Chapitre III. La seconde guerre de Trente ans et la « croisade philosophique » contre l’Allemagne
p. 171-205
Note de l’auteur
N.D.A. : Les traductions françaises indiquées dans le texte ne sont là qu’à pur titre informatif.
Texte intégral
A.— Allemands, « Goths », « Huns » et « Vandales »
1Vers la fin de la première guerre mondiale, alors qu’il est encore sous le choc des bombes lancées sur Londres par quelques avions allemands, le libéral anglais, L.-T. Hobhouse, dans la dédicace à son fils, lieutenant dans l’aviation, du livre dans lequel il réfute la Théorie métaphysique de l’Etat, dénonce la « fausse et mauvaise doctrine » de Hegel comme étant la cause ultime ou le point de départ de l’incroyable événément qui venait de se produire. Pour poursuivre en ces termes : « Combattre efficacement cette doctrine veut dire prendre part à la lutte dans la mesure où le permettent les mauvaises conditions physiques de l’âge avancé […]. Avec elle commença la plus insidieuse et subtile des emprises intellectuelles qui ait jamais miné l’humanitarisme rationnel du xviiie et du xixe siècles et ce dont je viens d’être le témoin est contenu implicitement dans la théorie hégélienne de l’Etat-Dieu. Toi, tu peux rencontrer les Goths élus dans le ciel, puisse donc t’assister toute la puissance d’une juste cause. Moi, je dois me contenter de méthodes plus banales […]. En tout cas, tu peux être certain d’une chose : c’est que nous sommes ensembles comme dans le passé et que nous combattons tous les deux une unique et grande cause, même si de façon différente »1.
2Plus d’un quart de siècle après, alors que la seconde guerre mondiale touche à sa fin, Hayek fait ce bilan de la catastrophe qui s’était abattue sur l’Europe et sur le monde entier : « Pendant plus de deux cents ans, les idées anglaises se sont diffusées vers l’Est. Le royaume de la liberté, qui s’était déjà implanté en Angleterre, semblait destiné à s’étendre au monde entier. Mais il est probable que c’est vers 1870 que l’influence de ces idées a atteint son point culminant. La retraite commença en effet à partir de ce moment-là et un autre genre d’idées provenant de l’Est, à dire vrai pas vraiment nouveau mais plutôt bien connu, fit son apparition. L’Angleterre perdit son rôle intellectuel de premier plan dans le domaine politique et social et commença à importer les idées. Dans les soixante années qui suivirent, l’Allemagne devint le centre à partir duquel se diffusèrent à l’Est et à l’Ouest les idées destinées à gouverner le monde au xxe siècle »2. Il en ressort une impressionnante ligne continue jusqu’à nos jours depuis la pugnace dédicace d’Hobhouse à son fils, lieutenant de la Royal Air Force occupé à combattre militairement ces barbares dont le père tentait de se débarrasser sur le plan philosophique, à savoir, les Goths, ou bien mieux, pour s’exprimer cette fois comme Boutroux, « les survivants des Huns et des Vandales »3.
3C’est un conflit vécu de part et d’autre en termes essentiellement religieux. Et si, en Allemagne, Sombart parle de « guerre de croyances » opposées4, Boutroux lui, parle d’« une sorte de croisade philosophique où sont aux prises deux conceptions opposées du bien et du mal, et de la destinée du genre humain »5, pour Hobhouse, il s’agit d’une lutte qui se développe, en dernier lieu, « au nom d’une religion » plus ou moins laïcisée : « L’Europe subit son martyre, des millions de personnes meurent en servant de faux dieux, d’autres millions en opposant résistance à ces faux dieux »6. Dans de telles conditions, le débat idéologique (ou théologique) n’est autre chose que la continuation et l’ultime aggravation du conflit militaire ; on comprend ainsi que le libéral anglais demande à ses compatriotes et aux forces de l’Entente dans son ensemble de ne pas perdre de vue « le péché originel qui a établi son culte en Allemagne » et dont la philosophie hégélienne est partie intégrante et essentielle7.
B.— La grande épuration de l’Occident
4Parler de guerre de religion veut dire aussi parler de lutte entre des civilisations opposées ou mieux encore, entre civilisation et barbarie. Selon Hayek, c’est déjà à l’époque de Bismarck que l’Allemagne s’est placée sur des positions antagonistes par rapport à la « civilisation occidentale »8. Et c’est encore au nom de la Western civilisation, synonyme de « société ouverte »9, que Popper condamne, lui aussi, Hegel ; il est donc intéressant de remarquer comme ce pathos de l’Occident continue encore aujourd’hui à conditionner négativement, chez les auteurs les plus divers, le jugement sur la tradition culturelle de l’Allemagne, sur la philosophie classique allemande et plus en particulier, sur Hegel. Habermas situe dans son « extraniation par rapport à l’esprit occidental »10 la principale limite de ce dernier. Une fameuse spécialiste de Kant va jusqu’à écrire que non seulement la pensée politique du philosophe de Königsberg et celle de Hegel, mais la « théorie bourgeoise en Allemagne » dans son ensemble est « en évidente contradiction avec la conception occidentale »11. La guerre de religion continue. Popper fait descendre de la « doctrine centrale du christianisme » la synthèse d’« individualisme » et « altruisme » dans laquelle il situe et célèbre « la base de notre civilisation occidentale »12 ; mais déjà Boutroux avait exprimé l’opinion selon laquelle l’Allemagne ne s’était pas encore complètement « convertie à la doctrine chrétienne du Dieu d’amour et de bonté »13.
5Il est cependant très singulier que, sauf exception, personne n’ait tenu à préciser avec rigueur ce qu’on entend par Occident. Et pourtant cela en vaudrait la peine puisqu’il s’agit d’une catégorie pas du tout univoque. Ce n’est évidemment pas ici le lieu indiqué pour reconstruire l’histoire de ses multiples sens. Il suffira de mentionner le fait qu’au milieu du siècle dernier, la Russie aussi, selon Edgard Quinet, faisait partie à plein titre de l’Occident comme un des « Rois Mages », avec l’Angleterre et la France, appelées à apporter la lumière de la civilisation et du christianisme à l’Orient, qu’il fallait coloniser14. Quelques années plus tard, un auteur américain, qu’il faut citer ici puisqu’il était en bons rapports avec Tocqueville et qu’il est cher de nos jours, malgré son origine allemande, à Hayek, après avoir célébré, lui aussi, la vitalité expansive de l’« histoire occidentale » (Western history), précise que par cela il faut entendre l’histoire de « toute […] la fraction de l’humanité » ou bien mieux de la « race » en-deçà du Caucase15. La catégorie Occident chez Lieber est un peu moins vaste que chez Quinet, mais décidément plus vaste que chez les auteurs cités précédemment, lesquels, au fond, ne s’en servent que pour désigner les adversaires occidentaux de l’Allemagne au cours des deux conflits mondiaux.
6Mais cette restriction draconienne et pas bien motivée ne réussit pas à conférer à la catégorie en question la clarté nécessaire et l’univocité. Pour se rendre compte de son utilisation lourdement idéologique, il suffit de réfléchir sur le fait que Popper parle indifféremment d’« Occident » ou d’« hémisphère occidental » comme l’ensemble de « ces amples zones de notre planète » qui vivent désormais dans une sorte de jardin de l’Eden et dans une condition très proche « du Paradis »16. De même H. Arendt écrit que Inhumanité est tourmentée par la pauvreté depuis toujours et qu’elle continue à souffrir de cette malédiction dans tous les pays situés en dehors de l’hémisphère occidental »17. Au point où nous en sommes, la confusion est totale. On fait prévaloir ici une catégorie dont la génèse remonte au président américain Monroe, lequel, en formulant la célèbre doctrine qui a pris son nom, refuse aux puissances européennes le droit d’intervenir en Amérique, ou bien mieux, dans « ce continent » et « cet hémisphère »18. Et ainsi, l’Europe est exclue de l’hémisphère occidental alors que les pays sud-américains en font partie, bien qu’ils vivent dans des conditions dramatiques de pauvreté. De ce point de vue-là, l’affirmation de Popper et de H. Arendt est complètement absurde à moins que, pour ces derniers, l’expression « hémisphère occidental » ne soit synonyme d’une alliance politique et militaire bien différente qui indique alors l’O.T.A.N. Mais alors on devrait exclure de cet hémisphère ou de l’Occident la République Démocratique Allemande, qui existait encore à l’époque où les deux auteurs formulaient leur affirmation et y inclure la Turquie, introduite généreusement, pour des raisons plus stratégiques qu’économiques et sociales, dans ce club exclusif que Popper définit « une sorte de jardin d’Eden ». En conclusion, on définit tour à tour l’Occident à l’aide de termes raciaux, géographiques, géopolitiques, militaires, culturels mais sans jamais en préciser l’extension : la seule chose claire et inamovible est la fonction d’interdit idéologique d’une catégorie appelée à condamner et à exclure de la communion avec la Civilisation ceux qui, tour à tour et toujours de façon arbitraire, sont considérés étrangers ou hostiles à l’Occident.
7C’est ce qui ressort en particulier de façon très claire chez Hayek, qui sent le besoin de se livrer à un autre tour de vis, en bannissant de l’Occident authentique non seulement l’Allemagne, mais aussi ce qu’il condamne comme la « tradition française ». Il ne reste donc que la tradition anglo-saxonne qui ne réussit pas non plus, elle aussi, à s’en sortir à bon marché puisqu’on exclut aussi de son sein les « enthousiastes de la Révolution française » en terre anglaise ou américaine comme Godwin, Priestley, Price, Paine et même Jefferson, du moins le Jefferson postérieur au « séjour en France »19 fatal et contagieux.
8A son tour, Popper exclut de la « civilisation occidentale » et de la « société ouverte » occidentale non seulement Hegel et Marx mais aussi Platon et Aristote qu’il considère « totalitaires ». A la rigueur épuratoire n’échappe même pas, pour prendre le nom d’un auteur « mineur », le pauvre Karl Mannheim, qui a abouti lui aussi à Londres pour échapper au nazisme, et qu’il était impossible de soupçonner de sympathie envers l’Union Soviétique, qui cependant est inclus par Hayek avec, en premier lieu, Hegel et Marx, parmi les importantations ruineuses provenant de l’Est20, à cause de son refus du libéralisme économique et à cause de son insistance sur le thème de la planification, et qui est condamné par Popper à cause de son soutien à une théorie « collectiviste et holistique » et d’une théorie de la « liberté » […] fille de celle de Hegel »21.
9On pourrait alors penser que ces deux grands épurateurs de l’Occident, liés par de si nombreux fils, tombent d’accord. Ce n’est pas le cas. Alors qu’Hayek n’est jamais las de célébrer Burke qu’il définit comme « grand et clairvoyant »22 et qu’il considère comme un des pères de la civilisation occidentale, Popper a, à cet égard, un comportement beaucoup plus réservé ou franchement critique puisqu’il souligne, chez Hegel et au sein du romanticisme allemand, la présence du grand antagoniste de la Révolution française23, associé à cause de sa pernicieuse influence à un « totalitaire » d’importance comme le serait Aristote24. Le contraste regarde l’évaluation de la Révolution française en tant que telle, envers laquelle Hayek, sur le sillage de Burke, se montre très méfiant et ouvertement hostile puisqu’elle est coupable, selon lui, d’avoir détruit des sociétés intermédiaires entre l’individu et l’Etat25 alors que Popper la considère favorablement puisqu’il s’exprime avec chaleur sur les « idées de 1789 »26. Et ce n’est pas tout. Alors que Popper, comme nous le savons déjà, fait descendre de la « doctrine centrale du christianisme » la synthèse d’« individualisme » et d’« altruisme » dans laquelle il situe et célèbre « la base de notre civilisation occidentale », Hayek, au contraire, considère d’un air suspect aussi le christianisme, comme il ressort du désappointement qu’il exprime pour le fait que « la majeure partie du clergé de toutes les églises chrétiennes » a emprunté aujourd’hui au socialisme l’aspiration à la « justice sociale » de sorte que ce mot d’ordre ruineux est devenu « la caractéristique de l’homme bon et le signe visible de la possession d’une conscience morale ». Il n’y a malheureusement « pas de doute que les croyances religieuses et morales puissent détruire une civilisation » ; « parfois, des personnages de saints dont l’altruisme n’est pas mis en doute, peuvent représenter de graves menaces pour ces valeurs que même les gens considèrent inébranlables »27. Il nous semble presque écouter Nietzsche, même si, au patriarche du néolibéralisme il manque peut-être le courage intellectuel du grand philosophe pour proclamer ouvertement son horreur du christianisme. En somme, même Hayek et Popper se représentent l’Occident de façon très différente : il est, pour tous les deux, synonyme d’« individualisme », mais pour le premier l’individualisme, né de la Révolution française, n’est qu’un « faux individualisme »28, étranger donc et même opposé de façon inconciliable à l’Occident authentique dont il semblerait qu’Hayek veuille exclure avec la Révolution française aussi le christianisme auquel Popper reconduit, en dernier lieu, les « idées de 1789 »29.
10Il ressort clairement de tout cela que la catégorie Occident est non seulement on ne peut plus vague et équivoque mais qu’elle se prête aussi à un relancement continu et interminable. Nous avons vu les paroles enflammées qu’Hobhouse emploie contre les Goths, lui qui soutient pourtant un libéralisme qui selon Hayek, sent terriblement le socialisme30, c’est-à-dire une doctrine qui, dans toutes ses variantes, renvoie aux ruineuses importations provenant de l’Est. Nous avons vu Habermas s’abandonner, lui aussi, au pathos de l’Occident, lequel Habermas est coupable, toujours aux yeux du patriarche du néo-libéralisme, d’arrogance normativiste et constructiviste envers l’ordonnance sociale existante et est, par conséquent, un intellectuel typique de la « pensée française et allemande »31 ; il ressort, lui aussi, étranger à l’Occident le plus authentique qui est pour Hayek l’Occident anglo-saxon.
11Mais justement à cause de ce facile jeu de relancement qu’elle semble impliquer, la catégorie en question fonctionne comme une machine de guerre meurtrière qui chasse implacablement du sein de l’Occident authentique les éléments considérés tour à tour indésirables et qui permet de mettre en état d’accusation toute la tradition culturelle et philosophique allemande. Les représentants de cette dernière sont acquittés ou condamnés selon qu’on les considère susceptibles ou non d’être admis dans l’empire de l’Occident authentique. La sentence peut changer à chaque fois mais le chef d’accusation reste le même : il s’agit de s’assurer, dans chaque cas, si et dans quelle mesure un auteur bien défini s’est rendu responsable du délit qu’Habermas définit « extraniation par rapport à l’esprit occidental ». Au cours de la première guerre mondiale, au moment où Boutroux entreprend sa « croisade philosophique » anti-allemande, il n’épargne pas non plus Kant qu’il assimile pleinement aux autres représentants de la barbarie provenant de l’Est32. A quelques dizaines d’années de distance, la spécialiste du philosophe de Königsberg que nous avons déjà nommée, condamne l’auteur objet de son étude, le considérant « en évidente contradiction avec la conception occidentale ». Quand, au lieu de cela, Dahrendorf affirme que Kant a « découvert et développé la tradition britannique pour l’Allemagne, et, même mieux, pour la Prusse »33, il est alors clair que la réhabilitation est complète vu que le philosophe apparaît maintenant citoyen de l’Occident et, en outre, de l’Occident le plus authentique, à savoir, de l’Occident anglo-saxon. En 1919 déjà, Schumpeter pense pouvoir sauver le philosophe de Königsberg uniquement grâce aux « influences anglaises » qu’il croit pouvoir relever chez le théoricien de la paix perpétuelle34. C’est ainsi qu’on rattache arbitrairement à la tradition anglo-saxonne et qu’on rend victime d’une sorte d’Anschluss posthume, un philosophe qui, surtout à l’époque où il écrit Pour la paix perpétuelle, engage une polémique enflammée contre le pays qui dirige la coalition anti-française et contre-révolutionnaire, polémique dans laquelle il n’hésite pas à définir Pitt, le chef du gouvernement anglais, « un ennemi du genre humain »35. Sans être consulté, Kant devient citoyen honoraire de celle que Dahrendorf définit « l’île heureuse même si pas complètement parfaite »36, c’est-à-dire, de la Grande Bretagne qui représentait cependant pour le philosophe « la nation la plus dépravée », celle qui — comme le démontrait sa haine implacable envers la nouvelle France républicaine — considérait les « autres pays et les autres hommes » à la manière de simples « appendices » ou « instruments » de sa volonté de domination37.
C.— La transfiguration de l’Occident libéral
12Dans chaque guerre de religion, les deux éléments suivants, la démonisation et l’auto-apologétique ou hagiographie, s’entremêlent étroitement. La condamnation sans appel de l’Orient et de la tradition culturelle allemande va au même pas que la transfiguration de la tradition libérale, surtout de la tradition anglo-saxonne. Sans vouloir méconnaître le grand mérite historique acquis par cette dernière lors de sa lutte contre l’absolutisme monarchique, nous ne devons pas oublier ses limites de fond, qui ne consistent pas seulement à séparer nettement la politique de l’économie et à représenter la liberté seulement de façon formale mais qui se manifestent déjà au niveau de son thème préféré et de son cheval de bataille, c’est-à-dire, au niveau de la liberté négative qu’elle ne cesse de célébrer comme la liberté tout-court même si elle ne réussit pas à la concevoir en termes vraiment universels.
13C’est comme cela que l’on peut comprendre la tranquille théorisation de l’esclavage dans les colonies à laquelle parvient Locke quand il parle des « planteurs des Indes occidentales », qui possèdent des esclaves et des chevaux sur la base de droits acquis au moyen d’un contrat régulier d’achat et de vente38, comme d’un fait évident et pacifique (le contractualisme peut servir à justifier aussi l’institution de l’esclavage). Le grand théoricien de la limitation du pouvoir de l’Etat voudrait cependant voir sanctionné dans la constitution d’une colonie anglaise en Amérique, le principe selon lequel « chaque homme libre de la Caroline doit posséder pouvoir absolu et autorité sur ses esclaves noirs que soient leur opinion et religion »39. C’est ainsi que, dans un des textes classiques du libéralisme, on trouve l’affirmation qu’il y a des hommes « soumis par loi naturelle à la domination absolue et au pouvoir inconditionnel de leurs maîtres »40.
14Ou peut-être ne s’agit-il pas à proprement parler d’hommes puisque, dans l’Histoire de la navigation, on peut même lire : « voici les marchandises qui proviennent de ces pays : or, ivoire et esclaves ». Les esclaves noirs sont, avec d’autres commodities, partie intégrante et essentielle de l’économie politique de l’Angleterre libérale de l’époque puisqu’ils sont objet d’« un commerce important » qui rend un « grand service à toutes les plantations américaines »41 et auquel Locke est, lui aussi, particulièrement intéressé, vu qu’il y a investi une partie de son argent42. N’oublions pas qu’un des actes de politique internationale les plus importants sous l’Angleterre libérale née de la Glorious Revolution, consiste à arracher à l’Espagne, au moyen de la Paix d’Utrecht, l’Asiento, à savoir, le monopole de la traite des Noirs.
15La difficulté pour la tradition libérale de subsumer chaque être humain sous la catégorie d’homme, la difficulté de concevoir l’homme dans son universalité, ce nominalisme anthropologique ne se manifeste pas seulement en relation avec les Noirs importés d’Afrique. Si Locke subsume l’esclave sous la catégorie de « marchandise », nous voyons, un siècle plus tard, E. Burke subsumer l’ouvrier agricole ou le travailleur salarié sous la catégorie d’« instrumentum vocale »43. Parmi les adversaires du grand antagoniste de la Révolution française, il y a sans aucun doute aussi Sièyes qui semble ne pas avoir, à ce sujet, une opinion différente de celle du publiciste et homme d’Etat anglais, puisqu’il compare, lui aussi, la « plus grande partie des hommes » à des « machines à travail » ou bien mieux à des « instruments humains de la production », à des « instruments bipèdes »44.
16Et la tradition libérale révèle de nouveau ses principales limites aussi en ce qui concerne la liberté négative qu’on refuse non seulement aux esclaves mais aussi aux pauvres ou « vagabonds » enfermés en masse dans les « maisons de travail », une institution totale, contre laquelle Locke n’oppose pas d’objection et dont, bien au contraire, il voudrait un renforcement de la discipline : quiconque falsifiera un laissez-passer (sortant sans autorisation), aura comme punition, la première fois, les oreilles coupées ; quant à la deuxième fois, il sera déporté dans les plantations, comme s’il avait commis un crime, et donc réduit pratiquement en esclavage. Mais il existe une solution encore plus simple, du moins pour ceux qui ont la malchance d’être surpris à mendier en-dehors de leur paroisse et à proximité d’un port de mer : on les embarquera de force dans la marine militaire ; « s’ils descendent ensuite sur la terre ferme sans autorisation ou s’ils s’éloignent ou encore s’ils restent sur la terre ferme plus longtemps que ne le permet le règlement, on les punira comme déserteurs », à savoir, de la peine capitale45.
17L’institution des maisons de travail a son siège en Angleterre. Et c’est justement en se référant au pays classique du libéralisme que le jeune Engels nous révèle une série de détails impressionnants : « les paupers portent l’uniforme de la maison et sont sujets à l’arbitrage du directeur, sans la moindre protection » ; afin que « les parents dépravés moralement » ne puissent pas influencer leurs enfants, on sépare les familles ; on envoie l’homme dans une aile, la femme dans l’autre, les enfants dans une troisième. On détruit l’unité familiale mais, pour le reste, on les entasse tous, parfois jusqu’à douze ou seize par pièce et on exerce sur eux tout genre de violence sans épargner ni les vieux ni les enfants et avec des attentions particulières envers les femmes. En pratique, les internés des maisons de travail sont déclarés et traités comme « des objets de dégoût et d’horreur, hors la loi et en dehors de la communauté humaine »46. Si le tableau esquissé par Engels apparaît trop émotif, on tiendra alors compte du jugement plus sec d’un auteur libéral contemporain (Marshall) pour qui il est bien évident, qu’une fois qu’ils étaient entrés dans les maisons de travail, les pauvres « cessaient d’être des citoyens dans quelque sens pur du terme que ce soit », puisqu’ils perdaient le « droit civil de la liberté personnelle »47.
18Même quand elles réussissent à éviter le destin de l’internement dans les maisons de travail, les classes inférieures voient leur liberté gravement réduite et mutilée. Hayek a beau célébrer Mandeville comme celui pour qui « l’exercice arbitraire du pouvoir de la part du gouvernement serait réduit au minimum »48, en réalité, le fameux représentant du premier libéralisme anglais, partisan d’une morale dédaigneusement laïque, exige cependant que la fréquentation dominicale de l’église et d’endoctrinement religieux devienne une « obligation pour les pauvres et les analphabètes à qui on devrait absolument empêcher, le dimanche, l’accès à un quelconque divertissement qui ne soit pas celui de l’église »49.
19Chez Sieyès, on peut même lire la proposition de soumettre les pauvres à un esclavage temporel et contrôlé par la loi : « la dernière classe, composée des hommes qui n’ont que leurs bras, peut avoir besoin de l’esclavage de la loi pour échapper à l’esclavage du besoin. Pourquoi restreindre la liberté naturelle ? ». Les fanatiques de l’Occident le plus authentique, l’anglo-saxon, pourraient objecter tout de suite que Sieyès n’en fait pas partie, lui qui, au contraire, aurait fourni, selon Talmon, quelques arguments lui aussi à la « démocratie totalitaire »50. Le fait est, cependant, qu’en plaidant la cause de l’introduction de « l’esclavage de la loi », Sieyès renvoie explicitement à un modèle anglo-saxon : « Je vais vendre mon temps et mes services de toute espèce (je ne dis pas ma vie) pour un an, deux ans, etc., comme cela se pratique dans l’Amérique anglaise »51. Il se réfère aux soi-disants « indenturents servants », pratiquement des « demi-esclaves », du moins pour la durée de leur « contrat » (souvent d’ailleurs prolongé arbitrairement par leurs maîtres sous différents prétextes) et qui étaient en effet vendus et achetés sur un marché régulier, annoncé même dans la presse locale et que l’on poursuivait en cas d’évasion ou d’éloignement illicite du lieu de travail52. C’est comme cela, souligne Sieyès, que « les Américains » ont réussi brillamment à « importer chez eux les ouvriers en tous genres dont ils ont besoin », recourant à un « moyen » qui en France53, suscitait, au contraire, la méfiance.
20Quant on lit alors que le libéralisme a été dès le début synonyme de liberté pour tous, quand on lit chez Talmon que le libéralisme a toujours détesté la « coercition » et la « violence »54, on se rend compte tout de suite que le terrain de l’historiographie a été abandonné pour un vol dans le ciel et dans les nuages de l’hagiographie. De même, lorsque nous lisons chez Bobbio que « les déclarations des Droits de l’Homme » sont « inclues dans la constitution des états libéraux » et que l’on doit à Locke l’idée que « l’homme en tant que tel a des droits par nature »55, ou bien quand nous lisons chez Dahrendorf que, déjà à partir de la Glorious Revolution s’affirme l’idée de la « citoyenneté » (même si à un niveau minimum en tant qu’« égalité devant la loi ») pour tous les hommes56 on se rend compte clairement qu’on se meut dans un espace historique imaginaire dont on expurgé des faits macroscopiques comme l’esclavage, les maisons de travail, les relations réelles de travail jusqu’à l’idéologie très longtemps prédominante dans l’Angleterre libérale, une idéologie qui se comportait, non seulement envers les esclaves noirs mais aussi envers le « nouveau prolétariat industriel » de façon si dure « qu’elle fait penser au comportement des colons blancs les plus abjects envers les travailleurs de couleur »57.
21Après avoir procédé à cette identification sommaire entre tradition libérale et Droits de l’Homme en tant que tel, Dahrendorf déclare qu’il partage « les idées de fond du grand Whig », qui est Burke58, comme si, parmi les idées de fond de ce dernier, il n’y avait pas, en premier lieu, le refus catégorique du discours sur les Droits de l’Homme, condamné en tant que théorie subversive ouvrant la voie aux renvendications politiques et sociales de « coiffeurs » et « vendeurs de bougies », sans parler de « nombreuses autres activités plus serviles que celles-ci », aux revendications de la « multitude la plus basse »59, ou en tout cas, de gens dont « l’occupation sordide et mercenaire » (sordid mercenary occupation) comporte « une perspective mesquine des choses humaines »60. L’identification habituelle entre Droits de l’Homme et tradition libérale anglaise est d’autant plus absurde si on pense que même un libéral-radical comme Bentham repousse la revendication de l’égalité et la théorisation révolutionnaire française des Droits de l’Homme en tant que tel à l’aide d’arguments très semblables à ceux de Burke, à savoir, à partir du souci, dans ce cas aussi, qu’un tel discours puisse stimuler l’arrogance ou la désobéissance anarchique des « apprentis » et des classes inférieures en géneral : « Tous les hommes naissent égaux dans leurs droits. L’héritier de la famille la plus indigente a-t-il donc des droits égaux à l’héritier de la famille la plus riche ? Quand est-ce vrai ? ». Et comment justifier alors la nécessaire « sujétion de l’apprenti à son maître ? »61.
D.— Occident imaginaire, Allemagne imaginaire
22La construction d’un Occident imaginaire implique la construction parallèle, par antithèse, d’une Allemagne imaginaire, dont les caractéristiques permanentes et éternelles résultent du simple renversement des valeurs dont le premier se fait interprète et dépositaire. Et voilà que toute la tradition culturelle et politique allemande est menacée par une sorte de malédiction originelle qui la pousse constamment à nier la valeur autonome de l’individu, englouti par un étatisme dévorant. Vu, en outre, que l’Occident joue au gardien des valeurs morales et du principe de la supériorité du droit par rapport à la force, voilà qu’on dépeint l’Allemagne en proie, au cours de toute son évolution, au culte de la force et de la violence, à la sanctification du fait accompli, sur l’autel duquel on sacrifie la norme éthique dans son autonomie et dans sa dignité. Comme le démontrerait, de façon particulièrement éclatante, l’affirmation hégélienne de l’unité entre rationnel et réel.
23Ainsi, l’histoire de l’Europe est divisée en l’histoire de deux traditions culturelles opposées sans rapports ou en rapports plutôt évanescents entre elles ; à l’image stéréotypée de l’Occident libéral s’oppose l’image, elle aussi stéréotypée, de ses ennemis. Nous avons déjà traité ce dernier aspect62. Il suffira donc ici de citer la stupéfaction exprimée, au cours de la première guerre mondiale, par Meinecke : « les Français se vantent de leur individualisme et de leurs garanties à défendre leur liberté personnelle entre l’ingérence de l’Etat et voient en nous les instruments serviles de la volonté de l’Etat ». « On dirait qu’il s’agit d’un rêve » — ajoute le fameux auteur qui ne réussit pas à accepter le changement radical de l’image de l’Allemagne et de la France par rapport à l’époque de Fichte pour qui — comme observe encore Meinecke — « l’art de l’Etat latin ou étranger, selon son expression, tend fortement à devenir celui de l’Etat-machine qui traite tous les composants de la machine de matériel homogène, et révèle une attraction pour une constitution toujours plus monarchique. L’art de l’Etat allemand, au contraire, éduque l’homme et futur citoyen à une personnalité éthique autonome. Dans l’ouest, uniformité et asservissement ; chez nous, liberté, autonomie, sens de ce qui est originel »63.
24Du moins en ce qui concerne les relations entre les deux pays de-deça et au-delà du Rhin, il y a eu un renversement, au moment où écrit Meinecke, par rapport à l’époque des guerres anti-napoléoniennes, au cours desquelles l’auteur des Discours à la nation allemande avait essayé de stimuler la résistance contre l’occupation française et de renforcer la conscience de l’identité nationale et culturelle de l’Allemagne, en opposant « l’art de l’Etat authentiquement allemand » (echte deutsche Kunst) aux « machines sociales » considérées étrangères (et, à savoir, renvoyant à la France napoléonienne et impériale) dans le cadre desquelles l’individu se réduit, en dernier lieu, à une des nombreuses « roues » (Rader) uniformes et interchangeables d’un « mécanisme » impersonnel dont le mouvement est déterminé et réglé de l’extérieur et d’un haut64. Et donc la stupéfaction de l’historien allemand, spectateur lucide d’un fait singulier et surprenant est amplement justifiée : on dirait qu’au cours de la première guerre mondiale, la France retourne contre la Prusse (et l’Allemagne) cette même idéologie qui avait eu la prétention de la mettre en état d’accusation à l’époque des Befreiungskriege.
25Et, cependant, les stéréotypes qui se sont développés en Allemagne au cours des guerres anti-napoléoniennes continuent à survivre dans ce pays aussi au cours des deux guerres mondiales. Ainsi pour Simmel, I’« individualisme » est une caractéristique « absolument inséparable de l’essence allemande »65, alors que, selon Scheler, est propre à la France, au contraire, l’« habitude congénitale et la foi superstitieuse dans l’Etat absolu et tout puissant »66. Presque trois décennies plus tard, un idéologue du Troisième Reich, ou, en tout cas, proche du nazisme, polémique âprement contre les « fanatiques occidentaux de l’Etat » (westliche Staatsfanatiker)67.
26Nous arrivons à des résultats analogues si nous analysons l’autre stéréotype fondamental, celui qui, attaquant en particulier l’affirmation hégélienne de l’unité entre rationnel et réel, oppose le respect occidental des raisons de la morale au culte teutonique de la force. En réalité, l’utilisation barbare de la force n’empêche pas Rosenberg de faire les louanges du « devoir être », de l’« impératif moral catégorique », du « côté moral de l’homme »68. Un culte exalté du Sollen peut bien être fonction du manque de légitimation du moderne ; et on comprend bien le fait que le nazisme (et le fascisme) considère comme intolérables la thèse hégélienne de la rationnalité du réel et une philosophie de l’histoire qui sanctionne l’irréversibilité du processus historique, dans ses résultats stratégiques, comme progrès de la liberté et de son extension progressive à tous. En se référant pas par hasard à Nietzsche, Baeumler polémique explicitement contre la fameuse Préface à la Philosophie du droit : la thèse de Hegel, selon laquelle on serait le fils de son temps et dans laquelle cette même philosophie ne serait autre que la compréhension conceptuelle de sa propre époque, cette thèse — observe-t-il de façon critique — fut accueillie avec enthousiasme par la « bourgeoisie cultivée allemande » qui trouva en elle la consécration de son idéal philistin de vie69. De la même façon, Böhm tonne contre un « siècle devenu complètement fait d’historisme » en attaquant toujours Hegel, à qui il oppose positivement Rudolf Haym, dont la monographie-réquisitoire a l’honneur de compter « parmi les livres sur Hegel actuels justement aujourd’hui »70. Et la philosophie hégélienne de l’histoire est la cible implicite aussi de Rosenberg, quand il exhibe toute sa répulsion envers l’« historisme matérialiste »71. Encore une fois, la thèse hégélienne de la rationalité du réel ne peut être que synonyme d’esprit philistin et de matérialisme pour un mouvement qui, répondant à un impératif catégorique, qui provient de la profondeur de l’âme germanique, prétend s’engager dans une lutte « héroïque » pour effacer des siècles de « décadence » moderne. C’est sur la base de cette logique qu’encore après la deuxième guerre mondiale, un idéologue comme Julius Evola a pu écrire que « ce sont les hommes sans épine dorsale qui se réfèrent volontiers au dogme plein d’historisme Weltgeschichte ist Weltgericht […] »72.
27Bergson d’abord et puis Popper ont pensé pouvoir opposer positivement Schopenhauer73 à Hegel, présumé sanctificateur du fait accompli. S’ils avaient pu lire les conversations à table d’Hitler, ils auraient pu remarquer avec désappointement que le Führer du troisième Reich était pleinement d’accord avec leur opposition ; en effet, selon Hitler, Schopenhauer a eu le grand mérite d’avoir « pulvérisé le pragmatisme de Hegel ». Le « pragmatisme » dont il est question ici n’est autre que l’« historisme » ou l’« historisme matérialiste » dénoncé par Rosenberg et par les autres idéologues passés en revue précédemment : les trois termes sont des synonymes qui ont pour but de faire passer pour philistine et anti-héroïque la philosophie hégélienne de l’histoire, contre laquelle s’était déjà engagé Schopenhauer, raison pour laquelle il avait suscité l’admiration d’Hitler qui, non seulement se vantait d’avoir pris avec soi, au cours de la première guerre mondiale, « les œuvres complètes de Schopenhauer »74, mais aimait aussi citer, lors de ses conversations à table, « des passages entiers » du philosophe cher à Bergson et à Popper75.
28Mais, au point où nous en sommes, il vaut mieux faire une considération d’ordre général. Penser pouvoir s’opposer à la réaction allemande et au nazisme sur la base d’un pathos exalté de l’Occident est une autre erreur éclatante. En réalité, pendant le nazisme et le Troisième Reich, la polémique contre l’Ouest, ennemi de l’Allemagne, est accompagnée par une célébration illimitée de l’Occident, dont justement l’Allemagne s’érige en bastion et interprète authentique. Quand Hayek célèbre passionnément « l’homme occidental » depuis la Grèce antique76, il ignore qu’il reprend une expression et un motif largement présents dans la culture du Troisième Reich77.
E.— Hegel devant le tribunal de l’Occident
29C’est face à un Occident libéral transfiguré par l’imagination ou par l’idéologie que la tradition culturelle d’une Allemagne elle-même imaginaire doit se disculper. Il s’agit d’un procès plus que kafkaien, vu que tant le juge que les inculpés, bien loin de correspondre à une réalité historique concrète, font penser à des fantômes nés de la transfiguration positive ou négative due à l’idéologie. Et donc, un auteur est acquitté ou condamné, selon qu’il réussit à démontrer son appartenance idéale à l’Occident. C’est ainsi comme nous avons déjà vu, que Schumpeter et Dahrendorf acquittent complètement Kant en tant que citoyen « britannique ». Mais il y a, au contraire, qui découvre des anticipations de la « conception hégélienne de la souveraineté de l’Etat » chez le philosophe de Königsberg, qui est alors condamné parce qu’il est en antithèse avec « la théorie libérale ou égalitaire-démocratique » propre à l’Occident78. Ce dernier est donc objet d’une transfiguration si aveuglante, qu’on annule en son sein toute lutte et même toute différence entre démocratie et libéralisme, un libéralisme d’ailleurs considéré comme synonyme d’égalitarisme !
30La position de Hegel se présente beaucoup plus difficile que celle de Kant. Son pathos de l’Etat a tendance à faire de lui un représentant « typique » de l’Allemagne imaginaire éternellement étatiste. Mais il occupe, pour d’autres raisons, une place absolument privilégiée dans le cadre de la liste des importations ruineuses provenant de l’Est que dresse obstinément Hayek79. Hegel paraît étranger à l’Occident et rappelle l’Orient despotique et anti-libéral, voire même barbare, pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il est un de ces Goths dénoncés par Hobhouse et ensuite parce qu’il a exercé par l’intermédiaire de Marx une influence considérable sur l’Est, liant son sort à celui du léninisme et du bolchévisme. Par cette accusation, Hayek reprend un thème largement développé dans la culture européenne après la Révolution d’Octobre, par des auteurs aussi différents que Bernstein et Weber ou, en Italie, Mondolfo, qui la mirent au compte de la dialectique et de la philosophie hégélienne, assimilées expéditivement au culte du succès et de la force80.
31Un fait est cependant certain : les chefs d’accusation à la charge de Hegel proviennent immédiatement de la transfiguration de l’Occident. Si la tradition anglo-saxonne est synonyme de liberté pour tous, si l’Angleterre est non seulement la terre promise de la liberté mais aussi celle du refus de quelque forme de coercition et de violence que ce soit, il est évident que le comportement critique adopté à ce sujet par le philosophe allemand, dont l’« anglophobie » est lue et condamnée par Bobbio, par exemple, en tant que synonyme de conservatisme anti-libéral et autoritaire « typiquement » allemand, il est évident donc que ce comportement est pour le moins suspect. Il faut ajouter, aux considérations que nous avons pu faire par ailleurs81 sur la situation européenne historique réelle, dans laquelle se situe le sévère jugement de Hegel sur l’Angleterre, que, dans ce même pays, le mouvement réformateur est en âpre polémique contre la Common Law et le culte de la loi coutumière. Bentham s’exprime en des termes beaucoup plus méprisants que ceux de Hegel pour dénoncer l’« imposture générale » de la tradition et de la culture juridique anglaise qui aplanit le chemin à toute sorte de « mensonge et de tromperie »82 et qui, en remettant l’interprétation de la norme entre les mains d’une élite, nuit en particulier au « citoyen ignorant » et pauvre83. John Stuart Mill, lui aussi attribue le mérite à Bentham d’avoir « blessé mortellement » le « monstre » (représenté une fois encore par la tradition et la culture juridique anglaises) en démontrant « que le culte de la loi anglaise était une idolâtrie dégradante qui, au lieu de représenter la perfection de la raison, était une honte pour l’intellect humain »84.
32A cause aussi de son net refus de la déclaration des Droits de l’Homme et de la notion d’homme en tant que tel, Bentham est certes un auteur bien différent par rapport à Hegel, même s’il exprime une « anglophobie » tout aussi virulente que celle du philosophe allemand. Mais tout cela, le tribunal imaginaire et fantomatique de l’Occident l’ignore tranquillement, puisqu’il considère, au contraire, tout de suite, l’« anglophobie » synonyme de cet étatisme qui dévore l’individu et dans lequel l’idéologie de l’Entente et des ennemis occidentaux de l’Allemagne situe l’essence éternelle de la culture et de l’âme allemande. Eh bien, quelle preuve plus éloquente peut être fournie pour cet autre chef d’accusation, que la polémique anti-contractualiste de Hegel ? Et voici que cet argument est traité continuellement par nombreuses publications jusqu’à nos jours. Et on constate une nouvelle fois le sacrifice du scrupule et de la méthode historiques sur l’autel de l’idéologie. Il suffit de penser qu’en Angleterre, le réformisme de Bentham a dû, à l’époque, entrer en âpre polémique justement contre la théorie contractualiste, dénoncée comme étant une idéologie servant à la conservation du status quo et à la dissimulation de la violence des classes dominantes. C’était l’idéologie chère à l’aristocratie Whig, née de la Glorious Revolution et intéressée à rendre légitimes et à consacrer les relations politico-sociales existantes en les présentant comme le résultat d’un contrat (contract) et d’un acte de consentement (agreement) voulu par le peuple85. Dans l’idéologie du contrat originaire (original contract), qui part de Locke et trouve sa consécration officielle chez Blackstone, les classes privilégiées, selon le philosophe contemporain de Hegel, sont unies comme dans un chœur qui, tourné vers la configuration existante de la société, n’est pas las de chanter : « Esto perpetua ! » ; et c’est contre cette idéologie du contrat, contre cette chimère, qui n’est, en réalité, autre qu’un mélange de violence et de fraude que Bentham se vante d’avoir « déclaré la guerre »86.
33En ce qui concerne aussi les autres chefs d’accusation il est facile de démontrer qu’ils descendent immédiatement de la transfiguration de l’Occident libéral, à savoir, de la tradition politique des pays situés à l’Ouest de l’Allemagne. Comme on sait déjà, Hegel se prononce en faveur d’un système électoral de second dégré et cela aussi est considéré, comme preuve de son incurable passéisme. On oublie que Tocqueville, dans une œuvre considérée pourtant comme un classique de la démocratie, se prononce en faveur de ce même système (considéré comme le seul moyen de mettre l’usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple). Et il se prononce ainsi, en versant tout son mépris aristocratique sur la masse des « personnages obscurs » (« des avocats de village, des commerçants, ou même des hommes appartenants aux dernières classes ») que les élections directes introduisent dans la Chambre américaine des représentants conférant un « aspect vulgaire » à cette assemblée dans son ensemble87. Il faut ajouter que, dans le privé, le libéral français s’exprime, à propos des élections directes, avec une plus grande hostilité que celle qu’il affiche lors de ses prises de positions publiques. Ceci, à en juger au moins par une lettre de la fin de 1835, dans laquelle Tocqueville, après avoir indiqué dans les « élections à plusieurs degrés » (on peut donc aller aussi au-delà du deuxième degré) le seul « remède aux excès de la démocratie », ajoute qu’il est nécessaire, vu le climat idéologique dominant, de présenter « très prudemment » une telle thèse, exprimée par lui-même avec prudence en public, en arrondissant un peu les angles88. On oublie surtout qu’en Angleterre, bien après la mort de Hegel, « la représentation n’était pas considérée, comme un moyen pour exprimer le droit individuel ou pour promouvoir des intérêts individuels. C’étaient les communautés et non les individus qui étaient représentées »89. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’en théorisant le système électoral de second degré, le philosophe allemand ait pensé aussi à l’Angleterre, à laquelle il pense, de toute façon, explicitement, quand il théorise une Chambre héréditaire des Pairs ou le majorat (G.-W.-F. Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie, K.-H. Ilting, éd., Stuttgart, Bad Cannstatt 1973, 4, vol. III, p. 810). Il faut ajouter, au besoin, que l’étendue de cette institution dans ce pays est inacceptable aux yeux de Hegel qui condamne, en effet, durement les « majorats selon lesquels on peut acheter aux fils cadets des charges militaires et ecclésiastiques » (G.-W.-F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, G. Lasson éd., Leipzig 1923, p. 935). Quant à la théorisation de l’élection de second degré, il faut remarquer qu’elle n’a pas pour Hegel le môme sens, en quelque sorte de politique de classe, qu’elle a pour Tocqueville, à savoir qu’elle n’a pas pour but d’épurer les organismes représentatifs des éléments considérés « vulgaires » par le libéral français mais, bien au contraire, de contester le monopole politique des propriétaires90 de la seule façon que le philosophe allemand considère possible.
34Désormais c’est clair. Le refoulement des données historiques réelles par l’image de l’Angleterre et de l’Occident libéral de l’époque est la prémisse afin que l’une et l’autre puissent faire office de tribunal.
F.— Ilting et la récupération libérale de Hegel
35Vu le poids que la condamnation de Hegel, prononcée au nom de l’Occident libéral, a exercé pendant si longtemps et continue à exercer encore aujourd’hui, on comprend bien que les tentatives de récupérer le philosophe se soient développées souvent sans mettre en discussion le contexte conceptuel de la sentence de condamnation. C’est le cas d’Ilting qui interprète la polémique anticontractualiste ou l’affirmation de l’unité de rationnel ou réel selon des stéréotypes bien connus. Stéréo-types que l’on continue à saisir réellement aussi dans l’interprétation donnée de la condamnation que Hegel prononce, en s’adressant à la monarchie élective, les yeux tournés vers la Pologne, dominée par les barons féodaux désireux de maintenir le servage. Ilting n’a pas de doutes : il s’agit d’une prise de position en faveur du « principe monarchique » et, en dernier lieu, de l’idéologie de la Restauration91. Et pourtant il aurait pu lire, chez Smith, que le « servage » continue à être maintenu « en Bohême, Hongrie et dans ces pays où le souverain est électif et, par conséquence, ne peut jamais avoir beaucoup d’autorité ». Même dans ce cas-là, l’auteur de Hegel diverso ne prend pas vraiment ses distances avec la vulgata interprétative, laquelle, loin d’explorer concrètement le sens historique réel d’une institution politique considérée avec méfiance même par un classique de la tradition libérale, se contente de constater la différence entre la revendication d’un fort pouvoir central d’un côté, l’histoire particulière de l’Angleterre et l’image stéréotypée de l’Occident de l’autre. Et ainsi, la condamnation de la monarchie élective de la part de Hegel, prononcée les yeux tournés vers l’histoire polonaise et vers le pouvoir excessif des barons féodaux que la Restauration tentait vainement d’étayer, tout cela se retourne dans son contraire, dans la preuve irréfutable sinon du soutien à la politique de Metternich, du moins de son accommodement.
36D’un autre côté, presque au début de son essai sur la réinterprétation du philosophe allemand en question, Ilting sent le besoin de faire quelques concessions fondamentales aux stéréotypes déjà connus : « La divinisation de l’Etat faite par Hegel est critiquée à juste titre […]. Dans son interprétation de l’Etat moderne voisine de l’imitation des classiques, Hegel dut d’abord supposer que les peuples et les nations étaient presque des individus bistorico-universels, auxquels chaque homme, dans son existence historique, appartient inconditionnellement. Les possibilités d’exploiter l’idéal républicain de l’Etat de Hegel en vue d’une mesquine idéologie nationaliste sont incalculables »92. La dernière affirmation, surtout, est clairement l’écho du climat idéologique de la seconde guerre de Trente ans, sur la base duquel « l’étatisme » hégélien est gravement coresponsable du développement de l’impérialisme allemand et du triomphe de la réaction en Allemagne.
37On peut répondre à cette accusation de différentes façons. Sur le plan plus spécifiquement herméneutique, on peut observer qu’au delà de l’Esprit objectif, il existe l’Esprit absolu et que, même à l’intérieur de la sphère de l’Esprit objectif, la configuration juridique et politico-sociale des Etats existants historiquement peut toujours être mise en discussion par l’Esprit du monde, à qui il faut reconnaître un droit nettement supérieur au « droit de l’Etat », ce dernier étant bien loin d’être « la chose suprême » (G.-W.-F. Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie, cit., vol. IV, p. 157). Et on peut ajouter, toujours sur le plan herméneutique, que la reconnaissance de droits qui vont à l’homme en tant que tel et qui limitent de façon draconienne l’extension du pouvoir politique de par leur caractère d’inviolabilité, est chez Hegel nette et irrévocable.
38Autre possibilité : on peut répondre à l’accusation en question sur le plan historique. Le pathos hégélien de l’Etat et de la communauté politique se développe au cours de la polémique contre l’idéologie de la Restauration qui justifie l’absolutisme monarchique et se débarrasse de la moindre hypothèse de transformation dans le sens constitutionnel de l’Etat, en recourant à l’instrument du dénigrement des institutions politiques, considérées peu importantes par rapport au problème de la vie intérieure morale et religieuse et à la relation personnelle entre monarque et sujets93, relation, cette dernière, qui n’est pas entravée par l’élément mécanique de la réglementation politique et juridique. En outre, il faut ajouter que le nazisme n’est pas du tout caractérisé par une idéologie étatiste, puisque, bien au contraire, nous l’avons vu tonner parfois contre les « fanatiques occidentaux de l’Etat ».
39Mais, dans la page que nous sommes en train d’examiner, Ilting n’argumente ni d’une façon, ni de l’autre ; il excuse, au contraire, Hegel parce qu’il a pris nettement ses distances avec l’auteur du Contrat social : « contrairement à la démocratie radicale de Rousseau, l’Etat de Hegel ne doit donc pas être [considéré] totalitaire »94. Il est clair qu’on souscrit, pour le grand genevois au jugement de Talmon (et de l’historiographie libérale) qui le compte parmi les pères de la « démocratie totalitaire ». Et c’est avec ce jugement qu’Ilting finit par reprendre l’apologétique de la tradition libérale. Comme il ressort de manière particulièrement claire d’un passage qui, partant de la catégorie d’« individualisme possessif » élaborée par Macpherson, continue en ces termes : « il a démontré que cette conception constitue l’essence de la théorie libérale de la société civile qui est formulée de façon fondamentale concordante, même si avec une rigueur et une précision conceptuelle différentes, aussi bien par Hobbes et Locke que par Kant et Hegel. Mais il serait sûrement dangereux de vouloir en déduire que le droit rationnel moderne ne représente rien d’autre que l’idéologie de la classe possédante. D’un côté, une telle interprétation ne pourrait rendre justice aux exigences de cette théorie du droit et de l’autre côté, on ne réussit pas à comprendre pourquoi la doctrine déclarant que tous les hommes doivent être reconnus détenteurs de droits égaux de liberté ne doit être rien d’autre que l’idéologie d’une classe sociale déterminée née dans des conditions historiques déterminées »95.
40Il est certain qu’Ilting a raison de penser que la théorie libérale de la limitation nécessaire du pouvoir de l’Etat dépasse sa genèse historico-sociale, mais quand il attribue à Locke la théorisation du droit à la liberté pour tous les hommes, il adhère clairement à la transfiguration habituelle de la tradition libérale. Cette adhésion résulte d’ailleurs d’autres détails. Ilting pense que le texte imprimé de la Philosophie du droit ne contient plus une appréciation positive de la Révolution française96, et c’est aussi sur cette base qu’il croit pouvoir démontrer l’accord du philosophe allemand avec la Restauration, même s’il s’agit d’un accord seulement momentané. Il serait facile maintenant d’objecter que ce texte contient quand même la reconnaissance solennelle de l’existence de droits « inaliénables » et « imprescriptibles » (Rph., § 66) dont l’individu est titulaire en tant que « personne universelle » et l’« homme » […] en tant qu’homme » (Rph., § 209) ; il serait donc facile d’objecter que, dans le texte imprimé de la Philosophie du droit, on continue à parler avec beaucoup de chaleur de la déclaration des Droits de l’Homme contre laquelle se déchaîne, au contraire, la propagande occupée à mettre en état d’accusation la Révolution française. Mais le point principal est ailleurs. Si Hegel avait, lui aussi, condamné la Révolution française, on aurait pu en déduire son antilibéralisme, à condition seulement de transfigurer les publications libérales de l’époque, à savoir, en leur attribuant tacitement une adhésion univoque aux idées de 1789 qui est, au contraire, loin de la réalité historique. Il suffit de penser à l’âpre condamnation, non seulement de la part de Burke mais aussi de celle de Bentham, de la déclaration des Droits de l’Homme qui est, au contraire, objet de célébration aussi dans le texte imprimé de la Philosophie du droit.
41Revenons maintenant au passage dans lequel Ilting associe Hegel à Locke sous le signe de 1’« individualisme possessif ». En réalité, dans le livre de Macpherson, on ne cite jamais l’auteur de la Philosophie du droit ; c’est Ilting qui fait cette association. Mais peut-on vraiment subsumer sous la catégorie d’« individualisme possessif » un philosophe qui n’est jamais las de répéter que, même si le « droit de propriété » est « élevé » et « sacré », il reste cependant « très subordonné » et « peut être et doit être violé » (G.-W.-F. Hegel, Vorlesungen üher Rechtsphilosophie, cit., vol. IV, p. 157) ? N’est-ce pas aussi parce qu’il a souligné le rôle de l’Etat à propos de l’imposition fiscale et, en quelque sorte, à propos de la redistribution du revenu que la tradition libérale met Hegel en état d’accusation en tant qu’étatiste ? C’est lui le premier — souligne Hayek — qui a théorisé cette liberté « positive », bête noire de tous les néolibéristes qui dénoncent en elle la base théorique de la « démocratie sociale », qu’ils identifient tranquillement avec la « démocratie totalitaire »97. La cohérence d’Hayek est hors de discussion. D’un côté Ilting subsume Hegel sous la catégorie d’« individualisme possessif » tout comme Locke, de l’autre, bien qu’il essaie d’en ramener la portée à de justes proportions, il reprend l’accusation d’étatisme et de culte de l’Etat qu’une certaine tradition libérale adresse au philosophe allemand en tenant justement compte du fait qu’il n’a pas tenu ferme le principe de l’intangibilité absolue et de l’inviolabilité de la propriété privée cher à l’auteur des Deux traités sur le gouvernement.
42En subsumant Hegel sous la catégorie d’« individualisme possessif », Ilting finit par revenir sur le fait de reconnaître au philosophe d’avoir voulu surmonter « les faiblesses du libéralisme » et l’« insuffisance manifeste de la conception libérale de l’Etat »98. Une sorte de tabou entre en jeu ici clairement : l’interprète allemand hésite ou mieux ne réussit pas à énoncer la thèse sur la supériorité de Hegel par rapport à Locke en théoricien de la liberté des modernes, à cause du fait qu’il a accepté ou subi, depuis le début, la façon de voir (devenue lieu commun au cours de la seconde guerre de Trente ans), selon laquelle c’est à l’auteur de la Philosophie du droit de se disculper devant un tribunal de l’Occident libéral transfiguré par l’imagination et l’idéologie. En l’associant le plus possible à Locke, Ilting tente d’assurer aussi à Hegel ce certificat de nationalité britannique que Schumpeter et Dahrendorf ont délivré à Kant et qui constitue la seule garantie pour un traitement bienveillant de la part des juges.
43Après avoir emprunté à Talmon et à Hayek l’opposition entre Rousseau, le père du totalitarisme, et Locke, l’interprète authentique de la cause de la liberté et de la lutte contre l’étatisme, il n’est pas facile du tout, pour Ilting, de défendre Hegel qui, bien sûr, en réflichissant de façon approfondie sur une riche expérience historique, a mûri la conviction de la légitimité et de l’irrévocabilité du moderne et une reconnaissance du droit de la particularité que l’on chercherait vainement, chez le philosophe genevois99. Cependant, comme admet Ilting lui-même, Hegel « est proche de Rousseau depuis sa toute première enfance de façon très particulière », de Rousseau par rapport auquel la Philosophie du droit procède certes à une nette prise de distance, mais à une prise de distance à laquelle ne seraient pas étrangères, selon l’interprète allemand, des considérations d’opportunité politique100. Et donc, une fois acceptée ou subie la liquidation de Rousseau de la part de Talmon et d’Hayek, il est difficile de ne pas soupçonner complètement Hegel de contiguïté avec le totalitarisme ; plus loin Ilting soulignera sa distance par rapport au philosophe genevois totalitaire, en se référant paradoxalement surtout au texte imprimé de la Philosophie du droit, même si ce dernier est considéré d’authenticité pauvre et douteuse. En effet, les cours des leçons de philosophie du droit s’expriment envers Rousseau avec une chaleur qu’on chercherait en vain au sein de la tradition libérale, dont le comportement, au contraire, ne diffère pas beaucoup de l’attaque furibonde que la tradition de la pensée conservatrice et réactionnaire déclenche contre l’auteur plébéien du Contrat social et du Dis cours sur l’inégalité101.
44Le fait est qu’Ilting recourt à des catégories empruntées à la tradition libérale ou même à la presse d’actualité néo-libérale, sans analyse critique préalable : appelés à répondre à l’accusation d étatisme ou de culte de l’état, Rousseau est condamné sans appel, Hegel, lui, s’en sort avec une semi-absolution alors qu’il résulte que la tradition libérale anglaise échappe dans tous les cas à l’accusation. Mais chez Macpherson, qu’il cite à propos de l’analyse de l’« individualisme possessif », Ilting aurait pu lire la démonstration du caractère ambigu des catégories d’étatisme et de culte de l’Etat et la nature sui generis de l’individualisme et de l’anti-étatisme d’un auteur comme Locke pour lequel il n’y avait pas de doute que les chômeurs et les vagabonds devaient être « totalement soumis à l’’état »102 (et le libéral se révèle à ce sujet beaucoup plus étatiste que Hegel et même que Rousseau). Une conclusion s’impose : Macpherson réussit à démystifier cette image transfigurée de la tradition libérale, à laquelle se plie Ilting et sur la base de laquelle sont construits tous les différents chefs d’accusation à charge de l’auteur de la Philosophie du droit.
G.— Lukács et le poids des stéréotypes nationaux
45A l’époque où Lukács a commencé et développé sa réflexion sur Hegel, on ne peut même pas attendre de lui qu’il surmonte pleinement les stéréotypes qui se sont imposés au cours des deux conflits mondiaux. Ses mérites sont sans aucun doute de grande valeur, à commencer par la liquidation de la thèse de la ligne de continuité présumée (de Luther à Hitler ou, du moins, de Hegel à Hitler) qui pèserait comme une malédiction sur l’histoire de l’Allemagne. Le philosophe et interprète hongrois a demontré brillamment que la philosophie classique allemande s’est développée à partir du moment où elle s’est confrontée avec la Révolution industrielle anglaise et la Révolution politique française. Il refuse, lui, bien nettement la ligne interprétative adoptée par Staline et Zdanov, selon laquelle il faudrait voir, chez Hegel, l’expression théorique de la lutte menée par la réaction prussienne et allemande contre la Révolution française103 — thèse, soit dit en passant, chère aussi à Popper — 104.
46Mais Lukács va plus loin et refuse aussi la vision mécaniste et économico-politique qui prétend que le retard sur le plan idéologique est issu immédiatement du retard économique et politique de l’Allemagne à l’époque de Kant et de Hegel. C’est l’opinion de Kautsky, selon lequel « la Révolution théoricienne de l’Angleterre et de la Frnce fut due au besoin toujours croissant, auprès de la bourgeoisie, d’une Révolution économique et politique […]. La Révolution théoricienne de l’Allemagne fut le produit d’idées importées » et qui, au cours de l’importation, subirent un processus d’appauvrissement et de raréfaction idéaliste105. Lukács lui insiste, au contraire, sur ce qu’il définit « inégalité du développement dans le secteur des idéologies », selon laquelle l’Allemagne du xviiie et du xixe siècle, nettement en retard sur le plan politico-social par rapport aux pays capitalistes avancés, exprime cependant une philosophie d’avant-garde et lourde d’avenir106 : « c’est justement parce qu’[en Allemagne], les fondements et les conséquences de quelques problèmes théoriques et poétiques n’étaient pas immédiatement visibles dans la vie pratique que fut concédé à l’esprit, aux conceptions et aux représentations une grande marge de liberté qui parut plutôt relativement illimitée ; une liberté inconnue aux contemporains des sociétés occidentales plus développées »107. Au fond, il s’agit d’un résultat confirmé aussi par les recherches d’Elias, qui, bien qu’il parte de suppositions différentes et qu’il emploie une autre méthodologie, observe que l’« intelligentsia bourgeoise en Allemagne, apolitique mais spirituellement plus radicale » qu’en France et qu’en Angleterre, « forge au moins en esprit, dans le rêve diurne de ses livres, des notions absolument différentes des modèles de la couche supérieure »108.
47Le retard relatif de l’Allemagne a rendu plus difficile et plus long le processus d’absorption des classes idéologiques par la bourgeoisie ; c’est ce qui explique leur majeure absence de préjugés et de charge critique. Marx a bien mis en évidence le radicalisme des intellectuels de formation hégélienne dans le tableau qu’il brosse du Vormärz allemand : « la bourgeoisie, encore trop faible pour prendre des mesures concrètes, lut contrainte à se traîner derrière l’armée théoricienne guidée par les disciples de Hegel contre la religion, les idées et la politique du vieux monde. A aucune époque précédente, la critique philosophique fut aussi audacieuse, aussi puissante et aussi populaire que pendant les huit premiers mois du règne de Frédéric Guillaume IV […]. A cette époque, la philosophie devait son pouvoir exclusivement à la faiblesse pratique de la bourgeoisie ; puisque les bourgeois n’étaient pas capables de donner l’assaut, dans la réalité, aux institutions vieillies, ils durent céder le pas aux idéalistes audacieux qui donnaient l’assaut, eux, sur le terrain de la pensée »109.
48Cependant on finit par percevoir aussi chez Lukács le poids des stéréotypes vus précédemment, comme il ressort de la brève mais symptomatique modification à laquelle le philosophe et interprète hongrois soumet la distinction entre « méthode » et « système » chère à Engels qui observe, de son côté, que chez Hegel, à « une méthode de pensée révolutionnaire de fond en comble » (durch und durch) correspond un « système » avec un « côté conservateur » intrinsèque ou qui conduit de toute façon à une « conclusion politique très modeste »110 ; alors que Lukács parle, à ce propos, de « système réactionnaire » (reaktionäres System)111. On assiste ainsi à une agravation, pas du tout motivée du jugement critique sur Hegel. Même s’il insiste sur son net décalage par rapport à la méthode, Engels ne considère pas non plus le « système » univoquement conservateur, c’est-à-dire, l’ensemble des options et des prises de position politiques adoptées par le philosophe ; c’est d’autant plus vrai qu’il souligne « les éclats d’indignation révolutionnaire plutôt fréquents dans ses œuvres ». D’un autre côté, la « conclusion politique très modeste » à laquelle conduit le « système », est située, selon Engels, dans la « monarchie représentative » de Frédéric Guillaume III, promise « à ses sujets » mais jamais réalisée, est située donc dans une revendication qui n’est certes pas à la hauteur des conclusions auxquelles parvenaient les révolutionnaires plus radicaux au moyen de la « méthode » mais qui est cependant toujours progressive au point d’être considérée, toujours selon Engels, adaptée « aux conditions petites-bourgeoises de l’Allemagne de l’époque »112. Alors que chez Lukács le « système » perd non seulement ses composantes progressives ou modérément progressives, mais devient univoquement « réactionnaire ». On dirait alors qu’en ce qui concerne du moins les propositions politiques concrètes et immédiates formulées par la philosophie de Hegel, cette dernière est l’expression de la réaction à la Révolution française selon la thèse de Staline, de Zdanov et, de l’autre côté de la barricade, de Popper. De cette façon, le philosophe et interprète hongrois finit par contredire ce qui est la ligne directrice de sa lecture de la philosophie classique allemande.
49Comment expliquer cette chute ? Peut-être que peut nous aider une lettre adressée à Anna Seghers, dans laquelle Lukács affirme que « les traditions démocratiques de l’Allemagne sont moins grandes et moins glorieuses que celles de la France et de l’Angleterre »113. Il faut, bien sûr, situer cette déclaration dans son contexte historique : nous sommes en pleine barbarie sous le Troisième Reich et à la veille de la déclaration de la seconde guerre mondiale par l’Allemagne d’Hitler. Et pourtant une question s’impose quand même : pourquoi devrait-on considérer la tradition politique et culturelle anglaise plus riche de ferments révolutionnaires par rapport à l’allemande ? Durant la Révolution française, Condorcet adresse un appel passionné aux Allemands afin qu’ils fassent cause commune avec la nouvelle France dans sa lutte contre les ennemis de la Révolution guidés désormais par l’Angleterre114, cela en vertu de leur fidélité à un glorieux passé révolutionnaire (la Réforme qui a débouché dans la Révolution anti-féodale de la guerre des paysans). Quant à l’Angleterre, elle apparaît, durant ces années-là, aux yeux de l’opinion publique progressive, le pays-symbole de la conservation ou de la réaction : avant même de prendre la tête des coalitions antifrançaises, elle a été la cible de la Révolution américaine, se révélant donc l’ennemi principal des bouleversements qui étaient en train de changer la face du monde et qui suscitaient tant d’enthousiasme dans le milieu culturel allemand.
50Plus tard, en 1827 — l’Allemagne et encore oppressée par la Restauration — Heine continue à ne pas avoir de doute sur le nom du pays-symbole du culte superstitieux de l’ordre constitué : « aucun bouleversement social n’a eu lieu en Grande Bretagne », qui ne peut vanter dans son histoire ni une « Réforme religieuse » menée jusqu’au bout, comme c’est le cas bien évidemment, de l’Allemagne, ni une « Réforme politique », c’est-à-dire, une véritable révolution politique, comme c’est bien évidemment la cas de la France115. Les événements successifs semblent confirmer en plein, aux yeux de l’opinion publique progressive ou révolutionnaire, le jugement de Heine : avec la Russie tsariste, l’Angleterre est le seul européen à ne pas être effleuré par la grande vague révolutionnaire de 1848 et c’est la raison pour laquelle Engels la montre du doigt en l’indiquant comme le rocher indestructible contrerévolutionnaire dans la mer des bouleversements qui bouillonnent tout autour116.
51A part le jugement de valeur différent et opposé, les conservateurs allemands ont eux aussi la même opinion sur l’Angleterre, qu’ils citent constamment comme le pays de l’ordre et du progrès ordonné, à l’abri des bouleversements qui dévastent la France et le continent européen, y compris l’Allemagne dont le tort et le malheur sont dus, selon Haym, au manque d’un Burke, capable de la mettre à l’abri des germes révolutionnaires provenant surtout d’Outre-Rhin.
52Quant à l’Allemagne, aujourd’hui, on pourrait ajouter à la guerre des paysans et à la Révolution de 1848 au moins la Révolution de 1918 qui renverse la dynastie des Hohenzollern et qui fait de l’Allemagne un des pays plus réceptifs à la Révolution d’Octobre, exactement comme ce qui s’était passé pour la Révolution française. Le jugement de Lukács dans sa lettre adressée à Anna Seghers est influencé très clairement et nettement par le contexte historique dans lequel elle a été écrite et explique bien les difficultés rencontrées aussi par le philosophe et interprète hongrois dans son intention de rompre avec les stéréotypes culturels et nationaux qui se sont développés au cours de la seconde guerre de Trente ans.
Notes de bas de page
1 L.-T. Hobhouse, The Metaphysical Theory of the State. A Criticism (1918), London, 1921 (2e édition), pp. 6-7. Nous avons traduit par « Goths élus » le terme Gothas qui, en ironisant, fait allusion en même temps à la population barbare et à la prétention de l’Allemagne à constituer une espèce d’aristocratie entre les nations.
2 F.-A. Hayek, The Road to Serfdom, (1944), London, 1986, p. 16. Tr. fr. par G. Blumberg, La route de la servitude, Paris, Librairie de Médicis, 1945.
3 E. Boutroux, L’Allemagne et la guerre. Lettre à M. le Directeur de la « Revue des Deux Mondes », 15 octobre 1914, dans Etudes d’histoire de la Philosophie allemande, Paris, 1926, p. 118.
4 W. Sombart, Handler und Helden. Patriotische Besinnungen, Leipzig, 1915, p.3.
5 E. Boutroux, L’Allemagne et la guerre, deuxième lettre à la « Revue des Deux Mondes », 15 mai 1916 dans Etudes d’histoire de la Philosophie allemande, cit., p. 231.
6 L.-T. Hobhouse, The Metaphysical Theory of the State, cit., pp. 134-135.
7 Ibid., p. 134.
8 F.-A. Hayek, The Road to Serfdom, cit., p. 17.
9 K.-R. Popper, The Open Society and its Enemies, 1943, London, 1973, vol. 1, p. 175. T. fr. par J. Bernard et Ph. Monod, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979, 2 vol.
10 Jürgen Habermas, Zu Hegels politische Schriften (1966), dans Théorie und Praxis. Soziaphilosophische Studien, Frankfurt a. M., 1988, p. 170. Tr. fr. par G. Raulet, Théorie et pratique, Paris, Payot, 1975, 2 vol.
11 H. Mandt, Tyrannislehre und Widerstandsrecht. Studien zur deutschen politischen Theorie des 19. Jahrhunderts, Darmstadt, 1974, dans Z. Batscha, (sous la direction de) Materialen zu Kants Rechtphilosophie, Frankfurt a. M., 1976, p. 293.
12 K.-R. Popper, The Open Society…, cit., vol. 1, p. 102.
13 E. Boutroux, L’Allemagne et la guerre. Deuxième lettre…, cit., p. 234.
14 E. Quinet, Le christianisme et la Révolution française (1845), Paris, 1984, p. 148.
15 F. Lieber, Civil Liberty and Self-Government, Philadelfie, 1859 (2e éd.), p. 22 note : sur les relations Lieber-Tocqueville, cf. Correspondance, vol. VII, Œuvres complètes de Tocqueville par J.-P. Mayer, Paris, en cours de publication ; cf. aussi A. Jardin, A. de Tocqueville 1805-1859, en particulier, p. 373. Quant à Hayek, cf. The Constitution of Liberty, Chicago, 1960.
16 K.-R. Popper, « Coscienza dell’occidente », dans « Criterio », 1, 1986, pp. 77-9.
17 H. Arendt, On Revolution, 1963, tr. it. Sulla rivoluzione, Milano, 1983, p. 120. Tr. fr. par M. Chrestien, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1985.
18 Cf. C. Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Köln, 1950, p. 256. On peut lire un choix des paragraphes les plus importants sur la doctrine de Monroe dans Romeo-G. Talamo, Documenti storici, Torino, 1974, vol. Ill, pp. 23-25.
19 F.-A. Hayek, The Constitution of Liberty, cit. Tr. it. cit., pp. 76-77.
20 F.-A. Hayek, The Road of Serfdom, cit., p. 16. Tr. fr. cit.
21 K.-R. Popper, The Open Society, cit., vol. II, p. 60 et p. 226. Tr. fr. cit.
22 F.-A. Hayek, Law, Legislation and Liberty (1982, les trois parties qui constituent tout le volume datent respectivement de 1973, 1976 et de 1979). Tr. it. Legge, Legislazione e Liberta, Milan 1986, p. 32. Tr. fr. par R. Audouin Droit, législation et liberté : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, Paris, P.U.F., 1980-1983, 3 vol.
23 K.-R. Popper, The Open Society…, cit. vol. II, pp.60-226. Tr. fr. cit.
24 Ibid., p. 309, note 4L
25 F-A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, tr. it. cit., p. 363. Tr. fr. cit.
26 K.-R. Popper, The Open Society…, cit., vol. II, p. 30. Tr. fr. cit.
27 F.-A. Hayek, Law, Legislation and Liberty, tr. it. cit., pp. 266-8. Tr. fr. cit.
28 Ibid., p. 362.
29 K.-R. Popper, The Open Society…, cit., vol. II, p. 30. Tr. fr. cit.
30 F.-A. Havek, The Fatal Conceit. The Errors of Socialism (1989), London 1990, p. 110.
31 Ibid., p. 64.
32 E. Boutroux, « L’Allemagne et la guerre. Deuxième lettre… », cit., p. 231.
33 R. Dahrendorf, Fragmente eines neuen Liberalismus, 1987. Tr. it. Per un nuovo liberalismo, Rome-Bari 1988, p. 216.
34 J. Schumpeter, « Zur Soziologie der Imperialismen », dans « Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik ». vol. 46, 2 ; 1919, pp. 287-288, note.
35 I. Kant, Handschriftlicher Nachlass, cf. Gesammelte Schriften, éd. de l’Académie des Sciences, vol. XIX, p. 605.
36 R. Dahrendorf, Reflections on the Revolution in Europe, London 1990. Tr. it. 1989, Riflessioni sulla rivoluzione in Europa, Roma-Bari 1990, p. 102.
37 Cf. le témoignage dans J.-F. Abegg, Reisetagebuch von 1798, par W. et J. Abegg, en collaboration avec Z. Batscha, Frankfurt a. M., 1976, p. 186.
38 J. Locke, Two Treatises of Civil Government, I, § 130.
39 J. Locke, The Fundamental Constitutions of Carolina (1669), art. CX, dans The Works, London 1823, réimpression anastasique Aalen 1963, vol. X, p. 196.
40 J. Locke, Two Treatises of Civil Government, I, § 85.
41 J. Locke, The Whole History of Navigation from the Original to this Time (1704), dans the Works, cit., vol. X, p. 414.
42 Cf. M. Cranston, John Locke. A Biography, London 1959 (2e ed.), p. 115.
43 E. Burke, Thoughts and Details on Scarcity (1795), dans The Works of the right honourable Edmund Burke, London, 1826, vol. VII, p. 383.
44 E.-J. Sieyès, Dire sur la question du veto royal (1789), dans Ecrits politiques, par R. Zapped, Paris, 1985, p.236. Idem Notes et fragments inédits, dans Ecrits politiques, cit. p.75 (fragment « esclaves ») et p. 81 (fragment « Grèce. Citoyen-homme »).
45 Le texte de 1697, écrit par Locke en tant que membre de la « Commission on trade », est reporté dans H.R.F. Bourne, The Life of John Locke, London, 1876 (réimpression Aalen 1969), vol. II, pp. 377-90.
46 F. Engels, Die Lage der arbeitenden Klasse in England (1845) dans K. Marx - F. Engels, Werke, Berlin 1955, sgg. vol. II, pp. 496-8. Tr. fr. par G. Badia et J. Frédéric, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Ed. Sociales, 1961.
47 T.-H. Marshall, Sociology at the crossroad (1963). Tr. it. par P. Maranini, Cittadinanza e classe sociale, Turin, 1976, p. 20. Sur les maisons de travail comme institution totale, cf. aussi D. Losurdo, « Marx et l’histoire du totalitarisme » dans J. Bidet - J. Texier (eds.), Fin du communisme ? Actualité du marxisme ? Paris, 1991, pp. 75-95.
48 F.-A. Hayek, New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas, 1978. Tr.. it. Nuovi studi di Filosofia, Politica, Economia e Storia delle idee, Roma, 1988, p. 280. Hayek souscrit à l’affirmation de Nathan Rosenberg et la fait sienne.
49 B. de Mandeville, An Essay on Charity and Charity-Schools, cit. pp. 307-308.
50 J.-L. Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy (1952). Tr. it. Le origini delle democrazia totalitaria, Bologna, 1967, p. 99 et sv. Tr. fr. par P. Fara, Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966.
51 E.-J. Sieyès, Notes et fragments inédits, cit., p. 76 (fragment « esclavage »).
52 Cf. M.-W. Jernegan, Laboring and Dependent Classes in Colonial America. 1607-1783, (1931), Westport, Connecticut, 1980, pp. 45-56.
53 E.-J. Sieyès, Notes et framents inédits, cit., p. 77 (fragment « salaires : moyen de niveler leur prix dans les différents lieux »).
54 J.-L. Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, tr. it. cit., pp. 12-15. Tr. fr. cit.
55 N. Bobbio, L’età dei diritti, Torino, 1990, p. 21 et p. 45.
56 R. Dahrendorf, Fragmente eines neuen Liberalismus, tr. it. cit., p. 121.
57 R.-H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, London, 1929. Tr. it. La religione e la genesi del capitalismo, dans Opere par F. Ferrarotti, Torino, 1975, p. 513, Tr. fr. par O. Merlat La religion et l’essor du capitalisme, Paris, M. Rivière, 1951.
58 R. Dahrendorf, Reflections on the Revolution in Europe, tr. it. cit. p. 26..
59 E. Burke, Reflections on the Revolution in France (1790) dans The Works, cit., p. 154. Tr. fr. par P. Andler, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette, 1989.
60 Ibid, pp. 106-6.
61 J. Bentham, Anarchical Fallacies. A Critical Examination of the Declaration of Rights, dans The Works, par J. Bowring, Edinburgh 1838-1843, vol. II, pp. 498-499.
62 D. Losurdo, Hegel und das deutsche Erbe. Philosophie und nationale Frage zwischen Revolution und Restauration, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, Cologne 1989, chap. XIV.
63 F. Meinecke, « Germanischer und romanischer Geist im Wandel der deutschen Geschichtsauffassung » dans « Berichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften », 1916, VI, pp. 125-116.
64 J.-G. Fichte, Reden an die deutsche Nation (1808) dans Fichtes Werke, Berlin, 1971, vol. II, pp. 363-4. Tr. fr. par S. Jankélévitch, Discours à la nation allemande, Paris, Aubier, 1952.
65 G. Simmel, Der Krieg und die geistigen Entscheidungen, München und Leipzig, 1917, p. 39.
66 M. Scheler, Die Ursachen des Deutschenhasses (1916) dans Gesammelte Werke, vol. IV. Politisch-pädagogische Schriften par M.-S. Frings, Bern und Münschen, 1982, p. 357.
67 C. Petersen, Der Seher deutscher Volkheit Friedrich Hölderlin (1934), cit. de H.-O. Burger, « Die Entwicklung des Hölderlinbildes seit 1933 » dans « Deutsche Vierteljahrschrift für Literatur und Geisteswissenschaft », XVIII, 1940, Referateheft p. 122.
68 A. Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts (1930), München, 1937, pp. 336-337.
69 A. Baeumler, Nietzsche (1930) dans Studien zur deutschen Geislesgeschichte, Berlin, 1937, p. 244.
70 F. Bohm, Anti-Cartesianismus. Deutsche Philosophie im Widerstand, Leipzig, 1938, p. 27.
71 A. Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts, cit. p. 237.
72 J. Evola, Il fascismo, Roma, 1964, p. 14.
73 Cf. D. Losurdo, Hegel und das deutsche Erbe, cit. chap. XIV, pp. 16-22.
74 Ainsi lors de la conversation à table du 18 mai 1944 : cf. A. Hitler, Libres propos sur la guerre et la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, Paris, 1954, vol. II, p. 345.
75 H. Picker (par), Hitlers Tischgespräche, (conversation du 7 mars 1942), Frankfürt a. M.-Berlin, 1989, p. 122.
76 F.-A. Hayek, The Constitution of Liberty, tr. it. cit., pp. 21-38.
77 Cf. D. Losurdo, La comunità, la morte, l’Occidente, Heidegger e l’ideologia della guerra, Torino, 1991, chap. 3, § 9.
78 H. Mandt, Tyrannislehre und Widerstandsrecht, cit. p. 293.
79 F.-A. Hayek, The Road to Serfdom, cit. p. 16. Tr. fr. cit.
80 En ce qui concerne Bernstein, cf. note ajoutée par lui après la Révolution d’Octobre à Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie (1889), tr. it. Socialismo e socialdemocrazia, Bari, 1968, pp. 70-1, note. En ce qui concerne Weber, cf. D. Bentham, Max Weber and the Theory of Modem Politics, Cambridge-Oxford 1985, tr. it. La teoria politica di Max Weber, Bologna, 1985, p. 280. En ce qui concerne Mondolfo, cf. Forza e violenza nella storia (1921), maintenant dans Umanismo di Marx : Studi filosofici 1908-1966, Torino, 1968, pp. 210-1 et 215. H. Kelsen aura le même comportement après la fin de la seconde guerre mondiale, The Political Theory of Bolchevism. A Critical Analysis, Berkeley and Los Angeles (1948), tr. it. La teoria politica del bolscevismo, Milan, 1981, pp. 42-53.
81 Cf. D. Losurdo, Hegel, Marx e la tradizione liberale, Roma, éd. Riuniti, 1988, (tr. fr. Hegel et les libéraux, Paris, P.U.F., 1992), chap. V, 7.
82 J. Bentham, Nomography or the Art of Inditing Laws (1843, ed. ang. posthume), dans Works, cit., vol. Ill, p. 240.
83 J. Bentham, Essay on the Promulgation of Laws (1843, idem), dans Works, cit., vol. I, p. 157.
84 J.-S. Mill, Obituary of Bentham (1832), dans Collected Works, par J.-M. Robson, Toronto, 1965, vol. X, p. 496.
85 J. Bentham, A Fragment on Government. Historical Preface to the Second Edition (1828), dans Works, vol. I, cit., p. 242.
86 J. Bentham, A Fragment on Government…, cit., pp. 242-243.
87 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I (1835), dans les Œuvres complètes, cit., vol. I, pp. 207-8.
88 « Lettre à F. de Corcelle (probablement successive au) 15 octobre 1835 », Œuvres complètes, cit., vol. XV 1, p. 57.
89 A.-F. Pollard, The Evolution of Parliament, cit. dans T.-H. Marshall, Sociology at the Crossroad, tr. it. cit., p. 37.
90 Cf. D. Losurdo, Hegel, Marx…, cit. Tr. fr. cit., chap. VI, 6.
91 K.-H. Ilting, Hegel diverso, Roma-Bari, 1977, pp. 119-20. Déjà à l’époque de Hegel, Paulus s’était exprimé négativement (Materialen zu Hegels Rechtphilosophie, par M. Riedel, Frankfürt a. M., 1975, vol. I, p. 63).
92 K.-H. Ilting, Hegel diverso, cit., p. 22.
93 Cf. D. Losurdo, Hegel und das deutsche Erbe, cit., en particulier chap. II, 8.
94 K.-H. Ilting, Hegel diverso, cit., p. 24.
95 Ibid, p. 8.
96 Ibid, p. 45.
97 F.-A. Hayek, The Constitution of Liberty, tr. it. cit., p. 472, note 26.
98 Ibid., pp. 22-23.
99 D. Losurdo, « Zwischen Rousseau und Constant. Hegel und die Freiheit der Modernen, dans H.-F. Fulda et R.-P. Horstmann (éd.), Rousseau, die Revolution und der junge Hegel, Stuttgart (Istituto Italiano per gli Studi Filosofici) 1991, pp. 302-330.
100 K.-H. Ilting, Hegel diverso, cit., p. 23.
101 D. Losurdo, « Zwischen Rousseau und… », cit.
102 D. Losurdo, Hegel, Marx…, cit. Tr. fr. cit., chap. IV, 2.
103 G. Lukács, Gelebles Denken, par I. Eorsi (1980), tr. it. Pensiero vissuto, Roma, 1983, p. 132.
104 K.-R. Popper, The Open Society…, cit., vol. II, p. 30. Tr. fr. cit.
105 K. Kautsky, « Arthur Schopenhauer », dans « Die neue Zeit », 1888, VI, p. 76.
106 G. Lukács, Karl Marx und Friedrich Engels als Literaturhistoriker (1948). Tr. it. dans Il marxismo e la critica letteraria, Torino, 1964 (2e éd.), pp. 33-34.
107 G. Lukács, Goethe und seine Zeit (1947, mais les essais recueillis ici remontent aux années trente), Neuwied 1964-5. Tr. it., Goethe e il suo tempo, Torino 1983, p. XIV. Tr. fr. par L. Goldmann et Frank, Goethe et son époque, Paris, Nagel, 1972.
108 N. Elias, Über den Prozess der Zivilisation. Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes (1936), Frankfurt a. M., 1969 (2e éd.). Tr. it., La civiltà delle buone maniere, Bologna, 1982, pp. 128-129. Tr. fr. par P. Kamnitzer, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
109 K. Marx, Die Luge in Preussen (1859), dans K. Marx-F. Engels, Werke, cit., vol. XII, p. 684.
110 F. Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie (1888), dans Werke, cit., vol. XXI, pp. 269-271. Tr. fr. par G. Badia, L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Ed. Sociales, 1976.
111 G. Lukács, Die Zertörung der Vernunft, Berlin, 1954. Tr. it. La distruzione della ragione, Torino, 1959, p. 584. Tr. fr. La destruction de la raison, Paris, L’Arche, 1958-59, 2 vol.
112 F. Engels, L. Feuerbach…, cit., p. 269.
113 « Lettre à A. Seghers du 2 mars 1939 », tr. it. dans G. Luckács, Il marxismo e la critica letteraria, cit., p. 411.
114 Condorcet, Aux Germains (1792), dans Œuvres, par A. Condorcet O’Connor et D.-F. Arago, Paris, 1847 (réimpression anastatique Stuttgart-Bad Cannstatt 1968), vol. XII, pp. 162-163.
115 H. Heine, Englische Fragmente (1828), dans H. Heine, Sämtliche Schriften, par K. Briegleb en collaboration avec G. Häntzschel et K. Börnbacher, München, 1969-78, vol. II, p. 596.
116 F. Engels, Die Polendebatte in Frankfurt (7 septembre 1848), dans K. Marx-F. Engels, Werke, cit., vol. V, p. 359.
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Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003