Chapitre IV. Le nécros antique
p. 119-131
Texte intégral
1La mort est à la fois le phénomène humain le plus naturel mais aussi le plus culturel. Mais comme la culture commence et s’arrête avec la vie il en résulte que le principal effet de ce caractère culturel de la mort est d’oblitérer ou de dénaturer son caractère naturel3. On ne sait ce qui obscurcit le plus la question de la survie nécrique sinon le fait d’inventer toutes sortes de destins aux morts, comme font les croyances religieuses depuis les premiers temps des sociétés civilisées, ou de nier qu’il y ait aucune possibilité de sentir et de souffrir en dehors de celles des états normaux et habituels de la vie et tomber dans une superstition positiviste fermée à tout ce que recelaient de véridique les croyances antérieures, sans même essayer de les comprendre et sans saisir le phénomène naturel de la survie nécrique, une fois libérée de son vernis culturel illusoire.
2Cette conception ramène aussi loin que les plus anciennes sociétés hiérarchisées.
Le double garde les traits de son dernier jour ; aussi pour être un ghost vigoureux préfère-t-on mourir vigoureux : parfois on enterre vifs les vieillards, tant qu’il leur reste encore un peu d’énergie, afin que leur double ne soit pas trop sénile4.
3Non, c'est afin qu’il y ait un double, un nécros. Si, comme le posera l’Encyclopédie, chez le mort de vieillesse, le mort de la mort qu’on nomme naturelle il ne puisse y avoir de mort apparente seulement, il ne peut en conséquence y avoir chez le mort de vieillesse un état de vie nécrique. Enterrer le vieillard « encore vif » est donc la seule chance qu’il fasse un nécros. Cela confirme que la conception du nécros se fonde bien sur la survie d’un vivant, un état de vie considéré comme un état de mort.
4Ne peut-on penser que c’est la même idée qui se survivait à elle-même dans une civilisation aussi évoluée que celle de l’Inde et que les Anglais eux-mêmes n'arrivaient pas à extirper, la coutume pour les veuves de monter vivantes au bûcher de leur époux décédé. Par cette incinération contemporaine elles redonnaient force de vivant au nécros du défunt dans un phénomène de participation de la vie des vivantes à leur survie commune. On peut voir aussi dans le mythe si important pour les Grecs du bûcher d'Héraclès encore vif, la même idée. Pour qu’un vivant puisse s’élever à la vie divine ne fallait-il pas que sa force vitale soit présente toute entière jusque dans la mort. Vivons-nous encore sur un tel mythe —le mythe étant la forme par excellence de la culture dont ni la religion ni même la science n’ont pu encore se dégager ?
5Par ailleurs les rites sont dirigés contre les survivances nécriques. De toute manière que le rites funéraires d’inhumation, de création ou d’embaumement, et surtout la célérité de ces opérations ne soient pas du tout dûs à des règles d’hygiène comme on le prétend, c’est ce qu'a noté Werner Fuchs.
De tels usages ne s’expliquent pas, en toute certitude, comme des initiatives justifiées par des raisons d’hygiène rationnelles qui tendent à éliminer le cadavre en tant que foyer d’infection et objet devenu pesant pour la société. On ne peut se satisfaire non plus de l’interprétation qui en voit l’origine dans la piété....
Dans d’autres usages se manifeste l’aspect complémentaire de la représentation des morts qui survivent dans la tombe : la nécessité de les repousser. Qu’on lance trois fois de suite de la terre sur les cercueils reposant dans la tombe ouverte, cela signifie que les survivants, dans la mesure du possible, désirent maintenir le mort dans la tombe afin d’empêcher que son retour ne leur procure des maux... Les pierres tombales, une fois placées, complètent le barrage entre le cercle et le domicile des morts. Quant à l'inscription « qu’il repose en paix » (requiescat in pace), elle est l’antique formule de conjuration contre le cadavre qui revient, contre le voyageur qui porte malheur. « In pace » indique un milieu délimité, clos, signifie une zone infranchissable »5.
6Les premiers temples, ou plutôt le naos des premiers temples était, disent les archéologues, une simple étable où la vache sacrée reposait, mangeait. Pourquoi l'animal sacré ? Parce que chez lui, à la différence de l'homme, les fonctions simples, physiques, de la vie de veille sont évidentes ; c'est cette-vie-là qui, chez l’homme, est la plus précieuse, cette vie qu’il faudra préserver. Le salut n'apparaît qu’à la deuxième antiquité (après l’an 1000 av. J.C. environ), la première est celle de la prévention. La confusion, qui existe depuis la deuxième antiquité et qui s’est encore accentuée à notre époque, est celle entre préserver (la tombe) et sauver (l’idée de l'âme, indépendante de cette préservation). Sous la première antiquité si la notion d'âme, c’est-à-dire le souffle, correspond à quelque chose, c'est à la momie qu'il faut penser.
7Le problème de la momie est celui de la conservation d’un corps réduit à ses éléments essentiels, mais aussi la possibilité qu'il continue à respirer. Il n’y a pas alors de conception de l’âme distincte de celle du souffle et de la respiration6.
8Des yogins de l'Inde, aujourd'hui encore, peuvent continuer à respirer sans qu’en apparence ils le fassent. Les battements du cœur sont suspendus, aucun souffle ne ternit un miroir. Cependant ils respirent. Tous les phénomènes de mort apparente (qu’on appelle aussi mort clinique) présentent les mêmes caractères. Sous la première antiquité, où la maîtrise de son corps et de son esprit devait avoir atteint une perfection dont la deuxième antiquité et davantage encore les fakirs de notre époque ne peuvent donner qu’une image affaiblie, il devait apparaître comme évident qu'un corps puisse rester dans un état nécrique de sommeil profond et que, tout en ne respirant pas en apparence, il conserve une manière de respiration latente.
9Il ne peut y avoir d’évocation du mort et de la crainte du mort dans la première antiquité, du moins pas normalement. Le mort ne vit pas une autre vie, une seconde vie, une manière de vie, un semblant de vie, une vie diminuée, une vie mutilée ; il n’est pas une ombre, pas un fantôme, il est un mort et il n’a nulle action sur le monde en général, la nature, ni sur le monde social où se passe la vie des survivants. Il n’y a donc pas de vie des morts et cette contradiction (discursive) n’en était pas une pour la première antiquité puisque le même, une vie, pouvait être pour eux l'autre, la mort, sans être du tout le même et sans être non plus l'autre.
10Détournés de leur sens matérialiste dans l’ensevelissement juif, chrétien, musulman, les rites égyptiens se retournent en accentuation de la terreur nécrique, celle de l’enterré-vivant, le contraire donc de l’Egypte dans sa conception de la momie. La momie dort (les porte-têtes de Tout-Ank-Amon). Toute la dialectique repose sur l’identification — ou la métamorphose — du corps organique mort en sommeil profond.
11La momie substitue le sommeil profond au thanatos. Elle est, naïvement, la base de toute identification de la mort à un sommeil alors que dans la conception égyptienne au contraire le sommeil est un des trois états de vie et que, si on peut le conserver dans la mort — par la momie, sommeil profond et par le Ka, conscience de rêve — il y a possibilité d’un réveil à l'état de veille, c’est-à-dire à l’état de vie animale humaine, non plus transitoire, temporelle mais dominant le temps comme celle des dieux.
12Si la notion de la mort (thanatos) n’affleurait pas la pensée de l’Egyptien, celle du nécros, le mort qui reste vivant, ne pouvait pas appartenir non plus à la première antiquité. Si on s’en sert c’est par contamination avec les notions de la deuxième antiquité, qui restent confusément les nôtres.
13Du moment qu’il y a la mort (thanatos), autre absolu de la vie, il faut bien qu’il y ait quelque chose d’hybride entre la mort et la vie, des morts qui ne le sont pas tout-à-fait, donc qui sont vivants. Le singulier absolu de thanatos (la mort) implique nécessairement le pluriel (relatif) du nécroi, les morts qui vivent.
14L'« itinéraire des Morts » ne doit pas, par opposition à un imaginaire « itinéraire dans la mort », faire penser à un livre de vies nécriques ou à un itinéraire du type de celui de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis dantéen. Ils n’ont plus rien à faire avec les vivants parce qu’ils sont « des » morts (et non pas les morts).
15Le nom même d’itinéraire est particulièrement bien choisi, cet itinéraire se situant entre la mort de départ (celle qui met fin à la vie) et la mort d’arrivée (la deuxième mort, celle qui « fait un mort ») ou la disparition dans le non-représentable. D’ailleurs le sort du mort arrivé n’est pas représentable non plus.
16Dans le hiatus entre les deux morts certes pourrait se glisser la vie nécrique. Mais en fait dans la représentation qu’en donne l'itinéraire ce hiatus n'est pas nécrique du tout. Les Egyptiens n’ont jamais cru à la métempsychose, à la transmigration des âmes et d’ailleurs pas à l’âme, sans sens pour eux ; il s’agit de se recomposer comme mort, c’est-à-dire de cesser d’être un composé animal-social pour devenir un composé théologique, devenir un dieu, c’est-à-dire encore naître à la mort. C’est le sens de la deuxième mort.
17Un retour en arrière est d’autant plus exclu que la première mort comme fin de la fin est d’abord et essentiellement la fin de la mortalité. A partir de là le mort sera immortel ou ne le sera pas mais de toutes façons étant mort et parce qu'il est mort il n’est plus mortel d’aucune manière et la vie nécrique est une manière de redevenir un mortel tout en étant mort — ou parce que les survivants pensent qu’on l’est.
Nauboursemeth
18Tout ce que je viens d’écrire sur l’absence de la représentation d’une vie du mort sous la première antiquité égyptienne peut sembler s’effondrer devant ce simple titre « Une histoire de revenant ». Dans son introduction7 à ce conte, Gustave Lefebvre écrivait que le texte (datant de la XIXe dynastie) a été conservé exclusivement sur des ostraka respectivement à Turin, Vienne, Florence et au Louvre ; puis il ajoutait : « D’autre part cette « histoire de revenant » c’est, à la XIXe dynastie, une nouveauté dans la littérature égyptienne : pour trouver une histoire analogue où vivants et morts sont en contact il faut en effet descendre à l’époque ptolémaïque ».
19Ainsi cette attestation d’une croyance à l’existence nécrique serait la première de l'histoire des idées funèbres puisqu’elle date du milieu du XIIIe siècle avant notre ère. Elle précède d’environ quatre ou cinq siècles l’évocation de la sorcière d’Endor de la Bible et la nécromancie odysséenne qui lui est à peu près contemporaine (VIIIe ou VIIe siècle avant notre ère). Ne peuvent s'étonner de voir ainsi une rupture dans la conception de la mort de l'Egypte ancienne que ceux qui n’ont pas réfléchi que la deuxième antiquité —où la conception nécrique s’affirme— n’est pas née par miracle en l’an mille avant notre ère mais qu’elle s’est formée peu à peu au sein de la première antiquité.
20Etant à l’origine de toute la civilisation antique à partir du déclin de celle du Moyen-Orient (vers l’an 2 300 environ), il est compréhensible que l’Egypte ait vu apparaître chez elle les premières conceptions « modernes », celles de la deuxième antiquité sur quoi nous vivons encore et que ce soient des idées populaires qui aient prévalu alors sur les traditions, intellectuellement rigoureuses, d'un matérialisme subjectif peut-être excessif mais d’une logique parfaite : que le mort, n'étant plus mortel, ne peut plus revivre et ceci, quel que soit son sort et qu’il en ait un ou pas. Au reste l’idée d’un sort du mort est extérieure à la logique de la première antiquité qui arrête son itinéraire au seuil de la deuxième mort, la première n’étant que le moment où il cesse de vivre bien qu’en toute rigueur il ne soit pas encore vraiment mort. De toutes manières le « revenant » du conte ne revient que pour attirer l’attention sur l’état de sa tombe et pas du tout pour proférer un discours quelconque sur les vivants ou la vie terrestre. Dans aucun passage du texte ne figure le mot « revenant » (par lequel les égyptologues désignent ce conte « Une histoire de revenant »). Il paraît bizarre qu’aucun des quatre principaux ostraka (A.T.L.F.) ni aucun des fragments retrouvés le conserve « Je suis ton (... qui vient dormir) le soir auprès de sa tombe ». Plus loin « (Alors l’esprit) lui dit » « (Mais l’esprit lui) répondit »8.
21Il est donc vraisemblable qu’aucun terme ne désignait ledit « esprit » ou le « revenant » ; que nul terme nécrique quel qu’il soit n’était énoncé dans ce conte comme si le statut de défunt était trop mal défini ou pas défini du tout pour être représenté (tout vocable ou caractère étant représentation). S’il ne dit pas s’il est esprit, âme ou quoi que ce soit le « revenant » par contre dit son nom « Nauboursemeth », dont Gustave Lefebvre note9 « Niwt bw-smb, nom étrange. En supposant que niwt « La ville = Thèbes » ce nom pourrait signifier « Thèbes ne m’oublie pas ». Alors qu'au contraire Thèbes l’oublie. Nous sommes en pleine symbolique et là aussi il y rupture avec la première antiquité.
22Il semble que la vie nécrique de Nauboursemeth soit piètre. Elle anticipe par là celle des ombres de l’Hadès grec.
23On peut penser en tous cas que (ce) qui apparaissait aux yeux du premier prophète d’Amon était le Ka d’un disparu. Ce ne pouvait être en effet ni son être de veille dont la représentation subsistait dans ses statues, ses reliefs ou les peintures de sa tombe ni son être de sommeil profond, non-discursif même pour lui-même et qui résidait dans sa momie. Selon la logique de l’Egypte ce qui apparaît est donc vraisemblablement la conscience de rêve dont les fausses portes s’ouvraient et se fermaient pour lui permettre d’aller hors de sa tombe et d’y retourner.
24Seul l’être du ka mort recouvre exactement l’être du Ka vivant : plus tard et dès la fin de la première antiquité peut-être, bien que ce conte ne donne pas d’indication à ce sujet, on a confondu le Ka, être et conscience de rêve, avec l’âme. En effet une fois les trois consciences disloquées, il n’y a plus véritablement d’existence de veille et la statue qui la perpétue à la fois existe et n’existe pas, ni de sommeil profond, la momie n’en était que la possibilité plus encore que l’essence ; seul le Ka peut subsister comme le reflet de lui-même, presque sans changement. Ce pourquoi l’existence du mort en vint à être vue comme celle d’une ombre, d’un reflet. Ainsi nous émergeons ou plutôt nous plongeons déjà dans la seconde antiquité.
Samuel, Tirésias et Mélitta
25A la différence de Nauboursemeth dont le nom et l’action de vivant au Moyen-Empire sont inconnus, le revenant de l’Ancien Testament a un nom et une vie, il est le prophète Samuel. Le premier et le second livres des Rois portent son nom. Son apparition occupe l’essentiel du paragraphe 28 de ce premier livre de Samuel. Le vieillard Samuel, revêtu de son manteau et remontant de la terre à l’appel de la femme d’Endor, domine ce livre de toute sa personnalité, vivante ou morte qui ne l’est pas : vivant nécrique.
26Une autre particularité qui le distingue de Nauboursemeth (et qui introduit à tous les récits postérieurs de vies nécriques), si Samuel n’est pas un vivant inconnu puisque sa vie antérieure se confond avec l'histoire du peuple juif à son époque, son interlocuteur non plus n’est pas anonyme comme dans le récit égyptien dit du revenant10. Son ou plutôt ses doubles interlocuteurs sont individualisés de façon précise dans un texte dont la réussite littéraire est telle qu’il est peut-être (avec le Cantique des Cantiques dit de Salomon et de la Sulamite) l'un des plus remarquables non seulement de la Bible mais de toute littérature. Ici la Sulamite, ou plutôt l’anti-Sulamite, n’a pas de nom qui lui soit propre ; pour tous les temps elle devint « la sorcière d’Endor » (bien que le nom ni l'idée de sorcière n'apparaisse dans la Bible) et son tête à tête avec Saül vivant (mais qui va mourir) et Samuel mort est d'autant plus dramatique qu'en recourant à des pouvoirs nécriques le roi Saül enfreint lui-même sa propre décision d'interdiction et de mise à mort de tous les évocateurs de morts. Samuel est décrit physiquement (ce qui n’était pas le cas de Nauboursemeth) ; il apparaît tel qu’il était sans doute au moment de sa mort, vieillard enveloppé d’un grand manteau. Alors que Nauboursemeth est apparu de son propre mouvement11 pour se plaindre aux Thébains vivants du mauvais état de sa tombe, Samuel apparaît contre son gré, « invi-tustus ». « Pourquoi me déranges-tu ? » dit-il au roi Saül. Le déranger de quoi ? D'être mort pour apparaître ou paraître vivant ou de l’avoir dérangé d’une autre vie qui ne doit pas avoir de contact avec celle des vivants pour ne pas se souiller ? Comme si, à l’inverse de la croyance chrétienne ou même du paganisme grec, le vivant nécrique était plus pur et sacré que le vivant normal.
27Pourquoi Saül souhaite-t-il l’évocation de Samuel ? Pour savoir l’avenir. Samuel le connaît. Le connaît-il parce que, même nécrique, il est toujours prophète ou parce que tout nécros échappe à la verticalité du temps et de l’histoire et que pour eux, comme pour nous le passé, tout devient étalé. Tout est passé pour qui n'a plus de présent.
28Après cette évocation qui laisse Saül dans un état de faiblesse extrême, la femme d’Endor donne à manger à Saül ; elle l’oblige à manger. Or dans les évocations postérieures de morts, depuis la nékula homérique, ce sont les nécroi qui doivent manger — et surtout boire du sang comme les dieux des Aztèques— pour reprendre des forces vitales que leur vie d’ombres de l’Hadès ne comporte pas. Ici ce n’est pas le mort Samuel qui a besoin qu'on le nourrisse mais le roi, vivant pour peu de temps encore, Saül à qui l’apparition de Samuel a comme ôté ses forces vitales par contamination nécrique en quelque sorte.
29L’épisode biblique de la femme d’Endor (ixe ou viiie siècles) représente l’intrusion véritable du nécros dans la littérature mondiale. A la différence de l'épisode de Nauboursemeth au Nouvel Empire toutes les caractéristiques s’y trouvent, qui définissent la compréhension (ou l’incompréhension) de la mort de la seconde antiquité, sur laquelle nous vivons toujours. En principe la nekuia d’Homère serait antérieure à cet épisode biblique, antérieure même à Nauboursemeth d’environ deux siècles puisqu’elle se refère à la période de la guerre de Troie et du Minoen récent. En fait c’est un texte du viie siècle, correspondant à l’idéologie de la vie nécrique du début de l’Antiquité classique — gréco-étrusco-latine.
30A partir de l’apparition posthume du vieillard Samuel les évocations nécriques de l’antiquité classique seront triangulaires : l’évoqué, l’évocant et celui à la demande de qui le mort apparaît. Or la particularité de la nekuia homérique n’est-elle pas qu’il y a un double évocant ? La sorcière Circé — car elle mérite ce nom bien plus que la femme d’Endor— a son parèdre dans l’Hermès qui, au livre X de l’Odyssée, surgit afin de neutraliser et de néfastes rendre fastes à Ulysse les pouvoirs de Circé l’ensorceleuse, Hermès apparaît à Ulysse avec sa baguette — cette baguette qui sera plus tard celle de Merlin et des fées.
Je venais de passer par le vallon sacré et j’allais pénétrer dans la grande demeure de Circé la dragueuse, quand, près de la maison, j’ai devant moi Hermès à la baguette d'or. Il avait pris les traits12.
31Or Hermès est appelé, comme une de ses figures mythiques, « psychopompe » : l’introducteur des âmes à leur mort et on peut le voir, dans des reliefs grecs, tenir par la main Eurydice après qu’elle eût revu Orphée. Ne sont-ils donc pas tous les deux, Hermès et Circé, introducteurs à la Nekuia, l’évocation épique des nécroi ?
32Saül a interrogé son prophète mort, Samuel ; Ulysse interrogera le devin défunt des Grecs, Tirésias. Ils prophétisent l’un comme l'autre de la mort comme ils l’ont fait pendant la vie. Le pouvoir de prophétiser aurait-il pendant la vie même quelque chose de funèbre ? Serait-ce, même lorsqu’il est le partage de vivants, une sorte de pénétration de la mort (du nécros à tout le moins) dans la vie ? Tirésias est l’équivalent païen du prophète juif, le pendant épique du nécros biblique et ils ont tous deux le double caractère prophétique et nécrique, au premier livre de Samuel comme dans la Nékiua d’Homère.
33Ulysse va consulter les morts mais ce n’est pas sans un ordre de Circé, comme la condition inéluctable de son retour (l’Odyssée est le poème du retour) et dans la crainte la plus forte qu’il le fait.
Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des muses, Ulysse aux mille ruses. Si, dans cette maison, ce n’est plus de bon cœur que vous restez, adieu.
34Or cette maison, la sienne, celle de Circé, est comme l’antichambre de la mort.
Mais voici le premier des voyages à faire : c’est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes ; l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que seul il conservât le sens et la raison, parmi le vol des ombres13.
35Dit ainsi ce n'est pas tout à fait exact car d’autres ombres qu’il évoque et auxquelles il permet de boire du sang, sa mère, Agamemnon, Achille, tiennent des propos cohérents mais Tirésias mort domine le monde des vivants de son savoir futur ; il est donc, par-là, encore « de ce monde ; c’est cette supériorité que Perséphone lui a accordée.
36Ulysse recule devant la perspective de ce détour chtonien.
A ces mots de Circé tout mon cœur éclata. Pour pleurer je m’étais assis sur notre couche ; je ne voulais plus vivre ; je ne voulais plus voir la clarté du soleil, je pleurais, je me roulais...
37Fort différent de Saül qui affronta de son propre mouvement le nécros du vieux Samuel, Ulysse est prostré avant l’apparition des ombres, ce qui lui évite peut-être de l’être après — comme Saül.
38La troisième apparition nécrique, par ce qu'elle dit, ferait plutôt penser au « revenant » égyptien qu’à Samuel et à Tirésias. Comme Nauboursemeth elle se plaint, « Je suis nue », dit Mélitta à l’ambassade que Périandre lui envoie. Comme lui aussi elle ne dit pas son avenir à Périandre qui, d’ailleurs, n’est pas présent quand elle parle. Cette troisième présence nécrique est peut-être sinon la plus grandiose au moins la plus significative de l’Antiquité classique. Le nécros de Mélitta est un nécros érotique et pour mieux dire un nécros moderne, ou la première apparition de l'ambiguïté nécrique, celle du vivant, ici d’une vivante, prise pour morte ou crue morte dont on usa érotiquement et passionnellement comme si elle était vivante. Aussi différent dans sa finesse (son « undestatement », l’air de ne pas y toucher, la litote à son maximum d'efficacité) de la dureté appuyée du livre de Samuel ou de l’emphase homérique, tel est le texte d’Hérodote.
... En un seul jour il dépouilla toutes les femmes de Corinthe, à cause de sa femme Mélitta. Il avait envoyé chez les Thesprotes, sur l’Achéron, au sanctuaire où l’on évoque les morts, pour la consulter sur le lieu où se trouvait un dépôt d’argent qu’un hôte avait confié jadis à cette Mélitta. L’ombre de Mélitta apparut. Mais elle se refusa à donner aucun signe, aucun indice précis sur l’emplacement du dépôt ; car, disait-elle, elle était glacée, elle était nue ; les vêtements qu'il avait mis dans sa tombe avec elle ne lui servaient de rien, faute d’avoir été brûlés ; et pour que le tyran reconnût l’authenticité de ses paroles elle ajouta que Périandre avait mis les pains dans le four déjà refroidi. Ces propos rapportés à Périandre — et le signe de reconnaissance avait pour lui un sens qui n'était pas douteux car il avait possédé Mélitta déjà morte...14.
39Périandre fut l'un des sept sages de la Grèce ; on est donc, à cette ultime grande apparition nécrique de l’Antiquité classique, au seuil de l’histoire, de la rationalité et de la science. Périandre avait-il ou aurait-il possédé Mélitta déjà morte ? On est par cet acte de Périandre à la limite de la vie nécrique et de la vie tout court. Mélitta était-elle morte ou une morte quand son mari la posséda cette dernière fois ? Le four était-il refroidi parce qu'elle était cliniquement morte ou véritablement morte ; était-elle comme on dira au xiie siècle, une fausse morte ou au xviiie siècle, une morte imparfaite ?
40Il y a dans cette ultime union conjugale du tyran Périandre et de Mélitta, sa femme, le lien érotique (qui selon certains récits a ranimé des défuntes crues mortes) qui donne un sens curieusement moderne à cette histoire de « revenante » (qui par là se détache de Nauboursemeth, du vieillard Samuel et du devin Tirésias que Perséphone favorise) comme à des années lumière de science, de modernisme et de réalisme. La suite est connue, et là aussi elle demeure érotique par tout un côté qu’Hérodote évoque sans le souligner grossièrement. Périandre ordonne aux Corinthiennes de se réunir à l’Héraïon comme pour une fête. Et là « lui, qui avait apporté ses gardes, les dépouilla de tous leurs vêtements, sans distinction, les filles libres comme leurs servantes ; il fit porter tous ces vêtements dans une fosse, adressa des prières à Mélitta, et les fit brûler... ». Dans cette ville de Corinthe qui, de cette époque encore pré-classique jusqu’à la période romaine (« adire Corinthum », signifiait se ruiner pour ses hétaïres), reste comme le signe ou le fantôme de l’érotisme féminin, c’est alors dans une singulière vision que se situe cette apparition d’un nécros féminin : entre ce dernier coït avec une morte sans doute encore vivante, une crue-morte, et la nudité de ces Corinthiennes vivantes sortant de l’Héraïon. Un autre point encore est à noter ; il n’y a ici ni de « femme d’Endor » ni de « Circé la dragueuse », aucun personnage féminin interposé entre l’évoquée et l’évocant ; le nécros lui-même est féminin et l’ambassade est indistincte, ou plutôt c’est une ambassade officielle. Périandre n’est pas présent non plus mais il devine tout de ses rapports avec Mélitta vivante, Mélitta mourante (l’avait-il tuée comme prétendit Proclès son beau-père et le pensait leur fils Lycophon ?), Mélitta crue-morte et dont le mythe nécrique fait saisir qu'elle ressentit l’ultime approche conjugale de Périandre.
Notes de bas de page
3 Il faut en quelque sorte « déculturiser » la mort. La « déculturiser » qui est en même temps cesser de la rendre caricaturale.
4 Edgar Morin, L'homme et la mort, p. 154, Ed., Le Seuil, Paris, 1970.
5 Werner Fuchs « Les images de la mort dans la société moderne. Survivances archaïques et leurs influences actuelles », Trad. Italienne Einaudi, Turin, 1973, pp. 139, 140.
6 L’idée qu'un élément, plus ou moins immatériel, sort du corps par la bouche au moment de la mort n’apparaît pas avant la seconde antiquité. Sur quelques peintures grecques de bases figurent des raccourcis minuscules de l’homme lui-même qui s’envolent alors ; ce sont des âmes. Le dernier souffle, c’est l’envol de l'âme. Une pareille conception idéaliste ne pouvait surgir sous la première antiquité.
7 Gustave Lefebvre « Contes et romans égyptiens de l’époque pharaonique ». Ed. Maisonneuve, Paris 1949, réédition 1982, pp. 169 à 177.
8 Op. cit., pp. 173 et 174.
9 Op. cit., p. 173 note 10.
10 Par son anonymat, il peut aussi être considéré comme ayant une valeur universelle, comme le soldat inconnu, un mort inconnu.
11 Ce que feront à partir de Jésus, la Vierge, les archanges et les saints du christianisme, qui comme le chien de Jean de Nivelle, viennent sans qu’on les appelle. Seules les apparitions de nécroi démoniaques sont évoquées ou conjurées comme celle du vieillard Samuel.
12 Odyssée chant X, vers 275... trad. Victor Bérard.
13 Idem., X, 4905 et svtes.
14 L'enquête d’Hérodote d’Halicarnasse livre X, trad. Béguin, Tome 2, p. 46. En lisant jadis ce texte à Sounion lors de mon premier voyage en Grèce, j'entrevis l’ébauche d’un drame « Périandre et Mélitta ». On était en février 1939.
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