Un mot d’esprit
p. 115-117
Texte intégral
1Balzac rapporte un « mot d’esprit », pour illustrer la variété et l’agrément de certaines conversations parisiennes. Son récit n’en est que plus poignant. Des coups répétés dans le cercueil, qui s’espacent ; le vivant, qui peu à peu étouffe, y met ses dernières forces et l’espacement des coups donnés à son cercueil montre que l’espoir alterne avec le désespoir. Entendra-t-on ? Oui, mais on ne comprend pas, tant l'obscurcissement idéologique empêche de penser la chose comme possible. Avant on la pensait démoniaque, notre seul progrès va dans le sens de l'obscurcissement, celui du refus de voir le plus évident, tant on tient à ne pas savoir.
— Pour qu’un conte soit bon, il faut toujours qu’il vous fasse rire d’un malheur. Paradoxe, s’écria un journaliste.
Il y eut un moment de silence.
— Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l’enterrement réel et le convoi, parce que la tombe n’était pas toujours prête à recevoir le mort. Cet inconvénient avait obligé les curés de Paris à faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une chapelle où se trouvait un sépulcre postiche. C’était en quelque sorte un vestibule où les morts attendaient. Il y avait un prêtre de garde près de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prières de surérogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui s’écoulait entre l’enterrement factice et l'inhumation définitive. Excusez-moi de vous donner ces détails, mais aujourd’hui, pour beaucoup de personnes, ils sont de l’histoire. Un pauvre prêtre, nouveau venu à St Sulpice, débuta dans l’emploi de garder les morts... Un vieux maître des requêtes de l’hôtel avait été enterré le matin. Au commencement de la nuit le prêtre de province fut installé dans la chapelle et chargé de dire les prières à la lueur des cierges. Le voilà seul, au coin d’un pilier, dans cette grande église. Il dit un psaume et quand le psaume est fini : Pan’ pan’ pan’, il entend trois petits coups frappés faiblement. Les oreilles lui tintent ; il regarde la voûte, les dalles, les piliers... et finit par croire que ses confrères veulent lui faire quelque tour, comme cela se fait dans les couvents pour les novices. Il se remet alors à dépêcher un autre psaume et de verset en verset. Pan’ pan’ pan’ Le prêtre répondit : « Oui ! Oui ! frappe ! Je t'en casse ! » Enfin les coups diminuèrent et ne se firent plus entendre que de loin en loin. Vers le matin, un vieux prêtre vint relever de faction le débutant. Celui-ci lui donna le livre, la chaise et s’en va. Pan ! pan ! pan ! — Qu’est-ce que c’est que çà ? demanda le vieux prêtre — Oh ! ce n’est rien, répondit le nouveau, c’est le mort qui a un tic »1.
2Voici un autre échantillon de causeries françaises. Il est de Marcel Proust.
« Enfin », dit la princesse de Parme en parlant des rapports de M. de Charlus avec son épouse défunte « il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu’on fait quelque fois pour les morts les choses qu’on n’aurait pas faites pour les vivants ». « D’abord », répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait avec son intention gouailleuse « on va à leur enterrement, ce qu’on ne fait jamais pour les vivants ». M. de Guermantes regarde d’un air malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l’esprit de la duchesse »2.
3Je ne sais si la provocation à rire réussit auprès de M. de Bréauté. Il n’y avait pas de quoi rire et la gouaille de la duchesse tombait à faux. C'eût été de l’humour noir si elle avait dit « Ce qu'on fait aussi » (aller à leur enterrement), parfois pour les vivants ». M. de Guermantes eût-il alors provoqué à rire de l’esprit de son épouse ?
4M. de la Palice était circonspect et il avait sans doute plus d’esprit et du meilleur que la duchesse de Guermantes et Monsieur de Bréauté. Si un quart d’heure avant sa mort il était encore en vie, un quart d’heure après sa mort était-il à nouveau vivant ? Les « lapalissades » ne se prononcent pas.
5« Les morts sont comme les vivants ; ils sont fragiles » Les vivants sont fragiles parce qu’ils risquent de mourir si facilement et les morts sont fragiles parce qu’ils risquent de se retrouver vivants.
6Tel est le commentaire du film que Jean Epstein a tiré du conte d’Edgar Poë « La chute de la Maison Usher » dans lequel le principal personnage prononce « nous avons enterré Madeleine vivante ».
Notes de bas de page
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