport de cette scène initiale à l’écrit qu’elle ouvre est comme le rapport, dont nous venons de parler, du point de départ et du texte. Cinq personnages peuplent cette double lettre initiale des Confessions. Ce croisillon isole un Christ portant une croix en guise de crosse et, tourné vers l’extérieur de la page, bénissant sa création. Ce même geste, qui peut être celui de Dieu ou de l’évêque, signifie la puissance bénéfique du divin venant irriguer et vivifier sa création. Le mouvement demeure ici confiné dans le plan de la feuille, et non tourné vers l’extérieur, comme celui du Salvator Mundi peint par Antonello en 1465. Seul le regard se tourne vers l’extérieur de la page et vers la création. La gestuelle, intérieure au plan de l’image, demeure pour ainsi dire dans l’épaisseur du texte. Elle relève ainsi d’un mode narratif quasi linéaire, d’un mode de représentation qui articule l’expression scripturaire et le pictural. Ce Christ ne se contente pas d’opérer sur le monde en le bénissant, il le juge en le regardant. Il trône dans le médaillon ou losange central formé par les parties communes des deux premières lettres du mot « magnus », ce qui le distingue voire l’oppose aux deux personnages humains agenouillés dans la partie basse et aux deux anges ou puissances spirituelles placées en haut. Le premier homme, couronné d’une auréole, porte une barbe juvénile ; le second a revêtu la robe du moine à capuchon et tient à la main un volumen déroulé, où l’on peut lire : « miserere mei » [Ps. 9,14 = kyrios = Seigneur]23. Le Christ, glabre et couronné d’une auréole cruciforme, regarde droit devant lui. Deux Augustin tournent ainsi leurs regards vers le Christ ; deux anges observent ces deux Augustin ; les gestes des suppliants sont tournés vers le haut et celui du Christ s’adresse à toute la création. Les couleurs des manteaux des hommes et des anges s’échangent, laissant croire qu’ils sont leurs anges gardiens.
25P. Courcelle titre cette miniature : « Le jeune Augustin et saint Augustin adressent au Christ leur Confession » et la met en regard d’une autre miniature tirée d’un manuscrit des Confessions24. La scène peut paraître identique, au point que P. Courcelle lui donne un titre semblable : « le jeune Augustin » (à droite de la miniature) « et Augustin l’évêque » (à gauche, tenant sa crosse) « s’adressent au Christ » assis sur son trône, comme on représente les évêques à cette époque. Mais c’est-là un Christ en majesté, reposant ici-bas sur le trône en sa puissance, et en même temps élevé au-dessus du volumen déployé comme un voile ou un nimbe sur la création25. De plus, il est moins facile, dans la miniature de Gérard, de déterminer lequel des deux personnages est le jeune, lequel est le vieux. Car, si la scène d’offrande des Confessions au Christ paraît traditionnelle, il est plus étrange de dédoubler Augustin en un Augustin, saint nimbé de grâce, et un Augustin, moine psalmodiant. Le premier pourrait être l’évêque auréolé, et le second, cet homme jeune encore, retiré à Cassicianum, que les Confessions nous décrivent chantant les Psaumes avec des larmes de joie26. À moins que la robe monastique ne soit celle qu’Augustin revêtit lorsqu’il fit adopter à ses frères d’Hippone une règle et un style de vie monastiques. Le vieil Augustin serait le personnage de droite, le moine âgé occupé à écrire ou reprendre ses Confessions, et le jeune Augustin, le personnage de gauche, couronné de l’auréole que lui a récemment conférée le baptême27. Quoi qu’il en soit, le jeune Augustin n’est pas l’Augustin d’avant le baptême, qui, parce qu’il était manichéen, ne pouvait ni être auréolé, ni demander pitié à Dieu en chantant les Psaumes.
26Que les Confessions soient une offrande à Dieu opérée par le travail d’écriture et une transformation de soi qui s’effectue par le travail de rédaction, c’est ce qui nous paraît comme à Gérard en résumer le dispositif. Reste que ce copiste donne encore bien plus à penser par ses gloses imagées. Car si cet écrit qu’Augustin offre à Dieu est peut-être le manuscrit des Confessions, c’est aussi une image des Écritures et du rapport que l’exégète entretient avec le Dieu présent en elles par sa parole. Les Psaumes en particulier s’ornent de miniatures : assis sur son trône et coiffé de sa mitre, l’évêque, par exemple, entame, aidé de ses fidèles, un chant soutenu par la lyre, le luth et les cloches, et adressé à un Christ en majesté, ceint de son auréole et reposant en son nimbe ; deux moines habillés de blanc adressent leurs psalmodies au Christ et à l’Église [cf. Ps. 44] qui les reçoivent28. La partie “autobiographique” des Confessions jouera de même des multiples sens du terme confiteri, louange et aveu des péchés, pour remettre en ordre le parcours personnel, en réintroduisant l’Écriture dans la vie. Mais on peut encore renverser ce premier rapport et ajouter que la vie, une fois transmutée par ce travail d’écriture, doit à son tour être consacrée à l’Écriture. De sorte que l’“autobiographie” devient une introduction de l’Écriture dans la vie par le travail d’écriture, à laquelle succède une vie fortifiée par l’Écriture, qui ferait passer tout uniment de la chair à l’esprit et de la vie écrite sous la puissance de l’Écriture à une exégèse de soi.
27À considérer l’équilibre global de la page, du manuscrit on voit que le copiste Gérard, selon la coutume, a fait précéder les Confessions de la notice correspondante des Rétractations. Tout se passe donc comme si la miniature avait pour fonction de relier et d’articuler ces deux textes. Aussi est-ce doublement que l’écrit offre à Dieu une vie remise en ordre par un travail d’écriture de soi. Une première fois, lorsqu’Augustin, porteur de son auréole (tout jeune baptisé ou récemment élevé à l’épiscopat29 offre sa confession en la rédigeant ; une seconde fois quand le moine chenu et âgé demande à nouveau pitié en confessant ses erreurs par les révisions et les corrections des Rétractations. C’est par l’activité d’écriture qu’Augustin entre en rapport avec son propre passé ; c’est par l’Écriture qu’il veut entrer en rapport avec la divinité et vivre la présence divine. C’est dans une écriture redoublée – un passage d’un Psaume (19, 4) inséré dans les premières lettres décorées du passage des Psaumes 48, 2 ; 95, 3-4 ; 144, 3 et 156, 5 – que s’ouvrent les Confessions. De sorte que, selon nous, ce sont cette utilisation des Écritures servant à une élaboration de son propre passé et de soi-même dans un travail “biographique” et ce repliement de l’écriture et de la réécriture que le copiste Gérard exprime en image en recopiant les deux textes. Les Confessions ne sont ni une autobiographie ni la description d’une subjectivité chrétienne : elles sont l’effet de l’application à soi des Écritures, dont résulte en creux, inscrite dans l’être personnel de ses destinataires, une intériorité.
28Les trois chapitres d’enquête qui suivent valideront cette lecture des Confessions empruntée à Gérard, qui vaut au moins comme témoignage du regard que ce siècle portait sur le corpus augustinien, par un recours au texte lui-même.
*
Notes de bas de page
1 Le présent ouvrage est tiré de la première moitié de notre thèse de doctorat : La chair, le cœur et la grâce, où nous avons montré que la forme moderne de rapport à soi que l’on appelle subjectivité naît au xviiie siècle et que la pensée des xvie et xviie siècles y est encore étrangère (la deuxième partie étudie les cas de Pascal et de Malebranche). Nous en reprenons la partie consacrée à la période d’Augustin, que nous avons considérablement élaguée et remaniée.
2 Ce qui revient à dire qu’une introduction serait inutile, si elle ne consistait pas comme ici à préciser la nature du questionnement et les traits généraux de la démarche.
3 Nous ne sommes donc ni nominaliste, ni réaliste, mais perspectiviste (et non relativiste) et historien (et non historiciste).
4 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 335.
5 Voir M. Foucault, « Les jeux du pouvoir ».
6 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 335.
7 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 333 et Le souci de soi, p. 274.
8 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », p. 333.
9 J. Rajchman, Michel Foucault. La liberté de savoir, p. 8-9 et p. 14.
10 Voir J.-G. Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire, en particulier pp. 166-188.
11 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : aperçu du travail en cours », p. 325 ; voir également « Le souci de la vérité », p. 20-22.
12 Voir M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : aperçu du travail en cours », p. 336.
13 G. Deleuze, Foucault, pp. 103-104.
14 M. Foucault, L’usage des plaisirs, p. 14.
15 M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : aperçu du travail en cours », pp. 325-326.
16 Voir M. Foucault, « Le souci de la vérité », p. 22.
17 Voir M. Foucault, L’usage des plaisirs, pp. 18-19.
18 P. Hadot a, nous semble-t-il, renouvelé l’étude de la philosophie antique en procédant ainsi (voir Exercices spirituels et philosophie antique, La citadelle intérieure, et Qu’est-ce que la philosophie antique ?).
19 C’est-là, dira-t-on, un point de différence entre notre choix et l’approche foucaldienne : M. Foucault ne prenait pas pour objet les “grands textes”, mais une épistémè. Cependant, outre que l’on pourrait faire remarquer qu’il n’en va pas ainsi dans ses derniers livres – l’Histoire de la sexualité mais aussi les Cours du Collège de France –, nous pensons que les pratiques les plus prescriptives, si elles sont bien à l’œuvre partout, seront plus aisément détectables dans certains textes volontairement conçus pour être pratiqués. Non pas qu’en ce type d’écrits l’auteur se soit proposé de les décrire et de l’analyser (il en postule au contraire l’existence et la puissance), mais bien que, y étant à l’œuvre de façon plus intense, on les y détectera plus aisément.
20 L’enquête ne commence, à proprement parler, qu’avec le paragraphe suivant. La méditation sur le rapport à soi entamée dans cette introduction se poursuivra dans la Conclusion après avoir été nourrie par l’étude.
21 Voir P. Courcelle, Recherches sur les Confessions. Il s’agit de la miniature du f° 1 du mns 280 de la Bibliothèque Municipale de Douai.
22 Voir A. Solignac, « Introduction aux Confessions », chap. 8, Manuscrits, éditions, traduction » B. A. 13, pp. 236 sv.
23 Ps. 9,14 :« misere Dei, Domine ; vide humilitatem meam ». C’est ici l’invocation classique : « Christe eleison ; Domine eleison ».
24 Voir P. Courcelle, Recherches sur les Confessions, planche XVI.
25 Il faudrait comparer cette miniature avec celles que commente E. Kantorowicz dans Les deux corps du roi, pp. 74-79 et planches 3, 5, 6, 7, 9, 15 a et 16 a.
26 Voir Conf., IX, iv, 8.
27 Voir l’analyse que nous proposerons à la fin de notre enquête de la miniature représentant le baptême d’Augustin par Ambroise de Milan, ci-dessous, Chapitre III, Conclusion p. 203.
28 Voir mns 250, B. M. Douai, f° 2.
29 Voir P. Courcelle, Recherches sur les Confessions, Planche XII, 1.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003