Chapitre III. Sphinx et tragédie
p. 85-111
Texte intégral
1La Sphinx grecque est-elle née de la conjonction de la figure des monstres chaldéens et assyriens à corps de lion ailé et à la tête d’oiseau ou d’autre animal et de celle du Sphinx égyptien ? Le sarcophage d’Haghia Triada (minoen récent I, XVe siècle) montre un char sur lequel se trouvent deux jeunes crétoises (ou deux êtres féminins vêtus comme elles). Le char est traîné par un griffon ailé. A cet être à corps de lionne ailée il ne manquait qu’un visage de femme pour devenir la Sphinx grecque, ce visage aux longues boucles qu’il n’avait qu’à emprunter à ses conductrices.
2Par une manière de symbiose avec le Sphinx d’Egypte la Sphinx mycénienne et proto-attique portera une coiffure qui rappelle le klaft pharaonique, tandis que par sa queue —parfois très longue jusqu’à l’époque archaïque — la Sphinx grecque a quelque chose qui, par delà Assur, Babylone et les steppes de l’Asie centrale qui les séparent, évoque le dragon volant et rampant de la Chine.
La Sphinx-épouse
3Par son visage la Sphinx grecque est femme (korê), par ses ailes d’ange ou d’oiseau on peut la rapprocher du double idéal de l’être mais, par son corps, elle est animale par excellence. L’unité est que la créature est féminine. Ce n’est pas un monstre.
4La féminité a quelque chose d’énigmatique. La réponse à cette énigme est que la femme relie l’homme à son corps. C’est l’être qui nous fait passer à notre nature physique dans notre vie et qui nous installera, qui nous fera passer à notre condition métaphysique après notre mort, du terme nécrique à l’éternité thanatienne. La Sphinx est une épouse universelle. Le sentiment féminin indiqué par le visage se perd ou se confond avec la forte animalité du corps de la lionne. La force qu'elle nous redonnera ne nous fera pas revivre mais elle nous introduira à cet autre de la vie, la mort.
5La Sphinx est somatiquement (tête exceptée) animale, l’union sexuelle avec la Sphinx est donc un coït animal, un coït avec un animal, dans un sexe de bête, un sexe de lionne. La Sphinx est donc parfaitement définie par ces deux idées, une sorte d'animal femelle et humain à la fois auquel on s'accouple dans la tombe.
Hermès et la Sphinx
6Plus tard, par la notion d’Hadès, la mythologie olympienne, qui explicite à contre-sens, figure une manière d’éternité nécrique, celle de nécroi simplement neutralisés par les rites funéraires et non pas devenus autre chose grâce à eux. Pourtant il subsiste la Sphinx, et ici on saisit son rapport mais aussi son opposition avec Hermès.
7L’Hermès psychopompe est le substitut mythique post-scriptural, l’affabulation explicite de la Sphinx à la période de transition aux temps historiques. Il conduit (par la main) à l’Hadès, par des voies toutes semblables à celles des hommes. Or il n’y a pas de voie, de chemin, d’itinéraire (pour user du terme dont on se sert pour exprimer la religion de l’Egypte) qui mène à la mort depuis l’acte de mourir ; il y a un terme entre les deux, un deuxième départ (d’où les ailes de la Sphinx, d’ailleurs Hermès est représenté avec deux ailes embryonnaires aux pieds, par assimilation sans doute avec elle).
8La Sphinx, perpétuelle énigme et rien d’autre (comme Hegel l'a définitivement définie) signifie qu'encore semblable à nous et présente parmi nous comme nécros, le nécros devient autre chose (ce deuxième départ du mort pour l’après-mort étant dû à la Sphinx).
9Toute la différence entre Hermès et la Sphinx est là : un être clair (et semblable à nous comme toute exploitation post-scripturale, celle des douze dieux de l’Olympe) ne peut qu’introduire à une autre vie, celle des ombres de l’Hadès. Mais cet être féminin incompréhensible (et pourtant physiquement puissant) tant par son visage (idéal) de femme que par son corps (animal) de lionne, pose l’énigme ; cet être est une médiation à l'énigme de l’après-vie —ou plutôt à une métaphysique, métaphysis, la seule, ce qui viendra après le physique, une après-nature— qui est l’énigme de notre animalité (le corps de la lionne) en même temps que le visage de femme de cette lionne est l’image (spirituelle, idéale) que la Sphinx offre de cette animalité même.
10D’où les griffes de la lionne. La Sphinx resserre, elle étrangle. Qui, le vivant ? Il suffit bien des circonstances temporelles, des luttes inter-hégémoniques et de la nécessité physique pour qu’il meure. Il n’y a jamais d'image, de symbole dans l’explication la plus lointaine de la religion grecque (au contraire peut-être de son explication fabuleuse post-scripturale) ; pourquoi donc symboliser la nécessité de mourir, n’est-elle pas assez clairement dûe, pour ce qui est des kouroi, des jeunes hégémones, à la nécessité des luttes pour le pouvoir et, pour ce qui est des asservis, les esclaves, à leur condition sociale même ? Il n’y a pas là de mystère, rien d’énigmatique, rien qui demande qu’on le « relie ». Et pas plus, dans la mort, être hors de la vie ne constitue rien d’incompréhensible. Mais le passage est mystère, mystère qui a besoin d’être explicité. On ne peut le faire que par une transposition visible, en termes d’apparence, ce qui est la définition même de l’art. L’opposition vie-mort est ainsi transposée (et dans une certaine mesure, il faut le reconnaître, « escamotée », mais n’est-ce pas le fait de toute connaissance ?) en opposition animalité-idéalité, visage de femme et corps de lionne, et les ailes collées, comme il est nécessaire, au corps animal.
11Ce qui fait que ce qui est le plus idéal, et aussi le plus vivant, c’est le corps de l’animal (la physis elle-même). Le visage est déjà celui de la mort (car notre pensée anticipe sur elle) et le corps, avec ses ailes, celui de la vie. Ce qui subsiste de la transformation kalique du mort en kouros ou de la morte en korê (qu'il est parfois difficile de la distinguer quant à leurs traits dans la figure de la Sphinx) c'est son visage. Le visage de la Sphinx est celui de la kouros-korê primordiale1 ou plutôt ce sont eux qui le lui ont emprunté, d’où d’ailleurs une certaine féminité qui persistera toujours dans la représentation archaïque, et jusque dans les lécythes funéraires, dans l’image du visage de ces morts (antithétiques donc à leur corps de guerriers morts, nature d’Arès niée ou contredite par leur visage de Sphinx féminine).
12Le kalos-kouros (korê) universel est la Sphinx parce qu’elle unit notre beauté humaine (et animale) à notre nature physique, matérielle, elle aussi animale, correspondant socialement à la non-division en classes de la tribu primitive —préhistorique plus encore que proto-historique— et, en deçà des classes, à l’indistinction de l'âme et du corps — et à cause de cela comprenant comme présents, sans besoin de rituel ni de danses pour les évoquer, les nécroi dans leur tombe.
13L’unité animalité-humanité est figurée par cette unité du visage humain et du corps animal de la Sphinx ou bien, si on l’interprète comme passage, cette dualité signifie le retour à l’animalité du mort, en quoi consiste sa nature (et qui est unité avec la nature, finalement matérielle, de l’univers)2. Mais non pas la nature de ce que nous appelons « la mort », son éternité, quand il ne reste plus rien du corps, et on peut voir au contraire dans le passage (le dernier) du mort à son indistinction le dernier devoir de la tribu (cimentée idéologiquement par l’unité thanatienne comme image et reflet de celle des membres du groupe face au monde extérieur, animal et humain, hostile). Or ce passage, c’est le kouros et la Korê-Sphinx, dont tous les autres ne sont que des individualisations, des « personnifications » et aussi des commentaires post-scripturaux, des explications individuelles, c’est la Korê-Sphinx, le kalos-nécros absolu et indistinctement implicite qui à la fois l’incarnait et l’obtenait.
La Sphinx, mère divine
14La Sphinx est à la fois épouse universelle, korê et mère divine. Comment tenter de le comprendre dans le contexte mythique de l'art grec ? En la rapprochant du mythe de korê comme je l’ai fait avec l’Hermès psychopompe.
15Korê est vierge sur terre et épouse d’Hadès. Or, qu’est-ce qu’Hadès sinon l’explication par l’art de l'ensemble des morts, l'entité générique des morts comme « royaume » ou leur individualisation au roi des morts ? Ainsi korê peut-elle comme Hermès, être considérée comme une manière de substitut post-scriptural anthropomorphe de la Sphinx, vierge sur terre et épouse universelle.
16Korê était née d’un dédoublement de Déméter en Déméter et korê. De Déméter, mère divine des hommes, qui n’est que la reprise, comme l'explication artistique grecque, de l’illustration, directement religieuse celle-là, de la Cybèle des écritures sacrées du Moyen-Orient.
17Au-delà donc de Déméter-Korê c’est la déesse-mère, orientale ou cycladique, qu’il convient d’évoquer à propos de la Sphinx. Même dans sa représentation Cybèle n'est pas sans rapport avec elle. Elle est souvent représentée entourée de deux lions qui en quelque manière la complètent. Il est probable que les lions de la porte de Mycènes l’entouraient. Qu’on conçoive Cybèle s’unissant aux lions et se les incorporant et on se rapproche de l’idée de la Sphinx dans un de ses caractères, sa nature de mère divine qui en fait une autre Cybèle.
18L'idée de la Sphinx-mère est sans doute antérieure (puisque proto-historique) à celle de la Sphinx-épouse. Il s’agit là d’un syncrétisme antérieur au syncrétisme naïf du XVIIe siècle, la juxtaposition, l’assimilation unitaire de l’explication par l’art des cités grecques constituées. Ici, dans ce syncrétisme protohistorique ou syncrétisme magique il s’agit de la fusion organique en tant que tendant à l’unité et à la simplification de la pensée religieuse autour du phénomène méta-physique comme double (et envers ou avers) de l’acte physique, la liaison de l’avant-vie (du couple naissance-vie) comme l'autre de la vie (mort, après-mort). La position des morts placés comme des fœtus dans leurs tombes à tholos (par exemple à Lipari) aux époques proto-historiques marque le retour à l’état de fœtus puis de germe, l’union totale avec la mère et l’identification avec les ancêtres, les pères déjà morts auxquels on s’unit dans la tombe.
19D’où la double nature d’épouse et de mère de la Sphinx, son aspect de Jocaste. On peut penser aussi que, plus loin encore, la pensée de ce retour à mère suffisait (sans idée du père), d’où le rôle père-mère (à l’état de pensée implicite) de la Sphinx avant sa di-section en Jocaste-mère et en Laïos-père.
20La Sphinx pouvait être à ce moment aussi bien le Sphinx, ou plutôt une créature bi-sexuée ou sexuellement indistincte comme on voudra.
La Sphinx comme universelle « porné »
21Le terme grec qui désignait la prostituée à l’époque historique, « iérodoulos », l'esclave des « iéra », l'esclave sacrée, montre de soi-même qu’il fallait qu’il y eût des temples et des esclaves ; il convient donc admirablement à décrire « comment les choses se passaient » à la surface de la société hellénique du VIIIe siècle et suivant. Mais un autre terme subsistait, relégué pour désigner les prostituées à l'écart de cette « sacralisation », de cette explication institutionnelle du phénomène de la prostitution comme fondamental dans toute religion implicite (car ne se séparant pas alors de l’union, de l’acte érotique primordial et naturel, de la physis amoureuse à l'état presque pur) : chamaitueion désignait le lupanar non sacralisé, non-institution (donc plus près de l’implicite) et la racine est la même que celle qui désigne la tombe, l’idée de la terre est de s’allonger par terre ou sur la terre. Le lien de la prostituée et du nécros est donc clair.
22Le terme latin de lupanar montre un rapprochement entre l’animalité de la Sphinx et celle de la prostituée (lupa, louve).
23On a tendance à penser (par une opposition simpliste mécaniste et non pas dialectique, qu’on établit entre le christianisme et le paganisme grec) que la Grèce idéalisait l’amour charnel et le représentait idéalement comme beau (au point qu'un livre représentant des scènes luxurieuses —dionysiaques pour la plupart — de peintures de vases, s’intitule : Eroskalos).
24Si, pour le christianisme, l'amour charnel —la luxure créatrice, l’attraction des sexes et l'érection de l’organe mâle — est péché (hors du mariage et du but d’engendrer des enfants légitimes), pour un Grec il est vertu, arété, force, cela ne signifie pas qu’il soit beau, idéalement beau. L’être humain est beau devant la mort ; il est bestial ou semi-bestial, dans le mythe du faune aussi bien que les satyres qui accompagnent le dieu ; cette semi-bestialité qui se retrouve —mais idéalisée et belle celle-là— dans la représentation thanatienne de la Sphinx. Il n'est vraiment homme ou femme — kouros ou korê — que dans cette limite qui sépare la vie de la mort ; en ce sens il est juste de parler de la beauté humaine devant la mort, de la beauté idéale presque insaisissable de l’être placé entre l’animalité (ou plutôt le mixte d’idée et d’animalité) que constitue sa vie, et le retour à cette même nature où il entre dans la mort, en thanatos-Sphinx.
De la Sphinx des arts figuratifs à la Sphinx de la tragédie
25Que la Sphinx soit la mère-épouse du mort représenté sur les stèles funéraires archaïques que son image surplombe, qu’elle soit la « porné » primordiale, « soma » ou l’âme, elle se ramène toujours au lien du nécros et de thanatos. C’est en ce sens qu'elle n’est jamais que l’explication (particulière et en même temps presqu’indéfiniment diverse) de l’implicite qu’est le rapport avec l’après-mort (et l’avant-vie).
26Si le premier âge classique amène avec lui la disparition de la Sphinx funéraire (dans les arts figuratifs) il voit l’apparition de la Sphinx meurtrière dans la tragédie. Cette explicitation nouvelle niait la précédente (la Sphinx funéraire) mais la première explicitation recélait en elle, à l’état d’ébauche au moins, quelque chose de la seconde. La Sphinx funéraire en effet est une manière de meurtrière du nécros, puisqu’il faut ne plus être même nécros pour passer à thanatos.
27Il y a pourtant, d’une certaine manière, contradiction entre la Sphinx explicitée par les arts figuratifs, où son rapport avec le kouros et la korê est fait de liaison, de médiation et même d’unité, et celle que la tragédie de l’âge classique explicite, qui est posée en contradiction antithétique (ou plutôt anti-théique) avec le héros tragique par excellence du cycle thébain, Œdipe. La Sphinx grecque ne peut être vraiment comprise que par cette contradiction même.
28Devenue meurtrière la Sphinx ne devint pas plus claire (rationnellement ou religieusement claire) pour autant, mais ce qu’il y avait d'implicite dans le mystère de la présence de la Sphinx funéraire au-dessus des stèles des kouroi s’explicite alors comme tel, comme énigme. L’énigme est donc le commun dénominateur des deux. Aussi bien elle est ce qui reste de la Sphinx des arts figuratifs dans celle de la tragédie, ou la transcription en poétique expressive de la poétique imaginaire de la forme (animale ailée et femme) de la Sphinx des arts figuratifs.
29Avant même de dominer les stèles funéraires des jeunes hégémones morts dans la lutte pour le pouvoir, on trouve, pendant la période orientalisante du VIF siècle et dans la céramique corinthienne de même époque, des Sphinx qui, deux à deux, en rapport direct ou séparées par des manières de doubles points d’interrogation, se font face. Je risque peut-être de pousser trop loin l’interprétation philosophique mais l'angoisse de la mort n’est-elle pas celle de contempler comme mort notre double vivant ? Le meurtre nécrique n’est que l’occasion de faire transparaître cette nécessité thanatienne, son propre antagonisme avec lui-même, cet auto-antagonisme qu’est la vie ; c’est parce que je suis vivant que je dois contempler mon reflet mort. La Sphinx représente l’anti-thèse de cette pensée, notre « double » mort comme un vivant qui me regarde.
30D’autres fois on voit sur les vases des frises de combattants à cheval et à chacun d’eux une Sphinx fait face, comme si leur antagonisme n'était pas entre eux, mais chacun avec son destin thanatien, que la Sphinx reflète.
La Korê-Sphinx
31La Sphinx est la korê par excellence et il est souvent difficile aux archéologues, lorsque le corps manque, de discerner s’il s’agit d’un visage de Sphinx ou d’un visage de femme. Or la koré est l'image d’une morte, et une morte idéalisée. La Sphinx-Korê est belle et sa beauté est celle même du lien du vivant à la mort, plus encore celle du passage du mort à « la » mort.
32Pour ce qui est de l’art figuratif il semble que l’image du mort devant la mort soit son ressort principal depuis le vase géométrique (après la période de transition qui suivit la généralisation de l’écriture phonétique, vers les VIIe et VIIIe siècles, période marquée par l'explicitation discursive ou représentative de la religion) jusqu’au kouros et à la korê archaïques et aux lécythes funéraires peints de l’âge classique. Que les kouroi et les korês soient funéraires ou votifs ils représentent toujours l’être mûr pour la vie qui ne s’est pas reproduit, la jeune fille qui a été sacrifiée, ou le kouros funéraire, sacrifié lui aussi aux luttes inter-hégémoniques pour le pouvoir.
33Qui est sacrifié est porté par l'art comme kalos ; l’art grec substitue une kalographie au sens propre (la représentation de la beauté) à l’hagiographie spiritualiste d’autres religions ou plutôt la kalographie de l’art grec a le sens d’une hagiographie en face de la mort3. Ce pourquoi elle ne sera jamais assez réussie.
34Pour l’art grec plus il (cet homme ou cette femme, kouros ou korê) est beau, plus il est posé en face de la mort. Comme pour le spiritualisme dualiste plus on est saint et plus on est vivant. Cela ne signifie pas du tout un matérialisme dualiste en face d’un spiritualisme qui l’est nécessairement, mais la seule union possible de l’art et de la religion, leur seule jonction possible. Cela n’a eu lieu que là, c’est le contraire du refuge dans la forme hors du contenu.
35La fin de la vie accomplit la vie, elle l’idéalise (dans ses traits physiques eux-mêmes, dans son apparence corporelle, d’où la jeunesse de tous les kouroi), elle l’anoblit. Un hégémone n'est parfaitement noble qu’au moment où il meurt, comme kouros. Le kouros et la korê archaïques sont moins une manifestation d’humanisme, comme on l’a interprété en pensant qu’il s’agissait de la représentation du Grec vivant, que celle de l’hégémone au moment où il va mourir.
36Erwin Rohde se servait encore du mot courant dans la philosophie indienne de « spectateur » pour désigner la psyché. « La psyché des croyances populaires n’est que la spectatrice des manifestations vitales de son corps ». Non, c’est plutôt le corps, le soma comme tel, identifié à son apparence, l’œuvre d’art, qui est spectateur, qui « reflète » l’activité de l’homme dans son esprit et dans son corps lui-même comme agent. C’est l’apparence (du corps) qui est considérée comme son essence, onton. D’où la notion de kouros comme corps — comme forme du corps. D’où, encore, l’importance de la beauté ; la beauté est la « preuve » (en quelque manière ontologique) que l’être est constitué (für ewig, pour toujours) par son apparence. Dans l’art le kouros kalos, plus beau que le vivant du temps qu'il vivait, semble, à cause de cela, plus vivant qu’il a jamais pu l’être pendant sa vie. Cette apparence a quelque chose de parfait mais le retour à la nature, l’être-mort, demande la disparition de l’apparence elle-même ; cette apparence qui disparaît (ces mots contradictoires sont nécessaires ici), qui disparaît comme apparence alors qu'elle n'est rien d’autre qui en diffère.
Sphinx et proto-histoire
37La Sphinx proto-historique constituée c’est déjà la Sphinx de la tragédie. Le tragique consiste à ces époques (qui se poursuivent jusqu’au rationalisme alexandrin d'une part et jusqu’à notre époque scientifisée de l’autre) dans la séparation et même dans l’opposition (puisque l’unité post-scripturale ne peut être retrouvée qu'antinomique et contradictoire) entre un principe matériel et un principe idéal, ce qui sépare l’homme comme esprit de l’homme comme corps, l’homo (faber ou sapiens qu’il soit) de son animalité. Ce qui s’explique du point de vue des rapports sociaux de production ; ceux qui travaillent pour les besoins matériels, les esclaves, sont la partie animale de la société, hors de l’humain (de l'humanisme) et d’autre part ceux qui les exploitent en sont l’anima ; cette anima qui, séparée du corps, survivra. Ce qui la sépare du kouros. D’ailleurs la présence de la Sphinx sur les stèles archaïques funéraires de kouroi (au-dessus des statues) devient de plus en plus rare après 550, alors qu'elle est de règle avant.
38On peut penser au contraire que dans l'idéologie protohistorique (si ce mot n’est pas ici contradictoire, car il ne peut y avoir d’idée à proprement parler, mais simplement une sorte d'idée, une manière d’idée à cette période d’implicite, ou à tout le moins d’explicite concentré, de la pensée humaine) de même que l'être qui naît sort de la condition pré-animale du fœtus la fonction de création de l’être humain est une fonction animale.
39L’âge classique amène avec lui à la fois l'apogée de la représentation du mort (dans les adieux des stèles sculptées et des lécythes attiques après 440) avec une beauté généralisée à l’extrême, et l'affirmation, ou plutôt une manière de transparence de son sens, comme une liaison à thanatos ; le kouros alors ne fait plus qu’incarner comme apparence le vivant : il représente directement son passage à la mort. Ainsi le kouros est à la fois le souvenir de sa vie, exactement l’équivalent de ces photographies ou statues que nous plaçons parfois sur les tombes, et en même temps leur négation, car à l’inverse de celles-ci il est comme purifié de toute particularité hors d’une beauté humaine, masculine ou féminine, généralisée. Ces stèles funéraires et les peintures d’adieux aux morts des lécythes attiques après 430 ne sont plus en ce sens que des allusions, des symboles ou des « eidola » des vivants et non plus leur représentation, même idéalisée. D'où, pour la sculpture, le fait qu’à l’apogée artistique de cette période, entre 430 et 400, le relief funéraire part du plan zéro (le lien avec thanatos, le vide et le rien) tandis qu’au siècle suivant il deviendra carrément de la ronde-bosse, c’est-à-dire, idéologiquement, qu'il abandonnera la représentation du mort pour celle — séparée de la lame plate du fond du relief— du vivant lui-même.
40De même pour les peintures de vases. La céramique peinte à la fin de la période géométrique était partie de la représentation des rites de l’enterrement — le convoi funéraire, le nécros — elle revient à une représentation funéraire dans le lécythe du Ve siècle à un, deux ou quatre personnages, sorti de la statuaire du kouros funéraire et de la korê votive, ceci après la période d’explicitation, représentation des dieux (VIIe siècles) et des héros (VIe siècle jusqu’à Exékias inclu).
41On a ainsi bouclé le cercle ; l'unité du nécros-thanatos des vases géométriques des IXe et VIIIe siècles, où il n’y a aucune représentation outre celle de la pro-thésis, est retrouvée et comme rendue sublime par la représentation, familière et idéale à la fois, des lécythes peints du Ve. Dans les lécythes funéraires le mort est figuré par la mort, et c’est à ce nécros déjà thanatisé qu’on dit un adieu définitif.
42Les Grecs plus que tous ont compris le terme comme limite, qui est aussi le terme comme fin. La limite en ce sens en est la médiation à l’infini dans l’espace (la nature), la Sphinx la médiation à l’infini dans le temps (la mort). Le terme de la mort c’est quand on ne sera plus même « un » mort, plus nécrique mais passé en thanatos ; non plus le rapport (ce qui a causé humainement la mort et sa tristesse) mais le pont coupé définitivement avec la vie, c'est cela que le lécythe ou le relief funéraire classiques du Ve, comme avant eux au siècle précédent la stèle funéraire du kouros archaïque n’ont même plus besoin de figurer par l’image et par aucun mythe à cause de leur perfection artistique elle-même.
43Aussi la Sphinx, se confondant alors avec le mort lui-même, disparaît-elle à deux siècles de distance et pour les mêmes raisons dans l’art funéraire de la Grèce à son apogée.
Le cycle de la Sphinx
44Comme celui des Atrides le cycle thébain s’ouvre sur un meurtre (celui de Laïos) et s’achève par un nécros, mais par un nécros plus net encore peut-être que dans l'Iphigénie en Tauride d’Euripide : par une double fin directement nécrique, celle d’Antigone dans son tombeau, celle d’Œdipe dont la mort échappe à toute localisation dans l'enceinte sacrée (à la fin d'Œdipe à Colone).
45Hölderlin se trompait apparemment en disant que dans ce cycle le tragique est comme intériorisé ; mais il avait vu juste en ceci que le rapport au nécros et le rapport à thanatos y est implicite. Il n’y a pas, comme dans le meurtre d’Iphigénie, d’autel nécrique de sacrifice ; et il n’y a pas non plus d’officiante d’un non-meurtre (du refus de meurtre) telle Iphigénie-la-tauridienne. Mais il y a un double de la Sphinx en Laïos tué au carrefour de Daulis (qui en explicite le sens) ; et un double de la mort d'Œdipe, en la personne de sa fille Antigone — son double féminin, un peu comme la « Shakti » des apparitions tantriques de l’Inde et du Tibet est le double féminin du dieu.
46La chronologie n’est pas non plus nettement indiquée : dans ce cycle le temps devient une sorte de rapport indistinct si bien que tous les commentateurs ont remarqué que l’âge des personnages de ces pièces (Jocaste, Antigone, Œdipe lui-même) est imprécis par définition —ce qui accuse leur lien avec les nécroi qui ont fini de vieillir et sont en quelque manière sans âge dans leur survie d’Hadès. Toute l’Œdipie est en quelque manière nécrique avant la lettre, un peu comme Iphigénie en Tauride mais pour des raisons plus subtiles, et n’est-ce pas pour cela même que le temps y devient l’énigme ?
47Le cycle thébain se transpose de lui-même en un double cycle. Intérieur : rapport d’Œdipe avec la Sphinx, avec lui-même (il s’aveugle), avec ses fils (il les maudit), avec sa mort (impossibilité de localisation du nécros, Œdipe à Colone). Extérieur : le meurtre de son père, la pendaison de Jocaste, le meurtre fraternel d’Etéocle et de Polynice, l’auto-meurtre dans un tombeau de sa fille Antigone.
48Pour le troisième moment, celui de la malédiction et triple meurtre fraternel, car Œdipe et ses fils se maudissent réciproquement et, en se tuant, c’est aussi Œdipe qui —par fils-frères interposés — attente à lui-même : comme, au deuxième moment du cycle, il s’est en quelque manière pendu lui-même par Jocaste interposée et qu’au premier il se retranchait de la vie par le meurtre de Laïos et la disparition de la Sphinx, dont il était la cause et connaissait l’énigme.
49Si on trace une ligne sur le cercle (extérieur) entre les moments I et 3, ils joignent le nécros de Laïos (meurtre filinal) au double nécros fraternel. Si on trace une ligne entre les moments 3 et 4, elle joint les pendaisons maternelle et filial. Ce double suicide a un caractère animal car même la pendaison de Jocaste a lieu loin de la scène comme les animaux se retirent seuls pour mourir... et comme la Sphinx a disparu sans laisser de trace.
50Il suffit d’un coup d’œil sur le schéma pour saisir quatre points cardinaux de la tragédie d’Œdipe.
51La lucidité : en liaison avec la Sphinx.
52L’aveuglement : en liaison avec sa mère (qui se pend tandis qu'il s’aveugle).
53La malédiction : en liaison avec ses fils (leur meurtre fraternel)4.
54Le nécros : en liaison avec Antigone (périssant dans son tombeau).
55Le mythe n’implique pas le temps, mais le sens d’une chronologie naturelle ; c’est toujours le « Abraham cui genuit Isaac, cui genuit... ». Dans le mythe tragique : Atrée cui genuit... Explication par ce qui vient « avant ». Or, d’antécédence en antécédence, de « proton » en « prota », arrivé à l’ancêtre qui se trouve à la limite divine de la généologie que trouve-t-on ? Une imprécation à la suite d’une transgression à l’ordre naturel : dans le cycle des Atrides le conflit Thyeste-Atrée, parce que l’un servit à l'autre comme nourriture les « nécroi » de ses propres enfants.
56Le héros tragique, tuant ou périssant, répond à l’appel de l'ancêtre quasi-divin ; il n’est que l’extrême pointe d'une sorte de « chronogénèse » tragique. Le héros est en quelque manière « tragique » avant la lettre, la situation tragique est donnée dans son existence même car elle se situe entre l’hégémonie ancestrale (le sacrifice de la thymélé) qu’elle prolonge et l’hégémonie « olympienne » qu'elle prolonge aussi. Elle explicite cette double nécessité. Il y a toujours un ordre des dieux (d’en haut), Apollon, etc. qui pousse le personnage tragique contre les dieux d’en bas liés à leur propre hégémonie (qui, retournée contre eux-mêmes, perd son caractère de domination hégémonique devant celle des dieux qui la nient).
57D’où finalement le rapport agonistique (chtonien) du héros tragique par excellence, Œdipe (explication relativement récente de la religion) avec la Sphinx (qui en était une des plus primitives) et ce fait que la Sphinx reste dans l’ombre de la tragédie, cachée, qu'elle disparaisse devant un conflit « apparent » (celui qui apparaît au devant de la scène) d’union (avec la mère) et de meurtre (de son père), conflit qui se noue et se dénoue explicitement grâce aux dieux de l’Olympe, et que la Sphinx, en définitive, soit comme le reflet (le « double » dans la mort) d'Œdipe vivant.
58Dans le troisième stasimon le chœur de Phéniciennes évoque la Sphinx, comme si Etéocle et Polynice étaient par elle entraînés dans la mort, et que leur conflit personnel, leur agon pour le pouvoir royal de Thèbes, ne fût que l’apparence de ce destin nécrique empêchant, ou à tout le moins retardant, leur ravissement par la Sphinx, figure de la mort éternelle5.
Fille ailée de la terre, d’Echidna l’infernale....
Jadis des bords de la Dircé tu enlevais les jeunes gens,
tu les emportais dans les airs, au chant lugubre de l’énigme.
La malédiction d'Œdipe
59Toute explicitation de la religion implicite par l’art grec est contradictoire. Œdipe est le maudit qui maudit ; on ne saura jamais (et c’est en cela que l’explicitation est artistique et non pas elle-même religieuse) si ce qui pèse sur Thèbes est qu’Œdipe soit maudit ou qu’il ait maudit. De toutes manières la contradiction fondamentale du mythe est la malédiction formidable d’Œdipe alors qu’il a accompli un acte bienfaisant (si la Sphinx est une tueuse hégémonique comme la légende thébaine la représente). Cette légende ne se comprenant plus elle-même, cet acte (bienfaisant) se dédouble en deux actes néfastes du proscrit, tuer son père et épouser sa mère. Par lesquels actes la fable nie à la fois le fait religieux fondamental, à savoir que le crime d’Œdipe (inexpiable) est le meurtre de la Sphinx, mais elle le retrouve sous forme affabulatrice en dédoublant cette Sphinx en un père tué (retrouver les pères, la paix thanatienne) et une mère épousée (les noces nécriques avant de rejoindre l’unité et la paix thanatienne). D’ou l’absurdité, au point de vue de la poésie tragique grecque comme explication de la religion de la Grèce, de l’interprétation freudienne du « mythe d'Œdipe » puisqu’elle commence par le dédoubler en un « désir » de tuer son père et de s’unir avec sa mère. Alors qu’il ne s’agit que d’un dédoublement d’un seul acte (et non pas d’un désir) qui est le refus de la médiation de la Sphinx et des rites funéraires permettant le passage du nécros à thanatos.
60Plus précisément on peut poser ainsi la tragédie Œdipe-la Sphinx. Œdipe ne voit pas que l’énigme n'est pas résolue par la vie (et pas plus par la mort) mais par le rapport de nécros à thanatos. Il tue la Sphinx, celle qu'on ne peut pas tuer — ou qu’on ne doit pas tuer puisqu’elle permet le passage des morts à l’autre de la vie. La fable, en dénaturant le rôle de la Sphinx (tueuse de vivants et non intermédiaire des morts à la mort) rend toutes les tragédies du cycle thébain incompréhensibles. Car si Œdipe est le bienfaiteur qu’il a l’air d’être en tuant un monstre malfaisant il faut expliquer ses malheurs et la malédiction de sa race et de la cité par autre chose (il épouse sa mère et tue son père).
61Il y a d’ailleurs dans ce mariage avec sa mère une transposition « fabuleuse » et logique du mariage avec la Sphinx qui est le vrai moment tragique post-nécrique (et salvateur). La Sphinx est épouse-mère (de même qu'elle est « porné »). Donc la fable représente (la fable peut être expliquée psychologiquement ou traduite parce qu'elle est déjà elle-même une traduction) la Sphinx réelle (épouse-mère) sous les traits du mariage avec la mère, et le meurtre de la Sphinx (meurtre inexplicable) comme celui de son père. Or le père c’est moi-même, mon double angélique qui m’appelle à le rejoindre dans la mort, je le tue. On retrouve ses pères, c’est cette pensée apaisante qui, même aujourd’hui, correspond à l’apaisement de la mort. On peut penser que, pour les Grecs, c'était la certitude, l’explicitation type (thanatos —le père ou les pères). Œdipe renonce à la possibilité de passer jamais à thanatos ; s’il y a un symbole dans le meurtre de son père par Œdipe c’est celui-là.
62Aiénupnos, dit Rhode, signifie « celui qui s’endort (et non celui qui dort) pour toujours ». N’est-ce pas la plus magnifique définition de la Sphinx, innommable à cet endroit, parce qu'elle est l’ennemie qu’on retrouve « à la fin ». « Le chœur la prie... de donner libre passage à Œdipe quand il descendra dans l’Hadès »6.
Œdipe, Héraclès et Thésée
63Ce n’est pas par simple coïncidence que La folie d’Héraclès d’Euripide (Héraclès mainoménos) se passe à Thèbes. Elle peut éclairer l’Œdipe. Héraclès sort de l’Hadès. Il en ramène la mort à son épouse et à ses deux fils. De même Œdipe maudit ses fils (par là il cause leur mort, comme celle de son épouse). N’est-ce pas à cause d’un même contact avec la mort ?
64Il a eu, vivant, contact avec la Sphinx, et il en revient, alors que les autres, les nécroi, n’ont contact avec elle et ne s’unissent à elle que dans la mort. D’où sa malédiction, comme celle qu’Héraclès ramène des enfers.
65Dans La folie d’Héraclès, premier épisode, Mégara dit en parlant de son époux : « Et quel mort est-il jamais revenu de l’Hadès ? ». Au sens propre Héraclès lorsqu’il ré-apparaît portant la malédiction des morts est un « re-venant », de même Œdipe lorsqu’il arrive à Thèbes après avoir « connu la Sphinx ». Il est « nécros » et en même temps vivant et c'est pour cela qu’il ne peut plus passer à thanatos, en quelque manière.
66Second épisode de La folie d’Héraclès. Mégara à ses fils :
... vos fiancées ce sont les Kères de la mort et votre bain nuptial ce sont mes pleurs, infortunés.
67Et Thésée lui-même (le juste, l’ami et le seul témoin de l’un et de l’autre), de retour des enfers, maudit son fils Hippolyte, l’homme parfait, comme il se définissait, et cause sa mort par une malédiction.
68Les griffes (de lionne) de la Sphinx ne sont pas des griffes qui étranglent le vivant mais qui serrent le mort. La Sphinx de Thèbes était représentée comme tueuse (comme le Minotaure) ; or, même du point de vue d’un syncrétisme naïf, il est injustifiable de faire jouer le même rôle (tuer des jeunes gens chaque année, un tribut de vivants) à deux êtres aussi différents et même antagonistes que la Sphinx et le Minotaure, l’un meurtrier hégémonique (signifiant l’hégémonie minoenne à l’époque achéenne), l’instrument du passage de la vie au meurtre des vivants, et l’autre, la Sphinx, n’incarnant aucune hégémonie s’étant exercée sur la Grèce, puisqu’il s’agit de divinité d’origine égypto-chaldéenne (ange chaldéen et représentation égyptienne de la mort) amenant les morts (les nécroi) à l'état thanatien. L'une, divinité thanatienne bienfaisante, l’autre instrument de meurtre nécrique hégémonique.
69La clef de cette fausse identification est donnée par le fait que le vainqueur du Minotaure, Thésée, peut dénouer (et même deux fois, dans Les Suppliantes d’Euripide et dans Œdipe à Colone de Sophocle) la malédiction d’Œdipe (l’empêchement des rites funéraires qui sont incarnés par la Sphinx, autrement dit la Sphinx est ce qui relie à autre chose que la vie).
70On a insisté sur l’idée du double dans la pensée grecque. Ce qui est essentiel est que chaque couple antithétique —formant l’explicitation et sa négation, sa figure (et non sa figuration comme pour toute autre civilisation) et son drame, celui de la divinité ou du héros et de son meurtrier — a son « double » dans un conflit exactement antithétique au leur. On pourrait aussi élargir à l’universel en disant que tout conflit (et sacrifice figurant la loi de la lutte inter-hégémonique dans son explicitation artistique) a son double dans tous les autres, puisqu'ils sont tous les transcriptions de la même unité implicite à travers les mêmes conflits et meurtres de classe qui l’explicitent. Mais, de façon particulière puisqu’il s’agit d’art, chaque conflit a son anti-conflit (qui aussi le dénoue, permet de le comprendre). Le double de l’antagonisme Œdipe-la-Sphinx est celui du Minautaure et de Thésée. Ce pourquoi les deux vainqueurs restent finalement face à face, l'un aidant à dénouer l’antagonisme de l’autre, et dans Œdipe à Colorie c’est dans le bois sacré de Thésée qu'Œdipe —qui ne peut recevoir les rites funéraires ni être incinéré, ni être enterré, avoir ni tombe ni taphos ni céno-taphion, ne peut avoir de kouros funéraire— est absorbé par l’éther. Il n’a pas de salut somatique possible, il est rendu directement aux éléments (à thanatos) sans passer par le nécros.
71Seul le vainqueur du Minotaure peut compenser (ou réparer) la malédiction du vainqueur de la Sphinx. Le minotaure est un monstre non-ailé. Exactement l’inverse mythologique de la Sphinx, il est mâle, sa tête de bête et son corps humain. D’autre part pour la mythologie grecque (qu’on considère certains des premiers groupes sculptés du musée de l’Acropole) il y a un antagonisme fondamental entre le lion et le taureau et la victoire de deux lions (ou d’un seul) sur le taureau est au centre de la religion encore à peine explicitée mythologiquement. Chez le Minotaure (peu importe ici s'il n’exprimait que la crainte de l’hégémonie thalassocratique de Minos sur les Achéens) l'animalité est humaine et l’idée (l’esprit, les actes qu’on en tire) animale ; la force de l'homme sert les dessins animaux. La Sphinx est le contraire.
72L’essence de la tragédie —l’essence de la tragédie comme mythe — c’est le deuil7. On « porte le deuil », ce terme exprime son caractère essentiel de rite (de passage du nécros à Thanatos). Pendant un certain temps — qui correspond symboliquement à ce passage, à cette disparition progressive du mort (nécros) dans la mort (thanatos) —on porte le deuil, après quoi on cesse de le porter. Le deuil n'est pas une souffrance (un pathos, la tragédie elle-même comme « piel », comme drame) mais un rite funéraire. En elle-même, comme drame, la tragédie est sacrifice : essentiellement, comme explicitation de la religion grecque, elle est deuil, rite funéraire. Finalement c’est la même chose, comme nous avons vu, puisqu'elle est le sacrifice comme rite funéraire.
73Adraste le juste est le héros de la guerre pour la sépulture des guerriers morts. Or Hérodote a écrit que les Sicyoniens « vénéraient Adraste par certains honneurs et surtout célébraient ses souffrances par des chœurs tragiques, car ils ne vénèrent pas Dionysos mais bien Adraste », et Georges Méautis (dans « Sophocle. Essai sur le héros tragique ») appelle ce texte le document « le plus important de l’Antiquité sur l’origine de la tragédie grecque », ce qui est évidemment excessif dans l’explication même qu’il en donne (car le document « le plus important » est épigraphique, c'est celui qui identifie la tholos d’Epidaure à la thymélée). Par contre, il est bien le document le plus important si on réfléchit à qui est Adraste et quel est son rôle dans la tragédie. A cheval sur le cycle de l’Argolide et celui de Thèbes il est le héros qui exige les rites funéraires pour les guerriers mort et à ce titre le moteur de l’action des Suppliantes d’Euripide. Ce que l’idée même d'Adraste signifie c’est que la promotion comme kouroi des citoyens morts, les rites funéraires de leur mort sont au centre de la tragédie.
74Nous retrouvons la Sphinx. Adraste est celui qui la respecte implicitement et lutte pour elle ; il lutte pour les rites funéraires, il lutte pour les guerriers déjà morts (nécroi) afin d’obtenir, par la médiation de leur kouros, leur passage à thanatos8 car c'est cela seul qui rend raison (et non pas une insuffisance du réalisme des Grecs, leur incapacité d'observer et de sentir) du fait que dans Les Suppliantes les six chefs morts depuis un certain temps déjà et en voie de décomposition somatique soient représentés physiquement comme idéalement beaux (kouroi).
75Si les Sicyoniens célèbrent les souffrances d’Adraste par des chœurs tragiques, ce qui est fondamental est que son pathos, sa souffrance, avait consisté à ne pas pouvoir enterrer les morts de sa cité et ses alliés morts. C’est un pathos pour le sort des nécroi et non pour celui des vivants — c’est un pathos relatif au lien des nécros et de thanatos et non pas à celui de la vie et de la mort (ainsi qu’il est en général suggéré à l’âge post-scriptural de la tragédie grecque). Il s’agit donc de retrouver ce que, dans l’explicitation même de la tragédie classique, celle-ci recèle du problème de la religion implicite, le lien de nécros et de thanatos9.
Le passage à thanatos
76Seuls les Grecs ont été capables de penser — d’individualiser — la liaison (le troisième terme, la médiation) du nécros et du thanatos. Ce pourquoi seulement ils peuvent être tous deux masculins. La Sphinx est leur contradiction à tous deux.
77Pour nous il y a la vie et la mort, et entre elles la limite ou plutôt chacune apparaît comme la limite de l'autre. Mais comment passer de mourir à être mort. Même Euripide (et en général l'âge classique) ne l’a pas bien saisi. A l’époque géométrique et jusqu’au VIe siècle le thanatos n’est pas représenté. Il y a le nécros (la scéne du convoi funéraire) et la Sphinx en contre-bas, la liaison mystérieuse à l'être mort. Au Ve siècle la Sphinx s’escamote et thanatos devient directement antagoniste au nécros ce qui revient à « laïciser » le problème, à le rendre impénétrable. Car le problème n'est pas la mort (thanatos) ni le mort sur son char funèbre (il n’y a rien d’impensable à l’un comme à l’autre) mais leur liaison qui n’est plus passage — car on passe de la vie à la mort mais comme passer du mourir à rien (l’indistinction thanatienne).
78« Il reviendra pour juger les vivants et les morts ». Les morts, « nécroi », le christianisme, à part le jugement dernier et ce qui viendra après, n’a pas la vision de la « mort » (qu’il confond avec le mourir), le passage au nécros, l’être-mort est confondu avec le passage au paradis ou à la douleur éternelle (autre vie et non autre de la vie) comme, en mythologie (sauf l’implicite d'avant l’écriture phonétique du VIIIe siècle), la vie des ombres dans l’Hadès est, elle aussi, un nécros continué plus qu’un thanatos. D’où la Sphinx dont la nature est en ce sens extra-mythologique et le pont jeté à la compréhension de thanatos.
79De même que l'idéalisme oublie, qu’il recule devant la pensée du thanatos, le matérialisme escamote le moment du nécros (le terme nécrique) devant l’idée de la disparition. Seul le nécros déterminé, le vivant absolument déterminé tel qu’il ne peut l’être qu’au moment de sa mort, permet de comprendre l’indétermination thanatienne. Entre les deux il y a ce resserrement entre les griffes de la Sphinx10 qui est aussi (compris religieusement) élargissement au tout. Car le nécros est absolument séparé des vivants et de lui-même comme vivant et de la totalité de la mort, du thanatos dans lequel il ne s’est pas encore fondu (l’excellence de ce terme de Valéry dans « Le cimetière marin »).
80Le nécros c’est le vivant « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change »11, le thanatos c’est cette éternité de la mort, le vivant devenu l’éternité dans son indistinction même. « Tel qu’en l’éternité lui-même » (lui-même nécros) « se change ». Et ce changement est explicité par la représentation de la Sphinx. Le kouros, surtout la korê, est vierge. Il faut être vierge devant la mort pour pouvoir s’unir à elle. Mais on ne s’unit pas à la mort (thanatos) mais à la Sphinx, et c’est de cette union que naît « la mort » — que naît éternellement la mort.
81Il y a la naissance de Vénus (de l’indistinction du flot) ; il y a le mort (le nécros) qui naît perpétuellement à la mort (au flot thanatien indistinct grâce à ses noces avec la Sphinx12) Le départ du mort est suivi ou coïncide avec un enlèvement du mort par la Sphinx. En ce sens c'est (apparemment) le vivant lui-même que la Sphinx serre dans ses griffes, mais elle ne peut le faire (ontologiquement) que parce qu'il est déjà mort, ou virtuellement mort. D’où la confusion mythique (histoire de la Sphinx de Thèbes) sur la Sphinx. Confusion qui n’en est pas une puisque — niveau de la fable — il n’y a pas de deuxième mort, ou de deuxième moment (post-mortem) de la mort, mais un seul.
82Comment peut-on s’expliquer l’idée grecque de l’accomplissement final de destinée post-mortem par la Sphinx, l’idée de cette double mort en quelque sorte. Si le passage de la vie à l'état nécrique est l’agonie (la dernière lutte, vie-lutte), le passage du nécros au thanatos doit être l’inverse de l'agonie, antagonique à l’agonie (ce n’est pas par hasard si ces morts jurent et à la fois s’accordent) et c’est le ravissement post-nécrique du kouros par la Sphinx ailée.
83La naissance, le surgissement d’un être hors de la mort (hors de l’inexistence particulière) est faite de deux choses, la fécondation, dûe à l'union (à des noces, mais extérieures au futur vivant ; à quoi correspond l’après-décès, les « noces » avec la mort) et la naissance, qui est « l’agonie » du nouveau-né, sa lutte pour naître, comme il y lutte pour ne pas mourir. Il y a donc double correspondance et double antagonisme. Moment heureux de la fécondation et moment malheureux de la naissance ; il doit y avoir aussi un terme antagonique à l’agonie et ce sont les noces avec la Sphinx, le ravissement thanatien de l’après-mort, à quoi toutes les mystagogies ont pour but de préparer. Si philosopher c’est se préparer à la mort, au sens de mourir, du passage nécrique à quoi — Montaigne l’a dit — on ne peut justement pas se préparer, la religion grecque prépare, lie par avance à l’après-mort, à la condition thanatienne. Ce terme contradictoire et nécessaire entre les deux, ce terme féminin (le féminin est le moment artistique et éthique de la contradiction) est la Sphinx. La Sphinx est le terme par excellence, ce qui permet le passage, sans elle impensable, de l’être qui n’est plus vivant à celui qui est mort. Ainsi la tétraktys, la quaternité qui, selon le sens pythagoricien, possède « les racines de la nature éternelle », est-elle le principe de l’antagonisme parallèle entre la conception (heureuse, union) et la naissance (séparation d’avec sa mère, rupture du cordon ombilical) et d'autre part l’agonie (passage au nécros, la séparation d’avec les vivants) et l’union avec la Sphinx, resserrement en thanatos.
L'anti-théos et la Sphinx
84Tout antagonisme forme une manière du couple indissoluble (l’anti-thèse prolétariat-bourgeoisie, serf-seigneur, homme libre-esclave, l’un n’est pas sans l’autre). Pour l’explication artistique de la religion, à travers des rapports sociaux de production antagonistes, nulle affirmation n'est simple mais formée de meurtriers et de sacrifiés et le sacrifice est toujours par quelque côté hégémonique ou devant y servir, sacrifice accepté. Ce pourquoi Œdipe ne tue pas la Sphinx, il est seulement l’officiant de son suicide.
85Aussi la Sphinx se tue, supprimant par sa mort l’antique lien de nécros à thanatos et leur différenciation13.
86Œdipe est dit « a-theos » (abandonné par le dieu). Mais il est surtout l’anti-théos. Il faudrait ajouter qu’anti-théos signifia d’abord « semblable au dieu » (il s’oppose au dieu, cause même sa mort, donc il lui est semblable, lui-même hégémonique). Car si Œdipe —l’homme qui nie la nécessité de la médiation de nécros à thanatos— est l'anti-théos de la Sphinx, il faut que, par quelque côté, il soit semblable à elle —lui-même énigme, ouverture vers la mort mais une ouverture différente et opposée. Il y a quelque chose de prométhéen (du rapport Prométhée-Zeus) chez Œdipe, dans sa nature telle que la tragédie la pose. Lui aussi est sauvé à la fin et, comme pour Prométhée, son sacrifice consiste dans un non-meurtre, en une incapacité à être tué. Etant déjà nécros en quelque manière par le lien que, vivant, il eut avec la Sphinx, il ne peut que passer directement en thanatos.
87Le couple théos-anti-théos est plus fondamental, plus explicite par lui-même que le dieu ou le héros seul ou son antithèse seule, car l’antagonisme — explication par l’art de la lutte inter-hégémonique pour le pouvoir— est ainsi révélé, rendu explicite. Œdipe est l’officiant du meurtre de la Sphinx (ce qui traduit l’opposition des « nouveaux dieux » aux divinités chtoniennes puisqu’Apollon par son oracle est à l’origine du drame comme il l'est pour le meurtre de Clytemnestre par son fils Oreste).
88Tout se paye. Il faut accepter de ne pas voir ce qui est le plus proche pour voir les choses lointaines. Œdipe déchiffre l’énigme de la Sphinx mais il ne comprend pas les choses les plus évidentes — qu’il tue son père, couche avec sa mère.
89Ce qu’il ne connaît pas, Tirésias (aveugle) le connaît. Œdipe est, pour les choses proches, un aveugle qui, quand il les découvre s’aveugle en fait, « Œdipe-roi » est la tragédie du double antagonisme, ou plutôt du triple : politique (avec Créon), religieux (avec la Sphinx), l’ineffable mythique ; antagonisme enfin avec Tirésias. Or l’explication de Tirésias le nie (comme il a nié l’implicite de la Sphinx). En fin de compte c’est Créon, le médiocre, qui ne voit rien et parce qu'il ne voit rien, qui régnera. Ainsi Œdipe-roi est-elle aussi la tragédie du pouvoir : pouvoir et connaissance. Pour s’emparer du pouvoir il faut connaître, pour continuer à régner il faut ignorer.
Le changement de signe
90La loi première de l’extension du récit mythologique (loi différente ; celle de leur syncrétisme, de la juxtaposition naïve de récits représentant la même explicitation ou des explicitations analogues) est celle de la substitution d’un récit ou à un autre, à partir du signe du premier.
91La Sphinx a le signe + et Œdipe, son anti-héros, le signe —. D’où, religieusement ou magiquement, sa malédiction.
92Si on change le signe de la Sphinx (à cause du syncrétisme, par assimilation à des mythes divers, voire opposés, la Sirène — la Sphinx comme chanteuse néfaste— le Minotaure, etc.), son signe est pourtant conservé en passant dans un autre récit et se juxtapose au premier récit que de cette manière il contredit. Laïos et Jocaste ne sont alors qu’une explicitation au deuxième degré de l’implicite religieux dont la Sphinx est l’explicitation première.
93Œdipe passe toute sa vie dans une sorte de boîte (la bière) dont il ne peut sortir, cesse d’être une manière de nécros vivant pour trouver la paix, le mystère de la mort. Car Œdipe nie l’égnime (la voie ouverte) ; il ne la trouve pas. Ceci est notre sort. Il en va à l’inverse dans Antigone, qui est la tragédie grecque en quelque manière pure puisqu’elle représente la mort dans un tombeau. C’est le meurtre par excellence (la plus morte mort, selon un terme de Montaigne). Hölderlin voyait le centre de la pièce dans les évocations poétiques des autres enterrées vivantes, Danaé, etc. par le chœur. Ceci est d’une vérité extrême, une manière d'intuition presque magique car il n’avait compris ni qui était la Sphinx (son rôle médiateur de nécros à thanatos), ni la signification explicite primitive de son meurtre par Œdipe, ni sa substitution par le couple père, mère-épouse, etc.
94En somme, rationnellement Hölderlin n’avait rien compris du tout mais humainement il avait tout compris et bien mieux que n’importe quel érudit pourra jamais le faire.
L’implicite et l’énigme
95On peut aussi poser les choses autrement et considérer que dans l'Œdipe roi de Sophocle le terme ou le moment représenté par Œdipe (vivant) et le terme ou le moment représenté par la Sphinx (thanatienne) sont posés en équilibre et cet équilibre même (comme Hölderlin semble l’avoir pressenti) définit le troisième moment, nécrique, de la mort, qui peut alors aussi bien être représentée par Œdipe que par la Sphinx — et les identifie. Tandis que, aussi bien pour Sophocle que pour Euripide, ce qui compte est la liaison (qu’elle soit raisonnable — logos — ou antagonique — polémos — toujours l’opposition héraclitéenne), c’est cette liaison elle-même qui compte et absorbe en elle les termes Œdipe et Sphinx, elle qui définit le moment nécrique de la mort.
96Ce qui explique peut-être définitivement le rapport (à la fois l'identité et la différence) entre Œdipe et la Sphinx. Tout le « problème » de la mort en effet réside (pour les Grecs surtout) et est constitué par celui du moment ou terme nécrique de la mort, Œdipe l’a-t-il nié ou reconnu (découvert l’énigme), on ne sait. Ce pourquoi d'ailleurs aucun des deux grands auteurs tragiques ne parle explicitement de cette énigme ni ne dit quelle elle est, car l’expliciter serait, même en art, l’anéantir comme explicitation de l’idée même de Sphinx (comme terme nécrique de la vie, comme terme nécrique de thanatos, comme énigme parce qu’entre la vie et thanatos).
97Aussi Œdipe ne peut-il être « explicité » que comme celui qui, vivant, a compris l’énigme. Ce qui d’ailleurs est « énigmatique » pour nous est qu’à certains moments cette énigme est nommée celle de la Sphinx, et à d’autres celle d'Œdipe (à la fin des Phéniciennes d’Euripide, dans le dialogue insurpassable entre Œdipe et sa fille Antigone qui, elle aussi, figure alors une manière de double d’Œdipe14.
98Il semble à ce moment que ce soit lui qui ait posé son « énigme » à la Sphinx. De toute manière il est, vivant, l’homme qui « conduit » la Sphinx (pour les Hébreux connaître et s’unir avait le même sens) et qui donc, comme telle, la nia, la supprima, puisque, pour le vivant le passage de nécros à thanatos ne peut être qu’énigme où tout s’effondre dans ce qui pour nous est l’angoisse subjective et pour les Grecs, objectifs, la malédiction, une suite de catastrophes liées au refus, à la négation du nécros comme mystère d’interrogation ou comme piété (eusebeia), comme rites funéraires et paix grâce à ces rites. Un homme qui, la connaissant vivant, lui a substitué l’angoisse devant la mort (selon notre vue subjective de modernes) ou la malédiction devant le terme nécrique de la vie, et a transformé le passage de nécros à thanatos en un non-sens, telle est l’explicitation de l’implicite religieux par la tragédie d’Œdipe chez Sophocle (qui, à cause de cela est à l’Orestie d’Eschyle ce que la tragédie à son apogée est à un mixte de tragique et de drame). Il y aurait donc, de ce fait, bien que toutes les tragédies soient à la fois nécriques et thanatiennes, trois types de cycles. Le cycle plus proprement social (le meurtre inter-hégémonique physique en quelque manière où le meurtrier est avant tout l’officiant de la mort des siens : l’Orestie), le cycle inter-hégémomnique nécrique : celui d’Œdipe où le meurtrier est l’officiant du non-respect du passage du nécros à thanatos par la Sphinx, le cycle inter-hégémonique plus proprement et directement thanatien ; La folie d’Héraclès et Iphigénie en Tauride, bien que dans cette dernière pièce le thanatos reste virtuel en quelque manière comme je l’ai indiqué dans le chapitre sur la tragédie d’Euripide et comme l’a montré éminemment Goethe dans son Iphigénie en Tauride.
99Aussi est-il parfaitement clair que l’idée d’expliciter l’énigme elle-même par la manière dont mourut la Sphinx ne put venir à un poète tragique de l’époque classique, pas plus que celle de faire figurer la lutte d’Œdipe avec la Sphinx dans son œuvre (lutte qui rappelle étrangement celle de Jacob avec l’ange, dont la victoire reste enrobée de mystère, non explicitée en ce qui la constitue) et on ne représente pas plus cette lutte dans les peintures de vase archaïques et classiques. Aucun auteur tragique ne dit quelle elle est. Elle reste tout-à-fait à l’arrière-plan (comme la Sphinx elle-même) et d’autant plus importante comme fond implicite de la pièce, qu'elle n’y maintient.
100Un texte de l’anthologie palatine prétend donner le contenu de l'énigme. « Qu’est-ce qui marche le matin sur deux pieds, sur trois à midi, quatre le soir ? » Or ce qui marche n’est pas l’homme (car il est dissocié de lui-même par ces trois visions distinctes) mais la mort qui, sur quatre pieds, deux ou trois (avec l’aide du baton) l’accompagne comme son ombre et se confondra à lui, à quoi il se réduira. Ce que cette « énigme » ne dit pas est ce qu’il adviendra de cet homme (sera-ce encore un homme ?) quand à minuit il n’aura plus de pieds du tout, ce quatrième terme de l'énigme, ce terme creux et vide. Ce qui marche c’est la mort, ou plutôt la Sphinx elle-même. Aussi Œdipe s’il a répondu « l'homme » s’était-il trompé, il avait montré seulement par là son caractère d’anti-théos de la Sphinx et son opposition à elle (en même temps que son identification avec elle).
101En dépit de ce qu’une telle conception de l'énigme de la Sphinx peut avoir de lucide et même de satisfaisant pour l'esprit, de telles explicitations tardives de ce qui n’avait pas été explicité par l’art grec archaïque et classique, n’ont rien à voir avec la continuation (qui peut être indéfinie) de l’explicitation (grecque ou renaissante) de l’implicite religieux de la Grèce et qui dépend de la continuation même de son art, et de rien d’autre.
102L’énigme est une invention grecque et cela seul suffit à différencier Sphinx grecque et Sphinx d’Egypte.
103Car les Sphinx ne disent rien et la Sphinx de Grèce est discours bien que de ce discours la tragédie ne donne pas le texte. Est-ce bien sûr ? Ne peut-on considérer à l’inverse que la tragédie elle-même est ce discours énigmatique et que c’est un discours sur la mort puisque la Sphinx n’a rien d’autre à dire que de tuer. Pourtant c’est Œdipe qui, dans un retournement dialectique (ou pré-dialectique) la tue. Mais en définitive par la mort de la Sphinx c’est la tragédie elle-même qui s’abolit puisque son discours, en s’accomplissant, perd son sens en tant que sens à jamais explicitable.
Notes de bas de page
1 « J'entonne ma plainte, terre des Pélasges,
mes ongles raient mes joues d’un stigmate sanglant »
(chante Electre mêlée au chœur au deuxième stasimon d’Oreste)
— « et je frappe ma tête, homme destiné
à la Belle-Enfant sous la terre, à la Reine des Morts ». (Coré, incarnation thanatienne à l'état presque pur).
2 Selon cette interprétation c’est le corps ailé de la Sphinx qui — comme les autres figures ailées du mythe grec, harpies, gorgones, sirènes — indique son lien avec la mort.
3 Le terme même de « transfiguration » indique bien ce rapport du passage à la beauté (paganisme) au passage à la sainteté (christianisme) et leur rapport.
4 Ses fils morts, Œdipe ne pouvait avoir de funérailles. Un Grec doit être enseveli par son fils dans le linceul dont l’épouse a tissé la toile. Il niait ainsi par là et sa survie (par ses fils) et, ce qui est peut-être plus important encore, sa possibilité d'un passage nécrique rituel.
5 L’image de la Sphinx est celle de la nécessité de la mort comme mystère et énigme, dans les peintures grecques de vase.
6 A propos d’un passage de l'Œdipe à Colone de Sophocle parlant de l’aiénupnos, E. Rohde avait écrit dans une note : « Vers 1574 : lire deos au lieu de on — prière du chœur à l’enfant de Tartaros et de Ghé, lequel est appelé aiénupnos (à distinguer, comme le veulent les scolies, l’enfant de Tartaros et de Ghé de l'aiénupnos est donc impossible). L’aiénupnos ne peut être que Thanatos (hésichos ne l’est pas davantage mais bien Typhon et Echidna auxquels ne convient pas l'épictète aiénupnos) ».
On a donc : Tartaros Ghé
Typhon Echidna
La Sphinx
7 Penthos en grec, d’où le nom de Penthée, le héros tragique, l’anti-théos du Dionysos des Bacchantes.
8 Déjà dans Œdipe roi le départ de la tragédie est la malédiction de Laïos dont la mort non vengée pèse sur Thèbes, son nécros donc.
9 Eschyle avait écrit un drame satirique « La Sphinx », qui achevait la tétralogie thébaine dont il reste « Les sept contre Thèbes ». Il est probable que les satyres y lutinaient la Sphinx — image parodique et risible des noces thanatiennes — et que leurs échecs successifs faisaient l’objet principal de cette satyre. Comment les tragiques grecs pouvaient-ils prendre en dérision et représenter, sous une forme tragique par anti-phrase, ce qu'ils avaient de plus sacré, et de plus implicitement sacré, la Sphinx et la mort (le rôle de Thanatos dans l'Alceste d’Euripide) ? A cause de l’indistinction du profane et du sacré, du fait que rien n’étant révélé, la meilleure approche du mystère en était peut-être l'anti-thèse, et presque la dérision.
10 Pour passer en thanatos il faut qu'il se resserre, qu'il se contracte, d’où l'idée indiquée par le nom même de la Sphinx.
11 Mallarmé, « Le tombeau d'Edgar Poe ».
12 D’où le rapport entre le relief d’Eleusis et celui de la Naissance de Vénus du Musée des Thermes de Rome. Même art, même passage du relief archaïque au relief classique, le visage d’Aphrodite et les deux suivantes, proches de la tête Kyritsis du Musée d'Athènes. Il s’agit au même titre de deux reliefs de mystères (la Vénus — son profil aigu — naissante éternellement en quelque manière).
13 Ne peut-on voir un rapport entre le meurtre de la Sphinx et la mort de Pan ? « Pan, le grand Pan, est mort ».
14 L’énigme dans cette même pièce est aussi désignée comme celle de Jocaste. Cela est compréhensible et traduit son identité avec la Sphinx.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003