Chapitre V. L’église et les apparitions
p. 133-148
Texte intégral
1Le passage à la paix thanatienne est au centre de toutes les pensées religieuses, de toutes les pensées peut-être. Comment peut-on être mort, comment arrive-t-on à l’être, par quel processus, quelle médiation, par quels rapports aux hommes (les rites, les pensées, les prières) peut-on échapper à tout rapport avec la vie ?
2Le dogme est clair. Dans le symbole de Nicée il est écrit qu’au jugement dernier « De là » (du ciel) « il » (Jésus-Christ) « reviendra pour juger les vivants et les morts ». Et le xiie siècle sur les tympans de Vézelay, Moissac, a célébré —avant tout et plus que tout — ce jugement dernier, qui est (pour le chrétien) le passage à thanatos. Alors les vivants élus seront directement ravis (l’expression évoque le ravissement par la Sphinx dans ses griffes, ravissement entièrement positif et qui seul explique que ce mot soit synonyme d’extase, d’enthousiasme, de théophanie) ; ils seront directement ravis au ciel.
3Jusque là (le jugement dernier) les morts sont plus près des vivants (d’une autre vie) que de ce qu'ils seront ensuite : autre chose que la vie. D’où la conjonction de coordination « et » qui dans ce texte joint le mot vivants au mot morts : les vivants et les morts. Tous des morts en puissance (les vivants) ou des ombres de vivants (les morts non encore jugés). Quand aux morts de l'enfer ce sont ceux (la théologie chrétienne en a perdu le sens en imaginant des souffrances, comme l’explicitation poétique païenne l’avait fait avec les divers Sysiphe, etc.) qui ne seront jamais jugés, en ce sens qu’ils resteront des ombres funèbres, des fantômes des vivants, nécriques seulement, la pire malédiction à la fois païenne et chrétienne.
4L’Eglise a toujours vu, ou au moins elle s’est efforcé d’établir à sa manière un rapport entre le culte des morts, réservé aux dépouilles des saints, et la terreur des autres, le sort des individualités humaines se poursuivant après la mort, déterminé qu'il était par leur vie terrestre, les prières de l’église ou la puissance des martyrs morts, et d’autre part l’absorption définitive en Dieu.
5Mérites des nécroi, puissance des nécroi des martyrs, être le plus près possible de leurs ossements ou, à tout le moins, d’un de leurs os. Jusqu’au douzième siècle l'église, qui n’est que la crypte « apparente », peut être considérée comme « un tombeau » d’un martyr, au sens non pas symbolique ou commémoratif mais véritablement tantrique ou magique (magique vient de pouvoir — même racine que mögen, comme le fit remarquer Schopenhauer). D’où le nom de chaque église, non pas tant dédiée au saint que reliquaire de ce saint, lequel par son pouvoir de nécros peut emporter avec lui les morts dans un au-delà bienheureux1.
6D’où l’attente médiévale de la fin du monde et du jugement dernier dans cette vie-ci —qui n’était pas seulement une crainte, voire une terreur, celle de perdre la vie inopinément mais aussi, peut-être même surtout, un désir et un espoir, celui d’échapper au nécros. Ce pourquoi cette attente se faisait dans les églises de pélerinage ou les cryptes, au plus près des reliques des saints. Aux xe et xie siècles dans tout l’Occident, l’eschatologie, la fin des temps avaient une signification précise, celle du triomphe définitif du Christ qui était jusque là comme tenu en échec, balancé qu'il était par l’existence des nécroi sur lesquels Satan a pouvoir et par eux sur les vivants. La fin des temps c’est l’abolition du nécros, avec lequel le pouvoir du malin se confond puisqu’il était même donné d’y tenir les saints martyrs, malgré toute leur puissance, jusqu’à leur résurrection finale.
7Il est bon de s’arrêter sur ce pouvoir du nécros d’un martyr. Ce nécros c’est son corps, son corps mort, à défaut une parcelle de ce corps réduite à l’état d’ossement. A défaut même un cheveu, une dent. Jamais le matérialisme physique, le sentiment de la présence du corps (puisque dans sa mortalité il ne reste que lui) n’ont été poussés si loin.
8L’idée de la relique d’un saint, n'importe quelle partie de son corps qui attendait, à sa manière, la résurrection, l’idée-même, toute simple, que l'ossature y suffisait, est une idée égyptienne se survivant à elle-même dans la deuxième antiquité (avant l’an 1 000 de notre ère) puis dans la troisième, la nôtre. L’idée de l’incinération (deuxième antiquité) est évidemment inverse, tout en étant la même. Elle est de ramener l’être mort à une totalité homogène, les cendres.
9Pour la première antiquité c’est l'idée que la non-homogénéité est le salut, la garantie de sauvegarde. Chaque partie est un micro-vivant de ce macro-vivant.
10Il est bon aussi de considérer que le lieu où repose ce corps ou cette parcelle de corps importe avant tout. Si l’être vivant est malade de la contingence en ce qu'il ne peut être partout puisque, comme l'a écrit Dostoievsky, « il faut qu’un être humain soit toujours quelque part », il peut à tout le moins varier les quelques parts. Le corps du mort, son nécros ne le peut pas ; s'il devient fantôme c’est qu’il est démoniaque, semblable à un « pur esprit »2. La mort en quelque manière jusqu'au jugement dernier solidifie et choisifie le nécros en un quelque part qu’il sanctifie par la présence de ce corps qui témoigna (le sens du mot martyr) de la résurrection du Christ.
11Ce quelque part du nécros, qui est la contingence solidifiée, écrasante l’oppose au thanatos chrétien qui sera un nulle part équivalent à un partout.
12Non seulement les pélerinages mais les églises ne s’expliquent que parce qu'ils consacrent l'immortalité définitive (jusqu’à la fin des temps) de ce corps — sa nécritude qui est de consacrer un lieu. Seul Œdipe dans le paganisme, Moïse dans l’Ancien Testament, St Jean dans le Nouveau échappèrent à la localisation du nécros. A la basilique St Jean de Selcuk on lit « aire de la mort » mais le tombeau même est introuvable parce qu'il n'y eut pas de St Jean mort mais seulement la mort de St Jean.
13Puissance des reliques des saints donc jusqu’au douzième siècle, à laquelle se substitue peu à peu celle de l’Eglise dans son ensemble, sa catholicité ; enfin puissance de Dieu seul, prédestinant les vivants et les morts pour le christianisme réformé d’après Luther.
14Qu’on remarque que la position du problème reste identique et que sa solution seule diffère. Elle est du sort des nécroi. Tout l’Occident se pense et se pose en fonction de la destinée nécrique de l’homme, qui seul parmi les espèces animales serait « élu » par Dieu pour en avoir une. On se bat autour de ce privilège extra-animal, supra-naturel et pour l'interpréter efficacement.
15L’angoisse de la mort est là, qui explique tout, et rien d’autre. Sinon pourquoi la survie, qui est idéologiquement représentée comme celle de bienheureux, fut-elle ressentie comme atroce, enfer, revenants, âmes en peine, à tout le moins purgatoire au lieu de la disparition définitive dans la mort ?
16Il aurait suffi de poser que l’un des buts de la vie humaine est de tout faire pour que la mort ait bien lieu parmi des vivants et non seul dans une tombe ou dans un four crématoire, dans la machine vraiment infernale que tous les enfers traduisent et indiquent idéologiquement et qu’il suffisait de traduire en termes extrêmement simples.
17Les religions ont pourtant touché au problème tout en le posant mal. L’exemple le plus clair est celui de la « bonne mort » qui, selon l’Eglise justifiait le vivant et qui, à ses derniers moments, effaçait les péchés de sa vie et serait donc « bonne » même si la vie avait été mauvaise. Cette vue fantastique avait au moins le mérite de tenir compte des derniers moments du vivant et de leur accorder une importance particulière. En éliminant, par affaiblissement des croyances religieuses ou par leur soi-disant spiritualisation, l’importance de la bonne mort on a cessé d'accorder de l’importance à la mort. En cessant de croire qu'elle compte pour l’après vie on a cessé aussi de penser qu’elle comptait pour la vie. On élimine le moment de la mort, le mourir, comme on a éliminé la bonne mort3.
Théologie et nécrologie
18Il convient d’établir le rapport entre la théologie et la nécrologie, de même qu’à la première antiquité entre l’ontologie et l’absence de nécrologie.
19Sans moi et conscience de ce moi il n'y a pas non plus l'idée d’une subjectivité des dieux. Se prolongeant philosophiquement ou plutôt trouvant son expression philosophique dans la seconde, la première antiquité concevait une unité objective théïque et, s’il y avait des sujets divins4 ils ne se confondirent pas avec cette objectivité ontologique. L’hénothéisme est la conception d’un dieu-objet (ontique et théon par là même) alors que le dieu subjectif ne peut qu’être humain, antropomorphe ou zoomorphe.
20A la première antiquité il y avait un polythéisme zoomorphe mais objectif. Or l'homme comme objet et dont la subjectivité n'existe plus est un animal mort. Le dieu de l’antiquité qu’on dit n’être pas classique par là-même est de la même sorte, analogue à un animal mort, et le mort devient dieu, c’est-à-dire qu’il perd peu à peu sa subjectivité (ses besoins, ses désirs) pour devenir un pur objet, ou asymptote à cette divinité objective, c’est-à-dire à un mort. C’est donc que ce qui s’oppose chez le vivant à faire un mort, bien qu’il ne soit plus vivant, est sa subjectivité, ce sont ses besoins qu’il n assouvit plus parce qu’il n’en a plus. On comprend à partir de là bien des aspects du boudhisme comme conception philosophique nostalgique de la première antiquité.
21Quel est le lien de cette conception subjective (anthropo-théologique) à une notion nécrique. naïve ou sophistiquée, de l’immortalité ?
22Que demande le sujet ? Le salut ou la sauvegarde de son moi, alors qu’à la première antiquité, s’exprimant encore par la philosophie dite païenne de la seconde, l’être vivant n avait nulle répulsion à échanger sa subjectivité de vivant pour une objectivité de mort, puisque la nature et le dieu, que ce soit dans une vue matérialiste ou idéaliste, lui apparaissaient comme une réalité ontologique objective : l'atome et le vide, le mouvement des astres, les idées... Devenir l’objet c’était donc s’anoblir dans la mort. A l’inverse il suffit de penser aux représentations picturales de Jésus apparaissant comme phénomène après sa mort : son corps est glorieux ; il est transfiguré subjectivement n’ayant plus rien d’objectif.
23Il faut voir que la question de la matière n'est ici qu’une manière populaire, une vulgarisation de l’idée d’objet tandis que celle de l’esprit n’est qu’une manière populaire, triviale, d’exprimer la subjectivité. Dans la philosophie païenne de Platon l’idée est « esprit » mais elle est objet ; dans celle (matérialiste) de Démocrite et d’Epicure l’atome est l’objet mais il est sinon l’esprit du moins une conception logique ayant pour effet dans l'épicurisme d’apaiser les troubles de l'esprit devant la nature et la mort par la conscience de sa matérialité.
24Sous la première antiquité il s’agissait quand on mourait de passer à la mort objective et universelle, à l’hénade objet qu’est le dieu non anthropomorphe au sens de non-vivant et de non-subjectif. Dans ce cas le mort n’est pas le vivant et ne peut pas l’être. Or toutes les hypothèses —sur l’autre vie, autre chose que la vie ou même (athéisme) pas de vie du tout — de la conception subjective, non philosophique, ne sont que des métaphores privées de sens logique afin de faire entendre que la mort sauve ou qu’elle devrait sauver la subjectivité de l’ancien vivant. Or cette subjectivité ne peut être qu’individuelle. La vie éternelle c’est la survie des monades au sein de la monade subjective divine ; l’existence de cette monade, dont la subjectivité définit le caractère ontologique, n’étant là que pour faire passer l’aspiration de chaque vivant humain à immortaliser sa propre subjectivité.
25L’idée de l’incarnation comme en Orient celle de la réincarnation, est une idée de la seconde antiquité. Si Dieu peut s'incarner, s'il prend part à la vie c’est que l’autre vie est une vie comme la nôtre. Si Dieu peut s’incarner c’est que nous pouvons nous désincarner et vivre : D’où plusieurs conséquences :
- L’autre vie, la vie du mort, est une vie du même type que la nôtre puisque c’est une autre vie ou à tout le moins le même et l’autre du sujet lorsqu'il était vivant et tel que l'éternité ne le changerait pas sans le supprimer.
- Cette autre vie distingue à tout jamais l’homme de l’animal, elle en fait une créature unique ; chacun étant unique, l'espèce humaine, extra-animale bien que d’origine animale, explique par son originalité le caractère monadique de chacun de ses membres.
- Cette particularité extra-animale de l’homme, créature divine puisque monadique comme Dieu, pose une différence (de nature) entre la vie naturelle et la vie sociale.
26Certes le simple moi humain se poursuivant lui-même n’a pas le pouvoir de se recréer lui-même. Ce pouvoir appartient à Dieu. Seuls, parce qu’ils ont identifié leur moi avec la subjectivité divine dès cette vie-ci, les martyrs et les saints ont droit par eux-mêmes à une survie à laquelle ils soient des citoyens à part entière. Selon la théorie de l’authentique christianisme ce n’est que dans leur foulée et à leur suite que les autres « moi » (ou les moi des autres) pouvaient s’engouffrer dans l’immortalité. Or cette immortalité ne pouvait être que nécrique, une continuation du « moi » de cette vie-ci, lui-même reflet idéal ou idéel controuvé de la conscience du contenu de vie devenu conscience de soi, le soi escamotant finalement ou effaçant la conscience comme la conscience avait escamoté le contenu de vie et dont elle était consciente.
27Dès qu'on « ontologise », qu’on substantifie la « conscience », il est inévitable qu’elle devienne d'autant plus conscience « de soi » qu'elle s’extrapole et s'isole de tout ce dont elle est la conscience dont elle efface le contenu réel pour ne garder que le sentiment de son appropriation subjective, qui se substitue à toute action quelconque et devient pur reflet d’un soi par ailleurs inexistant. Or c’est ce soi inexistant qui survit à la fois comme le même et l’autre de toute vie terrestre puisqu’il n’en conserve plus aucun contenu mais qu’il se conserve et se récrée dans la mort comme soi, donc virtuellement aussi comme tous ses contenus de vie mais sans qu'il n’y en ait véritablement un seul.
28On comprend à partir de là les réluctances de l’Eglise et de la pensée religieuse et philosophique devant les preuves ou apparitions —toute phénoménologie de la survie de soi-même5. Ce ne peut jamais être soi-même qui apparaisse mais ce soi-même dans un contenu de vie. Ainsi Jésus-Christ apparaît à Madeleine, aux pélerins d'Emmaüs, aux disciples mais il prononce « Noli me tangere », je suis ici comme moi mais je n’y suis pas comme contenu de vie. Je survis comme personne mais je ne survis pas terrestrement puisque toute vie terrestre est un contenu de vie. Mais Christ est Dieu et à proprement parler comme tel il n’y a qu’une différence de degré et non de nature entre sa vie pré-mortem et ses apparitions post-mortem. Sauf que l’une est une incarnation, donc contenu de vie, et que les autres (post-mortem) ne le sont pas ; elles ne sont que la présentation phénoménologique d’une essence de vie sans contenu de vie.
29Pour que l’Eglise puisse admettre des morts désincarnés c’est-à-dire sans contenu de vie mais comme « moi » survivants, il faut qu’ils le fassent tel que Christ l’a fait, en tant qu’eux-mêmes non pas s’incarnant mais faisant mine de le faire et apparaissant, en vertu du pouvoir et comme d’une délégation divine, par miracle. Si ce n’est pas un miracle c’est à l’inverse une tentation satanique pour mimer et miner les pouvoirs de Dieu. Les « moi » qui ne sont pas identifiés à Jésus et qui ne sont pas non plus les reflets subjectifs d’une existence de martyrs ou de saints, à la rigueur de prophètes ne peuvent être que les reflets d’un moi possédé par l’Antéchrist. Il faut donc les rendre à leur mort, en les désenvoûtant du moi diabolique qui s’est substitué à leur véritable moi Tout comme dans le cas de la Vierge, des martyrs et des saints c’est parce que le moi christique ou divin tout court s'est emparé d’eux qu’ils apparaissent.
30Ce n'est pas une analyse en l’air ; les apparitions de l'archange Michel sont à l'origine de l’épopée de Jeanne d’Arc et celles de la Vierge à Lisieux, Lourdes ou Fatima sont de nos jours le solide de la foi catholique.
La mort et l’éternité
31Une autre raison de la méfiance devant les apparitions de morts dans le christianisme est le principe de la résurrection (autre chose que la vie) repoussée à la fin des temps. C’est alors seulement, lorsque les temps s'effaceront devant l’éternité, que l'élu entrera dans la vie éternelle. Cette conception exclut la survie nécrique.
32Qu’on pense à l’expression « concession perpétuelle » qui désigne la possibilité pour le défunt d’attendre dans sa tombe (qu'on note le soi, le réfléchi qui rapporte à soi-même et à la conscience de soi). C’est l'Etat qui « concède » au mort d’avoir perpétuellement sa tombe. « Concession perpétuelle » n’est pas l’équivalent d’éternel. Le mot vise la temporalité. Lorsque le temps s’arrêtera, pour ne pas parler de la fin de l’Etat exclue par le principe même de cette « concession », la concession cessera et qu’il soit sauvé ou pas (mort définitif), le défunt ne sera plus nulle part — donc pas plus qu'ailleurs, l’espace étant ici lié au temps.
33Il y a dans cette doctrine une confusion entre l'idée païenne de l’éternité et l'idée — le non-concept, puisqu’elle ne deviendra concept qu’avec Hegel, en cessant alors d’être chrétienne — de la subjectivité divine. Dieu apparaît dans le temps puisqu'il s'incarne ; c’est un moi, ou plutôt c’est « moi » (le moi par excellence), mais il est aussi éternel, et non pas d’abord et par essence l’éternité comme le theos ou l'hen (le un) du paganisme de la deuxième antiquité. La notion grecque d’éternité se conjugue ou se juxtapose dans l’idée judéo-chrétienne avec celle du thanatos grec : le thanatos est l’anti-necros, c’est le rien, le nulle part temporel qui est d’autant plus terrifiant (ce pourquoi le matérialisme épicurien le refuse et le renvoie à l’inexistence terrible).
34Quand le mort n’est rien, ce rien n’est rien pour nous. L’éternité chrétienne c'est un thanatos positif alors que chez les Grecs il ne cessait pas d’être terrifiant ou tout au moins cause de trouble par sa contamination avec le nécros.
35Or le nécros est dans le temps, sa conscience est discursive. C’est peut-être cette temporalité nécrique —qui ne fait qu’un avec son caractère de moi survivant ou se survivant à lui-même comme contenu empirique de vie et la difficulté de passer d’une survie temporelle à une « autre vie » thanatienne, extra-nécrique aussi bien que l’autre de la vie du vivant — qui explique toute la réluctance de la tradition théologique chrétienne devant elle et, à l’inverse, l’attachement populaire à une continuation immédiate et donc temporelle (sans attendre la fin des temps et celle du monde) de la vie du vivant une fois qu’il est mort.
36Le mort qui apparaît prononce des discours, à leur défaut des phrases, au moins quelques mots, d’ailleurs sa simple apparition, par le fait qu'elle commence et qu'elle a aussi une fin, se situe dans le temps et, même s’il ne disait rien, est par elle-même discours. Mais pour l'Eglise il faut qu'elle le soit le moins possible. Ainsi les sept dormants d’Ephèse ; un seul parle et ce qu’il dit est proche du « presque rien » ; les autres se soulèvent à peine de leur couche funéraire ; tous les sept retombent lourdement quelques secondes après. Par ce qu'ils disent et surtout par le caractère éphémère de leur résurrection ils laissent entendre que ce n’est pas encore là la vraie vie (du mort) qui est l'éternité mais un miracle pour les survivants (ceux qui ne sont pas morts) qui ne les concerne donc pas eux, les morts. Or ces sept dormants sont sept martyrs, victimes d’une des dernières grandes « fournées » persécutoires avant que ne commencent les « fournées » de martyrs païens ou autres. Ainsi les martyrs ne sont pas les nécroi. Ils attendent et en attendant ils sont bien morts et pas nécriques du tout. Hors du temps, dans le néant temporel, ils attendent l'éternité thanatienne, c’est-à-dire conjuguant les deux conceptions païenne et chrétienne à la fois, de plénitude et de nullité, de rien définitif et sans faille et de béatitude. La question que j’ai laissée en suspens — est c'est la question essentielle puisqu’elle est celle de l’immortalité personnelle, rejetée par Platon dans le Phédon — est si la vie éternelle est aussi une vie subjective en même temps qu'elle est thanatienne. Elle n’est donc pas thanatienne à part entière mais thanatienne avec une restriction mentale judéo-chrétienne puisqu’elle reste celle d'un moi. L’éternité païenne était objective seulement, donc a-personnelle, néant et suppression de la personne, mais l’éternité chrétienne est la suppression de toute vie empirique sauf en ce qui concerne la forme personnelle (ici on est presque obligé de se servir de la catégorie aristotélicienne et stoïcienne de forme), la cire sur laquelle des contenus de vie ont marqué leur empreinte sous la forme du moi réfléchissant sa vie et surtout se réfléchissant lui-même. Conserver son moi est une manière de fiche de consolation à la désolation de quitter la temporalité pour sa négation éternelle —qui abolit toute vie donc la sienne mais sans abolir pour autant le sentiment d’appartenance qui découlait pourtant de ces contenus de vie et de leur expérience.
37La vie éternelle est donc l'autre de la vie, puisqu’empiriquement il n’y a plus de vie du tout, qui demande la spatio-temporalité ou du moins, selon le matérialisme épicurien, qui s’exprime par la spatio-temporalité, rapport des rapports objectifs, mouvements des astres, et subjectifs, attractions et répulsions, dûs à la satisfaction des besoins, aux plaisirs et aux souffrances. Cette spatio-temporalité disparaît mais le moi demeure. Or le christianisme ou plutôt la conception judéo-chrétienne qui apparaît dans le contexte de la deuxième antiquité (et même pour l’hébraïque dès la première) avait le choix entre deux conceptions de cette vie éternelle du sujet de la vie mortelle, car la trinité chrétienne comporte deux personnes, le Père et le Fils, et un troisième membre, impersonnel, qui est le logos païen, le Saint-Esprit. Il est vrai qu’en tant qu’il est saint on puisse le considérer aussi comme un saint ou le Saint par excellence, la monade. Mais ce terme de saint ne fait jamais que qualifier, que christianiser par sur-imposition, par un baptême un peu tardif et un rien sophistiqué, l’Esprit, le logos païen. Or le logos est impersonnel ; il est aussi le Nous, il est aussi le Hen. Dans la mesure où l'éternité est celle du logos silencieux, le mort n’a plus à conserver sa subjectivité, il est lui-même « logos » donc il n’est pas plus son esprit que son corps6. Mais le poids du Père et du Fils, qui sont des personnes tout en étant éternels, ou plutôt l'éternité, mais l’éternité comme subjectivité portée à l’absolu, c'est elle le véritable modèle de l’autre vie. Parce qu’elle n'est plus spatiotemporelle, elle n'est donc pas la même que cette vie-ci ou que la vie mais si elle n’est plus notre vie en ce sens qu'elle n’est pas la vie, elle reste nôtre, donc elle est encore, par là et bien que partiellement, notre vie ou son reflet subjectif et nul.
38Il y a confusion entre l’objectivisation du « je » qu’est le réfléchi « soi »-même ou lui-même et l’objectivation de la conscience et c’est cette confusion ou à tout le moins cette ambiguïté sur quoi se construit tout l’édifice de la survie chrétienne. La subjectivité seule ne pourrait survivre qu’abstraitement, la conscience seule ne pourrait survivre à ce dont elle n’est consciente qu’objectivement mais en unissant les deux idées on aboutit à celle d'une possibilité de survie idéale de la conscience comme sujet ou du sujet comme conscience, c’est-à-dire à une survie « objective » de ce qui n’existe pourtant que comme sujet de quelque chose, de sujet de sa propre conscience — qui donne un caractère objectif à ce « soi-même» qui se sépare du sujet lui-même auquel il renvoie comme à son ombre portée dans l’éternité.
39Le mot éternité ne vient pas là « comme des cheveux sur la soupe » pour la beauté ou l’immensité de ce qu'elle évoque mais parce que le passage (ou l’identification deux fois controuvée d’un sujet avec soi-même et de ce soi-même avec une conscience) est le même ou l’amalgame, le même et l’autre de l’identification de Dieu, du theos subjectif du christianisme avec l’éternité cosmique (à la fois spatio-temporelle et en dehors de cette spatio-temporalité). Ce theos est à la fois subjectif parce que « moi » et « monade », et objectif à la façon de l’idéalisme antique, qu’il soit aristotélicien ou platonicien, non pas comme éternel, ce qui serait attribut de ce sujet, mais éternité. En sorte qu’on ne sait jamais si la priorité lui appartient à lui-même comme sujet ou comme éternité, c’est-à-dire si sa divinité est objective (éternité) ou subjective (créatrice) et c'est sur cette ambiguïté que se construit l’édifice de la survie nécrique.
40Or les deux garde-fous idéalistes païens, la conception objective de l’éternité et de l’esprit comme logos, « nous », « hen », ce qu’on voudra et la conception chrétienne d’une éternité subjective qui exclut la survie provisoire pour mieux la sauvegarder à la fin des temps, défendue du néant par la doctrine de l’éternité, ces deux garde-fous disparaissant à notre époque, l’idéologie sous-jacente chrétienne est à son comble. Car nul matérialisme ne l’a remplacée, le matérialisme étant le sens du privilège de l'homme de pouvoir être conscient de deux choses : la première d’être un animal « comme un autre » et donc pas un moi divin, ou divin parce qu’il est « moi », la deuxième d’être un animal social, et donc que ce qui s'ajoute à notre animalité pure et simple est encore plus transitoire et l’assure encore moins d’une survivance personnelle puisqu’elle est sociale.
Hindouisme et christianisme
41Si l’idée d’un état de vie sous une apparence de mort réaffleure périodiquement en Occident comme un concept hasardeux et une évidence contradictoire, non seulement l’idée de le mettre en doute ne paraît pas avoir jamais effleuré la pensée indienne mais depuis des temps reculés elle y est même la pierre de touche des deux directions divergentes de domination de soi, l’une purement physique de ceux que nous nommons parfois des fakirs, l’autre spirituelle où l'Inde reconnaît ses sages et ses saints. « Hatha-yoga » et « samadhi ». La maîtrise totale de son corps ou celle de son esprit implique le passage à une appparence de mort. Dans un cas cette apparence de la mort est volontaire, tandis que dans l’autre, le samadhi, elle est la conséquence physique d’un accomplissement spirituel (donc également physique).
« Il n’est pas aisé de décrire l’expérience du Nirvakalpa-Samadhi », dit Swami Siddhesvarananda dans une conférence prononcée en français à Montpellier en 19417, « à ce moment la manifestation cesse d’exister, le mental ne fonctionne plus ; le corps physique reste figé ; les mouvements des organes, même ceux du cœur, sont complètement suspendus... dans l’expérience du Nirvikalpa Samadhi, corps et mental sont tous deux au cran d’arrêt ».
42Dans la mort apparente la vie est « au cran d’arrêt », la différence est que le Swami parle de « corps et mental » au cran d’arrêt alors que dans les morts apparentes cliniques, le corps y est mais que le mental reste éveillé, qu’il fonctionne et que de cette disjonction peut résulter une immense souffrance8. Le Swami ajouta :
« Des médecins européens sont venus en Inde pour examiner le corps de certains Yogis qui peuvent, à volonté, reproduire cet état de mort apparente : le corps reste rigide, les réflexes sont abolis ; les appareils scientifiques n’enregistrent plus le moindre battement de cœur ; ce spectacle peut surprendre les Occidentaux qui n’ont jamais entendu parler du Hatha-Yoga ; il faut toutefois bien se garder de confondre ces manifestations avec une expérience spirituelle telle que le Nirvikalpa Samadhi. « L’état de mort apparente » (souligné par moi. Il s’agit d’un état spécifique de vie, le reste du texte le prouve) « ne présente que l’aspect extérieur du Nirvikalpa Samadhi. C’en est la condition physique indispensable mais elle ne suffit pas. Il existe en effet, un autre aspect intérieur : la purification du corps subtil doit être accomplie ; les désirs sont alors réduits en cendres. Il ne faut donc pas que la mort physique apparente, du reste relativement facile à réaliser pour celui qui accepte de s'astreindre à un entraînement spécial, nous fasse illusion. Cet état, à tout prendre, reste lié à l’ignorance, au sommeil, au tamas9 ; pour être valable, l'expérience doit nécessairement être liée à la désintégration de l’ego, laquelle est le résultat d’un effort conscient. Ce sont ces deux conditions, mort physique » (apparente) « et mort de l’ego » (réelle) « qui, associées l’une à l’autre, constituent l’état de « Nirvikalpa Samadhi ».
43Là encore, puisqu’il s’agit d'un état, c’est que l’être est vivant. Etat de vie est un pléonasme, état de mort une impossibilité ; il n’y a pas « d’être » de la mort.
44Ces remarques abstraites de Swami Siddhesvarananda faisaient partie d'un commentaire de l’expérience de Ramakrisna, son maître, une expérience de mort apparente dans une plénitude de vie.
« Ramakrisna conserva pendant six mois cette même condition, le corps toujours rigide, on l’en tirait parfois pour quelques moments », dit-il.
45Pour l’Inde le vrai mort est celui qui ne revient pas, qui ne se réincarne plus. En ce sens tous les vivants seraient des manières de revenants, de revenus. Le mort qui ne se réincarne pas est de la nature de Bouddha (selon le Petit Véhicule), il est un Krishna, etc... selon l’hindouisme.
46Pour le fond commun de la culture de l’Inde tout vivant est comme le survivant, le nécros donc, d’un autre vivant animal ou humain, parfois même végétal ; c’est ce qu’on nomme la théorie de la réincarnation10.
47Le boudhisme, à l’origine, n’était pas une religion mais une réflexion pour faire échapper l’homme à l’horreur de son destin nécrique.
48Le terme même de Bouddha signifie l’Eveillé. De même que dans la vie de veille on paraît s’éveiller du sommeil à la veille, de même Bouddha est passé vivant à un autre état. Ce pourquoi il ne passera plus de vie en vie à travers des nécroi successifs. Il est donc éveillé vivant, éveillé suprême. Ayant l'apparence d’un composé animal vivant, il est en réalité devenu autre chose. Il est ainsi, véritablement, l’anti-nécros.
49Si, comme l’a dit Nicolas Sarafoglou, Christ a vaincu thanatos mais qu’il n’a pas vaincu nécros (puisque tous les vivants, à commencer par lui, doivent traverser la mort) le Tathagata, matérialiste, a vaincu nécros mais il a préservé thanatos, il l’a laissé intact.
« En 1419, l'âme de Tsong-Kaba, qui était devenu Bouddha, quitta la terre pour retourner dans le royaume céleste où elle fut admise dans le ciel du ravissement. Son corps est resté à la lamaserie de Kaldan. On prétend que jusqu'à ce jour il a conservé toute sa fraîcheur et qu’il se soutient, par un prodige continuel, un peu au-dessus du sol sans être appuyé ni retenu par rien. On ajoute qu’il lui arrive quelquefois d’adresser la parole aux lamas qui ont fait de grands progrès dans la perfection, mais les autres ne peuvent l’entendre »11. « Khaldan, qui signifie en tibétain béatitude céleste, est le nom d’une montagne située à l’est de Lhassa... C’est sur son sommet que s'élève la lamaserie de Khaldan... Tsong-Kaba y fixa sa résidence... Les tibétains prétendent qu’on y voit encore son corps merveilleux, frais, incorruptible, parlant quelquefois et par un prodige continuel se tenant toujours en l’air sans que rien ne le soutienne »12.
50Pour le bouddhisme l’homme est de tous les animaux, celui qui peut échapper aux renaissances en coupant la voie qui y conduit, le désir, la chaîne des causes interdépendantes. Exactement comme je le pose par ailleurs, mais présenté de manière idéologiquement différente, le privilège de l’espèce humaine est de se savoir un animal, dont la particularité, dans la culture indienne, était d’être voué à la chaîne des réincarnations c’est-à-dire des vivants morts, puis survivants nécriques, puis à nouveau vivants, dans une suite indéfinie.
51L’hindouisme védantique a cherché à résoudre le même problème par l’idée du quatrième état de vie, turya, auquel seul l’homme, de tous les animaux, peut accéder. De toute manière on part dans les deux cas de l’idée que l’homme est un vivant comme un autre, un animal comme un autre mais que pour lui seul cela peut devenir un « pour soi » (en s’exprimant selon la terminologie hégélienne), qu’il peut en prendre conscience selon ma propre notion.
52Cette analyse du bouddhisme et de l’hindouisme montre que la conscience d’être un animal, privilège de l'homme, n’est jamais en l'air et s’exprime de façon idéologiquement et même scientifiquement différente selon les cultures où elle se fait jour. Mais l’important c’est qu’elle s’exprime. J'irai même plus loin : ce qu’on appelle matérialisme est une façon, sans doute plus simple et plus directe, d’éviter toutes les souffrances non seulement idéologiques mais réelles auxquelles l’inconscience d’être un animal nous accule, mais la conscience de l’être ne s’exprime pas nécessairement sous toutes les formes du matérialisme.
Notes de bas de page
1 Il semble que jusqu’au deuxième Moyen-Age (xviie siècle) l’absence de résurrection était considérée comme un manque à gagner (la non-vie) et non une perte (l'enfer).
2 Ainsi semble-t-il que pour le christianisme d’avant l’an 1000, être un pur esprit c’est le mal. Satan et les damnés comme pur esprit. Le salut par le corps.
3 De même la croyance des moines tibétains à une survie de caractère nécrique leur a fait accorder toute l'importance aux signes de la mort qui sont ceux de la décomposition du vivant et ils parviennent ainsi à réanimer des enterrés sous la neige après quarante huit heures.
4 En Grèce les 12 dieux, etc.
5 Ce à quoi l’Eglise et la pensée philosophico-religieuse dans son ensemble répugnaient dans les apparitions des morts c’est qu’elles affaiblissaient le sens de « l'autre » qu’est la vie en Dieu, insistant trop sur le même. Si la vie est nécrique c’est non parce qu’elle est spirituelle puisque la vie tout court doit l'être mais qu’étant éternelle et par là divine elle doit être aussi une autre vie et comme cette autre vie subjective est dénuée de tout sens il vaut mieux que par des apparitions ce non-sens ne devienne pas une évidence sensible et qu’on en reste à des aspirations, à des vœux pieux et au repos dans le sentiment de la grâce divine ou, pour les incroyants, celui de la puissance mystérieuse de la nature.
6 C’est exactement la solution, shankarienne, védantique, où l’atman a la signification du logos silencieux. L'impersonnel préserve la personne du néant subjectif de la-personnel.
7 cf., « Quelques aspects de la philosophie védantique » par le Swami Siddhesvarananda, éd. Maisonneuve, Paris 1967, p. 144 et ss.
8 « Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois... ». Cet isolement dans son corps, sans qu’on vous retrouve est bien pire que l’« appel de chasseurs perdus dans les grands bois » du vers magnifique de Baudelaire.
9 L’un des états affectifs possibles avec le rajas et le sattva selon les analyses indiennes, le « tamas », est l’état de torpeur.
10 Les Hindous ne furent pas les seuls à envisager des nécroi d’animaux. Dans la tragédie attribuée (faussement sans doute) à Euripide, Rhésos, on voit passer comme des fantômes de chevaux, des chevaux d’Hadès en quelque sorte (comme dans le film « Crin Blanc »).
11 HUC, Régis-Evarist, Voyage au Tibet, p. 43.
12 Id., p. 185.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003