Chapitre V. Réflexion, dialectique, existence : P. Ricœur et la phénoménologie
p. 289-300
Texte intégral
1C’est en tant que phénoménologue que P. Ricœur a lu et interprété Kant, Hegel et Heidegger. C’est en tant que traducteur et commentateur de E. Husserl qu’il engage son interprétation des deux idéalistes allemands.
2De ceci découle la position privilégiée de Kant dans sa relecture de la philosophie allemande. En effet, Kant est d’abord l’objet d’une première confrontration, la confrontation Kant-Husserl qui concerne essentiellement les écrits des années 1950-1960 regroupés dans le livre A l’école de la phénoménologie (Vrin, 1987). Il est ensuite l’objet d’une seconde confrontation, la confrontation Kant-Hegel qui s’avère alors devenir centrale non pas tant dans la Philosophie de la volonté (le volontaire et l’involontaire, 1950, Finitude et culpabilité, I, l’homme faillible ; II, la symbolique du mal, 1960) que dans les essais d’herméneutique publiés entre 1960 et 1990 : L’interprétation (essai sur Freud), 1965 ; Le Conflit des interprétations (1969), La métaphore vive (1975), Du Texte à l’action, 1986, Soi-même comme un autre, 1990. Nous avons délibérément choisi d’écarter la considération de la Philosophie de la volonté, et Temps et récit (1983-1985) dans la mesure où, même si les apports de Kant, Hegel et Heidegger y sont sensibles, il n’y s’agit pas véritablement de deux œuvres prenant pour objet la confrontration directe des trois auteurs allemands. Utilisant un vocabulaire familier de Ricœur, emprunté à Gadamer, nous dirions que, dans la Philosophie de la Volonté, et Temps et récit, l’appropriation de Kant, Hegel, Heiddeger, est visible sans que soit visible la distanciation thématique qui en est la condition de possibilité méthodologique réfléchie. C’est cette distanciation méthodologique préalable à la réappropriation qui est au contraire explicite dans les articles des années 50-60 et dans le groupe d’essais herméneutique des trente dernières années.
3Un préalable que l’on nommera volontiers « typologique » aidera à l’examen de la confrontation Kant-Husserl, puis à celui de la confrontation Kant-Hegel, à celui, enfin, de la confrontation des deux idéalistes de la subjectivité et de l’ontologie de la finitude, sans d’ailleurs que la référence à Husserl soit effacée dans les essais herméneutiques de la dernière période. Ce cadrage typologique est fourni par l’article de 1953 « Sur la phénoménologie », dans lequel P. Ricœur distingue trois modes d’articulation de l’ontologie et de la phénoménologie. Soit d’abord, un type « criticiste » dans lequel la phénoménologie réflexive repose sur une critique de toute ontologie fondamentale qui prétendrait « fonder » le phénomène sur la connaissance d’un être absolu à partir duquel on le déduirait dogmatiquement. Cette « phénoménologie critique » (A l’école, p. 142) est celle de Kant, articulant l’investigation intra-phénoménologique à la position d’un En-Soi limitant « les prétentions du phénomène à se donner pour l’absolu » (Ibidem). Un second type, dialectique, est possible : c’est le type hégélien qui fait du phénomène la manifestation de l’Etre en soi s’auto-réfléchissant et appréhendé comme Esprit. Qu’il s’agisse là d’un nouveau mode de déduction dogmatique, au sens kantien, c’est bien ce qui se dégagera de la confrontation Kant-Hegel déployée dans les essais d’herméneutique de la troisième période. A cela s’ajoute une remarque précieuse de Ricœur selon laquelle l’ontologie heideggerienne reviendrait à l’ontologie fondamentale à partir de la phénoménologie de l’existence, ontologique fondamentale supprimant l’autonomie de la phénoménologie non pas sur un mode déductif-rationnel mais sur un mode affectif-poétique. La troisième possibilité typique de la phénoménologie est qu’elle ne soit ni en « tension critique » avec une ontologie, ni « en marche vers sa suppression » dans une ontologie, mais qu’elle soit la réduction de toute transcendance méta-phénoménologique : « qu’il n’y ait rien de plus dans l’être et les êtres que ce qui apparaît à l’homme et par l’homme » (A l’école, p. 144). La phénoménologie de Husserl ne serait-elle pas un effort fantastique pour éliminer l’ontologie aussi bien au sens de Kant qu’au sens hégélien et heideggerien ? L’esquisse typologique de 1953 s’achève sur cette question. L’hypothèse de la présente analyse est que cette typologie de P. Ricœur, élaborée très tôt, a constamment sous-tendu de sa cohérence et de sa fécondité, ausi bien les travaux concernant Kant et Husserl que ceux relatifs à Kant et Hegel, puis Heidegger. La question se pose donc de savoir à quel modèle de phénoménologie se rattache finalement le philosophe français lui-même. C’est la question décisive à laquelle répondra l’étude « Existence et Hermeneutique » (1965) en désignant « la voie longue » vers l’ontologie heideggerienne de la compréhension (Cl, p. 10). Mais cette orientation progressive vers Heidegger succédait à de patients travaux relatifs à Kant et Husserl dont il faut retracer les principaux résultats avant d’aborder les essais d’herméneutique.
4Il ne semble pas que les choix qu’opère Ricœur en faveur de Kant et contre l’idéalisme husserlien dans les articles consacrés aux deux auteurs entre 1950 et 1960 témoignent encore de son orientation vers une ontologie du comprendre de type heideggerien. Kant semble alors la référence première et indépassable. C’est vraisemblablement avec la seconde partie de la Philosophie de la Volonté que l’on voit s’amorcer le réancrage dans un contexte ontologique heideggerien et la réforme herméneutique d’une philosophie déjà principiellement réfléxive (l’apport de J. Nabert (C.I., p. 211) ayant été aussi important que celui de Kant). Dans le premier article (« Kant et Husserl », 1954-1955), Kant est préféré à Husserl dans la mesure où il maintient la dimension de sens en soi du phénomène (l’objet transcendantal), dimension « pensée » de l’objectivité, complémentaire de sa signification immanente, « connue », ou intuitivement donnable, à laquelle s’en tient seulement Husserl. Le paradoxe est que ce dernier voit toujours ressurgir le sens d’une altérité de l’objet ne pouvant être ramenée à l’objectivité de l’intuition. Si la dualité de sens du phénomène consacre, aux yeux de Ricœur, la suprématie de la phénoménologie kantienne dans l’ordre théorique, il en va de même, finalement, dans l’ordre de la pratique et de la relation intersubjective où le respect d’autrui comme « fin en soi » permet finalement mieux de « constituer » la conscience de l’autre que ne le fait le « transfert analogique » mis en œuvre par Husserl dans la Cinquième méditation cartésienne (Cf. « Sympathie et respect », 1954).
5Venons-en à présent à la confrontation Kant-Hegel dans les essais d’herméneutique de la période 1960-1990. C’est l’article « L’herméneutique des symboles », II, 1962, qui paraît fournir l’articulation des composantes de la philosophie de Ricœur : une philosophie de la réflexion (Kant-Fichte-Nabert) menant à une éthique du désir et de l’effort d’exister (Platon-Spinoza-Hegel) ; une telle éthique débouchant sur l’interprétation des œuvres de la culture, éminement des « textes » religieux (Kant à nouveau, puis les herméneutiques contemporains de la religion), les méthodologies de l’interprétation renvoyant ultimement à leurs « présupposés » ontologiques qui seront ceux de la phénoménologie heideggerienne ; le soi s’y reconnaissant toujours dépossédé du sens archéologique, téléologique, ou eschatologique de son existence en tant qu’il reçoit ce sens d’un autre qui l’affecte en cette réceptivité. La réactivité autonome de ce soi ne peut donc pour l’essentiel qu’être formelle, ne tenir compte qu’à la ratio cognoscendi, non à la ratio essendi. Reprenons ce mouvement. Ricœur admet bien, certes, que la position réflexive du Soi est « formellement » ou méthodiquement « la première vérité en philosophie » (C.I., p. 322), et, de plus, que conformément à la découverte de Kant, cette réflexion n’est pas intuition, autrement dit : n’est pas une connaissance de soi. Cette orientation vers une intuition susceptible de remplir d’un « contenu » la visée de la réflexion du Soi va rendre nécessaire la médiation par l’interprétation des « symboles » et, au-delà, la rencontre avec l’ontologie de Heidegger, ontologie du « contenu », de « la chose même », mais qui a tenu pour méprisable la forme méthodique de la réflexion. Au fond, une telle recherche de l’adéquation entre « réflexion » et « intuition » paraît traduisible en termes hégéliens. N’est-elle pas « l’inquiétude » (die Unrühigkeit) provenant de l’écart entre la Certitude du Soi (die Gewissheit) et la vérité (die Wahrheit) ? A chaque moment de réalisation du Soi dans une œuvre lui fournissant un support intuitif, le Soi devra donc « interpréter » cette œuvre, pour tâcher de retrouver dans le contenu de sa présence intuitive une adéquation avec sa réflexion sur Soi, comme autonomie, auto-position, mais sans contenu déterminé et par là purement formelle. Il est évident, dès lors, que la phénoménologie de Hegel et sa Philosophie du droit — également critique vis-à-vis du « formalisme » réflexif — s’intègreront à cette herméneutique du Soi.
6Comment situer Kant et Hegel en une philosophie de la réflexion menant à une éthique du désir et de l’effort ? Le fond de l’appréciation ricœurienne est formulé par la phrase de « La liberté selon l’espérance » (1968) : « en nous, lecteurs tardifs, quelque chose de Hegel a vaincu quelque chose de Kant ; mais quelque chose de Kant a vaincu Hegel, parce que nous sommes aussi radicalement post-hégéliens que nous sommes post-kantiens » (C.I., p. 403). Le Hegel qui a vaincu Kant est, selon notre auteur, celui qui ne part pas de la conscience de la loi, mais du « désir d’être » de la conscience de soi ou encore de « l’effort d’exister » comme liberté. Le « désir », sans doute, renvoie d’abord à Platon ; de même que « l’effort » au conatus de Spinoza (C.I., pp. 324-325). Mais Hegel retrouve le « désir de reconnaissance » et « l’énergie de la pensée, du pur Moi » à partir de la conscience de soi manquant de contenu (d’abord pur néant). Ce « manque » mobilise la conscience naturelle, enfonçée dans la vie immédiate. L’éthique du désir et de l’effort est donc retrouvée à partir de la réflexion sur soi, d’un cogito, s’apparaissant formel et vide. C’est en effet du Soi auto-réfléchi comme forme vide de la subjectivité que surgit le désir de la reconnaissance (l’Anerkennung hégélienne) de ce Soi dans une œuvre pratique qui la fera reconnaître dans un milieu intersubjectif. A la liberté du Soi, toute formelle dans l’ordre théorique, doit succéder une liberté « matérielle » du Soi, productrice des « … signes que nous déployons dans le monde » (« Herméneutique des symboles », II, p. 325). Ainsi, la conscience kantienne de la loi n’est qu’un moment dans la téléologie d’effectuation de la liberté que déploie Hegel, tant dans sa Phénoménologie que dans les Principes de la philosophie du droit. De même que c’était l’essentiel souci d’une épistémologie qui bloquait, chez Kant, la dimension génétique, bien déployée par Husserl dans l’ordre théorique, de même est-ce le primat accordé à la connaissance de l’objectivité pratique sous la forme de la légalité qui bloque l’éthique kantienne en son régime de formalisme. Dans l’ordre de la re-connaissance phénoménologique, la moralité n’est que le moment médian de la réflexivité qui fait advenir la subjectivité dans la forme de la légalité rationnelle ; mais ce moment médian est éidétiquement précédé par les conflits intersubjectifs (menant au droit abstrait) et éidétiquement dépassé par la sphère éthico-politique qui retrouve l’intersubjectivité (du premier moment) et la légalité (du second moment) dans une synthèse éthique concrète culminant avec l’Etat. Bref, le juridique n’est pas une simple construction ou application métaphysique d’un fondement éthique — comme il l’était chez Kant — mais il présente la réalisation effective de ce fondement qu’est la liberté. Et pourtant, parvenu à la « figure » de l’Etat, cette production matériellement intuitive d’une œuvre de vérité du Soi, Ricœur montre que l’ontologie hégélienne intervient pour donner à penser l’Etat comme la manifestation phénoménale de l’absolu, « le divin sur Terre », selon l’expression de Hegel. La question de l’achèvement ontologique de la volonté renvoie, selon Ricœur, à un Kant qui, à son tour, comprend Hegel. C’est le Kant de la « Dialectique » (C.I., p. 405). Conformément à sa phénoménologie critique, posant un sens en soi non su, mais ici seulement espéré, Kant postule au-delà du phénomène (y compris au-delà du phénomène de l’Etat) l’achèvement de la volonté éthique en sa perfection. C’est dire que l’Etat ne réalise pas entièrement la synthèse de vertu et de bonheur (« effort » d’unité de la liberté formelle et de la vie naturelle) exigée par le sujet éthique. L’individuation du Soi éthique est métapolitique. C’est dire aussi, sur le plan théorique, qu’il n’y a pas de savoir de l’absolu dans l’Etat, qu’il faut « dissocier autant qu’il est possible les admirables analyses de la Sittlichkeit de l’ontologie du Geist, de l’esprit » (S.C.U.A., p. 297). L’impossibilité d’un savoir de l’absolu dans l’Etat va de pair, chez Kant, avec la substitution positive de la « croyance » au « savoir ». « Je suivrai sur ce terrain Kant deux fois, écrit Ricœur, (« Démythiser l’accusation », C.I., p. 338). D’abord, dans sa définition de la fonction éthique de la religion ; ensuite dans sa définition du contenu représentatif de la religion ».
7Les postulats de l’immortalité et de l’existence de Dieu, permettent au philosophe le passage de la philosophie éthique à la philosophie de la religion dans les limites de la raison. Ricœur souligne en effet que c’est par « l’espérance de participer au Souverain Bien » que Kant passe de l’éthique à la religion et construit « l’équivalent du dogme religieux de l’espérance de résurrection (pp. 410-411, « La liberté… »). La nécessité de « schématiser » l’Idéal du bon principe, de l’homme agréable à Dieu, fait du Christ non l’incarnation de Dieu, mais le symbole de l’Idéal de l’homme agréable à Dieu, Idéal qui est en nous, et à partir duquel nous interprétons les images historiques. La théologie interne à la religion ne peut pas accepter, écrit Ricœur, « cette infirmité du kantisme » (C.I., p. 340) substitutant à l’événement de l’incarnation l’image conforme au symbole. Elle s’instaure comme une herméneutique « interne » à la religion, en rapport de conflit avec l’herméneutique philosophique, puisqu’elle admet la manifestation de la transcendance du sacré dans sa révélation historique. C’est d’une autre façon encore que les herméneutiques archéologiques mettent le sujet en dépendance vis-à-vis de son autre dans la croyance religieuse : il s’agit de l’interprétation archéologique freudienne et de la théorie critique qui met en évidence la possible fonction idéologique de la religion.
8C’est, néanmoins, le moment de la postulation kantienne, qui assure, selon P. Ricœur, la médiation permettant le passage de la morale, premier moment de l’éthique, à la religion. Or, avec sa schématisation symbolique nécessaire des Idées de Dieu, de l’homme agréable à Dieu et de la liberté vertueuse (Jésus, selon Kant), la philosophie de la religion se trouve en concurrence avec deux autres herméneutiques qui mettent elles aussi en cause l’adéquation du sujet au sens de ses œuvres. Il s’agit, d’une part, de l’archéologie du sujet dans une perspective freudienne, et, plus largement, « théorique-critique » (d’un point de vue habermassien) ; il s’agit, d’autre part, des herméneutiques eschatologiques internes à la religion dont J. Moltmann (Theologie der Hoffnung, 1965) et R. Bultmann (Jésus, mythologie et démythologisation, 1951, trad. Seuil, 1968, Préface de P. Ricœur) sont pour Ricœur deux références contemporaines majeures. Bien qu’elles soient, pour ce qui est de l’interprétation du phénomène religieux en conflit entre elles, les trois herméneutiques méthodiques n’en débouchent pas moins, chacune à sa manière, sur les racines ontologiques de la compréhension : « chacune dit à sa façon la dépendance du soi à l’existence » (C.I., p. 26). Tâchons d’expliciter ce point. L’on voit se dessiner là une première dialectique par laquelle la réflexion se nie en se limitant au bénéfice de l’existence. Chacune des trois herméneutiques, en effet, procède à sa façon à l’auto-limitation de la production de son sens par le sujet. Dans l’archéologie, l’auto-réflexion (terme auquel tient Habermas pour la psychanalyse) mène à l’admission de la dépendance du sujet vis-à-vis d’un désir pulsionnel (Freud), plus largement d’un intérêt pour la domination du milieu, caractéristique de toute « vie » et dont hérite sur un mode propre la vie « productive » humaine (Marx, Habermas). Qu’il y ait là une sphère du sens que le sujet interprétant « se donne » (se reconnaît) sans « le produire » (sans le faire), c’est ce que confirme sur son mode propre l’herméneutique éthique, juridico-morale, du philosophe : la réflexion sur soi, par la postulation théologique d’un Dieu créateur moral de l’univers (Kant), reconnaît « sa dépendance à l’esprit aperçue dans sa téléologie » (C.I., p. 28). A côté du sens qu’il se donne en tant qu’il le produit (chez Kant : l’autonomie du devoir), le sujet reconnaît ici ne pouvoir réaliser sa finalité que si « l’esprit » divin donne un sens « moral » à la création de la nature qu’il « produit ».
9On retrouve la même dialectique d’auto-négation de la réflexion dans un sens du Soi reçu d’un Autre. Il en est bien ainsi dans les herméneutiques religieuses ou herméneutiques du sacré, notamment dans celle de R. Bultmann selon qui la réflexion du sujet se réapproprie la production autonome du sens « mythique » présent en toute religion, en un moment critique, démythologisant ; mais c’est pour mieux « purifier » une religion en faisant valoir en elle la pureté résiduelle, non mythique, du sens « kérigmatique ». Le sens du kérigme, de la parole que Dieu adresse au croyant, n’est plus produit ou projectif, comme celui qui constitue l’illusion mythologique, mais, au contraire, donné par Dieu. C’est le sens « sacré », avec les deux significations habituelles du terme. Le sacré est extériorisé en une parole dont l’origine est une intériorité absolument « impénétrable » au sujet et il est extériorisé dans une parole qui « sauve », une parole « salutaire », provenant de cette intériorité impénétrable. Dès lors « la démythologisation est l’envers du kérigme » (C.I., p. 381). Ricœur voit donc dans ces trois modalités de l’auto-négation des herméneutiques méthodiques une confirmation réflexive de l’ontologie existentielle de Heidegger, dans la mesure où chacune met en évidence un aspect du soi qui se tient en dehors ou ek-siste, vis-à-vis du soi en tant que sujet pensant un sens qu’il produit objectivement. Ce soi existant, extérieurement et antérieurement au soi subjectif, reçoit son sens dans la dépendance à l’égard d’un Autre. Dépendance à l’égard du désir, dépendance à l’égard du créateur moral, dépendance à l’égard du sacré, « chacune dit à sa façon la dépendance du soi à l’existence » (C.I., p. 26). Mais, précisément, l’on voit se mettre alors en place une seconde dialectique par laquelle l’existence se nie en se limitant au bénéfice de la réflexion. La dépendance pré-subjective du soi à l’égard de l’existence n’est plus, en tant que contenu d’un discours, onto-logique, cette ontologie de la compréhension que Heidegger élaborait directement, selon la « voie courte ». Elle est devenue « un horizon, une visée, plus qu’une donnée » (C.I., p. 23). C’est dire que l’onto-logie a le statut kantien d’une Idée régulatrice qui dialectise l’idée d’existence d’abord en la dédogmatisant et, ensuite, en en faisant le terme de cohérence d’une totalisation à l’infini, à travers l’infini de la « guerre intestine » des trois herméneutiques. L’ontologie de l’existence s’inscrit donc dans un cercle herméneutique : visée d’un Tout qui permet d’anticiper la diversité de la réalité herméneutique la confirmant, mais qui, par effet en retour, se trouve corrigée, rectifiée en son abstraction trop courte, enrichie dans sa compréhension par l’extension des herméneutiques réelles. Elle est ontologie « militante », non « triomphante (C.I., p. 27). Son unité immédiate, unité intuitive que Heidegger revendiquait encore par la méthode phénoménologique — eidétique de Husserl, se trouve « brisée » par la réflexion épistémologique des trois herméneutiques concrètes. Nous comprenons à présent la fidélité de P. Ricœur à la typologie qu’il avait esquissée dans l’article « Sur la Phénoménologie » (1953) que nous étudiions au début de ce travail : il y était dit que l’ontologie existentiale de Heidegger revient à une « ontologie fondamentale » supprimant l’autonomie de la phénoménologie sur un mode qui peut paraître « dogmatique » (au sens kantien de l’expression, bien entendu : un savoir de l’être transcendant en opposition au scepticisme). A ce statut dogmatique de l’ontologie existentiale la seconde dialectique substituerait son statut critique d’idée régulatrice circulairement déterminée par les herméneutiques « ontiques ». L’ontologie de l’existence acquiert un statut critique d’ontologie « militante et brisée » (C.I., p. 27). Elle a dialectisé son discours ou sa forme, doublement : elle a « brisé » son dogmatisme de savoir apparent (l’idole que tend à paraître son Idée) et en a fait dès lors la médiation qui se réfère de façon « militante », non triomphante, à ces conflits qu’elle ne « règle » jamais définitivement. A cette dialectique réflexive de la « forme » ou du logos de l’ontologie existentiale correspond, complémentairement, une dialectique du « contenu » de l’existence elle-même qui permet au sujet « réfléchissant » de se comprendre à partir de son soi existentiel. Il est nécessaire que le soi existentiel puisse « se nier » comme soi réceptif et passif à l’égard de l’Autre transcendant, pour se poser aussi comme « sujet ». Bien plus : la subjectivité réflexive de la compréhension est l’acte d’une « puissance » donnée avec l’existence. Il nous a été donné d’être donnant sens comme sujet, même si c’est nous qui actualisons cette puissance de façon auto-nome et non l’Etre transcendant lui-même à qui nous sommes redevables de cette puissance d’être sujet. Faire dépendre l’actualisation de toutes les significations « subjectives » d’un don ou d’un envoi de l’Etre qui se dissimulerait alors lui-même dans la subjectivité, serait opérer ce glissement de sens arbitraire que nous avons déjà pu repérer chez Heidegger critiqué par Cassirer (Cahiers E. Weil, III, p. 66). Seule donc, cette interprétation dialectique permet de comprendre que l’existence puisse se nier comme subjectivité puisqu’elle actualise en tant que sujet (indépendant) la puissance qu’elle est (dans sa dépendance à l’Etre). Il s’agit donc bien, avec la subjectivité productrice de son sens, d’une auto-limitation et non d’une aliénation de l’existence (cette interprétation aliénante de l’Etre dans la subjectivité étant celle que donnait Heidegger lui-même, de façon réductrice). Ainsi l’existence s’actualisant dialectiquement comme subjectivité par l’actualisation ou auto-négation de sa puissance donnée et dépendante, se met à produire son sens et à le réflechir en son écart de donné — produit et de visée — intentionnée. Nous retrouvons donc, comme moment second ou dialectique de l’existence, l’auto-position réflexive du soi comme sujet qui était le premier moment dans l’ordre méthodique du connaître déployé plus haut : auto-position du sujet partiellement producteur de sens.
Conclusion
10Dans « Ce qui me préoccupe depuis trente ans » (Revue Esprit, no 8-9, avril-septembre 1986), P. Ricœur se pose la question : « quelles sont les caractéristiques de la tradition philosophique à laquelle je me reconnais appartenir ? » (p. 237). Et il répond ainsi : 1.1a tradition réflexive (Ibidem) ; 2.1a médiation par les signes, symboles et textes : « le désir est dit. Hegel l’avait déjà montré dans la Phénoménologie de l’esprit » (p. 240) ; 3. « mais l’interprétation au sens technique… n’est que le développement, l’explicitation de ce comprendre ontologique, toujours solidaire d’un être-jeté préalable » (p. 239). Réflexion (Kant), dialectique (Hegel), existence (Heidegger) : l’œuvre de P. Ricœur, jusqu’en ce récent retour sur elle-même, cherche à articuler ces trois déterminations du « se comprendre soi-même ». La dialectique de la réflexion est première dans l’ordre de la connaissance de soi, certes, et elle débouche sur une auto-limitation par laquelle elle se supprime comme réflexion dans la reconnaissance de « l’appartenance participante par quoi nous sommes au monde avant d’être des sujets qui s’opposent à eux-mêmes des objets » (Ibid., p. 239). Mais cette appartenance participante au désir, à la création morale, au sacré, n’étant posée que comme visée régulatrice de la réflexion, celle-ci se comprend elle-même dans la dialectique du contenu qu’elle vise : la réflexion se réapproprie elle-même comme existence en puissance de se nier vraiment, puissance qu’actualise la « distanciation » d’avec soi. P. Ricœur doit donc distinguer réceptivité passive du soi (enrichie de la « chair », d’autrui et de la conscience, en Conclusion de Soi-même comme un autre) et réceptivité active où le soi se reçoit comme pouvoir être sujet. Si l’ipséité (1’etre-soi-même) comporte un moment d’altérité avec la réceptivité passive à l’Autre, elle n’en comporte pas moins un moment irréductible de réceptivité à la puissance d’être activement, par soi, soi-même : en l’ipséité du soi-même, la « mêmeté » du sujet se renie en l’altérité passive du soi, mais celle-ci s’est toujours déjà aussi authentiquement niée en la mêmeté du sujet. Les deux dialectiques s’équilibrent sans cesse en la « sagesse » compréhensive de l’interprétation ricœurienne. L’appartenance est « pour » la distanciation (première dialectique pour nous). Mais l’acte de mise à distance qui constitue le sujet se réfléchit rétrospectivement « dans » l’appartenance (seconde dialectique, première en soi, celle de l’existence). Ces dialectiques de compréhension réciproque et mutuelle de la réflexion par l’existence et de l’existence par la réflexion pourraient être assez facilement repérables dans les études consacrées à l’ipséité narrative et à l’ipséité pratique des trente dernières années. Gageons que nous avons dégagé, avec ces deux dialectiques, l’invariant éidétique des phénomènes en l’œuvre du « se comprendre soi-même » de P. Ricœur.
Bibliographie
Cette bibliographie est limitée aux écrits de Paul Ricœur mentionnés dans la précédente étude.
A l’école de la Phénoménologie, Paris, Ed. Vrin, 1987, (Sur la phénoménologie, 1953 — Sympathie et respect, 1954 — Kant et Husserl, 1954-1955).
Philosophie de la volonté, I, Le volontaire et l’involontaire, 1950 ; II, Finitude et culpabilité, 1. L’homme faillible, 2. La symbolique du mal, 1960, Paris, Ed. Aubier.
L’interprétation, essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965.
Essais d’herméneutique, I, Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, en abrégé Cd. (L’acte et le signe selon Jean Nabert, 1962. Existence et Herméneutique, en abrégé E.E.H., 1965, L’herméneutique des symboles, II, 1962, La liberté selon l’espérance, référence à J. Moltmann, 1968, Démythiser l’accusation, 1965, Préface à R. Bultmann, 1968) ; II, Du texte à l’action, Paris, Le Seuil, 1986, en abrégé D.T.A.
Temps et récit, I, II, III, Paris, Le Seuil, 1983-1984-1985, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, en abrégé, S.C.U.A. « Ce qui me préoccupe depuis trente ans », Revue ESPRIT, Paris, no 8-9, avril-septembre, 1986.
Nous renvoyons aussi à : Cahiers E. Weil, III, Interprétations de Kant, P.U.L., 1992, André Stanguennec, « Une alternative herméneutique face à Kant et Hegel : Cassirer ou Heidegger », pp. 53-70.
Auteur
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